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CORPS - Données anthropologiques Pour la culture technologico-scientifique occidentale, le corps humain est un objet dont la réalité matérielle doit être pensée d’une façon indépendante des représentations sociales. En vertu de la longue tradition de la séparation de l’âme et du corps, ce dernier ressort du domaine de la connaissance objective, tandis que l’appréhension du psychisme serait soumise à la fluctuation des représentations. Or, les travaux anthropologiques ont décrit l’extrême variabilité, des conceptions du corps, de son traitement social, de sa relation avec autrui et avec le monde. Pour les sociétés « traditionnelles », le corps est l’un des éléments constitutifs de la « personne », au sens ethnologique, soit les différents systèmes de représentations de l’être humain, recouvrant, outre le corps, les « âmes » et les « principes » de l’être. Quand on considère ainsi le corps comme un élément parmi d’autres au sein de systèmes symboliques variables, comme participant à l’édification d’une personne sociale, d’un membre conforme à l’image que son groupe institue comme normale, on se trouve dans une perspective radicalement différente de celle des conceptions

Données Athropologiques de E.U

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Pour la culture technologico-scientifique occidentale, le corps humain est un objet dont la réalité matérielle doit être pensée d’une façon indépendante des représentations sociales. En vertu de la longue tradition de la séparation de l’âme et du corps, ce dernier ressort du domaine de la connaissance objective, tandis que l’appréhension du psychisme serait soumise à la fluctuation des représentations. Or, les travaux anthropologiques ont décrit l’extrême variabilité, des conceptions du corps, de son traitement social, de sa relation avec autrui et avec le monde.

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CORPS - Données anthropologiques

Pour la culture technologico-scientifique occidentale, le corps humain est un objet dont la

réalité matérielle doit être pensée d’une façon indépendante des représentations sociales. En

vertu de la longue tradition de la séparation de l’âme et du corps, ce dernier ressort du

domaine de la connaissance objective, tandis que l’appréhension du psychisme serait

soumise à la fluctuation des représentations. Or, les travaux anthropologiques ont décrit

l’extrême variabilité, des conceptions du corps, de son traitement social, de sa relation avec

autrui et avec le monde.

Pour les sociétés « traditionnelles », le corps est l’un des éléments constitutifs de la

« personne », au sens ethnologique, soit les différents systèmes de représentations de l’être

humain, recouvrant, outre le corps, les « âmes » et les « principes » de l’être. Quand on

considère ainsi le corps comme un élément parmi d’autres au sein de systèmes symboliques

variables, comme participant à l’édification d’une personne sociale, d’un membre conforme

à l’image que son groupe institue comme normale, on se trouve dans une perspective

radicalement différente de celle des conceptions modernes, pour qui le corps est une totalité

autonome.

La pensée biologique

Toute société élabore un savoir sur les modalités de sa propre reproduction, une pensée

« biologique » qui s’exprime dans des conceptions de l’hérédité et de la composition du

corps. Ainsi, de nombreuses sociétés de l’Ouest africain considèrent que le garçon est la

réincarnation d’un grand-père défunt, dont il est censé posséder certains traits physiologiques

ou psychiques. D’autres ancêtres, ou bien des puissances extra-humaines (« génies »

tutélaires), peuvent aussi intervenir dans l’édification du corps d’un nouveau-né et, tout en le

plaçant dans la chaîne filiative des vivants et des morts, marquer sa singularité. Certaines

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anomalies corporelles, par exemple, sont le signe d’un choix de la part d’une entité

surnaturelle et détermineront le devenir social de l’individu durant sa vie entière : il peut être

appelé à remplir des fonctions spéciales (sacrificateur, gardien du culte de la puissance qui

l’a désigné, etc.). Il est assez fréquent que, comme chez les Lobi du Burkina Faso ou chez les

Senoufo de Côte-d’Ivoire, certains enfants soient considérés comme étant des « revenants »,

la réincarnation d’enfants antérieurement décédés : on donne le nom de « celui qui revient »

