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ARTICLE ORIGINAL Données épidémiologiques : anorexie chez l’adolescent Epidemiology: anorexia nervosa during adolescence N. Godart *, F. Perdereau, P. Jeammet Département de psychiatrie, institut mutualiste Montsouris, 42, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France MOTS CLÉS Anorexie ; Boulimie ; Adolescence KEYWORDS Anorexia; Bulimia; Adolescence Résumé Même si l’anorexie mentale est un trouble psychiatrique bien connu, il est cependant rare. Nous rappelons dans cet article sa définition clinique puis nous résumons les données épidémiologiques la concernant. Nous abordons successivement : la préva- lence, l’incidence, l’âge de début, la mortalité, la morbidité, les facteurs prédictifs et pronostiques. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Anorexia nervosa is a well-known disorder, but also an infrequent one. We will successively summarise here the definition, the prevalence, the incidence, the age of onset, the mortality, the morbidity, predictive and prognostic factors. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Introduction Bien que sa fréquence soit relativement faible, l’anorexie mentale de l’adolescente est l’un des troubles psychiatriques les plus connus du grand public et du monde médical. Les formes sévères ont suscité un intérêt médical dès la fin du XVII e siècle et nous verrons que sa description clinique n’a guère varié depuis. Après avoir clarifié la définition actuelle de ce trouble, nous étudierons sa fré- quence et son incidence ainsi que les complications somatiques et psychiques qui peuvent altérer son évolution. Définition L’anorexie mentale fut décrite dès 1694 par Ri- chard Morton sous le nom de « phtisie nerveuse » [1,2]. Le tableau clinique qu’il décrit alors associe : un manque apparent d’appétit, un refus de nourri- ture, une aménorrhée, une hyperactivité, une constipation et finalement aboutit à la cachexie. En 1883, Huchard donne à l’anorexie mentale son nom actuel. Aujourd’hui, la définition de l’anorexie mentale se fonde sur « un tableau clinique très constant au travers des époques et des pays » [2] fondé essen- tiellement sur la triade symptomatique des trois « A » : un Amaigrissement important, une fausse Anorexie qui est en fait initialement une restriction volontaire, une Aménorrhée, primaire ou secon- daire (précédant l’anorexie mentale dans 20 à 30 % des cas et disparaissant sous contraception orale). * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (N. Godart). Journal de pédiatrie et de puériculture 17 (2004) 327–330 www.elsevier.com/locate/pedpue © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi: 10.1016/j.jpp.2004.06.006

Données épidémiologiques : anorexie chez l'adolescent

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ARTICLE ORIGINAL

Données épidémiologiques :anorexie chez l’adolescent

Epidemiology: anorexia nervosa duringadolescence

N. Godart *, F. Perdereau, P. JeammetDépartement de psychiatrie, institut mutualiste Montsouris, 42, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

MOTS CLÉSAnorexie ;Boulimie ;Adolescence

KEYWORDSAnorexia;Bulimia;Adolescence

Résumé Même si l’anorexie mentale est un trouble psychiatrique bien connu, il estcependant rare. Nous rappelons dans cet article sa définition clinique puis nous résumonsles données épidémiologiques la concernant. Nous abordons successivement : la préva-lence, l’incidence, l’âge de début, la mortalité, la morbidité, les facteurs prédictifs etpronostiques.© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract Anorexia nervosa is a well-known disorder, but also an infrequent one. We willsuccessively summarise here the definition, the prevalence, the incidence, the age ofonset, the mortality, the morbidity, predictive and prognostic factors.© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Introduction

Bien que sa fréquence soit relativement faible,l’anorexie mentale de l’adolescente est l’un destroubles psychiatriques les plus connus du grandpublic et du monde médical. Les formes sévères ontsuscité un intérêt médical dès la fin du XVIIe siècleet nous verrons que sa description clinique n’aguère varié depuis. Après avoir clarifié la définitionactuelle de ce trouble, nous étudierons sa fré-quence et son incidence ainsi que les complicationssomatiques et psychiques qui peuvent altérer sonévolution.

