Dossier 1260 Dossier 1260

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lcoute des territoiresAborder les questions migratoires travers le prisme des ralits territoriales. Cette attention particulire une rgion ou une agglomration, la revue Hommes et Migrations la dj porte plusieurs reprises (Marseille, Pays-de-la-Loire, Alsace, Rhne-Alpes, etc.). Cest une opportunit pour la revue de nouer des contacts privilgis avec lensemble des chercheurs qui mnent des travaux sur les phnomnes migratoires, sur les processus dintgration des populations immigres et les conditions daccueil dune socit civile sur un territoire donn. Les analyses sont situes dans un contexte gographique et historique toujours singulier qui savre indispensable la comprhension des particularismes que revt chaque territoire dans Dans leur dclinaison rgionale, ce domaine, sans nier pour autant les simililes dbats sur limmigration tudes avec dautres entits.

prennent parfois de la Cest aussi loccasion de mobiliser un rseau de partenaires conomiques, institutionnels, avec les mdias nationaux. associatifs, qui apportent leurs rflexions et tmoignages sur les thmatiques migratoires partir de leurs expriences de terrain. Dans leur dclinaison rgionale, les dbats sur limmigration prennent parfois de la distance avec les mdias nationaux. Lancrage rgional donne donc de la chair et de la complexit aux approches souvent trs intellectuelles quune revue de sciences sociales publie habituellement. Raison de plus pour programmer des dossiers rgionaux qui sadressent une audience en qute dinformations sur leur environnement proche.Dans ce dossier coordonn par la double comptence dune sociologue et de la directrice rgionale du Fasild, on apprend avec intrt que la Bretagne se dcouvre terre dimmigration au fil des flux migratoires qui se diversifient au moment mme o la rgion se penche sur son propre pass dmigration. Les questions migratoires interrogent, il est vrai, de manire permanente lidentit rgionale. Cette collaboration de la revue avec une quipe rgionale souligne limportance de lexpertise forge sur le terrain. Malgr les restructurations annonces dans le champ de lintgration, esprons que les territoires puissent continuer sappuyer sur des rseaux dacteurs comptents qui au-del des logiques de leur domaine dintervention partagent une vision commune sur cette thmatique sensible. La revue publie dans ce numro deux articles sur la mmoire de limmigration en Rhne-Alpes et en France. Fruit dune collaboration dynamique avec le programme Traces 2005 pour le premier et avec lassociation Opale pour le deuxime, ils illustrent cette mission de diffusion des connaissances et de rflexion que la Cit nationale de lhistoire de limmigration entend assumer en direction des acteurs mobiliss sur le thme de lhistoire de limmigration. Marie Poinsot, rdactrice en chef

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Bretagne, terre dimmigration en devenir - N 1260 - Mars-avril 2006

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DOSSIER COORDONN PAR ANGLINA TIEMBLE ET PASCALE PETIT-SNCHAL

BretagneTerre dimmigration en devenirUne nouvelle approche de limmigration bretonneAnglina tiemble et Pascale Petit-Snchal

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Peut-on migrer chez soi ? Le peuplement breton de Nantes aux XIXe et XXe sicles 41Jean Breteau

Bretagne, terre dimmigration en devenirAnglina tiemble

Nantes se revendique bretonne, signe que cette population, venue du fond de la Bretagne au XIXe sicle, est parvenue sintgrer tout en donnant naissance un fort sentiment didentit la ville.

9 La politique dintgration et de lutte contre les discriminationsPascale Petit-Snchal

La Bretagne deviendrait-elle terre dimmigration ? Une migration dun nouveau genre o Turcs et Maghrbins cderaient la place aux Europens, en particulier aux Britanniques attirs par les zones rurales.

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Bcassine Banania, destins croissRonan Dantec

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En Bretagne, la politique dintgration, claire par diffrentes enqutes de terrain, suscite de multiples actions et partenariats qui sinscrivent dans les diffrents programmes nationaux, rgionaux ou dpartementaux et qui tous attestent dune relle volont daction.

Les Bretons en Nouvelle-CaldonieVirginie Buisson

Ida Simon-Barouh

Cest le Ngre de la France. Lexposition Bcassine Banania, destins croiss confronte les imageries coloniales du Noir africain et limage du Breton, provincial arrir reprable sa coiffe, parues dans la presse populaire illustre des XIXe et XXe sicle.

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Un nouveau centre culturel islamique RennesEntretien avec Marie-Anne Chapdelaine

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partir de rcits collects en Nouvelle-Caldonie auprs des tribus, auprs de la famille dont lauteure est la descendante , et partir de 2 500 dossiers sur les communards, nous publions des extraits de lhistoire de Marie, migre bretonne en Nouvelle-Caldonie

Marie-Anne Chapdelaine, conseillre municipale charge de lintgration et de lgalit des droits, et responsable du projet, explique la dmarche de la ville de Rennes dans la ralisation dun second centre culturel islamique.

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Le dvoilement dune injustice ordinaire : discriminations, maltraitances et souffrances infliges la jeunesse 69Olivier Nol

REPRAGES

Discriminations lemploi, brimades au travail, refus dentre en discothque constituent des violences faites aux jeunes trop souvent tues. Ltude, Discrimination : agir et ragir dessine des pistes dinterventions possibles.

La valorisation culturelle des mmoires de limmigration dans la rgion Rhne-AlpesMichel Rautenberg

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Dans la ligne des travaux dArmand Gatti et de Jean Hurstel, les actions culturelles construites sur la parole des immigrs contribuent construire une histoire collective de limmigration.

Maons turcs, un exemple de stratification ethnique dans lconomie bretonneAnne Guillou et Martine Wadbled

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Originaires des rgions pauvres de Turquie, ils sont les premiers immigrs sinstaller en Bretagne. Le regroupement familial, les crises successives du btiment les ont pousss devenir artisans. Mais la fragilit de leur entreprise pose la question de leur intgration socio-conomique.

La mmoire de limmigration en France. Premier essai de cartographie et danalyse des projets 129Claire Andrieu

Une analyse gographique et typologique des projets, en vue damliorer la connaissance et la comprhension des dynamiques mmorielles qui mergent sur les territoires.

La Face agit en faveur des artisans turcsPatrice Leber

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LA REVUE EN BRETAGNE CHRONIQUES

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Un groupement dintrt public initi par la Fondation agir contre lexclusion entend mutualiser les moyens daide et de conseil adapts la situation des artisans maons turcs souvent contraints de dposer le bilan.

InitiativesQuatre responsables dassociation tmoignentSabrina Kassa

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Lobservatoire des migrations en Bretagne 103Anne Morillon et Martine Wadbled

MusiquesVilayat Khan, musicien philosopheFranois Bensignor

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Sous limpulsion de lAddras et du Fasild, lobservatoire des migrations en Bretagne a permis de recenser et de rassembler lensemble des travaux parus sur la question.Enjeux et perspectives dune tude : Histoire et mmoire de limmigration en Bretagne par Anne Morillon

CinmaAndr Videau

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110 112 Pierre Millon

Douarnenez, un festival des minoritsSabrina Kassa

Le Festival de cinma de Douarnenez part chaque anne la dcouverte dun peuple diffrent et tente de favoriser une meilleure connaissance de sa culture, de son histoire et de ses aspirations. Entretien avec Erwan Moalic, directeur du festival.

LivresCouverture : Raoul Courcelle. Abdelafid Hammouche, Mustapha Harzoune

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BretagneTerre dimmigration en devenir

Pointe du Raz, Cap Sizun. Franois Le Divenah

Une nouvelle approche de limmigration bretonnepar Anglina tiemble et Pascale Petit-Snchal, coordinatrices du dossier

Aux yeux dun large public, la Bretagne est perue davantage comme une terre dmigration que dimmigration. Nous avons propos la revue Hommes et Migrations de coordonner un dossier thmatique sur limmigration en Bretagne afin de rendre plus visibles les phnomnes migratoires et les situations des populations installes dans notre rgion. Ce projet nous a paru dautant plus ncessaire que ces dernires annes, prcisment, les arrives dimmigrs, aux statuts diffrents (demandeurs dasile, rejoignants de famille, salaris, ressortissants de lUnion europenne et de pays tiers) sont en augmentation. Il sagit par consquent de prsenter une photographie rcente de limmigration en Bretagne en analysant ses caractristiques et ses perspectives dvolution. Par ailleurs, nous avons construit ce dossier partir dun questionnement. Lhistoire encore prgnante de lmigration bretonne vers dautres rgions et la stigmatisation dont les Bretons ont t lobjet favoriseraient-elles en retour de meilleures conditions daccueil et dintgration des migrants qui viennent sinstaller dans la rgion ? Quel est limpact des politiques publiques dintgration et de leur dclinaison dans la rgion ? La rflexion est engage sur les liens existants entre limmigration en Bretagne et lmigration bretonne par Anne Morillon quand elle prcise les enjeux dune tude finance par le Fasild sur lhistoire et la mmoire de limmigration en Bretagne. Larticle de Ronan Dantec sur les reprsentations des Noirs et des Bretons dans la presse populaire des XIXe et XXe sicles est une premire piste. De mme, les conditions de vie Nantes, cette mme priode, des Bretons migrs du Finistre, les ractions de mpris leur gard, suscitent des questions sur la communaut de destin des immigrs, quils soient dici ou dailleurs. Les Bretons ont migr dans le monde jusquen Nouvelle-Caldonie et parfois dans des circonstances particulires comme lvoque Virginie Buisson dans ce dossier. Quelles reprsentations de lAutre, quelles expriences de ltranget et de la condition dimmigr ont circul en Bretagne ? Quelles connexions sont faites, ou non, avec les immigrs vivant en Bretagne ? Ce sont des perspectives encore peu abordes dans la rgion, auxquelles ce numro a tent de contribuer. Lintrt pour la culture, lhistoire des peuples de divers horizons, sont perceptibles dans la rgion, que ce soit, notamment, dans le festival de cinma de Douarnenez (Erwan Moalic) ou le festival Travelling de Rennes (Mirabelle Frville) ; il concourt regar-