à un enfant qui naît à la suite d’une série d’enfants mort-nés ou morts en bas âge. C’est, en

effet, lors de la naissance que s’exprime de façon privilégiée cette pensée biologique où

s’articulent hérédité réelle et hérédité sociale. Aussi la naissance est-elle généralement

entourée de procédures rituelles dont certaines visent à spécifier les composantes exactes du

nouvel arrivant. Les devins jouent alors un rôle important pour discerner les forces qui

concourent à façonner le nouvel individu et pour déterminer le nom qui lui est approprié. Le

nom est en effet un élément essentiel de la personne et se trouve indissolublement lié au

devenir de celle-ci. Il arrive souvent que la nécessité de le modifier soit l’une des mesures

principales à prendre lors du traitement d’un enfant malade, une fois qu’un devin a pu

détecter la ou les puissances qui sont à l’origine des troubles (dans le cas où il s’agit, par

exemple, de puissances animales, la guérison est attendue de l’imposition du zoonyme à

l’enfant).

En ce qui concerne la composition du corps physiologique, l’estimation du rôle joué par

les parents est soumise à d’importantes variations : selon l’organisation sociale et le système

de parenté (patrilinéaire, matrilinéaire ou indifférenciée), la contribution du père et celle de la

mère peuvent être évaluées d’après deux extrêmes, la transmission de ses propres caractères

à l’enfant se trouvant complètement déniée tantôt à l’un tantôt à l’autre des deux géniteurs.

Entre ces deux pôles, certains éléments (sang, chair, os, par exemple) propres au père ou à la

mère sont différenciés et regardés comme participant séparément à l’édification du corps de

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l’enfant. Chez les Samo du Burkina Faso, le corps de l’enfant, surtout sa chair, lui est fourni

par la mère, son sang par le père. Dans certaines sociétés, la mère est réduite à un simple

réceptacle. Il semblerait que, dans les sociétés unilinéaires où la filiation socio-juridique est

établie soit en ligne masculine, soit en ligne utérine, la fonction génésique du sexe exclu de

cette filiation soit survalorisée dans une sorte de mécanisme symbolique compensatoire.

Le corps, par ailleurs, n’est pas nécessairement une donnée définitive : il arrive en Afrique

que sorciers ou guérisseurs soient réputés pouvoir se transformer en animaux à leur gré ;

dans de multiples récits, les chasseurs racontent, par exemple, que, comme ils abattaient une

bête en brousse, quelqu’un est mort subitement au village – ce qui correspond au thème du

lycanthrope familier aux récits populaires occidentaux.

Les représentations anatomiques

Les représentations portant sur la connaissance anatomique du corps sont, elles aussi,

socialement codées. Plus généralement, les conceptions du rapport entre l’intérieur et

l’extérieur du corps, la notion de frontières du corps varient sensiblement selon les sociétés.

Pour les sociétés traditionnelles, la connaissance des organes et des fonctions physiologiques

n’a de valeur que par son insertion dans la totalité sociale. Il ne s’agit pas là d’une incapacité

à élaborer un savoir rationnel sur les fonctions physiologiques. Au contraire, un tel savoir est

toujours en congruence avec la production intellectuelle d’une formation sociale donnée. En

bref, l’état des connaissances est subordonné à la pertinence ou non de certains concepts dans

une société donnée. La Chine, par exemple, n’a en fait pas pratiqué d’autopsie pendant deux

millénaires, car une telle intervention ne s’intégrait pas dans les représentations chinoises du

corps et ne correspondait pas à une nécessité logique. De même, pour les sociétés africaines,

la connaissance anatomique est immédiatement reliée aux conceptions de la personne, de la

mort, de la sorcellerie, etc. Ainsi, les Dogon du Mali considèrent que la formation de l’enfant

dans la matrice commence par celle du crâne et des clavicules, celles-ci constituant le

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système de suspension de l’ensemble du squelette. De telles images ne peuvent être

comprises que dans leurs correspondances avec les systèmes mythiques et symboliques

complexes qui rendent compte de la fondation et de l’organisation du monde dogon : les

deux clavicules contiennent, en effet, les symboles des huit graines primordiales formées par

le Créateur au début de la genèse, et renvoient à l’agriculture, aux plantes cultivées, à la vie.