Définition

L’anorexie mentale fut décrite dès 1694 par Ri-chard Morton sous le nom de « phtisie nerveuse »[1,2]. Le tableau clinique qu’il décrit alors associe :un manque apparent d’appétit, un refus de nourri-ture, une aménorrhée, une hyperactivité, uneconstipation et finalement aboutit à la cachexie. En1883, Huchard donne à l’anorexie mentale son nomactuel.Aujourd’hui, la définition de l’anorexie mentale

se fonde sur « un tableau clinique très constant autravers des époques et des pays » [2] fondé essen-tiellement sur la triade symptomatique des trois« A » : un Amaigrissement important, une fausseAnorexie qui est en fait initialement une restrictionvolontaire, une Aménorrhée, primaire ou secon-daire (précédant l’anorexie mentale dans 20 à 30 %des cas et disparaissant sous contraception orale).

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (N. Godart).

Journal de pédiatrie et de puériculture 17 (2004) 327–330

www.elsevier.com/locate/pedpue

© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi: 10.1016/j.jpp.2004.06.006

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Ce tableau survient le plus souvent (mais pas tou-jours selon les formes cliniques) sur un terrainévocateur : une jeune fille adolescente âgée clas-siquement de 13 à 18 ans, en moyenne 17 ans.

D’autres caractéristiques sont retrouvées à desdegrés variables : une méconnaissance de leur pro-pre maigreur, un intérêt exagéré pour tout ce qui atrait à la nourriture, une tentative de contrôle deleur appétit, un investissement de la sensation defaim qui est recherchée et provoquée, une hype-ractivité, parfois des conduites de vomissements,de prise excessive de diurétiques, de laxatifs ou decoupe-faim, une dépendance excessive à leur en-tourage. À cela s’ajoute une absence de pathologiementale de type psychotique.

Un consensus international a déterminé des cri-tères diagnostiques (du DSM-IV : manuel diagnosti-que et statistique des troubles mentaux quatrièmeversion) utilisés pour les recherches médicales.

F 50.0 [307.1] Anorexie mentale (AnorexiaNervosa)A Refus de maintenir le poids corporel au niveauou au-dessus d’un poids minimum normal pourl’âge et la taille (par exemple : perte de poidsconduisant au maintien du poids corporel àmoins de 85 % du poids attendu, ou incapacitéà prendre du poids pendant la période de crois-sance, conduisant à un poids inférieur à 85 %du poids attendu.B Peur intense de prendre du poids ou de devenirgros, alors que le poids est inférieur à la nor-male.C Altération de la perception du poids ou de laforme de son propre corps, influence excessivedu poids ou de la forme corporelle sur l’estimede soi, ou déni de la gravité de la maigreuractuelle.D Chez les femmes post-pubères, aménorrhée,c’est-à-dire absence d’au moins trois cyclesmenstruels consécutifs (une femme est consi-dérée comme aménorrhéique si les règles nesurviennent qu’après l’administration d’hor-mones, par exemple estrogènes).

Spécifier le type :Type restrictif (Restricting type): pendant l’épi-

sode actuel d’anorexie mentale, le sujet n’a pas,de manière régulière, présenté de crises de bouli-mie ni recouru aux vomissements provoqués ou à laprise de purgatifs (c’est-à-dire laxatifs, diuréti-ques, lavements).Type avec crises de boulimie–vomissements ou

prise de purgatifs (« Binge-eating/purging type ») :pendant l’épisode actuel d’anorexie mentale, lesujet a, de manière régulière, présenté de crises deboulimie et/ou recouru aux vomissements provo-

qués ou à la prise de purgatifs (c’est-à-dire laxatifs,diurétiques, lavements).

Il existe des formes cliniques particulières d’ano-rexie mentale.

Elle peut affecter dans 5 à 10 % des cas un jeunegarçon [3]. La perte de la libido et de l’érectionsont l’équivalent de l’aménorrhée chez la jeunefille. Les garçons anorexiques ont pour idéal mas-culin un corps très musclé qui remplace l’idéal deminceur des jeunes filles.

