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N o 23 JANVIER - FÉVRIER - MARS 2019 DOSSIER Tarif standard: 7 • Tarif étudiant, chômeur, faibles revenus: 5 • Tarif de soutien : 10 SCIENCE LES MOTEURS-FUSÉES : RECHERCHE ET INNOVATION par Umut Guven TRAVAIL SORTIR DE L’INFANTILISME TECHNOLOGIQUE par Amar Bellal ENVIRONNEMENT ABEILLES : UN MASSACRE ENTOMOLOGIQUE par Rémi Fourche INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

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No 23 JANVIER - FÉVRIER - MARS 2019

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SCIENCELES MOTEURS-FUSÉES : RECHERCHE ET INNOVATIONpar Umut Guven

TRAVAILSORTIR DE L’INFANTILISME TECHNOLOGIQUEpar Amar Bellal

ENVIRONNEMENTABEILLES : UN MASSACRE ENTOMOLOGIQUEpar Rémi Fourche

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

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JANVIER - FÉVRIER - MARS 2019

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2019

ÉDITO La BCE pour le climat et non pour la spéculation financière ! Fanny Chartier .................................................................. 3

APPEL La fusion-absorption d’Alstom par Siemens est refusée. Et maintenant ? ...................................................................... 4

DOSSIER INTELLIGENCE ARTIFICIELLEÉDITO En 2019, les androïdes ne rêvent toujours pas de moutons électriques Sébastien Elka .................................................. 9Qu’est-ce que la révolution numérique ? Ivan Lavallée .................................................................................................................... 10L’intelligence artificielle d’IBM au Crédit mutuel : gain de temps ou destruction d’emplois ? Valérie Missilier ........................ 12Deep learning, une brève plongée en apprentissage profond Peppino Terpolilli ....................................................................... 13« Tu penses trop ! » Hans Block et Moritz Riesewieck (entretien réalisé par Sébastien Elka) ........................................................................ 16Réseaux, médias sociaux, intelligence artificielle et politique Yann Le Pollotec .......................................................................... 18Quel écosystème numérique de confiance demain ? Sylvain Delaitre ........................................................................................ 21L’intelligence artificielle dans les jeux vidéo Axel Buendia et Stéphane Natkin ................................................................................. 23Intelligence artificielle, transhumanisme et fantasmes technologiques Ivan Lavallée .............................................................. 28

BRÈVES ....................................................................................................................................................................................... 31

SCIENCE ET TECHNOLOGIEPHYSIQUE Le CERN propose un accélérateur de 100 km Michel Spiro (entretien réalisé par Sylvestre Huet) ..................................... 32JEUNES CHERCHEURS De la recherche à l’innovation : les moteurs-fusées Umut Guven ............................................................. 34

TRAVAIL - ENTREPRISE - INDUSTRIEÉCONOMIE Substituer le développement humain au taux de profit

dans les modèles de gestion des entreprises Tibor Sarcey ....................................................................................................... 38INDUSTRIE Pour une véritable culture industrielle, sortir de l’infantilisme technologique Amar Bellal ....................................... 42

ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉRESSOURCES La forêt landaise Christian Darriet .................................................................................................................................. 46AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE Paysages et classes sociales Jean-Claude Cheinet ........................................................................... 49APICULTURE Abeilles : 140 ans de massacre entomologique Rémi Fourche ................................................................................. 51

LIVRES........................................................................................................................................................................................... 54

Les sciences et les techniques au féminin : Marie Marvingt ....................................................................................................... 56

NOUVEAU ! PLUS SIMPLE, PLUS RAPIDEpaiement en ligne sur progressistes.pcf.frAbonnement 4 numéros par an !

Progressistes (trimestriel du PCF) • Tél. 01 40 40 13 41 • Directeur honoraire : † Jean-Pierre Kahane • Directeur de la publication : Jean-François BolzingerDirecteur de la rédaction : Ivan Lavallée • Directeur de la diffusion : Alain Tournebise • Rédacteur en chef : Amar Bellal • Rédacteurs en chef adjoints : SébastienElka • Coordinatrice de rédaction : Fanny Chartier • Rubrique Science : Arnaud Vaillant • Rubrique Travail : Léa Bruido • Rubrique Environnement : Jean-ClaudeCheinet • Brèves : Emmanuel Berland • Livres : Delphine Miquel • Jeux et stratégies : Taylan Coskun • Comptabilité : Mitra Mansouri • Abonnements : FrançoiseVarouchas • Rédacteur-réviseur : Jaime Prat-Corona • Comité de rédaction : Jean-Noël Aqua, Geoffrey Bodenhausen, Jean-Claude Cauvin, Clément Chabanne,Bruno Chaudret, Marie-Françoise Courel, Simon Descargues, Marion Fontaine, Claude Frasson, Clémence Grandlarge, Michel Limousin, George Matti, Simone Mazauric, Evariste Sanchez-Palencia, Pierre Serra, Peppino Terpolilli, Françoise Varouchas • Informatique : Joris Castiglione • Conception graphique et maquette : Frédo Coyère • Expert associé : Luc Foulquier • Édité par : l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75167 Paris Cedex 19) • No CPPAP : 0922 G 93175 • No ISSN : 2606-5479 • Imprimeur : Public imprim (12, rue Pierre-Timbaud, BP 553, 69637 Vénissieux Cedex).

Conseil de rédaction : Président : Ivan Lavallée • Membres : Hervé Bramy, Marc Brynhole, Bruno Chaudret, Xavier Compain, Yves Dimicoli, Jean-Luc Gibelin, ValérieGoncalves, Jacky Hénin, Marie-José Kotlicki, Yann Le Pollotec, Nicolas Marchand, Anne Mesliand, Alain Obadia, Marine Roussillon, Francis Wurtz, Igor Zamichiei.

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2019 Progressistes

approvisionnement énergétique del’Europe est un sujet d’une importancestratégique incontestable.

Si l’Europe produit sur son territoire une partiede l’énergie qu’elle consomme grâce à ses ressourcesrenouvelables (biomasse, hydraulique, solaire etéolien) et au nucléaire (dont le coût du mineraipèse peu dans la chaîne de production), pour cequi est des énergies fossiles, elle est très dépendantedu monde extérieur. En effet, elle importe 90 %de son pétrole, 70% de son gaz et près de 50% deson charbon.

Plus de 1 milliard d’euros sont ainsi dépenséschaque jour pour cette seule facture énergétique,soit 365milliards d’euros par an. Autant d’argentqui pourrait être destiné à des mesures comme larénovation des logements, le développement dutransport ferroviaire ou la production d’énergiesqui se substituent aux énergies fossiles – chaleurrenouvelable ou électrique, nucléaire pour les paysqui ont choisi cette voie.

L’Europe devrait prioritairement s’attaquer à laréduction de cette consommation en énergie et,pour être à la hauteur de ce défi, financer de grandsplans d’investissement dans la durée.

Quant aux émissions de CO2, qui sont fortementliées à la consommation d’énergie fossile – bienque les objectifs de l’UE soient très ambitieux –une réduction de 80 à 95 % d’ici à 2050 (avecpour année de référence 1990), c’est aussi unéchec : ces dernières années, elles ont eu tendanceà augmenter.

Quoi qu’on en dise, la transition énergétique resteavant tout une question économique. Ne pas poseravec force l’enjeu des moyens financiers ni laquestion d’une vision à long terme, même incom-patible avec les logiques de marché soucieux des profits à court terme, mène nécessairementà une impasse.

Aujourd’hui, à l’approche des élections européennes,seul le candidat de la liste communiste, Ian Brossat,relève avec force cette contradiction, et proposede mobiliser la BCE (Banque centrale européenne)pour financer la transition écologique par lacréation monétaire et en débloquant des lignesde crédit pour cette grande cause.

Ce que la BCE se montre capable de faire pour laspéculation financière, elle devrait pouvoir le fairepour le climat… non ? n

FANNY CHARTIERCOORDINATRICE DE RÉDACTION

DE PROGRESSISTES

La BCE pour le climat, pas pour la spéculationfinancière !

L’

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Avec pour mot d’ordre « Alstom ne doit pas être bradé ! Construire unealternative industrielle, écologique, sociale et efficace », le collectif regroupantdes syndicalistes et des salariés d’Alstom et de la filière (industrie, services,transports [RATP, SNCF, traminots]), usagers et citoyens, élus territoriaux etnationaux, banques, lance un nouvel appel à la mobilisation pour une repriseen main publique d’un secteur industriel stratégique.

La Commission européenne vient de confirmer son refus de lafusion des groupes Siemens et Alstom. Nous sommes soulagéspar cette décision, même si ses motivations ne sont pas de mêmenature que celles qui ont suscité notre opposition au projet. C’estune étape. Elle permet d’envisager l’avenir tout autrement ! Maisbeaucoup reste à faire : le développement d’Alstom pour répondreaux défis, mutualiser les coûts et ouvrir le dossier d’une véritablecoopération industrielle écologique et sociale en Europe, mobiliserles banques. Les pouvoirs publics ont une lourde responsabilitéen ce sens, dans un secteur où, en outre, les commandes publiqueset subventions sont importantes. La question n’est pas de changerles règles pour autoriser les monopoles, elle est de mutualiser lescoûts de façon coopérative et de mutualiser l’élaboration dessolutions industrielles, avec les services publics de transports,dans une démocratie nouvelle, quitte à faire évoluer les règles enEurope pour permettre cela. De toute urgence, le débat doit s’ouvrirsur trois points :– l’utilisation par Alstom des 2,6 Md€ de la vente de ses coentreprisesdans l’énergie : ils ne doivent pas être versés en dividendes auxactionnaires c’est une question d’intérêt général !– la scandaleuse perte de maîtrise dans l’énergie par la cession àl’américain General Electric des coentreprises de productionhydroélectrique, des réseaux intelligents et de maintenance du nucléaire, c’est une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ;– ouvrir démocratiquement le dossier d’une véritable coopérationindustrielle écologique et sociale en Europe, avec la mise enplace de GIE, structure(s) égalitaire(s) non coûteuse(s) en capitalfinancier.

***

Cette décision confirme ce que nous disions depuis l’annonce dece projet. Il ne s’agit nullement de la création d’un « championeuropéen » mais de l’absorption d’Alstom par Siemens, d’uneconcentration capitalistique visant à la constitution d’un quasi-monopole de droit privé sous contrôle et au bénéfice de Siemens

et de ses actionnaires. Et il s’agit de permettre à Bouygues de sedégager d’Alstom tout en touchant une grosse plus-value. Laconcurrence du chinois CRRC est un prétexte largement fallacieux.Si cette décision de la Commission met un coup d’arrêt à ce projet,nous considérons toutefois que ses motivations ne répondent enaucun cas aux défis économiques, sociaux et écologiques destransports en Europe. Le démembrement de nombreuses activitésdes deux groupes que les directions des deux entreprises auraientdû proposer en réponse à la Commission au nom de la concurrenceaurait conduit à casser la cohérence et les synergies du secteur.La Commission n’est pas seulement en charge de la concurrence.Elle a aussi en responsabilité de veiller à un développement har-monieux des transports en Europe, où de nombreux États sontdramatiquement sous-équipés. Elle a aussi pour responsabilitéde veiller à atteindre les objectifs de la COP21.

Une réponse aux besoins de mobilité en Europe, le développementindustriel et l’emploi ne peuvent pas passer par la concurrenceentre des entreprises morcelées et affaiblies, ni par la création demonopoles privés trop capables d’imposer aux opérateurs publicsde transport leurs conditions de prix et de service. Elle ne peutpas non plus passer par des entreprises ayant pour objectif la rentabilité financière de ses actionnaires.Au couple concurrence-monopole, nous répondons mutualisa-tion-démocratie. Aux marchés financiers, avec leurs actionnairesavides de rentabilité, nous répondons mobilisation des banques,

La fusion-absorption d’Alstom par Siemens est refusée. Et maintenant ?

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Au couple concurrence-monopole, nous répondonsmutualisation-démocratie. Aux marchés financiers,avec leurs actionnaires avides de rentabilité, nous répondons mobilisation des banques, jusqu’à laBCE, et appui public. À l’obsession de la baisse desdépenses, nous répondons mutualisation des coûts.

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2019

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jusqu’à la BCE, et appui public. À l’obsession de la baisse desdépenses, nous répondons mutualisation des coûts.Il faut un véritable plan de développement industriel, à commencerpar celui d’Alstom, les compétences de ses salariés et des inves-tissements pour développer ses sites en France et en Europe.Alstom dispose de 2,6 Md€ engrangés pour réaliser cette absorption:ils doivent servir au développement d’Alstom et non être versésaux actionnaires. L’État ne doit pas laisser faire !Il faut un appui au développement des transports publics enEurope, adossés à des financements privilégiés du secteur bancairejusqu’à la BCE. Il faut une politique européenne industrielle,démocratique, au service du développement équilibré de chacundes pays, avec pour objectifs l’écologie et l’emploi sécurisé,développé et bien rémunéré. Au lieu d’une politique européennede la concurrence comme dogme de politique industrielle et d’unefinance d’appui à la prédation financière.Cette politique industrielle passe par un appui à une coopérationdes industriels européens entre égaux pour répondre aux appelsd’offres au meilleur coût, pour développer la recherche, pourengager des projets de développement communs. Des solutionssont possibles sous forme de GIE (groupement d’intérêt économique),par exemple, pour des projets de coopération, sans nécessiter unedépense en capital financier et avec une structure réellementégalitaire, comme cela existe entre Safran et General Electric pour

le moteur CFM, ou comme ce fut le cas à la création d’Airbus. Cetype de coopération européenne ne bradant pas les atouts industrielsnationaux mais les renforçant permet de développer, au contraire,des coproductions avec des partenaires du monde entier.Par ailleurs, pour financer le dividende exceptionnel prévu à lafusion, Alstom a procédé à la vente, dans la plus grande opacité,à General Electric de ses participations dans les trois coentreprisesde la branche énergie : Hydro, Grid et GEAST. Cette opération gra-vissime a conduit à transférer à General Electric, entreprise dedroit américain, le savoir-faire français dans trois domaines stra-tégiques : les turbines hydrauliques, les réseaux intelligents et lesturbines de la filière nucléaire. Ce dernier abandon affaiblit consi-dérablement notre maîtrise industrielle énergétique. Désormais,C’est General Electric, qui sera en charge de la maintenance duparc nucléaire français et de près de la moitié des centralesnucléaires dans le monde. On imagine assez bien quelle armedans la main des États-Unis cela constitue dans la guerre commercialequ’ils livrent à l’ensemble du monde. Dans cet affaiblissementconsidérable de notre indépendance nationale, la responsabilitéjuridique de l’exécutif est clairement engagée. La clarté doit êtrefaite sur cette opération. Nous lançons un appel solennel à celleset ceux qui sont attachés à l’indépendance stratégique du payspar rapport aux États-Unis à se mobiliser pour une reprise enmain publique du secteur. n

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COMMANDEZ LES ANCIENS NUMÉROS DE PROGRESSISTES

N° 20 LE NUCLÉAIREÀ L’INTERNATIONALUn dossier qui dresse un panorama dunucléaire civil dans le monde, des avancéesde la recherche et des coopérations inter-nationales existantes. On trouvera aussi un appel à distinguer le vrai du faux dansles médias par Sylvestre Huet. Retrouvezaussi les autres rubriques avec, entre autres,un entretien avec Jacques Treiner sur l’intérêtde mettre la science à la portée de tous,un texte sur la sécurité au travail et unecontribution sur l’eau Cristaline.

No 22 LES FORMES DE L’EAUDu delta du Mékong au robinet, en passantpar la tempête Xynthia, c’est de la gestiondu bien commun, l’eau et des défis qui ysont associés qu’il s’agit. On trouvera dansles autres rubriques une alerte rouge sur lenucléaire civil, un retour sur la machine deTuring, une réflexion sur la santé au travailet AZF dix-sept ans après ainsi qu’uneanalyse du programme Négawatt et seshypothèses. Et bien sûr la rubrique «Livres»et un portrait de France Bloch-Sérazin, pourles sciences et techniques au féminin.

N°19 BITCOIN, BLOCKCHAIN, TRADINGHAUTE FRÉQUENCE OU VA LA FINANCE?Un dossier inédit sur la finance et les tech-nologies numériques. Avec une contributionnotable de Nicole El Karoui, spécialiste enmathématiques financières. Retrouvez aussiles autres rubriques avec entre autres untexte sur la fameuse équation E=mc2,l’aménagement du territoire et le travail àdomicile. Enfin, nous rappelons l’engagementde Martha Desmureaux, ouvrière, avec unepétition demandant son entrée au Panthéon.

No 21 CHINE, PRÉSENT ET FUTURSCe dossier soumet à la réflexion les évolutionsrécentes des forces productives chinoisespour comprendre la voie spécifique surlaquelle s’est engagé le géant asiatique. Retrouvez aussi les autres rubriques avec,entre autres, un entretien avec l’astro -physicien Roland Lehoucq, un texte surla cobotique, la robotique collaborative etune contribution traitant des spéculationssur les denrées alimentaires par GérardLe Puill.

N°18 SCIENCES ET TECHNIQUES,DES RÉPONSES PROGRESSISTESLes réponses du PCF sur les grands sujetsscientifiques et techniques: santé, énergie,écologie, recherche, OGM, climat, numé-rique… Nous abordons aussi la précaritéénergétique avec une contribution de MinhHa-Duong, membre du GIEC. À noter un articlede Serge Abiteboul sur la sous-traitance parla DGSE de nos données à une entrepriseétats-unienne, un texte sur la souffrance desfemmes au travail de Karen Messing ainsiqu’une contribution de Gérard Le Puill sur leglyphosate.

N°17 BIODIVERSITÉLa biodiversité est aujourd’hui appropriéeet mise en péril au nom de logiques éco-nomiques et financières. Quelles politiquesmener pour la préserver ? C’est le thèmedu dossier. Nous faisons aussi le pointsur l’économie du pétrole avec les contri-butions de Pierre-René Bauquis et DenisBabusiaux. À lire aussi, les rapports entrehumains et animaux au travail par JocelynePorcher, Sylvestre Huet sur les énergiesrenouvelables, et un texte de Gilles Cohen-Tanoudji sur le CERN.

N°15 PÉTROLE, JUSQU’À QUAND?Grand oublié des débats sur l’énergie.Ce numéro revient sur les enjeux écono-miques, écologiques et géopolitiquesactuels et à venir autour de l’extractiondu pétrole. À lire aussi, « La science éco-nomique est-elle expérimentale ? » parAlain Tournebise, « D’autres choix politiquespour retrouver un haut niveau de sécuritéferroviaire » par Daniel Sanchis, ou encore« Loi “travail” : quand le Web rencontrela rue » par Sophie Binet.

N°14 INDUSTRIE PEURSET PRÉCAUTIONFace aux peurs et à la désindustrialisation,comment lier sûreté et développement indus-triels ? Ce numéro montre que des conver-gences existent pour repenser la gestion del’industrie afin qu’elle soit propre, sûre etutile. On lira aussi : « Scénarios 100%renouvelable, que valent-ils ? », « Jumelageentre syndicats français et cubains », etencore « L’intérim, un essor spectaculairementcontradictoire ».

CONTACTEZ-NOUS AU 07 88 17 63 93 ou [email protected] € les 3 numéros (+ frais de port) • 40 € les 10 numéros (+frais de port)

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BULLETIN D’ABONNEMENT ANNUELo Je règle par chèque bancaire ou postal (France uniquement) à l’ordre de «association Paul Langevin»o Standard : 25 € o Chômeurs/étudiants : 20 € o Souscription : 35 € o Étranger : 36 €

Bulletin à retourner à : ASSOCIATION PAUL LANGEVIN - 6, AVENUE MATHURIN-MOREAU 75167 PARIS CEDEX 19Tél. : 07 88 17 63 93 ou 01 40 40 13 41• Mail : [email protected]

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Progres JANVIER-FÉVRIER-MARS 2019

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2019 Progressistes

PAR SÉBASTIEN ELKA*,

intelligence artificielle est à la mode… à nouveau. Il y acinquante ans déjà, le roman Dune nous plaçait dans lefutur d’une humanité qui avait créé des machines repro-

duisant les facultés mentales humaines… avant de se rendrecompte que c’était une erreur et de suivre plutôt la voie du pleindéveloppement des capacités humaines. Une dialectique demaîtrise progressive des techniques, au service du progrès humain,dont l’exemple est précieux si l’on veut dépasser l’alternativestérile, dans laquelle nous semblons aujourd’hui piégés, entreasservissement technologique inéluctable, façon Blade Runnerou Matrix, et fantasme barjavélien – on dirait aujourd’hui collap-sologique – de l’effondrement salutaire.Car les énormes masses de données numériques et capacités decalcul actuelles permettent aux ordinateurs de réaliser de plusen plus de tâches complexes jusqu’ici réservées au cerveau humain.Le capital – toujours à la recherche de voies de destruction créatricepermettant la relance d’un cycle long de croissance profitable –investit massivement ces technologies en promettant prospéritééconomique, sauvetage de l’environnement ou guérison desmaladies chroniques. Et réussit surtout à tracer le chemin d’uneexploitation accrue, de destructions d’emploi massives ou dedémocratie sécuritaire et manipulée. À ce jeu, on se trouvera vitepiégés entre le meilleur des mondes transhumaniste et technophobieréactionnaire impuissante à faire autre chose qu’accélérer l’effondrement qu’elle déclare redouter.Depuis dix-huit mois, les gouvernements européens se ruent surl’IA en promettant d’en faire un usage « éthique ». Le rapportVillani, « Donner un sens à l’intellegence artificielle », a été présentépar Macron lors de la conférence AI for Humanity. Gouvernementsfrançais et canadien ont appelé en décembre 2018 à la mise enplace d’un G2IA, « GIEC de l’IA responsable ». Ne soyons pasdupes, il s’agit surtout pour l’Europe d’exister dans un match qui

oppose l’empire états-unien des GAFAM aux outsiders chinoisdes BATX. Car ne disposant pas des grands volumes de donnéesagrégés par ces plates-formes, l’Europe et le Canada n’ont trouvéqu’à se cacher derrière des considérations éthiques pour défendreleurs intérêts. Mais les entreprises suivent, et l’on voit par exempleThales annoncer s’interdire de construire des robots tueurs.Terminator ne sera pas made in France.En 1966, pour Radovan Richta et les économistes tchèques dusocialisme à visage humain la révolution scientifique et technique– rencontre de la cybernétique et des technologies numériquesnaissantes – permettait d’envisager enfin un renversement desrapports sujet/objet dans la production, de faire en sorte quel’humain ne soit plus simplement opérateur des machines etforce de travail au service de logiques productivistes aliénantes,et puisse déployer pleinement son intelligence à mettre les capacitéstechniques au service réel des besoins et aspirations humains.Le socialisme devenait envisageable… Cinquante ans plus tard,ce potentiel émancipateur de la cyberrévolution numérique resteà conquérir.Pour cela, et face aux défis auxquels est aujourd’hui confrontéel’humanité, la mobilisation du meilleur des différentes formesd’intelligence non artificielle, irréductiblement humaine et socia-lement construite, est indispensable. Comme pour les Mentats1

de Dune, il s’agit de voir l’IA comme un miroir pour mieux nousconnaître et progresser sur ce chemin. n

1. Humains maîtrisant parfaitement leurs perceptions, émotions et pensées aupoint de penser comme des ordinateurs.

EN 2019, LES ANDROÏDES NE RÊVENT TOUJOURS PAS DE MOUTONS ÉLECTRIQUES

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*SEBASTIEN ELKA est rédacteur enchef adjoint de Progressistes.

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2019

PAR IVAN LAVALLÉE*,

a révolution numérique s’in-sinue depuis longtemps dansles limbes de la société, depuis

qu’un jour Pythagore, il y a environ2600 ans, aurait dit tout est nombre1.À plusieurs reprises dans l’histoire,le thème est réapparu, les nombresjouant un rôle plus ou moinsmagique2. Mais pour qu’elle prenneson essor et bouleverse nos pratiquesquotidiennes et nos façons de com-prendre le monde, il fallait un outilconceptuel décisif : c’est la machinede Turing (voir Progressistes no 22)qui joue ce rôle.