Il en est de même dans des sociétés non africaines telles que les Canaques de Mélanésie

étudiés par Maurice Leenhardt, pour lesquels les définitions du corps expriment le rapport de

l’homme avec le monde qui l’entoure, en particulier avec le monde végétal : les viscères

tiennent une place à part par rapport à la peau, aux chairs, aux os, car ils relèvent du domaine

de l’émotivité ; chacun de leurs éléments portant des noms d’arbres, ils procèdent du règne

végétal – ce qui correspond aux conceptions mythiques des Canaques, selon lesquelles il y a

entre l’homme et l’arbre identité de structure et de substance.

D’autres exemples pourraient illustrer cette corrélation, caractéristique d’un si grand

nombre de conceptions traditionnelles, d’une vue anthropomorphique du monde et d’une vue

cosmologique du corps. Les frontières qui délimitent l’identité personnelle et le monde

extérieur paraissent ici bien différentes de ce qu’elles sont dans les sociétés occidentales,

imprégnées par le savoir de la biomédecine moderne. Pour les Bambara du Mali, la structure

anatomique est en intime correspondance avec les cycles astronomiques : une très riche

élaboration symbolique fait correspondre les trente-trois segments qui représentent

graphiquement l’enfantement aux trente-trois pièces osseuses de la colonne vertébrale et aux

trente-trois années lunaires au terme desquelles il y a coïncidence entre calendrier solaire et

calendrier lunaire.

Ce savoir anatomique est en connexion directe non seulement avec l’organisation

cosmologique, mais aussi avec l’état des rapports sociaux, ce qui s’exprime en particulier à

propos des phénomènes de sorcellerie. Dans certaines sociétés africaines, lors des funérailles

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d’un individu soupçonné d’être un sorcier, une autopsie du défunt est pratiquée afin de

repérer la substance (présente dans le foie, la vésicule biliaire, les intestins, par exemple) que

son corps ne peut manquer de recéler s’il s’agit vraiment d’un sorcier. Dans la sorcellerie de

type héréditaire, tout sorcier est réputé renfermer cette substance-signe qui stigmatise son

possesseur involontaire, fait partie intégrante de son corps et grandit avec lui.

Surface corporelle et statut social

La surface externe du corps humain est aussi l’objet d’une évaluation sociale variable. Au-

delà des systèmes esthétiques propres à une stratification sociale donnée, il existe

universellement une pensée de la conformité corporelle, qui sépare le normal de l’anormal,

les « membres » du groupe des « étrangers ». La sémiologie de l’appartenance sociale revêt

ainsi des formes variées, qui consistent fréquemment en un marquage tégumentaire : pour

être socialement approuvés, les corps sont « retravaillés ». La capacité (au sens juridique)

d’occuper certains statuts ou de remplir certains rôles, sexuels par exemple, ne s’effectue

qu’au prix de l’exhibition d’un corps immédiatement signifiant, laquelle permet de situer

d’emblée l’appartenance ethnique ou la position sociale d’un individu. Afin de différencier

« Nous » et « Eux », de nombreuses sociétés pratiquent le marquage ethnique : peintures

corporelles dans les sociétés sud-américaines, tatouages et scarifications dans les sociétés

africaines, procédés qui peuvent coexister avec diverses mutilations (avulsion dentaire,

ablation d’un doigt, etc.). Un tel système de signes, dont le code est connu de tous, permet à

chacun d’identifier par le regard tout individu rencontré.

À l’intérieur d’une même société, il arrive que la hiérarchie sociale soit doublée d’un

système de marquage qui distingue les statuts inégaux, les individus appartenant à des castes,

etc. Ce système peut servir aussi à souligner la différenciation sexuelle (les femmes portent,

par exemple, des scarifications ou tatouages qui leur sont propres) ou l’appartenance à une

classe d’âge (le passage à une tranche d’âge supérieure, toujours corrélative d’un

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changement de statut – par exemple celui d’adulte ou de femme mariée –, est accentué par

des marques sur le visage, le torse, etc.).