Il existe des formes à début tardif (à l’âgeadulte), qui sont de pronostic assez défavorable.

Il existe des formes prépubertaires associéessouvent à un retard de croissance, elles sont ausside pronostic plus sévère.

Prévalence et incidence

Les chiffres de prévalence et d’incidence connusconcernent les jeunes filles, ce trouble serait10 fois moins fréquent chez les garçons.

L’estimation de la prévalence de l’anorexie varieen fonction des études, les chiffres de prévalenceen fin d’adolescence et au début de l’âge adulte sesituent tous entre 0,5 et 1 % des filles, selon lescritères du DSM-III-R [4].

Ces variations sont fonction des pays où ont étéréalisées les études, de leur méthodologie, de l’âgedes sujets, du lieu de l’observation et des critèresdiagnostiques utilisés [4,5].

L’incidence de l’anorexie est mal connue,puisqu’elle varie en fonction des sources de recueildes données [4], de 1 à 12 pour 100 000 sujets et paran. On a beaucoup dit que l’anorexie mentale avaitune incidence en augmentation. Cette augmenta-tion a pu avoir lieu avant les années 1980 mais nesemble plus d’actualité (Hoek, van Hoek, and Katz-man 2003).

Age de début

L’âge moyen de début de l’anorexie mentale sesitue vers 17 ans [5,6]. Elle débute le plus souvententre 15 et 19 ans (Hoek, van Hoek, and Katzman2003).

Mortalité, morbidité

L’anorexie mentale se caractérise par la gravité deson pronostic, qui la classe au premier rang des

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pathologies psychiatriques mettant en jeu le pro-nostic vital [7]. Le pronostic de cette affection estaussi marqué non seulement par cette mortalitémais aussi par une morbidité (complications soma-tiques et psychiques) importante.

Les taux de mortalité les plus souvent relatésdans la littérature internationale se situent entre4 et 10 % ; plus le suivi est long, plus la mortalitéaugmente. Elle atteint 20 % à 20 ans de suivi (Zipfelet al., 2000). Ces décès sont la conséquence directede l’anorexie pour 50 % d’entre eux, les autresétant liés à un suicide (24 %), à des pathologiespulmonaires (6 %), à des accidents (6 %), et à descauses inconnues (14 %).

Une étude réalisée dans notre service [8] rap-porte une mortalité de 7 % après 11 ans de suivi.Cette mortalité est d’autant plus importantequ’elle concerne souvent des sujets jeunes, elleserait, selon Patton et al.[9], six fois supérieure àcelle observée dans une population générale demême âge.

Toujours selon la revue de la littérature de Pat-ton (1988) la guérison serait de 60 à 80 % des cas sion prend en compte la classique triade symptoma-tique, elle est rarement obtenue avant quatre an-nées d’évolution.

Les complications somatiques peuvent être se-condaires aux carences nutritionnelles (risque dedéfaillance cardiaque, d’ostéoporose, de complica-tions dentaires, d’insuffisance rénale, de stéri-lité...) ou aux comportements utilisés pour maigrir(potomanie, vomissement, laxatifs, diuréti-ques...). Les complications psychologiques sontprincipalement liées aux désinvestissements affec-tifs et social.

Les complications se majorent avec la duréed’évolution, cependant la guérison est toujourspossible même après 20 ans.

Facteurs pronostiques

Les facteurs prédictifs du développement d’uneanorexie mentale sont peu connus. Les seuls iden-

tifiés seraient le perfectionnisme et une faible es-time de soi (Hoek, van Hoek, and Katzman 2003).

Les hommes souffrant d’anorexie mentale nediffèrent pas des femmes en terme d’âge de début,d’insatisfaction concernant le poids et la sil-houette, mais il semblerait que l’obésité (dans 50 %des cas), et l’homosexualité soient des facteurs derisque plus spécifiquement masculins. Il a été lar-gement affirmé que l’anorexie mentale concernaitprincipalement les classes socio-économiques favo-risées. Il semblerait que ce soit plutôt le résultat debiais des études réalisées en milieu clinique : lessujets les mieux informés accèdent plus aux soinspour ces troubles rares. Cela reste à réévaluer dansquelques années compte tenu de la médiatisationdont l’anorexie bénéficie.

