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Don Quichotte sur le Yangtsé

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Ouvrage publié sous la direction deCHEN FENG

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER

L’Opéra de la luneTrois sœursLa Plaine

Les AveuglesLes Triades de Shanghai

AUX ÉDITIONS ACTES SUD

De la barbe à papaUn jour de pluie

Titre original : Subei shaonian tianjigede

© 2013, Bi Feiyu

© 2016, Editions Philippe Picquierpour la traduction en langue françaiseMas de VertB.P. 2015013631 Arles cedexwww.editions-picquier.fr

Conception graphique : Picquier & Protière

En couverture : © Gavin Hellier/robertharding/CorbisMise en page : Christiane Canezza – Marseille

ISBN : 978-2-8097-1167-7

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BI Feiyu

Don Quichottesur le Yangtsé

Traduit du chinoispar Myriam Kryger

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PROLOGUE

Je suis né dans le village des Yang, où mesparents étaient instituteurs. En 1969, lorsqu’ilsfurent mutés au village de Luwang, je découvrisune vérité particulièrement déplaisante pour unenfant de cinq ans. Nous n’étions pas originairesdu village des Yang et n’avions rien à voir avec celieu ; ceux que j’appelais grand-père, grand-mère,oncle, tante ne l’avaient jamais été. Tout étaitfaux. En soi, ce n’était pas un drame de démé-nager pour Luwang, mais l’enfant que j’étais sesentit brutalement déraciné.

Nous avons vécu à Luwang jusqu’en 1975.Tout allait plutôt bien, mais mes parents furent denouveau mutés et nous partîmes nous installer aubourg de Zhongbao. En soi, ce n’était pas nonplus un drame de déménager pour Zhongbao,mais le jeune garçon de onze ans que j’étais allaitvivre un nouveau déracinement et tous ceux qu’ilconnaissait disparaîtraient sans laisser de traces.

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Je fus néanmoins un peu plus chanceux quema sœur cadette, un peu moins ballotté qu’elle,qui avait aussi vécu au village de Dongfanghong.Ma sœur cadette fut un peu plus chanceuse quema sœur aînée, qui avait vécu auparavant àFengyucun.

A Luwang, j’appris une autre chose trèsimportante : je n’avais rien à voir non plus avecles paysans parmi lesquels nous vivions, mon« immatriculation 1 » étant « nationale ». Unvoisin un peu plus âgé que moi me révéla cesecret. Il en tenait pour preuve notre carnet d’ali-mentation. « Immatriculation », « nationale », jene comprenais pas grand-chose à ces motscompliqués, mais j’eus le sentiment d’être undéserteur, une sorte de traître. La « Nation » étaitun lieu inaccessible, je venais de nulle part. J’étaisdéjà un jeune homme lorsque j’appris la véritablesignification d’une « immatriculation nationale ».

Les enfants savent qu’il ne faut pas ques-tionner leurs parents sur ce qu’ils taisent. Je necherchais pas à comprendre et j’évitais de lesinterroger, mais je sentais que nous avions atterriici pour une raison peu glorieuse…

Ma jeunesse fut une longue dérive. J’aitoujours su que je venais de loin et que monavenir se déroulerait au loin. « Ici » est le seulendroit auquel je n’ai jamais appartenu.

En 1979, nous avons quitté Zhongbao pour lechef-lieu du district de Xinghua. A quinze ans, je

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me retrouvais une fois encore déraciné. Cettefois-ci, la perspective de ce nouveau déménage-ment pour un endroit éloigné m’avait pourtantréjoui. Ce fut une grande déception. A Xinghua,nous nous sommes retrouvés dans le dénuementle plus total. Nous n’avions absolument rien, pasmême une minuscule mansarde. Nous fûmescontraints d’habiter à l’hôtel du Peuple. Lesclients nous lançaient des regards méfiantschaque fois qu’ils passaient devant notre porte.Moi aussi, je devenais méfiant. Pourquoi ma vieétait-elle en lambeaux ? En arrivant à Xinghua,mon père avait pourtant dit : « Nous voici deretour au pays. »

Tout était provisoire et tout était instable.Nous logions au numéro 201-203. Sur chaquecouverture et chaque oreiller était écrit en carac-tères rouge vif Hôtel du Peuple. A l’heure desrepas, nous traversions la grande rue, un bol à lamain, pour aller à la cantine. Depuis ce jour, jehais les hôtels.

Me voici de retour, tel un étranger dans lamaison de mes parents. Lorsque j’ai lu pour lapremière fois ce vers d’Ai Qing2, j’en ai été boule-versé ; j’avais l’impression d’en être l’auteur. Iln’y a pas de bon ou mauvais poème, il y a ceuxqui parlent ou non de vous.

Je devins un adolescent triste et mélancolique.Je repensais au village des Yang, à Luwang, àZhongbao, à tous ces endroits où j’avais vécu. Je

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me disais que je devais bien venir de quelquepart, avoir un pays natal, mais que le destinl’avait déchiqueté puis en avait dispersé lesmorceaux en différents endroits. Je contemplaisau loin tous ces fragments éparpillés. Je parlaispeu. A quinze, j’ai vieilli d’un seul coup.

Comment cela est-il arrivé ? Tout fut décidéavant ma naissance.

Début 1957. Ma mère est enceinte de masœur aînée, mon père est étiqueté « droitiste 3 »,notion intéressante qui mérite qu’on s’y arrête.Droitiste signifie « méchant ». Et les gentils ? Ilssont « gauchistes », bien sûr. Notre politique estdepuis toujours une politique d’alignement : onse tient bien rangé à gauche ou à droite. Aucentre, il y a une vaste région entièrement vide ;pas âme qui vive, pas la moindre habitation. Dequoi rendre malade un promoteur immobilier.Un si beau et si vaste terrain, complètement àl’abandon.

C’est donc ainsi que je naquis droitiste en1964. Peu importe que ce fût au village desZhang, des Wang, des Li ou des Zhao, tous cesendroits, je les éprouverai, je les verrai, je lesentendrai, mais je ne ferai que les effleurer, sansjamais y appartenir. Dans tous ces lieux, je neferai que passer.

Je me suis contenté de cette situation. Pour-quoi ne pas s’en satisfaire ? Finalement, quelmeilleur début dans la vie ? Quel meilleur

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entraînement ? Du village au bourg, du bourgau chef-lieu, du chef-lieu à la ville. Le parcoursfut méthodique, la répétition parfaite.

Qui est responsable de ce bel itinéraire ? Quidois-je remercier ? Cette question me hante.Personne n’est à remercier. Ou peut-être mesparents. Leurs malheurs et leurs humiliations ontélargi l’univers de leurs enfants. Mais je n’oseraijamais le leur dire. Ce serait leur manquer derespect, ce serait presque les insulter.

« C’est le destin », voilà la seule chose que jepuisse dire ; c’est à la fois une défaite et unefierté.

En réalité je ne suis ni abattu ni fier ; je suisserein.

C’était mon destin, voilà tout.

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I

SE VÊTIR, SE NOURRIR, SE LOGER,SE DÉPLACER

Tout a été dit sur la pauvreté des années 1960et 1970. J’ai connu cette pauvreté et n’en aicurieusement pas souffert. J’aurais même pusupporter une pauvreté encore plus grande.