Une place à part doit être réservée aux mutilations sexuelles prescrites pour l’ensemble

d’un sexe, telles que la circoncision masculine et l’excision (ou clitoridectomie) féminine.

Ces pratiques, largement répandues en Afrique, où elles constituent parfois de très

importants rituels intéressant toute une génération d’adolescents ou des individus, visent à

parachever l’appartenance sociale, à compléter l’identité sexuelle d’enfants souvent

considérés comme inachevés et à marquer symboliquement l’accès au statut d’adulte (par

exemple, à la possibilité d’avoir des relations sexuelles). Dans les grands rituels de

circoncision, comme chez les Ndembu de Zambie étudiés par Victor Turner, on retrouve la

prégnance du symbolisme et des croyances concernant le monde et la personne qu’on a

évoqués plus haut. La mutilation corporelle que comporte la circoncision ne prend tout son

sens que par la place qu’elle occupe dans de complexes constructions symboliques où se

correspondent les règnes humain, animal, végétal, les couleurs fondamentales, etc. Elle est le

lieu privilégié de l’articulation entre le corps pris dans sa matérialité et l’organisation

symbolique et sociale propre à tout groupe. Ainsi, la circoncision ndembu doit être

interprétée en fonction du système matrilinéaire qui régit dans ce cas les rapports de parenté

et à l’aide de catégories telles que le cru et le cuit, le pur et l’impur, le blanc, le rouge et le

noir associés à des éléments organiques (sang et semence), à certains arbres à haute charge

symbolique (comme celui qui sécrète le latex) ; plus généralement, le rite se comprend ici à

partir de l’ensemble des conceptions locales qui rendent compte de la santé et de la maladie.

Par là, le jeune Ndembu quitte le monde de l’enfance « impure » et celui de la féminité (le

monde de sa mère et sa propre part de féminité que symbolise le prépuce) pour le statut

d’homme adulte. Comme l’explique V. Turner, qui y a consacré de nombreux travaux, c’est

l’ensemble de la structure sociale ndembu qui se manifeste dans le champ rituel (ou

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« situation ») de la circoncision.

Les techniques du corps

Les modalités dynamiques du corps – gestes, déplacements – sont étroitement dépendantes

du contexte culturel. Marcel Mauss, l’un des premiers sociologues à avoir noté comment

varient, en fonction de l’éducation reçue, les manières dont le corps se meut (dans la marche,

l’absorption alimentaire, les relations sexuelles, etc.), a montré, comme d’autres ethnologues

après lui, combien ces postures sont loin d’être « naturelles » : ainsi, la position assise est

pratiquement inconnue dans de nombreuses sociétés, au bénéfice de la position accroupie.

Sachant que de tels dispositifs gestuels doivent être reliés à l’ensemble de la culture

matérielle de la société considérée, l’observateur découvre alors de véritables configurations

technologico-corporelles, qui définissent parmi les cultures, par exemple, celles où l’on se

repose et où l’on mange accroupi ; celles où les prolongements technologiques du corps

consistent logiquement en nattes, tabourets, etc. ; celles où se manifeste toute une science du

récipient. Chacun de ces types de culture est indissociable de certaines structures sociales

(par exemple, de la présence de « castes » d’artisans, mais pas nécessairement). Des

fonctions physiologiques telles que l’accouchement ou la miction sont elles-mêmes

culturellement marquées : c’est ainsi que, dans certaines sociétés, les femmes, pour uriner ou

pour enfanter, peuvent se tenir debout.

Concernant les affects qu’on peut éprouver à l’égard des produits ou des parties du corps

– affects aussi peu « naturels » que la pudeur ou la honte –, on retrouve la même labilité qu’à

propos des limites corporelles : des déchets tels que les rognures d’ongles ou les cheveux

continuent, même séparés du corps, à renfermer une partie des principes vitaux de la

personne. Ils peuvent ainsi servir de support à des pratiques magiques dirigées contre leur

possesseur, car ils sont métonymiquement la victime elle-même. Ou bien, fortement chargés

d’ambivalence, potentiellement dangereux, ils doivent être rituellement neutralisés : le

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placenta et le cordon ombilical, les prépuces des jeunes circoncis font pratiquement toujours

l’objet de procédures destinées à protéger leur propriétaire contre d’éventuelles agressions

