Dos Santos Lultime Secret Du Christ

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  • Du mme auteur

    La Formule de Dieu, ditions Herv Chopin, 2012

  • Florbela, ma femme, et Catarina et Ins, mes filles.

  • Demandez et lon vous donnera ;Cherchez et vous trouverez ;

    Frappez et lon vous ouvrira. JSUS-CHRIST

  • Avertissement

    Toutes les donnes historiques et scientifiquesici prsentes sont vraies.

  • Prologue

    Un bruit touff attira lattention de Patricia. Qui est l ?Ce bruit semblait provenir de la salle dinventaire, tout prs de la salle de

    consultation des manuscrits, o elle se trouvait ; mais elle ne remarqua rien danormal.Les livres taient l, aligns sur les rayons richement orns de cette aile de laBibliothque vaticane, ils taient comme assoupis dans lombre que la nuit projetait surleurs reliures poussireuses. Ctait sans doute la plus ancienne bibliothque dEurope, etpeut-tre aussi la plus belle, mais, le soir, il sen dgageait une atmosphre inquitante.

    Mon Dieu murmura-t-elle pour chasser la peur irrationnelle qui venait delenvahir. Je regarde trop de films !

    Sans doute tait-ce lemploy de nuit, pensa-t-elle. Elle consulta sa montre ; lesaiguilles indiquaient presque 23 h 30. Dordinaire, la bibliothque ntait pas ouverte aupublic cette heure-ci, mais Patricia Escalona tait devenue une amie intime du prefetto, monseigneur Luigi Viterbo, quelle avait accueilli Saint-Jacques-de-Compostelle lorsdu jubilaire de 2010. En proie une crise mystique, monseigneur Viterbo avait dcid desuivre les Chemins de Saint-Jacques et, par le biais dun ami commun, il avait ni parfrapper la porte de lhistorienne. Elle lavait hberg chez elle, un bel appartementsitu dans une ruelle juste derrire la cathdrale.

    Lorsquelle tait arrive Rome pour consulter ce manuscrit, Patricia navait pashsit solliciter le prefetto , qui avait aussitt accd sa demande et, en remerciementde laccueil quil avait reu Compostelle, il avait ordonn louverture nocturne de laBibliothque vaticane.

    Mais il t encore davantage. Le prefetto exigea quon mt loriginal la dispositionde Patricia. Bont divine, il ne fallait pas ! avait rpondu Patricia, un peu gne. Lesmicrolms auraient amplement su. Mais monseigneur Viterbo tenait la choyer. Pourune historienne de son envergure, avait-il insist, seul loriginal pouvait convenir.

    Et quel original.La chercheuse galicienne eeura de ses doigts gants les caractres bruns, tracs

    par la main scrupuleuse dun pieux copiste, et les pages de vieux parchemin maculespar le temps et soigneusement protges par des lms transparents. Le manuscrit tait

  • compos dune manire qui lui rappelait le Codex Marchaliamus ou le Codex Rossanensis. Sauf que celui-ci avait bien plus de valeur.

    Elle inspira profondment et en huma lodeur singulire. Elle adorait ce parfum depoussire exhal par le vieux papier... Elle contempla dun regard amoureux lescaractres menus et soigneusement aligns, sans ornements ni majuscules, du grecrdig en lettres rondes et rgulires, aux mots lis, comme si chaque ligne ntait enralit quun seul et mme verbe, interminable et mystrieux, un code secret chuchotpar Dieu au commencement des temps. La ponctuation tait rare, ici et lapparaissaient des espaces en blanc, des abrviations de nomina sacra , et des guillemetsinverss pour les citations de lAncien Testament, tout comme elle en avait vu dans leCodex Alexandrinus . Mais le manuscrit que Patricia avait sous les yeux tait le plusprcieux de tous ceux quelle avait pu approcher. Son seul titre imposait le respect :Bibliorum Sacrorum Graecorum Codex Vaticanus B .

    Le Codex Vaticanus . Cette relique du milieu du IV e sicle tait le plus ancien et leplus complet manuscrit en grec de la Bible, ce qui en faisait le plus important trsor dela Bibliothque vaticane. Ctait inimaginable. Personne, luniversit, ne la croirait.

    Lhistorienne tourna la page avec une innie prcaution, comme si elle craignait deprofaner le parchemin, et se plongea aussitt dans le texte. Elle parcourut le premierchapitre de lptre aux Hbreux ; lobjet de sa recherche se trouvait par l, non loin dudbut. Elle suivit les lignes des yeux, en murmurant les phrases grecques comme si elleentonnait une comptine, jusqu ce quelle dcouvrt le mot recherch.

    Ah, le voil ! sexclama-t-elle. Phaneron .Bien sr, on lui avait dj parl de ce vocable ; mais ctait une chose de lvoquer

    la table du rfectoire de luniversit, cen tait une autre de lavoir sous les yeux, au seinde la Bibliothque vaticane, crit par un copiste du IV e sicle, poque o lempereurConstantin adopta le christianisme, dont lorthodoxie de la foi fut tablie par le concilede Nice. Elle tait en extase.

    Un nouveau bruit la fit sortir de ses penses.Eraye, Patricia revint elle et regarda nouveau xement la salle dinventaire

    des manuscrits. Il y a quelquun ? demanda-t-elle dune voix tremblante.Personne ne rpondit. La salle paraissait dserte, mais elle ne pouvait en tre sre,

    il y avait tant de recoins. moins que ce bruit ne vnt de la salle Leonina ? Elle nepouvait le vrier, car ce grand salon hors de son champ de vision, plong danslobscurit, lui donnait la chair de poule.

    Signore ! appela-t-elle voix haute, dans son italien laccent hispanique,

  • cherchant lemploy que le prefetto avait mis son service. Per favore, signore !Le silence tait complet. Patricia considra un temps la possibilit de rester assise et

    de poursuivre son tude du manuscrit dans la lourde atmosphre du lieu, mais les bruitset le mutisme qui les enveloppait lavaient perturbe. O diable tait pass lemploy ?Do venaient les bruits ? Sil sagissait de lemploy, pourquoi ne rpondait-il pas ?

    Signore !Assaillie par une inquitude inexplicable, lhistorienne se leva brusquement, comme

    pour conjurer sa propre peur. Elle se jura de ne plus jamais senfermer seule dans unebibliothque la nuit. Noy dans lombre, tout lui semblait sinistre et menaant.

    Lhistorienne t quelques pas et franchit la porte, dcide retrouver lemploy.Elle entra dans la salle dinventaire des manuscrits plonge dans lobscurit, et aperutune tache blanche ses pieds. Elle se baissa. Il sagissait dune simple feuille de papierpose sur le sol.

    Intrigue, elle sagenouilla et, sans y toucher, se pencha puis lexamina dun airperplexe.

    Quest-ce que cest ? sinterrogea-t-elle.Au mme instant, elle vit une silhouette qui, mergeant de lombre, se jeta sur elle.

    Son cur bondit, elle voulut crier, mais une grosse main se plaqua sur sa bouche et ellene parvint qu mettre un gmissement de terreur, rauque et touff.

    Elle essaya de senfuir. Mais linconnu, robuste, bloqua ses mouvements. Elle tournala tte pour identier son agresseur. Elle ne parvint pas distinguer son visage, maisaperut vaguement quelque chose qui brillait dans lair. Au dernier moment, ellecomprit quil sagissait dune lame.

    Lhistorienne neut pas le temps de rchir ce qui lui arrivait, car une douleurlancinante lui dchira le cou. Elle voulut crier, mais lair lui manquait. Elle attrapalobjet froid qui lui transperait le cou, seorant dsesprment de larrter, mais ilsenfonait trop puissamment, et ses forces commenaient labandonner. Un liquidechaud se rpandit sur sa poitrine et, dans son dernier rle, Patricia prit conscience quilsagissait de son propre sang.

    Ce fut la dernire chose quelle pensa, car aussitt aprs sa vision semplit delumire, puis ce fut lobscurit.

  • ILe pinceau balaya la terre qui stait accumule sur la pierre tout au long dessicles, sinsinuant dans les pores les plus minuscules. Lorsque le nuage de poussirebrune se dissipa, Toms Noronha approcha ses yeux verts de la pierre, tel un myopeinspectant son travail.

    Quelle corve !Il soupira profondment et passa le dos de la main sur son front, seorant de

    reprendre courage. Ce ntait dcidment pas le genre de tche quil apprciait, mais ilse rsigna. Avant de se remettre louvrage, il sorit quand mme une courte pause. Iltourna la tte et admira la pleine lune qui enveloppait dun halo argent la majestueusecolonne Trajane. La nuit tait sans doute le moment quil prfrait pour travailler ici,dans le centre de Rome ; le jour, la clameur des klaxons et le ronement furieux desbulldozers taient proprement infernaux.

    Toms consulta sa montre. Il tait dj une heure du matin, mais il tait rsolu proter du sommeil des automobilistes romains pour avancer dans son travail. Il nerepartirait dici qu six heures, lorsque les voitures se remettraient encombrer les rueset que le vacarme de la vie romaine retentirait nouveau. Alors seulement il irait sereposer dans son petit htel de la via del Corso.

    sa grande surprise, son portable sonna. Qui donc pouvait lappeler une heurepareille ?

    La voix de sa mre rsonna dans lappareil, inquite comme toujours. Mon chri, quand rentres-tu la maison ? Il se fait tard ! Mais, maman, je tai dj dit que jtais ltranger, expliqua Toms, en sarmant

    de patience ; ctait la troisime fois en vingt-quatre heures quil le lui rptait. Mais jeserai de retour la semaine prochaine. Je viendrai tout de suite te voir Coimbra.

    O es-tu, mon garon ? Rome. Il voulut ajouter que ctait la nime fois quil le lui rappelait, mais il

    contint son agacement. Ne tinquite pas, ds mon retour au Portugal, je viendrai tevoir.

    Mais que fais-tu Rome ? Je nettoie des pierres, rpondit-il. Et il ne mentait pas, pensa-t-il, en jetant un

    regard irrit sur son pinceau. Je suis en mission pour la Gulbenkian, nit-il par prciser.

  • La fondation participe la restauration des ruines du forum et des marchs de Trajan,et je suis ici pour suivre les travaux.

    Mais depuis quand es-tu archologue ?Ctait une bonne question ! Malgr sa maladie dAlzheimer qui troublait parfois

    son jugement, sa mre venait de poser une question particulirement pertinente. Je ne le suis pas. Mais le forum possde deux grandes bibliothques et, comme tu

    le sais, ds quil sagit de livres anciensLa conversation ne fut pas longue et, quand il raccrocha, Toms se sentit coupable

    davoir failli semporter. Sa mre ntait pas responsable des absences provoques par lamaladie. Parfois son tat samliorait, parfois il empirait ; en ce moment, ctait pire, sibien quelle posait mille fois les mmes questions. Ses trous de mmoire taient certesexasprants, mais il devait tre plus patient.

    Il reprit son pinceau et se remit pousseter. En voyant le nuage slever de ce pande ruine, il pensa que ses poumons, comme ceux dun mineur, taient srement djencrasss par cette maudite poussire qui sinltrait partout. La prochaine fois, ilapporterait un masque de chirurgien. Mais le mieux tait peut-tre dchapper cettecorve et de se consacrer aux reliefs qui ornaient la colonne Trajane. Il leva les yeuxvers le monument. Il avait toujours rv dexaminer les scnes de la conqute de laDacie, graves sur la colonne, et quil ne connaissait que par les livres. Puisquil tait surplace, pourquoi ne pas en profiter pour les tudier de prs ?