Comment ai-je pu accepter l’état d’indigencedans lequel j’ai passé mon enfance et monadolescence ? Je suis tout simplement né en cetemps, en ce lieu, et je croyais que la vie étaitcomme ça, voilà tout. Qu’elle ne se résumât pasau souci de se nourrir ou de se vêtir était inconce-vable. Nous ne pouvions appréhender le sens del’existence en dehors de ces préoccupations. Etpenser à autre chose était dangereux.

Lors d’une séance de cinéma en plein air,j’avais assisté à la projection d’Une époqueradieuse 4. Toute l’assemblée avait applaudi avecferveur lorsque le héros du film, Xiao Chang-chun, dans une scène restée célèbre, détruitrageusement un mur sur lequel riche est écrit en

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gros. C’est ainsi que j’ai découvert ce mot abject,cet idéogramme hideux aux nombreux traits,avec en son milieu le dessin d’une bouche avidesurplombant un champ et abritée sous un toit.Tout comme il fallait « éliminer les paysansriches », il fallait « éliminer le mot richesse ».

Si cette époque revenait, je crois que je n’ysurvivrais pas. Et pourtant cette vie-là, cettemanière de se nourrir, de se vêtir, de se loger etde se déplacer n’est pas si lointaine. C’était il y aun peu plus de trente ans.

MODES ET TENDANCES

RapiéçagesDiplômée d’une école normale, ma mère était

la plus grande intellectuelle à cent kilomètres à laronde. Les intellectuels ont leurs petites manies ;pour ma mère, elles se focalisaient sur les habits.Peu importait qu’elle portât des vêtements uséset rapiécés, il était indispensable que deux plisimpeccables marquent son pantalon. Il en allaitde même pour son chemisier. Elle admirait ZhouEnlai et répétait souvent : « Quelle prestance, ceZhou Enlai ! » Je ne comprenais pas ce quevoulait dire « prestance ». Je me plongeai dans LeQuotidien du Peuple pour chercher la réponse. Je

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ne savais pas lire mais je finis par deviner. Toutesles photos de Zhou Enlai avaient un pointcommun : les plis impeccables de son pantalon.

La « prestance », cela n’avait rien de mysté-rieux, c’était juste une histoire de plis dupantalon. Une année, lors des vacances d’hiver,tous les professeurs du district s’étaient réunis àla ville pour une formation. Ma mère m’avaitemmené avec elle. Voyant un professeur portantun pantalon aux deux plis impeccables, jem’écriai : « Quelle prestance ! » Tout le monde seretourna et me dévisagea d’un air surpris. Cetteremarque me rendit célèbre et me valut unbeignet. Apparemment, c’était bien de dire àquelqu’un qu’il avait de la prestance.

Elle avait ses petits ennuis, ma mère. Elleportait souvent des pantalons rapiécés auxgenoux, ce qui était très embêtant pour avoir desplis bien droits.

Un célèbre tableau de l’époque, dont j’aioublié le titre, représentait Mao, jeune et mince,devant l’entrée d’une grotte à Yan’an5, en train decompter sur ses doigts. Deux choses me frap-paient dans cette peinture. Que Mao compte surses doigts comme les enfants et qu’il portecomme nous des pantalons rapiécés aux genoux.

Nous adorions nos pantalons rapiécéspuisque le Grand Timonier avait les mêmes.

Les genoux rapiécés de ma mère ne découra-geaient pas son enthousiasme pour les plis bien

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droits. A chaque grande occasion, elle remplissaitd’eau chaude une tasse en émail et s’en servaitcomme fer à repasser. Si le résultat n’était passatisfaisant, elle pliait son pantalon et s’asseyaitdessus un long moment. Un jour, un photo-graphe passa au village. Il proposait des portraitsou des photos en pied. Ma mère opta pour leformat en pied, dont le résultat suscita l’admira-tion générale. Photographiée exactement dans lemême décor et la même pose que les autres,comment était-il possible qu’elle parût si belle etsi altière ? Eh bien, tout simplement parce qu’ellese tenait droite comme un I dans un pantalonrepassé aux plis impeccables. Rien à voir avec lesautres aux genoux rapiécés, flottants et toutavachis. Si les pantalons de Mao avaient étésemblables, il serait resté un simple paysan. Maisavec ses pièces aux genoux repassées épousantparfaitement le pli du pantalon, il était forcémentun grand leader révolutionnaire.

Ma mère était une intellectuelle mais elle s’en-tendait plutôt bien avec les paysans. Un jour quedes voisines cancanaient à la maison, l’uned’entre elles lança, en désignant une autre femmedu groupe et son fils : « Et puis celle-là, son gosse,t’as vu un peu les pièces de son pantalon commeelles sont mal fichues ! »

Ma mère et moi tournâmes immédiatementnotre regard vers l’enfant, pour nous rendrecompte que les réparations de son pantalon

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étaient bel et bien navrantes. Ce n’est pas rien,les pièces d’un pantalon ; c’est le reflet descompétences d’une maîtresse de maison. La pièceest-elle découpée bien droit ? A-t-elle étérepassée ? La couture est-elle régulière ? Sacouleur est-elle en harmonie avec celle dupantalon ? Ce n’est pas facile de faire une belleréparation. Ma mère savait chanter et danser àmerveille, mais elle ne savait pas tenir uneaiguille. Elle jeta un coup d’œil à mes vêtementset se sentit remplie de honte. Les pièces de meshabits posaient problème, les coutures n’étaientpas régulières. Elle prit une paire de ciseaux etles arracha toutes. Mes habits sous le bras, elle serendit chez la femme du comptable de la brigadede production. Celle que l’on appelait « madamela comptable » avait une machine à coudre etétait très habile de ses mains. Avec ses grandsciseaux, elle redécoupa régulièrement toutes lespièces de mes vêtements usés, les remit bien enplace et les recousit minutieusement à lamachine.

Nous étions pauvres, mais ma mère s’estacharnée pour que nous restions propres et queles réparations de nos habits soient bien faites.Nous n’avons jamais eu l’air débraillés. Je lui ensuis très reconnaissant. Mon père disait que leplus important pour un homme, c’est d’êtrerespecté. Ma mère disait que le plus importantpour un homme, c’est de rester digne. Je crois

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que la décence inspire le respect. Je ne sais pas sinous étions respectés, mais je sais que noussommes restés dignes.

Il y a deux ou trois ans, mon fils, qui était alorsau collège, est revenu un jour à la maison en seplaignant que nous étions pauvres. Il s’était sûre-ment passé quelque chose qui l’avait contrarié. Jel’ai repris vertement en lui expliquant que ladignité n’avait rien à voir avec la pauvreté ou larichesse. Mais il a persisté à penser que le mieuxétait d’être à la fois riche et respecté.

Maillots de bainJe ne me souviens pas à quel âge j’ai su nager.

Mes parents ne le savent pas non plus, ils ne sesont jamais posé la question. Que les enfants dela campagne frétillent dans les rivières était lachose la plus naturelle du monde. On ne sesouciait pas de savoir comment ils y arrivaient. Jeme rappelle en revanche parfaitement lorsquej’accompagnais mon fils à ses cours de natation –le maître nageur à ses côtés, moi si inquiet,n’osant m’éloigner d’un seul pas du bassin.

