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DON MIGUEL MANARA OU LE FAUX DON JUAN Miguel Mariera Vincentelo de Leca y Colona vit le jour au numéro 23 de l'actuelle rue de Los Levies, tout près de l'ancien quartier juif à Séville, le 3 mars 1667. Né quatre ans après la première représentation d'EÎ Burîador de Sevïlla y Convida do de piedra, — Le Trompeur de Séville et l'Invité de pierre, — il est impossible qu'il ait servi de modèle à Gabriel Tellez, frère de l'Ordre de la Merci, célèbre sous le pseudonyme de Tirso de Molina, qui, dans cette pièce, a été le premier à mettre en scène un personnage du nom de Don Juan. C'est cependant l'opinion contraire qui prévalut longtemps, grâce aux espagnolades romantiques de Mérimée, dans Les Ames du Purgatoire, parues dans La Revue du 15 août 1834, et d'Alexan- dre Dumas dans Don Juan de Maraiia ou la chute d'un ange, « mystère » en cinq actes et sept tableaux présenté à la Porte- Saint-Martin le 30 avril 1836. Des manuels de littérature étrangère classique, comme celui de Ch. M. Desgranges, reproduisent l'er- reur, ainsi que l'orthographe : comte de Marana qui devrait alors être traduit : « comte de Gribouillis » ! Les romantiques français qui, sans vergogne, puisaient à plei- nes mains dans le folklore andalou, sont à l'origine de la légende de Don Juan. Ils ont tout embrouillé, tout travesti, sans prendre la peine de se reporter aux sources. L'historien espagnol Joaquin Hazanas, au début de ce siècle, remit un peu d'ordre dans cette extraordinaire confusion. Ren- dons lui un hommage mérité. Nous possédons une abondante bi- bliographie sur Miguel Mafiara (1). Voyons d'où il vient et ce qu'il était (1) Citons parmi les principaux ouvrages, en espagnol : d'abord celui d'un contemporain de Manara, le père Jésuite Juan de Cardenas : Brève relaclon de la muerte, vida y virtudes del Vénérable Caballero D. Miguel Manara VI- centelo de Leca, Caballero del Orden de Calatrava, Hermano Mayor de la

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DON MIGUEL MANARA OU LE FAUX DON JUAN

Miguel Mariera Vincentelo de Leca y Colona vit le jour au numéro 23 de l'actuelle rue de Los Levies, tout près de l'ancien quartier juif à Séville, le 3 mars 1667. Né quatre ans après la première représentation d'EÎ Burîador de Sevïlla y Convida do de piedra, — Le Trompeur de Séville et l'Invité de pierre, — il est impossible qu'il ait servi de modèle à Gabriel Tellez, frère de l'Ordre de la Merci, célèbre sous le pseudonyme de Tirso de Molina, qui, dans cette pièce, a été le premier à mettre en scène un personnage du nom de Don Juan.

C'est cependant l'opinion contraire qui prévalut longtemps, grâce aux espagnolades romantiques de Mérimée, dans Les Ames du Purgatoire, parues dans La Revue du 15 août 1834, et d'Alexan­dre Dumas dans Don Juan de Maraiia ou la chute d'un ange, « mystère » en cinq actes et sept tableaux présenté à la Porte-Saint-Martin le 30 avril 1836. Des manuels de littérature étrangère classique, comme celui de Ch. M. Desgranges, reproduisent l'er­reur, ainsi que l'orthographe : comte de Marana qui devrait alors être traduit : « comte de Gribouillis » !

Les romantiques français qui, sans vergogne, puisaient à plei­nes mains dans le folklore andalou, sont à l'origine de la légende de Don Juan. Ils ont tout embrouillé, tout travesti, sans prendre la peine de se reporter aux sources.

L'historien espagnol Joaquin Hazanas, au début de ce siècle, remit un peu d'ordre dans cette extraordinaire confusion. Ren­dons lui un hommage mérité. Nous possédons une abondante bi­bliographie sur Miguel Mafiara (1). Voyons d'où il vient et ce qu'il était

(1) Citons parmi les principaux ouvrages, en espagnol : d'abord celui d'un contemporain de Manara, le père Jésuite Juan de Cardenas : Brève relaclon de la muerte, vida y virtudes del Vénérable Caballero D. Miguel Manara VI-centelo de Leca, Caballero del Orden de Calatrava, Hermano Mayor de la

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Par son père, Tomâs Manara de Leca y Colona, et sa mère Jeronima Anfriano y Vicentelo dont les familles étaient originaires de Calvi, en Corse, Don Miguel descendait de gentilshommes de vieille noblesse. Leca est un château-fort de la région d'Ajaccio, rasé au XVP siècle, les autres étant Rocca, Bozzi, Ornano, etc. Tous ces seigneurs de la Cinarca (les Cinarchesi) descendaient, d'après la chronique, d'Ugo Colonna, conquérant de la Corse sous Charlemagne. Vers 1450, un Raffé Leca se signala par une atroce cruauté dans sa lutte contre les Génois. Ils le firent prisonnier et coupèrent son corps en quartiers qui furent envoyés à Corte, Calvi, Bonifacio. Qu'on fasse des Leca des descendants de l'empe­reur de Byzance, Constantin, semble toutefois exagéré.

Installés à Séville, les Manara appartenaient à la puissante corporation des Cargadores a Indias, armateurs, maîtres du com­merce avec l'empire et spéculateurs. Ce détail a son importance : il prouve qu'au début du XVII" siècle cette famille ne prenait pas rang, comme on l'a prétendu, parmi la noblesse espagnole la plus distinguée. Les Mafiaras étaient considérés par les glorieuses familles andalouses comme des commerçants richissimes, mais enfin des commerçants. Ce qui explique peut-être certaines violen­ces et les défis dont va se rendre coupable le jeune Miguel.