(par l’enterrement de l’organe, par exemple). Il arrive qu’ils matérialisent une entité sociale

(comme le lignage) ou qu’ils interfèrent dans le destin ultérieur de leur possesseur : ils

peuvent dans ce cas être intégrés à des cultes familiaux. La symétrie corporelle donne lieu

souvent à des conceptualisations symboliques : dans de nombreuses sociétés africaines, la

droite et la gauche sont le paradigme de toute une série de dualités, en particulier du

dualisme sexuel (le côté droit serait le domaine masculin, le côté gauche le domaine féminin,

ou l’inverse).

Le rapport de la mère à son jeune enfant joue un rôle important dans la question des

techniques du corps, car il peut être un biais permettant d’expliquer les différences, dans

l’ordre du psychisme, entre les individus élevés au sein des sociétés traditionnelles et ceux

dont l’éducation a été façonnée par la culture européenne. Celles-là valorisent une véritable

symbiose corporelle entre la mère et le nourrisson, que celle-ci porte en permanence sur son

dos. Jusqu’à son sevrage, qui s’effectue en général tardivement et de manière brusque (vers

la deuxième ou la troisième année), l’enfant vit dans une très intense intimité physique avec

le corps de sa mère, les rythmes biologiques de l’un et de l’autre se trouvant à tout instant

dans une grande proximité. Des contacts d’une telle qualité ont nécessairement d’importantes

répercussions sur le développement psychique ultérieur de l’enfant, comme l’a montré

Jacqueline Rabain pour les Wolof du Sénégal. Le corps de l’enfant wolof est un lieu

privilégié où s’inscrivent les relations sociales ; il est fortement investi collectivement, ainsi

que le souligne tout un ensemble d’opérations rituelles propres à la petite enfance (massages,

portage par des femmes qui se trouvent en position collatérale par rapport à la mère, aide à la

marche, jeux, etc.). Un jeu d’échanges physiques très dense s’établit ainsi, qui concourt

progressivement au processus de socialisation de l’enfant ; il constitue, selon l’expression de

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J. Rabain, un véritable « corps à corps », qui se retrouve dans l’ensemble des sociétés

africaines.

Corps et maladie

Modifiant fortement le vécu individuel, le « corps à corps » de la mère avec son enfant est

l’un des éléments qui rendent compte de la variabilité des maladies mentales selon les aires

culturelles. On a pu noter, en Afrique, la rareté de certains troubles psychiques tels que la

mélancolie, tandis que l’on constate, au contraire, une fréquence élevée d’autres syndromes,

tels que les interprétations persécutives ou les plaintes hypocondriaques. L’importance de la

somatisation dans la pathologie africaine a frappé de nombreux chercheurs, aussi bien parmi

les anthropologues que parmi les psychiatres. En France, le développement des migrations

internationales du travail a amené ces derniers à observer des troubles, déroutants au premier

abord, qui constituent de multiples expressions somatiques de souffrances ou de malheurs

que les cadres sociaux traditionnels auraient pu canaliser, notamment par des interprétations

en termes de sorcellerie ou d’agression magique de la part d’autrui. Lorsque se sont

désagrégés ou ont disparu ces cadres, qui n’étaient pas médiatisés seulement par la parole, il

semble qu’il n’y ait plus place que pour un langage « anarchique » du corps, jusqu’à ce que

d’autres cadres aient pu se reconstituer.

La maladie et le trouble physiologique, en effet, sont interprétés dans les sociétés

traditionnelles d’une façon très caractéristique, qui est étroitement liée à une manière de

concevoir le corps comme étant dépourvu d’autonomie propre, comme ne formant pas une

totalité biologico-psychique définie de façon rigide et permanente. La maladie n’est presque

jamais attribuée à une cause endogène ; au contraire, elle relève de séries de causalités

extérieures. C’est sur des processus externes que se fondent les étiologies des dérèglements

du corps, dont différents types d’agents peuvent être à l’origine : ancêtres défunts, puissances

invisibles, ennemis malveillants qui attaquent en sorcellerie, en « double ». Manquements à

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la règle sociale ou ruptures d’interdits sont aussi des facteurs déclenchants de la maladie.