Comment les enfants de la campagne appren-nent à nager reste un mystère. En fait, ils n’ap-prennent pas, ils s’agitent dans l’eau et d’un seulcoup, ils savent. C’est un petit miracle du corps.Ils se révèlent à l’eau et se mettent soudain àflotter. Le corps a peut-être conservé une

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« mémoire de l’eau » héritée de nos lointainsancêtres aquatiques.

Nous ne portions jamais de maillots de bain.Il aurait été absurde d’enfiler un bout de tissualors que nous nous promenions fesses à l’air surla rive.

Alors qui donc a bien pu avoir cette idée ? Quide nous fut à l’origine de cette formidable trou-vaille ? Qui pensa à nouer les angles de deuxpetits triangles de tissu rouge 6 ? Qui pour lapremière fois confectionna un maillot de bainavec nos foulards de pionniers ? Cette inventionde génie se répandit comme une traînée depoudre ; le « slip foulard rouge » faisait fureur.C’était le look qu’il fallait avoir absolument. Enfin de journée, tous les enfants du village semétamorphosaient en petits singes à fessesrouges et sautaient dans la rivière.

Cette mode prit l’envergure d’un véritablephénomène culturel, générant de nouvellescroyances. Une rumeur commençait à serépandre – des esprits maléfiques hantaient larivière. Pour s’en protéger, il fallait porter unmaillot de bain rouge, car les petits démons aqua-tiques craignaient cette couleur. L’explicationétait simple ; ce bout de tissu rouge était le feuqui éclairait le lit obscur de la rivière pour endébusquer les esprits ; tous ces petits maillotsrouges étaient autant de soleils brûlants qui illu-minaient la rivière pour en faire fuir les démons.

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La campagne chinoise des années 1960 et1970 était plongée dans l’ignorance à un pointque vous ne pouvez imaginer.

L’ignorance n’est pas effrayante en soi. Ce quiest dangereux, c’est son instrumentalisation pourdominer le monde et les hommes.

Notre mode n’a pas duré très longtemps.Comme tout le reste, elle a été laminée par uneforce destructrice : la Révolution culturelle. Ledirecteur de l’école tomba à la renverse lorsqu’ildécouvrit le secret des maillots de bain. Commentces sales gosses pouvaient-ils couvrir leurquéquette avec les petits foulards des pionniers !Mince alors ! En voilà une affaire ! Le petit foulard,c’est tout de même un bout de notre drapeau rougidu sang des martyrs de la révolution. Le mélangeravec un zizi, ce n’était pas convenable.

« Inspection ! Que le coupable se dénonce ! »Il fut impossible d’établir la vérité et de dési-

gner un coupable. Tout le monde disait avoirimité quelqu’un d’autre. C’était une affaire inex-tricable. Il aurait fallu punir tous les enfants duvillage.

La raison politique glisse sur les enfants. Ilsrestent insensibles aux grands discours. On nepeut pas les attraper. Le ciel les protège.

Même le plus brutal des systèmes a ses failles.Amen ! Amithaba ! Amituofu7 !

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PochesJ’étais déjà adulte quand j’ai vu pour la

première fois des soldats américains dans unfilm de guerre d’Hollywood. Fasciné par lenombre de poches, je suis tombé amoureux deleurs tenues de camouflage. Sur les épaules, surles manches, sur le col, sur les cuisses, sur lesmollets, des poches partout. J’en étais dingue. Jerêvais d’en avoir autant. Un corps couvert depoches, ce n’est pas seulement le triomphe del’utilitaire, c’est aussi le triomphe de l’imagina-tion et de la puissance économique.

Les garçons attachaient beaucoup d’impor-tance à leurs poches, encore plus précieuses ences temps d’extrême pauvreté. Avec le systèmede rationnement, l’attribution de la quantité detissu par an et par personne était très limitée etstrictement réglementée par l’Etat. Sans uncoupon, impossible de se procurer le moindremillimètre de tissu.

Pauvres, les hommes font preuve de créati-vité. Dans mon enfance, les femmes étaient devéritables génies de l’économie. On flottait dansles habits neufs, toujours trop grands, portésjusqu’à ce qu’ils soient beaucoup trop petits. Pouréconomiser le tissu, nos chemises étaient dépour-vues de poches et nos pantalons n’en avaientqu’une seule.

C’était un vrai problème pour les enfants ; ilsavaient besoin d’y glisser toutes sortes de

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bricoles : lance-pierres, cailloux, boules deginkgo, petits bouts de papier, toupies… Notreunique petite poche était remplie de cochonne-ries, à nos yeux de véritables trésors.

Maître de mes poches, le lance-pierre étaitmon jeu préféré et j’étais le plus fort du village.Le mien était remarquable, un véritable char d’as-saut. Il n’était pas fabriqué comme la plupartavec un cordon de cuir en guise d’élastique ; ilétait en avance sur son époque. Je vais vous expli-quer pourquoi.

Ma mère était très amie avec la femmemédecin du village. L’élasticité du petit tuyaujaune pisseux qu’elle utilisait pour les perfusionsle rendait à mes yeux exceptionnel. Il auraitpermis des tirs de très longue portée. J’avaispensé le voler puis vite abandonné l’idée, de peurd’être découvert.

J’avais imploré la complicité de ma mère pourqu’elle demande à son amie de lui en donner un.Elle s’était retrouvée bien embarrassée. Il n’y enavait que trois au dispensaire du village et ilsservaient tout le temps, ils étaient très précieux.Entre deux utilisations, ils étaient « stérilisés »,en fait trempés dans l’alcool chauffé d’unelampe, alors qu’il ne fallait surtout pas. Le tube sefendillait rapidement et perdait son élasticité. Lespetites fissures s’agrandissaient et finissaient parêtre fatales. Il me fallait donc un tuyau tout neuf.Ce n’était pas simple de s’en procurer. L’amie de

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ma mère lui avait promis d’essayer la prochainefois qu’elle se rendrait à la commune populaire.

Encore aujourd’hui, j’ai horreur d’attendre.J’ai passé mon enfance dans les tourments de l’at-tente. Il fallait attendre pour tout. Attendre pourmanger de la viande, attendre pour voir un film,attendre pendant les visites à la famille, attendrependant les grandes réunions politiques. J’aipassé mon enfance et mon adolescence àattendre. Voilà pourquoi elles m’ont paru silongues. La plupart du temps, l’attente ne débou-chait sur rien. Les déceptions successives m’ontdonné une capacité d’endurance incomparable.L’attente et la déception m’ont construit. Le videcréé par l’attente est comblé par l’intensité de lavie intérieure.

Un jour arriva où ma mère rentra à la maisonavec un mystérieux sourire, les yeux perdus dansle vague. Moi seul en compris la raison. J’ai aiméà la folie ce sourire, lié à une promesse ancienne,à une attente désespérée. J’étais ému aux larmes.Ce fut l’une des rares fois où, malgré la détressedans laquelle nous vivions, ma patience futrécompensée. Ce sourire, que j’ai parfois revu surson visage, m’a toujours bouleversé.