Il n'est pas encore né lorsqu'à la fin d'octobre 1625 une escadre anglaise se présente devant Cadix et bloque le port. Le mariage du prince de Galles, futur Charles Pr Stuart, et de l'infante Marie-Louise ne s'était point fait, malgré la galanterie un peu outrée du prince/mais ce n'était que prétexte. Les Anglais désiraient inter­cepter la flotte des Indes placée sous le commandement du, gé­néral Cadereita et qui était signalée. Le duc de Médina Sidonia, capitaine général d'Andalousie, rassemble aussitôt à Jerez les dix milices de Séville et sept cents soldats professionnels qu'il ex­pédie promptement à Cadix avec de l'artillerie. Les Anglais doi­vent lever le blocus ; Cadereita, remontant le Guadalquivir, est triomphalement reçu à Séville. Nous savons que Tomâs Manara paya une bonne part des frais, soldes et ravitaillement, des ren­forts sévillans. Ce fut un bon placement.

L'année suivante, en février, nouveau cataclysme : Séville est

Santa CaHdad, livre qui fut dédié le 20 août 1679 à Ambrosio Ignacio Spinola, archevêque de Séville ; de Joaquin Hazanas y La Rua, Genesis y desarrollo de la leyenda de D. Juan Tenorio ; de José Andres Vazquez : Miguel Manara, Madrid 1943. En français : d'Antoine de Latour : Don Miguel de Manara, sa vie, son discours sur la vérité, son testament, sa profession de foi, Paris, 1857 ; de Camille Mauclair : Don Juan ou Don Miguel ? dans La Revue Uni­verselle du 15 novembre 1930 enfin, un ouvrage très documenté d'Esther Van Loo, dont le titre est malheureusement démenti par la réalité : Le vrai don Juan, don Miguel de Manara, Paris, 1950.

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inondée. Le palais des Mafiara est rempli de réfugiés qui ont tout perdu. C'est dans cette riche maison et au milieu des plus affreu­ses misères que Jeronima mit au monde un fils qui fut baptisé Miguel le 3 mars 1627 et confirmé le 20 juillet 1629. Tomâs et Jeronima avaient déjà eu quatre filles et deux garçons. Le pre­mier, Juan-Antonio, était mort ; le second deviendra archi-diacre de Carmona. Nulle naissance ne fut accueillie avec plus de joie.

Si l'on avait pris la peine de se reporter à l'acte de baptême de l'enfant, signé par Jean-Baptiste de Médina, curé de la paroisse de Saint Bartolomé à Séville, on se serait aperçu que Miguel eut pour parrain, non point une illustre personnalité, mais un simple capitaine, Martin Saez de Ubago. Cependant, à huit ans, le jeune Miguel est fait chevalier de Calatrava « en récompense de la géné­rosité de son père » lors de l'attaque anglaise, dix ans plus tôt. Il est possible qu'un jeune noble ait un jour crié à Miguel : « Cette Croix de chevalier que tu portes, tu ne l'as pas gagnée ! C'est ton père, le cargador, qui l'a achetée ! »

Les fables fabriquées sur la jeunesse turbulente de Mafiara sont très nombreuses. Mieux vaut nous en tenir aux pièces histo­riques et aux témoignages produits lors des procès en Cour de Rome qui, commencés le 27 juillet 1680, ne se terminèrent que le 13 mai 1778 par un bref du pape Pie VI reconnaissant à Miguel Mafiara le titre de Vénérable.

Sa mère l'avait élevé dans lé respect de Dieu et de la Vierge. Mais, on nous le dit dans le procès de 1770, il était riche. Autour de lui, dans la Séville du Siècle d'Or et dans sa maison même, ce qui le frappait, ce n'était pas la toute-puissance de Dieu, la pri­mauté de l'honneur, c'était la force de l'argent. Il en avait certai­nement beaucoup plus que la plupart de ses camarades. Il le haïra plus tard, car c'est d'abord l'argent qui fit de lui un débau­ché. « Il abusa misérablement des qualités dont le Ciel l'avait comblé, lit-on dans les Minutes du Procès, pour partager son temps entre les duels, les délires amoureux et autres vanités du siècle. »

Lui-même, dans son testament, écrit : « Moi, D. Miguel de Mafiara, cendre et pqussière, misérable pécheur... J'ai servi Baby-lone et son prince le Démon avec mille abominations, vanités, adultères, blasphèmes, scandales et forfaits... Je voudrais tomber mort en écrivant ces mots baignés de mes larmes... J'élis comme mon avocate spéciale la charité et la miséricorde infinie de Dieu, mon Seigneur... »

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Pourquoi aurait-il d'abord mené une vie si désastreuse pour son âme et celle de son prochain ? On le répète partout : à l'âge de quinze ou seize ans, après avoir assisté à une représentation de la pièce de Tirso, il aurait fait le serment de réincarner le Bur-lador, d'où, plus tard, son irritation contre la comédie et les comédiens. Le fait qu'il ait applaudi aux tristes exploits d'un Tenorio n'est pas prouvé. Il est très vraisemblable : les « ex­ploits » de Don Juan hantaient certainement les cerveaux brûlés des sefioritos sévillans. Le Trompeur de Tirso de Molina était devenu pour eux une sorte de héros de cape et d'épée.

Miguel Mafiara n'était pas beau. Les deux portraits que nous a laissés de lui Valdès Leal nous montrent un quadragénaire assez commun ; le large visage olivâtre, la mâchoire pesante, le nez busqué, le regard dur, l'oreille énorme, ne sont pas d'un aristo­crate. Cependant, il avait de l'argent, donc des amis, turbulents comme lui qu'il recevait d'abord chez son père Tomâs le carga-dor, qui était aussi familier de l'Inquisition. Ce palais, nous le connaissons bien. Les Manaras menaient grand train : deux car­rosses, une demi-douzaine de mules, des chevaux, et une trentaine de domestiques parmi lesquels Inès, Marguerite, Maria Salvador, Luisa, Maria-Antonia, Maria de los Reyes, Isabelle (esclave maure), des pages et des palefreniers. L'ameublement était luxueux : huit tapisseries de Bruxelles, quatre grands tapis, sept lits de damas, vingt-quatre sièges recouverts de velours, et soixante-huit peintu­res : Saint Michel, saint Sébastien, sainte Catherine de Sienne, la chute de Lucifer, la naissance de Jésus, saint Jérôme, saint François, saint Jean-Baptiste, Notre-Seigneur avec sainte Marie-Madeleine, une crucifixion, une Immaculée Conception, la résur­rection de Lazare, sainte Suzanne, etc. (1).