UN CONCEPT SURPUISSANTET UN BOULEVERSEMENT TOTALDepuis l’Antiquité, l’humanité connaîtl’énergie comme ce qui maintientune force pendant une certaine durée.Il faudra attendre le XIXe siècle pouren avoir une formulation mathéma-tique, et au XXe siècle, grâce auxtravaux de Léon Brillouin et ClaudeShannon, on va pouvoir avoir leconcept d’information comme dualde l’entropie, elle-même liée à l’éner-gie par le deuxième principe de lathermodynamique3.La machine de Turing, d’abord vuecomme un être mathématiqueconceptuellement puissant, va viteconduire à la fabrication d’ordina-teurs4 et plus généralement d’auto-mates, robots en tout genre qui vontenvahir d’abord les usines puis lavie quotidienne. La machine deTuring est la machine des machines,et ce n’est pas par hasard qu’on laqualifie d’universelle ; c’est le modèlegénérique (l’instance générique) detout processus itératif, c’est-à-direde la temporalité qui est associée àun processus, temporalité qu’onpeut toujours décrire pas à pas à une

échelle adéquate. Cela pour une rai-son logique puissante : il n’y a pasd’effet sans cause, et cette cause estchronologiquement située avant l’ef-fet qui y est lié (principe dit « de cau-salité »). On peut ainsi simuler toutprocessus, artificiel comme naturel,en le représentant par un codage demachine de Turing.Les éléments du code sont des nom-bres, et plus exactement deux sym-boles. Les prédictions de Pythagore,les intuitions de Weigel et de Leibnizse réalisent : on peut représenter lemonde avec deux symboles seule-ment et, mieux, on peut agir dessus.Ces nombres sont l’expression d’uneinformation. Celle-ci est d’une maté-rialité particulière. Comme l’exprimaitWiener, père de la cybernétique,« l’information c’est l’information,elle n’est ni matière ni énergie ».Certes,mais il faut de la matière pour lastocker, l’enregistrer, et de l’énergie

pour ce faire ainsi que pour la traiter.Elle n’a d’autre matérialité qu’unrapport aux choses. Elle ne pèse rien,comme l’énergie : une batterie char-gée a la même masse qu’une « vide » ;de même, une mémoire possède lamême masse, qu’elle soit vide5 ouremplie de données, qu’elle soit enferrite, en silicium ou en collagène.L’information n’a ni forme ni volume.Et ça bouleverse tout l’édifice, maisl’information ex nihilone sert à riensi elle n’est pas traitée.

L’INFORMATION, C’EST LE POUVOIRC’est ce caractère labile de l’infor-mation qui en permet le transportrapide à travers les réseaux commeInternet, dont c’est la seule fonction,comme ce fut le cas pour le réseautéléphonique. Internet a ainsi permisl’émergence de nouveaux acteurs

QU’EST-CE QUE LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE?La révolution numérique, qui maintenant s’impose, a connu une longue gestation. La Machine de Turing, basethéorique de l’algorithmique, est une rupture révolutionnaire sur le travail des humains et les humains eux-mêmes. Rappelons pourtant que l’intelligence vraie est humaine, et donc socialement produite.

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On peut simuler tout processus,artificiel comme naturel, en le représentantpar un codage de machine de Turing.“ “

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Le programme informatique AlphaGo affronte en mars2016 le Sud-Coréen Lee Sedol, un des meilleurs joueurde go du monde. Le match en cinq parties se terminapar la victoire de l’ordinateur, 4 à 1.

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économiques et élargi géographi-quement leur champ d’action.Amazon, société états-unienne, gèrevos commandes en temps réel etlivre dans le monde entier ; ce faisant,Amazon, Uber ou Facebook et, plusgénéralement, les GAFA6ne produisentrien7 mais dominent le monde parla possession des données du monde.Posséder l’information, c’est avoirle pouvoir. Attention toutefois, ils’agit là plus exactement de la pos-session des gigantesques bases dedonnées personnelles des un(e)s etdes autres, des entreprises, voire desÉtats.

LES ALGORITHMES OMNIPRÉSENTSDe l’appareil photo ou de l’IRM à lavoiture autonome, en passant parle transport aérien ou le traitementde texte dont je me sers pour écrirecet article, les algorithmes (c’est-à-dire la machine de Turing) sont pré-sents partout, ne serait-ce que dansles machines à laver ou à café pro-grammables, les robots qui font leménage… C’est le caractère génériquedu concept sous-jacent de machinede Turing universelle (MTU) quidonne une norme commune et per-met cette redoutable efficacité quifait qu’un algorithme écrit pour unemachine ou un objet – un robot, parexemple – est facilement transposable,ou même directement téléchargeablesur une autre machine ou robot caril est codé de façon standard.Mais cette omniprésence de l’infor-matique ne passe pas uniquementpar les ordinateurs, et même elle ypasse de moins en moins, le maîtremot est plutôt processeur, qui se tra-duit en langage courant par « puce ».L’évolution à venir, déjà en cours,est celle de l’Internet des objets. Desmilliards d’objets munis de pucesélectroniques vont envahir notrequotidien, pour le meilleur commepour le pire… et générer des donnéesappropriées par les GAFA qui dis-poseront ainsi d’encore plus d’in-formations sur chacun de nous etsur le monde en général, renforçantencore leur emprise. L’un des grands

thèmes à venir de la recherche infor-matique pourrait bien être l’anony-misation des données, ce qui n’iraitpas sans remettre en cause des posi-tions acquises.

UNE AUTRE FAÇON DE CONCEVOIR LE MONDECe qu’on nomme, à tort, intelligenceartificielle, qui est fondé sur le trai-tement algorithmique de gigan-tesques bases de données avec dessupercalculateurs à la manœuvre,procède en fait par apprentissagesupervisé, comme AlphaGo8, ouapprentissage par renforcement,comme AlphaZero9, suivant les cas.Il n’y a guère que ça qui fonctionnebien à l’heure actuelle. Toutefois, ilconvient de se poser des questionspurement physiques eu égard auxpuissances de calcul et aux capacitésde stockage d’information à mobiliserpour ce faire, ainsi qu’aux consom-mations énergétiques associées.C’est une tout autre façon de voir lemonde, tant du point de vue desméthodes de résolution des pro-blèmes rencontrés que du point devue de l’organisation de la productionet de la vie sociale qui se met enplace. Un nouveau système technique,y compris une modélisation dumonde centrée sur la machine deTuring10 et pas seulement du mondeindustriel ou des artefacts, est à l’œu-vre, et la nature elle-même n’yéchappe pas.

Rappelons toutefois que l’intelligencehumaine est une production sociale,d’adaptation au milieu, tant le milieuphysique que le milieu social, c’estun phénomène toujours en évolutionqui a de tout temps été lié à la trans-formation de la nature par leshumains par l’intermédiaire de leursoutils, que ce soit un biface ou unsuperordinateur ; c’est le processusd’hominisation qui continue tantqu’il y a des humains. Les ordinateurs,processeurs ou robots actuels n’ontpas de culture sociale, politique ouartistique, ni intuition, ni créativité

vraie, pas d’affects, pas de sexe nide désir, toutefois ils participent dece mouvement d’hominisation.Une société cybernétique se met enplace qui intègre et connecte l’humainet ses objets de façon interdépen-dante. L’un des enjeux étant de savoirsi ce sont les humains qui auront lecontrôle en toute transparence, pourle plus grand bien de l’humanité, ousi le mode de production capitalisteréussira à intégrer ce nouveau para-digme et assurer sa pérennité desociété mortifère d’exploitation etde domination. n

*IVAN LAVALLÉE est directeur de la rédaction de Progressistes.

1. Propos qui, pris au pied de la lettre, est proprement idéaliste.2. Erhard Weigel (XVIIe siècle) estimait lenombre comme concept fondamental pourcomprendre l’univers. Leibniz (XVIIe siècle)émet l’idée qu’on peut décrire le monde avecdeux symboles seulement.3. Sans entrer dans des considérationsmathématiques, dont ce n’est pas ici le lieu,disons que l’entropie est en fait une mesureliée à l’énergie en ce qu’elle permet de connaître le degré de diffusion et la vitesse de celle-ci, en particulier dans des systèmesouverts d’où l’énergie « s’échappe ».L’information est le dual de l’entropie.4. En URSS, c’est le concept d’automate de Markov qui jouera le même rôle pourl’apparition des ordinateurs, concept dont on démontrera par la suite l’équivalence avec celui de machine de Turing universelle.5 À dire vrai, une mémoire n’est jamaisvide…6. Google, Amazon, Facebook et Apple.7. Sauf Apple, et encore…8. On donne souvent pour exempled’utilisation de l’intelligence artificielle les jeux. Il faut bien comprendre là que les jeux de type go, échecs, shogi… sont des univers à information complète, ce qui facilite grandement les choses, même quand la combinatoire en est très importante, voire explosive.9. AphaGo, fondé sur de l’apprentissagesupervisé, et AlphaZero, sur del’apprentissage par renforcement, sont les deux algorithmes qui ont permis à l’ordinateur de battre le champion du monde de go.10. Voir : https://arxiv.org/abs/1304.5604 et aussi Probablement approximativementcorrect, de Leslie Valiant, éd. Cassini, 2018.

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Un nouveau système technique est à l’œuvre, et la nature elle-même n’y échappe pas.“ “

Des milliards d’objets munis de puces électroniques vont envahir notre quotidien... et générer des donnéesappropriées par les GAFA. “ “

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L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE D’IBM AU CRÉDIT MUTUEL :GAIN DE TEMPS OU DESTRUCTION D’EMPLOIS?

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PAR VALÉRIE MISSILIER*,

a naissance du partenariatentre l’intelligence artificielledu géant états-unien IBM, un

logiciel nommé Watson, et le groupeCrédit mutuel-CIC date de 2016. Enavril 2017, Watson avait définitivementpris position dans les 5000 agencesCIC et caisses locales du Crédit mutuelAlliance fédérale, et ce sont aujour -d’hui 20000 conseillers qui l’utilisent quotidiennement.

UN NOUVEAU COLLÈGUE…VIRTUELLe Crédit mutuel-CIC a depuis long-temps fait en sorte d’être à la pointede la technologie en matière de sys-tème informatique. Mais ce position-nement précurseur n’est pas allé sansdifficultés. Pour les salariés du groupe,

les évolutions ont invariablementsignifié une augmentation de la chargede travail et du stress : augmentationdu nombre de courriels et des appelsà traiter, alertes informatiques intem-pestives pour rappeler aux conseillersles relances commerciales à faire,assistance aux sociétaires-clients pei-nant à s’approprier les nouveauxoutils, recherches pénibles dans labase de données mal ordonnée inté-grant les savoirs nécessaires pourrépondre aux clients sur la multitudede produits commercialisé par legroupe…, le tout s’ajoutant bienentendu aux rendez-vous clients etautres tâches traditionnelles. Pourbeaucoup, la tension est permanenteentre réaliser des heures supplémen-taires pour rendre le service dû auxsociétaires ou quitter le poste de travaille soir avec un goût d’inachevé.

Les salariés et leurs organisationssyndicales ont estimé que cette situa-tion engendrait 45 min supplémen-taires de travail par jour, sans com-pensation, avec pour conséquenceune hausse permanente du nombrede démissions et de burn out. Pourla direction, évidemment, cette situa-tion découlerait de la mauvaise orga-nisation des salariés du groupe. Lesélus du personnel, eux, ont menéplusieurs études qui ont toutes concluau fait qu’il fallait augmenter les effec-tifs. Ils n’auraient jamais pensé queleur nouveau collègue serait virtuelet constituerait une menace pour lesemplois.

IL SUFFIT DE LUI POSER UNE QUESTIONLa première mission confiée à Watson,en 2017, a été de trier les courriels etde détecter l’intention et le besoindu sociétaire-client. De fait, le logicielest capable de rediriger certains cour-riels vers le conseiller accueil, commeceux concernant la mise à dispositiond’une carte bancaire ou d’un chéquierou les commandes de monnaie. Ilpropose également une réponse pou-vant être adressée directement auxclients concernant, par exemple, lestaux d’épargne. Il permet aussi d’ouvrird’un seul clic l’agenda du conseillers’il a détecté une demande de ren-dez-vous ; le conseiller garde la pos-sibilité d’utiliser ou non les propo-

Le premierprototype, en

2011, du supportinformatique de

Watson,programme

d’intelligenceartificielle conçu

par IBM.

Le numérique transforme les métiers de la banque, et les conseillers sont débordés. Créer des postes ou fairele pari de la fuite en avant et accélérer l’investissement dans le numérique? Ne s’agirait-il pas d’affaiblir la rentabilité de la banque… mutualiste?

Les élus du personnel, eux, ont menéplusieurs études qui ont toutes conclu au faitqu’il fallait augmenter les effectifs. Ils n’auraient jamais pensé que leur nouveaucollègue serait virtuel et constituerait une menace pour les emplois.

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sitions du logiciel mais doit, pourcontinuer à alimenter l’améliorationdu système, dire ensuite si oui ounon Watson a bien compris lademande du client.Watson est également un moteur derecherche dans la base de données.Il suffit de lui poser une questionconcernant l’assurance, l’épargne,la santé ou la prévoyance pour qu’ilmène le conseiller à la fiche reprenant,par exemple, la règlementation… àla manière du guidage que pouvaientfournir auparavant les collègues spécialisés.Le gain de temps est évalué par NicolasThéry, président du Crédit mutuelAlliance fédérale, à 200000 jours-homme, 10 jours par an et par conseil-ler. Pour la direction, ce sont 60 mil-lions d’euros qui sont ainsi économiséschaque année, et le temps gagné doitpermettre aux salariés de se former,par exemple aux nouvelles obligationslégales ou aux nouveaux produits àcommercialiser. Mais pour la CGT ilest difficile d’imaginer que l’entreprisedépense 40 millions d’euros simple-ment pour faire gagner 10 jours paran aux salariés, soit 3 min par jour !D’autant que les formations en salleont été remplacées par des formationsen ligne, laissant chacun se débrouillerpar soi-même. Seuls quelques futursexperts – gestionnaires de patrimoine,chargés clientèle professionnelle,référents nouvelles technologies –bénéficient de réelles formations.

PLUS DE TRAVAIL, MOINS DE CONSEILLERS, PLUS DE PROFITSLe deuxième pilier du plan stratégique2019-2023 de la banque est intitulé« Être une banque engagée et adaptéeau nouveau monde, une organisationsimplifiée et un accompagnementde tous les salariés ». Pourtant, aucunenégociation n’est ouverte concernantla GPEC (gestion prévisionnelle desemplois et carrières). Les précieusesminutes prétendument gagnées grâceà Watson auraient pu être attribuéesau traitement des tâches adminis-tratives, en dehors des horaires deprésence des clients et de manière

à améliorer les conditions de travail,diminuer le stress et rendre un servicede qualité aux sociétaires. Or il n’enn’est rien, bien au contraire, le tempsde travail des conseillers a mêmeaugmenté depuis janvier 2018, passantde 35 à 37 heures hebdomadaires.Des bureaux, agences et caisses localesferment, éloignant les conseillers deleur client. Et il n’est pas rare que lesagences fonctionnent à demi-effectif,car les congés maternité, arrêts mala-

die et départs en retraite ne sont pasremplacés. Entre l’automatisationdes tâches et les multiples possibilitésdonnées aux clients de soumettreeux-mêmes en ligne leurs dossiers,le nombre de conseillers apparaîtvoué à toujours plus se réduire. Et pour ceux qui restent la chargeexplose !

Dans le même temps, les plans stra-tégiques annoncent des bénéficesrecords, à hauteur de 4 milliards d’eu-ros à horizon 2023. Les fonds propresde la banque dépassent déjà ceux dela Caisse des dépôts et consignations.La rémunération des élus aux conseilsd’administration des fédérations duCrédit mutuel a été augmentée, etla direction chercherait désormaisla possibilité de verser une autreforme de rémunération aux proprié-taires de cette banque autrefoismutualiste.

Présenté comme une réponse auxdifficultés bien réelles des employés,Watson leur aura certes apporté unpeu d’aide pratique, mais aura surtoutconstitué une occasion parmi biend’autres pour une fois de plus aug-menter les profits et l’exploitationdes travailleurs. n

*VALÉRIE MISSILIER est déléguéesyndicale nationale Crédit mutuel et secrétaire à la politique financière de la fédération CGT du Personnel des banques et assurances.

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Entre l’automatisation des tâches et les multiples possibilités données auxclients de soumettre eux-mêmes en ligneleurs dossiers, le nombre de conseillersapparaît voué à toujours plus se réduire.“ “

DEEP LEARNING, UNE BRÈVE PLONGÉE EN APPRENTISSAGE PROFOND

PAR PEPPINO TERPOLILLI*,

es performances en recon-naissance d’images ou endéchiffrement d’écriture ont

fait un bond considérable depuis ledébut de la décennie, et cela rendaujourd’hui possibles ou en passe

de l’être des applications telles quela conduite autonome, le dépistagede cancers, le profilage commercialet publicitaire fin ou encore la victoirede la machine sur l’humain au jeude go. Cependant, les limites de cestechniques sont aussi soulignées parcertains spécialistes1. Deep learning

ne serait-il qu’un mot à la mode por-teur de la propagande des informa-ticiens de la Silicon Valley? Un autresujet d’inquiétude est la probléma-tique de destruction d’emplois liéeà l’introduction de telles techniquesdans les entreprises. Un dossierrécent de la revue Options2 de

L’apprentissage profond, en anglais deep learning, est au cœur des avancées techniques qui justifient la pré-sence si forte de l’intelligence artificielle dans l’actualité. En arrière-plan de décennies d’avancées scientifiques,l’indépassable question du progrès.

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l’UGICT-CGT a bien posé ces ques-tions, en particulier à travers desexemples réels.

QU’EST-CE QUE LE DEEP LEARNING?Dès leur construction à partir desannées 1940, les ordinateurs ont été utilisés pour résoudre des pro-blèmes qui dépassaient les capacitéshumaines : résoudre des équationsde la physique – d’abord en mécaniquedes fluides – ou de grands problèmesd’optimisation linéaire, puis nonlinéaire, pour la gestion, l’économieou le raffinage pétrolier. Et les pro-grammes de simulation du climat,un exemple plus actuel, permettentaux spécialistes de prévoir l’augmen-tation des températures terrestresen fonction des émissions de gaz àeffet de serre.En forçant un peu le trait, on pourraitdire que la résolution d’équationspar ordinateur revient simplementà donner à la machine des règles sim-ples à exécuter. Les mathématiqueset l’informatique permettent de trou-ver une représentation numériquedes données. Des langages informa-tiques efficaces – comme le Fortranou, plus récemment, le langage C –permettent de traduire les lois phy-siques dans ces représentations. Lapuissance calculatoire de la machinefait le reste.Mais pour des tâches difficiles, tellesque reconnaître sans trop d’erreursune voiture ou un chat sur n’importequelle image – avec l’immense variétédes types, angles de vue ou luminosités–, il est impossible de donner a priorià l’ordinateur des règles suffisantes.Pour ces tâches, le cerveau de l’enfantbat largement l’ordinateur ! Tout aumoins jusqu’à récemment.L’ambition de créer des machinespouvant raisonner comme leshumains remonte aux débuts del’informatique, et on a très tôt parléd’intelligence artificielle, IA. Cetobjectif s’est maintenu avec deshauts et des bas au long des décen-nies, et ses tenants se sont divisésen deux courants de pensée : l’un aconduit aux systèmes à base deconnaissances manipulant des don-nées symboliques ; l’autre a conduitaux modèles connexionnistes, dontrelèvent les programmes de deeplearning.

CONNEXIONNISMEDès les années 1950, des informati-ciens se sont inspirés de la structuredu cerveau pour imaginer des archi-tectures connexionnistes : à la base,une image informatique du neurone,qui reçoit de l’information et peut lapropager. En connectant des neuronesnumériques, on devait pouvoirconstruire des architectures distri-buées capables de résoudre des pro-blèmes complexes.

Une étape significative de ce pro-gramme a été réalisée par FrankRosenblatt en 1957 avec son fameuxperceptron (neurone numérique).En combinant plusieurs perceptrons,il a obtenu un programme qui pouvaiteffectuer des calculs sur les valeursd’entrée. Une idée clé de Rosenblatta été d’associer des poids à toutesles connections entre perceptrons,ce qui lui permettait de mieux approxi-mer le résultat cherché. Le systèmeconnaissait des limites, non dépasséesavant l’introduction au début desannées 1980 des réseaux de neurones,qui rassemblent – dans une archi-tecture inspirée par la géométrie ducerveau – des couches de neuronesnumériques. En entrée, une couchereprésentant les données et, en sortie,une couche répondant au problèmeposé ; entre les deux, des couchesintermédiaires dites couches cachées.Chaque neurone est connecté à d’au-tres neurones de la couche précédente,avec un poids et une valeur seuilassociés à chaque connexion. Chaqueneurone reçoit la somme des valeursnumériques des neurones de lacouche précédente auxquels il estconnecté, multipliée par les poidsde connexion. Cette somme est trans-mise aux neurones connectés de lacouche suivante si la somme est supé-rieure à la valeur seuil, sinon la trans-mission sera nulle. Les poids de

connexion et valeurs seuils sont lesparamètres du réseau de neurones.À chaque choix de ces paramètrescorrespond une fonction d’ensembleayant pour variable l’entrée du réseauet pour valeur la couche de sortie.Un théorème d’approximation uni-verselle, démontré par GeorgeCybenko en 1989 et amélioré parKurt Hornik en 1991, assure sous cer-taines conditions qu’un réseau deneurones avec une seule couchecachée peut approcher toute fonctionrégulière, par exemple continue,ayant pour variable l’entrée du réseauet pour valeur la sortie du réseau. Cerésultat, s’il n’est pas constructif (s’ilne donne pas de moyen pourconstruire l’approximation, c’est-à-dire choisir les bons paramètres),établit quand même le potentiel deces réseaux de neurones.

APPRENTISSAGEDans les situations où n’existent pasde simulations possibles avec desmodèles, l’IA permet ainsi d’implé-menter des stratégies d’apprentissagepar l’exemple, à la manière dont unenfant apprend à reconnaître unchat : en regardant des chats, réelsou en image.Pour définir un réseau de neurones,on doit choisir une architecture,autrement dit le nombre de couchescachées, le nombre de neurones dechaque couche puis les connectionsentre couches, et les paramètres depoids et de seuil. Et pour rendreeffectif le choix des paramètres depoids et de seuil, l’idée clé a été d’avoirrecours à l’apprentissage à l’aide de données. Un exemple de cettedémarche est donné ci-contre.Après quelques succès retentissantsà la fin des années 1980, les réseauxde neurones sont tombés en désué-tude à cause de difficultés qui serontmieux comprises dans les décenniessuivantes.

DEEP LEARNINGLa fin des années 1990 puis ladeuxième décennie 2000 voient unerenaissance des réseaux de neurones,et ce grâce d’abord aux progrès despuces informatiques, en particulierles GPU3et plus récemment les accé-lérateurs de calcul spécifiques déve-loppés avec des moyens financierstrès importants par les GAFA.

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Des informaticiens se sont inspirés de la structure du cerveau pour imaginer des architectures connexionnistes : à la base, une image informatique du neurone, qui reçoit de l’information et peutla propager. En connectant des neuronesnumériques, on devait pouvoir construire des architectures distribuées capables de résoudre des problèmes complexes.

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Il faut dire que le développement duWeb a mis à disposition de ces derniersune mine de données extraordinaire,indispensable pour constituer degrands échantillons d’apprentissage,et qu’ils ont investi très fortement larecherche sur le deep learningà partirdes avancées réalisées par des cher-cheurs comme Yann Le Cun, YoshuaBengio ou Geoffrey Hinton.Également cruciaux, les progrès auniveau logiciel. On développe dé -sormais des réseaux profonds avecplusieurs dizaines de couches cachées,qui, appuyés sur de grands échan-tillons d’apprentissage et de puissantescapacités de calcul dédiées, parvien-

nent à un apprentissage enfin efficace,même avec un nombre de paramètresà calculer qui devient énorme, del’ordre du million. Et ces capacitésnouvelles commencent à rendre pos-sibles des avancées majeures pourla reconnaissance de textes, la clas-sification de photos et vidéos, l’analysed’imagerie médicale pour la détectionprécoce de différents cancers.Parmi les architectures les plus effi-caces, en particulier pour la recon-naissance d’image, les réseaux pro-fonds convolutifs, qui implémententdes techniques multiéchelles per-mettant la capture des caractéristiquesimportantes des données analysées.Yann Le Cun, responsable deep lear-ning de Facebook et professeur auCollège de France en 2016, les a intro-duits en fin des années 1990.La Chine fait également partie dupaysage de l’IA. Huawei a douzecentres de recherche sur le sujet,dont un en France. Les Chinois ontinvesti plusieurs dizaines de milliardspour développer leurs propres pucesinformatiques afin de maîtriser toutela chaîne hardware et software, etsont pour l’heure, avec les États-Unis, les seuls à le faire. L’admi -nistration états-unienne, qui ne veutpas que la domination américainedans le numérique soit mise encause, voit cela d’un mauvais œil,et c’est sans doute un des élémentsqui jouent dans les tensions écono-miques entre les deux pays.

L’APPRENTISSAGE DU PROGRÈSL’apprentissage profond est undomaine de recherche très stimulant,et de nombreuses équipes y travail-lent en France. Cependant, les plusgrands spécialistes se trouvent dansles équipes des GAFA et d’IBM, à lanotable exception de Yoshua Bengio,qui est resté à l’université UQUAMde Montréal, où il a formé une équipenombreuse et de tout premier plan.Il mentionnait dans un article récentcombien avait été important le sou-tien du gouvernement canadienpour financer les travaux dans cedomaine lors du trou noir des années1990 et début 2000 qui avait laissésans perspective de nombreux infor-maticiens. Une remarque qui sou-ligne l’importance d’un financementde la recherche préservé des effetsde mode.