Ma mère me remit le tuyau. J’allais enfinavoir un lance-pierre d’exception, en avance surson temps. Je me rendis fièrement chez le menui-sier pour qu’il me taille une branche de mûrier,bois souple et résistant, parfaitement adapté aux

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tirs. C’était l’été et la nature m’offrait d’innom-brables munitions. Les margousiers regorgeaientde fruits qui pendaient aux branches ; leur tailleétait parfaite, ils étaient bien ronds, lourds etcharnus.

Pour m’entraîner à viser, j’avais mis au pointune méthode rigoureuse. Je dessinais des cerclesde plus en plus petits sur le tableau noir et jem’exerçais à en viser le centre avec de petitsbouts de craie que j’avais volés à mes parents. J’aitoujours été obsédé par la maîtrise du geste et dela technique. Dans tous les sports que j’ai plustard pratiqués, c’est avec la même rigueur que jeme suis entraîné. Peut-être est-ce mes professeursde parents qui m’ont transmis ce goût de l’ap-prentissage méthodique. J’ai une âme d’instruc-teur. Je devins un excellent tireur et le cauchemardes oiseaux du village.

En 1984, aux Jeux olympiques de Los Angeles,la Chine a remporté sa première médaille d’or del’histoire avec Xu Haifeng au tir au pistolet.Enfant, ce petit vendeur de l’Anhui était fou delance-pierres et passait son temps à viser lesoiseaux. Il était devenu un génie du tir en amon-celant des piles de cadavres de moineaux. J’avaisvingt ans l’année où il a remporté sa médaille.Cet été-là, tout le monde s’est mis à parler delance-pierres, ce jeu de gamins insignifiant. J’étaiscalme et heureux. Une page de l’histoire se tour-nait, une nouvelle ère s’ouvrait. Le lance-pierre a

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joué un rôle important dans cette transition. Lessociologues ne partageront pas mon analyse,mais le lance-pierre fut un jalon important denotre histoire, de la mienne du moins. Lepistolet à air comprimé de Xu Haifeng a mis finà l’ère du lance-pierre tout en le célébrant unedernière fois. Une nouvelle page d’histoire s’estouverte.

J’étais heureux avec mon lance-pierre maismon unique poche limitait mes exploits. J’épui-sais en un rien de temps mes réserves de fruitsde margousiers. De surcroît, comme je tirais avecla main gauche, l’emplacement de la poche ducôté droit n’était pas du tout pratique pourattraper rapidement les munitions. J’étais unvaillant soldat mais des conditions défavorablesentravaient mes ardeurs. J’aurais tellement vouluavoir plusieurs poches. Je les aurais toutesremplies de fruits de margousiers ; cheveux auvent, je serais parti au combat, le corps gonflé depoches pleines de munitions ; les nuages noirss’amoncelleraient capricieusement et moi, jesourirais, les yeux mi-clos, la tête haute, le regardtourné vers le ciel où tournoieraient lesoiseaux et je lèverais lentement le bras dans leurdirection – enfant de la Chine rouge, tels étaientmes fantasmes d’héroïsme lyrique sortis toutdroit des images de propagande. Chez lespauvres, les rêves tournent vite au ridicule. Avecmes vêtements rapiécés et mon unique poche, je

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ressemblais plus à un petit mendiant qu’à unhéros de la révolution.

ChaussettesIl y a quarante ans, dans un village chinois,

mettre des chaussettes pour aller à l’école était unluxe aussi arrogant que de s’y rendre aujourd’huien Porsche.

Porter des chaussettes était une grandeaffaire. Ecrire à ce sujet l’est donc aussi. Pourl’aborder, il faut se plier à certaines conventionsdu récit épique et vous donner, comme toutauteur sérieux, quelques éléments de contexte.

En 1957, mon père fut étiqueté droitiste.L’année 1957 8 fut particulièrement intéressante– il fallait faire attention à chaque parole que l’onprononçait. Le moindre mot de travers – c’est-à-dire susceptible de déplaire à un cadre du Parti –vous attirait de gros ennuis, on devenait soudainun « méchant ». Il y avait tant de méchants qu’ilfallait trouver une manière innovante et créativede les désigner. C’est ainsi que surgit le nouveauconcept de « droitiste ».

Mon droitiste de père fut envoyé à lacampagne. Ma mère était du voyage. Elle étaitinstitutrice, elle n’avait rien dit qui déplaise auxdirigeants, du moins qu’ils aient entendu. Ellerestait donc une gauchiste, ce qui présentaitcertains avantages. Le principal étant que pour

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un travail identique, le gauchiste recevait vingt-quatre yuans par mois, alors que le droitisten’était pas payé. Vingt-quatre yuans, aujourd’huice n’est pas assez pour se payer un cappuccino.Mais à l’époque, ces vingt-quatre yuans plaçaientma mère dans la catégorie des « nantis ». J’étaisun gosse de riche.

Etre enfant de droitiste, quel manque dechance, mais ma situation matérielle était un peumoins désastreuse que celle des paysans. Dansl’histoire de l’humanité, il n’y a pas de conditionplus terrible que celle de la paysannerie chinoise.A ce malheur, s’ajoute celui du silence. Lespaysans chinois n’ont jamais eu les moyens deraconter leurs drames. Leurs millions de cadavresne sont que des statistiques. Leurs voix sontrestées absentes de l’histoire. Il faut les faireentendre.

Les enfants de nantis devaient avoir quelquesmarqueurs distinctifs. En hiver, ils portaient deschaussures de coton avec des chaussettes, cedrôle de petit bout de tissu qui recouvre le piedet la cheville.

J’avais en tout deux paires de chaussettes ennylon. Nous lavions le linge une fois parsemaine. C’était alors un tas de vêtements terri-blement sales. Comme tous les garçons, je trans-pirais beaucoup des pieds. Au bout de lapremière heure de classe, mes chaussettes étaientdéjà humides. A la fin de la journée, elles étaient

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complètement trempées, tout comme mes chaus-sures. Mon père, toujours perspicace, m’avaitconseillé de dormir sur mes chaussettes afin deles faire sécher avec la chaleur de mon corpspendant la nuit.

J’arrivais à enfiler des chaussettes sècheschaque matin, mais elles gardaient l’odeurnauséabonde de la transpiration de la veille. Etl’extrémité avait durci. Pendant la journée,lorsque mes pieds recommençaient à transpirer,le bout rigide ramollissait progressivement, deve-nant collant et visqueux. Au bout de sept jours,c’était un désastre. Sur une semaine, je n’appré-ciais mes chaussettes qu’un seul jour. Les sixautres, je les haïssais. C’était un calvaire. Ellesétaient glacées, humides, et sentaient affreuse-ment mauvais. Je mourais d’envie de les jeter aufeu et de les voir flamber.

Mais ma mère tenait absolument à ce que jeles porte. C’était sa fierté. Comme les ceintures,les chaussettes étaient à ses yeux indispensablespour être habillé « à l’occidentale ».

J’en profite pour vous parler aussi de meschaussures en coton. Bien que « gosse de riche »,je ne pouvais pas me permettre de réclamerchaque année une nouvelle paire. A l’approchedu Nouvel An, la torture des chaussures troppetites commençait. Pour régler le problème, j’au-rais pu porter mes chaussures comme des chaus-sons, en laissant dépasser le talon, mais il était

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impensable pour ma mère, femme si fière, delaisser son fils traîner des pieds. J’aurais eu l’aird’un « mauvais élève », disait-elle. Sa solutionétait de découdre partiellement les deux pansarrière de mes chaussures de coton. Je n’avaisplus mal aux pieds mais mon talon dépassait etj’avais tous les hivers des engelures terribles.