La jeune bande turbulente, fascinée par le Trompeur devait s'ennuyer mortellement à écouter, au milieu de ces peintures sé­vères, les discours édifiants du riche cargador, familier du Saint Office. Elle descendait dans la rue. Il est à craindre qu'Esther Van Loo se trompe beaucoup lorsqu'elle écrit : « Don Miguel, il faut le remarquer, garde dans ses débordements fière allure, un dédain aristocratique. Jamais on ne le vit — comme jadis Pierre le Cruel et ses favoris — hanter les bouges des quartiers troubles de Séville ».

Cette affirmation est malheureusement insoutenable. Comme Tenorio, Manara a dû faire son apprentissage chez des filles de métier qui s'appelaient peut-être Blanca, Inès, Constanza, Julia ou

(1) Cf. Testament de D. Tomas Manara, ouvert après sa mort (29 avril 1648). Il y avait sans doute là des toiles de Ruelas, Herrera l'Ancien, Zurbaran, Murillo, qui sont aujourd'hui perdues.

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Teodora. Andrès Vazquez historien très scrapuleux nous révèle qu'à dix-huit ans le jeune Miguel était la terreur de l'ancien ghetto abandonné par les Juifs (expulsés depuis plus d'un siècle et demi) et où fourmillaient les rameras. Sur tout ce quartier voisin du palais du cargador, planait encore l'ombre d'une courtisane dont les charmes avaient été célèbres : la Susona, fille d'Hugo Suson, chef de la communauté juive de Séville. Elle avait demandé qu'après sa mort on clouât sa tête à la porte de la maison où elle recevait ses clients, rue de la Mort. Ce que l'on fit.

Camille Mauclair donne un bon résumé des exploits que l'on prête à Miguel Manara : « On l'admirait autant qu'on le craignait. Grand amateur de tauromachie, il souleva l'enthousiasme de la foule en daignant prendre le rôle d'un matador et tuer sa bête d'une magnifique estocade. Au théâtre, quand on jouait le Burla-dor, l'acteur empruntait ses allures et ses gestes, que toute la ville reconnaissait. On assure que le comédien osa un jour jeter dans la salle une feuille contenant une liste de maris trompés en di­sant : « Si vous n'y trouvez pas vos noms, vous vous en prendrez à la laideur de vos femmes. » Et on pouffait parce qu'on savait que don Miguel de Manara avait fait cette plaisanterie au cours d'une fête par lui donnée, avec son cortège de mauvais sujets, à une nombreuse et noble assistance. Un Grand d'Espagne, outré, fit bâtonner l'acteur à la sortie : mais on n'eut point risqué de se trouver devant l'épée de Miguel. Il séduisit une quantité de fem­mes... Un jour, surpris dans la chambre d'une jeune fille par le père, il le tua, s'enfuit en Italie puis dans les Flandres où il guerroya avec les soudards d'Espagne, et rentra lorsque le crime fut oublié. Sans doute en commit-il d'autres. Il sut que son père avait eu, à Calvi, une fille naturelle, qu'elle était belle et ver­tueuse, et il résolut de la séduire. Il lui fallait l'inceste ! Débarqué à Calvi sous un faux nom, se disant l'ami de Miguel de Manara, reçu chez son oncle Anfriano avec la généreuse hospitalité corse, il fit sa cour à sa sœur et allait la séduire lorsqu'il eut l'idée dia­bolique, pour parfaire son triomphe, de se nommer. Aux cris de la jeune fille, Anfriano survint, Miguel le frappa et dut se réfu­gier parmi les garnisaires espagnols de la forteresse. De là il regagna Séville. »

Dans son Vrai Don Juan, Esther Van Loo nous dit que la jeune fille dont Manara aurait tué le père s'appelait Teresa Sanchez de Linden y Olmedo. Elle aurait été longtemps sa maîtresse, puis au­rait pris le voile. Et l'on tombe dans Les Ames du Purgatoire de

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Mérimée et dans Alexandre Dumas : le jeune Miguel, qui « chasse » en l'église Notre-Dame du Rosaire, ne la reconnaît pas sous l'ha­bit. Elle se fait reconnaître. Il prépare son enlèvement. Renonce. Teresita perd la raison et meurt. Rideau. Nous sommes en pleine divagation romantique.

Mauclair, et tant d'autres, ont prétendu que Miguel posséda « mille et trois » femmes. On précise qu'il ne s'agissait pas de rameras. D'où vient ce nombre ? Nulle part nous n'en trouvons trace dans les documents que nous avons consultés. /

Qu'un jeune Sévillan, dans les veines duquel bouillonne le sang corse, ait commencé sa carrière amoureuse à quinze ans. Cela semble possible, qu'il y ait mis un point final à vingt et un ans cela est certain.

1 000 et 3 femmes en moins de six ans, ce sont là des exploits du genre de ceux que la mythologie prête à Hercule !

Francisco Rodriguez Batllori a écrit dans le quotidien madri­lène ABC du 31 octobre 1965 : « Il s'est forgé une légende autour de la figure de Miguel Manara. Bien que la fausseté de cette légende ait été confirmée, elle continue de dissimuler, comme la buée sur un miroir, la mémoire de l'illustre fondateur de l'hospice et de l'hôpital de la Charité de Séville... On exploita le riche filon des prétendues audaces juvéniles de Manara dans les tortueuses rues de Séville ou dans des pays européens où il ne mit jamais les pieds... Prosper Mérimée et Alexandre Dumas contribuèrent particulièrement à multiplier les équivoques, avec une insistance irritante... Dumas écrivit son Don Juan de Marana ou ta chute d'un ange, œuvre qui fut traduite en espagnol et acceptée par beaucoup de gens, en Espagne, sans trop d'indignation ».