    Il sentit une agitation derrire lui, et tourna la tte. Le responsable des travaux derestauration, le professeur Pontiverdi, sadressait un homme en cravate, lui ordonnantdune voix stridente, accompagne de grands gestes, de ne pas bouger. Puis ilsapprocha de Toms, en affichant un sourire obsquieux.

    Professeur Norona Noro nha , corrigea Toms, amus par le fait que personne narrivait prononcer

    correctement son nom. Cest le son gna , comme dans bai gna de. Ah, bien sr ! Noronha ! Voil ! Pardonnez-moi, professeur, mais il y a l un policier qui insiste pour vous parler.Le regard de Toms se tourna vers lhomme en cravate qui se tenait dix mtres de

    l, entre les vestiges de deux murs, le profil dcoup par les projecteurs qui clairaient leforum ; il navait pas lair dun reprsentant de lordre, sans doute parce quil ne portaitpas duniforme.

    Est-ce vraiment un policier ? De la judiciaire. Pour moi ?

  • Oh, je sais, cest trs dsagrable. Jai naturellement essay de le chasser, en luidisant que ce ntait pas une heure pour dranger les gens. Il est tout de mme uneheure du matin, bon sang ! Mais il insiste pour vous parler et je ne sais plus quoi faire. Ildit que cest extrmement important, trs urgent, et blablabla ! Il pencha la tte etplissa les yeux. Professeur, si vous ne souhaitez pas lui parler, il vous sut de me ledire. Jen rfrerai au ministre, sil le faut ! Jen rfrerai mme au prsident ! Maisvous, vous ne serez pas drang. Il balaya le forum dun geste thtral. Trajan nous alaiss cette uvre merveilleuse et vous tes ici pour nous aider la sauvegarder. Quesont les insigniants tracas de la police auprs dun chantier aussi grandiose ? Il branditson index sous le nez de Toms. Jen rfrerai au prsident, sil le faut !

    Lhistorien portugais eut un bref clat de rire. Du calme, professeur Pontiverdi. Je ne vois aucun inconvnient parler avec la

    police. Inutile de vous nerver ! Comme vous voudrez, professeur ! Comme vous voudrez ! Il braqua son doigt sur

    lhomme en cravate, la voix toujours pleine de colre. Mais sachez quil me serait faciledenvoyer au diable cet imbcile, ce crtin !

    Le policier en civil, toujours distance, monta sur ses grands chevaux. Cest moi que vous traitez de crtin ?Larchologue italien se tourna vers le policier, son corps tremblant dune juste

    indignation, ses bras gesticulant avec frnsie, son doigt accusateur point sur lui. Oui, vous ! Vous tes un imbcile ! Un crtin !Voyant que la dispute allait mal tourner, Toms saisit le bras du professeur

    Pontiverdi. Allons, du calme ! dit-il, sur le ton le plus conciliateur possible. Il ny a aucun

    problme, professeur. Je vais parler avec ce monsieur. Inutile den faire toute unemontagne.

    Je ne permets personne de me traiter de crtin, protesta le policier, la facerouge de colre et le poing brandi. personne !

    Crtin ! Du calme ! Imbcile !Comprenant quil ne russirait pas freiner lemportement des deux hommes,

    Toms attrapa le policier et lentrana lcart. Vous souhaitiez me parler ? demanda lhistorien tandis quil tirait lhomme par le

    bras. Alors, suivez-moi.Le policier en civil dcocha encore deux injures au professeur Pontiverdi, mais nit

    par se laisser entraner.

  • Ah, quelle misre ! sexclama-t-il en se tournant vers le Portugais. Non mais, pourqui se prend-il ce pitre ? Vous avez vu a ? Quel malade mental !

    Toms sarrta prs de la via Biberatica et fit face son interlocuteur. Eh bien, je vous coute. Que me voulez-vous ?Le policier, toujours nerv, inspira profondment. Il tira un calepin de sa poche et

    consulta ses notes, tout en rectifiant le col de sa veste. Vous tes le professeur Toms Noronha, de luniversit nouvelle de Lisbonne ? Oui, cest moi.Le policier se tourna vers lescalier en bois qui reliait les ruines du forum de Trajan

    la rue, situe au niveau suprieur, et, dun geste de la tte, le pria de le suivre. Jai ordre de vous conduire au Vatican.

  • II

    Ordinairement tranquille cette heure de la nuit, la place Pie-XII, situe juste enface de la place Saint-Pierre, tait anime par une rumeur fbrile. Les lumires bleuesdes gyrophares laissaient deviner ltrange mange des carabiniers et des secouristes enblouse blanche.

    Que se passe-t-il ?Le policier ignora la question, tout comme il lavait fait au cours du bref trajet

    travers les rues dsertes de Rome. De toute vidence, la dispute avec le professeurPontiverdi dans les ruines du forum lavait indispos.

    La Fiat banalise de la police acclra le long de la via di Porta Angelica et, aprsun brusque freinage, se gara au pied des hautes murailles du Vatican, prs de la PortaAngelica. Le policier ouvrit la portire de la voiture et mis un grognement, faisantsigne Toms de le suivre. Le visiteur descendit et leva le regard vers lnorme coupoleillumine de la basilique Saint-Pierre, qui se dcoupait dans la nuit comme un gantendormi.

    Ils sacheminrent vers la cit du Vatican, dans la zone du Belvdre, lItalienmarchant devant dun pas press, lhistorien derrire, toujours sans comprendre ce quise passait. Dun geste de la main droite porte la tempe, le policier salua un hommede grande taille qui les attendait prs de la Porta Angelica, vtu dun costume bariol,aux rayures jaunes et bleues, et la tte coiffe dun bret noir.

    Professeur Noronha, dit le garde suisse en le saluant, veuillez me suivre, sil vousplat.

    O allons-nous ? L o vous tes attendu.Trs drle, pensa Toms. Voil une manire de rpondre sans rien dire. Ce dguisement, lana le Portugais sur un ton insolent, vous le portez en

    permanence ?Le Suisse lui dcocha un regard irrit. Non, rtorqua-t-il sur le ton contrari de celui qui napprcie pas quon stonne de

    sa tenue. Nous tions en pleine rptition dune parade au Portone di Bronzo, qui cetteheure est ferm, lorsquon ma appel en urgence.

    Le mcontentement de lhomme tait manifeste, si bien que Toms haussa les

  • paules dun air rsign, et suivit son guide en silence travers les cours et les passagesdu Vatican, o leurs pas rsonnaient schement sur le sol. Ils parcoururent unecinquantaine de mtres, et dbouchrent sur une cour encercle par larchitectureopulente de la Sainte Cathdrale, domine par une tour ronde que lhistorien reconnutaussitt ; ctait lancien sige du Banco Ambrosiano, abritant aujourdhui lIstituto perle Opere di Religione. Ils passrent devant un poste de la police vaticane, une brigadedirente de la garde suisse, qui achait un air de gendarmerie franaise, et ilscroisrent plus loin, droite, une pharmacie.

    Nous y sommes, annona le garde suisse.Lhomme dirigea le visiteur vers une porte drobe. Ils montrent un escalier et se

    retrouvrent dans un hall vitr o se dressait un portique de scurit. En face souvraitune pice aux murs tapisss de livres. Ils franchirent le portique, entrrent dans le salonet Toms comprit quils se trouvaient dans la Bibliothque vaticane.

    Les fentres donnaient sur le Cortile del Belvedere, mais lattention de lhistorien futattire par le groupe qui se tenait prs de la porte de la grande salle Leonina. Deuxgardes suisses, trois carabiniers, deux religieux et quelques individus en civil parlaient voix basse, certains semblaient affairs, dautres dsuvrs.

    Le guide cona Toms un homme en civil, qui le conduisit travers la salleLeonina. Une femme, en tailleur gris fonc, penche sur une table, examinait ce quisemblait tre un grand plan de ldifice.

    Inspecteur, voici le suspect.Suspect ?Toms faillit se retourner pour sassurer quil ne sagissait pas de quelquun dautre,

    mais il comprit quon parlait de lui. Suspect ? De quoi le souponnait-on ? Que sepassait-il ? quoi tout cela rimait-il ?

    Linspecteur se retourna pour le dvisager et lhistorien se sentit troubl. Elle avaitdes cheveux bruns boucls jusquaux paules, un nez pointu et des yeux dun bleuprofond et limpide.

    Que vous arrive-t-il ? demanda-t-elle devant son air extasi. Vous avez vu le diable!

    Le diable, non, rtorqua Toms, en seorant de reprendre une certainecontenance. Un ange.

    Linspecteur eut lair agac. Il ne me manquait plus que a ! sexclama-t-elle, en roulant des yeux. Un

    sducteur ! Les Romains ont bien laiss une descendance au Portugal...Toms rougit et baissa les yeux. Veuillez mexcuser, ctait plus fort que moi.

  • LItalienne glissa une main dans la poche intrieure de sa veste et en sortit unecarte.

    Je mappelle Valentina Ferro, annona-t-elle. Je suis inspecteur de policejudiciaire.

    Le visiteur sourit. Toms Noronha, sducteur. Durant mes loisirs, je suis galement professeur

    luniversit nouvelle de Lisbonne et consultant la fondation Gulbenkian. Que me vautlhonneur de cette invitation dans un lieu si exotique, une heure si compromettante ?

    Valentina prit un air mcontent. Ici, cest moi qui pose les questions, si cela ne vous ennuie pas, rpliqua-t-elle avec

    raideur. Elle regarda xement son interlocuteur, lat de leet que produiraient lesparoles quelle allait profrer. Connaissez-vous le professeur Patricia Escalona ?

    Le nom surprit Toms. Patricia ? Oui, bien sr. Cest une de mes collgues de luniversit de Saint-

    Jacques-de-Compostelle. Une amie de longue date. Elle est galicienne. Les Portugais etles Galiciens sont des peuples jumeaux, vous savez. Il regarda lItalienne, soudaininquiet. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Lui est-il arriv quelque chose ?

    LItalienne scruta son visage, essayant dvaluer la sincrit de sa rponse. Ellegarda un moment le silence, se demandant si elle devait ou non abattre son jeu.

    Elle finit par se dcider. Le professeur Escalona est mort.Linformation t Toms leet dune claque. Il carquilla les yeux et recula dun

    pas, tout prs de perdre lquilibre. Morte ? Il resta quelques instants bouche be, seorant dassimiler la nouvelle.

    Mais cest impossible ! Comment Que sest-il pass ? Elle a t assassine. Quoi ? Cette nuit. Mais Ici, au Vatican.Secou par la nouvelle, Toms tituba vers la table o tait tal le plan du Vatican

    et se laissa tomber sur une large chaise. Patricia ? Assassine ? Ici ? Il parlait lentement, en secouant la tte, comme si

    linformation navait aucun sens et quil avait du mal lintgrer. Mais qui ? Pourquoi? Que sest-il pass ?

    LItalienne sapprocha doucement et posa une main sur son paule, dans un gestecompatissant.

  • Cest pour le savoir que je suis ici, dit-elle. Et vous aussi. Moi ?Valentina sclaircit la gorge. Dans une enqute sur un homicide, la dernire personne avec laquelle la victime a

    t en contact permet dorienter les recherches.Toms tait si atterr quil ragit peine. Et alors ? Nous avons consult la liste des appels du professeur Escalona aux cours des deux

    heures qui ont prcd sa mort, ajouta-t-elle, en parlant avec une lenteur dlibre.Savez-vous quel est le dernier numro quelle a appel ?

    Comment Patricia avait-elle pu tre assassine ? continuait de se demander Toms.Linformation tait si difficile avaler quil coutait peine son interlocutrice.

    Pardon ?Valentina respira profondment. Le vtre.