Inutile de s’apitoyer, tous les enfants de lacampagne avaient des engelures en hiver. Cen’était pas grave, tout rentrait dans l’ordre auprintemps. Mais pour moi qui portais des chaus-settes, c’était différent. Le soir, je devais retirertout doucement mes chaussettes pour les décolleren douceur de mes engelures. Si je faisais unmouvement trop rapide, je me retrouvais lespieds en sang.

C’était chaque soir une douleur atroce. Jen’étais pourtant pas douillet.

Mère, j’ai souffert pour que tu gardes tadignité de « femme riche du village ». Aujour-d’hui, quand mon fils évoque les « fils deriches », je lui dis qu’il n’a rien à leur envier. Jelui dis qu’on ne peut pas tout avoir et je lui parlede mes chaussettes, qui furent un véritablesupplice.

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Tiges de maïsJe n’ai jamais vu de canne à sucre dans mon

enfance, il n’en poussait pas dans notre région,mais le mot m’était familier. Pour évoquer avecemphase quelque chose que l’on aimait beau-coup, on disait souvent, « c’est encore plus sucréque la canne à sucre ». Le langage évolue dans unespace mystérieux, plus vaste que l’univers. Jepouvais connaître la canne à sucre sans en avoirjamais vu. Elle était même pour moi la mesuredu sucré. Ce mot avait une force incroyable, ilétait saturé. Il incarnait l’idéal de la douceur. Lespapilles de mon imagination s’en délectaient.

Les lectures de l’enfance sont si importantes ;elles permettent de construire un mondeinébranlable. On peut traverser l’océan avant del’avoir vu, écrit Zhang Ailing9.

« Encore plus sucré que la canne à sucre »,quelle belle image, quelle superbe exagération !« Toutes les métaphores sont boiteuses », disaitLénine. Il avait tort. En matière de langage, vouspouvez me faire confiance. C’est vaste etprofond, une métaphore, c’est aussi beau que lerêve éveillé d’un enfant.

Peu importait qu’il n’y eût pas de canne àsucre, le langage nous permettait d’en savourer. J’ailongtemps cru fort savants ceux qui connaissaient

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la douceur des tiges de maïs. « Plus sucrées quela canne à sucre », répétaient-ils. J’ai compris plustard qu’ils étaient surtout affamés. Leur ventrevide les avait conduits à dévorer des tiges demaïs. Un pauvre diable plongé dans la misèreétait un jour tombé par chance sur un maïs qui,n’ayant pas encore donné d’épi, gardait concen-trés toutes les vitamines et le sucre dans sa tige.Un goût merveilleux s’était répandu dans sabouche quand il l’avait goûtée. Une sensation quilui avait procuré un immense plaisir. Grâce àcette découverte, il avait survécu quand tous lesautres mouraient de faim. Juste avant de rendrel’âme, il avait confié à ses enfants son précieuxsecret. Des milliers d’années plus tard, ce secretétait arrivé à mes oreilles. Voilà comment unjeune garçon gringalet du nom de Bi Feiyu avaitun jour annoncé à ses intellectuels de parentsque les maïs qui n’avaient pas encore donnéd’épis étaient en fait des cannes à sucre.

La connaissance est en elle-même puissance 10.Elle permet aussi de satisfaire sa gourmandise.

Equipés d’une faucille, nous pénétrions dansdes champs de maïs bien plus hauts que nous.Nous rôdions au fond de cette forêt sombre etoppressante. Les larges feuilles, souples etcoupantes, nous lacéraient la peau. Chaque maïsqui n’avait pas encore donné d’épi était à nosyeux un ennemi japonais qu’il fallait abattre.Nous nous approchions des lignes adverses,

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prudents mais vaillants, avides d’accomplir notremission sacrée afin de satisfaire notre gourman-dise. Les voleurs de « canne à sucre » ressortaientdu champ ensanglantés, comme les soldats d’unrégiment héroïque après un terrible combat.

Bien souvent nos efforts étaient vains, cen’était pas le bon moment et nous revenionsbredouilles, défaits, dégoulinant de sueur et sansle moindre goût sucré au fond du gosier.

Laissant derrière nous un champ de bataillejonché de cadavres, le combat ne nous avaitapporté aucun plaisir. Deux ou trois jours plustard, à coup sûr, quelqu’un du village hurlerait :« Ah, les voyous ! Les goinfres ! Si je les attrape,je les égorge ! » Nos petits visages tout maigresresteraient impassibles. Nous garderions uncalme surprenant et ne réagirions pas auxinsultes. Nous étions une armée de l’ombre infil-trée parmi le peuple.

Lors de la récolte officielle, les choses sepassaient autrement. Les maïs étaient alignés surl’aire de battage et les enfants, de la terre et dusang autour de la bouche, se bousculaient, impa-tients de manger le plus de tiges possible. Lesadultes se montraient bienveillants et généreux.Lorsqu’ils trouvaient une « canne à sucre », ils lagoûtaient et s’écriaient : « Que c’est bon, plussucré que la canne à sucre ! » Puis ils tendaient la« canne » dégoulinante de salive à l’enfant qui setrouvait près d’eux.

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Pour une histoire de canne à sucre, une jeunemariée était devenue très impopulaire l’été de sonarrivée dans notre village. On l’avait vue traîner songros ventre, tenant d’une main un panier rempli de« cannes à sucre », de l’autre un banc. Elle cherchaitun endroit pour prendre le frais. Elle finit par seposer dans une petite ruelle ombragée. A califour-chon sur son banc avec ses grosses cuisses, elle semit à mâchouiller ses bâtons de canne à sucre lesuns après les autres, sans s’arrêter. A peine avait-ellefini une tige qu’elle en prenait une autre. Plantés àcôté d’elle, nous n’arrêtions pas de la regarder. Sanshâte, toute à son aise, satisfaite et indifférente, ellecontinuait son festin. Elle dévora ainsi un panierentier de cannes à sucre.

Le soir même, on la surnomma la « vieillebouffeuse ». On la détestait, on ne la voulait paschez nous.

Nous ne pouvions pas comprendre unefemme enceinte sous-alimentée qui tentaitsimplement d’accumuler des réserves pour sonenfant à venir en comptant sur les bienfaits de la« canne à sucre ». Cette obsession la rendaitaveugle. Elle ne s’apercevait même pas qu’ungroupe de gamins affamés l’entourait. Seuls exis-taient son gros ventre et son futur bébé.

Enfant, je rêvais de construire une grandemaison avec trois vastes pièces remplies de cannesà sucre. Chaque jour, au lever du soleil, je m’assié-rais sur le pas de la porte et je commencerais à

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dévorer mes cannes ; je les dévorerais jusqu’à lafin du jour, jusqu’à ce qu’un soleil rouge sangdisparaisse à l’horizon. Telle était mon ambition.L’insatisfaite voracité de mon enfance a grandiavec moi. Impétueuse salive blessée, qu’il a falluà chaque fois ravaler. C’est mon plus grandsecret.