En France, les ambitions affichéesdans le rapport Villani, qui sont insuf-fisantes, resteront lettre morte si lesmoyens ne suivent pas. Et des actua-lités comme le déploiement d’IBMWatson au Crédit mutuel, avec lesmenaces évidentes créées sur l’emploiautant que les risques d’ubérisationassociées à l’introduction d’un acteurtiers au cœur de la relation entre labanque mutualiste et ses clients,nous montrent une fois encore quel’appropriation sociale du progrèsdes sciences et des techniques resteune bataille permanente à menerpar les forces progressistes.Car si les avancées de l’IA ces dernièresannées sont bien réelles, l’écho média-tique donné aux déclarations de cer-tains prophètes de la Silicon Valleyne fait souvent que brouiller notreperception des enjeux. Et empêchenos sociétés d’interroger vraimentles usages de ces technologies. n

*PEPPINO TERPOLILLI est mathématicien et ancien chercheur dans le secteur de l’énergie.

1. Jean-Paul Delahaye, « Intelligencesartificielles : un apprentissage pas siprofond », in Pour la science, no 488,juin 2018.2. « Où va l’intelligence artificielle? », in Options, no 641, novembre 2018.3. GPU pour graphic processor units,processeurs spécialisés au départ pour des applications graphiques et qui se sontavérés très utiles pour accélérer les calculsinformatiques.

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RÉSEAUX PROFONDS

Les solutions au problème d’optimisationpermettant d’obtenir les paramètresd’un réseau de neurones – points critiquesoù la dérivée de la fonction coût, etdonc le gradient, est nulle – sont souventdes minimas locaux. Avec des réseauxde neurones de petite dimension, lesalgorithmes sont souvent piégés dansdes minimas locaux qui ne sont pasde bons minimums. Mais avec desréseaux profonds les exemples numé-riques montrent que les points critiquessont souvent des points selles qui nepiègent pas les algorithmes de gradientstochastique. De plus, les minimaslocaux très nombreux sont de bonnequalité, avec des valeurs de la fonctioncoût très proches de l’optimum. Ainsi,avec les réseaux profonds, même sil’on n’est pas à l’optimum, les solutionstrouvées sont de bonne qualité.Certains travaux théoriques ont mis enlumière une certaine ressemblance desfonctions coût avec les fonctions d’énergiequi apparaissent dans l’étude de verresde spin en physique.

APPELER UN CHAT UN CHAT, UN PROBLÈME D’OPTIMISATION

Considérons un problème de classification : reconnaître parmide nombreuses images celles qui représentent un chat. L’approchepar réseau de neurones consistera à définir une architecture oùen entrée on trouve une image pixellisée représentant desanimaux, en sortie la reconnaissance d’un chat : l’image d’entréereprésente-t-elle oui ou non un chat? Cette sortie sera en réalitéun nombre entre 0 et 1 : si ce nombre est suffisamment prochede 1, on estime que l’on a reconnu un chat.Ensuite, on choisit un échantillon d’images préidentifiées, avecou sans chat, qui va permettre l’apprentissage. À chaqueprésentation d’image au réseau de neurones, on calcule l’écartde sa sortie avec la vraie réponse. On définit alors une fonctioncoût qui dépend des paramètres du réseau et qui a pour valeurla somme des carrés des écarts pour l’ensemble des imagesde l’échantillon d’apprentissage. L’objectif sera alors de trouverdes paramètres de poids et de seuil pour lesquels la fonctioncoût sera nulle, indiquant que les images intégrant un chat ontété identifiées correctement. Pour cela, on emploie des programmesd’optimisation, qui opèrent de manière itérative et modifientautomatiquement les paramètres du réseau en suivant la directionopposée au gradient afin de faire tendre la fonction coût verszéro. Un ingrédient important pour l’efficacité de ces programmesd’optimisation a été la rétropropagation des erreurs pour le calculdu gradient, suivant une technique inspirée de la théorie ducontrôle. Et si le problème d’optimisation est de grande taille,on utilise la technique dite du gradient stochastique.Lorsque les paramètres qui sont solutions du problème d’optimisationont été trouvés, l’efficacité du réseau de neurones se mesureà la capacité de prévision, c’est-à-dire à la reconnaissance deschats dans des images hors de l’échantillon d’apprentissage.

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« TU PENSES TROP! »Entre intelligence artificielle et exploitation de travailleurs à bas salaire, la remarquable enquête des cinéastesallemands Hans Block et Moritz Riesewieck, auteurs du documentaire les Nettoyeurs du Web (Blue Ice Docs,2018), révèle les pratiques discutables des grands réseaux sociaux.

ENTRETIEN RÉALISÉ,PAR SÉBASTIEN ELKA*,

Progressistes : Comment est venue l’idéede faire ce film?Hans Block : Le déclencheur a été unmessage atroce sur Facebook le23mars 2013 : des milliers d’utilisa-teurs dans le monde ont découvertdans leur flux d’actualité la vidéomontrant un homme âgé en train devioler une jeune fille. Avant d’êtreretirée, la vidéo avait été partagée16000 fois et obtenu 4000 likes. Unscandale mondial qui a mis en évi-dence la nécessité indiscutable dene pas laisser ce genre de contenusapparaître plus souvent sur les réseauxsociaux, alors même qu’ils sont sansdoute très nombreux à être mis enligne. Alors nous nous sommesdemandé comment était organisé leprocessus de nettoyage. Est-ce qu’unlogiciel de reconnaissance d’imagefaisait ce travail? un algorithme? uneintelligence artificielle ?

Moritz Riesewieck : La spécialiste desmédias Sarah T. Roberts, experte uni-versitaire de la modération de contenu,nous a confié qu’il y avait des gensderrière ces décisions et que l’onpouvait supposer que ce travail étaitdélocalisé dans des pays en déve-loppement. Alors nous avons vouluentrer en contact avec les travailleurschargés de cette tâche, intéressantepour nous à plusieurs titres. D’abordparce que nous imaginions ce travailcomme extrêmement difficile, ensuiteparce que nous avons compris queces travailleurs déterminent ce quipeut être vu ou non dans notre universnumérique. C’est pourquoi en 2015nous avons commencé à travailler àce documentaire.

Progressistes : Mark Zuckerberg et lesautres patrons de réseaux sociaux répètentà l’envi qu’ils veulent rendre le mondeplus ouvert et plus connecté. Ils ont dûaccueillir votre initiative à bras ouverts…M.R. : Bien au contraire ! En menant

l’enquête sur les coulisses des réseauxsociaux, nous avons découvert uneindustrie opaque, avec un code dusilence et des pratiques plus prochesde ce qu’on s’attend à trouver dansun État policier que dans un mondeouvert et connecté.H.B. : Dès le départ, nous avons cher-ché à rencontrer des dirigeants desgrands médias sociaux afin de connaî-tre leur point de vue sur les enjeuxde modération. Nous avons contactédes douzaines de personnes… etjamais reçu la moindre réponse.Certains anciens représentants deGoogle, YouTube et Twitter ontaccepté de nous parler, et la plupartnous ont dit regretter d’avoir aidéà mettre en place des technologiesaux effets si terribles. Mais impossiblede faire parler un employé actuelsur ce qui se passe en interne. Nousavons même envoyé le montage final

Moritz Riesewieck et Hans Block, auteursdu documentaire les Nettoyeurs du Web.

Le film est disponible en téléchargementpayant :https://itunes.apple.com/ca/movie/the-cleaners/id1438152574

Pour toute projection publique ou pourcontacter les auteurs : [email protected]

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du film à toutes les principales entre-prises avant de le diffuser, en leurdemandant une prise de positionpublique et en leur proposant d’in-clure cette déclaration dans le film.Aucune réponse.

M.R. : En fait, il y a bien eu une réac-tion… lorsque YouTube a suppriméla bande-annonce de notre film auprétexte qu’il « violait le code deconduite de la communauté »… EtFacebook a aussi essayé plusieursfois d’empêcher la mise en ligne dela bande-annonce sur sa plate-forme.H.B. : Toute la chaîne de sous-traitanceest extrêmement secrète. Les sous-traitants utilisent des noms de codepour parler des entreprises pour les-quelles ils travaillent. Ce que nousavons découvert aux Philippines estque ces travailleurs ne sont jamaisautorisés à parler aux étrangers ouà dire qu’ils travaillent pour Face -book, sous peine d’être virés. Mêmepas sur leur CV. Ils peuvent juste direqu’ils ont travaillé pour le Honey -badger Project1. Leurs comptes surles réseaux sociaux sont contrôlés etsurveillés par des entreprises de sécu-rité privées ; en cas de faux pas, ilspeuvent subir des représailles. Entreren contact avec eux a été le principaldéfi de ce film. Ce n’est qu’après unelongue période sur le terrain, grâceà des étudiants locaux, que nousavons pu construire une relation deconfiance et amener certains de cesmodérateurs de contenu à devenirles protagonistes de notre film.

Progressistes : Et vous avez fait desdécouvertes. Lesquelles ?H.B. : D’abord, nous avons été surprisde constater combien beaucoupd’entre eux sont fiers de faire cetravail. « Sans nous, les réseaux sociauxseraient un sacré foutoir », nous ont-ils dit. Mais d’un autre côté beaucoupd’entre eux souffrent en silence del’impact que ce travail a sur leur

santé mentale. Les images, souventinsoutenables, s’enkystent dans leurmémoire et leur causent toutes sortesde troubles : perte d’appétit ou delibido, anxiété, alcoolisme, dépression,suicide. Ils paient un prix élevé pourque nous ayons des réseaux sociaux« fréquentables ».M.R. :Les symptômes dont souffrentles modérateurs sont similaires auxtroubles de stress post-traumatiqueque présentent des soldats au retourde zones de conflit. Ils voient desscènes de viol et autres violencessexuelles huit à dix heures par jouret n’ont plus de désir sexuel en rentrantchez eux. Après avoir vu des dizainesde décapitations, ils n’arrivent plusà faire confiance aux autres, perdentleurs relations sociales, développentdes troubles du sommeil. Ils voienttoutes sortes d’images de gens entrain de se faire du mal, peut-on dèslors être surpris que parmi eux letaux de suicide soit élevé? Surtout,ils n’ont contractuellement pas ledroit d’en dire un mot, pas même àleurs amis ou à leurs familles. C’estterrible, car les personnes traumatiséesdoivent pouvoir verbaliser ce qu’ellesont vécu pour pouvoir vivre avec.Les psychologues sont formels là-dessus.

Mais il y a plus. Les modérateursdoivent suivre des consignes danslesquelles demeurent de nombreuseszones grises. Et ils n’osent pas faireremonter à leur chef tous les cas oùils ne sont pas sûrs de comprendrele contexte d’une image ou d’unevidéo et quelle consigne doit êtreappliquée. Alors ils s’en remettentà leur intuition. D’après plusieursd’entre eux, il y a une règle d’or àintégrer dès la formation de trois à cinq jours qui précède leur prisede poste : « Ne pense pas trop ! ».Imaginons les conséquences pourdes militants, des défenseurs desdroits humains ou des minorités enlutte quand leurs vidéos sont retiréesde Facebook, Youtube ou Twitter,

juste parce qu’un jeune travailleursous-payé du bout du monde n’apas compris le contexte ni l’objectifde ce qui était posté et l’a jugé commeun contenu inapproprié.

Progressistes : Est-ce que ces plates-formes développent des algorithmes d’in-telligence artificielle pour automatiserces tâches de modération?H.B. : Jusqu’à maintenant les logicielsde reconnaissance automatiqued’image ne peuvent être utilisés qu’enpréfiltre. Les images montrant de lapeau nue, par exemple, sont auto-matiquement identifiées commesuspectes, mais c’est ensuite le modé-rateur qui décide s’il s’agit d’unebanale scène de plage, d’une cam-pagne de prévention du cancer dusein ou de contenu pornographique.Le cas le plus problématique restecelui des actes de violence. La recon-naissance automatique détectequand du sang ou des corps blessésapparaissent sur l’image. Mais déter-miner s’il s’agit d’une image valo-risant la violence ne peut se fairequ’avec le contexte du message, parla posture, par le but du messagepublié. Et les algorithmes ne saventpas dire s’il s’agit de Roméo et Juliettemourant sur scène dans une marede faux sang.Cela n’empêche pas tous les grandsréseaux de travailler sur le sujet. Lesinnombrables décisions prises chaqueseconde par les modérateurs humainssont utilisées massivement pourentraîner l’intelligence artificielle àprendre automatiquement ces mêmesdécisions à l’avenir. Même si celapeut paraître une bonne nouvelleface à ce travail destructeur, on peutaussi être critiques de cette perspec-tive : en apprenant par imitation, lesmachines ne seront pas meilleuresque ces travailleurs peu qualifiés.Elles seront sans doute pires même,car aujourd’hui les décisions desmodérateurs sont contrôlées (aléa-toirement et très peu). Mais quandces décisions seront entièrementautomatisées, il sera de plus en plusdifficile de les comprendre et d’entenir quelqu’un pour responsable.De plus, on peut craindre que l’exa-men du contexte ne soit de plus enplus superficiel : S’agit-il d’une satire?Vaut-il mieux montrer ou ne pasmontrer une image ou vidéo poten-

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Imaginons les conséquences pour des militants, des défenseurs des droitshumains ou des minorités en lutte quandleurs vidéos sont retirées de Facebook,YouTube ou Twitter juste parce qu’un jeunetravailleur sous-payé du bout du monde n’a pas compris le contexte.

“ “Les innombrables décisions prises

chaque seconde par les modérateurshumains sont utilisées massivement pourentraîner l’intelligence artificielle à prendreautomatiquement ces mêmes décisions à l’avenir.

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tiellement violente ou offensante?À partir de quand est-ce qu’uneexpression peut-être gênante maislégitime devient problématique? Cesquestions d’équilibre entre sécuritéet liberté doivent être largement dis-cutées dans la population, elles nepeuvent pas être simplement délé-guées à la machine.

Progressistes : Ce que vous nous ditesest en fait que le choix de ce qui est misà disposition du public est conditionnépar les exigences de profit à court termedes plates-formes numériques. C’estbien cela?H.B. : Des milliards d’utilisateurs deréseaux sociaux dans le monde n’ontpas la moindre idée de qui fait poureux ce travail de nettoyage. Nousconsidérons comme acquis que nousn’ayons pas à voir des décapitations,viols ou scènes de torture. Mais nousne savons rien des quelques milliersde jeunes travailleurs dans les paysen voie de développement qui sesacrifient pour que nous soyons « ensécurité » dans un environnement« sain » quand nous nous connectons.Et chaque jour des centaines de mil-liers d’images et vidéos dignes d’in-térêt disparaissent sans que nous leremarquions. De nombreux individus

et parfois des groupes entiers sontdiscrètement effacés des réseauxsociaux, avec des effets énormes surnos démocraties.Nous devrions tous questionner lepouvoir des réseaux sociaux sur nosvies et être bien plus attentifs à l’impactqu’ils ont sur nous. Au lieu de sim-plement être consommateurs en ligneet permettre à une poignée d’entre-prises de nous dicter leurs règles,nous devrions exiger un Internetbeaucoup plus participatif et divers,sous maîtrise du public.Les réseaux sociaux piratent notredésir d’être aimés. Ils nous fontrechercher sans cesse les « likes » etnous poussent à exprimer nos opi-nions sur tout et n’importe quoi.Des mécanismes qui nous amènentà publier toujours plus de contenuspour maintenir un flux constant deretours positifs. Il est urgent de nousdésintoxiquer de ces technologies,et pour cela d’abord de prendreconscience de leurs effets sur nosesprits et comportements.M.R. :Quinze ans après leur invention,les réseaux sociaux sont devenusaussi puissants que dangereux, capa-bles de diviser des sociétés, d’excluredes minorités ou de promouvoir desgénocides. Nous avons voulu pointer

la direction que prendront nos sociétéssi nous laissons la responsabilité dela sphère publique digitale à desentreprises privées qui font de l’argentsur l’outrage et l’indignation et qui,quoi qu’elles en disent, ne font pas

d’efforts suffisants pour contrer cor-rectement les abus. Et ce n’est pasun hasard si partout la tendance està l’effacement de ce qui dérangeplutôt qu’à régler les problèmes sous-jacents. Dans des pays comme laBirmanie, nous l’avons montré, lesgens tendent à croire que Facebook,Instagram ou Youtube sont Internetmême. Ce qui est éliminé des plates-formes n’a aucune chance d’y attirerl’attention publique.Nous devons obliger ces entreprisesà modifier leurs fonctionnements.Et le politique à encadrer leur pou-voir.n

*SÉBASTIEN ELKA est membre du comitéde rédaction de Progressistes.

1. Projet « pot de miel ».

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De nombreux individus et parfois des groupes entiers sont discrètementeffacés des réseaux sociaux, avec des effetsénormes sur nos démocraties.“ “

Depuis une dizaine d’années, les réseaux et médias sociaux ont contribué à structurer des mouvements sociauxet l’activité de certaines organisations politiques lors de grandes campagnes électorales. Ils ne sont pourtantque des outils dont les usages vont de l’« artisanal» à l’« industriel ».

PAR YANN LE POLLOTEC*,

MOUVEMENTSET RÉSEAUX SOCIAUXDu référendum de 2005 à la pétitioncontre la loi El Khomri, de la Manifpour tous à #MeToo, des révolutionsarabes aux mouvements des places,d’Occupy Walt Street aux Gilets jaunes,du Brexit aux marches sur le climat,des élections d’Obama à celle deTrump, de la France insoumise à laRépublique en marche, depuis dix

ans nous voyons des mouvementssociaux comme des mouvementspolitiques naître, se structurer et s’or-ganiser à partir de l’usage des réseauxet des médias sociaux numériques.

Ces réseaux et médias, qui constituentle Web social, jouent un rôle dans lamobilisation, la coordination et lapropagande au sens premier du terme,c’est-à-dire de propagation d’idéeset d’informations, vraies ou fausses.L’effet est maximum lorsque cesréseaux et médias sociaux entrenten résonance avec les médias verticauxet sans boucle de rétroaction quesont la radio, la presse écrite ou latélévision. L’importance de cetteinteraction entre médias traditionnels

L’effet est maximum lorsque ces réseaux et médias sociaux entrent en résonnance avec les médias verticaux et sans boucle de rétroaction que sont la radio, la presse écrite ou la télévision. “ “

RÉSEAUX, MÉDIAS SOCIAUX, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET POLITIQUE

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et médias numériques est particu-lièrement forte si la mobilisationnumérique doit déboucher sur desactes dans le monde physique : mani-fester, occuper un lieu, mettre unbulletin de vote dans l’urne.

UN NŒUD BIEN CONNECTÉÀ D’AUTRES NŒUDSL’information sur les réseaux sociauxcombine trois modes de diffusion :la viralité, la diffusion en cascade etcelle par seuil.La viralité suit des modèles de dif-fusion équivalents à ceux d’épidémiesbiologiques ou à ceux d’une rumeurportée par le bouche-à-oreille ; lemode de diffusion en cascade reposesur le pair-à-pair1, et conduit à unechaîne de diffusion. Ce qui comptealors est la longueur de la chaîne ; lemode de diffusion par seuilou massecritique : à partir du moment où leseuil de x internautes publiant uneinformation est atteint, sa visibilitéaccrue, et souvent amplifiée par l’al-gorithme du réseau social, poussepar effet d’entraînement d’autresinternautes à la partager.L’architecture d’un réseau social secompose de nœuds – un compte ouune page Facebook, par exemple –et de connexions ou liaisons entreces nœuds, « amis » Facebook ou« followers » Tweeter. Bien entendutous les nœuds d’un réseau ne sevalent pas. Ce qui importe est qu’unnœud soit connecté à de multiplesnœuds et qu’eux-mêmes soientconnectés à une autre multitude denœuds. C’est la condition nécessaire

pour obtenir une diffusion « virale »des informations transmise. Et l’effetest d’autant plus important si le nœuda acquis un fort capital social et qu’àpartir de ses multiples connexionsil joue un rôle de prescripteur pourle partage d’informations. Ce capitalsocial peut s’acquérir par réputation,mais il peut aussi s’acheter auprèsdu propriétaire du réseau qui, moyen-nant finance, fera apparaître vosinformations de manière prioritaireet ciblée sur le fil d’actualité des autresutilisateurs du réseau, en fonctionde leur profil.

C’est ainsi que très vite certains ontvu l’intérêt de dépasser un usageplus ou moins spontané et artisanalde ces réseaux et médias sociauxpour en déployer un usage industrielavec des outils numériques straté-giques, en particulier dans le domaineélectoral. D’abord car le Web social,avec la gigantesque masse de don-nées2 qu’il produit, constitue un for-midable outil de mesure de l’opinionpresque en temps réel, bien supérieurà celui d’un panel de sondage. Puis,surtout, car il offre nombre de pos-sibilités d’agir sur cette opinion, del’influencer, voire de la manipuler.Et cela de manière bien plus subtileque ne le font les médias de masse

comme la presse écrite, la radio etla télévision, car les messages émisseront fortement individualisés pardes techniques de profilage ayantaussi recours aux technologies del’intelligence artificielle.

IRRUPTIONDANS LA VIE POLITIQUELa première génération de ces tech-niques est apparue avec la premièrecampagne de Barak Obama en 2008,à partir de la nécessité qu’il a eu derecourir à un financement populaired’une partie de sa campagne par unemultiplication de microdons. L’équiped’Obama a alors transposé numéri-quement au domaine politique latechnique de marketing de la seg-mentation – découpage d’une popu-lation en sous-ensembles homogènesselon différents critères – afin d’or-ganiser un ciblage électoral précis,y compris en exploitant les donnéesde géolocalisation. Cela a permisl’organisation de porte-à-porte ciblésdes électeurs indécis, et de les suivrejusqu’au bureau de vote viaune com-munication régulière et individualiséesur les réseaux sociaux, mais aussipar courriel et texto. L’équipe d’Obamaa aussi construit des outils numériquesd’« organisation de communauté parl’action » qui visent à transformerun sympathisant en acteur, puis enmilitant de la campagne électoraleen élargissant systématiquement soncapital social. De tels outils ont débou-ché sur le logiciel NationBuilder, quiest devenu une sorte de standard enla matière et qui, en France, pour

Les messages émis seront fortementindividualisés par des techniques deprofilage ayant aussi recours auxtechnologies de l’intelligence artificielle.“ “

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L’information sur les réseaux sociauxcombine troismodes de diffusion : la viralité, la diffusion en cascade et celle par seuil.

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l’élection présidentielle de 2017 aété utilisé par presque tous les can-didats.Ce type de logiciel, comme l’a montréson usage par Jean-Luc Mélenchonet Emmanuel Macron, permet destructurer très rapidement une orga-nisation au fonctionnement très ver-tical et dont l’objet n’est pas l’élabo-ration de propositions et de choixpolitiques par le débat démocratiqueinterne mais la production d’actesmilitants sur le terrain, qu’ils soientphysiques – porte-à-porte, points derencontre, tractage – ou numériques,en relayant et défendant la bonneparole sur les réseaux sociaux. Une seconde génération a consistéà utiliser des moteurs d’analysesémantique fondés sur des techno-logies d’intelligence artificielle d’ap-prentissage profond passant au cribleles réseaux sociaux ou différentesenquêtes qualitatives3. Ces moteurspermettent de prioriser des thèmesde campagne, de fabriquer des élé-ments de langage avec le vocabulaireadéquat. Ils offrent aussi la possibilitéde construire des messages indivi-dualisés ciblant tels ou tels groupesde personnes. Ainsi, à partir des don-nées sur 220 millions d’États-Uniensamassées par le « courtier en données »Cambridge Analytica4, dont les don-nées personnelles de 87 millionsd’utilisateurs de Facebook acquisesà leur insu, Donald Trump a pu générerautomatiquement lors de son dernierdébat avec Hillary Clinton des lotsde plus de 125000 messages indivi-dualisés à destination de plus de100 millions d’électeurs. Ces moteursd’analyse sémantique concourentaussi à la programmation et à l’ap-prentissage de bots « militants » surles réseaux sociaux. Les bots sontdes robots dits « sociaux » qui simulentavec plus ou moins de bonheur desutilisateurs humains des réseauxsociaux et qui y portent la bonneparole de leur parti ou de leur candidat.Sur les 20 millions de tweets électorauxproduits dans les dernières semainesde la campagne présidentielle états-unienne de 2016, près de 20 % ontété l’œuvre de bots de Clinton ou de Trump.Ces bots produisent automatiquementdu contenu et interagissent avec leshumains sur le Web social avec l’am-bition d’influencer les opinions et

les comportements. Grâce aux tech-niques d’intelligence artificielle d’ap-prentissage profond, ils sont devenustrès subtils, ce qui rend de moins enmoins évident de les distinguer desutilisateurs humains des réseauxsociaux. Ils utilisent de faux profilsTwitter ou Facebook, en « emprun-tant » des images en ligne, en leurdonnant des noms fictifs et en clonantdes informations biographiques àpartir de comptes existants, en pro-duisant de fausses localisations géo-graphiques. Ils peuvent tweeter, retweeter, partager du contenu, com-menter des publications, « aimer »des personnalités politiques, déve-lopper leur influence sociale en s’in-crustant dans les files d’actualités,et même engager des conversationsavec des humains. Ils sont particu-lièrement efficaces pour diffuserfausses nouvelles et rumeurs enjouant de l’effet de cascade qui faitqu’une fake new, un bobard, publiéepar Twitter se propage rapidementà Facebook et à d’autres plates-formes,puis dans le monde physique. EnFrance, lors des élections municipalesde 2014, on a pu mesurer avec la

« théorie du genre » le caractère particulièrement dévastateur de la diffusion de telles rumeurs.