Quoi qu’il en soit, c’est l’autre, ou bien un événement dont on ne se tient pas pour

responsable, qui est supposé être la cause du trouble qu’on ressent dans son propre corps.

Ainsi s’explique l’apparence persécutive ou paranoïaque de telles interprétations, qui

ignorent la culpabilité caractéristique des modes de raisonnement repérables dans le champ

de la médecine occidentale. La revue Psychopathologie africaine , entre autres publications,

a consacré de nombreuses études à ces processus.

L’analyse des faits sociaux concernant la maladie montre bien que le fonctionnement

corporel ne peut se comprendre quand on fait abstraction du fonctionnement social. L’étude

des systèmes d’interprétation des maladies dans les sociétés africaines (systèmes divinatoires

servant à l’établissement du diagnostic et systèmes thérapeutiques destinés à faire disparaître

le symptôme) montre que tout trouble organique renvoie immédiatement à un

dysfonctionnement dans la structure sociale. Chaque société élabore ainsi des

correspondances systématiques entre désordres physiologiques et désordres sociaux, au

double niveau du diagnostic et du traitement. Par là se trouve manifesté le principe de non-

individuation qui soutient les conceptions du corps et de la personne. Il arrive, par exemple,

que telle maladie soit interprétée comme le signe qu’une femme appartenant au lignage du

malade a commis un adultère ou qu’une jeune fille a eu des rapports sexuels illégitimes. Ou

bien, c’est une transgression dans l’ordre cosmologique, une rupture de l’équilibre entre le

monde humain et le monde des entités extra-humaines qui sont la cause du trouble ; elles

doivent alors être rituellement réparées. C’est pourquoi les traitements s’accompagnent de

procédures de réparation destinées à rétablir l’équilibre momentanément menacé par la

transgression, la santé du corps étant un indice de celle du groupe social.

Les sociétés lignagères africaines constituent un exemple extrême du couplage de l’ordre

individuel avec l’ordre social, du symptôme organique avec la transgression de la norme

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(l’agression en sorcellerie – censée être la cause de la maladie – fonctionnant ici comme

expression et canalisation des conflits et tensions présents au sein de tout groupe). Mais dans

les sociétés occidentales elles-mêmes, quoique sous d’autres modalités, les représentations

du corps et de la maladie s’articulent avec les représentations sociales. À travers les

proverbes populaires français relevés par F. Loux, on voit bien que l’apparence du corps

humain est déjà un programme de son destin individuel et social.

Les conceptions du corps véhiculées par les grandes religions révélées (christianisme,

islm) entraînent des modifications radicales au sein de celles des sociétés traditionnelles.

Lorsque des sociétés « animistes » se convertissent à une religion révélée, la transformation

de leurs représentations du corps affecte en particulier les notions de pureté et de souillure.

Pour de nombreuses sociétés africaines, en effet, la souillure corporelle (consécutive, par

exemple, à des relations sexuelles) peut être réparée par des procédures de purification

rituelle appropriées ; elle est momentanée et s’oublie une fois levée. En revanche, les grandes

religions du Livre instaurent une conception de la souillure entendue comme dette infinie :

dès lors que la culpabilité intervient et que la transgression devient une faute morale contre la

loi écrite, la souillure ne peut plus être effacée par un rite ponctuel ; la pureté devient un idéal

abstrait impossible à atteindre, dont on peut seulement approcher par des mortifications, des

jeûnes, etc. Avec cette autre image du corps se dessine alors l’une des lignes fondamentales

de partage entre l’Occident et les sociétés traditionnelles.

Corps et culture

La diversité des pratiques corporelles entre les sociétés et, à l’intérieur d’une même société,

entre les différents groupes sociaux (entre les sexes, les générations, les classes sociales, etc.)

n’est ni « conditionnée » par des mécanismes héréditaires et fatals (que suppose l’explication

par la « race » ou, aujourd’hui, par le « patrimoine génétique ») ni même « déterminée » de

façon directe, par l’action des conditions physiques d’existence (climat, alimentation, etc.).