  • III

    Lair froid de Dublin accueillit le passager solitaire dbarquant du petit et luxueuxCessna Citation X qui venait datterrir. Il tait dj plus de deux heures du matin etlaroport tait sur le point de fermer ses portes pour quelques heures ; ce vol tait ledernier de la journe et le prochain ntait prvu que pour six heures du matin.

    Le passager solitaire ne portait quun bagage main, une mallette en cuir noire, quinavait fait lobjet daucune inspection, car le petit jet bimoteur, art sa seuleintention, avait dcoll dun modeste arodrome. Il suivit directement les indications desortie et maugra lorsquon le dirigea vers le bureau des douanes ; son vol stantdroul dans lespace arien de lUnion europenne, il ne voyait pas pourquoi il devaitprsenter ses papiers. Mais son apprhension se rvla inutile, car le douanier irlandaisne jeta quun il somnolent et distrait son passeport.

    Do venez-vous ? senquit-il, davantage par curiosit que par devoirprofessionnel.

    Rome.LIrlandais, sans doute un fervent catholique, poussa un soupir mlancolique. Il

    devait tre jaloux, mais cela ne lempcha pas desquisser un lger sourire et de lui fairesigne de passer.

    Une fois dans le hall du terminal, le visiteur ralluma son portable. Il composa soncode PIN et se mit chercher un rseau. Lopration dura plus de deux minutes, tempsque lhomme occupa retirer de largent au distributeur automatique.

    Le nouvel arrivant composa de mmoire un numro international et attendit quonlui rpondt. Deux sonneries suffirent.

    Tu es arriv, Sicarius ?Le passager franchit les portes automatiques de laroport et sentit la fracheur

    glace de la nuit atlantique lui fouetter le visage et lui saisir tout le corps. Cest moi, matre, confirma-t-il. Je viens darriver. Le voyage sest bien pass ? Oui. Tu devrais aller te reposer. Je tai rserv une chambre au Radisson, prs de

    laroport, et Non, je vais tout de suite passer laction.

  • Il y eut une pause lautre bout de la ligne et Sicarius entendit la lourde respirationdu matre.

    Tu es sr ? Rome, tu as fait un excellent travail, mais je ne voudrais pas que tutexposes des risques inutiles. Ta mission exige beaucoup de matrise, la moindre faillete serait fatale. Il vaudrait mieux que tu te reposes.

    Je prfre ne pas perdre de temps. En pleine nuit, cest toujours plus tranquille. Etplus lattaque est rapide, moins lennemi a le temps de ragir.

    Son interlocuteur soupira et capitula. Trs bien, cda-t-il. Si tu es sr de toi Je vais joindre mon contact et je te

    rappelle. Jattends votre appel, matre.Il y eut une nouvelle pause au bout de la ligne. Sois prudent.Et il raccrocha.

  • IV

    Le corps tait tendu sur le sol, recouvert dun drap blanc, et seuls les pieds taientvisibles ; lun tait dchauss, lautre portait un escarpin au talon cass. Des taches desang taient rpandues sur le sol et quelques hommes taient en qute dindices. Descheveux, des gouttes de sang, des empreintes digitales, nimporte quelle trace qui lesconduirait lassassin.

    Valentina saccroupit prs du corps et leva les yeux vers Toms, qui sapprochaitdun air craintif.

    Prt ?Lhistorien avala sa salive, avant dacquiescer. Linspecteur de la police judiciaire

    saisit un coin du drap et le replia doucement, de manire ne dcouvrir quune seulepartie du corps. La tte. Toms reconnut le visage de Patricia, dont la peau tait djplombe, les yeux vitreux gs en une expression dpouvante, les lvres entrouvertessur une langue rvulse, et le cou tach dune paisse crote de sang dessch.

    Mon Dieu ! sexclama Toms, la main sur la bouche tandis quil xait un ilhorrifi le cadavre de sa collgue espagnole. Elle elle a t trangle ?

    Valentina secoua la tte et pointa la tache sur le cou. Lexpression correcte est gorge , corrigea-t-elle. Comme un agneau, vous voyez ?

    Elle approcha les doigts de lentaille qui dchirait la peau. On a utilis un couteau et La pauvre ! Cest atroce ! Comment est-ce possible ?Il dtourna les yeux, refusant den voir davantage ; la mort semblait dpouiller son

    amie de toute dignit. Qui avait pu lui faire une chose pareille ?LItalienne recouvrit le corps, puis se releva lentement, avant de regarder

    lhistorien. Cest prcisment ce que nous cherchons dcouvrir. Et pour cela, nous avons

    besoin de votre aide. Tout ! sexclama-t-il avec emphase, sans la regarder. Tout ce qui peut vous tre

    utile. Alors, commenons par lappel tlphonique. Comment expliquez-vous que son

    dernier appel vous tait destin ? Cest trs simple, dit Toms, en la regardant enn dans les yeux ; il savait que la

    question tait dautant plus cruciale quelle avait incit la police le considrer comme

  • suspect. Je me trouve ici pour participer aux travaux de restauration du forum deTrajan, la demande de la fondation Gulbenkian, dont je suis un consultant. Patriciafait faisait galement ce genre de travail pour la Gulbenkian et nous nous sommesconnus au cours de certaines missions dexpertise que nous avons menes ensemble. Elletait arrive Rome hier soir et, comme elle savait que je my trouvais galement, ellema appel. Voil tout.

    Valentina se frotta le menton, considrant ce quelle venait dentendre. Comment a-t-elle appris que vous tiez Rome ?Lhistorien hsita. Ma foi je ne sais pas.Linspecteur, qui notait ces informations sur un calepin, sarrta dcrire et leva les

    yeux vers le suspect. Comment a, vous ne savez pas ? Je ne sais pas, rpta-t-il. Je suppose quelle a t informe par quelquun de la

    fondation Vous tes conscient que nous allons tout vrifier ?Toms prit un air candide. Allez-y, je vous en prie, dit-il, en sortant son portable. Si vous voulez, je vous

    donne tout de suite le numro du professeur Vital, Lisbonne. Cest lui qui,habituellement, sentretient avec moi et Patricia. Il pressa quelques touches. Le voil.Cest le 21

    Vous me le donnerez plus tard, interrompit Valentina, apparemment convaincuepar lexplication et lesprit dj occup par dautres questions plus urgentes. Vous a-t-elle dit ce quelle venait faire ici ?

    Non. Elle ma mme paru assez rserve sur le sujet. Rserve ? Oui, elle na pas voulu men parler au tlphone. Mais nous tions convenus de

    djeuner ensemble demain et jimagine quelle maurait tout racont. Le regard deToms erra sur les rayons de la salle de consultation des manuscrits. Elle tait doncvenue Rome pour faire des recherches la Bibliothque vaticane

    Valentina semblait ne plus lcouter ; elle lisait avec attention plusieurs photocopiescouvertes de commentaires et de notes marginales. Le Portugais jeta un il sur lesdocuments et constata, non sans surprise, quils incluaient une vieille photo de lui ; ilsagissait dun rapport le concernant.

    Je vois ici que vous tes non seulement historien, mais galement cryptologue etexpert en langues anciennes.

    Cest exact.

  • Linspecteur t deux pas sur le ct et dsigna une feuille de papier blanche posesur le sol.

    Sauriez-vous me dire ce que cela signifie ?Toms se plaa ct de lItalienne et se pencha sur la feuille pour lexaminer de

    prs.

    Cest trange ! murmura-t-il. Cela ne ressemble aucune langue ni aucunalphabet que je connaisse

    Vous en tes sr ?Lhistorien resta encore plusieurs secondes observer les tranges symboles,

    cherchant quelques pistes qui le conduiraient une solution, puis il se redressa. Absolument. Regardez bien encore une fois.Toms xa nouveau lnigme. Lun des symboles, le dernier, attira son attention ;

    il dirait nettement des autres. An de le voir sous une autre perspective, il tquelques pas pour contourner la feuille de papier. Il se baissa nouveau et examinaencore une fois les caractres. Aprs un instant, ses lvres esquissrent un sourire et il tsigne linspecteur.

    Venez voir.Valentina le rejoignit et, se penchant son tour sur la feuille de papier, elle

    considra lnigme sous une perspective inverse.

    Alma ? murmura-t-elle sans quitter la feuille du regard, contemple prsent lenvers. Quest-ce que cela signifie ?

    Lhistorien pencha la tte. Allons ! sexclama-t-il. Vous ne savez pas ? En italien, alma signifie esprit

  • Tout comme en portugais, dailleurs. Mais, dans ce contexte, quest-ce que cela peut vouloir dire ?Toms pina les lvres en une expression dignorance. Je ne sais pas. Lassassin veut peut-tre se faire passer pour une me en peine ?

    Ou alors, il cherche insinuer quil ne sera jamais captur parce quil est aussiinsaisissable quun esprit ?

    Visiblement impressionne, Valentina lui tapa sur lpaule en signedencouragement.

    Vous tes un bon, a ne fait aucun doute, dit-elle sur un ton atteur. Elle seredressa et lui jeta un regard de d. Peut-tre pourriez-vous maider lucider uneautre nigme l-bas

    Montrez-moi a.Linspecteur lui t signe de la suivre et, contournant le cadavre tendu sur le sol,

    elle sapprocha de la table de lecture, au centre de la salle de consultation desmanuscrits. Un norme ouvrage reposait sur le bois vernis de la table, ouvert une pageproche de la fin.

    Savez-vous ce que cest ?Toms la suivit, en marchant avec mille prcautions pour viter de perturber le

    relev des indices. Sappuyant la table, il se pencha sur le volume et comprit tout desuite quil sagissait dun document trs ancien. Il lut quelques lignes et frona le sourcil.

    Cest saint Paul, identia-t-il. Un extrait de la lettre aux Hbreux. Il huma lodeursingulire exhale par le parchemin, vieux de plusieurs sicles. Un des premiersexemplaires de la Bible. Rdig en grec, naturellement. Il lana un regard interrogateur lItalienne. Quel est ce manuscrit ?

    Valentina prit le volume et lui montra les caractres inscrits sur la couverturerigide.

    Codex Vaticanus .Lhistorien resta bouche be. Son regard se xa nouveau sur le manuscrit,

    incrdule. Il rexamina le parchemin pour sassurer de son anciennet, il taitabasourdi.

    Est-ce vraiment le Codex Vaticanus ? Le document original ? Oui. Cela vous surprend ?Toms prit le manuscrit des mains de linspecteur et le posa avec dinnies

    prcautions sur la table de lecture. Ceci est lun des plus prcieux manuscrits qui existent sur la plante, dit-il sur un

    ton rprobateur. On ne peut le toucher quavec des gants. Mon Dieu, cest une choseunique ! Qui na pas de prix ! Cest la Mona Lisa des manuscrits, vous comprenez ? Il

  • lana un regard inquiet vers la porte, comme si le pape sy trouvait, prt lui reprocherde ne pas prendre le plus grand soin dun tel trsor. Jignorais quon autorisait sifacilement la consultation de cet original. Cest incroyable ! Une telle chose ne devraitpas tre permise ! Comment est-ce possible ?

    Calmez-vous, rpliqua Valentina. Le prefetto de la bibliothque ma expliqu quepersonne, normalement, na accs ce manuscrit, seules les copies sont consultables.Mais il semble que la victime tait un cas particulier

    Toms posa les yeux sur le corps recouvert dun drap et ravala son indignation. Ah, bonSi laccs loriginal du Codex Vaticanus tait exceptionnel, pensa-t-il, il navait rien

    y redire. Jaimerais bien savoir ce que ce manuscrit a de si particulier.Lattention de lhistorien se porta nouveau sur louvrage. Parmi toutes les Bibles qui remontent aux dbuts du christianisme, le Codex

    Vaticanus est probablement la version la plus able. Il promena la main sur leparchemin jauni au long de presque deux millnaires. Il date du IV e sicle et renferme laplus grande partie du Nouveau Testament. On raconte quil a t command parlempereur Constant I er . Il caressa la page avec motion. Un trsor. Jamais je nauraisimagin le toucher un jour. Son visage sclaircit dun sourire bat. Le Codex Vaticanus .Qui laurait cru ?