VIGILANCE DE MISESi l’on ne doit pas sous-estimer l’im-pact et la puissance de tels outilsdans une campagne électorale oudans le cadre d’une mobilisationsociale, il serait erroné de leur attribuerla paternité première d’une victoireélectorale ou de la réussite d’un mou-vement social. Certes, ils peuventeffectivement contribuer à aller cher-cher les 2 % d’électeurs indécis quifont la différence entre une défaiteet une victoire électorale, mais enaucun cas ils ne seront la cause d’unrapport de forces électoral. Ramenerle Brexit et la victoire de Trump àCambridge Analytica ou les Printempsarabes à Facebook a autant de sens

que d’expliquer l’arrivée au pouvoirde Hitler par la radio ou la Révolutionfrançaise par l’imprimerie à caractèresmobiles. De plus, les modèles de profilage à partir des données per-sonnelles sont bâtis sur des axiomesphycologiques et sociologiques sou-vent discutables et toujours marqués idéologiquement.En Europe et particulièrement enFrance, avec le règlement européen2016/679 sur la protection des don-nées personnelles (RGPD) et la CNIL,nous restons théoriquement assezbien protégés d’usages abusifs desdonnées personnelles dans le cadreélectoral. Ainsi, en novembre 2016,la CNIL a fixé des règles très précisessur l’utilisation des données issuesdes réseaux sociaux dans le cadre dela communication politique5.Cependant, la vigilance doit resterde rigueur, car une extension dudomaine d’application de la directiveeuropéenne sur le « secret des affaires »pourrait remettre en cause le cadreprotecteur de la RGPD. n

*YANN LE POLLOTEC est membre du Conseil national du PCF, en charge de la révolution numérique.

1. A est en relation avec B, B avec C, C avec D…2. En 2018, la France comptait 38 millionsd’utilisateurs actifs d’un réseau social(https://www.blogdumoderateur.com/etat-lieux-2018-internet-reseaux-sociaux/).3. Par exemple l’enquête réalisée en automne2016 auprès des militants d’En marche.4. Cambridge Analytica n’est pas qu’un courtier en données, cette firme mèneaussi des campagnes d’influence, commelors des élections en Argentine ou des actionsde chantage politique comme en Ukraine.5. https://www.cnil.fr/fr/communication-politique-quelles-sont-les-regles-pour-lutilisation-des-donnees-issues-des-reseaux.

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Si j’ai 1 000 amis Facebook mais que leurs propres amisappartiennent tous au même cercle de mes propres amis, je necommunique en fait au mieux sur ce média qu’avec mes1000 amis. Je suis de fait alors enfermé dans une bulle deconfirmation, c’est-à-dire que je n’échange qu’avec des personnesqui partagent mes idées. Je m’affirmerai d’autant plus à l’intérieurde ce groupe que j’en rajouterai dans le soutien sans nuanceaux idées qui le fédèrent.Mais si mes 1000 amis n’ont que peu d’amis en commun avecmoi-même et partagent mes posts, je peux potentiellementcommuniquer à travers eux avec plusieurs centaines de milliersde personnes.C’est ainsi que, par exemple, en France lors de l’élection présidentiellede 2017, le vote des 18-25 ans a pu notablement être influencépar une lutte d’influence sur le forum Blabla 18-25 ans du sitejeuxvideo.com, bien loin des bulles de confirmation militante.

BULLE DE CONFIRMATION OU CAISSE DE RÉSONNANCE?

Les bots produisent automatiquementdu contenu et interagissent avec les humains sur le Web social avec l’ambition d’influencer les opinions et les comportements. “ “

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En écho à l’article de Serge Abiteboul1 sur le rôle d’un Palantir dans notre l’écosystème, l’auteur insiste surl’absolue nécessité de reconstruire une filière industrielle maîtrisée et contrôlée – indépendante des intérêtsmarchands et protégée des prédateurs – en partant des composants de base, idéalement au niveau plurina-tional, pour rétablir la confiance dans notre modèle numérique.

QUEL ÉCOSYSTÈME NUMÉRIQUE DE CONFIANCEDEMAIN?

PAR SYLVAIN DELAITRE*,

DÉFAILLANCES INFORMATIQUESCe sont les virus informatiques, issusdes logiciels de type Le jeu de la vie(1980), qui ont constitué les premiersperturbateurs de notre confiancenumérique. Mais ça se limitait alorsà l’utilisation de copies frelatées dedisquettes informatiques, puis à lavisite de sites internet peu recom-mandables. Cependant, cette visionde la cybermenace, construite essen-tiellement autour des virus et autresvers et chevaux de Troie (dont Stuxnet,Frame, WannaCry…) et d’une mau-vaise « hygiène » informatique (lescomportementshumains tels que lefait de répondre à un courriel desource inconnue, cliquer sur unepièce jointe d’un inconnu, téléchargersur des sites non sécurisés…) n’estque la partie émergée de l’iceberg,une vision « superficielle » des risquesinformatiques.En effet, depuis les années 2010, avecles rapports du GouvermmentAccountability Office des États-Unis(sorte de Cour de comptes) qui poin-taient le fort taux de contrefaçons etde défaillances, y compris dans lescomposants utilisés dans les industriesde défense et de sécurité, et le rapportparlementaire français sous l’autoritéd’Olivier Darrason concernant laconfiance dans le numérique, il estapparu que le problème cyber n’étaitpas que « logiciel » mais qu’il s’en-racinait aussi dans le matériel.Edward Snowden a confirmé les faillesbéantes de ce système (portes déro-bées, fonctions cachées, mouchards,rapports vers des tiers, etc.). Le scan-dale Wikileaks a relancé, à juste titre,la polémique. Et aujourd’hui les révé-

lations sur Netflix ou sur CambridgeAnalytica entretiennent doutes etinterrogations. Il y a une certaineprise de conscience de nos dirigeants,comme l’atteste le début du rapportVillani sur l’intelligence artificielle(mars 2018) qui donne un constattrès cru de nos échecs et renonce-ments dans le domaine de l’éco -système de confiance, et de l’approcheindustrielle sous-jacente.

Le constat est sévère : abandon dela filière Bull (fin du plan calcul, vers1976, et d’une filière microproces-seurs [1990-2010]) ; chute et dispa-rition des télécoms en Europe(Alcatel, Lucent, puis Nokia) ; aban-don du système d’exploitation sou-verain ; abandon du cloud souverain(abandonné en France en 2012) ;absence de plate-forme européennesignificative…

EST-IL TROP TARD?Le débat n’est pas encore tranché,mais la volonté de quelques politiquespour reprendre la main sur une filièreindustrielle sécurisée des composantsinformatiques se heurte à l’énormitédes investissements à mobiliser pourrelancer l’initiative dans ce secteuret à la pression à très court termedes marchés. Financer une filièred’excellence française sur la cyber-sécurité et la cyberdéfense est bienplus médiatique, et plus économeen capital à investir, mais ce ne seraque château fort construit sur du

Financer une filière d’excellencefrançaise sur la cybersécurité et la cyberdéfense est bien plus médiatique, et plus économe en capital à investir, mais ce ne sera que château fort construitsur du sable si on ne s’appuie pas sur un écosystème industriel de composantssécurisés et de confiance.

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Moins connu que le terme GAFAMI (Google, Amazon,Facebook, Apple, Microsoft), BATX désigne les géants duWeb chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).

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sable si on ne s’appuie pas sur unécosystème industriel de composantssécurisés et de confiance.Aujourd’hui, l’équation est simple.Soit on finance quelques chaires aca-démiques spécialisées sur cyber (bud-get globalement inférieur à n’importequel budget de com’ d’un grandgroupe industriel), et l’on forme àterme 1000à 2000 experts spécialisésdu domaine ; mais là on ne traitequ’une partie de la problématique

cyber, pas la base du problème : cen’est pas qu’un problème de longueurde la clé de cryptographie ni de polior-cétique2. Soit on mobilise des milliardsd’investissements, et ce sur vingt ans,afin de renforcer ce qu’il reste depoints d’excellence en Europe surles composants et les fondeurs (Soitec,STMicroélectronics, UMS, le CEA-LETI…) – il y a urgence, car ST -Microelectronics, 12egroupe mondialpour les puces, a jeté l’éponge pource qui est des processeurs et se recentreessentiellement sur des composantspour l’Internet des objets. Mais ceteffort est de nature politique.Les États-Unis financent depuis lesannées 1960 l’écosystème de la SiliconValley, via la Defense AdvancedResearch Agency (DARPA) et les autresagences gouvernementales. LesGAMAFI ne se sont pas créés « aufond d’un garage », ils sont subven-tionnés depuis des décennies. LaChine, depuis quinze ans, a égalementsubventionné son propre écosystème,et aujourd’hui les BATX émergent.L’Europe, elle, n’a jamais eu de planCalcul. Elle a certes partiellementréussi dans le spatial (le modèle està bout de souffle) et partiellementen aéronautique (mais les États-Unisfont énormément pression sur Airbus).Elle a échoué sur la stratégie deLisbonne, l’Europe de la connais-sance » : l’objectif des 3% de PIB quidevaient lui être alloués n’a jamaisété tenu. L’industrie européenne n’atoujours pas mené à terme le projetGalileo (un « GPS » indépendant)

pourtant lancé en 1998. Si le CERNétait en pointe il y a trente ans sur le« réseau des réseaux », Internet voitaujourd’hui sa gouvernance et saneutralité menacées par les intérêtscommerciaux et hégémoniques desÉtats-Unis et de la Chine.Les tentatives sympathiques d’ar-chitectures ou d’outils alternatifs,tels les logiciels libres, sont menacéespar les politiques d’acquisitions denos administrations3, et les recherchesde nouveaux outils de confiance,décentralisés comme les blockchains,se révèlent insuffisantes, et partiel-lement utilisables (problématiquesen termes déploiement d’architectureet de consommation énergétiqueassociée).

ET DEMAIN?Sous la pression des GAFAM, le modèlemarchand est en train de migrer dumonde des solutions propriétaires(les OEM – industriel manufacturiers– qui verrouillent encore leurs marchéshistoriques, les constructeurs d’avionsqui structurent, encore, le monde dutransport aérien) vers le monde desplate-formistes (mettre en relationdes intermédiaires, en cassant la rela-tion captive traditionnelle) et l’éco-système centré sur la donnée (nouveaumodèle, où le fabricant du systèmequi produit la donnée n’est pas pro-priétaire de cette donnée !).Les nouveaux maîtres du jeu seront

les fournisseurs d’analyses de données(mise en évidence de corrélations),d’outils de visualisation des méta-données (données complexes, nonhomogènes, massives, de volumeexponentiel, dont la véracité doit êtrevérifiée), d’outils de prédiction decomportement ou de potentiel devie, et de modèles numériques asso-ciés. Les nouvelles technologies àmaîtriser sont :– les big data analysis, la productiond’analyses à base des métadonnées ;– les architectures connectées (parmi

lesquelles l’Internet des objets) etagiles (partiellement ou totalementdécentralisées) ;– la cybersécurité (garantir l’intégritéet la véracité des données, rétablirla confiance) ;– l’intelligence artificielle (IA ; nouspréférons le terme informatiqueavancée), en fait principalement lesoutils d’apprentissage informatiqueprofond.La notion de « propriété de la donnée »étant difficile à définir (tous les com-posants, sous-systèmes et systèmesen produisent) et dépendant desliens contractuels, c’est donc plutôtla notion d’« accès à la donnée » quiva structurer empiriquement les rela-tions commerciales sur les sujets de« valorisation des données » ; bref, lafaçon dont on monétise la donnée.(Cette relation est actuellement cari-caturale, car pour bénéficier d’uneapplication « gratuite », il faut impé-rativement « accepter les conditionsgénérales d’utilisation ».)Les plates-formes de type Palantirse positionnent en force sur le créneaudu big data analysis. Elles présententdeux types de risques :1.La captation en premier de la valeurajoutée (position commerciale domi-nante) et l’accès en direct à tout typede données. Il serait alors préférablede ne leur fournir que des méta -données, déjà formatées, triées etpré-analysées ou prétraitées.2. Leur porosité vis-à-vis de leursmandants ou parties prenantes (tiersde non-confiance). Une des alterna-tives serait d’appliquer en amont desalgorithmes d’anonymisation sur lesbases de données fournies.En tant qu’européens, nous sommesdans une position très asymétriquepar rapport à ces nouveaux fournis-seurs de services numériques, cartous les acteurs sont états-uniens…Le choix revient juste à définir la lon-gueur de la cuiller que l’on va utiliserpour dîner avec le Diable.Mais, sur toutes ces briques techniquesde pointe, la question du composantet du matériel associé est incontour-nable. Les logiciels grand public (sys-tèmes d’exploitation, firmwares,applications bureautiques…) et lesalgorithmes spécifiques (plus sensiblesdans la chaîne de valeur) ne sontjamais hors sol : ils se transformenten séries de macro-instructions qui

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Il faut construire une vision globale,qui parte des industriels du composant, en passant par les créateurs de logiciels et les gestionnaires de plates-formes, mais qui s’affranchisse des prédateursGAFAM et BATX.

“ “Les nouveaux maîtres du jeu seront

les fournisseurs d’analyses de données,d’outils de visualisation des métadonnées,d’outils de prédiction de comportement ou de potentiel de vie, et de modèlesnumériques associés.

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s’implémentent dans les puces. Toutcalcul informatique consiste finale-ment à commuter des électrons, età les transférer dans des mémoires(qu’il faut régulièrement alimenteret rafraîchir).C’est très contraignant pour l’efficacitéénergétique de nos algorithmes. Ilserait illusoire de progresser sur lessujets IA si on ne s’attache pas àréaliser des composants dédiés opti-misés, sinon la consommation deces circuits intégrés associés va rapi-dement rencontrer un mur thermiqueet énergétique. Le CNRS, notamment,développe déjà des composants neu-romorphiques, où les réseaux de neu-rones sont prégravés dans le silicium.

De nouvelles architectures à base desystèmes à memistors sont égalementtestées.

ALORS, QUE FAIRE?1. Voir loin et se donner une stratégie.Il faut mobiliser massivement lesinvestissements, sur le long terme; ilfaut une nouvelle politique fiscale parrapport aux investissements des entre-prises (mise sous contrôle et sous exi-gence de résultats des subventionsPCRD, CICE et CIR). Plus généralement,il faut construire une vision globale,qui parte des industriels du composant(microprocesseurs, microcalculateurs,capteurs, senseurs, routeurs, mé -moires…), en passant par les créateursde logiciels et les gestionnaires deplates-formes(pour les services numé-riques, dont le big data analysis), maisqui s’affranchisse des prédateursGAFAM et BATX. Enfin, il est nécessairede reposer des projets industriels encoopération, en partenaires égaux,non affiliés, et définir le statut del’accès aux données.2. Commencer par du concret.D’abord, nous avons besoin de démar-rer par un plan d’urgence de sauvetagede nos dernières pépites européennes(STMicroelectronics, Soitec…), maisaussi de faire un inventaire de notreécosystème des start-up sur logiciellibre, plates-formes libres et outils(solutions) participatifs. Il faudraitégalement organiser un « Woodstock »des chercheurs, universitaires, entre-

preneurs indépendants, salariés dusecteur, citoyens, avec pour thème« comment construire une alternativecitoyenne et participative de notreécosystème de l’informatique avan-cée? ». Il faut utiliser notre positionunique en France dans le domainedes données de santé pour résisterà la pression marchande des GAFAM,et en profiter pour développer unefilière spécifique sur les dispositifsde santé, garantissant la sécurité denos données personnelles, autourd’une filière maîtrisée de composantsde santé4. n

*SYLVAIN DELAITRE est ingénieur-chercheur, membre du Conseil supérieur dela réserve militaire et de la CGT Métallurgie.

1. « Les liaisons dangereuses du renseignement français », Progressistes, no 18.2. Art d’assiéger, ou de défendre, les placesfortes.3. Nos administrations n’hésitent pas à se fournir auprès de l’états-unien Cisco(routeurs télécoms) et de Microsoft (systèmesd’exploitation et applications bureautiques),obérant leurs marges de manœuvre. Forts deces exemples, les grands groupes industriels,tel Airbus, passent directement des accordsavec Palantir.4. La CGT de Thales a proposé un projetindustriel complet sur ce sujet au CNI et CSFSanté.

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Le terme anglais original equipment manufacturer (OEM)désigne les fabricants de matériel qui entre dans lacomposition d’un ordinateur : processeurs, disques durs,cartes graphiques, lecteurs, graveurs… «Assembleur»désigne la société qui se charge d’assembler cescomposants, qui peuvent être de marques diverses.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS LES JEUX VIDÉODans cet article, les auteurs présentent ce que l’on entend par intelligence artificielle (IA) dans les jeux vidéo enrelation avec l’IA considérée d’un point de vue plus général et de son évolution à court et moyen terme.

PAR AXEL BUENDIA ,ET STÉPHANE NATKIN*,

LA PRODUCTION DES JEUX VIDÉOET LES MOTEURS DE JEUComme pour les systèmes de simu-lation d’entraînement, ceux utiliséspour apprendre à piloter par exem-ple, ce qui caractérise un jeu vidéodoit être élaboré de sorte que lesactions représentées épousent le

rythme de la perception du joueuret, en conséquence, de ses actions,faisant intervenir la notion de tempsréel. La réalisation d’un film d’ani-mation suit à peu près le mêmeschéma ; mais, comme le spectateurn’intervient pas sur le film, il estpossible de mettre plusieurs heurespour synthétiser quelques minutesde film, ce qui limite la complexitédes calculs que peut réaliser un

ordinateur ou une console de jeu.Le jeu vidéo est confronté au défi degénérer en temps réel des images etdes sons complexes de bonne qualité,et ce sur des machines peu onéreuses.Cela a un effet déterminant sur lestechnologies nécessaires à la synthèseen temps réel. La fabrication du jeuproprement dite est touchée par leslimites qui sont imposées à la concep-tion et à la réalisation des objets :

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encore aujourd’hui, un objet ne peutavoir la même structure ni le mêmeréalisme dans un jeu que dans unfilm. Les outils utilisés pour réaliserles objets d’un jeu sont donc trèsproches de ceux employés pour lapost-production audiovisuelle et laprogrammation des simulateurs.C’est leur usage qui est spécifique.Détaillons les opérations schématiséesdans l’encadré ci-dessous. Dans unpremier temps, graphistes, vidéasteset musiciens fabriquent des matériauxnumériques, ou ressources : des imagesscannées, des vidéos, du son sous unformat audionumérique. Ces élémentssont dits des textures (visuelles ousonores). Il faut également construireune représentation symbolique del’univers du jeu. Elle peut être textuelle,en 2D ou en 3D. En utilisant un logicielde modélisation, un modeleur1, ungraphiste conçoit des objets 3D paropérations de composition des formessimples ou comme une compositionde polygones. Il précise que les objetsdoivent être recouverts d’une texture.Le son subit le même traitement : ilpeut être représenté par un fichieraudio enregistré dans la premièrephase ou un fichier symbolique detype MIDI2 (jouer un laau piano pen-dant 20 millisecondes avec uneattaque forte).

permet au concepteur de niveau deplacer les objets dans le niveau. Leconcepteur doit en outre poser desdéclencheurs (sorte de détecteurs)qui vont permettre de lancer certainscomportements des objets du jeu.Les ambiances sonores sont localiséesde cette façon.L’éditeur de jeu comporte égalementdes bibliothèques logicielles facilitantle travail des équipes dans tous lesdomaines : le rendu graphique etl’animation, le son, la simulationphysique, les réseaux informatiqueset, bien entendu, l’IA.L’éditeur de jeu s’accompagne le plussouvent d’un moteur de jeu, lequelva produire un jeu, donc un logicielqui comprend tous les éléments pro-pres au jeu, toutes les bibliothèqueslogicielles utilisées, ainsi qu’un logicielspécifique, un moniteur, qui va piloterl’exécution du jeu dans le temps enréalisant périodiquement les opéra-tions de lecture des commandes duou des joueurs, de mise à jour dumonde virtuel et de prise de décisionpar l’ordinateur, ainsi que de rendudes images et du son. Ce logiciel peutêtre en général adapté en fonctionde la machine cible : PC, console,téléphone…La durée d’un cycle – elle déterminela fluidité de l’animation – est cadencée

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Figure A Figure B

Dans un second temps, l’intégrationde tous ces éléments, repose sur unlogiciel éditeur de jeu (Game Editorest le plus répandu), l’équivalentdans le jeu vidéo d’un outil de montagedans l’audiovisuel. L’éditeur de jeupermet d’assembler toutes les res-sources construites par l’équipe deproduction. Ainsi, un personnageest un objet 3D associé à un ensembled’animations construites avec desoutils proches de ceux que requiertun dessin animé plus des sons pro-duits par le personnage quand ilparle, quand il marche, quand ilmeurt… Mais également de pro-grammes informatiques qui vontchoisir, en fonction du contexte etdes actions du joueur, quelle anima-tion ou quel son choisir, quel filtrelui appliquer, à quel rythme…

Cela permet la construction des objetsdu jeu. La conception des niveauxest elle aussi fondée sur l’éditeur, qui

Ce qui caractérise un jeu vidéo doit être élaboré de sorte que les actionsreprésentées épousent le rythme de laperception du joueur et, en conséquence, de ses actions, faisant intervenir la notion de temps réel.

“ “SCHÉMA DU MÉCANISME DE PRODUCTION ET DE RESTITUTION D’UN JEU

La figure A représente la réalisation du jeu : la fabrication des objets constitutifs du monde et la programmation des comportements dynamiques qui définissentles évolutions des objets en fonction des actions du joueur. La figure B représente ce qui se passe lorsqu’un joueur utilise le jeu. Il s’agit d’une simulation quisynthétise, c’est-à-dire qui génère les images et les sons que perçoit le joueur en fonction de ses actions.

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par la fréquence de rafraîchissementdes images (15 à 60 images parseconde selon les plates-formes).Cette contrainte dynamique déter-mine la priorité des traitements. Àchaque cycle, le rendu visuel et sonoreest traité. Le calcul de la cinématiquedes objets est traité de 2 à 10 fois pluslentement. Enfin, tous les calculs liésaux réactions dues aux actions dujoueur, donc l’« intelligence artifi-cielle », sont examinés beaucoupmoins fréquemment.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLEDANS LES JEUX VIDÉODélaissée après une période derecherche intense et d’applicationspotentielles déçues, l’IA a trouvé dansles jeux vidéo et les mondes virtuelsun champ d’expérimentation et dedéveloppement.On entend par IA tout algorithmequi permet à l’ordinateur de prendredes décisions en fonction des actionsd’un ou plusieurs joueurs. L’objectifde ces décisions peut être de deuxordres : incarner un adversaire ouaméliorer l’expérience du joueur entermes de mécanisme de jeu, de cré-dibilité de l’univers virtuel… Pourcela, l’ordinateur peut soit prendrela place d’un joueur, soit avoir unrôle propre dans le jeu, par exempleen contrôlant un personnage nonjoueur (PNJ) ou ayant le rôle du mana-ger du jeu dont la responsabilité estde garantir une bonne expériencepour le joueur. Cela conduit auxquatre situations du tableau ci-contre.La case 1 (Joueur/Gagner) correspondà un domaine de l’IA en voguepuisque, depuis que DeepBlue, abattu en match Garry Kasparov,champion du monde d’échecs, etqu’AlphaGo est devenue championdu monde de go puis du jeu vidéoStarcraft 23, l’intelligence humainese sent menacée. Ce cas stricto sensune présente que peu d’intérêt com-mercial. En effet, qui achètera unjeu où le joueur est sûr de perdre ? Le fait de savoir gagner sert à améliorerl’expérience du joueur et à rejoindrela case 4 pour « coacher » le joueuren augmentant progressivement leniveau de son adversaire virtuel.C’est ce que réalise le mode solo desjeux de stratégie comme Starcraftou Civilisation, qui amènent pro-gressivement le joueur à un niveau

qui lui permet ensuite d’affronterd’autres joueurs humains. (Pour leséchecs, il faut disposer réellementd’une IA qui joue très bien.) Pour cequi est de Civilisation, l’ordinateurconnaît beaucoup de choses que lejoueur ne connaît pas (la totalité del’état de la carte du jeu, par exem-ple…) et il peut donc tricher poursurclasser le joueur.Eddy E. Yannakis et Julian Torgeliusdonnent quelques exemples d’ap-plication de la case 2 (PNJ/Gagner).La case 3 (Joueur/Expérience), elle,a de nombreuses applications. Parexemple, le jeu Left 4 Dead1, oùquatre joueurs affrontent des hordesde zombies et où la coopération estau cœur de la qualité des parties, ilest possible de jouer à deux ou troisjoueurs humains, le ou les joueursmanquants sont remplacés par des IA qui jouent subtilement sur la coopération4.La case 4 (PNJ/Expérience) est ledomaine ou l’IA est la plus prégnantedans les jeux vidéo. À la questiontrès ambiguë : « comment reconnaître,si cela arrive un jour, qu’un ordinateurest devenu intelligent? », Alan Turingproposa en 1950 une réponse, appelée« test de Turing ».Pour les jeux vidéo, supposons quenous limitions le test de la façon sui-vante : l’homme et l’ordinateur sonttous les deux impliqués dans un jeucontrôlant l’un un avatar, et autreun NPC (non player character, c’est-à-dire un personnage contrôlé parl’ordinateur). Les deux positions sontinterchangeables dans le jeu. De plus,l’ordinateur qui gère le jeu n’est pascelui qui joue et ne connaît pas, luinon plus, qui contrôle l’avatar et quicontrôle le NPC. Un jury observe lejeu. Le jour où le jury ne pourra plusdistinguer l’avatar du NPC… l’ordi-nateur jouera comme un humain.