Francisco Rodriguez a intitulé son article : la Légende noire de Miguel Manara. Il a raison. Il ne devrait pas être permis de sou­tenir des fables aussi ridicules. Si Miguel commit de graves fautes avant sa majorité, il sut les racheter. Elles n'étaient nullement infamantes : n'oublions pas qu'il porte le titre de Vénérable.

Des écrivains à l'imagination fertile jugèrent que les aventures sentimentales de Manara ne pouvait contenter absolument le lecteur : ils voulurent en faire un nouveau capitaine Alonso de Contreras (1). Nous pensons que Don Miguel disparut un temps de Séville à la suite d'une affaire de sang — un duel sans doute —. Nous n'avons aucune preuve qu'il soit allé en Italie comme on l'affirme. Sa traversée de l'Allemagne, ses exploits de cornette en Flandre, la triste équipée de Calvi ne sont pas davantage prou­vés. Nulle part nous n'avons trouvé la moindre présomption que

(1) Célèbre aventurier espagnol (1582-1633). Ses Mémoires ont été traduites par J. Boulenger, Paris, 1933.

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Manara ait voulu enlever une certaine Teresa Sanchez ayant pris le voile. Cependant Micheline Sauvage, dans Le cas de Don Juan, entre autres, l'affirme et cite comme référence... O.V. de Milosz, auteur d'un émouvant Mystère, « Miguel Manara. »

Ce qui est prouvé, c'est l'avertissement qu'il reçut, dit-on, de la Providence, une nuit, précisément rue de la Mort. Avec son écuyer, Alfonso Perez Velasco, il allait à quelque rendez-vous ga­lant lorsqu'il entendit, venant de l'église de Santa Cruz (ancienne synagogue, comme Santa Maria la Blanca et San Bartolome), le lugubre chant des Frères du Péché Mortel :

Mira que té mira Dios, Mira que te esta mirando, Mira que te has de morir, Mira que no sabes cuando (1).

Les douze coups de minuit sonnent ensuiteà l'horloge de Santa Cruz. Etonné, le chevalier entre dans l'église durant qu'Alfonso fait le guet. Personne. Il retourne dans la rue, passe devant la maison de Susona : à l'angle de la rue de la Mort et de celle de l'Ataud (rue du Cercueil), un violent coup de tête l'étend raide. Tandis qu'Alfonso s'efforce de le ranimer, Miguel qui revient à lui, entend une voix sépulcrale qui déclare :

— Apportez le cercueil, il est mort. Apparaissent des hommes masqués, porteurs d'un cercueil.

L'écuyer, éperdu, appelle à l'aide. La ronde de nuit accourt. Mas­ques et cercueil ont disparu. Manara rentre chez lui fort mal en point et apprend, le lendemain, que trois bravi lui avaient tendu un guet-apens et devaient le tuer devant la maison où il était attendu.

Nul n'a encore posé certaines questions essentielles : Don Miguel et son écuyer ont-ils été victimes d'une hallucination pro­videntielle ? Est-ce le familier du Saint Office qui a monté cette lugubre farce pour impressionner son fils ? Un mari, un amant jaloux ont-ils voulu donner à « la terreur de Santa Cruz » une salutaire leçon? Si la présence des bravi n'est pas prouvée, elle n'est nullement invraisemblable. Il est possible qu'on ait voulu tuer l'irascible chevalier cette nuit-là. A Séville comme à Madrid, ces règlements de compte étaient chose banale ; la nuit tombée, la mort courait les rues plongées dans l'obscurité. Les alguazils du guet et leurs escouades intervenaient dans les rixes (parfois

(1) « Songe que Dieu te voit — Songe qu'il te voit en cet instant — Songe que tu dois mourir — Songe que tu ne sais pas quand. »

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les batailles rangées) avec une prudente lenteur. L'assassinat de Villamediana avait été précédé et suivi de centaines de meurtres du même genre.

Si Manara avait été égorgé cette nuit-là, rue de la Mort ou du Cercueil, il est peu probable que la chronique aurait retenu son nom. Les taureaux, les femmes, les duels et les tripots (Miguel jouait gros jeu), telle était la vie de beaucoup de senoritos de l'époque. Manara ressemble à des milliers d'autres jeunes ruffians qui vivaient à Séville, Madrid, Valladolid, Paris, Londres ou Rome. Sans doute plus insolent, plus coléreux que ses camarades, il n'est pas pire que le Tenorio, compagnon de Pierre le Cruel, que Jean de Tassis, que Philippe IV : il se contente de déshonorer les fem­mes, sans les enfermer au couvent. C'est un produit des mœurs du temps. Il est né en 1627. L'année suivante, le Démon possède les nonnes du couvent de Saint-Placide ; certaines religieuses qua­lifient le Saint-Esprit d'un nom atroce : el Quemon, le brûleur. A Séville il y a des milliers de proxénètes, professionnelles ou non, et dix mille rameras, sans compter celles que Tirso qualifie plus crûment. S'il semble impossible qu'un adolescent, puis un tout jeune homme, ait connu plus de mille filles ou femmes « hon­nêtes », soyons persuadés qu'il en prit des centaines, dont la ma­jorité, répondant au qualificatif du F. Tellez, défendaient fort peu leur honneur. Autour de lui, ses compagnons en faisaient au­tant.

Nous ne voudrions désobliger personne ; il est pourtant dif­ficile d'affirmer qu'il fut le vrai don Juan. Le Burlador de Tirzo de Molina était un trompeur qui ne se marie, ni ne se repent. Or Miguel Manara va donner un double exemple de fidélité conju­gale, puis de conversion. Cette conversion sera complète, édifiante, d'un caractère non pas universel, mais espagnol, ce qu'a parfai­tement compris l'Eglise catholique ; elle sera déterminée par un choc. Il serait ridicule de penser au coup de matraque que Ma­nara reçut sur le crâne devant la maison de la Susona. Il s'agit d'un choc moral qui ébranla profondément son être et, bien exac­tement, lui retourna l'âme.