    Auriez-vous une ide de ce que le professeur Escalona cherchait dans ces pages ? Pas la moindre. Pourquoi ne le demandez-vous pas la personne qui lui a con

    ce travail ?Valentina soupira. Cest bien l le problme, admit-elle. Nous ignorons qui le lui a con. Dailleurs,

    il semble que personne ne le sache. Pas mme son mari. On dirait que le professeurEscalona considrait ce travail comme un secret dtat.

    Lobservation attisa la curiosit de Toms. Un secret dtat ? Lhistorien contemplale manuscrit et le regarda dun il nouveau, non plus bloui par la relique historique,mais intrigu par son rle dans le crime qui venait dtre commis.

    Le livre est-il ouvert la page o Patricia la laiss ? Oui. Personne ny a touch. Pourquoi ?Toms ne rpondit pas, prfrant relire le texte avec une attention renforce.

    Quest-ce qui avait bien pu, dans ce passage, susciter lintrt de son amie ? Quel genrede secrets ces lignes pouvaient-elles renfermer ? Il traduisit mentalement le texte jusqutomber sur le mot. Il le pronona voix haute.

    Phaneron .

  • Pardon ?Lhistorien indiqua une ligne sur le manuscrit. Regardez ce qui est crit l.Valentina observa les caractres arrondis, lun dentre eux lui sembla ratur, puis,

    secouant la tte, elle eut un rictus. Je ny comprends rien. Cest du chinois ?Toms cligna des yeux. Ah, excusez-moi ! Parfois, joublie que tout le monde ne lit pas le grec. Il xa

    nouveau son attention sur la ligne indique. Ceci est une lettre de saint Paul du NouveauTestament. Il sagit de lptre aux Hbreux. Ce verset est le 1,3 et le mot raturcorrespond phaneron . Phaneron ou manifeste . Dans cette ligne, Paul dit que Jsus manifeste lunivers par la puissance de sa parole . Mais la plupart des manuscrits de laBible emploient dans ce passage le mot pheron , qui signie soutenir ou porter .Autrement dit, selon une version, Jsus manifeste lunivers et, selon dautres, Jsussoutient lunivers. Vous comprenez ? Ce sont deux sens bien dirents. Il dsigna le motratur, ainsi quun commentaire not dans la marge du manuscrit. Regardez ceci.

    Oui En consultant le Codex Vaticanus , un scribe a lu phaneron et a estim que ctait

    une faute. Qua-t-il fait ? Il a ratur ce mot et la remplac par lexpression pluscommune, pheron . Plus tard, un second scribe a remarqu cette rature, et il a bipheron pour rcrire phaneron , le mot original. Toms indiqua la note dans la marge : Imbcile ignorant ! Laisse ce vieux texte en paix, ne le modifie pas !

    Valentina frona les sourcils, seorant de tirer de cette explication un sens quipourrait laider dans son enqute.

    En eet, cest trs intressant, dit-elle, en pensant visiblement le contraire. Et enquoi cela peut-il nous faire avancer ?

    Toms croisa les bras et appuya son menton sur ses mains, considrant lesimplications de la dcouverte quil venait de faire.

    Cest trs simple, dit-il. Cette rature dans le Codex Vaticanus illustre lun des plusgrands problmes poss par la Bible. Il pencha la tte sur le ct, comme si une idevenait de lui traverser lesprit. Permettez-moi de vous poser une question : selon vous, laBible reprsente la parole de qui ?

    LItalienne rit. En voil une question ! sexclama-t-elle. La parole de Dieu, bien sr. Tout le

    monde le sait !Lhistorien ignora lclat de rire. Vous tes en train de me dire que cest Dieu qui a crit la Bible ?

  • Eh bien pas vraiment, non, bredouilla Valentina. Dieu a inspir leschroniqueurs les tmoins enfin, les vanglistes qui ont rdig les Saintes critures.

    Et que signie cette inspiration divine, votre avis ? Que la Bible est un texteinfaillible ?

    Linspecteur hsita ; ctait la premire fois quon la poussait rchir pareillequestion.

    Je suppose que oui. La Bible ne nous transmet-elle pas la parole de Dieu ? Dans cesens, je pense quon peut affirmer quelle est infaillible.

    Toms jeta un il au Codex Vaticanus . Et si je vous disais que Patricia cherchait probablement les erreurs prsentes dans

    le Nouveau Testament ?Linspecteur prit un air inquisiteur. Des erreurs ? Quelles erreurs ?Lhistorien soutint son regard. Vous ne le saviez pas ? La Bible est truffe derreurs. Comment a ?Toms jeta un regard circulaire, en sassurant que personne ne lcoutait. Aprs

    tout, il se trouvait au Vatican et ne tenait surtout pas dclencher un incident. Ilaperut deux clercs prs de la porte donnant sur la salle Leonina, lun deux devait trele prefetto de la bibliothque, mais il jugea que la distance tait susante pour ne pascourir le risque dtre entendu.

    Il se pencha vers son interlocutrice avec un air de conspirateur, et sapprta luirvler un secret vieux de presque deux millnaires.

    Des milliers derreurs infestent la Bible, murmura-t-il. Y compris des fraudes.

  • VLe silence de la nuit dublinoise fut rompu par la sonnerie stridente dun tlphone.Voil vingt minutes dj que Sicarius attendait cet appel, dans un coin discret, lextrieur de laroport. Il sortit lappareil de sa poche et vria lorigine de lappelavant de rpondre.

    Jai obtenu linformation dont tu as besoin, lui annona la voix. Il semblerait quenotre ami se trouve la Chester Beatty Library.

    Sicarius prit son stylo et son calepin. Ches ter Bi Il hsita. Comment scrit le deuxime mot ? B E A T T Y, pela le matre lautre bout de la ligne. Beatty. Library, complta Sicarius. Il rangea son calepin et consulta sa montre, quil avait

    dj rgle sur le fuseau horaire de Dublin, soit une heure de moins qu Rome. Ici, il estdeux heures et demie du matin. Notre homme se trouve dans une bibliothque uneheure pareille ?

    Nous avons affaire des historiensSicarius mit un bref ricanement et se mit marcher vers la station de taxis, une

    vingtaine de mtres de l. Dcidment ! Je nai droit qu des rats de bibliothque observa-t-il. Donnez-moi

    un point de repre proximit. Un point de repre ? Pour quoi faire ? Je ne veux pas indiquer au chaueur du taxi la Chester Beatty Library. Demain,

    lorsque la nouvelle se rpandra dans les journaux, le chaueur ne devra pas se souvenirdavoir transport un client une heure si tardive

    Ah, je vois. Je regarde sur le plan et voyons voir, le chteau de Dublin. Labibliothque se trouve tout prs du chteau.

    Sicarius prit note. Quoi dautre encore ?Son interlocuteur sclaircit la voix. coute, je ne pensais pas que tu voudrais agir aussi vite. Je ne me suis donc pas

    occup de ton accs au btiment. Il te faudra improviser un peu. Mais ne prends pas derisques, tu entends ?

    Soyez tranquille, matre.

  • Ne te fais pas prendre. Mais si jamais tu es pris, tu sais ce quil te restera faire. Soyez tranquille. Bonne chance !Sicarius rangea son portable et sarrta devant la station de taxis. Ils taient deux,

    comme abandonns. Leurs chaueurs semblaient assoupis, les vitres fermes pour lesprotger du froid. Le nouvel arrivant frappa la vitre de la premire voiture et lechaueur se rveilla en sursaut. Il regarda dun il hagard le client puis, aprs strefrott les yeux, il reprit contenance et lui fit signe.

    Montez !Sicarius sinstalla sur la banquette arrire, prs de la vitre, et posa sa mallette de

    cuir noire sur ses genoux. Dposez-moi devant le chteau de Dublin.Le taxi se mit en route, sloignant lentement de laroport. Les rues taient dsertes

    et lclairage public projetait sur la brume un halo spectral.Avec des gestes prcis, le passager ouvrit la mallette et contempla le prcieux objet

    qui sy trouvait. La dague brillait comme du cristal. Il examina le mtal et ne dcouvritaucune trace de sang ; le nettoyage avait t parfait. Il resta un long moment admirerson clat, fascin ; la lame tait une vritable uvre dart, courbe et acre, prouvantque ses anctres millnaires, inspirs par la grce divine, savaient forger les mtauxjusqu la perfection.

    Il glissa la main dans la mallette et saisit larme blanche. Il passa le doigt sur le lde la lame et sentit son pouvoir tranchant. La lame retait les lumires extrieures.Avec une innie prcaution, Sicarius replaa la dague sa place. Il savait quelle neresterait pas immacule trs longtemps.

  • VI

    Le visage contrari de Valentina Ferro avait alert Toms. Linspecteur napprciaitgure lide que la Bible pouvait contenir des milliers derreurs. Le Portugais avaitconscience que, parmi les sujets les plus dlicats, celui des convictions religieusesconstituait sans doute lun de ceux qui exigeait le plus de prcautions. Cela ne valait pasla peine de blesser ou de froisser les gens, mme coups de vrit.

    Cherchant une issue, il consulta ostensiblement sa montre et afficha un air tonn. Ah, mais il se fait tard ! sexclama-t-il. Mieux vaut que je retourne au forum de

    Trajan. Les travaux de restauration durent jusqu laube et le professeur Pontiverdicompte sur moi.

    Linspecteur eut lair contrari. Vous nirez nulle part avant que je vous y autorise. Pourquoi ? Vous avez encore besoin de moi ?Valentina tourna le regard vers le corps qui gisait toujours au sol. Jai un crime lucider et vos comptences peuvent mtre utiles. Mais que voulez-vous savoir ? Je voudrais comprendre en quoi consistait la recherche mene par la victime et

    son lien avec lhomicide. Cela peut me conduire des pistes dcisives.Lhistorien secoua la tte. Je nai jamais dit quil y avait un lien ! Mais moi, je le dis.La dclaration laissa Toms abasourdi. Il regarda un moment le cadavre puis

    linspecteur. Comment a ? stonna-t-il. Vous pensez que Patricia a t assassine cause de

    ses recherches ? Quest-ce qui vous fait croire a ?Le visage de Valentina se renfrogna nouveau. Jai mes raisons, murmura-t-elle dun air mystrieux. Puis elle posa sa main sur le

    Codex Vaticanus , et rorienta la conversation vers la question qui lui semblait centrale.Parlez-moi donc de ces erreurs contenues dans la Bible, que le professeur Escalonarecherchait dans ce manuscrit.

    Lhistorien hsita. Devait-il vraiment saventurer sur ce chemin la destinationincertaine ? Son instinct lui rpondait que non. Il savait quil serait amen dire des

  • choses qui pouvaient choquer un croyant et il ntait pas sr que cela ft judicieux.Chaque personne avait ses convictions, et qui tait-il pour les remettre en cause ?

    Seulement, il y avait quelque chose dautre. Aprs tout, lune de ses amies venaitdtre assassine, et, si linspecteur charg de lenqute estimait que ses comptences etses connaissances pouvaient servir lucider ce crime, pourquoi refuserait-il de laider ?En outre, il ne pouvait oublier quil tait considr comme suspect. Il pressentait quenrefusant de collaborer lenqute, il renforcerait les soupons.