Cela veut dire seulement que l’or-dinateur a un comportement obser-vable de type humain. L’intérêt enest considérable dans le cadre dujeu et de la création d’univers virtuels.Il est alors important de distinguerce que les chercheurs et les praticiensentendent par « intelligence artifi-cielle » : ce que les professionnelsdu jeu vidéo appellent « intelligenceartificielle » dans le jeu vidéo estdans l’apparence.

LES NIVEAUX D’UTILISATION DE L’IA DANS UN JEUL’intelligence artificielle intervientà différents niveaux. L’exemple leplus classique – premier niveau – estla recherche d’un chemin permettantd’atteindre un lieu donné (path fin-ding). La méthode doit, a minima,permettre d’éviter les obstacles. Ellepeut chercher un chemin dans le

plan ou dans l’espace; elle peut avoird’autres contraintes dépendant dugenre de jeu et de la situation. Ainsi,dans un jeu d’infiltration ou de guerre,il faut trouver un chemin où le per-sonnage est le moins à découvert.Enfin, le cheminement doit corres-pondre au mieux à la nature du per-sonnage qu’il pilote. Le path findings’applique au NPC, mais également,dans certains jeux, aux personnagescontrôlés par le joueur. Celui-ci,lorsqu’il veut diriger une des arméesqu’il commande, se contente de dési-gner la destination ; en général, latroupe acquiesce et part suivant lechemin calculé par l’ordinateur. Lerapport à l’environnement se géné-ralise à des problèmes plus complexes:par exemple détecter un objet commeune chaise ou un escalier et gérer defaçon intelligente la géométrie dupersonnage pour qu’il semble utiliserces objets « humainement ». De même,l’IA peut s’immiscer dans le contrôlepar le joueur de son avatar. Ainsi, lejoueur donne une impulsion ou uneintention via son contrôleur et le jeurépond par une action complexe.Parmi les premiers jeux à utiliser cemécanisme de contrôle, il y a Princeof Persia : Sands of Time. Enfin, l’IA

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Objectif JOUEUR MANAGER OU PNJ

GAGNER

1Tester la qualité

d’une IA, mettre au défi les joueurs,

pour tester un jeu.

2Jouer des personnages

que les joueurs ne jouent pas ; les adversaires.

AMÉLIORERL’EXPÉRIENCEDU JOUEUR

3Remplacer un desjoueurs dans un jeucoopératif. Simuler lescomportements des

joueurs dans des test etdes concours.

4Se comporter commeun PNJ crédible. Aiderle joueur en adaptantla difficulté du jeu à

son profil.

L’IA a trouvé dans les jeux vidéo et les mondes virtuels un champd’expérimentation et de développement.“ “

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peut intervenir pour moduler la miseen scène du jeu en temps réel etorienter les perceptions du joueurde son environnement.Un deuxième niveau porte sur lescomportements individuels et leuradéquation avec la trame narrativedu jeu. Comment gérer le NPC dugardien du temple pour qu’il réagisseefficacement et de manière crédible,en apparence au moins, quand l’avatardu joueur, Harrison Ford « en per-sonne », se présente ? Si Harrison estvisible du gardien, il faut au moinsque ce dernier défende l’entrée dutemple face à cet intrus, en lui tirantdessus par exemple. Si Harrison luitire dessus, il faut qu’il se mette àcouvert et continue à tirer… C’estau travers de ces réactions que lejoueur mesure pleinement les consé-quences de ses actions. Ainsi il peutmesurer indirectement sa progressiondans l’histoire du jeu.Un troisième niveau porte sur lescomportements collectifs et la notionde tactique ou de stratégie. Cela com-mence avec la gestion des déplace-ments (comportement des individusdans une foule, déplacement d’unitésmilitaires, d’avions…) et, dans lesjeux de stratégie ou les jeux de sportscollectifs, s’étend jusqu’à des com-portements tactiques. La stratégies’impose dans certains jeux requérantune réflexion à moyen terme. L’unedes clés devient alors la capacitéd’apprendre les réactions du joueuret son comportement.Le quatrième niveau pose le problème

de la narration interactive, de l’adap-tation du déroulement du jeu aucomportement du joueur.L’apprentissage peut être implicite :l’ordinateur connaît le parcours dujoueur et évalue ses capacités. Il gère,en conséquence, le niveau de difficulté,l’expression de l’intensité dramatique,la variabilité de l’expérience ludique…Il peut aussi être explicite : le joueurgère un système d’apprentissage. Illustrons les trois premiers niveaux.Dans les jeux Halo, le joueur est à latête d’un groupe de PNJ combattantavec lui. Exemples d’objectifs assignésà l’IA des PNJ :– joueur : « Ne pas trop s’approcherde son avatar, choisir les armes enfonction de celles du joueur» ;– menaces :« Si un ennemi est détecté,engager le combat» ;– environnement : « Analyser l’envi-ronnement et se comporter correc-tement et tactiquement dans cetenvironnement» ;– comportements de groupe : « Éviterque plusieurs PJN soient à court demunitions en même temps».Les trois premiers niveaux s’inspirentde la robotique et lui ont inspiré destechniques de déplacement et desmécaniques comportementales, pourun seul robot (un véhicule autonome,par exemple) ou plusieurs (les nuéesde robots). De même, certains sys-tèmes procéduraux d’animation ontinspiré de nouvelles techniques de

contrôle de mouvements pour lacobotique (collaboration entre robotet humain).Le quatrième niveau devrait s’inspirerdes systèmes experts ainsi que destechniques d’apprentissage et faitappel à des aspects fondamentauxde l’IA. Il pose le problème de l’ex-pression dans les médias interactifs :captiver l’attention et amener lejoueur à apprendre sans cesse pourvenir à bout du jeu. Les applicationsen matière d’enseignement assistépar ordinateur sont innombrables.Se posent également des problèmesd’interfaces complexes : vocale avecreconnaissance de la parole, générationde dialogue et synthèse de la parole ;interprétation et utilisation en tempsréel d’images fixes ou animées captéespar une caméra. À la frontière de l’IA,du graphisme et de l’ergonomie, lesjeux sont un des seuls domaines del’informatique pour lequel ont étédéfinies des interfaces 3D qui satis-fassent les utilisateurs.A contrario, les techniques d’intelli-gence artificielle utilisées dans laplus grande partie des jeux sont rudi-mentaires. La linéarité de la plupartdes jeux permet de garantir un certaincontrôle sur les interactions possibles,et donc de restreindre l’intelligencenécessaire au PNJ pour être crédiblelors de ses interactions avec le joueur.Les comportements reposent, dansle meilleur des cas, sur des méca-

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s L’intelligence artificielle est en train de changer le jeu vidéo et d’amener à l’utilisation de technologies pluscomplexes. Le domaine le plus important est lié à l’analyse du comportement du joueur.

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nismes de représentation des connais-sances qui ont une vingtaine d’années.La narration interactive et l’appren-tissage, s’appuient sur des méthodestrès classiques (apprentissage parrenforcement).Les raisons de cette timidité sont tri-ples : il y a une absence de commu-nication entre les théoriciens et lespraticiens ; le jeu, dominé par la syn-thèse d’image, laisse peu de capacitésde calcul et de mémoire aux algo-rithmes d’IA ; enfin, les concepteursde jeux ne veulent pas prendre lerisque de s’appuyer sur des méthodesdont la maîtrise est très complexe.Une méthode simple, qui satisfaitles objectifs de gameplay et qui estfacile à tester, a leur préférence.

CONCLUSIONL’IA est en train de changer le jeuvidéo et d’amener progressivementà l’utilisation de technologies pluscomplexes. Le domaine le plus impor-tant est lié à l’analyse du comporte-ment du joueur.Pour rendre un PNJ crédible, il y adeux techniques. La première d’IA« classique » essaie de créer un per-sonnage crédible « en soi ». C’est trèsdifficile. La seconde consiste à créerun personnage crédible pour le joueur,c’est-à-dire de s’appuyer sur ce quel’on peut savoir de lui et de ce qu’ila appris et comment il s’est comportédans le jeu. C’est, dans une formetrès primitive, ce que font les systèmesde dialogue de type chatbot.De plus, si l’on dispose d’un profilprécis du joueur, il est possible, d’adap-ter le jeu à son niveau et à ses envieset, bien entendu, de lui vendre desobjets virtuels adaptés… Ce domainerejoignant la tendance générale d’IA,et big data a le vent en poupe !L’adaptation du jeu au joueur est unaspect plus général de productiongénérative de contenu.La majorité des jeux actuels évoluentdans un univers scénaristique, gra-phique et sonore prédéterminé. Lescénario est codé dans le programme,les objets graphiques et sonores sontdes fichiers de données symboliques(description de scènes…) ou de maté-riaux numériques (textures, fichiersaudio). L’interactivité ne joue quesur l’enchaînement et le cadrage(caméras adaptées aux déplacementsdu joueur, par exemple) de ces élé-

ments. Le concepteur dispose dèslors d’un contrôle sur ce qui peutarriver au joueur et sur ce qu’il peutpercevoir. Inconvénient : le caractèrelimité et répétitif de l’univers construit.Tant que la durée de vie d’un jeu estelle-même limitée, la seule contre-partie est économique, car construireun univers qui, durant une centained’heures, offre des découvertesconstantes est extrêmement coûteuxen termes de main-d’œuvre (concep-teurs de niveaux, graphistes, musi-ciens…). En outre, un univers trèsgrand doit être chargé via le réseau,ce qui peut poser des problèmes entermes de débit pour certains consti-tuants (textures…).

Une autre méthode consiste àconstruire l’univers de façon géné-rative. Dans ce cas, il est décrit sousforme de règles comportementalesprogrammées. En général, ces règlessont locales à une partie de l’univers :comportement d’un personnage nonjoueur, structure du terrain dans lesmontagnes, transition sonore lorsquel’on passe d’une zone urbaine à unezone rurale… L’univers est généréen temps réel en fonction des dépla-cements du joueur et d’aléas engen-drés artificiellement. L’univers ainsidécrit représente un volume d’in-formation très faible, car il est décritsous forme d’un langage symbolique.La contrepartie de ce choix est la dif-ficulté de prévoir, de contrôler apriori, les évolutions du jeu, et doncde garantir l’expérience du joueur.

Ainsi, l’IA peut être utilisée dans denombreux domaines : génération descénarios, adaptation des mécanismesde jeu ou développement de com-portements génératifs pour les PNJ.Les producteurs de jeux ont toujourssu capter et adapter les techniquesafin de faire évoluer leur domaine(notamment dans le rendu graphiqueou les interfaces de contrôle). Le jeuvidéo est un marché en plein essor,qui a les moyens (au moins pour lesgros studios) de faire de la veille tech-nologique, voire de lancer des sujetsde recherche. L’IA n’est pas en reste,et avec l’engouement actuel les pro-ducteurs de jeux s’y intéressent ànouveau pour relever de nouveauxdéfis, que ce soit pour générer desunivers cohérents et persistants, ana-lyser le comportement des joueurs,leur proposer des aventures toujoursvariées et intéressantes, et bienentendu pour mettre au point denouvelles façons de captiver lesjoueurs et de les amener à dépenserun peu plus d’argent.Il est intéressant de noter que lesusages de l’intelligence artificielledans les jeux explorent souvent despistes qui trouvent des échos dansde nombreux autres domaines, quece soit la formation, le marketing ouencore la simulation. n

*AXEL BUENDIA est docteur en IA et créateur de la société SpirOps.STÉPHANE NATKIN est directeur de l’Écolenationale du jeu et des médias interactifsnumériques (ENJMIN).

1. Par exemple 3DSMax ou Maya. 2. Musical instrumental digital interface.3. https://www.extremetech.com/gaming/284441-deepmind-ai-challenges-pro-starcraft-ii-players-wins-almost-every-match4. https://steamcdna.akamaihd.net/apps/valve/2009/ai_systems_of_l4d_mike_booth.pdf

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Le jeu vidéo est un marché en pleinessor, qui a les moyens (au moins pour les gros studios) de faire de la veilletechnologique, voire de lancer des sujets de recherche.“ “

L’intelligence artificielle est en train de changer le jeu vidéo et d’amener à l’utilisation de technologies pluscomplexes. Le domaine le plus important est lié à l’analyse du comportement du joueur.

L’IA amèneprogressivementà l’utilisation de

technologies pluscomplexes

afin d’analyser le comportement

des joueurs.

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PAR IVAN LAVALLÉE*,

SOUVERAINETÉ ET COLLECTE DE DONNÉESLes enjeux financiers de l’industriede la simulation, qui va de la simu-lation de pilotage au jeu vidéo1 parexemple, sont gigantesques. C’estdonc dans cette industrie qu’on trouveceux qui ont la capacité (ou la volonté!)de mobiliser des masses financièresconsidérables, comme les GAFA quipeuvent avoir un rôle sinon centraldu moins trop important. Leur surfacefinancière est telle, leur position tech-nologique est telle qu’ils sont enmesure de développer des pro-grammes en interne sans faire appelà des laboratoires extérieurs derecherche, laboratoires qu’ils sontaussi en mesure d’« acheter » si néces-saire. Ils ont à la fois l’argent et lesdonnées collectées sur les réseauxsociaux.Cela pose en fait le problème de lasouveraineté, ces acteurs en bonnelogique libérale essayant de nier lesÉtats en prenant en main de plus enplus ce qui relevait des prérogativesdes États. Ainsi les réseaux sociaux,qui possèdent des millions (milliards?)de photos et données personnelles,sont-ils particulièrement bien placéspour le suivi individuel et la recon-naissance faciale. Ajoutons à cela lesmontres ou smartphones connectésqui prélèvent en continu les para-mètres physiologiques des un(e)s,et des autres, et on a une individua-lisation massive et quasi totale quipermet, par exemple, aux assurancesde s’affranchir de la mutualisationet de la solidarité qui fait société pourindividualiser les tarifs d’assuranceset vous dicter vos comportements.Une négation de la société humaine

en tant que telle, faite de liens dedépendance et de solidarité tissésentre des humains, pour en faire unejuxtaposition d’individus. Dans lamême démarche, sous prétexted’améliorer l’« homme », se profilela démarche transhumaniste.

EUGÉNISME, TRANSHUMANISMEUn des problèmes qui va émerger –non seulement du simple point devue de la spéculation éthique, maisaussi, concrètement, du fait que latechnique permet déjà de modifierl’humain2 – est celui de l’eugénisme,de la transhumanité, c’est-à-dire del’avenir de l’homme en tant qu’entitébiologique après l’espèce humainedont nous faisons partie.Le principe qui préside à cettedémarche se nomme extropianismeet se définit lui-même comme une« philosophie transhumaniste ».Comme les humanistes, les trans-humanistes disent se placer du pointde vue « de la raison, du progrès, devaleurs centrées sur le bien del’homme » plutôt que sur une moralereligieuse extérieure.

« Nous défions la notion de l’inévita-bilité du vieillissement et de la mort,de plus, nous cherchons à apportercontinuellement des améliorationsà nos capacités intellectuelles, phy-siologiques et à notre développementémotif. Nous voyons l’humanité commeune étape transitoire dans le déve-

loppement évolutionnaire de l’intel-ligence. Nous préconisons l’utilisationde la science pour accélérer notre tran-sition de l’état humain à la transhu-maine ou à une condition posthu-maine. » Tel est le credo desextropianistes3.Il s’agit alors de se poser les questionsde ce que serait, sera, cette transhu-manité qui défie l’âge et les limiteshumaines au nom de la science etdes progrès technologiques. La ques-tion du dépassement humain actuel,par amélioration de nos capacitésintellectuelles, par amélioration ausside certaines capacités physiques, estposée. Elle est crédible à plus oumoins long terme4.

DEMAIN… DE NOUVEAUX HUMAINS?Dans cette optique, l’humanité actuelleest vue comme une étape transitoiredans le développement de l’intelli-gence, comme un début, pas commemot de la fin. Il reviendrait alors àl’humanité actuelle de provoquer sapropre mutation, de façon consciente.Certes, les progrès de la médecine,de l’hygiène ont permis déjà un allon-gement de la durée moyenne de vie(dans les pays hautement développéstoutefois) et les problèmes ne sontdéjà plus les mêmes.Mais là, ce qui se profile à l’horizon,selon certains, c’est une rupture bio-logique. On peut très bien imaginerà terme la fabrication de nouvellesespèces d’humanoïdes par manipu-lations génétiques de primates,humains ou autres (voir récemmentles manipulations génétiques sur desjumeaux en Chine). Ainsi verrait-onapparaître des hommes-poissons,par exemple, ou des humanoïdesporteurs de capacités particulières,

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0 Il semble qu’il y ait euanthropologiquement, différentes raceshumaines au cours des âges. Il n’y en aplus qu’une aujourd’hui. En verrons-nousapparaître de nouvelles « fabriquées » par nous?

“ “INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, TRANSHUMANISME ET FANTASMES TECHNOLOGIQUESL’espèce humaine est concernée par le développement et la puissance des outils de l’IA, chaque individu aussi.La société humaine doit en prendre conscience, car les sommes en jeu et les moyens technologiques remettenten cause bien des situations et autorisent cet état de fait.

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sous-hommes/femmes ou bien sur-hommes/femmes suivant les besoins.Fiction?Il semble qu’il y ait eu anthropo -logiquement, différentes races hu -maines au cours des âges, jusqu’àcinq si on en croit Stephen Jay Gould5.Il n’y en a plus qu’une aujourd’hui.En verrons-nous apparaître de nou-velles « fabriquées » par nous6 ?Techniquement, l’idée n’est pas – àterme – absurde, il reste toutefois àse poser les problèmes éthiques etmoraux associés. Dans quelle société,avec quelle organisation? Pour quelsbuts et avec quelles fonctionnalitéssociales ? De tels développementssont-ils encore compatibles avec lesnotions de marchandise, de propriétéprivée ? Et, si oui, quelle structurerevêtira cette société, et sinon quoi?Le problème de l’utilisation qu’onfait de ces techniques – et plus géné-

ralement d’une politique scientifique– est fondamentalement politique,il n’est ni technique ni moral. Lorsqu’ils’agit d’action individuelle, on peutparler en termes de morale. Là, ils’agit d’avancées scientifiques tou-chant aux structures mêmes de nossociétés. Le seul garde-fou est lasociété elle-même, sa structure, salogique interne. Une société fondéesur l’individualisme forcené, la pro-priété privée des moyens d’actionsur la nature, le profit à court terme,le culte de Rambo présente les pires

dangers par rapport à l’utilisation deces avancées de la connaissance.Ne nous y trompons pas, l’industriebiologique et biochimique – les bio-technologies – pousse dans ce sens,celui des OGM « humains ».Quelle société est capable de maîtriserde tels développements? Une sociétéfondée sur le profit et la propriétéindividuelle ou une société dont lemode de fonctionnement oblige àprendre en compte l’intérêt de l’en-semble de la communauté humaine?Nous écrivions en 20027 : « Le pro-gramme du déchiffrement du génomehumain mobilise déjà les biologistesdes pays les plus industrialisés dansune compétition analogue à celle del’espace, une compétition ou la soifde connaissances nouvelles masqueà peine l’urgence plus impérieuse dedéposer des brevets et de conquérirdes marchés. »

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Quelle société est capable de maîtriserde tels développements? Une société fondéesur le profit et la propriété individuelle ou une société dont le mode de fonctionnementoblige à prendre en compte l’intérêt del’ensemble de la communauté humaine?

“ “

Un volet fort inquiétantdu transhumanisme est

la croyance qu’ontcertains de pouvoiréchapper à la mort

physique.

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Toutefois, dans l’esprit des Lumières,les scientifiques français qui avaientdémarré sur ces bases ont fini, lorsdes premiers résultats, par compren-dre la nécessité de ne pas prendrede brevets sur leurs découvertes. Ilsont ainsi en quelque sorte « forcé lamain » à leurs collègues d’outre-Atlantique qui ont tout de mêmeréussi à déposer des brevets sur lestechniques employées. La philosophieen étant to make money !Aujourd’hui, il s’agit de séquencerles génomes de plantes et d’animauxde toute sorte, et à comprendre com-ment fonctionne la relation avec l’environnement, l’apprentissage de l’environnement renvoyant à la dia-lectique innée versus acquis qui adéfrayé la chronique des années19408. Bref, l’épigénétique.Il faut remarquer ici que ce qui fonc-tionne en ce qu’on appelle « intelli-gence artificielle », c’est quasi uni-quement l’apprentissage artificiel,c’est-à-dire que grâce à une puissancede calcul phénoménale (bientôt1018opérations par seconde) on peutfaire apprendre à un logiciel l’envi-ronnement dans lequel il est appeléà évoluer d’une façon probablementapproximativement correcte.

LA MORT DE LA MORTMais il est un autre volet du trans-humanisme, plus inquiétant, c’estcette volonté qu’ont certains devouloir échapper à la mort physique.Ainsi Zoltan Istvan, le milliardairequi a créé le Parti transhumaniste etqui fut candidat à l’élection prési-dentielle aux États-Unis de 2016,vise-t-il l’immortalité.

Outre les tentatives de congélationde cadavres avec espoir de réchauf-fement un jour, on assiste aussi àune volonté de stocker toute lamémoire d’un individu dans un objetinformatique pour qu’elle soit dis-ponible bien après sa mort physique :confusion entre mémoire et intelli-gence et aussi risque de sclérose, la

perte d’information, de mémoire estaussi, paradoxalement, une façond’apprendre, de se débarrasser descories idéologiques.Pour ce qui est de l’immortalité indi-viduelle, il s’agit d’une mise en pers-pective du libéralisme, et même plutôtdu libertarisme, l’individu uber alles,mais pas n’importe lequel. Commetout le monde ne pourrait pas êtreimmortel, car on risquerait la sur-population, seuls quelques élus (richesbien sûr) le pourraient de sorte qu’ilsformeraient une caste au-dessus dureste de l’humanité. C’est ce querecèle cette idéologie fasciste. Lemythe de Faust !

FAIRE DU FRIC!Il ne faut jamais oublier qu’en bonscapitalistes les promoteurs de cesidéologies visent, outre la dominationpolitique, d’abord et avant tout lefric. Le veau d’or est toujours debout!Le mythe (la religion) transhumanisteest puissant aux États-Unis, pays oùles sectes millénaristes font florès,et met en jeu des financements trèsimportants, qui viennent en particulierdes GAFA (et indirectement du DODbien sûr). Larry Page et Sergey Brin,les milliardaires qui ont créé Google,investissent massivement; bien plusque n’investit l’Union européennepour financer le Human Brain Project:1,3 milliard d’euros en 2013 ! Googlea créé Google X, dont un des labosest secret, dont on a des raisons depenser que le projet en est de créerun robot humanoïde doté d’une intel-ligence artificielle non discernable

de l’intelligence humaine. MarkZuckerberg a annoncé en 2017, lorsde la conférence annuelle des déve-loppeurs de Facebook, des projetsde recherche à long terme visant àla communication entre le cerveauet l’ordinateur… et pourquoi pas lacommunication entre cerveaux ? De la télépathie, quoi !Les espoirs liés aux technosciencesNBIC conjuguent donc de manièredélibérée le contrôle toujours pluspoussé de nos actions et pensées parla technologie et toujours plus deprofits pour les multinationales, états-uniennes de préférence.n

*IVAN LAVALLÉE est directeur de la rédaction de Progressistes.

1. Qu’on pense aussi à la block-chain et aux banques centrales.2. Qu’on pense seulement au cœur artificiel,à l’éradication de certaines maladies, aux tests qui permettent de savoir si un fœtus est porteur d’aberration chromosomique ou encore aux recherches actuelles sur le diabète par modifications génétiques.3. Déclaration de l’Extropy Institute, fondé par Max More.4 Lire à ce sujet les pages 26 et 27 de la livraison du 4 mars 2019 du quotidienLibération.5. Stephen Jay Gould, Comme les huit doigtsde la main.6. Et là nous serions fondés à utiliser le termede « race », car il s’agit bien de modificationgénétique, contrairement à l’utilisation erronéeou idéologique qui a été faite de ce mot.7. Ivan Lavallée et Jean-Pierre Nigoul, Cyberrévolution, Le Temps des cerises, 2002.8. Une vision dogmatique de ce qui aurait dûêtre une avancée scientifique majeure a conduit à un drame politico-scientifique en URSS : l’affaire Lyssenko/Vavilov.