Ce sont les circonstances de ce retournement, de cette révo­lution intérieure, qu'il nous faut à présent étudier.

Miguel se maria quatre mois après la mort de son père, le 31 août 1648, avec Jeronima Carrillo de Mendoza, fille unique de Diego Carrillo de Mendoza, seigneur de Guelago et Fondas, che­valier de Santiago, et d'Ana de Castrillo, dame de Montejaque et

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Benaojan. Jeronima allait sur ses seize ans. Ses parents n'appar­tenaient point à la très haute aristocratie. C'étaient de nobles propriétaires terriens. Le mariage avait été concerté entre les deux familles et Miguel semble avoir été mis en demeure par sa mère d'en finir avec une vie de débauche qui passait la mesure. On a fabriqué de fades dialogues entre les deux fiancés, qui se seraient rencontrés à la messe, en la chapelle Saint-Georges de la Confrérie de la Charité. Je n'ai pu retrouver trace du moindre épisode de cette idylle, et José Andres Vazquez est formel : Miguel ne connaissait pas sa fiancée avant le mariage, qui lui fut imposé.

Nous ne savons malheureusement rien du caractère de Jero­nima, rien de sa beauté, de son charme, ni de ses appréhensions, de ses angoisses qui devaient être grandes. Combien nous le re­grettons, car c'est elle le véritable héros! Chez elle, toutes les grâces féminines devaient se mêler à une merveilleuse valeur morale, à une loyauté, un courage sans doute plus admirables en­core. Parfois, sur la route que nous parcourons, nous déplorons de ne pas connaître un être magnifique, capable de faire oublier le reste.

Jeronima eut le privilège d'apercevoir, au fond de l'âme de l'homme redoutable qu'on lui désignait pour époux, ce qu'il y avait de généreux. Bravement, elle commença le combat. Ce ne fut pas une bataille facile et sans doute, au début, ses yeux furent-ils souvent baignés de larmes. Jamais elle ne désespéra. Elle sut tuer le mal, effacer dans le cœur de son mari six années épouvantables, et des souvenirs pour lesquels il ne pouvait avoir que dégoût en la contemplant. Elle devait l'aimer si totalement et de façon si touchante qu'il finit par l'aimer de même. Miguel n'avait pas trouvé une femme, mais l'être qui, lui ayant donné sa foi pour toujours, le comprenait, le complétait, le soutenait et lui offrait tous les jours le bonheur.

Pour la première fois dans ce récit, parmi les passions répu­gnantes et les plaisirs frivoles, les célestines, rameras et trom­peurs, apparaissent la fidélité, le dévouement, la tendresse, toutes les effusions du cœur. Ainsi est-il prouvé que l'amour absolu d'un être pour un autre peut, non pas changer son caractère, mais lui révéler sa véritable nature et le faire tourner. Telle fut la pre­mière conversion de Miguel Mafiara, sans laquelle la seconde n'au­rait pu s'accomplir.

Si les Mafiara n'eurent pas d'enfant, — la vie qu'avait menée Miguel en fut peut-être la cause — du moins furent-ils heureux durant treize ans. Le 13 septembre 1661, Jeronima mourut; les deux époux se trouvaient dans la sierra, à Montejaque, lorsqu'elle

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se sentit saisie de fièvre. Les « pestes » n'étaient pas rares en ce temps-là, et il est probable que les chirurgiens-barbiers, en la sai­gnant, l'achevèrent.

La douleur de Miguel fut si profonde qu'il se réfugia six mois dans le Désert des Neiges, au-dessus de Montejaque, au couvent des Carmes Déchaux où l'on avait donné sépulture à sa femme. C'est là qu'il fit au Supérieur une confession générale. Nous savons qu'il pleura longuement ses treize ans de bonheur et promit de racheter ses fautes. Tous les témoignages aux différents procès en Cour de Rome concordent : Manara, « après avoir senti l'épou­vantable vide de son cœur », faillit perdre la raison.

Faisant retentir la montagne du nom de sa bien-aimée, il courut le désert à cheval et manqua plusieurs fois de se tuer. Certaine­ment il souhaitait la mort et fut aussi terrible dans le désespoir qu'il l'avait été dans la débauche/ En six mois, il est devenu un vieillard. Il n'a pas trente-cinq ans.

Redoutant un malheur, les bons moines le pressent d'abréger une retraite qu'ils estiment dangereuse. Miguel suit leur conseil, prie encore une fois devant la tombe de Jeronima et descend à Séville. Sa mère était morte en 1651, et, seul en cette immense de­meure, les hallucinations, les cauchemars le hantent. Comme on dit en espagnol, il n'a même plus d'ombre. Dans les rues, sur les places, les souvenirs le poignardent. Ni les charges municipales dont on veut l'accabler, ni l'administration de ses propres affaires ne l'intéressent.

Un après-midi, se promenant le long du Guadalquivir, il rend visite à Diego Mirafuentes, Supérieur de la Confrérie de la Sainte Charité. Mirafuentes est un ami de sa famille et Miguel lui ouvre son cœur : il veut se racheter et entrer dans la Confrérie. Elle avait été fondée au XVe siècle par Pedro Martinez, un prébende de la chapelle Saint-Georges de l'Arsenal. Les Frères mendiaient, recueillaient et enterraient les cadavres des noyés, assistaient les ouvriers du port lorsqu'ils étaient accidentés et tous ceux que l'Inquisition livrait au bras séculier.

Après une enquête qui dura trois mois, Manara fut autorisé à présenter la requête suivante, datée du 6 septembre 1662 :

« Moi, Miguel Manara, chevalier de l'Ordre de Calatrava, affir­me avoir le désir particulier d'être de cette Confrérie de la Charité de Mon Seigneur Jésus Christ, afin de jouir des nombreuses grâces de N. S.