TangyuanJe ne me souviens plus en quelle occasion, j’ai

un jour eu la chance d’avoir un bol de tangyuan.On m’avait servi quatre boulettes de riz gluant,puis quelqu’un m’en avait donné quatre autres. Jeles ai toutes dévorées. Estimant que c’était beau-coup pour un enfant de mon âge, ma mère adécrété ce jour-là que son fils « adorait lestangyuan » et elle racontait à l’envi que j’en avaismangé huit d’un coup.

J’ai bientôt cinquante ans et elle est toujoursconvaincue que son fils adore les tangyuan. Envérité, je ne les aime pas du tout. Mais à l’époquela question ne se posait pas. L’unique préoccupa-tion était de savoir s’il y avait quelque chose à semettre sous la dent. Quand c’était le cas, onmangeait jusqu’à la dernière miette.

Je n’ai pas dit à ma mère que ces huitboulettes de riz gluant m’avaient rendu malade.J’avais honte. Tous les enfants les auraient dévo-rées comme moi s’ils en avaient eu l’occasion.

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Cette histoire est restée gravée dans mamémoire, car les tangyuan faisaient partie des« bonnes choses », qui étaient très rares. « Chienfamélique se souvient mille ans de la merde dontil s’est régalé », était l’expression favorite de monpère en la matière. Ces boulettes de riz gluant, jeles ai mangées il y a plus de quarante ans et jem’en souviens encore.

Que dire d’autre sur le sujet ?Les jours fastes, lorsque « quelque chose de

bon » se préparait dans une maison, il était trèsmal vu de se cacher pour s’enfiler en douce unpetit festin. C’était à coup sûr s’attirer le méprisde tout le village. Si vous vous demandezcomment il était possible de savoir ce que cuisi-naient les voisins, c’est que vous n’avez jamaisconnu la faim. Vous ne savez pas que la faimaltère les sens et décuple l’odorat, qui en devientexacerbé, déchaîné comme un chien enragé. Onarrivait à sentir l’odeur d’un ragoût de porc quimijotait à l’autre bout du village.

Il fallait l’accompagner de chou, carottes outaro en quantité, afin de pouvoir en offrir un bolà tous les voisins, oncles et cousins ; on ajoutaitun petit bout de viande pour décorer.

Les gens de la campagne ne sont pas moinségoïstes ou méchants que les autres, mais ils ontleurs coutumes et leurs habitudes, ces forcesd’inertie de l’esprit, qui les faisaient penser auxautres quand ils avaient quelque chose de bon.

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C’était normal. Les « autres » englobaient aussiceux qui venaient d’ailleurs, comme nous.

Je ne peux m’empêcher de citer une foisencore, comme je le fais souvent, cette chansonpopulaire russe dont la mélodie a inspiré l’An-dante cantabile de Tchaïkovski :

Vania assis sur son divan,Une bouteille à la main,Vania assis sur son divan,Son verre à la mainAvant de le remplirVania fait venir Katinka.

La mélodie m’est familière depuis longtemps,mais je n’ai découvert les paroles qu’à l’hiver1987. C’était ma dernière année d’université,j’étais seul dans mon dortoir. A peine avais-je lula dernière phrase que j’ai fondu en larmes. Jen’avais pas besoin de rechercher bien loin dansmes souvenirs. Le passé, encore tout frais dansma mémoire, resurgissait. En ces temps si durs etsi cruels, en ces temps de révolution, certainestraditions rurales, douces et grandioses, avaientrésisté au milieu des horreurs et des souffrances.Les villages étaient remplis de Vania et deKatinka. J’ai quitté la campagne sans avoir eu letemps de devenir à mon tour un Vania. J’ai unedette envers tous les Vania.

Cette pratique du partage, qui déclinait déjàlargement, a fini par disparaître complètement.

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Dans un système violent, le meilleur de la tradi-tion est anéanti.

Qu’est devenu le partage ?La charité, ce n’est pas de lancer un os à un

chien, c’est de le partager avec lui 11.J’ai découvert cette phrase de Jack London

dans la bibliothèque de l’école normale deYangzhou lorsque j’étais étudiant. Elle est ancréedans ma chair. Elle dit l’essence du partage. Elledit la bonté du partage.

Avec cette phrase de Jack London, j’ai comprisle sens du mot « partage », le plus important detous. Ce mot qui permet à un enfant de grandir.Un enfant qui rêvait de faire des réserves decanne à sucre à son unique usage et de lesdévorer tout seul de l’aube à la tombée de la nuit.

Si un jour il ne me reste plus rien, je tiendraiencore debout, non par grandeur, je n’en aiaucune, mais parce que tant de personnes m’ontoffert leur os en partage. Je veux poursuivre leurgeste et le transmettre.

Je rêve que le « partage » devienne le mot leplus utilisé de la langue chinoise. Je rêve de levoir agir au cœur de nos vies.

FèvesLes fèves sont surtout cultivées dans le sud de

la Chine. Elles ne constituent pas un aliment debase ; elles sont utilisées pour les sauces ou la

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fabrication de vermicelles. Durs et cassants, cesderniers sont peu appréciés. On leur préfère lesvermicelles de farine de pomme de terre, longs etrésistants. La longueur d’un vermicelle estprimordiale pour le plaisir qu’il procure enbouche.

La culture de la fève était peu répandue. Lespaysans consacraient des parcelles entières auxproductions « sérieuses », comme le blé, l’orge oule riz. Les fèves étaient cultivées dans des zonesmarginales et difficiles d’accès, le long desdiguettes ou des rivières. Leur faible quantité lesrendait précieuses, presque un produit de luxe.Les fèves d’arhat 12 ravissaient les enfants. Nousenfilions sur un fil de fer les graines bouilliespour les manger en collier ; la salle de classe seremplissait de disciples de Bouddha.

Croustillantes et parfumées, les fèves sautéesétaient les meilleures. Elles avaient pour uniquedéfaut d’être un peu dures. Mais les enfants ontde bonnes dents. En dehors du Nouvel An, lesoccasions d’en manger étaient rares.

J’ai un souvenir de fèves que je n’oublieraijamais. Je veux vous le raconter.

En 1964, l’année de ma naissance au villagedes Yang, la situation de mon père s’était déjàbeaucoup améliorée, il avait le droit d’exercercomme instituteur suppléant à l’école où ensei-gnait ma mère. La vieille femme qui venait nousgarder à la maison pendant que mes parents

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travaillaient devint ma « grand-mère ». Je passaisbeaucoup plus de temps avec elle qu’avec eux.

En 1969, l’année de mes cinq ans, mes parentsfurent mutés au village de Luwang. Ma grand-mère ne partit pas avec nous et c’est alors seule-ment que je compris qu’elle n’était pas ma véri-table grand-mère.

En 1975, l’année de mes onze ans, mesparents furent mutés beaucoup plus loin, aubourg de Zhongbao. Aujourd’hui, par l’autoroute,c’est à moins d’une heure du village des Yang ; àl’époque, dans cette région de cours d’eau oùnous circulions en barque, c’était un long voyage.Même avec une petite embarcation à moteur, ilfallait une bonne journée pour y aller. Avant ledépart, je retournai au village des Yang rendrevisite à ma grand-mère.