D’autres études ont été réalisées à la recherchedes facteurs pronostiques du devenir des sujetsatteints d’anorexie mentale.

Les principaux facteurs de pronostic défavorablesont : un long délai avant les soins, la présence devomissements et de crises de boulimie, une pertede poids importante au début des soins, des diffi-cultés relationnelles parent–enfant avant l’AN,l’âge de début : (prépubère et début tardif), ano-malies développementales prémorbides, un échecdes traitements antérieurs. D’autres facteurs pro-nostiques ont été décrits et sont résumés Ta-bleau 1.

Aussi, il est important de dépister ce troublealimentaire précocement et d’alerter les familleset les patients afin de débuter le plus tôt possibleune prise en charge adaptée qui devra se poursuivresuffisamment longtemps.

L’AN évolue sur plusieurs années avant la guéri-son. Quarante à 50 % des AN évoluent vers laboulimie nerveuse (BN). Les cas chroniques (de 20 à40 %) ne sont pas rares.

Conclusion

L’anorexie est un trouble relativement rare maiselle reste une pathologie dont le pronostic peut

Tableau 1 Facteurs de pronostic issus de la littérature (Godart et al., 1997).

Reconnus Partiellement reconnus ControversésLongue durée d’évolution Trouble de la personnalité Comorbidité psychiatriqueLong délai avant les soinsPrésence de vomissements et boulimie Age de début Fonctionnement psychosocialPerte de poids importante au début dessoins

Anomalies développementales prémorbi-des

Sexe des patientes (garçons : trop peu decas)

Difficultés relationnelles parent–enfant Échec des traitements antérieurs Abus sexuels

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être sévère tant en termes de mortalité qu’entermes de morbidité. Une prise en charge adaptéedoit être entreprise dès le début des symptômesafin d’éviter une évolution défavorable.

Références

[1] Crémieux A. Les Anorexies Mentales. Congrès des médecinsaliénistes et neurologistes de France et de langue française1942 Montpellier.

[2] Jeammet P. L’anorexie mentale. Psychiatrie 1984 EncyclMed Chir (Elsevier SAS, Paris).

[3] Garner DM. Pathogenesis of anorexia nervosa. Lancet1993;34(8861):1631–5.

[4] Flament MF. Épidémiologie des troubles des conduits ali-mentaires. In: Rouillon F, Lépine JP, Terra JL, editors.Épidémiologie psychiatrique. Paris: Ellipse; 1995.

[5] APA. Diagnostic and Statistical Manual of Mental DisordersFourth Edition. Washington DC: PA; 1994.

[6] Willi J, Giacometti G, Limacher B. Update on the epidemi-ology of anorexia nervosa in a defined region of Switzer-land. Am J Psychiatry 1990;14(11):1514–7.

[7] Whipple SB, Manning DE. Anorexia nervosa. Commitmentto a multifaceted treatment program. Psychother Psycho-som 1978;30:161–9.

[8] Tyrer P, Gunderson J, Lyons M, Tohen M. Extent of comor-bidity between mental state and personality disorders. JPersonal Disord 1997;1(3):242–59.

[9] Patton GC. Mortality in eating disorders. Psychol Med1988;1(4):947–51.

Compléments de lecture

Pour en savoir plus

Agman G, Corcos M, Jeammet P. Trouble des conduitesalimentaires. Encycl Méd Chir (Elsevier, SAS, Paris), Psy-chiatrie, 37-350-A-10, 1994, 16 p.Godart N, Agman G, Jeammet P. Anorexie mentale origineset prise en charge. La revue du praticien Gynécologie etObstétrique 1997;11.Jeammet P. Anorexies et boulimies. Cah Nutr Diet 1989;XXIV:3.

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