    Il inspira profondment et ferma les yeux un instant, comme un parachutiste prt se jeter dans le vide, et franchit le pas quil redoutait le plus.

    Trs bien, acquiesa-t-il. Mais, dabord, puis-je vous poser une question ? Je vous en prie.Les yeux de Toms plongrent dans ceux de Valentina. Vous tes chrtienne, je suppose ?Linspecteur hocha discrtement la tte et sortit de son col une petite croix pendue

    une fine chane dargent. Catholique romaine, dit-elle en montrant la petite croix. Alors, il y a une chose quil est important que vous compreniez, dclara-t-il. Il

    porta la main la poitrine. Moi, je suis historien. Les historiens ne fondent pas leursrecherches sur la foi religieuse, leurs conclusions reposent plutt sur les indices du pass: vestiges archologiques ou textes, par exemple. Dans le cas du Nouveau Testament, ilsagit essentiellement de manuscrits. Ils reprsentent une source dinformations trsimportante pour comprendre ce qui sest pass lpoque de Jsus. Cependant, il fautles utiliser avec beaucoup de prudence. Un historien doit avant tout saisir les intentionset les conditionnements propres chaque auteur an de dcouvrir des lmentsimplicites : il lui faut lire entre les lignes. Par exemple, si je lis dans un numro de laPravda datant de lUnion sovitique une nouvelle mapprenant que justice a t faitesur un larbin imprialiste qui mettait en cause la rvolution , il faut liminer toute larhtorique idologique et saisir le fait masqu derrire cette information : une personnequi sopposait au communisme a t excute. Vous me suivez ?

    Le regard de Valentina devint glacial. Oseriez-vous comparer le christianisme au communisme ? Bien sr que non, sempressa-t-il de rpondre. Je dis seulement que les textes

    expriment lintention et les conditionnements de leurs auteurs, et un historien doitprendre en compte ce contexte pour les lire correctement. Les auteurs des vangiles nevoulaient pas seulement raconter la vie de Jsus, ils cherchaient le glorier et persuader les autres quil tait le Messie. Et a, un historien ne peut lignorer. Vouscomprenez ?

  • LItalienne opina. Bien entendu, je ne suis pas idiote. Au fond, cest galement ce que doit faire un

    dtective, non ? Lorsquon entend un tmoin, il faut interprter ce quil dit en fonctionde sa situation et de ses intentions. On ne doit pas prendre toutes ses armations lalettre. Cela me parat vident.

    Exactement, sexclama Toms, ravi de stre fait entendre. Il en est de mme pournous, les historiens. Nous sommes en quelque sorte des dtectives du pass. Mais il estimportant que vous compreniez quen tudiant une grande gure historique, nousdcouvrons parfois des choses que les admirateurs inconditionnels prfreraient ignorer.Des choses qui peuvent tre comment dire dsagrables. Mais pourtant vraies.

    Il fit une pause pour sassurer que ce point avait t parfaitement assimil. Et alors ? simpatienta Valentina. Et alors, jaimerais savoir si vous tes prte mcouter jusquau bout, en sachant

    que je vais dire certaines choses sur Jsus et sur la Bible qui pourraient heurter vosconvictions religieuses. Je ne veux pas que vous vous fchiez contre moi chacune demes rvlations. Sinon, autant me taire.

    Mais ces rvlations tes-vous bien certain quelles soient vraies ?Toms hocha la tte. Autant quon puisse en juger, oui. Il esquissa un sourire pinc. On les appelle

    des vrits inconvenantes. Bien, allons-y.Lhistorien regarda lItalienne avec attention, comme sil doutait de sa sincrit. Vous tes sre ? Aprs mavoir entendu, vous ne me mettrez pas en prison ?La question eut le mrite de briser la glace. Je ne savais pas que vous aviez peur des femmes, dit-elle avec un sourire.Toms rit. Je ne redoute que les plus belles. Allons bon ! Joubliais que monsieur tait un sducteur, rpliqua lItalienne, en

    rougissant. Mais, avant quil pt rpondre, Valentina se tourna, posa la main sur leCodex Vaticanus , et relana la conversation. Eh bien, je vous coute. Quelles sont doncces erreurs qui polluent la Bible ?

    Lhistorien lui t signe de sasseoir la table de lecture, o lui-mme prit place. Ilt tambouriner ses doigts sur le bois vernis, cherchant par o il pouvait commencer ; ily avait tant de choses dire que la difficult consistait justement tablir un plan.

    Enfin, il la regarda. Pour quelle raison tes-vous chrtienne ?La question prit linspecteur au dpourvu.

  • Eh bien bredouilla-t-elle, cest une question de disons que ma famille estcatholique, jai grandi dans cette religion et et je suis galement catholique. Pourquoime demandez-vous cela ?

    Seriez-vous en train de me dire que vous ntes chrtienne que par traditionfamiliale ?

    Non mme si la tradition de mes aeux y est pour beaucoup, videmment. Maisje crois aux valeurs de la doctrine chrtienne, je crois aux prceptes et aux rgles deconduite enseignes par Jsus. Cest cela, avant tout, qui fait de moi une chrtienne.

    Et quels sont les enseignements de Jsus que vous apprciez le plus ? Lamour et le pardon, sans lombre dun doute.Toms jeta un regard sur le Codex Vaticanus , tmoin silencieux de cette

    conversation. Citez-moi lpisode du Nouveau Testament qui vous semble le plus reprsentatif de

    ces enseignements. Lhistoire de la femme adultre, dit Valentina sans hsiter. Ma grand-mre men

    parlait souvent, ctait sa prfre. Jimagine que vous la connaissez ? Qui ne la connat pas ? En dehors des rcits de la naissance et de la crucixion de

    Jsus, cest sans doute la scne la plus clbre du Nouveau Testament. Il se cala contre ledossier de sa chaise. Mais dites-moi, que savez-vous de lhistoire de la femme adultre ?

    Une fois encore, la question prit de court lItalienne. Ma foi, jen sais ce que tout le monde sait, rpondit-elle. La loi judaque

    prescrivait de lapider les femmes adultres jusqu la mort. Il se trouve quun jour, lespharisiens amenrent Jsus une femme quon avait prise en agrant dlit dadultre.Ces pharisiens voulaient mettre lpreuve le respect de Jsus envers la loi que Moseavait reue de Dieu. Ils lui rappelrent que cette loi imposait la lapidation de cesfemmes

    Cest ce que dit la Bible, confirma Toms. Dans le Lvitique, verset 20, 10, Dieu dit Mose : Quand un homme commet ladultre avec la femme de son prochain, ilsseront mis mort, lhomme adultre aussi bien que la femme adultre.

    Tout fait, acquiesa Valentina. Les pharisiens, bien entendu, connaissaient cecommandement de Dieu, mais ils voulaient avoir lopinion de Jsus sur ce sujet. Fallait-illapider la coupable jusqu la mort, comme lexigeait la loi, ou fallait-il lui accorder lepardon, comme Jsus le prchait ? Cette question tait bien sr un pige : silrecommandait la lapidation, Jsus se retrouvait en contradiction avec tout ce quilenseignait sur lamour et le pardon. Et si, au contraire, il prconisait le pardon, il violaitalors la loi de Dieu. Que faire ?

    Tout le monde connat la rponse ce dilemme, dit lhistorien en souriant. Mais

  • Jsus, se baissant, se mit tracer du doigt des traits sur le sol. Comme ils continuaient lui poser des questions, il se redressa et leur dit : Que celui dentre vous qui na jamaispch lui jette la premire pierre. Et sinclinant nouveau, il se remit tracer destraits sur le sol. Aprs avoir entendu ces paroles, les pharisiens se troublrent, car tousavaient videmment dj commis un pch, mme vniel, et ils se retirrent lun aprslautre, laissant Jsus seul avec la femme adultre. Alors, il lui dit : [] va, etdsormais ne pche plus.

    Les yeux de Valentina brillaient. Cest excellent, vous ne trouvez pas ? demanda-t-elle. Dune simple pichenette,

    Jsus rend impossible lapplication dune loi cruelle, sans la rvoquer. Un vrai coup degnie, non ?

    Lhistoire est trs belle, reprit Toms. Il y a du drame, du conit, de la tragdie et,au moment du dnouement, lorsque la tension atteint son apoge, avec Jsus et lafemme adultre qui semblent perdus, elle voue la mort par lapidation et lui livr auxquolibets des pharisiens, il apporte une solution inattendue et merveilleuse, pleinedhumanit, de compassion, de pardon et damour. Il sut de prter loreille cetpisode extraordinaire pour comprendre toute la grandeur du Christ et de sesenseignements. Il t une moue et leva un doigt, interrompant ainsi le dbit de sesparoles. Seulement voil, il y a un petit problme.

    Un problme ? Quel problme ?Lhistorien posa ses deux coudes sur la table, sappuya le menton sur les mains, et

    fixa intensment son regard sur son interlocutrice. Cela na jamais eu lieu. Comment a ?Toms soupira. Lhistoire de la femme adultre, cher inspecteur, est monte de toutes pices.

  • VII

    Lclairage nocturne donnait au chteau un aspect fantomatique. Les projecteursvoquaient des sentinelles surveillant une silhouette endormie au milieu de la ville. Unpais manteau de brume recouvrait la capitale, et les rverbres dgageaient un halojauntre qui projetait dtranges ombres sur les trottoirs et les faades en brique desimmeubles.

    Ds que le taxi sloigna, Sicarius se mit arpenter les rues autour du chteau. Ilcomprit vite que la Chester Beatty Library ntait pas aussi simple localiser quil lavaitsuppos. Il vria sur le plan, o tout semblait clair, mais la brume noyant les ruestroublait son sens de lorientation. Il nit par suivre quelques panneaux qui leconduisirent aux Dubh Linn Gardens et, finalement, lentre de la bibliothque.

    Le btiment le dconcerta. Il sattendait un monument imposant, digne desprcieux trsors que renfermaient ses cores, mais il dcouvrit bien autre chose. Situeen plein centre historique, la Chester Beatty Library tait un immeuble moderne, prs delancien Clock Tower Building, datant du XIX e sicle.

    Durant un instant, il observa la grande porte vitre de lentre, ainsi que lesalentours. Il naperut quun sans-abri qui dormait dans le jardin, une bouteille dewhisky la main ; ce ntait pas une menace. Aprs stre assur quil ny avaitpersonne dautre dans les environs, il sapprocha avec prudence.

    La porte tait close, comme on pouvait sy attendre une heure si tardive, mais levisiteur aperut des lumires lintrieur du btiment. Bien sr, il y avait sans doute ungardien. Peut-tre mme plus. Mais limportant, ctait la personne qui, selon le matre,devait se trouver l.

    La cible.Sicarius approcha son visage de la porte vitre. Il remarqua la prsence dun

    gardien qui sommeillait derrire un comptoir circulaire. Il examina le systme dalarmequi protgeait le btiment. Il comprit quil ne serait pas facile dy entrer. Lidal tait depouvoir compter sur la collaboration dun complice, comme cela avait t le cas auVatican, mais ici, Dublin, il oprait sans let. Il se remit examiner le systmedalarme. Des lumires rouges clignotaient et des camras de surveillance taientdisposes sur les murs, en des points stratgiques. Priv daide et de plan daction, il luisemblait presque impossible dentrer dans la bibliothque sans tre repr. Il allait

  • devoir improviser.Comme laccs par lentre principale lui tait ferm, il considra la possibilit de

    pntrer par lune des fentres. Elles se situaient un niveau assez lev, mais, premire vue, elles lui semblaient accessibles. Il les examina de la rue et rchit lamanire de procder, mais l encore il dut admettre que, sans une prparationapproprie, son intrusion risquait fort dtre remarque.