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der autrement des hommes et des femmes originaires de ces pays plus ou moins lointains et devenus nos voisins. Les acteurs de terrain, responsables dassociations, agents des collectivits territoriales et des services dconcentrs de ltat, mais aussi le monde de lentreprise, trouveront dans ce dossier des lments de connaissance sur limmigration dont ils sont demandeurs pour les aider comprendre cette ralit nouvelle leur participation rgulire aux colloques et journes de formation organiss dans la rgion en tmoigne dans la mesure o leur formation initiale ou continue ne les y a pas prpars. Le recensement des travaux et des quipes ralis par lobservatoire des migrations en Bretagne montre dailleurs la richesse, comme lparpillement, des donnes existantes (Anne Morillon, Martine Wadbled). Cet observatoire permettra lavenir davoir un accs plus facile ces matriaux encore peu exploits en termes oprationnels. Si ce dossier se veut en premier lieu un outil dinformations accessible tous sur les connaissances produites sur limmigration, nous lenvisageons galement comme une tape supplmentaire dans la reconnaissance des questions lies aux processus dintgration et lutte contre les discriminations dans la rgion. Plusieurs articles analysent les dispositifs rgionaux et les actions menes dans ces domaines, notamment dans le secteur conomique et sur le march de lemploi (Anne Guillou, Olivier Nol, Patrice Le Ber). Il a fallu faire un choix, mais dautres travaux, dont certains en cours de ralisation, portent sur la sant, le logement, laccs aux droits, etc. Ce dossier dHommes et Migrations constitue en quelque sorte lannonce rgionale de proposition de travail. Il sagit dtablir des connexions entre des mondes qui ne sont pas trangers lun lautre (notamment, en termes de reprsentations des trangers, la relation entre immigration et migration) et de raffirmer la lgitimit travailler sur les questions de lintgration et de la lutte contre les discriminations dans une rgion o, mme si les immigrs sont moins nombreux que dans dautres rgions, leur situation nest pas plus facile quailleurs. Dornavant, cet intrt que nous portons les uns et les autres aux immigrs bretons et leurs enfants, certes de manire diffrente selon que nous sommes chercheurs, acteurs institutionnels, techniciens, politiques, etc., ne devrait plus tre remis en question. Tant que nous introduisons systmatiquement toute rflexion sur limmigration en Bretagne par un bmol du type ils ne sont pas nombreux mais, nous contribuons rendre difficile la lecture des processus dintgration et des reprsentations qui sexercent sur une catgorie de la population bretonne dont les aspirations, les besoins et les comptences sont partie prenante des atouts et des richesses rgionales. Nous esprons que cette publication participera la recherche dune tonalit mieux adapte aux enjeux actuels et facilitera, court terme, la composition de nouvelles approches.

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Bretagne, terre dimmigration en devenirDes chiffres et des hommesLa Bretagne deviendrait-elle terre dimmigration ? Une migration dun nouveau genre o Turcs et Maghrbins cderaient la place aux Europens, en particulier aux Britanniques attirs par les zones rurales. Si la situation globale des immigrs en Bretagne nest gure diffrente de celle de lensemble des immigrs en France, on y observe cependant de grands contrastes qui contribuent poser un nouveau regard sur la Bretagne daujourdhui.(1)

La Bretagne nest pas considre comme une terre dimmigration en comparaison dautres rgions franaises o la prsence immigre(2) est, en nombre, plus importante. Elle accueille nanmoins des immigrs dont le nombre sest accru ces dernires annes. Cette volution reflte la diversit des flux migratoires en Bretagne, dans leur anciennet et dans leur origine. Au recensement de 1999, la Bretagne compte 46 267 immigrs, soit 1,6 % de la population bretonne. Parmi eux, 18 685 sont devenus Franais. Ils sont 4 712 trangers ns en France et 6 364 ns trangers en France et ayant acquis la nationalit franaise. 32 294 trangers sont donc prsents en Bretagne en 1999 (1,1 % de lensemble de la population rgionale et 1 % de lensemble de la population immigre en France). limage de lOuest de la France, la Bretagne est une des rgions o les populations immigres sont moins prsentes que dans lensemble de la France (7,4 %) et, a fortiori, que dans les rgions traditionnelles dimmigration comme les zones frontalires et les rgions urbanises et industrielles : lle-de-France, lEst et les rgions mridionales. Toutefois, entre 1990 et 1999, alors que la part des immigrs a baiss dans les anciennes rgions industrielles du Nord et du Nord-Est et en rgion Paca, elle a progress en le-de-France et en Alsace ainsi que dans les rgions de lOuest(3). En effet, en Bretagne, la part des immigrs a quadrupl depuis 1962 alors quelle est reste stable en France depuis 1975. De plus, 30 % des immigrs en Bretagne sont arrivs dans la rgion, ainsi quen France, dans la dcennie quatre-vingtdix contre 16 % au niveau national, autrement dit, quatre immigrs sur dix sont depuis quelques annes seulement en Bretagne. La population immigre rsidant en Bretagne appartient donc, en partie, un courant dimmigration rcent, caractristique commune tout lOuest de

par Anglina tiemble, chercheure associe UMR Rso, universit Rennes 2, sociologue association Recherche formation sociologie migrations (RFSM )

1)- Cet article est largement inspir du travail ralis par le Fasild Bretagne et lInsee : Atlas des immigrs en Bretagne, avril 2004. 2)- Rappelons quune personne immigre, au sens de lInsee, est ne trangre dans un pays tranger. En consquence, une personne continue tre considre comme appartenant la population immigre, mme si elle est devenue franaise par acquisition de la nationalit franaise, selon la lgislation en vigueur. Une personne trangre est de nationalit trangre, quelle soit ne ltranger ou non ; dans le premier cas, elle sera la fois trangre et immigre. 3)- Chlo Tavan, Les immigrs en France : une situation qui volue, Insee Premire, n 1042, septembre 2005.

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4)- Octant, n 102, juillet 2005.

la France. Ce mouvement semble se poursuivre puisque, selon les premiers lments du recensement de lenqute 2004, la rgion compte 34 600 personnes trangres ges de 18 ans ou plus habitant en Bretagne en 2004 alors quelles taient seulement 23 200 en 1999, soit une progression de 50 % du nombre dtrangers adultes dans la rgion en lespace de quelques annes(4). Cette enqute indique que 24 300 personnes ont acquis la nationalit franaise contre 19 400 en 1999, soit une progression de plus de 25 %.

Anciens et nouveaux immigrsLes immigrs bretons sont de diverses nationalits. Les Marocains (environ 4 800) et les Britanniques (environ 4 900) sont les plus nombreux, reprsentant un peu plus de 20 % des immigrs sur le territoire breton. Les premiers sont plus anciennement installs en Bretagne plus de 78 % taient dj l en 1990 alors que plus de 66 % des seconds rsidaient ltranger et 6 % dans une autre rgion franaise. La part des trangers europens continue de crotre depuis 1990 alors quelle reste stable pour celle des non-Europens. Aprs les Britanniques, les immigrs europens sont dabord des Portugais qui, eux, appartiennent aux anciennes vagues dimmigration des annes

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Ida Simon-Barouh

Rpartition des immigrs des dix premires nationalits dorigine en 1999Nationalit Franais par acquisition 677 1 711 1 257 272 1 081 989 1 401 650 999 542 trangers Total immigrs 4 862 4 738 4 419 2 789 2 016 2 514 1 899 1 864 1 724 1 555

Grande-Bretagne Maroc Portugal Turquie Espagne Algrie Vietnam Allemagne Italie Belgique

4 185 3 027 3 162 2 517 935 1 525 498 1 214 725 1 013

Source : Insee, recensement de la population 1999.

Zones gographiques de provenance des immigrs bretons en 1999Zones gographiques Effectif des immigrs Pourcentage de la population immigre 37 % 18 %

Pays de lUnion europenne Maghreb (Algrie, Maroc, Tunisie) Pays dAfrique anciennement sous administration franaise Turquie Vietnam, Laos, Cambodge Autres

17 147 8 336

3 493

7,6 %

2 800 3 422 11 069

6% 7,4 % 24 %

Source : Insee, recensement de la population 1999.

soixante-dix et quatre-vingt, de mme que les Italiens et les Espagnols, mais leur nombre chute depuis 1990. De manire gnrale, les Europens du nord de lUnion europenne sont plus nombreux depuis 1990 ainsi que les Europens hors Union europenne. Les immigrs du Maghreb (Algriens, Marocains et Tunisiens) reprsentent, en 1999, prs de 18 % de la population immigre en Bretagne. Leurs effectifs diminuent et leur immigration est ancienne, la plupart dentre eux taient dj dans la rgion en 1990. Les populations en provenance dAsie du Sud-Est sont aussi bien implantes en Bretagne, rfugies dans les annes soixante-dix et aprs. Le foyer Guy Houist Rennes, gr par lassociation Aftam, a en effet ouvert ses portes aux rfugis ds 1973. Ces dernires annes, face lafflux de demandeurs dasile, en provenance dEurope de lEst

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5)- Parfois lhostilit des habitants et des lus de telle ou telle commune a fait avorter les projets douverture.

et dAfrique noire notamment, dans les dpartements dIlle-et-Vilaine et des Ctes-dArmor, le dispositif daccueil des demandeurs dasile a volu avec louverture de places supplmentaires en centre daccueil pour demandeurs dasile (Cada)(5). Rennes, ville universitaire, accueille aussi un nombre important dtudiants trangers (23 % des trangers rennais).

Les ressortissants de lUE attirs par les zones ruralesLes quatre dpartements de la Bretagne administrative accueillent des populations immigres dans des taux proches de lensemble breton : 2 % dans le dpartement dIlle-et-Vilaine, 1,5 % dans le Finistre et 1,4 % dans les Ctes-dArmor et dans le Morbihan. Les immigrs habitent surtout dans les aires urbaines bretonnes les plus denses : Rennes, Brest, Saint-Brieuc, Quimper et Lorient, avec des exceptions dans des zones urbaines plus petites, telles Loudac (2,1 %) et Morlaix (1,8 %). Les trois principales aires bretonnes, Rennes, Brest et Lorient rassemblent la moiti des immigrs et celle de Rennes compte elle seule 30 % de la population immigre. Cette rpartition sur le territoire breton varie nanmoins selon la nationalit des immigrs. Ainsi, les immigrs ressortissants de lUnion europenne sinstallent plus souvent en milieu rural que les autres immigrs et que les Bretons : 35 % rsident la campagne contre 29 % pour les Bretons. Ce phnomne concerne surtout les ressortissants britanniques, particulirement attirs par le Centre Bretagne et le dpartement des Ctes-dArmor. En terme deffectifs, les Turcs sont plus prsents dans lIlle-etVilaine et le Morbihan ; dans ce dpartement, avec les Britanniques, ils forment le premier groupe dtrangers avant les Portugais qui, eux, sont plus implants dans le Finistre et lIlle-et-Vilaine. Les Marocains sont bien moins reprsents, en effectifs, dans les dpartements du Morbihan et des Ctes-dArmor, mme sils demeurent lune des prePopulation immigre selon les principales aires urbaines bretonnes en 1999Aire urbaine de rsidence Ensemble Bretagne Rennes Brest Lorient Saint-Brieuc Quimper Total immigrs 46 267 3 996 5 685 3 216 2 255 2 026 Part des immigrs % 1,6 2,7 1,9 1,7 1,9 1,7 Population totale 2 908 122 521 379 303 728 186 809 121 067 120 728

Source : Insee, recensement de la population 1999.