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Le mythe (la religion) transhumanisteest puissant aux États-Unis, pays où lessectes millénaristes font florès, et met en jeudes financements très importants, quiviennent en particulier des GAFA. “ “

Google a crééGoogle X, dontun des labos est secret. On a des raisonsde penser queson projet est de créer un robothumanoïde.

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LA ROUGEOLE FAIT LA UNESanté publique France a annoncé le décès d’unepersonne du fait de la rougeole.Depuis le début de l’année 2019, la rougeole,maladie très contagieuse et qui peut causer descomplications graves (encéphalite, pneumonie, pertede vision), a touché 350 personnes, soit nettementmoins que sur la même période en 2018 (966),selon le point hebdomadaire publié mercredi parl’agence sanitaire. En dix ans, plus d’une dizainede victimes ont été comptabilisées sur le territoirefrançais. En recul de 2012 et 2016, la maladie aconnu une recrudescence depuis fin 2017, à la suited’une baisse de la couverture vaccinale. Depuis le1er janvier 2018, la vaccination contre la rougeole(et d’autres maladies aussi) est obligatoire.Récemment, aux États-Unis, un enfant non vaccinéa attrapé le tétanos et s’est retrouvé hospitalisépendant 57 jours… pour un coût de 800000 dollars.Si l’expérience n’a pas fait changer d’avis la famillesur les « bienfaits » de la non-vaccination, peut-êtreconsidère-t-elle d’un autre œil la proposition deBernie Sanders, candidat à l’investiture démocrate,d’un système de santé universel. n

CONSTRUCTEURS AUTOMOBILES ET CHANGEMENT CLIMATIQUECarlos Tavares, P-DG de PSA et président del’Association des constructeurs européens d’auto-mobiles, a estimé dans une déclaration publiqueque la transition vers des véhicules à essence menacede déstabiliser l’UE dans ses efforts de réductiondes émissions de CO2. Conscient que le déclin rapidedu diesel sur les marchés européens constitue undéfi majeur pour atteindre les objectifs de réductiondes émissions de CO2, le P-DG juge que la récenteproposition de la Commission européenne visant àréduire les limites d’émissions de CO2 de 30 %entre 2021 et 2030 va « bien au-delà de ce qui aété convenu dans l’UE pour respecter les engagementspris dans l’accord de Paris sur le changement cli-matique », au point de mettre « en péril la compétitivitémondiale de l’industrie automobile européenne ».Derrière ces déclarations se dessine un chantageà l’emploi et à la subvention publique pour le dé -ploiement d’un système de recharge des voituresélectriques. n

HUAWEI AU CŒUR DE TENSIONSCOMMERCIALESÀ l’occasion du dernier congrès mondial de latéléphonie (Barcelone, 25-28 février 2019), VincentPang, président de Huawei pour l’Europe occidentale,a démenti les accusations d’espionnage d’État quipèsent sur l’entreprise.Washington tente de faire pression sur les Européenspour qu’ils empêchent Huawei de participer au déve-loppement de l’infrastructure 5G de l’UE. La sociétéde téléphonie est accusée par les États-Unis d’avoirune « porte dérobée » permettant au gouvernementchinois de mener des opérations d’espionnage.Dans une récente interview accordée à BusinessInsider, la commissaire à la concurrence, MargretheVestager, a déclaré que l’UE devait déterminer sil’utilisation des produits Huawei « pouvait présenterun danger » et que la « discussion devait être fondéesur des faits [qui] ne sont pas encore complètementconnus ». En ce qui concerne la pression exercéesur les régulateurs de l’UE par ses homologues états-uniens, la commissaire assure que toute décisionsur l’implication de Huawei dans l’UE sera déterminéeuniquement par les représentants de l’UE, « quelsque soient les pressions ou les conseils que nousrecevons ». n

Reculer l’âge de la retraite augmenteles arrêts maladieDepuis 2014, la hausse des arrêts de travail a été continue. Et les dépenses enindemnités journalières ont augmenté de 6 % durant les cinq premiers mois de2018. Deux raisons à cela. D’une part, les cas de burn-out explosent, et bien quel’Assurance maladie ne les reconnaisse pas comme constituant une pathologie,

les affections engendrées sont identifiées : dépres-sion, anxiété… Une personne sur deux connaîtraitune telle situation de fragilité au travail. D’autrepart, le recul du départ à la retraite de 60 à 62 ansmis en place avec la réforme de 2010 impliqueque la durée des arrêts maladie s’allonge. En effet,les plus de 60 ans effectuent en moyenne un arrêtmaladie de deux mois et demi, contre un moispour les employés moins âgés. n

Vers l’Hindou-Kouch-Himalaya sans glaciers?

Selon un rapport de l’International Centre forIntegrated Moutain Development (ICIMOD) publiéen mars 2019, si la planète restait sur la trajectoireactuelle d’émissions de gaz à effet de serre, lesdeux tiers des glaciers de l’Himalaya et de l’Hindou-Kouch pourraient fondre d’ici à la fin du siècle,mettant en danger la stabilité des grands fleuvesd’Asie. De l’Afghanistan à la Birmanie, sur unparcours de 3500km s’étend la région montagneusede l’Hindou-Kouch-Himalaya, surnommée « troisième pôle » par les scientifiquesen raison de ses gigantesques réserves de glace. Elles alimentent dix cours d’eaumajeurs d’Asie, du Gange au Mékong, en passant par le fleuve Jaune, où seconcentrent d’importantes populations. Le réchauffement climatique menaceles glaciers en altitude de cette ligne montagneuse qui compte les plus hautssommets du monde, dont l’Everest et le K2, L’étude, dirigée par l’ICIMOD, a mobilisé plus 350 chercheurs et experts pendantcinq ans. Le responsable du rapport, Philippus Wester, l’affirme : « C’est la criseclimatique dont vous n’avez pas entendu parler. » n

Google condamné et dans le viseur de l’Europe

Android, développé par Google, est présent sur 80%des smartphones dans le monde. Revers d’une gratuitéaffichée comme argument de vente, ce système d’ex-

ploitation au petit robot vert inclut des restrictions sur la préinstallationd’applications concurrentes, notamment dans le domaine de la recherche enligne. La multinationale est accusée d’avoir payé les plus grands fabricantsd’appareils et les opérateurs de réseau pour que le moteur de recherche Googlesoit préinstallé dans tous les appareils Android, rendant captif une partie desutilisateurs de mobiles.La Commission européenne a infligé fin mars 2019 une amende de près de1,5milliard d’euros au géant américain pour avoir abusé de sa position dominanteen matière de publicité en ligne avec son service AdSense. Depuis trois ans, lasomme totale des sanctions financières infligées par la Commission européennes’élève à 8,3 milliards d’euros.Aux États-Unis, l’idée de démanteler les GAFA ressurgit : Elizabeth Warren,sénatrice du Massachusetts et candidate aux primaires démocrates, en a faitl’une de ses propositions phares. n

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PROPOS RECUEILLIS,PAR SYLVESTRE HUET*,

Sylvestre Huet : Le CERN vient de publier une étude sur un futurcollisionneur circulaire, FuturCircular Collider [FCC]), qui pourrait décrire la stratégied’exploration de la matière tout au long de ce siècle à l’aided’accélérateurs de particulesinstallés dans un tunnel circulairede 100 km. Quelles en sont les principales propositions?Michel Spiro :Le tunnel actuel duCERN, d’une circonférence de27 km, a été construit dans lesannées 1980. Il a abrité entre1990 et 2000 le LEP, un collision-neur électron/positon (le positonest l’antiparticule de l’électron).Puis le LHC, Large Hadron

Collider, un collisionneur pro-ton/proton et plomb/plombqui fonctionne depuis 2010. LeLHC devrait fonctionner jusqu’en2035 avec les améliorations dansla puissance des collisions et le nombre de ces dernières. Ceprogramme lancé par les pays

membres du CERN a petit à petitété rejoint par de nombreuxautres pays, dont les États-Unis,qui avaient abandonné leur pro-jet de collisionneur.

Le LHC a permis de découvriret d’étudier le boson de Higgsen 2012, un formidable succèsscientifique et technologiquepuisqu’il mettait fin à une aven-ture qui a débutée dans lesannées 1960 avec une descrip-tion complète des particules

Puis à y installer deux machinessuccessivement, la premièrepour réaliser des collisions élec-tron/positon, ce qui permettrad’améliorer d’un facteur 100 à1 000 la précision des mesuressur le boson de Higgs ; la se -conde opérera avec des colli -sions proton/proton ainsi queplomb/plomb.

S. Huet : Quel est le calendrierenvisagé alors que le LHC est toujours en opération pour de nombreuses années?M. Spiro :Le LHC devrait opérerjusqu’en 2035. L’espoir est deréaliser en parallèle la construc-tion du grand tunnel de 100 km

élémentaires constituant lamatière. Le LHC a aussi permisd’étudier en détail les bosonsintermédiaires W (découvert auCERN en 1983) et Z, qui sont lesmédiateurs, avec le photon, del’interaction électrofaible. Il aaussi offert aux physiciens desplasmas de quarks et gluonsgrâce aux collisions entre ions(des atomes chargés électri -quement) plomb/plomb. Ceprogramme a permis aussi àl’Europe de prendre le leader -ship mondial en physique desparticules.La stratégie proposée par leCERN consiste à forer un nou-veau tunnel circulaire de 100 km.

Le CERN propose un accélérateur de 100 km

Le LHC a permis de découvrir et d’étudier le bosonde Higgs en 2012, un formidable succès scientifiqueet technologique puisqu’il mettait fin à une aventurequi a débutée dans les années 1960 avec unedescription complète des particules élémentairesconstituant la matière.

n PHYSIQUE

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Personnalité marquante dans la physique française, Michel Spiro fut présidentdu conseil du CERN et président de la Société française de physique, et aoccupé d’importantes fonctions au CERN. Il est président désigné (autrementdit futur président) de l’International Union of Pure et Applied Physics.

Interview publiée le 21 janvier 2019 sur le blog {Sciences2}.

L’emplacement prévu pour le nouveau tunnel destiné à abriter les futursaccélérateurs de particules du CERN. En comparaison, l’emplacementactuel du LHC donne la dimension du projet.

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et d’installer dedans le colli-sionneur électron/positron, quipourrait démarrer en 2040. Cefutur collisionneur e+/e–, ditFCC-ee, devrait fonctionnerjusqu’au début des années 2050,à partir desquelles le collision-neur proton/proton serait ins-tallé, avec des aimants de nouvelle génération qui permet -traient d’atteindre dix fois l’éner-gie du LHC. Ce collisionneur,dit FCC-pp, pourrait démarrervers 2060 et opérer jusqu’en2085 si on prend l’exemple duLHC.

S. Huet : Les technologiesactuelles sont-elles en mesurede répondre aux exigences de ces futures machines ou faut-il les développer?M. Spiro : Pour FCC-ee, la pre-mière phase, les technologiesexistent. Il faut toutefois lesoptimiser, notamment en termesde coûts et de consommationd’énergie. Pour FCC-pp, il fautdévelopper des aimants deuxà trois fois plus puissants qu’au

LHC, et cela demande de larecherche et développement.Des aimants supraconducteursopérant à haute températuresont une piste intéressante etprometteuse.

S. Huet : Il y a quelques annéesencore, des physiciensproposaient plutôt uncollisionneur linéaire, beaucoupplus compact. Cette piste a-t-elle été abandonnée?M. Spiro : Les collisionneurslinéaires offrent un programmemoins attrayant, plus limité,fournissant beaucoup moinsde données et moins adaptépar rapport aux questionsscientifiques qu’on se poseaujour d’hui.

science pour la connaissanceet pour la paix, héritée du siècledes Lumières, même si aujour -d’hui la vision des Lumières doitêtre enrichie par la consciencede la finitude de notre planète.

S. Huet : Le LHC a permis de découvrir le boson de Brout-Englert-Higgs, la dernièreparticule qui manquait de cellesprédites par le modèle standard.Pour l’instant, il n’a rien trouvéd’autre, et donc pas d’indices dela nouvelle physique susceptiblede résoudre les énigmesactuelles : Pourquoi les neutrinosont-ils une masse? Que pourraient être les particules de la masse manquante ou de l’énergie noire? La physiquethéorique semble dans uneimpasse. Les propositions pour réunir la relativité générale,décrivant la gravitation, et lesthéories des autres interactionset des particules élémentairesdemeurent sans validationexpérimentale. Que peut-onespérer sur tous ces sujets avec le FCC?M. Spiro : La motivation prin-cipale de ce programme est derechercher une « nouvelle phy-sique » au-delà de la théorieactuelle qui constitue le modèlestandard et qui n’a jusqu’à cejour pas été mise en défaut.On sait toutefois qu’elle estincomplète. Elle n’expliquepas l’échelle de masse du bosonde Higgs, ni la matière noire,ni l’énergie noire, ni l’asymétriematière-antimatière dansl’Univers, ni en effet les diffé-rences irréductibles entre lagravitation et les autres inter-actions. Le FCC ouvrira unenouvelle fenêtre sur toutes cesquestions et apportera sansdoute des surprises, commechaque fois que l’on ouvre unenouvelle grande fenêtre surl’Univers. Le collisionneur élec-

tron/positon offrira aux phy-siciens une précision desmesures sur les particules pro-duites, notamment le bosonde Higgs, augmentée d’un fac-teur 100 à 1 000 par rapport à

ce dont on dispose aujourd’hui.Cette précision permettra detester plus en détail encore lathéorie électrofaible et derecherche d’éventuelles dévia-tions par rapport à ses prédic-tions, signes d’une physiquenouvelle. Ensuite, le collision-neur proton/proton permettrade gagner un facteur 10 environen énergie relativement auxperformances finales du LHC.Et donc de découvrir d’éven-tuelles nouvelles particules,ou d’infirmer toutes les théoriesprédisant de nouvelles parti-cules à ce niveau d’énergie.Cette nouvelle fenêtre sur l’in-finiment petit permettra-t-ellede découvrir les limites de lathéorie électrofaible pourmieux la comprendre ? d’ap-porter des surprises et/ou desréponses aux énigmes cosmo-logiques que sont la matièrenoire, l’énergie noire et la domi-nance dans l’Univers de lamatière sur l’antimatière? C’estnotre espoir. n

1. La convention du CERN a été signéeen 1953 par les douze États fondateursdu CERN, la Belgique, le Danemark, la France, la Grèce, l’Italie, la Norvège,les Pays-Bas, la République fédéraled’Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et la Yougoslavie.L’Organisation a ensuite accueillil’Autriche (1959), l’Espagne (1961-1969, puis à nouveau en 1983), lePortugal (1985), la Finlande (1991),la Pologne (1991), la Républiquetchécoslovaque (1992), la Hongrie(1992), la Bulgarie (1999), Israël(2014) et la Roumanie (2016). La République tchèque et la Républiqueslovaque sont devenues deux Étatsmembres en 1993, après leurindépendance. La Yougoslavie a quittéle CERN en 1961. Aujourd’hui, le CERNcompte vingt-deux États membres.RNcompte vingt-deux États membres.

S. Huet : Quel est le coûtenvisagé pour les différentséléments de ces projets?M. Spiro : Les estimations préli-minaires sont de 5 milliardsd’euros pour le tunnel, de 4mil-liards pour le collisioneur e+/e–

et de 15milliards pour le colli-sionneur pp. Il faudra ajouterles coûts des détecteurs selonle fonctionnement habituel duCERN : le « pot commun » despays finance le collisionneur,et chaque coopération interna-tionale entre laboratoires quise forme autour d’un détecteurle finance elle-même. L’un despoints forts de la propositiondu CERN est de s’appuyer surune partie du dispositif d’accé-lération déjà existant et de trans-former l’actuel tunnel du LHCde 27 km en injecteur pour lesfutures machines du FCC. Cetteréutilisation permet une éco-nomie très substantielle parrapport à un éventuel projetconcurrent qui devrait construireex nihilo toute cette partie ducomplexe d’accélération des

particules. Le CERN est l’endroitet l’organisation les mieux placéspour mettre en place une tellemachine mondiale, résultat de son savoir-faire technique et organisationnel et de son leadership mondial.

S. Huet : Quels en seraient lespartenaires, au-delà des paysmembres du CERN?M. Spiro : La planète entièredevrait être associée idéalement,chacun à la mesure de ses capa-cités. Au-delà des pays membresdu CERN1ou associés, la parti-cipation se ferait à travers desprotocoles spécifiques. Le CERNgarderait ainsi la mission vouluepar ses fondateurs visionnaires :une mission universelle de

Pour FCC-pp, il faut développer des aimants deux àtrois fois plus puissants qu’au LHC, et cela demandede la recherche et développement. Des aimantssupraconducteurs opérant à haute température sontune piste intéressante et prometteuse.

La planète entière devrait être associée idéalement,chacun à la mesure de ses capacités. Au-delà despays membres du CERN ou associés, la participationse ferait à travers des protocoles spécifiques.

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De la recherche à l’innovation : les moteurs-fuséesL’auteur de cet article a soutenu sa thèse de doctorat – Simulation haute fidélité de la combustion des moteurs-fusées – en décembre 2018. Ce jeune ingénieur enaérospatiale aborde des enjeux actuels de l’industrie spatiale et de la recherche technique en cours.

PAR UMUT GUVEN*,

UN SECTEUR STRATÉGIQUEEN PLEIN ESSORLes applications spatiales devien-nent de plus en plus importantesdans notre vie quotidienne. Lesprévisions météorologiques, lecontrôle du trafic aérien, les sys-tèmes de navigation GPS, lescommunications téléphoniques,la télévision ou, bientôt, l’accèsà Internet par satellite et biend’autres activités du quotidienseraient presque inexistantesaujourd’hui sans la technologiepar satellite.L’industrie spatiale est néan-moins relativement réduite parrapport aux autres secteursmanufacturiers : l’industrieautomobile, par exemple, a unchiffre d’affaires environ dix foisplus important que celui de l’in-dustrie spatiale. Cependant, ledynamisme technologique etl’importance stratégique, surtoutdu point de vue militaire, confè-rent aux activités liées à l’espaceun rôle de plus en plus crucialdans la société moderne.L’industrie spatiale recouvretrois grandes catégories d’acti-vités : activité militaire et dedéfense, activité scientifique et,enfin, activité commerciale. Lapremière est financée en inté-gralité par le budget de la défensenationale des États et est ferméeà la concurrence. Les pro-grammes de recherche scien-

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Umut Guven devantun moteur-fusée de type Vulcain.

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tifique, tels que les satellitesd’observation de la Terre, sontgénéralement financés par desprogrammes gouvernementaux.Ils sont donc quasi fermés à laconcurrence dans le souci defavoriser l’industrie spatialenationale. Par exemple, auxÉtats-Unis, le Buy American Actprévoit que tout satellite payépar le contribuable américaindoit être lancé par une fuséefabriquée à plus de 51 % auxÉtats-Unis. De même en Europe,le projet Galileo, qui vise à mettre30 satellites en orbite moyenne(23 222 km d’altitude) pourconcurrencer le système GPS,a entièrement été financé parla Commission européenne etintégralement lancé avec deslanceurs européens. Identi -quement, en Chine et en Russie,100 % des satellites institution-nels sont mis en orbite par desfusées nationales.Seules les activités commercialesdu secteur sont donc ouvertesà la concurrence, et sont majo-ritairement dominées par leslanceurs européens et états-uniens. Ce marché de lancementde satellites (télécommunica-tions, Internet, téléphonie, télé-vision, etc.) est partagé depuisdes décennies entre deux lan-ceurs : Ariane 5 et Delta IV).Mais, du fait des enjeux géo -politiques et économiques, desnations maîtrisant les tech -nologies du spatial, comme laChine ou la Russie, envoientelles-mêmes leurs satellites de télécommunications.

La fiabilité des lanceurs estreconnue depuis plusieursannées, et fait de moins en moinsl’actualité. En 2017, seulementtrois échecs ont été constatéssur 85 lancements orbitaux, soitun taux de réussite de 96 %. Parexemple, la fusée européenne

Ariane 5 en est à son 82e lance-ment consécutif sans échec, cequi prouve sa fiabilité et fait sonsuccès. L’année 2017 peut êtreconsidérée comme une annéede réussite spatiale avec164 satellites mis en orbite avecsuccès, pour une masse totalesatellisée de 342,5 t. À cela il fautajouter cinq vols habités, dontquatre vers l’ISS et un vers lastation spatiale chinoise.

COMPÉTITION DES LANCEURS PRIVÉSL’industrie spatiale est ainsi enplein essor industriel. Le marchéétait estimé à 35 milliards dedollars en 2002 et à 110 milliardsen 2006, pour atteindre 350 mil-liards en 2017. Les prévisionsannoncent 1100 milliards pour2040. On assiste dès lors à uneféroce compétition pour l’accèsà l’espace. Les récents projetsde lanceurs récupérables desentreprises états-uniennesSpaceX et BlueOrigin, cette der-nière étant spécialisée dans letourisme spatial, et du lanceurlow costde RocketLab, spécialiséquant à lui dans les fusées depetites charges, ont ensemblemis en lumière la compétitiontechnologique du secteur spatial.Il est évident que les coûts actuelssont très élevés pour la recherchenationale et que de nombreuxprojets de nouveaux lanceursvont voir le jour. Prenons l’exem-ple le plus médiatisé, SpaceX.Son fondateur, Elon Musk, avaitdonné le message suivant auxleaders de l’industrie spatiale

en 2006 lors du salon Satelliteà Washington : « Salut à tous. Jem’appelle Elon Musk. Je suis lefondateur de SpaceX et dans cinqans vous êtes tous morts. »Son objectif premier était deconcevoir des lanceurs capablesde réduire fortement, au moins

en mer. L’expérience échoua :l’engin avait réussi à s’approcherde la plate-forme mais s’étaitensuite renversé en mer, détrui-sant la majeure partie de celui-ci. En mai 2015, l’objectif futatteint. Treize ans après sa créa-tion, le premier étage d’unefusée Falcon a atterri avec succèssur une plate-forme sur terreferme. Ce succès a été suivi pardeux autres en 2016.Puis en 2017, SpaceX réutilisepour la première fois un premierétage récupéré et arrive à le récu-pérer à nouveau. Enfin, le6 février 2018 eut lieu le premiervol de la nouvelle fusée FalconHeavy, reconnue comme la fuséela plus puissante au monde

depuis la fameuse Saturn V desmissions Apollo. De ce fait, cevol connut un retentissementplanétaire. SpaceX vient aussid’annoncer son entrée dans lemarché du tourisme spatial. Le premier touriste spatial, lemilliardaire japonais YusakuMaezawa, prendra place à borddu lanceur Big Falcon Rocket,en développement, pour unpériple autour de la Lune prévupour 2023.Cet enchaînement de succès acréé un mouvement de paniquechez tous les concurrents.Aujourd’hui, le prix annoncéd’un lancement réalisé avecSpaceX est d’environ 50 millionsde dollars pour 5 t de massesatellisée et pourrait descendrejusqu’à 20, voire 10 millions dedollars. Son concurrent euro-péen, Arianespace, qui dominedepuis des décennies le marchéspatial avec son Ariane 5, facturequant à lui un lancement à100 millions de dollars et compteréduire ce prix à 50 millions avecsa future fusée Ariane 6. Celle-ci sera néanmoins toujours pluschère que SpaceX.

d’un facteur de 10, le coût demise en orbite et ainsi de per-mettre l’essor de l’industrie spa-tiale civile. Pour atteindre cetobjectif, SpaceX s’est lancé dansplusieurs programmes derecherche et de développementsur la récupération des lanceursen vue de leur réutilisation.Les débuts de SpaceX ont étédifficiles. Le premier lanceurléger développé par l’entreprise(le Falcon 1) a échoué trois foisavant de connaître le succès.Puis, entre2006 et2010, la sociétéa développé une nouvelle fusée,Falcon 9, qui peut mettre enorbite basse 10 t de masse satel-lisée, contre 670 kg pour Falcon 1.De plus, tout ou partie de la

fusée devait être réutilisableafin de diminuer le coût d’accèsà l’espace, son principal objectif.Les premières Falcon 9 étaientdonc équipées de parachutesafin d’être récupérées en mer,mais toutes les tentatives sesont soldées par des échecs. Lacause principale en était qu’aumoment de la séparation desétages le lanceur n’arrivait pasà faire face à la fois à la sépara -tion à grande vitesse et auxcontraintes thermiques.Fin 2011, SpaceX adopte unenouvelle technologie et équipeses fusées de train d’atterrissageafin de les faire atterrir sur desplates-formes de tir, en mer ousur terre ferme. Ce défi nécessiteun allumage moteur au momentde la phase d’atterrissage pourdiminuer la vitesse de retombéede la fusée. Une partie de l’ergoldoit être conservée, et 3 des9 moteurs du premier étage doi-vent fonctionner lors de cettephase. En janvier2015, lors d’unemission commerciale, a eu lieula toute première tentative derécupération du premier étagedu lanceur sur une plate-forme

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Les récents projets de lanceurs récupérables desentreprises états-uniennes SpaceX et BlueOrigin, et dulanceur low cost de RocketLab, ont ensemble mis enlumière la compétition technologique du secteur spatial.

Le dynamisme technologique et l’importance stratégique,surtout du point de vue militaire, confèrent aux activitésliées à l’espace un rôle de plus en plus crucial dans la société moderne.