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Elle est une expression parmi d’autres de la diversité des pratiques culturelles (ce qui n’est

pas incompatible avec l’hypothèse selon laquelle il existerait des universaux  sous-jacents à

leur mise en œuvre, par exemple dans le domaine de l’expression faciale des émotions,

auquel l’éthologie s’est particulièrement attachée).

Chaque culture comporte un ensemble systématique de techniques du corps , dont l’unité

profonde dépend de l’existence de schèmes culturels intériorisés par tous les individus d’un

même groupe au cours de leur prime éducation. C’est Marcel Mauss qui, le premier en

France, a parlé de « techniques du corps » dans une communication présentée à la Société de

psychologie le 17 mai 1934. Il pénétrait, par là même, dans un domaine aux limites

incertaines déjà occupé par la biologie et par la psychologie, deux sciences contre lesquelles

son oncle, Émile Durkheim, le fondateur de l’École française de sociologie, avait dû,

précisément, lutter pour faire reconnaître l’existence de faits sociaux  « irréductibles aux faits

purement psychiques » ou, plus encore, aux faits « d’ordre organico-psychique » ; et l’on sait

que, par ces derniers termes, il visait les théories raciales élaborées, en France, dans la

seconde moitié du XIXe siècle. Mauss, délibérément, s’aventurait ainsi dans une de ces

zones frontalières et fertiles où plusieurs sciences se trouvent en contact.

La constitution du corps en objet de l’analyse sociologique suppose cependant que soit

surmonté le morcellement des approches et des techniques d’investigation issu des divisions

traditionnelles entre disciplines différentes dont les intérêts sont subordonnés aux demandes

sociales  auxquelles elles sont sommées de répondre. Que l’on songe, par exemple, aux

sciences de l’alimentation chargées de définir des « rations alimentaires », à l’analyse

mécanique du mouvement dont les progrès sont liés à ceux de la division du travail, à la

sexologie, domaine longtemps partagé entre la morale et la médecine, à l’étude de la

communication gestuelle et des expressions faciales, qui trouve son origine, notamment,

dans l’analyse psychiatrique des signes cliniques. D’autres approches se rattachent, de près

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ou de loin, à l’« hygiène sociale » – hygiène du travail ou puériculture, par exemple – dont

l’apparition et le développement, à la fin du XIXe siècle, sont liés à l’entreprise politique de

moralisation et de domestication des classes populaires.

À l’inverse des représentations fonctionnalistes et fragmentaires du corps, toujours

considéré comme un outil ajusté à des fins particulières, qui sous-tendent ces différentes

pratiques, le projet anthropologique se propose de ressaisir l’ensemble de la culture

somatique  propre à chaque groupe humain – ethnies dans les sociétés traditionnelles, classes

sociales ou, par exemple, classes d’âge dans les sociétés industrielles. Un tel projet suppose

l’existence de relations signifiantes ou d’affinités entre l’ensemble des comportements

corporels symboliques ou pratiques propre à un groupe, que ces comportements se

manifestent dans le domaine de la sexualité, du rapport à la santé et à la maladie, des soins

corporels, du sport, de l’alimentation ou même de l’esthétique corporelle (cosmétique,

vêtement, etc.).

La culture somatique propre à un groupe n’est cependant pas réductible à un ensemble de

règles prescriptives, à un « code », comparable aux codes moraux ou juridiques, explicites,

inscrits dans des textes, et auquel les individus devraient se conformer à la façon dont on

obéit à une convention, un règlement ou une discipline. Collective et, en ce sens, extérieure

aux individus, elle est aussi intériorisée  par chacun d’eux sous la forme de schèmes

inconscients de pensée, de perception et d’action, ou même incorporée  sous la forme de

dispositions organiques, de montages physiologiques, d’activités motrices quasi réflexes qui

peuvent s’exercer en dehors du contrôle explicite des individus et qui contribuent pourtant à

façonner leurs goûts et leurs dégoûts, leurs répulsions et leurs désirs. C’est ce système,

socialement produit, de schèmes intériorisés et de montages incorporés que l’on entend

désigner lorsqu’on parle d’habitus physique . Ce concept, développé particulièrement dans

l’œuvre de Pierre Bourdieu, est nécessaire pour comprendre comment s’exerce la médiation

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entre les conditions objectives d’existence propres à un groupe et les comportements que

chacun de ses membres aura tendance à adopter spontanément et « librement » dans la vie

quotidienne ou, plus généralement, entre les contraintes collectives et les improvisations

individuelles.