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Personnes de nationalit trangre dans les dpartements bretons en 1999CtesdArmor (22) Espagnols Italiens Portugais Autres Union europenne Algriens Marocains Tunisiens Turcs Autres trangers Total trangers 195 250 1 035 2 185 Illeet-Vilaine (35) 353 295 1 703 2 111 Finistre (29) 527 337 2 502 1 937 Morbihan (56) 182 315 596 2 087

409 638 104 373 977 6 166

1 107 2 492 391 1 472 4 232 14 156

837 1 125 247 929 1 392 9 833

487 493 106 1 427 1 070 6 763

Source : Insee, recensement de la population 1999.

mires nationalits trangres. Diverses raisons conomiques, familiales, politiques , qui tiennent lhistoire collective et individuelle des immigrs, aux contextes internationaux comme aux politiques nationales et locales daccueil, expliquent ces prsences diversifies, mises jour en partie par les chiffres.

Une population adulte et en familleLa population immigre est surtout compose dadultes, les enfants et personnes ges paraissent sous reprsentes par rapport lensemble de la population bretonne : 9,7 % de moins de 15 ans contre 17,2 % ; 12,1 % de 65 ans et plus contre 18,1 % ; tandis que les 25-44 ans reprsentent 39,4% de lensemble des immigrs et 27,7 % de la population bretonne dans son ensemble. Ce tableau se nuance selon lanciennet, les motifs de limmigration et les nationalits dorigine. Ainsi, les immigrations italiennes et espagnoles sont nettement vieillissantes avec une proportion de plus de 45 % dimmigrs italiens gs de 65 ans et plus, et prs de 35% pour les immigrs espagnols. La part des adultes gs de 25-44 ans est aussi la plus faible chez les premiers (16,7 %). En revanche, les immigrs portugais, marocains, turcs ou en provenance dAfrique noire prsentent des taux de 5 %, voire moins, de personnes ges de 65 ans et plus. Cest chez les mmes que les adultes sont les plus prsents puisque la tranche dge des 25-44 ans reprsente environ la moiti dentre eux. Par rapport lensemble des immigrs, les populations originaires dAfrique noire, du Vietnam, dAmrique et dOcanie, enfin, en provenance de Grande-Bretagne et ceux ressortissants dautres pays dEurope (hors UE) sont les plus jeunes avec des

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taux pour les enfants de moins de 15 ans bien plus importants (allant de 10 % 20 % et plus). Les 15-24 ans, rpartis de manire quasi identique pour lensemble des immigrs et lensemble de la population bretonne (entre 12 et 13 % environ), sont les plus nombreux chez les immigrs turcs (+ 21 %), africains (20 % environ) ou ceux en provenance dautres territoires dAsie que lAsie du SudEst (19 %). Enfin, la pyramide des ges des Les nouveaux arrivants personnes en provenance de pays de lUnion trangers, non europens, europenne prsente une rpartition par ge connaissent-ils le mme traitement plus quilibre que celle des autres populations immigres. Les Britanniques sont le plus bienveillant que les Britanniques, souvent gs de 45 64 ans par rapport lende la part des institutions tout au moins ? semble de la population bretonne (39,5 % contre 23,2 %) ; ils ont aussi lgrement plus denfants de moins de 15 ans que lensemble des immigrs et trois fois plus que les autres immigrs de lUnion europenne. Cette configuration illustre larrive rcente parmi eux de jeunes retraits ainsi que de couples avec de jeunes enfants. La population immigre sest aussi globalement fminise, elle compte plus de 50 % de femmes alors que leur part natteignait pas 40 % en 1962. L encore, cette proportion varie selon les nationalits. Les femmes sont en effet trs majoritaires parmi les personnes nes dans les pays europens, notamment dans lUnion europenne, hors Italie et Portugal. Les hommes, par contre, sont majoritaires parmi les immigrs venus dAfrique et notamment du Maroc et dAlgrie. Les mnages immigrs vivent plus souvent en famille que lensemble de la population bretonne. Prs de 2 % des familles de la rgion sont des familles immigres. De plus, les mnages immigrs sont en moyenne de taille suprieure celle de lensemble des mnages bretons (2,9 personnes contre 2,3), le nombre moyen denfants par mnage tant de 1,2 contre 0,7 pour la rgion. Toutefois, ces tendances varient selon les pays dorigine. Les mnages dont la personne de rfrence est originaire de lUnion europenne (43 % des mnages immigrs) ont une fcondit gale la moyenne rgionale, except les natifs du Portugal avec 1,3 enfant par mnage en moyenne. Les mnages originaires dun pays extrieur lUnion europenne ont davantage denfants, et notamment les immigrs dorigine turque et marocaine, avec deux enfants en moyenne. En Bretagne, en 1999, 17 600 immigrs sont actifs avec un emploi. Parmi eux, un tiers sont des ouvriers, proportion un peu plus importante que pour lensemble de la population bretonne (+ 6 points). Environ 16 % des actifs immigrs occupent un emploi de cadre et prs de 14 % sont artisans, commerants ou chefs dentreprises. Sils sont plus souvent ouvriers, les immigrs appartiennent aussi plus souvent que lensemble des Bretons ces deux dernires catgories socioprofessionnelles (respectivement environ 7 % et 10 %).

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Des profils professionnels diffrents selon les nationalits et le sexeCette rpartition varie selon les nationalits dorigine. On trouve le plus douvriers chez les immigrs issus de Turquie (63,4 %), du Portugal (47,5 %) ou du Maroc (46,1 %) ; en revanche, ils ne sont quun peu plus de 11 % chez ceux originaires dAllemagne ou 14 % chez ceux venus de Belgique. Les personnes dorigine portugaise ou cambodgienne sont plus souvent employes que les immigrs en gnral (environ 30 % contre 20 %) et lensemble de la population bretonne (28 %). Les cadres se rencontrent dabord parmi les Europens Allemands, Belges et Britanniques notamment (24 27 % environ) puis parmi les personnes originaires du Maghreb, Algrie en tte (prs de 20 %), tandis quils sont quasi absents chez les Turcs (1 %). Ces derniers sont deux fois plus nombreux tre artisans, commerants et chefs dentreprises que parmi lensemble des immigrs (environ 26 % contre 13 %) et presque quatre fois plus que parmi lensemble de la population bretonne (7,1 %). Enfin, les immigrs sont rarement agriculteurs : 1,1 % des immigrs contre 5,4 % pour lensemble de la rgion, et pour ceux qui le sont un peu plus que la moyenne des immigrs, ils sont surtout dorigine europenne. Enfin, prs de 81 % des immigrs ayant un emploi sont salaris en entreprise. La proportion des non-salaris (indpendants, employeurs) dpasse cependant la moyenne rgionale (18,5 % contre 14,7 %) et avoisine les 25 % pour les immigrs dorigine europenne. De manire gnrale, les hommes immigrs ont un taux dactivit professionnelle lgrement plus lev que celui de la population masculine bretonne dans son ensemble (77,2 % contre 76,9 %), et inversement pour les femmes, de manire plus accentue : 53,3 % des femmes immigres sont actives contre 67,4 % dans lensemble de la population fminine. Parmi les hommes immigrs, ceux en provenance de GrandeBretagne ou du Cambodge prsentent un taux dactivit infrieur (64 66 %). En revanche, dautres, du Portugal (90 %), du Maghreb (81 % 85 %) ou encore dEspagne, dItalie ou de Belgique, prsentent des taux dactivit plus levs. Chez les femmes immigres, les carts la moyenne sont plus contrasts. Les femmes originaires de Turquie sont celles qui ont le taux dactivit le plus bas, (35,4 %,) tandis que les femmes originaires du Portugal prsentent le taux le plus lev, 72,1 %. Au regard de lemploi salari, les immigrs occupent plus souvent des emplois prcaires (CCD, mission intrim, emplois aids) que lensemble de la population bretonne : 20 % contre 12,2 %. Ces emplois prcaires concernent, dans lensemble, davantage les femmes que les hommes (14,7 % des femmes du territoire breton contre 10,2 % des hommes), et encore davantage quand elles sont immigres : 25,5 % dentre elles occupent ce type demplois.

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Part des immigrs dans lensemble de la population depuis 1962 (%)

Source : Insee, recensement de la population.

Les femmes, en gnral, sont davantage touches par le chmage (13 %) que les hommes (8,6 %). Cette tendance se renforce nouveau quand elles sont immigres : prs de 30 % dentre elles sont au chmage et prs de 19 % des hommes immigrs. Lemploi, lorigine et le sexe se combinent diffremment selon les nationalits. Ainsi, les taux de chmage sont plus levs que pour lensemble des immigrs parmi les hommes originaires du Maghreb (de 25 30 %) et bien plus encore parmi les femmes de mme provenance (de 36 40 %). Parmi les personnes originaires dEurope, les femmes comme les hommes sont moins au chmage que lensemble des immigrs, avec des taux parfois proches de lensemble de la population de la Bretagne, comme, par exemple, celles originaires dEspagne ou dAllemagne. Les femmes dorigine turque enregistrent le taux de chmage le plus lev : 45 % dentre elles sont au chmage.

Le niveau dtudes variable selon lorigineSelon les pays dorigine et la structure par ge des populations immigres, le niveau dtude prsente des configurations diffrentes. De manire gnrale, 37 % des immigrs de moins de 40 ans bnficient dun niveau dtudes suprieures contre 30 % pour lensemble des Bretons. Lcart se creuse pour les plus de 40 ans : 27 % des immigrs ont un niveau dtudes suprieures contre 12 % de lensemble de la population bretonne des plus de 40 ans. Le niveau dtudes en gnral plus lev dans la population immigre sexplique par la structure particulire par ge de la population immigre. Parmi les 15-39 ans, la pro-

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portion des plus de 19 ans dpasse 88 % contre 80 % dans lensemble de la population bretonne. La population immigre des 15-39 ans comporte plus de personnes en ge de suivre des tudes suprieures. En effet, les tudiants reprsentant 25 % des immigrs gs de 15 39 ans. Les immigrs dorigine europenne de 15-39 ans ont dans lensemble un niveau dtudes plus lev que celui des immigrs dautres origines. Ainsi plus de 60 % des immigrs allemands et plus de 50 % des immigrs espagnols ont un niveau suprieur au bac. En revanche, les personnes originaires du Portugal sont peu nombreuses bnficier dun niveau dtudes suprieures (12 % environ). Environ 36 % des personnes originaires du Maghreb ont un niveau suprieur dtudes et un peu plus du quart des personnes originaires du Vietnam et du Cambodge. Les immigrs de Turquie gs de 15-39 ans sont trs peu, au regard des autres immigrs, dtenir un niveau dtudes suprieur (8 % dentre eux). Toujours selon le pays dorigine de la personne de rfrence et la composition de son mnage, les conditions de logement sont variables. Plus de 50 % des mnages immigrs vivent dans un logement collectif, soit deux fois plus que lensemble des mnages en Bretagne. Toutefois, cest beaucoup moins vrai pour les mnages belges (18 %) ou britanniques (18 %), tandis que les mnages turcs (88 %) ou marocains (81 %) rsident davantage dans du collectif. Plus gnralement, plus de la moiti des mnages dorigine europenne habitent une maison individuelle alors que la majorit des mnages dorigine maghrbine ou asiatique vivent dans un immeuble collectif. Sils sont presque autant propritaires que lensemble national des mnages immigrs (36 % contre 38 %), les mnages immigrs bretons le sont beaucoup moins frquemment que lensemble des mnages bretons (63 %). Les immigrs europens se dmarquent nouveau en tant propritaires dans une proportion proche de lensemble (60 %) alors que les Turcs, Maghrbins, Africains et Cambodgiens sont surtout locataires. Les mnages britanniques sont en tte des mnages propritaires, immigrs ou non immigrs (77,6 %). Enfin, prs de 40 % des mnages immigrs bretons rsident dans le parc HLM, ce qui est bien suprieur la moyenne nationale (29 %). Plus de 35 % de ces mnages sont des couples avec deux enfants ou plus.