« Je sais que vous partez », dit-elle dès monarrivée.

Elle était heureuse que je sois revenu la voir.Elle trouvait que j’avais beaucoup changé etdisait que j’étais un grand garçon maintenant.Elle se mit à déverser un flot de paroles ens’adressant au portrait de son mari accroché aumur. Elle était veuve depuis très peu de temps.Elle affectait un air joyeux mais je sentais qu’elleen avait gros sur le cœur et qu’elle faisait beau-coup d’efforts pour montrer un visage souriant.J’étais oppressé et je n’arrivais pas à prononcerun mot. Elle me parlait de la maladie de son mari

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en essayant d’afficher une certaine désinvolture.« De toute façon, il faut bien mourir un jour »,disait-elle. Mais elle n’arrivait pas à se pardonnerde l’avoir laissé partir sans lui donner un bonrepas.

« Y avait rien à la maison », répétait-elle.Ce jour-là, j’ai compris que les morts tourmen-

tent les vivants et continuent d’exister à traversleur douleur. Grand-mère se torturait de n’avoirpu donner à son mari quelque chose de bon àmanger pour son dernier repas. Comme je venaisdire au revoir, elle voulut que j’accomplisse unrite. Elle me fit déposer un peu de gratin de rizbrûlé devant le portrait de grand-père. Pourmontrer ma piété filiale, je devais lui offrir de lanourriture, disait-elle. En regardant la petiteportion de riz, elle dit en riant :

« Ah ben, ça peut pas mâcher, les morts. »Sa petite-fille, à l’époque encore bébé, dormait

dans un berceau à côté de nous. Plus tard, ellem’a dit que sa grand-mère lui avait raconté lascène.

A l’approche du soir, grand-mère me dit qu’ilne fallait pas que je tarde à rentrer. Elle voulaitme donner quelque chose ; elle hésitait ; elle étaittrès pauvre. Elle pensa d’abord à des œufs. Elleles avait en main lorsqu’elle changea d’avis, crai-gnant que je ne les casse en route. Elle disait quece n’était pas pratique à transporter. Elle lesreposa et attrapa une fourche pour décrocher un

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panier suspendu à une poutre. Il était rempli defèves. Elle me demanda de l’aider à allumer unfeu. Elle avait décidé de me préparer des fèvessautées. Plus tard seulement je compris à quelpoint ces fèves étaient précieuses : ma grand-mère les avait accumulées à grand-peine, une àune, pour les planter l’année suivante – on accro-chait aux poutres les fèves que l’on destinait auxsemences. Elle fit refroidir les fèves bouillantesdans une pelle qu’elle agita un bon moment. Elleme demanda d’enlever ma veste et prit du fil etune aiguille. Elle cousit chacune des manchespour en fermer le poignet. Elle avait ainsi deuxgrandes poches pour y glisser les fèves. Elle mitla veste sur mes épaules. Les manches formaientdeux colonnes bien droites qui retombaient surma poitrine. Elle me caressa la tête pendant unmoment et finit par dire :

« Allez, vas-y, mon petit, sois bien sage. »C’était la première fois que j’avais autant de

fèves. Elles étaient toutes pour moi. J’étaiscomme un fou sur le chemin du retour. Enmarchant, je mangeai les fèves encore chaudes.J’en mangeai tellement que je m’arrêtai souventpour boire à la rivière. Je laissai derrière moi levillage des Yang et ma grand-mère. Le souvenirde cette visite me bouleverse chaque fois que j’yrepense. Je regrette de n’avoir pas compris, duhaut de mes onze ans, ce qu’il s’y jouait. « QueDieu pardonne à la jeunesse », dit un proverbe

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occidental. Tout le monde peut pardonner à lajeunesse, sauf l’adulte que l’on est devenu.

En 1986, alors étudiant à l’université deYangzhou, j’ai reçu une lettre de mon père m’an-nonçant que la fille de ma grand-mère, que j’ap-pelais « tante », était morte. Elle avait avalé despesticides. Je me suis rendu immédiatement auvillage des Yang. J’avais vingt-deux ans et celafaisait onze ans que je n’étais pas retourné voirma grand-mère. J’ai honte d’avouer que j’avaispresque oublié cette vieille femme. La nuit, j’yrepensais parfois, mais au matin son image s’ef-façait. Elle m’a reconnu immédiatement. En laretrouvant, j’ai réalisé qu’elle était toute petite.Elle voulait absolument me caresser la tête et jedevais me baisser. Elle ne semblait pas effondrée,comme je l’avais imaginé, ce qui m’a soulagé. Jeme suis un peu détendu. « Elle ne voulait plusvivre, la fillette », a-t-elle dit seulement.

Elle est morte peu de temps après. Elle n’enpouvait plus, elle avait trop de chagrin. Elle n’avaitjamais montré sa souffrance, surtout à ses proches.Elle était de ceux qui absorbent la douleur desautres et ne font jamais partager la leur.

En 1989, j’ai revu sa petite-fille qui était venuefaire ses études à Nankin.

« Tes cheveux sont très doux, m’a-t-elle confié.— Pourquoi tu dis ça ?— Grand-mère me l’a dit. Elle parlait tout le

temps de toi, jusqu’à sa mort. »

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J’étais bouleversé. Elle avait tant pensé à moi,j’avais si peu pensé à elle. Il en avait été ainsiavec ma grand-mère.

Les fèves sont devenues mon plat préféré.Je ne connais pas ma grand-mère biologique.

Même mon père ne sait pas qui est sa mère. Je nem’en souciais pas, j’aurais tant voulu que magrand-mère d’adoption fût ma véritable grand-mère et que mon père fût son véritable fils.

INTÉRIEURS

TempleJ’ai vécu mes premières années dans une

maison étrangement haute et spacieuse. Untemple.

A ma naissance, ma mère était institutrice auvillage des Yang, très pauvre et dépourvu d’école.Le temple avait été réquisitionné pour en tenirlieu – c’était une pratique assez courante, il fallaitse débarrasser de la religion et des superstitions.

Mes souvenirs du temple sont assez vagues,j’étais très jeune. Il m’est resté une sensationprofonde d’espace et de hauteur.

J’ai une mémoire excellente et quand je voismon père, ce qui arrive assez rarement, c’est unecause de dispute. Il affirme que je ne peux pas

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me souvenir de choses aussi anciennes. Heureu-sement, ma mère intervient pour confirmer lessouvenirs que j’évoque et mon père, taciturne,tente de lutter contre ses pertes de mémoire.

L’école du village se limitait à une classe àplusieurs niveaux. Les enfants, assis au centre dutemple face au tableau noir, étaient répartis entrois rangées. Je me souviens de ma mère trèsoccupée, sautant d’un rang, d’un niveau et d’unematière à l’autre, enseignant à la fois le chinois,les mathématiques et le chant.

Elle était autoritaire et les élèves la crai-gnaient. J’ai vu beaucoup d’instituteurs decampagne trop doux, débordés par des élèves quiles faisaient pleurer. Ma mère tenait sa classe etétait un très bon professeur. Ses élèves s’ensouviennent encore.

Ses cours étaient vivants. Sa voix, claire, belleet sonore lui permettait de se faire entendre dansla vaste salle du temple où piaillaient lesmoineaux réfugiés dans les poutres du plafond.