L’apport des ethnologues

C’est aux ethnologues que l’on doit les premières observations systématiques de la diversité

des usages sociaux du corps. L’accumulation de données parcellaires et la constitution,

notamment dans les départements d’anthropologie des universités américaines, de grands

fichiers comparatifs (comme les Yale cross-cultural area files ) ont donné naissance à de

vastes compilations qui ont au moins servi, quelle que soit leur valeur, à mettre en question

les postulats naturalistes en affirmant le caractère relativement arbitraire, culturel et collectif

des habitudes corporelles. Mais ces études, qui reposent sur des données hétéroclites

empruntées à des sociétés très diverses et coupées des ensembles culturels qui seuls leur

confèrent un sens, ne permettent pas de ressaisir les relations entre les représentations et les

usages du corps, d’une part, et les autres dimensions de la vie sociale, d’autre part. Ce sont,

en fait, les travaux de l’École culturaliste américaine qui ont permis de dépasser l’empirisme

ethnographique et d’intégrer les comportements corporels dans une théorie générale de la

culture.

Venus d’horizons divers, les anthropologues appartenant au courant culturaliste (Edward

Sapir, Margaret Mead, Gregory Bateson, Erik Erikson...) ont pour originalité d’associer les

concepts et les méthodes de l’ethnologie, de la psychanalyse et de la linguistique. Par-delà

leurs différences, ils ont pour projet commun de construire une théorie de la personnalité

susceptible de rendre compte de la relation entre les individus et le groupe. C’est d’abord la

recherche des mécanismes par lesquels le groupe façonne les individus à son image qui les a

conduits à s’intéresser aux usages sociaux du corps : la socialisation corporelle joue un rôle

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fondamental dans l’éducation (et cela de façon transhistorique et transculturelle) parce que la

domestication du corps est un des mécanismes fondamentaux de l’intériorisation du social.

Erik Erikson montre ainsi, dans une étude célèbre, comment l’enfant yurok (une ethnie

indienne de la côte ouest des États-Unis, dont la pêche au saumon constituait la ressource

principale), intériorise les schèmes principaux de la culture du groupe par l’intermédiaire

d’un apprentissage corporel et, particulièrement, par l’apprentissage des manières de table.

L’apprentissage oral des bébés yuroks leur enseigne la maîtrise de soi, qualité première du

bon pêcheur, en présence d’un bien désirable (nourriture ou proie). Plus profondément, il les

conduit à intérioriser une série d’homologies entre l’espace du corps, centré sur le tube

digestif que l’enfant apprend à maîtriser et l’espace du groupe, centré sur la rivière dont le

cours est discipliné, durant la période de pêche, par la construction d’un barrage à saumons.

Mais c’est surtout à Margaret Mead et à Gregory Bateson que l’on doit les premières

analyses systématiques de l’incorporation de la culture. Leur ouvrage fondamental, Balinese

Character : a photographic analysis , publié en 1942, est constitué de 759 photographies

réunies de façon thématique et commentées par les auteurs ; elles représentent les individus

dans les actes ordinaires de leur vie quotidienne (marcher, se laver, jouer avec les enfants...).

Ce livre, qui repose sur l’information recueillie durant un séjour de deux ans dans un petit

village des montagnes de Bali (au cours duquel Bateson a pris 25 000 photographies et 7 000

mètres de films), présente une analyse des schèmes fondamentaux autour desquels les

Balinais structurent leurs attitudes corporelles, comme, par exemple, la dissociabilité des

parties du corps qui se manifeste dans la danse, mais aussi, de façon moins stylisée et moins

évidente, dans l’usage ordinaire des mains, photographiées dans le travail, les caresses ou le

jeu.