    Finalement convaincu que les conditions actuelles ntaient pas favorables, il dcidade renoncer toute tentative de pntrer dans la Chester Beatty Library. Il cherchaalors un recoin discret, prs de lentre de la bibliothque, et sy posta. labri desregards, lendroit lui sembla parfait.

    Il enla ses gants noirs, puis il pressa la fermeture de sa petite mallette en cuir. Ilextirpa la dague dun geste dlicat et ressentit son poids millnaire. Elle tait parfaite. Iljeta un regard vers lentre de la bibliothque et chafauda son plan. Pour le mettre excution, il ne manquait plus que la cible donnt signe de vie.

  • VIII

    Monte de toutes pices ?Le visage de Valentina se dcomposa, mlange de surprise et dindignation ; ce

    quelle venait dentendre sur lhistoire de la femme adultre lavait abasourdie.Toms perut sa stupfaction et inspira profondment, dtestant lide dtre celui

    qui allait bouleverser ses convictions. Jen ai bien peur, oui.LItalienne, bouche be, scruta le visage de lhistorien, cherchant un signe rvlant

    que ce ntait quune plaisanterie de mauvais got. Comment a, monte ? questionna-t-elle, sur un ton parfaitement incrdule.

    coutez, il ne me sut pas dentendre une chose pareille pour y croire. Armer nesut pas, il faut le prouver ! Elle frappa du poing sur la table de la bibliothque. Leprouver, vous entendez ?

    Luniversitaire portugais jeta un regard sur le manuscrit silencieux pos prs de lui,comme sil attendait du Codex quil laidt calmer la colre qui bouillait en elle.

    Si vous voulez une preuve, il vous faut dabord comprendre certaines choses, dit-ilsur un ton pos. Pour commencer, combien existe-t-il de textes non chrtiens, datant du Ier sicle, qui racontent la vie de Jsus ?

    Beaucoup, videmment ! sexclama Valentina. Jsus est tout de mme lhomme leplus important des deux derniers millnaires, non ? Il tait impossible quon lignore...

    Mais quels sont ces textes ? Tous ceux qui ont t crits par les Romains. Lesquels exactement ?Linspecteur sembla dcontenanc. Ma foi je ne sais pas ! Cest vous lhistorien.Toms format un cercle avec son pouce et son index, puis le leva la hauteur des

    yeux de son interlocutrice. Zro. Pardon ? Il ny a pas un seul texte romain du I er sicle sur Jsus. Ni manuscrits, ni

    documents administratifs, ni acte de naissance ou certicat de dcs, ni vestiges

  • archologiques, ni allusions ou rfrences cryptiques. Rien. Savez-vous ce que lesRomains du I er sicle avaient dire sur Jsus ? Il reforma un cercle avec ses doigts. Ungrand zro !

    Cest impossible ! La premire rfrence Jsus par un Romain napparat quau II e sicle, chez

    Pline le Jeune, dans une lettre lempereur Trajan, dans laquelle il mentionne la sectedes chrtiens, en disant quils vnrent le Christ lgal dun dieu . Avant Pline, lesilence est total. Seul un historien juif, Flavius Josphe, indique le passage de Jsus dansun livre sur lhistoire des juifs, crit en lan 90. Pour le reste, cest le dsert. Autrementdit, les seules sources dont nous disposons concernant la vie de Jsus sont chrtiennes.

    Je nen avais aucune ide...Lhistorien posa son regard sur le Codex Vaticanus . Et savez-vous quels sont les textes qui composent le Nouveau Testament ?Une fois encore Valentina vacilla, se demandant si son interlocuteur ne la menait

    pas en bateau. Elle nit par lui accorder le bnce du doute et, faisant un eort pourcontrler ses motions, dcida de collaborer. Elle soua et chercha dans sa mmoireune rponse la question.

    Javoue que je ny ai jamais prt une grande attention, reconnut-elle en prenantun air songeur. Voyons, il y a les quatre vangiles : Matthieu, Marc, Luc et Jean. Ellehsita. Et je crois quil y a encore quelques bricoles, non ?

    Eectivement, dit Toms en souriant. En ralit, les textes les plus anciens duNouveau Testament ne sont pas les vangiles, mais les ptres de Paul.

    Vraiment ? Oui, les lettres de Paul, rpta le Portugais, en prcisant la signication du mot

    ptres . Vous savez, pour comprendre comment sont ns les textes du NouveauTestament, il faut garder prsent lesprit que les premiers chrtiens considraient quela Bible tait constitue exclusivement par lAncien Testament hbraque. Pour eux, leproblme tait le suivant : comment interprter les Saintes critures la lumire desenseignements de Jsus, alors que ses divers successeurs suivaient dirents chemins,parfois mme opposs, en invoquant toujours le Christ pour lgitimer leurs positions ?Lun de leurs chefs de le fut Paul, un juif trs actif dans la propagation de la parole deJsus et qui, pour cette raison mme, t dinnombrables voyages travers toute laMditerrane orientale, en se rendant dans les villes les plus loignes pour convertir lespaens. Il leur disait quils ne devaient adorer que le Dieu judaque et que Jsus taitmort pour laver les pchs du monde, mais quil reviendrait bientt pour le jour duJugement dernier. Or, au cours de ces voyages missionnaires, Paul recevait des

  • nouvelles lui apprenant que les dles dune congrgation quil avait rcemment fondeadoptaient une thologie laquelle il ne souscrivait pas, ou bien quil y avait dans cettecommunaut des abus, des comportements immoraux, ou dautres problmes encore.An de remettre ces croyants dans le droit chemin, Paul leur crivit des lettres, appelesptres, leur reprochant de stre dtourns du chemin et les exhortant rejoindre lavoie quil considrait la plus juste. La premire de ces lettres nous tre parvenuesadressait la congrgation de Thessalonique ; on lappelle premire ptre auxThessaloniciens, elle fut rdige en lan 49, moins de vingt ans aprs la mort de Jsus. Ily a galement une missive quil a adresse la congrgation de Rome, nomme ptreaux Romains, dautres la congrgation de Corinthe, nommes ptres aux Corinthiens,et ainsi de suite. Il est important de comprendre que ces ptres, lorsquelles furentcrites, ntaient pas destines tre perues comme des Saintes critures il nesagissait que de simples lettres de circonstance.

    Comme nos e-mails aujourdhui ?Toms sourit. Tout fait, sauf que leur courrier tait beaucoup plus lent, plaisanta-t-il. Il se

    trouve qu cette poque les gens taient en gnral analphabtes, si bien que cesptres finissaient par tre lues haute voix devant toute la communaut. Paul lui-mmeachve sa premire ptre aux Thessaloniciens en implorant que celle-ci soit lue tousles frres , ce qui montre bien quil sagissait dune pratique courante. Au l du temps,et aprs des copies successives et de nombreuses lectures voix haute, ces ptres furentconsidres comme une rfrence et constiturent, en quelque sorte, un trait dunionentre toutes les communauts. En tout et pour tout, le Nouveau Testament est composde vingt et une ptres, de Paul et dautres chefs de le, comme Pierre, Jacques, Jean etJudas ; mais nous savons que bien dautres lettres furent crites, sans nous tre jamaisparvenues.

    Valentina jeta un trange regard sur le Codex Vaticanus , comme sil sagissait de laBible originale.

    Et les vangiles ? Sont-ils galement apparus sous forme de lettres ? Lhistoire des vangiles est dirente. Toms dsigna la croix dargent que

    lItalienne portait discrtement autour du cou. Elle commence avec la crucixion deJsus. Craignant dtre mis mort par les Romains, les disciples senfuirent et secachrent. Ensuite vint lhistoire de la rsurrection et ils annoncrent que Jsus netarderait pas revenir sur terre pour le jour du jugement dernier. Cest pourquoi ilssinstallrent Jrusalem et attendirent. Et tandis quils attendaient, ils se mirent raconter des histoires sur la vie de Jsus.

    Ah ! sexclama linspecteur. Cest donc ainsi que les vangiles ont t crits.

  • Non, absolument pas ! Les aptres taient persuads que le retour de Jsus taitimminent et ils ne voyaient donc aucune raison de consigner ces histoires par crit. quoi bon ? Jsus serait bientt de retour. Dautre part, il est important de noter que lespremiers adeptes de Jsus taient des gens pauvres et sans instruction, desanalphabtes. Comment auraient-ils pu rdiger des rcits ? Il ny avait donc que deshistoires parses, dsignes par les historiens sous le nom de pricopes orales .

    Voil donc comment les histoires de la vie de Jsus ont t prserves Oui, mais sans lintention de les prserver, insista Toms. Noubliez pas quaux

    yeux de ses disciples Jsus tait sur le point de revenir. Ils racontaient ces histoires pourillustrer des situations qui pouvaient apporter une solution aux nouveaux problmes quise posaient alors. Ce dtail est important, car il rvle que ces narrateurs sortaient leshistoires de leur milieu dorigine pour les placer dans un nouveau contexte, modiantainsi, de manire subtile et inconsciente, le sens original. Le problme est quon pritconscience, mesure que les premiers disciples vieillirent et moururent sans assister auretour de Jsus, quil fallait un support crit destin tre lu voix haute dans lesdiverses communauts, an den perptuer la mmoire. Les pricopes furent alorstranscrites sur des papyrus et lues hors de leur contexte initial. Et Jsus qui ne revenaittoujours pas On parvint alors la conclusion quil fallait, pour produire un plus grandeet auprs des dles, prsenter les pricopes selon un ordre dtermin, en les divisantpar groupes : celles qui concernaient les miracles, celles qui portaient sur les exorcismes,celles qui abordaient les leons de morale Le pas suivant consista rassembler cesgroupes pour former des rcits plus tendus, appels protvangiles, et qui racontaientune histoire complte. Ces protvangiles furent enn runis en un seul rcit et ainsinaquirent

    Les quatre vangiles, acheva Valentina avec un large sourire. Fascinant !Toms fit une grimace. En ralit, il ny en a pas eu que quatre, corrigea-t-il. Des dizaines dvangiles

    virent le jour. Des dizaines ? Plus de trente. Les premiers dont nous avons la trace sont lvangile selon saint

    Marc et la source Q, un vangile perdu et dont lexistence est induite partir de deuxautres vangiles, ceux de Matthieu et de Luc, qui semblent tous deux puiser dans cettemme source Q.

    Q ? stonna Valentina. En voil un drle de nom ! Q de Quelle , mot allemand qui signie source . Mais il existe dautres sources,

    comme la M, utilise seulement par Matthieu, et la L, utilise exclusivement par Luc. Toutes ont t perdues ?

  • Oui, rpondit lhistorien. Ensuite sont apparus dautres vangiles, comme ceux deJean, de Pierre, de Marie, de Jacques, de Philippe, de Marie-Madeleine, de JudasThomas, de Judas Iscariote, de Barthlemy bref, des dizaines dvangiles diffrents.