Lattractivit de la rgionBretagne, terre dmigration plus que dimmigration : ce lieu commun a produit une forme de ccit lgard des immigrs bretons, leur faible nombre leur donnant en quelque sorte peu dintrt aux yeux des chercheurs ou des acteurs institutionnels et politiques, lintrieur comme lextrieur de la rgion, selon une conception gure scientifique mais cependant tenace qui tablit une corrlation entre le nombre dimmigrs prsents (un seuil implicite) et le problme immigr(6). Dans tous les

6)- Dailleurs, il nest pas anodin que cette question ait t traite de faon quasi pionnire en Bretagne par les chercheurs du Criem (Centre dtudes et de recherches sur les relations interethniques et les minorits), laboratoire universitaire de Rennes 2, dirig pendant vingt ans par Pierre-Jean Simon, dont lun des axes de recherche portait galement sur lethnicit bretonne. Les premires recherches du Criem ont surtout concern les populations dAsie du Sud-Est en Bretagne, influences par les propres travaux de Pierre-Jean Simon et dIda Simon-Barouh auprs des rfugis cambodgiens. Cest la fin des annes quatre-vingt et, surtout, dans la dcennie quatre-vingt-dix que les recherches universitaires du laboratoire sintresseront dautres populations immigres.

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cas, les immigrs, bien que moins nombreux que dans dautres rgions, connaissent en Bretagne, de manire gnrale, des situations familiales, professionnelles et rsidentielles, assez semblables aux immigrs en gnral. Leur faible nombre na donc, semble-t-il, pas jou en leur faveur, contrairement une ide largement rpandue. En revanche, le tableau dmographique prsent ici montre que ces situations sont trs diverses selon les pays dorigine des immigrs, quel que soit le temps de prsence

Des Britanniques trs accueillisLes Britanniques en Bretagne sont particulirement prsents dans les Ctes-dArmor. Le conseil gnral vient de raliser une tude sur ces Britanniques (juin 2005) dont une partie rside de manire permanente dans le dpartement, afin de mieux connatre les motifs de leurs acquisitions immobilires et favoriser leur accueil. Lobjectif est galement de faciliter lintgration de ces nouveaux rsidents dans la vie locale afin dviter toute tentative de communautarisme et son corollaire : le risque de rejet de la part des populations locales(1). Deux mouvements dimplantation des Britanniques sont signals par ltude, le premier datant de la fin des annes quatre-vingt, avec larrive de familles britanniques attires par la qualit de la vie de la rgion et le cot assez bas de limmobilier dans les zones rurales. Aprs quelques annes, le phnomne dacquisitions de maisons par les rsidents britanniques avait baiss, pour reprendre en 1999, linstar dautres rgions franaises telles la Normandie ou le Prigord. La cellule conomique de Bretagne a ainsi observ quen quatre ans (2000-2003) plus de 6 000 rsidences supplmentaires ont t acquises par des Britanniques dans la rgion, soit plus de 16 000 acquisitions depuis 1988. Les Ctes-dArmor sont le premier dpartement daccueil des rsidents britanniques en Bretagne, notamment les pays de Dinan et la valle de la Rance, le Men, et surtout, depuis la fin des annes quatre-vingt-dix, le Centre Bretagne. Le profil de la clientle britannique a volu entre les deux priodes, les acheteurs de ces dernires annes appartenant plus souvent des catgories socioprofessionnelles plus leves (40 % sont des cadres) et plus ges quauparavant. En 2003, un acqureur britannique sur quatre est retrait. Paralllement, la nature et les prix des biens ont eux-mmes volu. Les deux tiers des achats se faisaient un prix infrieur 30 000 euros la fin des annes quatre-vingt alors quaujourdhui une transaction sur trois est ngocie un prix suprieur 90 000 euros, avec des carts importants selon que la rsidence se situe en zone rurale ou littorale. Comparativement, les prix ont surtout augment en zone rurale (plus de 80 % en lespace de cinq ans). Ltude prcise, contre des rumeurs rcurrentes, que cette augmentation est un phnomne gnral, indpendant de larrive de clientles britanniques mme si, localement, la demande immobilire de ces populations a influ sur les prix des maisons dans des cantons ruraux. Les enquts britanniques ont en premier lieu motiv leur installation en France par la recherche dune plus grande qualit de vie (le calme, lespace, la vie la franaise), ensuite, par le cot moins lev de la vie. Il semble que la rcente rforme des retraites en Grande-Bretagne ait eu une incidence dans ce mouvement dinstallation en France de retraits britanniques ayant vu leur pension de retraite diminue. Certains ont vendu leur maison en Grande-Bretagne, o les prix de limmobilier sont bien plus levs, et ont pu disposer dun capital important pour acheter en France et garder un complment de revenu pour leur retraite. Peu (5 %) sont venus sinstaller pour des raisons professionnelles, toutefois ils seraient davantage nombreux ces deux dernires annes, vivant alors en couple avec enfants. Sur lensemble des acquisitions costarmoricaines, environ 38 % le sont de manire permanente ou quasi permanente. Selon les donnes recueillies par ltude, sur les 6 000 familles vivant dans le dpartement au dbut de lanne 2005, environ 2 200 2 300 y vivent de manire permanente soit, sur la base de 2,5 personnes par famille, 5 500 6 000 personnes. Si lon compte de nombreux retraits, le conseil gnral observe nanmoins une augmentation des crations dentreprise depuis 2004 dans le dpartement (200 crations), dans le secteur du btiment, des commerces et du

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dans la rgion. Ainsi, certains des derniers arrivs sont-ils mieux lotis en terme demploi et de logement que les anciens immigrs. Nombre dobservateurs indiquent aujourdhui lattractivit de la rgion bretonne tant dans les migrations internes la socit franaise que pour des personnes trangres. Ce mouvement, qui ne fait certes pas de cette rgion une terre dimmigration au mme titre que les rgions phares, aura sans doute des consquences dans la manire dont la

tourisme. Cest notamment vrai dans le secteur traditionnel daccueil des Britanniques, le pays de Dinan. Le conseil gnral peroit ce mouvement comme de bon augure pour le dveloppement local, conomique et dmographique des zones rurales, et son intention est de le favoriser. Les conditions dintgration des Britanniques sont peu connues. Selon lenqute, 95 % des Britanniques interrogs considrent que leurs relations avec leurs voisins franais sont correctes, voire excellentes. Les familles arrives ces dernires annes participeraient davantage la vie locale que les premires familles installes dans des hameaux isols, en tissant des relations avec leurs voisins, en adhrant aux associations, en sinscrivant sur les listes lectorales Toutefois, ltude montre que lobstacle majeur reste la mconnaissance de la langue franaise seuls 16 % des enquts la matrisent correctement et 11 % la parlent couramment. La matrise du franais est, pour le conseil gnral, un enjeu majeur pour faciliter lintgration des nouveaux arrivants dans la vie locale. De nombreuses initiatives existent dores et dj pour en favoriser lapprentissage. Des rsidents britanniques donnent des cours de franais leurs compatriotes ; des associations locales, telles luniversit du temps libre Loudac ou lassociation Intgration Kreiz Breizh (AIKB) le font galement. AIKB a t fonde en septembre 2003, avec le soutien du conseil gnral des Ctes-dArmor, par une Britannique marie un Breton, vivant dans le Centre Bretagne ; cette association a pour vocation laccueil des nouveaux arrivants et leur intgration dans la population locale. Elle compte plus de 270 familles adhrentes, britanniques surtout. Lassociation est souvent sollicite par les institutions (Anpe, DDE, prfecture, CPAM) pour servir de mdiatrice entre les administrations et les rsidents britanniques.

AIKB organise des confrences pratiques, avec des interventions en anglais, de diffrents reprsentants des administrations ainsi que des confrences culturelles sur la culture bretonne(2). La sous-prfecture de Guingamp a galement mis en place un rseau de fonctionnaires anglophones qui ont pour mission dassister lensemble des fonctionnaires confronts aux ressortissants britanniques ne connaissant pas la langue franaise en gnral, lors de leur arrive en France. De son ct, lducation nationale a cr deux postes de conseillers pdagogiques spcialiss, bass dans le Centre-Ouest Bretagne et le Men. La chambre des mtiers de Dinan a aussi mis en place des stages de gestion, obligatoires pour les crations dentreprise artisanale, adapts aux anglophones. Les collectivits locales ne sont pas en reste pour mettre en place des informations destines aux rsidents britanniques et organiser des manifestations daccueil et de rencontres avec les nouveaux arrivants.

1)- Conseil gnral 22, Laccueil des rsidents britanniques en Ctes-dArmor, juin 2005. Tlchargeable sur le site www.cg22.fr 2)- En 2006, un cycle de confrences est organis avec linstitut de Bretagne. Ce cycle est prsent sur le site www.institutcultureldebretagne.fr. Lassociation AIKB a galement un site bilingue www.aikb.fr. La prsidente de lassociation, Marilyn Le Moign, explique dans une interview audio du 17 fvrier 2006 (http://blog.breizh.bz) les circonstances de la cration de lassociation et dcrit les raisons, et les conditions, de linstallation des Britanniques en Bretagne. Elle met en avant surtout lattraction des Britanniques pour un style de vie quils navaient pas dans leur pays (48 heures de travail par semaine, moins de temps consacr la vie de famille, des distances contraignantes, des campagnes avec un habitat plus dense), quitte changer de mtier et gagner moins bien sa vie.

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Part des immigrs dans la population des aires urbaines en 1999

Source : Insee, recensement de la population 1999.

7)- Janine Ponty, LOuest de la France, terre atypique dimmigrations in : Annales de Bretagne et des pays de lOuest, Les trangers dans lOuest de la France (XVIIIe-XXe sicle), colloque de Cholet, 25-26 juillet 2003, p. 11-22.