« Je prie V. S. de m'admettre comme Frère, en conformité avec la Règle de la Confrérie.

D. Miguel Manara Vicentelo de Leca. » Deux jours plus tard, Miguel était reçu à l'unanimité du cha-

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pitre. Les parrains furent D. Pedro de Ochoa et D. Gaspar de Quel-lar. A vrai dire, il y avait eu d'abord une opposition assez forte, que le Supérieur était parvenu à vaincre.

La première fois que le nouveau Frère de la Charité demanda l'aumône, il le fit avec gêne. Bientôt, cependant, il donna l'exemple d'une humilité parfaite et accomplit avec sérénité les besognes les plus répugnantes. L'année suivante, le 27 décembre 1663, Diego Mirafuentes s'effaça devant lui. Mafiara fut élu Hermano mayor à l'unanimité, puis réélu régulièrement de la même façon pendant quinze ans. Un seul vote s'exprimait contre sa personne : le sien.

Le reste est à peu près connu. Manara fonda l'hospice des Pau­vres Pèlerins, puis un véritable hôpital qui existe toujours et la Congrégation des Frères de la Pénitence, tout en conservant cer­taines charges ou privilèges municipaux, attachés au titre de Pro­vincial de la Santa Hermanâad. C'est ainsi qu'il était contrôleur de la Maison de la Monnaie, Seigneur des Clefs, des Archives et de l'Eau, visiteur de la prison de l'hôpital des Innocents et défen­seur de la Ville contre les animaux nuisibles.

Il publia un ouvrage, Discours sur la Vérité, sans nom d'auteur par humilité, et intitula la Règle de la Santa Caridad : « Règle de la Très humble Confrérie de l'Hospitalité de la Sainte Charité de N. S. Jésus Christ. » Ayant fait vœu de pauvreté et de chasteté, il consacra aux déshérités, aux malades, à la conversion des Moris-ques son temps et sa fortune et reçut de nombreux dons. Il don­nait l'exemple de l'humilité, baisant les plaies des malades, lavant lui-même les corps des noyés et des suppliciés.

Un de ses panégyristes cite en exemple de sa sainteté la réso­lution qu'il prit de ne plus boire de chocolat, ce qui n'ajoute rien à sa gloire. Par contre, le voici arrêté un jour dans la rue par un jeune aventurier qui lui demande de l'argent sur le ton de la me­nace. Manara, qui n'a pas un maravédis sur lui, ne peut rien don­ner. Alors l'autre :

— Pas même un réal, hein ? Regardez-moi cet hypocrite ! Pour des filles bien fardées (mujercillas arreboladas) t'en trouverais de l'argent, pas vrai ? Sale menteur ! Tu trompes tout le monde, mais si je tire mon épée, je te jure que tu vas passer un mauvais quart d'heure.

Manara calme trois càballeros qui veulent en découdre avec le jeune insolent. Il prononce très doucement ces quelques mots qui frappent les quatre autres d'étonnement :

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— Si cet homme n'a pas reçu d'aumône de moi, je viens d'en recevoir une de lui (1).

Parfois, comme François Borgia au début de sa conversion, il se dit hanté du désir de la solitude et veut faire retraite au Désert des Neiges. On n'a pas compris qu'il désirait alors se trouver plus près de Jeronima que de Dieu. Il surmonta ces défaillances et resta parmi les déshérités. Vers la fin, nous dit l'archevêque de Séville Ambrosio Spinola, auquel le P. Cardenas dédia son livre, il était gai. C'est cette gaieté, plus que les hallucinations maca­bres qui le tourmentaient, plus que les macérations, jeûnes et disciplines qu'il s'imposait — et que saint Ignace de Loyola se gardait de prescrire à ses hommes, — c'est cette sérénité qui nous impressionne. Tous ceux qui sont parvenus à une certaine hauteur morale sont gais, et non point de cette gaieté vulgaire, bruyante, forcée, cruelle, qui étourdit les autres êtres humains. Sainte Thé­rèse d'Avila expliquait que, lorsqu'elle pensait à Dieu, son âme était « comme un petit âne en train de brouter ». La gaieté calme, profonde, est sans doute le signe le plus certain de la paix de l'âme et de la conversion. Saint Paul le dit : « La tristesse du monde opère la mort ».

Nous devons à Mafiara d'autres joies que celles qu'il nous offre par l'aspect de son âme rassérénée. Bartolome Esteban Mu-rillo (1618-1682), avait peint sur cuivre une miniature de Miguel Mafiara enfant et orné les salons du cargador. Il travaillait alors à Séville chez les Dominicains du couvent de saint Paul. Pour l'église de la Charité, Mafiara lui commanda une série de tableaux (1671-1673) : Le Fragment du rocher. Abraham et les trois anges, Le retour de l'enfant prodigue et Saint Jean de Dieu devaient se trouver à gauche ; et à droite La multiplication des pains et des poissons, Saint Pierre en prison, Jésus guérissant un paralytique, Sainte Elisabeth guérissant un teigneux.

Le maréchal Soult, qui occupa Séville en 1811, se fit livrer Abraham, Le Paralytique, L'Enfant prodigue, etc. qui furent disper­sés avec la vente de sa collection. Sainte Elisabeth est aujourd'hui au Prado. C'est un chef-d'œuvre. Trois autres compositions de Murillo furent destinées à l'autel : une Annonciation, L'Enfant Jé­sus et Saint Jean enfant.

(1) Cf. Procès de 1680 : témoignages de Berdugo, de F. Caraballo, etc. L'Eglise accueillit avec un certain scepticisme d'autres faits considérés comme « miraculeux ». Nous n'y insisterons pas.