    En eet, il me semble avoir dj lu quelque chose ce sujet, observa lItalienne.Mais jignore ce que sont devenus ces vangiles

    Plus tard, ils ont t rejets. Ah oui, et pourquoi ?Ctait une bonne question, pensa lhistorien. Vous savez, aucun vangile ne se rduit une simple chronique des vnements,

    expliqua-t-il. Les vangiles sont des reconstitutions thologiquement orientes. Que voulez-vous dire par l ? Simplement que chaque vangile prsentait une thologie spcique, indiqua-t-il

    sobrement, esquivant toute controverse susceptible de dclencher un nouvel accs decolre chez lItalienne. Comme vous pouvez limaginer, cette diversit sema la pagailleparmi les dles. Certains vangiles prsentaient Jsus comme une gure exclusivementhumaine, dautres comme une gure exclusivement divine, dautres encore comme unegure divine double dune gure humaine. Pour les uns, il y avait des enseignementssecrets seulement accessibles aux initis, pour les autres, Jsus ntait mme pas mort.Certains affirmaient quil nexistait quun seul et unique dieu, dautres soutenaient quil yen avait deux, dautres poussaient jusqu trois, dautres jusqu douze, dautres encorejusqu trente

    Mon Dieu ! Quel bazar ! Eectivement, personne ne sentendait, dit Toms. Il se forma divers groupes

    dadeptes de Jsus, chacun avec ses vangiles. Il y avait les bionites, des juifs selonlesquels Jsus ntait quun rabbin que Dieu avait choisi parce quil sagissait dequelquun de particulirement digne et vers dans la loi cone Mose. Certainsindices rvlent que Pierre et Jacques, frre de Jsus, taient considrs comme lesprcurseurs de ce courant. Puis apparurent les pauliniens, qui prconisaientluniversalisation des enseignements et la conversion des paens ; ils armaient queJsus avait des caractristiques divines et que le salut dpendait de la croyance en sarsurrection, et non du respect de la Loi. Il y avait galement les gnostiques pour quiJsus tait un homme temporairement incarn en un dieu, le Christ, et ils pensaient quecertains tres humains renfermaient en eux une parcelle divine qui pouvait tre librepar laccs une connaissance secrte. Enn, les doctes dfendaient lide que Jsustait un tre exclusivement divin, dont seule lapparence tait humaine. Il neconnaissait ni la faim ni le sommeil, il ne faisait que les simuler.

    Valentina, dun large geste du bras droit, balaya la Bibliothque vaticane et tout ce

  • qui lentourait. Et parmi tous ces courants, quel est le ntre ?Toms sourit. Le ntre ? Vous voulez dire celui de lglise actuelle ? Oui. Les chrtiens de Rome, dclara-t-il. Ce sont eux qui ont su le mieux sorganiser, en

    tablissant une hirarchie et des structures au sein de leurs congrgations oucommunauts. Ainsi naquirent les glises. Lorganisation des autres groupes fut plusinformelle. Dautre part, ces chrtiens de Rome bncirent de la forte implantationpaulienne dans le monde paen. Il est certain que le centre du christianisme continua,durant quelque temps, tre Jrusalem, o se trouvaient les juifs chrtiens. Mais, enlan 70, les Romains dtruisirent Jrusalem et le centre de gravit du christianisme dutse dplacer. Vers o, selon vous ?

    LItalienne haussa les paules. Je ne sais pas.Lhistorien dsigna le sol. Ici, bien sr ! Rome ntait-elle pas la capitale de lempire ? Tous les chemins ne

    mnent-ils pas Rome ? Lglise aujourdhui dominante ne se nomme-t-elle pascatholique apostolique romaine ? Qui mieux que les chrtiens qui se trouvaient ici, dansla capitale impriale, pouvaient diriger le christianisme ? Ils occupaient une situationprivilgie qui leur a permis de devenir dominants. Et ils ont tir pleinement prot decette position. Au l du temps, ils ont rejet les divers vangiles adopts par direntsgroupes, en les cataloguant comme hrtiques, et ont valoris les textes quilsconsidraient comme authentiques. Leur jugement avait un impact dautant plus grandque ces chrtiens se prsentaient bien organiss, avec des structures hirarchiquesrigides diriges par des vques, ce qui favorisait la transmission des ordres. Dautrepart, ils taient plus nombreux et communiquaient leurs instructions partir de lacapitale de lempire. Les vangiles considrs comme hrtiques cessrent dtre copiset, graduellement, la doctrine dominante reposa sur les quatre textes vangliqueslgitims par les Romains : ceux de Matthieu, de Marc, de Luc et, non sans une certainerticence, de Jean.

    Et cest donc ainsi que les vangiles ont rejoint les ptres comme textes derfrence ?

    Tout fait. Il se trouve que certains de ces textes, comme lvangile selon saintMatthieu et la premire ptre de Paul Timothe, ont plac les paroles de Jsus sur lemme plan que celui des Saintes critures, vous comprenez ? Ils insinuaient ainsiquelles avaient la mme autorit que celle que lon reconnaissait lAncien Testament,

  • ce qui constituait une importante innovation thologique. Il t une mimique thtrale.La parole de Jsus avait donc la mme valeur que celle des Saintes critures ? Mieuxencore, dans la deuxime lettre de Pierre apparat une critique adresse aux gensignares et sans formation qui dforment les ptres de Paul comme ils le font aussides autres critures. Autrement dit, les lettres de Paul taient dj leves au rangdcritures sacres ! De l ce quelles soient intgres dans le canon, il ny avait quunpas, comme vous pouvez limaginer.

    Quand cela sest-il pass ? Le canon fut dni quelques annes aprs ladoption du christianisme par

    lempereur Constantin, dit-il en dsignant dun geste le Codex Vaticanus . Plus ou moinslorsque cet ouvrage fut compos, au IV e sicle. On tablit alors que les nouvellescritures taient constitues de vingt-sept textes : les vangiles de Luc, de Marc, deMatthieu et de Jean, qui racontaient la vie de Jsus, ainsi que les chroniques de la viedes aptres, nommes les Actes des Aptres, et les diverses lettres crites par les aptreseux-mmes. Le tout sachevant par lApocalypse de Jean.

    LItalienne, lair songeur, rflchissait ce quelle venait dentendre. Il y a peut-tre des textes considrs comme hrtiques qui sont vrais, observa-t-

    elle aprs quelques instants. Comment sait-on que seuls les quatre vangiles canoniquessont historiquement authentiques ?

    La question est lgitime, approuva Toms. Cependant, il existe un certainconsensus parmi les universitaires selon lequel le choix du canon fut globalementpertinent. Les textes hrtiques, aujourdhui appels apocryphes, sont trop farfelus : ilsfourmillent de crations lgendaires et invraisemblables. Lun deux, par exemple,voque Jsus enfant tuant dautres enfants par des actes de magie, vous imaginez. Unautre fait parler la croix du cruci. Vous vous rendez compte, une croix qui parle ! Leschrtiens de Rome ntaient gure ouverts de pareilles fantaisies et ils rejetrent cestextes. Parmi les crits apocryphes connus, savez-vous quel est le seul qui pourraitprsenter quelques lments de vrit ?

    La question suscita chez Valentina un regard vide. Je nen ai pas la moindre ide. Lvangile selon Thomas, dit-il. On connaissait depuis longtemps lexistence de cet

    vangile, mais on pensait quaprs avoir t dclar hrtique il stait perdu pourtoujours. Or, en 1945, on a accidentellement dcouvert Nag Hammadi, en gypte,divers volumes de manuscrits apocryphes, incluant lvangile selon Thomas. Cela aprovoqu parmi les exgtes et les thologiens une vive discussion, plus vive encorelorsquils prirent connaissance du contenu.

    La rvlation excita la curiosit de linspecteur.

  • Ah, oui ? De quoi sagissait-il ? Cest un manuscrit trs intressant parce quil ne prsente aucune structure

    narrative. Pas le moindre lment biographique concernant Jsus. Rien de rien. Cetcrit se rduit un recueil de cent quatorze enseignements, introduits pour la plupartpar la formule : Jsus a dit . Nombre dentre eux apparaissent galement dans lesvangiles canoniques, tandis que dautres ne sont mentionns nulle part, mais peuventtre considrs comme agrapha , cest--dire comme des citations authentiques noncanoniques. Dailleurs, certains universitaires pensent que ces citations consignes danslvangile selon Thomas sont plus proches des paroles rellement prononces par leChrist que celles qui gurent dans nos vangiles canoniques. Cest la raison pourlaquelle beaucoup lappellent le cinquime vangile.

    Si cest vraiment le cas, pourquoi a-t-il t exclu du canon ? Parce que certains de ses enseignements, au caractre fortement sotrique,

    peuvent tre interprts comme gnostiques, rpondit Toms. Et cest l quelque choseque les chrtiens romains, devenus orthodoxes, veulent absolument viter. Maislvangile selon Thomas est un document renfermant des informations historiques quipeuvent tre tout fait pertinentes, encore que le sujet divise les spcialistes. Quoi quilen soit, sa dcouverte a conrm lide que la source Q, le manuscrit perdu ayantinspir Matthieu et Luc, tait galement un texte compos uniquement denseignements,dont on trouve maints exemples dans la littrature sapientielle juive.

    Valentina hocha la tte dun air approbateur. Certes, tout cela est trs intressant, dit-elle. Mais o voulez-vous en venir ?Lhistorien se redressa sur sa chaise et balaya du regard les rayons chargs de livres

    de la Bibliothque vaticane. Je veux en venir cette question, dit-il en se tournant vers son interlocutrice. O

    se trouvent donc les originaux de tous les textes canoniques qui composent le NouveauTestament ?

    Dans un mouvement quasi instinctif, les yeux bleus de linspecteur suivirent leregard de Toms travers la salle de consultation des manuscrits.

    Eh bien ici, au Vatican, dit-elle. Peut-tre mme dans cette bibliothque. Ellesentit le regard scrutateur de son interlocuteur qui lexaminait et, devinant que sarponse tait errone, elle hsita. Non ?

    Toms secoua la tte. Non, dit-il sur un ton solennel. Il ny a pas doriginaux. Comment a ? Les originaux du Nouveau Testament nexistent pas.

  • IX

    tudier un manuscrit sur un cran dordinateur est une tche pnible pournimporte qui, mais le faire jusqu laube relve de la torture. Alexander Schwarz frottases yeux fatigus, injects de sang, puis redressa son buste et sentit ses articulationsendolories. Cela faisait trop longtemps quil tait assis dans cette position, le regardtantt riv sur lcran, tantt sur le carnet de notes o il consignait ses observations.

    a suffit ! murmura-t-il alors. Je nen peux plus...Il ferma le chier du manuscrit et teignit lordinateur. Il regarda autour de lui et

    vit la salle dserte, plonge dans lobscurit, o se dcoupaient les ombres projetes parla lampe qui lclairait. Il regarda aussi vers le hall, tout au fond, et voulut appeler lejeune fonctionnaire charg de veiller sur lui durant la nuit, mais celui-ci avait quitt sonposte. Sans doute tait-il all aux toilettes, pensa-t-il.

    Il rangea ses aaires, avala dun trait le caf froid qui restait au fond dun gobeleten carton, et se leva. Il tituba au premier pas, le corps raidi dtre rest si longtempsviss sa table de travail. Il se dirigea vers le bureau daccueil et regarda dans toutes lesdirections, mais ne vit aucune trace du gardien.

    O donc est-il pass ?Il se rendit aux toilettes, mais elles taient dsertes. Il pensa alors que le jeune

    homme tait parti chercher boire et il alla vers le distributeur, mais personne ne sytrouvait.

    Oh ? appela-t-il voix haute. Oh ?Personne ne rpondit. Avec la nuit, les rares lampes projetaient dtranges ombres

    au sol et sur les murs, la bibliothque dgageait une atmosphre lugubre. Cette lourdeambiance commenait dj le contaminer.

    Oh ? Il y a quelquun ?Sa voix rsonna travers la salle et svanouit dans le silence. Lemploy semblait

    avoir dnitivement disparu. Alexander dcida de ne plus attendre et sengagea dans lecouloir. Mais ltage tait plong dans lobscurit et il ignorait o se trouvaitlinterrupteur. Il marcha lentement, rasant les murs, selon une trajectoire improbable.Lobscurit commenait lui taper sur les nerfs et, sans pouvoir la contrler, une peursoudaine lenvahit.