Bretagne est perue et se peroit. Lattention porte aux Britanniques par un dpartement comme les Ctes-dArmor suscite nombre de questions : les nouveaux arrivants trangers, non-europens, connaissent-ils le mme traitement bienveillant, de la part des institutions territoriales tout au moins ? Les anciens arrivs lont-ils connu ? Le recensement en cours donnera sans doute des indications intressantes ce sujet. Enfin, si la prsence immigre est bien relle et ancienne en Bretagne, le recensement dmographique ne reflte pas les ralits migratoires des chelles de temps et despace plus modestes que les chelles statistiques, dpartementales et rgionales. Elles laissent limpression dun grand vide, comme le dit Janine Ponty(7). Lapproche microsociologique et historique est par consquent ncessaire pour connatre des situations de populations immigres que les chiffres ne dvoilent pas ou mal.

A PUBLI

Anglina tiemble, Filles de migrants, entre modernit et endogamie Dossier Marocains de France et dEurope, n 1242, mars-avril 2003

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Bcassine Banania, destins croissCest le Ngre de la France, cest ainsi que lAssiette au beurre dcrivait le Breton au dbut du XXe sicle. Lexposition Bcassine Banania, destins croiss confronte les imageries coloniales du Noir africain et limage du Breton, provincial arrir reprable sa coiffe, parues dans la presse populaire illustre des XIXe et XXe sicle. travers ces reprsentations, cette exposition montre la volont dassimilation de la socit franaise et rflchit sur nos positions dans ce rapport complexe lautre.

Le Breton appartenait jamais la race pittoresque et rcrative quincarnait sous une autre peau cette autre rondeur, le bon ngre Banania. Bamboula y a bon et Bcassine ma dou beniguet, les deux lunes alternes de mon enfance, la noire, la blanche : au fond, je les imaginais assez bien maris tous les deux, le ngro et la brezonnec, puis, nantis dun petit pcule, tenanciers de lune de ces boutiques de plage o lon dbitait la grosse du chouan-tire-bouchon et du mathurin brle-gueule. Ces lignes, extraites de Comment peut-on tre breton ? du nantais Morvan Lebesque, ancien ditorialiste du Canard enchan, mavaient frapp lors de la dcouverte de ce livre en 1969, dont on oublie gnralement le sous-titre : Essai sur la dmocratie franaise. Quinze ans aprs cette lecture, loccasion ma t donne en 1996 dillustrer le propos travers une exposition, Bcassine Banania, destins croiss, fruit de la commande du festival nantais Fin de sicle Johannesburg et du croisement avec deux autres de mes expositions, Le Noir dans la presse du Blanc pour les Anneaux de la Mmoire et Images de Bretons pour le festival Celtomania. Comparer ainsi les imageries est une entreprise toujours risque ; tant il peut tre facile, parmi les centaines de milliers dimages dites depuis les annes 1830 par la presse populaire illustre, den isoler quelques-unes et de les mettre en scne pour tmoigner dun propos dtermin lavance. Je pense pouvoir affirmer que cette comparaison, nourrie de lanalyse quasi exhaustive des principaux titres de cette presse populaire (de lIllustration au Petit Journal), nest pas factice, et pose clairement la question de lidologie assimilatrice qui a marqu, et marque encore, le fonctionnement de la socit franaise. En vitant de systmatiser les comparaisons, il y a aussi dvidentes diffrences de traitement. Cette exposition cherche ainsi dgager les axes principaux de cette vision intgrative et mettre en vidence les

par Ronan Dantec, auteur dexpositions : Bcassine Banania, destins croiss ; Le Noir dans la presse du Blanc et auteur (avec James veillard) de Les Bretons dans la presse populaire illustre, ditions Ouest-France

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Affiche de lexposition Bcassine Banania, destins croiss, 2 sicles de strotypes. Le Havre, octobre 1996.

lments qui ont entran des modifications du regard sur lautre et permis son affirmation. Comparer le Noir africain, incarnant le colonis, et le Breton, image du provincial, nest pas le fruit du hasard ; un tel parallle ne serait pas possible entre lIndochinois et le Provenal, par exemple. En effet, lAfrique noire est bien la thmatique dominante de notre imagerie coloniale, et le Breton a bnfici dun traitement spcifique dans la presse populaire franaise. Ce point doit tre soulign : limage de lArmoricain est particulirement abondante dans les revues illustres, notamment du fait de son instrumentalisation dans les dbats politiques nationaux. Incarnation dun paradis perdu, rural et catholique, la Bretagne sert ainsi rgulirement dexemple dans une presse illustre du XIXe sicle, gnralement conservatrice, inquite de lmergence dun nouveau modle urbain o la pratique religieuse recule rapidement. linverse, elle sert de repoussoir dans la presse dextrme gauche, qui brocarde les rsistances des milieux catholiques bretons, particulirement influents, aux grandes lois de sparation de lglise et de ltat, elle est alors terre darriration. Le Breton reprsente, de plus, une aubaine particulire pour les dessinateurs, dans la mesure o coiffe et chupenn le rendent facilement reconnaissable, ce qui nest pas autant le cas pour un Auvergnat ou un Normand dambulant dans les rues de Paris et, de fait, la prsence bretonne est massive dans les artres de la capitale aprs les premires grandes vagues dimmigration de la fin du XIXe sicle. Ainsi, limage du Breton, commencer par Bcassine, est aussi une image dimmigr ! Ainsi, analysant en filigrane les difficults anciennes de la socit franaise accepter la diversit culturelle sur son sol, lexposition Bcassine Banania, destins croiss sarticule autour de quatre poques, allant de lobjet dtude laffirmation, de la mise en scne dune suppose arriration lassimilation. Cette confrontation permanente, avec systmatiquement la prsentation des images par deux, lune de Bretons, lautre de Noirs africains, permet de dgager les grandes tapes de cette modification du regard port sur lautre, du dbut du XXe sicle nos jours. videmment, il ne sagit pas dune expo-

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sition sur les Bretons ou les Africains ; leur propre ralit nest pas le sujet. travers leurs reprsentations, il sagit bien dune rflexion sur nos cheminements intellectuels collectifs dans ce rapport complexe, voire conflictuel, laltrit, caractristique de la socit franaise.

Mise distance de lobjet dtudeCe qui frappe tout dabord dans la reprsentation du Breton ou du Noir africain dans la presse populaire parisienne, cest la distance qui est mise entre le journaliste et son objet dtude, cest un autre quil convient dtudier et non dabord un membre de la communaut. Ce principe daltrit est pos demble, que limage soit positive ou ngative, et cette situation cre ds le dpart une diffrence fondamentale, une Musiciens et danseurs, Noirs hirarchie : celui qui tudie ne peut viou Bretons restent porteurs demment pas tre mis sur le mme plan que celui qui est tudi ! des valeurs des anciennes socits Il ne sagit jamais dun change et communautaires, dun paradis perdus. dune confrontation entre cultures, ce qui sous-entendrait une galit, mais dun collectage, comme pour ces naturalistes qui, la mme poque, parcourent le monde pour dcouvrir de nouvelles espces et enrichir les collections des musums. Les images soulignent cette distance : reprsentations de la tte au pied de lindigne, sur le principe dune fiche anthropomorphique, images de lautochtone face la camra (il est implicite quil nen avait jamais vu) et lexplorateur, textes schmatiques soulignant en quelques lignes les caractristiques immuables de la peuplade observe Certains lieux sont aussi loccasion dadmirer cet autre dj imagin travers les gravures de la presse populaire, cest notamment le cas des expositions universelles ou coloniales, qui peuvent mme tre lorigine de certaines modes : mode de lart africain dans lentredeux-guerres, et, ce qui est moins connu, premire mode vestimentaire bretonne Paris suite lexposition universelle de 1867 o les costumes bretons avaient t particulirement remarqus ! Contrairement notre propre vision des imageries anciennes, toutes les reprsentations ne sont pas ngatives dans la presse populaire illustre du XIXe sicle. Elles sont diverses, reflets des courants de pense qui agitent lpoque la socit intellectuelle franaise, par essence trs parisienne dans un pays particulirement centralis. Ainsi, le courant romantique jette un regard bienveillant sur cette altrit, dans la continuit de limage du bon sauvage dveloppe par Jean-Jacques Rousseau. Dans leurs paradis perdus, lcart des mutations rapides de la socit franaise, musiciens et danseurs, Noirs ou Bretons, restent porteurs des valeurs des anciennes socits communautaires ; leurs

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socits immuables, dune certaine manire lquilibre, suscitent la nostalgie de tous ceux qui sinquitent des volutions en cours : une profusion dimages vient la nourrir dans la presse populaire illustre. Mais cette imagerie positive va se rduire tout au long du XIXe sicle. La reprsentation, elle aussi ancienne, de lindigne arrir qui a besoin dtre civilis devient massivement dominante dans une France de la Belle poque qui se convertit aux vertus du progrs et de la science, en tant convaincue de sa mission civilisatrice. Est-il besoin de revenir ici sur la violence de ces images, du ngre cannibale cuisant les explorateurs au naufrageur breton dtroussant les victimes agonisantes ; sur ces milliers de clichs montrant linadaptation au progrs, face notamment aux premires automobiles ; sur ces imageries racistes des savons faisant disparatre la noirceur des peaux africaines ou de ces jeunes Bretonnes dont lanimal de compagnie est un goret !`

Justifier la colonisation par son uvre civilisatriceLa violence est dans le trait comme dans les propos, et le numro spcial de lAssiette au beurre, intitul le peuple noir et consacr aux Bretons, est cet gard caractristique : il nest pas de meilleur chrtien que cette crapule de Bretagne ; il nen est pas de plus rfractaire la civilisation. Idoltre, fesse-mathieu, lche, sournois, alcoolique et patriote, le cagot armoricain ne mange pas, il se repat ; il ne boit pas, il se saoule ; ne se lave pas, il se frotte de graisse ; ne raisonne pas, il prie et, port par la prire, tombe au dernier degr de labjection. Cest le Ngre de la France, cher aux noirs ensoutans qui dpouillent son bnfice de vritables misreux., y crit Laurent Tailhade(2). Dans ce flot dillustrations, notamment du premier tiers du XXe sicle, deux types dimages me semblent particulirement intressantes : elles concernent laide apporter aux populations misreuses et les reprsentations dimmigrs. Dautres travaux ou expositions ont dj soulign quel point leffort de colonisation, aux motivations tout dabord conomiques, avait besoin de se justifier par luvre civilisatrice ; et comment limagerie aidait souligner cette fonction, par la mise en scne des populations ncessiteuses attendant laide volontaire de la France gnreuse. Ainsi, la distribution de pain aux personnes affames est une image forte au service de cette dmonstration. la Belle poque, ces images existent pourtant nous ne sommes pas au Biafra, mais bien dans le pays bigouden ! En 1903, la crise sardinire dstructure lconomie du sud de la Bretagne, et la presse populaire illustre multiplie les reprsentations de distribution de soupe ou de pain aux enfants misreux. En Afrique, leffort de la France porte sur la lutte contre la maladie du sommeil ou lillettrisme avec limportance particulire de limagerie scolaire ; mais nous ne

1)- Morvan Lebesque, Comment peut-on tre Breton ? Essai sur la dmocratie franaise, Points Seuil, Paris, 1969. 2)- LAssiette au beurre, 3 octobre 1903.