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A Valdès Léal (1), dont le père, Portugais comme celui de Ve-lasquez, avait émigré à Séville, Manara commanda deux portraits de lui-même, une vaste Exaltation de la Sainte Croix et les fameu­ses compositions : In ictu oculi (En un clin d'œil) qui montre avec quelle soudaineté frappe la mort, et Finis gloriae mundi (1672) dont la réputation est justement universelle.

Parmi les grands peintres des écoles dites andalouses, Valdès Leal est certes celui qui a le sens de la mise en scène le plus souverain ; dans Le Triomphe de la Mort, il n'a fait qu'obéir aux suggestions du Supérieur de la Charité. Ce chevalier de Calatrava pourrissant à côté d'un évêque, c'est Manara lui-même. Ce sur-réa­lisme macabre (voir l'évêque du Chien andalou de Bunuel) était destiné à frapper l'imagination des fidèles en leur montrant la vanité des ambitions humaines par le spectacle de ce qu'ils de­viendraient, tôt ou tard. Il n'est pas sûr que ce but ait été atteint : la vision de ce charnier a peut-être inspiré à plus d'une jolie Anda-

. louse le désir de jouir de l'existence alors qu'il en était encore temps. Nous sommes toujours dans Don Juan. Enfin, la vermine qui grouille sur les deux corps a été vue non point à Séville ou dans le Désert des Neiges par Manara, mais par Borgia à Gre­nade, rongeant un visage de femme qui avait été sublime : celui de l'impératrice Isabelle, dont le Titien nous a laissé un magni­fique portrait.

S'étant converti lui-même; Manara travaillait à convertir les autres : impies, révoltés, et aussi Mahométans qui, ne pouvant plus pratiquer leur religion, vivaient sans règle divine. Le Supé­rieur ne négligeait pas la propagande et payait la journée des Maures qui assistaient aux sermons du P. Tirso Gonzalez, prédica­teur fameux. L'éloquence de ce Père et la charité de Manara por­tèrent leurs fruits et en mai 1672 quarante-six Morisques furent baptisés en la chapelle de l'hôpital. Durant la grande famine anda-louse (1677-1678), la conduite du Supérieur de la Caridad fut admi­rable. Il organisa le ravitaillement d'une population démunie de tout et fit distribuer du pain à vingt mille personnes par semaine. Les gens moururent cependant par milliers.

C'est le roi Joseph Bonaparte qui, en 1809, décréta que les morts devraient désormais reposer dans des cimetières situés hors les murs des cités, initiative qui lui fut d'ailleurs violemment reprochée. Au XVIP siècle, les gens de qualité étaient enterrés

(1) Valdès Leal, qui s'appelait Niza, prit le nom de sa mère (comme Diego Velasquez dont le nom était da Silva). Valdès Leal travailla beaucoup à Sé-vile, protégé par l'archevêque Ambrosio Spinola.

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en l'église même, les autres non loin de là, dans de véritables char­niers. D'où d'incessantes épidémies. Celle qui suivit la famine — le typhus — fut fatale à Maîïara. Il mourut le 9 mai 1679 dans une sorte d'extase, murmurant : « Dieu de mon âme ! » après avoir reçu les Sacrements. Il avait cinquante-deux ans.

Sur le brancard des pauvres on transporta son corps enveloppé du manteau de Calatrava. Il fut enterré sur une croix de cendre devant l'autel de la chapelle de la Charité. C'est là qu'il repose encore aujourd'hui. Selon sa volonté, une plaque de marbre a été scellée sur le mur, qui dit : « Ici gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde. Priez pour lui ».

Quel orgueil dans la contrition ! Le pire homme ? Certaine­ment pas. Et du reste qu'en pouvait-il savoir ? Parfois, à consi­dérer le repentir de Miguel Mafiara, il nous semble que c'est un pharisien à l'envers. Il veut avoir été jadis le premier dans le mal comme d'autres sont persuadés d'être les premiers dans le bien. Cette démesure dans la pénitence comme dans l'indignité passa longtemps pour andalouse. L'Eglise, sagement, a fait de Mafiara un Vénérable sévillan. Il a racheté ses fautes avec une remar­quable persévérance, mais Rome a jugé qu'il lui manquait quelque chose de sublime pour accéder à la Gloire universelle.

Il est impossible de porter un jugement sur un homme qui a tant souffert et qui fut — naturellement — calomnié. Cependant, sa lettre au Conseil de Castille (1) protestant parce qu'on donnait à Séville, en 1679, des comédies au bénéfice des victimes de l'épi­démie de peste, montre son intransigeance farouche et son exalta­tion. Pour lui, « comédies et comédiens sont choses du démon » et « n'ont point l'agrément de Dieu ». Il ajoute : « Si l'on continue à donner aux théâtres la permission de représenter des comédies... les pauvres n'obtiendront plus rien des Œuvres de la Charité ».

Le fait que le jeune Mafiara ait assisté à diverses représenta­tions du Don Juan de Tirso et que, n'ayant pas compris le sens de la pièce, il ait réellement voulu réincarner le Burlador, explique­rait l'obstination — peu charitable — du Supérieur concernant « la dissipation des comédiens » et leurs offenses à Dieu en l'exer­cice de leur profession. En 1679, à Séville et ailleurs, les comé­diens, pauvres hères, montrant sur scène ce qui se passait dans la réalité quotidienne, n'étaient pas les seuls « dissipés ». Si leur conduite n'était généralement pas très édifiante, beaucoup de grands personnages donnaient, à l'époque, un exemple beaucoup plus néfaste. Dire qu'en tolérant que l'on représentât des comé­dies, le « Conseil choisissait Barrabas et abandonnait le Christ »,

(1) A Don Carlos de Herrera, 4 avril 1679.

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semble fort exagéré. Il est heureux qu'on ait continué à représen­ter des comédies à Séville, et qu'on en représente encore.

Lorsque, le 1er mai 1539, l'impératrice Isabelle, épouse de Char­les Quint, se sentit mourir, elle se tourna vers François de Borgia, son fidèle ami, et lui dit :

— Je vous demande, pour l'amour du Ciel, de conduire ma dé­pouille mortelle jusqu'à Grenade, dans le tombeau des rois.