    Quel froussard ! se dit-il, cherchant se rassurer. Il faut seulement que je trouve

  • la sortie, cest tout.Il avana prudemment et tourna gauche. Il aperut alors une silhouette. Qui est l ?Il entendit un souffle. Qui est l ? Cest moi. Qui, moi ?Il seora de distinguer le visage de la silhouette qui sapprochait dans lombre,

    mais sans y parvenir. Il lui fallait de la lumire. Moi.La silhouette sarrta devant Alexander, qui, sur le moment, ne sut plus quoi faire. Il

    entendit un clic et, aussitt, le couloir fut clair. Face lui se trouvait un jeune hommeaux cheveux en bataille et aux yeux bleus cerns.

    Lemploy de la bibliothque. Ah ! sexclama Alexander, vivement soulag. O diable tiez-vous pass ?Le jeune homme leva la main pour montrer son portable. Jtais au tlphone avec ma copine, dit-il. Jai quitt la salle pour ne pas vous

    dranger. Lemploy regarda vers le fond du couloir. Vous avez termin votre travailpour ce soir ?

    Oui. Jai teint lordinateur. Je suis puis. Il ouvrit la bouche et billa, commepour renforcer le sens de ses paroles. O se trouve la sortie ?

    Le jeune homme lui indiqua lautre bout du couloir. Vous prenez par l, vous traversez les galeries et vous descendez lescalier. Une

    fois dans le hall, on vous ouvrira.Alexander le remercia et suivit la direction indique. Il traversa une galerie et jeta

    un regard contemplatif aux trsors exposs, des manuscrits anciens. L se trouvaient lesoriginaux quil venait de consulter sur ordinateur, mais galement dautres perles rares,comme les fragments des manuscrits de la mer Morte, de splendides copies illustres duCoran et de vieux textes bouddhistes et hindous. Il les avait dj observs mille fois,mais, chaque fois quil passait dans cette galerie, il ressentait le mme attrait, le mmeenchantement. Comment de telles rarets pouvaient appartenir une collection prive?

    La galerie suivante proposait dautres merveilles, comme des livres de jade chinois,des corets en marqueterie japonais, de jolies miniatures mongoles et de magniquesenluminures persanes. Des objets ravissants, mais qui, aux yeux dAlexander, ntaientpas aussi prcieux et aussi intressants que les richesses exposes dans la galerie desmanuscrits.

  • Il descendit lescalier et arriva dans le hall. Le vigile de nuit sommeillait derrire lecomptoir daccueil et sveilla en entendant les pas du chercheur. Il se leva et alla ouvrirla porte pour le laisser sortir.

    Bonsoir, monsieur.Alexander le salua et slana dans lair froid de la rue. Il se sentait fatigu, mais

    satisfait du travail accompli. Il avait bien avanc dans sa recherche et pensa quunejourne de travail supplmentaire surait pour achever la tche qui lavait conduit Dublin. Il rentrait lhtel, mais se sentait si enthousiaste quil savait quil ne pourraitpar rester longtemps loign des manuscrits. Ds quil se rveillerait, il retourneraitaussitt la Chester Beatty Library. Aprs tout, il lui fallait encore

    ce moment-l, il sentit une prsence derrire lui.

  • XLe Codex Vaticanus tait soudain redevenu le centre de lattention dans la salle deconsultation des manuscrits. Linspecteur Valentina Ferro le regardait xement, un peucomme si le vieux manuscrit pos sur la table de lecture avait t responsable de cequelle venait dentendre.

    Il nexiste aucun original du Nouveau Testament ?Toms fit un geste vague. Personne nen a jamais vu, dit-il. Pschitt ! t-il, comme sil souait de la paille.

    Les originaux se sont volatiliss. Ils ont disparu au fil du temps ! Ah, oui ? stonna Valentina, en dsignant dun geste le manuscrit pos devant

    elle. Alors nous navons que ces copies ?Une fois encore lhistorien rpondit par la ngative. Mme pas.LItalienne frona le sourcil. Nous navons pas les copies ? Non.LItalienne posa la main sur le Codex Vaticanus . Et a, cest quoi ? Un fantme ? Presque, rtorqua Toms, un sourire aux lvres. coutez bien ce que je vais vous

    dire : nous navons pas les originaux du Nouveau Testament ni leurs copies respectives.En ralit, nous navons ni les copies des copies, ni mme les copies des copies descopies. Il posa la main sur le manuscrit ouvert devant lui. Le premier vangile qui soitparvenu jusqu nous est celui de Marc, crit autour de lan 70, cest--dire la n du I er

    sicle. Or, le Codex Vaticanus , encore quil soit lun des plus anciens manuscrits rescapsrenfermant le texte du Nouveau Testament, date du milieu du IV e sicle ! Autrement dit,cet ouvrage est denviron trois cents ans plus rcent que loriginal de lvangile selonMarc, ce qui fait de lui la nime copie de copie des originaux rdigs par les auteurs destextes aujourdhui canoniques.

    Mon Dieu ! sexclama lItalienne. Je lignorais compltement.Toms remua sur sa chaise, cherchant une position plus confortable, sans quitter

    des yeux son interlocutrice.

  • Cela pose un problme, comme vous pouvez le deviner.Valentina opina ; elle tait dtective et savait combien il est important daccder

    aux sources premires. Comment peut-on tre sr que la nime copie est identique loriginal ? Bingo ! sexclama lhistorien, en tapant de la main sur la table. Il mest arriv un

    jour de raconter une histoire une amie, qui la raconte une autre personne, qui son tour la raconte une troisime, laquelle est ensuite venue me la raconter nouveau. Lorsque cette histoire mest revenue, aprs tre passe par trois ltressuccessifs, elle tait dj dirente. Telle est la loi inluctable de tout tmoignagehumain et de sa transmission. Alors imaginez une histoire qui a t copiedinnombrables fois par des scribes, dont les premiers taient certainement des amateurspeu qualis, invitablement sujets des dfaillances. Combien de modications a-t-ellepu subir ?

    Quelques-unes, je suppose.Luniversitaire portugais se concentra nouveau sur la page laquelle tait ouvert

    le Codex Vaticanus . Do limportance de cette note marginale o le scribe blme le copiste au sujet de

    lexpression que Patricia recherchait, dit-il, en indiquant le commentaire grionn sur lemanuscrit. Imbcile ignorant ! Laisse ce vieux texte en paix, ne le modie pas ! Carquelquun avait remplac phaneron par pheron . Toms feuilleta dlicatement le CodexVaticanus . Regardez ce qui est crit dans lvangile selon saint Jean. Il localisalvangile et chercha la rfrence. Jean, verset 17, 15. Cest l. Dans ce passage, Jsusimplore la misricorde de Dieu pour lhumanit. Le texte tait rdig en grec, maisToms le traduisit directement. Je ne te demande pas de les garder du Mauvais. Lhistorien leva un regard interrogateur sur son interlocutrice. Je ne te demande pasde les garder du Mauvais ? Jsus souhaitait donc que Dieu laisse les hommes en proieau Mauvais ? Quest-ce que cest que cette histoire ?

    Valentina le regarda dun air perdu, sans savoir comment interprter cette trangephrase.

    En effet je ne comprends pas trs bien.Toms tapota du doigt le vieux parchemin. Cest une erreur de copiste ! sexclama-t-il. La phrase originale est : Je ne te

    demande pas de les ter du monde, mais de les garder du Mauvais. Il se trouve que lecopiste du Codex Vaticanus a saut une ligne par inadvertance, si bien quil a copi Jene te demande pas de les garder du Mauvais. Ce type derreur sappelle periblepsis ;elle est commise lorsque deux lignes dun texte se terminent par les mmes mots ou lesmmes lettres. Le copiste qui est en train de recopier une ligne baisse les yeux pour

  • lcrire, et quand il les relve, il regarde le mme mot de la ligne suivante, et sans levouloir finit par ignorer le texte entre les deux termes identiques. Il dsigna dun geste lemanuscrit. Et nous parlons du Codex Vaticanus qui est considr comme lun des travauxde copie les plus professionnels du monde antique ! Alors imaginez les erreurs qui ont pusaccumuler dans toute la Bible, dont les originaux ont disparu, si bien quil nous resteque les copies des copies des copies des copies des

    Daccord, jai compris, simpatienta Valentina. Et alors ? Que je sache, unehirondelle ne fait pas le printemps. Le fait quon puisse y relever une ou deux petiteserreurs ninfirme pas pour autant le Nouveau Testament...

    Toms prit un air scandalis. Une ou deux petites erreurs ? Avez-vous une ide du nombre derreurs dtectes

    ce jour parmi les cinq mille manuscrits de la Bible qui nous sont parvenus ?Linspecteur haussa les paules et prit la petite bouteille deau minrale quun

    policier corpulent venait de lui apporter. Je ne sais pas, dit-elle en dvissant le bouchon. Combien ? Vingt ? Trente erreurs

    ? Et alors ?Elle ta le bouchon et porta la bouteille la bouche, presque indirente la

    rponse. Lhistorien se pencha en avant, le regard x sur lItalienne tandis quellebuvait, et lui chuchota loreille le nombre exact.

    Quatre cent mille.Valentina strangla, le menton dgoulinant, et se retourna pour viter dasperger

    le Codex Vaticanus . Elle regarda Toms avec un air incrdule. Quatre cent mille erreurs dans la Bible ? Vous plaisantez !Lhistorien hocha la tte de haut en bas, confirmant le chiffre. Quatre cent mille, rpta-t-il. En ralit, bien plus encore. Mais cest impossible ! Il y aurait plus de quatre cent mille erreurs dans la Bible

    ? Allons, cest absurde ! Il est vrai quune grande majorit dentre elles se rduisent de lgres mprises,

    concda Toms. Des mots mal copis, des lignes sautes, ce genre de fautesaccidentelles. Il leva un sourcil. Mais il y a dautres erreurs qui, elles, sont volontaires.Des choses que les auteurs des vangiles ont inventes, par exemple.

    Cest insens ! rtorqua lItalienne. Comment pouvez-vous savoir si tel passagementionn dans le Nouveau Testament est invent ou pas ? Vous y tiez pour pouvoirlaffirmer ?

    Je ny tais certes pas, mais nous autres historiens, tout comme vous, lesdtectives, nous disposons de mthodes pour vrifier la vracit des faits.

    Quelles mthodes ? De quoi parlez-vous ?

  • Je parle de la mthode danalyse historique qui repose sur des critres de critiquetextuelle. Toms leva la main. Cinq critres.

    Excusez-moi, mais je ne vois pas trs bien comment on pourrait, travers unesimple analyse de texte, dterminer la part de vrit ou dinvention contenue dans undocument, et encore moins sagissant de la Bible. Quel que soit le nombre de critresinvoqus.

    coutez avant de juger, recommanda lhistorien. Ces critres sont ables sils sontbien appliqus. Le premier est celui de lanciennet. Plus le manuscrit est ancien, plusnotre conance en sa rigueur est grande. Parce que le texte dune copie ancienne ancessairement subi moins daltrations quune copie plus rcente. Le deuxime critreest labondance des sources. Plus les sources indpendantes les unes des autres sontnombreuses dire la mme chose, plus nous sommes enclins croire que cette chose arellement eu lieu. Mais nous devons nous assurer que les sources sont vraimentindpendantes. Par exemple, une information qui apparat dans les vangiles de Luc etde Matthieu nest pas ncessairement impartiale, ds lors que ces vanglistes citentsouvent la mme source, le manuscrit Q. Le troisime critre est celui de lembarras. Ondit en latin : proclivi scriptioni praestat ardua , cest--dire, la lecture la plus dicilevaut mieux que la facile . Autrement dit,