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retrouvons gure dillustrations sur laide alimentaire : une absence mditer concernant un continent alors bien plus autosuffisant quaujourdhui les effets positifs de la colonisation sans nul doute ! La reprsentation du domestique contribue aussi largement souligner cette situation dinfriorit conomique et culturelle. La bonne est dabord bretonne, tant les familles bourgeoises parisiennes prennent lhabitude de se fournir en Bretagne o les candidates au dpart sont nombreuses, sans parler de lexcellente rputation des nourrices de la rgion Aux rgiments des tirailleurs sngalais de Saint-Brieuc. Mais les similitudes de traisacrifis dans les offensives de 1917 tement sont frappantes avec les domestiques des colons blancs : des publicits Byrrh aux rpond le dcompte des soldats images de Fmina, qui vantent un confort bretons tus au front, deux fois plus nombreux bourgeois o le personnel de maison fait parque la moyenne nationale. tie du mobilier. Finalement, cest cette mme navet gentille et reconnaissante qui unit dans limagerie populaire le soldat Banania et son sourire clatant, venu servir la France dans les tranches en 1914-1918, et Bcassine, la servante aux yeux ronds, immigre en provenance de Clocher-les-Bcasses, venue aider la bonne marche des grandes demeures parisiennes.

Lassimilation marche forceQuelle que soit la violence de certaines images, cette tude sur plus dun sicle et demi des images provinciales et coloniales abonde clairement dans le sens dun systme assimilateur non raciste, la condition videmment que ltranger se fonde dans les valeurs dun modle culturel franais indiscutable. Cet lment me semble devoir tre soulign : mme si les frontires sont videmment toujours floues, les images darriration, mme les plus scandaleuses, ne peuvent pas pour autant tre considres comme au service dune idologie raciste, partir du moment o existent, en contrepoint, des imageries positives des mmes populations, dans des mises en scne dont ltude me semble particulirement riche de sens. Lidologie raciste postule par essence sur lincapacit dvolution de certains groupes, perus comme des sous-hommes. Mme sil est sans conteste nourri dun profond mpris des us et des coutumes des populations dcrites, le discours officiel franais insiste sur la capacit dvolution de ces groupes culturels : il est profondment assimilateur. Limagerie est au service de ce message et lexposition insiste donc sur les passages obligs de ce parcours du candidat lintgration. Bon chrtien, bon soldat, voici par exemple deux quasi-obligations pour obtenir reconnaissance. Notons dailleurs dans un Journal des Voyages, pourtant habitu des rcits terrifiants, cette image dun prtre noir dont le visage respire la sagesse, l o ses congnres restent gnralement dpeints comme de cruels cannibales. Ainsi, ces

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Exposition Bcassine Banania, destins croiss. La bonne bretonne.

illustrations rappellent que la race nest pas un obstacle pour celui qui accepte de se convertir ! Le sacrifice est tout autant apprci pour entrer dans la communaut nationale, et limagerie ne lsine pas sur ses effets pour vanter lhrosme des soldats bretons ou africains : aux rgiments des tirailleurs sngalais sacrifis dans les offensives de 1917 rpond ainsi le dcompte des soldats bretons tus au front, deux fois plus nombreux que la moyenne nationale. Limage saura toujours leur rendre hommage et tmoigner de leur lgitimisme, de leur adhsion la politique de ltat franais, mme si nul nignore que pour le fameux dfil de la victoire sous lArc de Triomphe, les rgiments des poilus seront volontairement blanchis, les soldats africains en tant retirs, il fallait ainsi montrer que la mtropole tait capable de battre seule lennemi atavique, cette Allemagne qui ne bnficiait pas des mmes arrires coloniaux. Pour confirmer ce lgitimisme, les images se renvoient les unes aux autres, comme cette mme liesse populaire, systmatiquement reproduite, qui se doit daccompagner le prsident de la Rpublique en voyage officiel. Mise en scne logique concernant les voyages africains, o il sagit de faire oublier les rsistances la colonisation qui se manifestrent, comme au Dahomey o Behanzin refusa de se soumettre. Ce besoin de reprsentation peut surprendre par rapport la Bretagne : pourtant on peut lire en 1896, dans le supplment illustr du Petit Journal : Le prsident de la Rpublique vient de faire en Bretagne un voyage quasi triomphal. Partout, il a recueilli des tmoignages de vives sympathies dans une rgion o parfois on se montre rtif aux ides modernes. Cette tourne a donc eu une vritable importance du point de vue de notre politique intrieure, les Bretons ont confirm leur loyalisme ainsi que leur dvouement la France et la Rpublique.

Laffirmation culturelle et politiqueDe lassimilation laffirmation, cette tude compare des imageries bretonnes et africaines offre encore dintressantes similitudes. Ainsi on ne peut nier limportance de lactivit sportive dans la modification du regard sur cet autre, auquel on dnie lorigine un rel droit lgalit. On sait, par exemple, limportance quont revtue aux tats-Unis, la Belle poque, les premires victoires de boxeurs noirs sur leurs adversaires blancs, apportant ainsi un dmenti radical la reprsentation alors courante de la supriorit physique du corps blanc. En France, les sportifs africains, notamment en athltisme, vont dans les annes quarante-cinquante, souvent

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porter lespoir du sport franais, contribuant une meilleure intgration dans une communaut nationale encore empire colonial. En Bretagne, les cyclistes, vainqueurs rguliers du Tour de France, sont aussi porteurs dimages spcifiques, incarnant cette tnacit qui sied au caractre breton. Si le sport est mi-chemin entre assimilation et affirmation, les arts sont le lieu-clef de laffirmation de laltrit. Dans le domaine de la musique, les similitudes sont videntes, y compris dans la chronologie. Terres de musiciens, Bretagne et Afrique sont traites de manires fort proches. Les premires images tiennent de lexotisme et de la dcouverte de ces paradis perdus, o retentissent kora ou biniou, lors de ftes communautaires rgulirement reprsentes. La Belle poque et les annes vingt sont le temps du folklore et des scnes parisiennes, des chansonnettes de Botrel dans son propre cabaret, au triomphe de Josphine Baker et de sa ceinture de bananes dans la revue Ngre. La relle reconnaissance attendra le dernier tiers du XXe sicle. DAlan Stivell Fela, chacun affirme son identit musicale, ouvre la voix des rencontres et des mtissages permanents. Cette crolisation du monde, qui samorce alors, pouvait aussi sinspirer de plus anciens mtissages, aux tonnants cheminements. Ainsi, si nous savons linfluence de lart africain sur lart dco de lentre-deux-guerres, le lien avec le renouveau de lart breton est rarement fait. Pourtant, cest bien cette influence de lart dco qui pousse les animateurs des Seiz breur, les jeunes crateurs bretons de lpoque, sengager dans une rnovation de leurs arts, notamment plastiques Lart africain a donc, sans conteste, aussi nourri lexpression artistique bretonne ! De laffirmation culturelle laffirmation politique, les annes soixante sont une priode clef, o les revendications autonomistes inquitent le pouvoir en place. Bretagne-Afrique, si les parallles sont souvent excessifs, ils sont nanmoins utiliss, surtout quand les mouvements autonomistes ou dextrme gauche dveloppent leurs revendications sur le thme des colonies intrieures. Ainsi, en avril 1968, le Nouvel Observateur voque avec une certaine sympathie les attentats du Front de libration de la Bretagne (FLB) en titrant sur les fellaghas bretons ; Debout Bretagne : adsav Breizh !, sexclame ainsi, en langue bretonne, Paris Match au dbut des annes soixante-dix, alors que quelques annes auparavant, la revue communiste Regard voquait, elle, lAfrique en marche. D.R.

Exposition Bcassine Banania, destins croiss. La bonne africaine.

tre conscients de notre histoireUne telle exposition, prsente autant en rgion parisienne que dans des villes bretonnes, nest videmment pas sans provoquer des ractions, sans nourrir quelques dbats et ctait bien l sa raison dtre.

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Elle me semble surtout utile rappeler quel point notre modle culturel a, pendant un sicle et demi, t fond sur la ngation, voire la lutte contre toute altrit culturelle collective sur le territoire national, quil fut mtropolitain ou colonial. La violence de la mise en scne de larriration de ces autres, pourtant membres de la communaut nationale, fut grande, exacerbe par les conflits politiques et religieux de la France du XIXe sicle : dj, la tribune de la Convention, labb Grgoire ne sexclamait-il pas : la raction parle bas-breton ! Ces images sappuyrent aussi trs tt sur le spectacle de cet autre dans son inadaptation la vie parisienne. Toutes les images dimmigrs se rejoignent, et si on voque la difficult de lapprentissage de la langue franaise pour celui qui a lu domicile sur notre sol, noublions pas que le verbe baragouiner vient du breton, bara : pain et gwin : vin. Le baragouineur est, lorigine, un Breton qui, arriv dans la capitale, a normment de mal se faire comprendre en demandant du pain et du vin ! Il nous faut aujourdhui, me semble-t-il, prendre mieux conscience du fait que nos reprsentations collectives du vivre ensemble se sont nourries, depuis bientt deux sicles, dun total refus dune vision pluriculturelle de notre territoire, au point davoir presque russi faire disparatre cet immense patrimoine que sont les diffrentes langues de France. Prendre conscience de cette histoire, de cette imprgnation collective dun modle assimilateur, me parat indispensable pour dfinir un nouveau modle du vivre ensemble, plus tolrant des diffrences, tant nos socits ont volu, notamment dans les affirmations des identits individuelles. Ce nouveau projet du vivre ensemble peut aussi sappuyer sur lacquis franais, que la plonge dans ces imageries ne dment pas, celui dune approche fondamentalement non raciste des individus, quelles que soient leurs origines, mme si lhistoire tmoigne nanmoins des entorses rgulires que nous avons faites au principe dgalit du statut dindigne au droit de vote des femmes ! La capacit dvolution des individus, de tous les individus, en reste un prcieux principe fondamental. Il est nanmoins possible que cette difficult accepter laltrit ait nourri, ici plus quailleurs, des racismes populaires, des extrmismes xnophobes ; cette hypothse mriterait dtre approfondie. Mais en deux cents images, une exposition na pour objectif que de lancer des questionnements, et ne prtend pas donner des rponses indiscutables. Dans ces temps de crolisation du monde et de fusions dimage, il est intressant de noter, en conclusion, que des Africains ont connu en Bretagne des destins singuliers, comme Kofi Yamgnane, maire de la petite commune rurale de Saint-Coulitz puis ministre de la Rpublique. Son exemple nest pas unique, et quaujourdhui un jeune couple de sonneurs black fasse danser dans les Festou-noz, est obligatoirement un riche symbole dune socit qui se souhaite ouverte sur le monde.