Ce que nous appelions notre « maison » étaitun petit recoin du temple. Il y faisait toujourstrès sombre. La nuit tombée, c’était en revanchele seul endroit éclairé, le reste du temple étantplongé dans l’obscurité. Nous n’avions qu’uneminuscule lampe à huile qui diffusait une trèsfaible lumière jaune ; elle éclairait difficilementnotre petite table et le chevet du lit à la fois. Nousavions l’impression d’être engloutis au cœur

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d’une nuit sans étoiles, épaisse et noire. Un noirabsolu et infini qui enveloppait tout. Pas de vent,pas de pluie, pas un bruit. Pour un tout jeuneenfant qui commençait à prendre conscience dumonde, c’était sinistre.

Les oiseaux atténuaient l’austérité du bâti-ment. Le toit était envahi par les moineaux quipépiaient dès l’aube. Lorsque ma mère se levait etpoussait, dans un grand fracas, la lourde porte dutemple, tous les oiseaux se précipitaient dehorsen gazouillant et le silence régnait soudain dansle temple. C’est ainsi que nos journées commen-çaient.

Le chant des oiseaux ou plutôt le vacarme desmoineaux qui me réveillait tous les matins estmon premier souvenir.

En 1983, j’ai quitté Xinghua pour Yangzhou.En visitant Pingshan, j’ai remis pour la premièrefois les pieds dans un temple. Tous mes souve-nirs ont resurgi. Attiré par le bois épais et l’odeurde l’encens, je me suis senti apaisé. Les boud-dhistes diraient que c’est mon karma ; dix-neufans plus tôt, j’avais vécu dans un temple.

Je ne suis pas bouddhiste mais j’aime lestemples. Je m’y sens bien. J’inhale les effluvesd’encens, ma respiration se fait longue etprofonde, je rassemble toutes les parties de moncorps.

Je ne suis pas bouddhiste, mais dans untemple, je joins les mains pour prier. C’est un

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moment de paix, c’est une méditation, c’est unecélébration.

Dans un temple, je suis heureux ; c’est haut,c’est grand, c’est vaste.

Maisons de pailleAprès avoir vécu dans un temple, j’ai passé

mon enfance dans des maisons de paille.La maison de paille est un habitat étrange-

ment proche de la nature, construite parl’homme mais engendrée par la terre.

Les murs de briques en terre crue étaientdépourvus de fenêtres et recouverts de paille. Desconstructions très primitives, composées unique-ment de glaise, de paille et de bois.

N’ayant pas les moyens d’en acheter, nousfabriquions nous-mêmes les briques.

C’est au fond des rivières que nous trouvionsl’argile visqueuse dont nous avions besoin. Ilfallait la laisser fermenter dans de grandes fossespour qu’elle devienne encore plus collante. Nousajoutions de la paille de blé ou de riz pour la soli-difier.

Nous coulions le mélange dans des moules enbois et en ressortions nos briques presque prêtes.

L’opération était assez simple mais il fallaitun certain savoir-faire. La condition de la réussiteétait la patience, indispensable pour obtenir desbriques de terre résistantes et solides. Une fois

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démoulées, il ne fallait pas les faire sécher ausoleil, mais les recouvrir d’herbes et laisser levent et le temps absorber leur humidité.

Une fois les murs de briques montés, il fallaitles enduire d’une fine couche de glaise que nousétalions directement avec la main. Puis nous lesrecouvrions d’un revêtement de paille tissée quiles protégeait de la pluie.

La résistance limitée des briques en terre cruene permettant pas de construire de grands murs,les maisons de paille étaient toujours petites etsans fenêtres.

Solides et ne se décomposant pas facilement,les joncs étaient très adaptés à ces maisons. Onpouvait aussi utiliser de la paille de blé. Cylin-drique et creuse, elle était parfaite en cas depluie.

Toutes neuves, les maisons de paille étaientmagnifiques. D’un jaune d’or éclatant, elles étin-celaient sous les rayons du soleil. Au bout de sixmois à peine, le toit noircissait et leur déclincommençait. C’était souvent le moment où s’ar-rondissait le ventre de la jeune mariée qui y habi-tait.

Je préférais les maisons un peu anciennes,lorsque la nature avait commencé à reprendre sesdroits et que se développait un écosystèmepassionnant et grouillant d’animaux.

Il y avait d’abord les hirondelles. Les paysans,croyant qu’elles portaient chance, installaient des

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petits nids sur la poutre maîtresse du plafondpour les y accueillir. Je n’ai jamais constaté queles hirondelles aient apporté la moindre prospé-rité dans ces maisons, mais j’aime voir dans cettesuperstition une bienveillance paysanne, offrantaux oiseaux un abri contre le vent et la pluie.

Il y avait aussi les moineaux. Moins nobles etmoins séduisants que les hirondelles avec leurbel habit à queue, ils n’osaient pas pénétrer à l’in-térieur et s’installaient sur le toit.

Les chauves-souris restaient un mystère.Personne ne repérait où elles se cachaient. Ellessurgissaient sournoisement au milieu de la nuiten traçant des courbes étranges. Les adultesdisaient qu’il suffisait de lancer en l’air unechaussure pour en attraper. Nous tentions notrechance chaque nuit avec nos chaussures sales etpuantes. Elles retombaient désespérément vides.Nos échecs répétés n’ont cependant jamaisentamé notre enthousiasme pour ce jeu.

Les abeilles logeaient aussi dans les maisonsde paille. Avec leur bouche minuscule, ellescreusaient un petit trou dans le mur et se glis-saient à l’intérieur. Lorsqu’on se postait devant,elles vous fixaient de leurs petits yeux affolés.J’adorais les attirer hors de leur cachette. Je lestitillais d’un brin d’herbe pour les faire sortir etavant qu’elles aient pu s’envoler, je plaquais legoulot d’un petit bocal à l’entrée du trou et je lescapturais.

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Les araignées étaient gage de bonne fortune.On les appelait les « bêtes du bonheur ». Ellesétaient nombreuses et il fallait faire attention àne pas les écraser. On les voyait parfois tisser leurtoile. Ce processus, totalement silencieux, estfascinant. Fabriqué dans l’abdomen puis éjectéaprès être passé par fusules et filières, le fil estune sorte d’excrément qui permettra à l’araignéed’assurer sa subsistance. Seul être de l’universqui doit sa survie à ses orifices et à ses déjections,l’araignée accomplit la plus grandiose des perfor-mances artistiques.

A la fin de l’automne, les maisons de pailleétaient envahies de grillons ququ qui s’instal-laient au pied des murs. Leur chant était magni-fique. Nos oreilles entraînées étaient sensibles àtoutes les nuances. Il est très difficile d’approcherun grillon. Dès qu’il sent une présence, il se tait.Il fallait rester longtemps accroupi et silencieuxpour réussir à les voir.

Il y avait une autre espèce d’orthoptère auchant plus sonore et de taille plus grande que legrillon, que l’on appelait le youhulu et qui avaittrois cerques. Très peu de personnes le distin-guent du grillon.

La maison de paille était aussi le paradis dumonde végétal. Des champignons poussaient surles chevrons de l’avant-toit, des plants de blésortaient des murs et le colza déployait fièrementses belles fleurs jaune d’or.

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