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LA PHYSIQUE DES MOTEURS-FUSÉES ENCORE À L’ÉTUDEUn moteur-fusée à propulsionliquide de type Vinci (Ariane 6)ou Vulcain (Ariane 5) se composed’une plaque d’injection, d’unetuyère de sortie et d’une chambrede combustion située en amontde cette dernière. Avant allumagedu moteur, la pression danscette chambre est à la pressionatmosphérique pour le cas d’unallumage sur terre (Vulcain) ettrès faible dans les conditionsde rallumage en vol (Vinci). Dèsla mise en route du moteur, lespropergols cryogéniques stockésdans les réservoirs passent parune turbopompe ; à la sortie decelle-ci, la pression des proper-gols augmente de manière consi-dérable, puis ils sont injectés àhaute pression dans la chambrede combustion. Dû au large gra-dient entre la pression de lachambre et la pression d’injec-tion, les vitesses d’injectionsdeviennent supersoniques. Onassiste alors à des jets sous-détendus avec apparition deplusieurs structures de chocs(fig. 1). Instantanément, par l’in-jection de gaz brûlés issus del’allumeur dans la chambre decombustion (allumage dumoteur Vinci), une combustion

supersonique H2/O2donne lieuà l’allumage du moteur. De plus,la pression de la chambre étantfaible (bien inférieures aux pres-sions critiques de l’oxygène etde l’hydrogène), l’oxygène liquideest atomisé par l’hydrogènegazeux très rapidement. Unefois le moteur allumé, la pressionaugmente jusqu’à atteindre unevaleur supercritique: la pressionde la chambre est supérieureaux pressions critiques desfluides en question, cela étant

causé par l’injection à hautepression des propergols. Onobserve alors une diminutiondes vitesses d’injection dans lachambre de combustion, lesrendant ainsi subsoniques (plusfaible que la vitesse du son). Onassiste ici à une combustionsupercritique entre l’oxygèneet l’hydrogène.On peut finalement dire que lecycle de mise en route d’unmoteur-fusée s’avère complexe,car il consiste en un couplagede plusieurs phénomènes phy-siques. De ce fait, la simulationentière de tous ces processusest de nos jours encore hors deportée. Les disciplines abordéesétant d’une grande variété scien-tifique, on s’intéresse donc, engénéral, à chaque problématiqueséparément. Les difficultés entermes de modélisation sont

nombreuses et peuvent êtrerépertoriées de la manière sui-vante : modélisation de l’allu-meur; simulation d’écoulementsous-détendu ; combustionsupersonique; effet diphasique;instabilité de combustion; écou-lement supercritique.Le but est qu’à terme nous puis-sions maîtriser toute la physiqueayant lieu dans les moteurs-fusées

pour enfin pouvoir simuler avecbonne précision une séquencecomplète de mise en route. À cemoment-là, on pourra simulerd’autres configurations, ce quipermettra de développer de nou-veaux moteurs plus performants.Dans le cadre de ma thèse, jeme suis intéressé aux premiersinstants de l’allumage, car ilsreprésentent une des tâches lesplus difficiles à maîtriser, surtoutdans les conditions de l’espace.Un retard de l’allumage, neserait-ce que de quelques mil-lisecondes, peut conduire à uneaccumulation de combustibledans la chambre de combustionet engendrer une violente sur-pression lors de l’inflammationde celui-ci, néfaste à tout le sys-tème. Pour ces raisons, le moteurVulcain est allumé au sol et n’estjamais éteint au cours d’unemission. Ces craintes techniquesmontrent un manque deconnaissances sur l’allumage.À ce sujet, il est important denoter la rareté des bancs d’essaipermettant l’étude de la tran-sition lors de la phase d’allu-mage. Ce n’est que vers le milieudes années 2000 que, pour étu-dier cette transition, le DLR(agence spatiale allemande) aexpérimenté l’allumage laserdu couple méthane/air (bancM3 du DLR).Mes travaux ont été réalisés dansune configuration proche dumoteur Vinci, qui sera le premiermoteur-fusée européen réallu-mable en vol, dans les conditionsde l’espace. Pour cela, j’ai réaliséune simulation numérique avecdes méthodes bien adaptées dela séquence d’allumage de cemoteur, allant de la purge de lachambre de combustion à l’ap-parition de la flamme dans cettechambre. Les résultats obtenusont fait l’objet de deux publi-cations dans des revues scien-tifiques prestigieuses1. n

*UMUT GUVEN est docteur et ingénieur en aérospatiale.

1. Umut Guven et Guillaume Ribert,Journal Power and Propulsion, vol. 34,no 2, 2018, et Proceedings of theCombustion Institute, vol. 37, no 3,2019.

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Le but est qu’à terme nous puissions maîtriser toute la physique ayant lieu dans les moteurs-fuséespour enfin pouvoir simuler avec bonne précision une séquence complète.

Figure 2. Simulation numérique d’un jet sous-détendu avec des structures en disque de Mach.

Figure 1.Schéma d’unmoteur-fusée.

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Décollaged’une fuséeAriane 5.

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PAR TIBOR SARCEY*,

COMPRENDREL’ACCUMULATION DU CAPITAL À PARTIR DE LA COMPTABILITÉLa notion de profit est indisso-ciable du capitalisme. C’est leprofit qui permet l’accumulationdu capital. La valeur ajoutéepar le travail humain auxconsommations intermédiaires(matières premières, consom-mations de biens et services)entrant dans le processus deproduction est distribuée sousla forme de deux grandes caté-gories sociales : d’un côté lesalaire (y compris cotisationssociales), de l’autre le profit.D’un point de vue comptable,le profit correspond à ce quireste de la valeur ajoutée1 unefois déduit le montant de lamasse salariale.Une partie de ce profit restedans le giron de l’entreprise etrend possible la pérennisationdu processus productif. Ellepermet le financement de lareproduction (à travers les amor-tissements2), du développement(à travers les investissementsproductifs3 et intérêts financierssur la partie de la dette liée à

cet investissement) et de lapérennisation (en générant dela trésorerie nette4) de l’outilde production. Cette partie duprofit permet également le finan-cement des services publics àtravers les impôts et taxes localespayés.Une autre partie du profitéchappe au circuit économiquede l’entreprise. C’est la part de

de dividendes aux actionnaires5,rachat d’actions6, investisse-ments financiers7, intérêts finan-ciers sur la partie de la detteliée à ces investissements.Les actionnaires exigent desentreprises qu’ils détiennent degénérer du surprofit distribuable,c’est-à-dire d’extraire toujoursplus de valeur ajoutée, bien au-delà de ce qui est nécessaire

Substituer le développement humain au taux de profit dans les modèles de gestion des entreprisesAvec la loi PACTE, les entreprises peuvent intégrer un « intérêt social et environnemental »dans leurs statuts. Or la conflictualité irréductible entre le travail et le capital rend defait inenvisageable la coexistence d’un intérêt actionnarial et d’un intérêt social. C’estun tout autre mode de régulation économique de l’entreprise qui doit être opposé autaux de profit. »

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LE PARTAGE DE LA VALEUR AJOUTÉE

la valeur ajoutée qui ne bénéficieni aux salariés ni au maintiende l’entreprise en état de pro-duire. Ce surprofit correspondà l’ensemble des ressourcesfinancières dégagées par le pro-cessus de production, utiliséespour financer la reproductionet l’accumulation du capital.Ces ressources peuvent prendredifférentes formes : versement

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pour reproduire la force de travailet l’outil de production.

LES NORMES DE GESTION ET LA QUÊTE DE SURPROFITLa notion de profit la plus clas-sique s’observe au niveau ducompte de résultat d’une entre-prise. Que l’analyse porte surle bénéfice net ou le résultatbrut d’exploitation, cette visionconsidère qu’il y a profit unefois imputé un ensemble decharges sur le chiffre d’affaires.Les indicateurs de profit suivispar les dirigeants d’entrepriseseront alors le bénéfice net et/oule résultat brut d’exploitationrapportés au chiffre d’affaires(le taux de marge brut et net).La prise de pouvoir des marchésfinanciers sur les entreprises aprofondément modifié la notionmême de profit en mettant enœuvre les principes de sa sécu-risation. Les profondes trans-formations financières à l’œuvredepuis plusieurs décennies ontentraîné à partir des années1990 la mise en place de nou-veaux modèles de représenta-tion de l’entreprise centrésautour de la notion de créationde valeur actionnariale : leniveau de profit n’est plus com-paré au chiffre d’affaires maisau montant du capital investipar les actionnaires. Ce nouveaumodèle a pour objectif d’im-poser aux dirigeants d’entre-prises l’adoption de méthodesde gestion sophistiquée et cen-sée garantir aux actionnairesune rentabilité maximale ducapital.L’indicateur de performancede l’entreprise suivie n’est plusle taux de marge net, mais leROE (return on equity), qui rap-porte le montant du bénéficenet aux capitaux propres8 del’entreprise. Plus le ROE estélevé, plus la rentabilité descapitaux propres engagés parles actionnaires l’est également.De la même manière, ce n’estplus le taux de marge brute quiest suivi, mais le retour sur lescapitaux investis (ROCE [returnon capital em ployed]), quimesure le rapport entre le résul-

tat d’exploitation d’une entre-prise (diminué de l’impôt surles sociétés) et l’ensemble desfonds engagés par l’entreprise(capitaux propres9 + dettesfinancières10).Cet indicateur est comparé aucoût moyen pondéré des capi-taux engagés (WACC [weightedaverage cost of capital]), qui cor-respond au coût globaldes fondsengagés pour l’entreprise (lecoût du capital au sens large).Ce coût global englobe les inté-rêts financiers payés sur la partiedes fonds composée de dettesfinancières ainsi qu’un coûtd’opportunité sur la partie desfonds composée des capitauxpropres apportés directementpar l’actionnaire. Ce coût d’op-portunité mesure ce qu’auraitrapporté l’investissement deces fonds sur les marchés finan-ciers, et donc ce qu’il en « coûte »à l’actionnaire de le laisser dansl’entreprise. En exigeant que leROCE soit supérieur au WACC,l’actionnaire exige donc que letaux de rentabilité du capitalinvesti dans l’entreprise (enfonds propres, hors dettes finan-cières) soit supérieur à celui exi-gible par les marchés financiers.

Il y a là une volonté de sécuriserau maximum la rémunérationdu capital. Que ce soit à traversle ROE ou le ROCE, ces nouvellesnotions de profit entendent don-ner des garanties de rémunéra-tions aux actionnaires, en inté-grant désormais, aux imputationsde « charges » traditionnelles

dans le calcul du profit (salaires,impôts et taxes, amortissements,fournisseurs, etc.), une rému -nération minimale attendue du capital. Il n’y a profit quelorsqu’une rémunération mini-male du capital a été prise encompte : lorsque le ROCE estsupérieur au WACC et que le ROEa dépassé un certain seuil de ren-tabilité (15 % selon les conventionsboursières traditionnelles)11. Plusconcrètement, définir des normesde gestion favorisant la haussedu ROE ou du ROCE permet derépondre à une double attentedes actionnaires : accroître lecours de Bourse de l’entreprise(en la rendant plus « attrayante »aux yeux des investisseurs et

actionnaires potentiels) et lebénéfice distribuable sous formede dividendes.

LE SURPROFIT CONTRE LE TRAVAILLa recherche de profit n’est passynonyme de profit. La premièrea besoin d’une traduction opé-rationnelle dans l’entreprise pourpermettre le second. Pour aug-menter la part des richesses crééesallant au profit, il faut diminuercelle allant au travail à travers lacompression économique de lamasse salariale12, mais égalementà travers la fragilisation politiquedu salariat. D’autres leviers existentpour accroître le profit, à l’imagepar exemple de ces grandes entre-

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LE PARTAGE DE LA VALEUR AJOUTÉE

DÉCOMPOSITION DU PROFIT

TRADUCTION COMPTABLE DE LA « NOUVELLE » DÉFINITION DU TAUX DE PROFIT

Le taux de rentabilité des capitaux engagés (ROCE × capitaux engagés) recherché par les actionnaires est celui qui permet de dégager un résultat d’exploitation (net d’impôt sur les sociétés) supérieur aux « coûts »pondéré des capitaux engagés (intérêts sur dettes + coût d’opportunité sur les capitaux propres) par les actionnaires (WACC) et de dégager un « surrendement ». Ce surrendement est rendu possible par la hausse du résultat d’exploitation (net d’impôt sur les sociétés), et donc par la hausse du profit.

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prises donneuses d’ordres quivont déployer des stratégies com-merciales agressives vis-à-vis deleurs sous-traitants et fournisseursafin de diminuer le coût de leursachats. Mais c’est alors la massesalariale de ces entreprises « satel-lites » qui servira d’ajustementà cette pression commerciale.Ainsi, au niveau macroécono-mique, la recherche de profitcomme mode de régulation fon-damental de l’entreprise capi-taliste se traduit toujours par labaisse du poids du travail dansles richesses créées.La compression économique dela masse salariale s’exerce à traversdes pressions sur les salaires etsur l’emploi. Cela peut se traduirepar le gel des embauches et dessalaires, la recherche de gains deproductivité, l’augmentation dutemps de travail, la multiplicationdes ruptures conventionnelleset des plans de licenciementscollectifs dans nombre d’entre-

prises. Cela peut également setraduire par des entreprises quiprivilégient des investissementséconomes en main-d’œuvre (lesinvestissements ne dépassantpas la barre des 15 % de ROE oune dégageant pas un ROCE supé-rieur au WACC auront, par exem-ple, tendance à être écartés). Lesentreprises qui externalisent desactivités à forte main-d’œuvrejugées moins profitables et quifavorisent le recours à la sous-traitance et à l’intérim sont éga-lement de plus en plus nom-breuses. Cette dynamique a pourconséquence d’insécuriser et deprécariser les salariés. Dans cecontexte, l’affaiblissement dusalariat dans son mode d’orga-nisation politique et collectiveest tout autant la conséquencede cette compression salarialequ’un réel enjeu pour le capitaldans sa lutte contre les poches

de résistances à la toute-puissancedu profit. C’est à travers cettedynamique qu’il convient d’ap-préhender les attaques répétéescontre le Code du travail, lesconventions collectives, les ins-tances représentatives du per-sonnel (comité d’entreprise,CHSCT, délégué du personnel),les organisations syndicales, etcontre l’État régulateur.

LE TISSU ÉCONOMIQUECONFRONTÉ À UNE LOGIQUEFINANCIÈRE MORTIFÈRECes logiques financières sont àla base de l’organisation desgrandes entreprises, et notam-ment celles qui sont cotées enBourse. En cascade, elles impac-tent la quasi-totalité du tissuproductif français. En 2015, les287 plus grands groupes d’en-treprises situés en France (com-posés de 28000 entreprises autotal) représentaient 30 % de PIBet de l’emploi national13 (hors

agriculture et administrationpublique). Dans les groupes d’en-treprises, ce sont les sociétésmères (287 entreprises) qui défi-nissent les objectifs économiques,sociaux et stratégiques de leurs28000 filiales. Au travers des rela-tions de sous-traitance que cesgroupes entretiennent avec unvaste réseau de PME-ETI surtoute la France, c’est en réalitédavantage qu’un tiers de l’emploiet du PIB qui dépend directementet indirectement des choix etdes décisions des grandes entre-prises maison mères. Selonl’INSEE, pour un quart d’entreelles, les grandes entreprisessous-traitent un quart de leuractivité auprès des PME en 2013.La position macroéconomiquestratégique qu’occupent ces mas-todontes leur confère le pouvoird’entraîner avec eux leurs éco-systèmes composés des filiales,

de sous-traitants et de fournis-seurs. Ces grandes entreprisesse trouvent donc au sommet deschaînes de production et devaleur14. Leurs exigences de ren-tabilité de capitaux se transfor-ment en contraintes retombanten cascade sur la quasi-totalitédu tissu économique français.Leurs filiales, leurs sous-traitants

et leurs fournisseurs sont direc-tement mis à contribution. Lespremières le sont directement,en tant qu’unités non autonomesen matière de décisions : la mai-son mère pilote directement lapolitique financière et stratégiquede ses filiales. Les seconds et lestroisièmes subissent, eux, lesméthodes d’« optimisation » descoûts qu’infligent les grandsgroupes à l’ensemble de la chaînede création de valeur. À leur tour,ces derniers vont aller puiserdans les compartiments les plusfacilement mobilisables: la massesalariale en premier lieu, puis àleur tour dans leurs réseaux defournisseurs et sous-traitants.

ABANDONNER LE TAUX DE PROFIT COMME MODE DE RÉGULATIONQuel que soit l’indicateur deprofitabilité retenu parmi ceuxqui viennent d’être décrits, leurpoint commun réside dans l’ab-sence de prise en compte dutravail dans le « partage » duprofit. Que ce soit le résultat brutd’exploitation, le bénéfice net,le ROE, le ROCE, tous ont déjàsoustrait la rémunération dutravail. Dans ce cadre, le travailau sens large (salaire, cotisationssociales, emploi, formation,condition de travail, etc.) ne peutdevenir qu’une variable d’ajus-tement à la maximisation dutaux de profit.

Repartir de la valeur ajoutéecomme indicateur de créationde richesses créées permettraitainsi de réintégrer le travail dansles logiques de distribution desrevenus par l’entreprise15. Faireprévaloir les logiques de déve-loppement humain et d’efficacitésociale et environnementale surcelles de la maximisation du profit

passe en effet par un accroisse-ment de la valeur ajoutée. Maiscette croissance doit permettrele financement de l’emploi stableet bien rémunéré, de la baissedu temps de travail, du renfor-cement de la protection socialeet des services publics. Elle doitpermettre par la même dyna-mique d’asphyxier le capital ensupprimant la part qui aujourd’huilui revient.La valeur ajoutée est un indicateurportant bien l’expression comp-table de la création de nouvellesrichesses dans les comptes sociauxdes entreprises indépendantes(n’appartenant pas à un groupe).Cependant, les évolutionsmacroéconomiques contempo-raines ont quelque peu biaisécette notion. Ces évolutions s’ob-servent notamment à traverstrois phénomènes.1. L’apparition de nouvellesnormes comptables favorisantl’homogénéisation – et donc lacomparabilité – de la présentationdes comptes des entreprisescotées en Bourse (IFRS pour lemarché européen, US GAAP pourle marché nord-américain) : cesréférentiels comptables ne pré-sentent pas la valeur ajoutée.2.La concentration capitalistiquedu tissu productif français. Lesfiliales de groupe comptabilisentbien souvent des valeurs ajoutéesdéformées par des flux intra-groupe et des mécanismes de

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Dans ce contexte, l’affaiblissement du salariat dans son mode d’organisation politique et collectiveest tout autant la conséquence de cette compressionsalariale qu’un réel enjeu pour le capital dans sa lutte contre les poches de résistances à la toute-puissance du profit.

La prise de pouvoir des marchés financiers sur les entreprises a profondément modifié la notionmême de profit en mettant en œuvre les principes de sa sécurisation.

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facturation à prix convenus, quine reflètent que partiellementleur réalité économique16. Dansces cas-là, la valeur ajoutée deces filiales reflète davantage lesstratégies des grands groupes enmatière d’optimisation de lachaîne de valeur plutôt que lescréations de richesses nouvelles.3. La dynamique de recentragedes grandes entreprises sur leurcœur de métier. Cela se traduitpar des externalisations (ou filia-lisations) d’activités, généralementà faible valeur ajoutée, et par le développement de la sous-traitance. La valeur ajoutée deces sous-traitants analysée auxseules bornes de leurs comptesde résultat aux normes françaisessera alors souvent sous-estimée,une partie de celle-ci étant captéepar le donneur d’ordre.D’un point de vue analytique, lanotion de la valeur ajoutée est laplus pertinente pour mesurerl’apport du travail humain dansle processus de production et lacréation de richesses nouvelles.Mais l’utiliser comme critère degestion de manière systématiquedans l’ensemble des entreprisescomporte un biais. Dans certainscas, cela sous-évaluera les richesses

créées (et donc disponibles) dansl’entreprise, dans d’autres cascela les surévaluera. Il est certestoujours possible de réaliser unensemble de retraitements comp-tables afin de redonner un senséconomique à la valeur ajoutée17.Cependant, la complexité de cesretraitements rendrait alors peuenvisageable l’appropriation desnouveaux critères de gestion parles salariés.

NÉCESSITÉ D’UNE OFFENSIVEPOLITIQUE POUR UN TOUTAUTRE PROJET DE SOCIÉTÉUne réelle réflexion sur les nou-veaux critères de gestion dansl’entreprise ne peut faire l’éco-

nomie d’une réflexion sur le statutde ces grandes entreprises fran-çaises, qui imposent et diffusentune logique financière pauvreen emploi (en quantité et en qua-

lité) à une large part du tissu pro-ductif français. En filigrane, celapose la question de la conquêtede nouveaux pouvoirs dans cesentreprises, qui revêtent dès lorsun intérêt collectif, pour ne pasdire public.C’est à ce niveau-là du tissu pro-ductif que se niche l’intérêt stra-tégique d’une intervention col-lective dans les modèles degestion, selon une forme qu’ilreste sûrement encore à inventer.Celle-ci pourrait inclure dans lesorganes de décision de ces grandesentreprises de nouveaux acteursavec de nouveaux pouvoirs : lesreprésentants des salariés de cesgrandes entreprises bien sûr,mais également des représentants

des organisations syndicalesreprésentatives de branches, desreprésentants des salariés desentreprises sous-traitantes, etpourquoi pas des citoyens et éluslocaux pour les entreprises étantà l’origine d’effet d’entraînementcolossal sur leurs écosystèmesterritoriaux. Un tel mode de gou-vernance aurait la propriété depouvoir réorienter de manièredémocratique les stratégies deces grandes entreprises, leursmodèles de production, de finan-cement et de répartition desrichesses. De nouveaux critèresde gestion portant en leur cœurl’efficacité sociale et environne-mentale pourraient alors être

déployés en fonction des enjeuxciblés et du nouveau rapport desforces. Ce déploiement pourraitavoir lieu dans l’entreprise concer-née et, par capillarité, en direction

de l’aval de la production. Parexemple en œuvrant à la réin-ternalisation des activités sous-traitées ou filialisées par cesgrandes entreprises, afin d’élargirla couverture de ces nouveaux

critères à une population plusimportante. Pour les activités dif-ficilement réinternalisables,faisant appel à des compétencesspécifiques, ces grandes entre-prises pourraient alors imposerà leurs sous-traitants de s’alignersur ses nouveaux critères de ges-tion en les intégrant dans leurscahiers des charges.Ce n’est qu’en partant du sommetde la chaîne de production et devaleur que nous pourrons nousréapproprier les créations derichesses afin de les orienter dansle sens du développementhumain. Le combat reste àmener.n

*TIBOR SARCEY est économiste.

Ce n’est qu’en partant du sommet de la chaîne de production et de valeur que nous pourrons nous réapproprier les créations de richesses afin de les orienter dans le sens du développement humain.

Une réelle réflexion sur les nouveaux critères de gestion dans l’entreprise ne peut faire l’économied’une réflexion sur le statut des grandes entreprisesfrançaises.

1. La valeur ajoutée est la différence entre la valeur de la production et la valeur des biens qui ont été consommés par le processus de production. Elle mesure la valeur qu’ajoute le travail humain aux biens et services intermédiaires nécessairesà la production (matières premières, consommations externes).2. Les amortissements correspondent à une constatation de perte de valeur d’un bien,du fait de son usage (usure physique). L’amortissement permet d’étaler le coût d’une immobilisation sur sa durée d’utilisation.3. Par opposition aux investissements financiers, les investissements productifs sontliés à l’exploitation de l’entreprise (achat de bâtiments, de machines, de brevets, de ligne de production, etc.)4. La trésorerie est le porte-monnaie de l’entreprise. La trésorerie brute désigne lessommes d’argent disponibles, que ce soit sur le compte bancaire de l’entreprise et/ouen caisse. La trésorerie nette correspond à la trésorerie brute diminuée des dettesfinancières de l’entreprise. Elle est indispensable à l’investissement.5. Comptablement, les dividendes sont prélevés sur le résultat net (après impôts),généralement quand celui-ci est positif (on parle alors de « bénéfice net »).6. Cela consiste à utiliser les ressources dégagées par l’entreprise pour racheter ses propres actions afin d’accroître le bénéfice par action des actionnaires restants.7. Pour une société, cela peut consister à acquérir le capital d’une autre société en vue de la contrôler et d’en extraire du profit à travers des remontées financières de toutes sortes. Les investissements financiers peuvent également se résumer à de la pure spéculation à travers des placements financiers.8, 9, 10. Les entreprises se procurent deux types de fonds financiers : les capitauxpropres et la dette financière. Les capitaux propres regroupent le capital apporté par les actionnaires et les bénéfices non distribués générés par l’entreprise. Les dettesfinancières représentent le capital prêté par les créanciers (banques ou marchésfinanciers).11. Voir « Rentabilité et risque dans le nouveau régime de croissance », rapport du commissariat général du Plan, présidé par Dominique Plihon, octobre 2002.12. Souvent premier poste de « dépenses » des entreprises, la masse salariale correspond à la somme des rémunérations brutes (salaire + cotisations sociales+ primes, etc.) versées par l’entreprise à ses salariés au cours d’un exercice.13. Rapport annuel 2017 sur l’évolution des PME, BPI France, 2017.14. Une chaîne de production est l’ensemble des opérations de productionnécessaires à la réalisation d’un bien et service, des matières premières jusqu’à la mise sur le marché. La chaîne de valeur représente l’ensemble des richessesproduites à chaque stade de la chaîne de production.15. Voir Denis Durand, « De la crise de l’entreprise aux nouveaux critères de gestion », in Économie et Politique, no 764-755, mars-avr. 2018.16. Les flux intragroupes reflètent les achats et les ventes entre filiales d’un mêmegroupe. Les groupes intégrés verticalement et présents sur une grande partie de la chaîne de production peuvent largement piloter le niveau de chiffre d’affaires, de consommations intermédiaires et de valeur ajoutée de leurs filiales.17. Voir Claude Laridan, « Comptabilité et nouveaux critères de gestion »,in Économie et Politique, no 772-773, sept.-oct. 2018.