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Les Bretons en Nouvelle-CaldonieNous publions des extraits de lhistoire de Marie qui figure dans le prochain livre de Virginie Buisson, intitul Valle des colons, paratre en avril 2007. Une premire exposition Billet de passage, dont elle tait commissaire avec Alain Joseph, graphiste, avait dj relat cette exprience unique de milliers de Bretons partis en Nouvelle-Caldonie la fin du XIXe sicle. Cette histoire a t rcrite partir de rcits collects sur place auprs des tribus, auprs de la famille dont lauteure est la descendante , et partir de 2 500 dossiers sur les communards, consults aux archives doutre-mer dAix-en-Provence.

Au XIXe sicle, lexpansion coloniale anglo-saxonne dans le Pacifique Sud (Australie, Nouvelle-Zlande) va dterminer une stratgie de colonisation de peuplement en Nouvelle-Caldonie par le gouvernement de Napolon III qui prend possession du territoire en 1853. Il sagit de favoriser les lignes de commerce en direction de lAsie, dinvestir un vaste domaine maritime et de se dbarrasser des classes dangereuses qui se dveloppent avec la mcanisation. La France a connu la rvolution de 1830, de 1848, et le territoire caldonien est institu colonie pnitentiaire. De 1863 1897, des btiments de ltat y transporteront vingt mille condamns de droits communs o le systme de la double peine les assigne rsidence pour toujours. De 1872 1877, trois mille dports de la Commune seront assigns rsidence sur lle des Pins avec des dports arabes, et trois cents seront interns au bagne de lle Nou. Aprs lamnistie et le rapatriement en mtropole, ils seront vingt-trois rester sur le territoire. Les gouverneurs successifs tenteront dendiguer le robinet deau sale et de favoriser une migration libre. Au dbut, il sagit dloigner les indigents, de favoriser lmigration des femmes (orphelines, condamnes, prostitues), afin de permettre lunion avec un libr du bagne ; le couple ainsi form se verra dot dune concession rurale. Une socit darmateurs bordelais, Tandonnet et Frres, ayant son sige Paris, se porte acqureur de cinquante mille hectares au nordouest du territoire, charge pour le gouvernement de procurer une main-duvre gratuite pour raliser les infrastructures. Cette mme socit envoie des rabatteurs en Bretagne, publie des annonces, promet trois six hectares de terre aux migrants, un billet de passage, un trousseau pour les orphelines. Trois cent soixante et onze familles bretonnes originaires principalement du Finistre signent un contrat avec la Compagnie de NouvelleCaldonie. Elles embarqueront au Havre, Cherbourg, Brest pour rejoindre Bordeaux, bord du Cher, du Sumroo, du Saint-Marc, pour cent

par Virginie Buisson, association critures nomades, a publi, entre autres, Le silence des otages, ditions du Cherche-Midi, 2003.

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Couverture du catalogue de lexpositionBillet de passage, des migrants bretons en NouvelleCaldonie, inaugure au Quartz de Brest en 2001.

1)- Cette insurrection kanak fut provoque par une srie de facteurs : la spoliation foncire au profit de ladministration pnitentiaire et des migrants, la divagation de 80 000 ttes de btail qui ravagent leurs cultures coutumires, limpt sur la capitation transform en travail obligatoire dans les mines, la construction de routes et enfin un couvre-feu impos pour les Kanaks.

cinquante-cinq jours de traverse entre les 40e rugissants et les 50e hurlants fond de cale. Du Sngal au Brsil, puis vers lAfrique du Sud et la Tasmanie. Elles resteront en rade de Nouma pendant un mois, avant de rejoindre Gomen o rien nest prpar pour leur arrive. Elles rompront alors leurs engagements, rejoindront pied le chef-lieu et erreront dans la ville qui relve davantage dun cantonnement pnitentiaire. Gomen, elles croiseront les destins dune centaine de communards dports sur lle des Pins et autoriss travailler dans les mines. Lemprise foncire du bagne, llevage de quatre-vingt mille ttes de btails divaguant sur les terres sacres et vivrires provoquera linsurrection kanak(1) de 1878 et la rpression qui a suivi. La dcouverte des ressources minires, en particulier du nickel, larrive dune mainduvre asiatique et no-hbridaise contrainte et des librs du bagne vont invalider la colonisation rurale. Quelques migrants de cette vague bretonne se disperseront en brousse sur la Cte Ouest, la majorit rejoindra Nouma et ses environs pour mille mtiers, mille misres. Cest la troisime gnration qui connatra une relle prosprit.

Histoire de Marie LerouxRsum : Marie Leroux, et Marguerite, sa mre, embarque Brest le 25 octobre 1872 pour la Nouvelle-Caldonie. Suite au dcs de Marguerite leur arrive, Marie refuse daller lorphelinat religieux et suit Adrien Brianne, chercheur dor dont elle partage la vie et qui disparat sans laisser de traces. De cette union nat Juliette qui sera place dans un orphelinat. Marie pouse en 1879 Honor Bonnaventure, communard, qui exploite une concession de caf obtenu par ltat de Nouma. la mort dHonor suite la faillite de la concession de caf, Marie sinstalle avec dautres colons dans une concession qui deviendra par la suite lHtel Paradise et meurt en 1937. Le 25 octobre 1872, Brest, la frgate voile Le Cher est lancre. Au lever du jour, un vent lger dissipe les nuages. Sur les hauteurs de la ville, deux femmes silencieuses se dirigent vers la rade. Marguerite Leroux ge de trente ans, veuve, et sa fille Marie, ge de quatorze ans, sont au nombre des passagers. Depuis la haute ville jusquau dbarcadre, elles ont pris garde de ne pas changer de regards lappel de leur nom, elles considrent leur consentement mutuel, elles

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confirment leur engagement dune voix assure. Les marins tendent les chelles de coupe aux migrants. Il faut saisir linstant o le roulement du navire sincline vers soi sous la houle, il faut se hisser le long de la coque, harnach denfants, et de sacs, noy de paquets deau. Il faut se rtablir transi sur le pont, supporter la hargne de la troupe qui impose limmobilit et le silence. Des matelots pilotent les derniers canots o se heurtent des femmes entraves. Il y a des bruits de chanes, des plaintes et des cris, des sabots raclent le pont. On dcouvre des femmes, la tte rase, vtues de sarrau de prisonnire, encadres de gardes-chiourmes et de religieuses. Le commandant rgle la manuvre. La sirne du dpart provoque une sorte donde de choc parmi les migrants, le silence qui suit est palpable, les corps se sont redresss, les nuques sont raides et les poings serrs. Il y a des larmes et des prires. Ils restent longtemps le regard fix sur la cte. Un quartier-matre prcise les heures de distribution des rations, les heures des promenades sur le pont. Un matelot procde lattribution de hamacs. Il sensuit des bousculades, un dbut de bagarre vite rprime par des gendarmes en service bord en attendant leur affectation en Nouvelle-Caldonie. On conduit les familles dans les dortoirs. Des matelots munis de lampes tempte sparent les hommes et les femmes. On se regroupe

Exposition Billet de passage. Des familles bretonnes qui ont tout quitt attendent de pouvoir embarquer. Brest, novembre 1872.

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par bourgs dorigine, par cousinages. Comme aux champs ou sur les foirails encombrs, on dresse des tables de fortune laide de caisse et de grands mouchoirs, on mange les dernires provisions prpares la maison, galettes de bl noir, et lard gras pour les mieux lotis, tranches de bouillie davoine pour les autres. Les surveillants annoncent larrive de femmes soumises rafles dans les ports. On apprend par les religieuses quelles ont t rassembles la prison de la Roquette Paris, achemines en wagons cellulaires jusqu Brest. Les migrants libres apprennent que ces femmes de sacs et de cordes recevront une concession de six hectares de terre, des outils, des semences et trois mois de ration si elles pousent un libr du bagne. Lofficier en second prvient que des cages sont amnages dans la batterie basse sous la dunette o seront incarcres les condamnes de droit commun. Lquipage et les passagers ne sont pas autoriss se rendre dans la batterie basse. Marguerite et Marie arrivent se frayer un chemin par une chelle qui dessert le pont avant. Elles rejoignent la cale plonge dans les tnbres o chacun, par-devers soi, mesure ltendue de linconnu. Elle examine loisir ses compagnons de voyage. Elle coute les rcits des hommes, elle les voit schauffer. Des pichets de vin sont disposs discrtion sur les tables. Les femmes portent les marques de la fatigue, les hommes ne sont pas rass, les vtements sont uss. Les migrants avaient obtenu le droit de monter sur le pont aprs la manuvre du dpart. Ils neurent pas lautorisation de se dlasser terre lescale de Bordeaux. Dans ce port, il y eut dautres transbordements dmigrants, de condamnes et de vivres. Une fois par semaine, les migrants sont amens sur le pont pour tre pouills et lavs. Ils croisent des passagres de premire classe. Des pouses dadministrateurs, dofficiers ministriels. Leurs allures, leurs vtements dgagent une forme dopulence, un contentement de soi, qui donnent envie de les passer par-dessus bord. []

Marie et Adrien Brianne, chercheurs dorUn mois durant, un rituel sest tabli. Au lever du jour, Adrien se levait, prparait le caf sur un feu de bois dans un enclos lextrieur de la maison. Le chien venait chercher sa ration. Marie aidait fixer sur le bt de la mule leur attirail de chercheurs dor. Ils descendaient vers le creek (rivire, ndlr). En chemin, ils cueillaient des fruits de larbre pains. Au retour ils faisaient provision de mangues. Ils faisaient avancer la mule dans le lit du fleuve pour la dbarrasser des insectes et des tiques qui provoquaient des abcs. Ils staient enduits le visage et les mains dun onguent prpar par une vieille de la tribu, cela protgeait des fivres apportes par les moustiques. Ils portaient un casque colonial, des vtements et des chaussures solides.