Avec elle, il fit ce dernier voyage qui dura plus de deux semai­nes. La chaleur était suffocante et sur la route, dès Jaen, le travail de la mort se fit sentir à l'escorte. Dans le tombeau des rois, Bor­gia devait déclarer devant Miguel Mufioz, évêque d'Almeria, que ce corps était bien celui de l'impératrice. Le cercueil de plomb fut ouvert. François se pencha vers le visage de celle qu'il avait aimée en secret, de toute son âme, durant sept années. Il ne le reconnut pas. C'était déjà le spectacle montré par Valdès Léal dans Finis gloriae mundi.

François quitta les gloires du monde, devint l'Expiateur et l'Apôtre de l'Occident.

Le même choc causa dix ans plus tard (1672), la conversion d'Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, abbé du monastère de la Trappe, qui passa trente-sept ans dans le néant « pour expier, écrit Chateaubriand, les trente-sept ans qu'il avait passés dans le monde ».

Filleul du cardinal de Richelieu, protégé par Marie de Médicis, ami de Bossuet, Rancé était doué d'un magnifique talent oratoire. A quatorze ans, il a traduit les Anacréontiques, ce qu'eussent été bien incapables de faire Borgia et Manara. Bref, c'est le type du séducteur français de grand style, honnête homme, frondeur, jan­séniste, brillant et beau, comme le montre le portrait de Rigaud. Bientôt ses succès ne se comptent plus dans les salons où étincel-lent mesdames de La Fayette, de Sully ou de la Ferté.

Ce galant abbé aima la duchesse de Montbazon. Elle l'aima et lui resta fidèle jusqu'à sa mort subite.

Rancé aimait la frondeuse Marie « avant toutes choses » et, à la fin, l'amour qu'elle avait pour lui était absolu. Celle qui « effa­çait par sa beauté toutes celles qui s'en piquaient », mourut sou­dainement. Les domestiques n'osèrent prévenir l'abbé qui venait voir sa maîtresse et l'imaginait déjà entre ses bras :

« En montant tout droit à l'appartement de la duchesse, où il lui était permis d'entrer à toute heure, au lieu des douceurs dont il croyait aller jouir, il y vit pour premier objet un cercueil qu'il

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jugea être celui de sa maîtresse en remarquant sa tête toute san­glante, qui était par hasard tombée de dessous le drap dont on l'avait recouverte avec beaucoup de négligence, et qu'on avait dé­tachée du reste du corps afin de gagner la longueur du col, et éviter ainsi de faire un nouveau cercueil qui fût plus long que celui dont on se servait ». (1)

La vision de cette tête aux beaux cheveux bruns détermina chez Rancé le même ébranlement profond qu'avaient éprouvé Borgia et Mafiara. Chez lui, à trente-et-un ans, le dégoût des voluptés ter­restres fut immédiat. Il se démit de ses bénéfices, se retira défi­nitivement à la Trappe et y opéra une réforme (1663) qui a fait de cet Ordre le plus sévère de tous. D'abord, les autres moines le vou­laient poignarder. Il mourut en 1700, sur un lit de cendres, disant à l'évêque qui pleurait : « Je ne vous quitte pas, je vous précède et ne vous oublierai pas » (2). Après sa mort, il fit des miracles, ap­parut « dans une grande gloire » aux vivants, et beaucoup de pé­cheurs se convertirent. Pourtant il n'est rien. C'est ce qu'il désire.

Ces trois conversions s'opèrent grâce à l'intervention d'une fem­me, à l'amour profond qu'elle fait naître et croître jusqu'au moment où elle disparaît brutalement et se trouve transformée en objet de dégoût.

« Les amours meurent par le dégoût et l'oubli les enterre », a dit La Bruyère. En 1669, avec Le Misantrophe, Molière nous mon­trera un Alceste, victime masculine du Burlador. Finalement écœuré par Célimène, il trouvera sa Trappe :

Trahi de toute part, accablé d'injustices, Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices, Et chercher sur la terre un endroit écarté Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

Célimène joue un rôle exactement contraire à celui de l'impé­ratrice, de Jeronima, de Mme de Montbazon. Le résultat est iden­tique : l'homme probe s'éloigne de l'homme. Le monde — c'est-à-dire un certain système social — lui fait horreur.

La femme ne va pas tarder à jouer un rôle actif, essentiel, dans les avatars de don Juan. C'est sans doute que, des trois conver-

(1) Cf. Les véritables motifs de la conversion de l'abbé de la Trappe, Cologne, 1685.

(2) Il laisse : Règlement pour l'abbaye de la Trappe (1671), La Règle de saint Benoit traduite et expliquée (1680), De la sainteté et des devoirs de la vie monastique (1683), Règlements sur les Evangiles (1690).

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sions, celle de Manara causa le plus de malentendus et d'équivo­ques. Le grand Rancé demeure intact sur son lit de cendres. Nous avons dit ailleurs comment Borgia devint L'Homme Noir des convulsionnaires anti-cléricaux du XIXe siècle. La fin de la pièce de Zamora et le titre de celle de Dumas (Don Juan de Marana) sont révélateurs. A la fin du XVIIIe siècle, dans les esprits espa­gnols don Juan était Manara et Manara était don Juan. Il s'agit là, nous l*avons vu, d'une confusion.

Le Don Juan créé par le génie de Tirso est un personnage à répétitions, très abrupt, limité, incapable de ressentir une grande passion, plus incapable encore d'en faire naître. Aucune de ses victimes n'implore son retour ; aucune, après ses disparitions successives, ne l'aime, aucune ne peut l'aimer. Elles réclament vengeance, pleurent leur honneur et leurs illusions perdues, mais non le Burlador. Par une bizarre ironie de la fable, c'est Manara qui sublime le Trompeur.

Le caractère de Don Juan prend alors une ampleur imprévue et, avec Molière, le mythe commence.

SAINT-PAULIEN