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Arrivs sur les lieux reprables par une cabane effondre adosse un kaori sculaire (arbre trs rsistant, imputrescible, ndlr), ils commenaient leur travail de filtrage du limon et du sable. Adrien et Marie disposaient chacun dun chapeau chinois. Des heures durant, dans la chaleur accablante, ils passaient au tamis des alluvions quils vacuaient sur le tapis dorpailleur. Le premier jour, Adrien avait extrait des paillettes aurifres. Cest arriv un moment o Marie commenait de montrer des signes de fatigue, ses bras taient ankyloss, son dos la faisait souffrir. Ils staient arrts le temps de djeuner, mais ils avaient repris la cadence des heures durant. Adrien navait pas cri, il stait approch doucement de Marie, il lui avait montr le scintillement dor la surface du tamis. Ce ntait pas grand-chose, ctait suffisant pour donner du cur louvrage. Les jours suivants ils navaient rien dcouvert, des jeunes Kanaks de la tribu taient passs, vaguement moqueurs. bien rflchir ctait un peu fou, cette ide de sonder la rivire. Cela avait t le tour de Marie de rcolter une minuscule trace aurifre incluse dans une roche. Puis, jour aprs jour, leurs recherches sont devenues vaines. Il y avait la vase, les membres englus de boue, la chaleur, les moustiques, lpuisement. Ils ne se parlaient plus, la nuit ils se prenaient avec violence. Un matin, Marie a refus daller la rivire. Elle sest assise sur les marches, bute, farouche. Sa coiffe avait t dchire par des branches pineuses, ses cheveux avaient pouss, elle ne se reconnaissait plus dans la petite glace du cabinet de toilette. Celle qui servait Adrien pour se raser. Sa peau avait fonc, avec ses pommettes hautes ses yeux noirs, elle ressemblait ces mtis indiennes, croises au cours de lescale du Brsil, Sainte-Catherine. Vtues de robes tisses, rouge vif, orange ou bleu intense, coiffes dun trange chapeau, elles taient venues vendre des fruits sur la passerelle du navire. Elle repoussait de toutes ses forces Adrien qui voulait la contraindre le suivre. Elle criait, elle tait venue pour avoir une terre, elle ntait pas l pour coper la rivire. Elle navait pas effectu ce voyage au bout du monde pour se retrouver dans la contention de cette besogne de forat. Adrien la laisse, il est parti comme son habitude avec la mule. Elle a pris une pelle dans la remise, elle a rejoint la pture, elle a retourn la terre jusqu lpuisement. Elle sest laisse tomber sur le sol. Il est probable quelle a dormi longtemps, car il faisait nuit lorsquelle a reconnu le vol bruyant des roussettes. Elle a rejoint la maison. []

Marie dans les minesDes jours et des jours, des semaines, Marie a arpent les sites des concessions minires. Les gens de la tribu lont accompagne, des gologues, des gomtres. Ils nont trouv aucun indice, aucun signe du passage dAdrien.

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Pas le moindre outil, pas une seule trace de bivouac. On a questionn les surveillants, les trimardeurs. Elle a sillonn les campements, interrog les contrematres et les mineurs, des transports (dports de droit commun, ndlr), des dports de la Commune, des dports de Poulo Condor (archipel du Vietnam du Sud, ndlr) et dAlgrie, des coolies, des chan-dangs (population chinoise rquisitionne pour du travail forc sur les mines de nickel, ndlr), des Javanais, des No-Hbridais. Elle a regard les visages hallucins des travailleurs sur mine, les poumons brls de latrite et de limaille de fer. Elle a vu les puits fors quatre-vingts mtres sans boisage, la lanterne, les corps dmembrs par les palans, lalcool pour endormir la fatigue et la douleur. Des jours durant, elle Que reste-t-il lorsque lon ne peut plus a ctoy ces pauvres cobaleurs (mineurs) regarder en face le cur des hommes. nourris de poissons secs et de goyaves par des Chinoises commises aux cuisines. [] Le monde tait-il plus Dans un campement, les femmes ont clment dans les chemins creux de Bretagne ? reconnu chez Marie les signes de la gestation. Lune dentre elles la entrane sous sa tente. Dans un franais hach, saccad, elle a dit quil fallait faire mourir lenfant. Elle-mme avait croch son petit la base du cou. Il ny avait pas dautre issue. Plus de nom pour personne ici, juste un numro, rien, loubli, leffacement. Les femmes racontent les enlvements, le servage, les corps anonymes des travailleurs exsangues pousss dans la rivire, jets dans les failles flancs de montagnes. Marie a affront le regard des hommes abrutis de fatigue et de tafia. Elle a dtourn les yeux des sexes exhibs. Elle a fui les hurlements des enfants fous et les aboiements puiss dune meute de chiens rafls par les trimardeurs chinois. Elle a dtourn son regard des condamns livrs la bastonnade. Ce chtiment nest pas le privilge des surveillants du bagne. On trouvait parfois sur les abords des campements, abandonns dans la brousse, sur les berges dun creek, des cadavres dhommes lapids. Chtiment inflig par le tribunal coutumier pour avoir drog aux rgles du clan. Que reste-t-il lorsque lon ne peut plus regarder en face le cur des hommes. La perfection immmoriale du lagon, les tirements incarnats du ciel avant la nuit, la douceur apaisante des collines, les bruissements odorants de la brousse. Le monde tait-il plus clment dans les chemins creux de Bretagne ? Il y avait cette vie qui palpitait son aise dans le ventre de Marie. Il y avait eu la douceur du temps de ciel et de mer o rien encore navait dancrage, tangage furieux ou doux balancement dune houle enlace dembruns. Elle a pris cong de tous, elle est rentre la station (ranch, ndlr). Elle a trouv dans les papiers rangs sous les bardeaux des titres de proprit dune mine nomme Glissade et dune autre dnomme Juliette ; ctait peut-tre l quil fallait chercher. Elle devait consulter

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le service des hypothques, les services des mines Nouma. Elle ne pouvait rien tenter avant larrive du Tour de cte (bateau ravitailleur qui fait le tour du territoire, ndlr). Ctait la saison des cyclones, on ne pouvait pas savoir si le caboteur pourrait accoster. Il fallait attendre. Elle a surpris des rdeurs, des voleurs de poule, elle na pas hsit prendre son fusil pour chasser les intrus. Il sagissait probablement de librs du bagne. Ils ont emport du linge et saccag une clture. Elle semploie rparer. Elle frappe de toutes ses forces sur les piquets de gaac (arbre ou arbuste exotique, ndlr). Dalia est venue lui apporter des plants de tubercules. Marie lui a donn une chvre allaitante. Occupante dun logis qui ne lui appartient pas, il lui faut apprendre o se tenir, o habiter. Comment vivre, comment obtenir une terre soi. Elle nattend plus Adrien. Elle nattend pas lenfant, il va sa vie souterraine, son corps dfendant ; cest peine si sa silhouette est modifie. Lenfant est ne brutalement. Il ny a pas eu de signes, rien qui donne penser que la naissance tait imminente. Ce ntait pas le terme. Ce jour-l, Marie avait ouvert pour la premire fois le coffre de mariage de sa mre. Elle tait occupe tendre les draps de lin brods au chiffre de Marguerite. Le cyclone lui avait fait craindre des traces de moisissures. Elle tait alle au creek, laver les empreintes de la longue traverse et des rcentes intempries. Lenfant sest expulse dans une fulgurante et brve pousse. Glissements deaux et de sang, petit chevreau hurlant tomb sur la pile de draps humides. Marie sest dlivre avec un petit couteau au manche de bois de rose. Elle a obtur le cordon avec une pince linge. Elle a lav la petite fille la rivire. Elle a appos un signe de croix sur son front et sa bouche. Elle a enterr le placenta. Elle a envelopp sa fille dans son tablier. Elle est rentre la station. Elle a ferm les volets, elle tait dans la ncessit de la pnombre, de lintimit. Lenfant et sa mre ont dormi longtemps. La rumeur de la naissance est parvenue en tribu. Dalia est venue avec la proposition dune pratique coutumire. Elle insiste pour que le placenta soit lev de la terre, quil soit assimil des plantes bnfiques et ingr par Marie. Cela donnerait des forces lenfant. Marie sinsurge, elle voque les rumeurs cannibales, les murs anthropophages de certains guerriers. Dalia rpond que sa place dans le clan ne lautorise pas parler de cela. Cest un tabou que lon ne peut lever sans risquer un grand danger. Elles conviennent toutes deux de prparer un feu de niaoulis (essence deucalyptus, ndlr) pour loigner les esprits malfaisants. Plus tard, le sorcier viendra disposer les pierres polies en offrande aux divinits du vent. []

Insurrection kanakUn jour de juin 1878, en fin daprs-midi, Honor Bonnaventure et Marie sont alerts par un vacarme de chevauches et de cris. La sta-

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tion est bientt cerne par une colonne militaire suivie de condamns dans leur tenue de toile et leur chapeau de paille. Ils sont arms de faux, de pioches, de limes de couteaux fixs sur des btons. Honor et Marie vont au devant des officiers qui mettent pied--terre. Les soldats escortent un groupe silencieux dhommes de femmes et denfants qui encadrent des charrettes dans lesquelles sont entasss des corps ensanglants. Une odeur ftide envahie la cour. Marie sempare de Juliette et la calfeutre dans son lit, elle ajoute un dredon sur les couvertures, elle lui ordonne de ne pas bouger. Elle assemble des planches sur les fentres, Elle va chercher des pingles cheveux, elle fixe sa coiffe, elle attache son tablier. Elle a soif, elle ferme la porte clef. La proprit est bientt investie par une cohorte de forats qui guident des chariots tirs par des bufs, cest un dbordement de malles, de lits de matelas, un assemblage htroclite dobjets choisis la hte. Des Kanaks arms de fusils, de sagaies et de sabres dabattis ferment le dtachement. Marie rassemble les femmes et les enfants, ils demeurent prostrs dans labri prcaire de la vranda o elle leur sert du th. Les visages sont dfaits, les vtements dchirs. Honor linforme de lattaque du Fort Tremba, de lincendie des fermes. Les hommes veulent trouver un endroit o creuser une fosse commune pour ensevelir les victimes. Honor explique que la roche affleure au premier coup de pioche. La dcision simpose dabandonner le corps aux requins. Honor conduit une petite patrouille qui se charge de fabriquer une barge et dimmerger seize dpouilles lestes de pierre. Lassemble murmure une brve prire et rejoint rapidement la cohorte des rfugis. Les hommes vocifrent, ils veulent en dcoudre avec les Kanaks insurgs. On prpare un grand feu, des bches sont tendues, des lampes ptrole et des torches sont allumes sur toutes les issues de la station. On dsigne des sentinelles. Le chef descorte fait distribuer des rations et du vin. On organise des couchages de fortune. La maison nest pas assez grande pour accueillir tous les rfugis. On dispose des nattes, les femmes et les enfants stendent silencieux. Marie, le corps rvuls, reste sur la vranda, un fusil porte de main. Honor rejoint la troupe. La pluie brusquement sabat en torrent, lorage ventre la nuit. Les vnements ramnent Honor lpouvante de la semaine sanglante. Il pressent que linsurrection kanak sera suivie de reprsailles tout aussi pouvantables. Dans les jours qui suivent, ils apprennent quune centaine de colons ont t assassins. Le btail des stations sagaiey (tu avec une sagaie, ndlr) ou dispers. Une cohorte de soldats contraint Honor et Marie abandonner la proprit. Ils ont sell leurs chevaux, attel un chariot. Ils ont cal Juliette sur les malles et, arm de fusils, ils ont rejoint les troup