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PAR AMAR BELLAL*,

UN ENJEU CENTRALL’industrie est le cœur de la pro-duction de richesse d’un pays.Nous pouvons tirer n’importequel fil de l’activité humaine,l’enseignement, le secteur de lasanté, le transport, au bout setrouvera immanquablement unefilière de production, une usinepour le dire plus simplement.Le secteur des services n’est biensouvent qu’au service d’un pro-cessus industriel quand il n’endépend pas très étroitement :

sans un secteur industriel fort,un pays est condamné, à plusou moins long terme : il devraimporter massivement les pro-duits qu’il consomme, avec ledéséquilibre de la balance com-merciale et l’appauvrissementqui s’ensuivent. Cela doit natu-rellement occuper une placeimportante dans notre réflexionpolitique.

UN DÉFAUT GRAVE DE CULTURE INDUSTRIELLEOn se heurte pourtant à une dif-ficulté. La sociologie des partis

politiques qui se réclament dela gauche a beaucoup changé,et plus particulièrement parmiceux qui animent les groupes

d’idées et ceux chargés de ras-sembler la réflexion sur ce sujet :beaucoup d’enseignants, demilitants issus des sciences

humaines n’ont pas toujoursassez d’expérience dans ces sec-teurs. Il ne s’agit pas ici de lesblâmer bien sûr, l’auteur de ces

lignes est d’ailleurs issu de cesmilieux. Mais convenons-en : ilen découle souvent un désintérêtet un manque d’expertise autour

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Une tribune électrochoc, écrite en juillet 2018 afin d’interpeller l’ensemble de lagauche à prendre au sérieux les questions industrielles. Le propos est vif, le style tranchéet teinté d’humour, mais qui a efficacement attiré l’attention du monde intellectuel.

Cette perte d’expertise est dramatique car elle est la porte ouverte à toutes sortes d’utopiesfaciles d’accès, qui donnent l’impression de fournir à peu de frais une culture dans ce domaine.

Pour une véritable culture industrielle, sortir de l’infantilisme technologique

Sauf pour quelques usages spécifiques, avec degrosses imprimantes 3D qui relèvent d’ailleursdavantage d’une évolution de l’usinage numérique 3D(Airbus, PSA), les fablabs resteront une des utopiesles plus emblématiques de ces dernières années :certains veulent faire croire qu’on sera capable de remplacer le tissu industriel par des fabricationsartisanales de quartier.

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de ces enjeux. Cette perte d’ex-pertise est dramatique car elleest la porte ouverte à toutessortes d’utopies faciles d’accès,qui donnent l’impression defournir à peu de frais une culturedans ce domaine.Cette culture se limite souventà la lecture du dernier livre à lamode qui met en avant telle outelle vison utopiste de ce queserait l’industrie de demain, parexemple. Ainsi en est-il de la fas-cination autour des imprimantes3D, des fablabs, de la société du« tous producteurs », de certainesvisions proudhoniennes de l’éco-nomie, des graves sous-estima-tions des défis énergétiques…Il faut dire que les philosopheset les sociologues spécialisésdans la narration de certainesutopies technologistes ne man-quent pas: Besnier, Rifkin, Morin,Stiegler…, pseudo-visionnairesqui ont pour point commun dene pas comprendre grand-choseaux réalités industrielles et aumonde de la recherche, pour nes’y être jamais vraiment frottés,et pour tout dire n’y avoir jamaistravaillé et n’ayant jamais réaliséle moindre projet concret. Leursouvrages sont, hélas, les livresde chevet de beaucoup de diri-geants à gauche qui s’imaginentêtre à la pointe de l’avant-gar-

disme en en reprenant les idées.Pourtant, il suffit d’échangeravec quelques ingénieurs ouchercheurs d’école d’ingénieurs,d’institut de technologie, en pro-cessus de production ou en génieproductique pour comprendreque ces visions sont surtout idéo-logiques. Les évolutions de l’in-dustrie et ses bouleversementssont ailleurs, dans ce qu’on recou-vre par le terme générique d’usinedu futur, beaucoup plus difficileà appréhender mais dont les

germes sont déjà là, avec desconséquences indiscutables surles conditions de travail, commecela apparaît lorsqu’on prend lapeine de discuter avec des salariésou des militants syndicaux surle terrain.Penchons-nous sur les « égare-ments » les plus fréquemmentrencontrés sur le sujet. Un pre-mier pas serait de déconstruireles visions simplistes et erronéesmais répandues autour de laproduction et de l’industrie.

LA PAILLASSE DE LABORATOIRE ET LA GRANDE ÉCHELLECe qui fonctionne sur une pail-lasse de laboratoire ne fonctionnepas forcément à grande échelle.Ainsi en est-il, entre autres, desutopies sur la « société hydro-gène » et la production d’énergiedécentralisée qui nous permet-traient, selon certains, de nouspasser des grandes unités deproduction. La pile à combustibleexiste, la voiture à hydrogèneexiste, et ce depuis plusieursdizaines d’années, mais si celane se généralise pas, ce n’est pasparce qu’il y aurait un complotcontre cette technologie, fomentépar les industriels de l’automobilepar exemple, mais tout simple-ment parce que c’est très cher

et d’un rendement médiocre, etque les chercheurs du mondeentier ne trouvent pas de solutionpour qu’il en soit autrement.Le domaine de l’énergie est d’ail-leurs un des secteurs les pluspropices à ces visions qui fontfi des ordres de grandeurs et del’état réel des technologies etdes perspectives à plus ou moinslong terme. Comment expliquercela à un dirigeant politique qui,ayant lu le dernier livre de Rifkin,ne jure que par lui, et s’imagine

ainsi être un avant-gardistevisionnaire face à des scienti-fiques ringards et frileux, selonlui, qui lui expliquent le contraire?C’est très difficile (c’est du vécu).

NOTRE PENCHANT POUR LA SCIENCE-FICTION ET LE SENSATIONNELOn pourrait aussi citer le délireautour de l’homme « augmenté »et du transhumanisme. C’est lapremière chose qui nous vientà l’esprit lorsqu’on évoque lesprogrès de la robotique appliquéeà l’homme sous forme de pro-thèses évoluées. Mais, dans cedomaine précis, l’écrasante majo-rité des chercheurs en robotiquecherchent tout simplement àaméliorer le quotidien de per-sonnes qui ont perdu un membreet sont gravement handicapées,ou bien cherchent par exempleà fabriquer un cœur artificiel leplus fiable possible : non paspour créer de nouvelles émotionsartificielles, dans un délire puérilde film de science-fiction, maisplus « prosaïquement » pourprolonger la vie de milliers depersonnes. Et nous passons àcôté de cela, de toute une filière,nous focalisant sur l’accessoire,en contribuant à véhiculer lesfantasmes de certains philo-sophes qui voient venir la fin del’humanité ou une menace pourl’espèce humaine. Pour qu’il ensoit autrement, il faudrait fré-quenter vraiment les chercheursde cette discipline et s’y intéressersincèrement, débattre avec eux,quitte à écrire des livres moinssensationnels. Peut-être aussifaire un stage de découvertepour s’immerger dans le mondede la recherche et de l’industrie :il n’y a pas de honte à cela, etcela éviterait d’écrire et de pro-fesser des contrevérités.

UNE UTOPIE TECHNOLOGISTEEMBLÉMATIQUE : LES FABLABSL’avenir serait aux fablabs et auxassociations de quartier de typedo it yourself (« faites-le vous-même »), le tout sous couvertd’une aspiration à l’émancipationde chacun, enfin libre de produire

soi-même la poignée de portecassée de son logement dansson fablab de quartier – plutôtque d’aller l’acheter à Castorama,acte très aliénant, il va sans dire– et selon son désir et pour l’usagevoulu: voilà pour le volet « éman-cipation »… Ce serait annon-ciateur de la fin des usines tellesqu’on les connaît, la fin des groscentres de production : place àla décentralisation des produc-tions, au partage des savoirs etdes connaissances qui ferontque n’importe qui pourra pro-duire ce que bon lui semble ens’improvisant ingénieur, tech-nicien et ouvrier spécialisé, dansla branche qu’il veut, selon lapièce ou l’objet qu’il veut pro-duire soi-même, et en téléchar-geant le plan de fabrication surInternet sur des plates-formescollaboratives (dans ce cas, ilne faut pas avoir peur de sacrifierses congés de Noël si les freinsde son vélo lâchent et qu’on ne veut surtout pas passer àDécathlon…).C’est une vision naïve du mondequi nous entoure, car elle sous-estime le haut niveau de tech-nicité des objets les plus banalsde notre quotidien ainsi que lesproblèmes ardus qu’ont dûrésoudre ingénieurs et techni-ciens pour produire des objetsavec des cahiers des charges deplus en plus exigeants en termesde résistance des matériaux, defiabilité, de normes sanitaireset de sécurité, et avec la nécessitéde les produire à des centainesde milliers d’exemplaires avecle même niveau de qualité.Autant dire que fabriquer neserait-ce qu’un « simple » pédalierde vélo, un stylo-bille ou mêmeun pot de yaourt n’est pas à la portée du bricoleur dudimanche! Faut-il rappeler quedes normes et des métiers trèspointus existent, qui interdisenttoute utopie de ce genre, à moinsd’accepter un recul de civilisationsans précédent avec un retourà l’artisanat ?Certes, on peut rétorquer quela NASA a une imprimante 3Dà bord de l’ISS, que la médecineproduit des prothèses à partir

Les évolutions de l’industrie et ses bouleversements sontailleurs, dans ce qu’on recouvre par le terme génériqued’usine du futur, beaucoup plus difficile à appréhendermais dont les germes sont déjà là, avec desconséquences indiscutables sur les conditions de travail.

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d’imprimantes 3D, qu’Airbusproduit également des pièces àpartir de ce type de procédé, ets’imaginer qu’on est avant-gar-diste en voyant là les prémicesd’une nouvelle révolution desmodes de production. Mais celafonctionne parce que dans cescas très précis et spécifiques –dans ce qu’on appelle des« niches » – l’intérêt est réel,rien à voir donc avec un boule-versement général (encore moinsune « révolution »). Ainsi, pour

la NASA, l’isolement de l’ISSexige qu’une pièce, aussi spé-cifique soit-elle, puisse être pro-duite en urgence en dépannageà bord : en effet, à 400 km d’al-titude, les garagistes sont rares.En médecine, une prothèse estunique pour un être humain,unique lui aussi, qui va la recevoir.Enfin, Airbus a les moyens dese payer une imprimante extrê-mement performante, très chèreet très spécifique aux piècesqu’elle va réaliser, et qui ne serviraque là.D’ailleurs, pour que les centresfablabs soient vraiment efficaces,il faudrait disposer de machineset d’imprimantes 3D très coû-teuses et performantes, se spé-cialiser dans la production dequelques objets précis pour opti-miser la matière et en faire beau-coup, et ensuite que ces machinestrès chères soient regroupéesdans un même lieu avec du per-sonnel qualifié sachant les piloteret assembler les pièces du produitfini (pour faire ne serait-ce qu’unvélo il faudrait des dizaines d’im-primantes 3D compte tenu desdifférentes pièces et matériauxnécessaires). Comment appel-lera-t-on de tels lieux? … desusines, tout simplement !On revient ainsi à la case départ,et avec le questionnement des

fablabs on rejoue le débat autourdu passage de l’artisanat à l’èremoderne de l’efficacité indus-trielle, depuis longtemps tranché.On se fait plaisir avec un vernisde modèle alternatif rebelle etcontestataire.Avec de telles idées,autant dire que les financierstremblent ! L’illusion vient dufait qu’on confond l’imprimante3D des travaux pratiques de col-lège du professeur de technologie,soucieux de faire réaliser desactivités à ses élèves, et l’impri-

mante 3D de l’atelier de PSA oud’Airbus, qui n’est rien d’autrequ’une évolution de l’usinage àcommande numérique, quiexiste déjà. Mais pour le com-prendre il faut un minimum deculture technologique et unenotion sur les contraintes qu’uneligne de production pose. Nepas confondre progrès, nicheset révolution technologique.

APPRÉHENDER LE «TEMPS INDUSTRIEL»Le temps industriel est un tempslong. Déployer une technologie,développer une filière, fiabiliserun produit, d’un modèle d’Airbusau réacteur EPR, en passant parle TGV ou le dernier moteur àcombustion qui sera produitpar millions, c’est long et passouvent compatible avec cer-taines incantations et impa-tiences exprimées par des idéo-logues (surtout âpres au gain etvisant le profit immédiat) quiproposent de remplacer des sec-teurs entiers par des filières quine sont pas mûres et ne dépas-sent même pas le stade de lapaillasse de laboratoire ou duprototype. Ces discours de la« table rase » ont des effets cata -strophiques car mettant souspression des industries entièressommées constamment de jus-

tifier de leur utilité, devant sanscesse s’excuser d’exister, provo-quant ainsi de graves crises desvocations (la meilleure façon detuer une filière ? envoyer le signalqu’on n’investira plus dans cedomaine, et les écoles d’ingé-nieurs se vident). Comments’étonner que les facultés desciences soient désertées defaçon aussi dramatique?Doit-on rappeler qu’il faut cinqà six générations d’effort, de tra-vail, pour développer une filièreindustrielle d’excellence dansun pays mais seulement cinq àdix ans pour la détruire? Aussifaut-il veiller à ne pas relayer desdiscours faciles d’anticipationde la fin de telle ou telle techno-logie. Ce n’est pas faire preuved’avant-gardisme que de prônerle « nouveau » systématiquementet de vouloir tout remplacer avecune nouvelle idée tous les deuxans : ce n’est pas sérieux. Ondevient les idiots utiles du sys-tème, car ce sont ces discoursqui déclenchent en silence ladisparition du peu d’industriequ’il nous reste : on rejoue enversion moderne la fable de

Perrette et le pot au lait, en perdantce qu’on sait déjà faire avec lapromesse de nouvelles filièresqui ne verront pas le jour, carnon viables. Et la finance, s’in-téressant de moins en moins auxusines, à la rentabilité médiocrepar rapport à la spéculation, s’enfrotte les mains.

UN OUBLI FRÉQUENT : LE SUPPORT MATÉRIEL DE LARÉVOLUTION NUMÉRIQUEC’est une figure de style : quandon parle de révolution numé-rique, on dit BlaBlaCar, Uber,Waze, GAFAM, on explique qu’ily a d’immenses potentialitésavec les « communs » grâce auxlogiciels libres, on use de formules

du type « un autre Internet estpossible ! si on se donne lesmoyens d’une maîtrise pu -blique », etc., maisdans des ren-dez-vous, colloques et autresjournées d’étude, on évite soi-gneusement d’inviter un syn-dicaliste d’Orange ou d’Alcatel(maintenant racheté par Nokia),ou un ingénieur des télécom-munications, de l’industrie infor-

matique ou des nouvelles tech-nologies : il n’y a de place quepour les hackers ou les militantsdu logiciel libre. Cela empêched’appréhender le cœur des évo-lutions profondes dans des pansentiers de l’économie. Il est pour-tant à la portée de n’importe quid’avoir la présence d’esprit d’in-viter un ingénieur de cette filièreafin qu’il nous parle du supportde cette révolution numérique :la fabrication des serveurs, desréseaux, des fibres optiques, descomposants électroniques, sanslesquels Internet et tout le resten’existeraient pas. Une entreprisecomme Alcatel a été rachetéetrois fois déjà, peut-être serait-il temps de s’y intéresser et de

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Avec le questionnement des fablabs on rejoue le débat autour du passage de l’artisanat à l’èremoderne de l’efficacité industrielle, depuis longtempstranché. On se fait plaisir avec un vernis de modèlealternatif rebelle et contestataire.

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Doit-on rappeler qu’il faut cinq à six générationsd’effort, de travail, pour développer une filièreindustrielle d’excellence dans un pays maisseulement cinq à dix ans pour la détruire?

Un exemple de procédé qui a du mal à dépasser le stadedu prototypage : les unités de stockage d’électricité parméthanation (power to gas). Ces prototypes existent depuisdes années, mais les rendements,les quantités stockées et la fiabilité technologique ne sont pas à la hauteur des énormes besoinsénergétiques ne serait ce qu’àl’échelle d’un petit territoire…

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comprendre que les « données »et leur traitement sont unedimension essentielle, mais queles « tuyaux » les transportantet ceux qui les fabriquent sonttout aussi importants.De grands mouvements se fontdans le monde impitoyable ducapitalisme pour récupérer desbrevets et des savoir-faire pré-cieux de cette industrie. À défautde pouvoir/vouloir aborder cessujets, de sincèrement et col-lectivement les travailler, on secontente des aspects périphé-riques, flattant ce qu’on croitdéjà savoir, ce qu’on a entendumille fois dans les médias. Et necachons pas ce penchant : cesont surtout les idées les pluscompatibles avec une culturede type cyberpunk, proche del’univers d’anarchistes « hacker »de la côte ouest états-unienne,qu’on favorise et valorise, cellesqui sont à la portée d’utopistescontemplant le monde du hautde leur bureau, mais n’ayantjamais vraiment travaillé dansces secteurs.

L’ÉCONOMIE IMMATÉRIELLEEST DE PLUS EN PLUS…MATÉRIELLEIl est frappant de voir des per-sonnes avec de forts penchantspour la décroissance exposerleurs thèses sur les réseauxsociaux, par courriel, par blog,et expliquer que l’économie estde plus en plus immatérielle etqu’on peut économiser énor-mément d’énergie et de matièrepremière grâce aux nouvellestechnologies. Pourtant, c’est toutle contraire : pour exister, cestechnologies nécessitent énor-mément de matière premièreet d’énergie. Derrière les heurespassées sur les réseaux sociaux,il y a une consommation éner-gétique phénoménale pour fairefonctionner les serveurs et cen -tres de données. D’autre part,l’exigence de miniaturisation,paradoxalement, est un facteuraggravant sur le plan environ-nemental : elle demande d’allerchercher des matériaux de plusen plus rares, et derrière l’ap-parence anodine d’un smart-

phone, cet accès à Internet quitient dans notre poche, il y atoutes ces mines en Afrique, enChine, de plus en plus immensespour justement assouvir notresoif d’économie « immatérielle » :Internet, smartphone, écransplats… Et si un jour on avait idéed’ouvrir de telles mines en Francenous aurions à coup sûr des ZADpartout et des millions d’inter-nautes mobilisés pour dire« non », avec des outils nécessitantdonc massivement ces métauxrares. Relevons cette absurdité.Mais tant que les mines sont ail-leurs qu’en France…

LE « PÉTROLE DE DEMAIN »CE SERA… LE PÉTROLE«Les données informatiques sontle pétrole de demain », voilà l’ex-pression la plus agaçante qu’onentend dans les médias, reprisedans des milieux militants, poursensibiliser aux enjeux autourdu big data. On peut traiter unenjeu sérieux (le traitement desdonnées) sans être obligé deverser dans le sensationnel. Non,le pétrole de demain, ça resterale pétrole… et pour longtemps!En effet, comme dit plus haut,pour maintenir toutes ces tech-nologies en fonctionnement, ceseront surtout les matières pre-mières et l’énergie qui manque-ront cruellement à l’humanité.On fera des guerres de plus enplus dures pour acquérir les der-nières réserves pétrolières, carcette ressource restera indis-pensable dans certaines appli-cations. Et il en va de même pourtoutes les matières premières,y compris un minerai aussi banalque le cuivre !

LA MATIÈRE RESTEESSENTIELLEOui, la révolution numérique aun impact dans pratiquementtous les métiers ; elle permet untravail collaboratif plus important,une meilleure réactivité, desprojets conçus en amont avecune précision de plus en plusfine, les logiciels sont de plus enplus ergonomiques et capablesde véritables prouesses de calcul.Il est loin le temps où des équipes

entières de techniciens et d’in-génieurs dans les bureaux d’étudefaisaient et refaisaient des calculsà la main, et derrière les revéri-fiaient encore et encore pendantdes semaines. Aujourd’hui, grâceà des logiciels dédiés, cette étapepeut se faire en quelques heureset par une seule personne. C’est

un progrès spectaculaire, maisqui ne doit pas non plus faireillusion sur la part qui relève du« numérique » et celle qui relèvede « la mise en œuvre de lamatière », qui reste malgré toutessentielle dans la valeur ajoutée:elle conditionne même toute lachaîne de production.Prenons un exemple : pour faireun réacteur EPR, il y a des annéesde calcul, de conceptions, d’es-sais, de prototypages avec deslogiciels puissants, du tra vailimpliquant des dizaines d’équi -pes, des milliers d’ingénieurs etde chercheurs, où le numériqueva effectivement jouer un grandrôle. Mais une fois le projet sta-bilisé il faut le réaliser concrè-tement, ce qui implique de savoircouler du béton de qualité, deproduire et de souder de l’acierde haute qualité, sur place des’assurer de la qualité de la réa-lisation en conformité avec lesplans, d’affiner les systèmes élec-tromécaniques, l’électricité dehaute puissance, etc., et de savoirfaire travailler des dizaines d’en-treprises à la fois, d’effectuertous les contrôles d’étanchéitédes systèmes et de répondre àdes critères très sévères de sûreté,et tout cela devra être répétépour des dizaines de réacteurssi on part de l’hypothèse d’unrenouvellement du parc nucléaireen France, et même sur des cen-taines d’exemplaires si on viseun objectif de déploiement mon-dial. On comprend dès lors quela part de conception restera

mineure face à la réalisationconcrète de ces exemplaires,même si la part du numériquene disparaît pas complètementloin de là.L’exemple de l’EPR reste valablepour les grands projets indus-triels. Et c’est le grand problèmeen France : il suffit de voir les

retards de l’EPR – toute une géné-ration doit réapprendre à traiterce type d’ouvrage –, les retardsde différents chantiers et lesmultiples erreurs et bugs dansl’industrie. On manque de main-d’œuvre qualifiée au sens large,d’ingénieurs de terrain… lefameux « savoir-faire français »se perd. C’est en partie dû aufait qu’on a longtemps cru que« tout était numérique » et quel’essentiel s’y jouait, qu’il suffisaitd’avoir un beau dessin techniquesur son écran d’ordinateur en3D avec des détails et une anti-cipation de tous les paramètrestrès poussée, aboutissementd’années d’études et derecherches d’équipes d’ingé-nieurs, pour croire – chimère !– que le plus dur était fait. Non,il faut aussi que la réalisationsur place puisse suivre, et elleexige peut-être des compétencesencore plus poussées : la nature,le terrain, ça ne pardonne pas,et ils sont incomplètement res-titués à travers les logiciels.Ces questions sont d’ordre poli-tique. Pour les forces de gauche,renoncer aux utopies faciles,technologistes, et retrouver lechemin du dialogue avec lessyndicalistes, les professionnels– osons même un « gros mot » :avec les experts de ces domaines– c’est un chemin plus difficile,mais c’est le seul permettant deretrouver force et crédibilité.n

*AMAR BELLAL est rédacteur en chefde Progressistes.

Il faut aussi que la réalisation sur place puissesuivre, et elle exige peut-être des compétencesencore plus poussées : la nature, le terrain, ça ne pardonne pas, et ils sont incomplètementrestitués à travers les logiciels.

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La région Aquitaine est l’une des plus boisées de France. Sa forêt est même la plusvaste des forêts régionales : elle devance, dans l’ordre, les régions Rhône-Alpes(1,7 million d’hectares) et Provence-Alpes-Côte d’Azur (1,5 million d’hectares). Facteurhistorique de la mise en valeur de la région, a-t-elle dépassé le stade de culture dupin ? Y a-t-il une filière bois qui soit à la hauteur?

PAR CHRISTIAN DARRIET*,

a région Aquitaine his-torique – on rappelle quedepuis le 1er janvier 2016,

en application d’une réformeterritoriale, elle a été intégrée àun ensemble administratif élar -gi à douze départements : laNouvelle-Aquitaine – est consti-tuée de cinq départements :Dordogne, Gironde, Landes,Lot-et-Garonne et Pyrénées-Atlantiques. Avec 1,8 milliond’hectares de forêts, son tauxde boisement s’élève à 43 %,

soit nettement au-dessus de lamoyenne nationale (29 %).La forêt aquitaine est essentiel-lement privée (1659000 ha, soit92 % de la forêt de la région).La part de la forêt publique (8 %)est trois fois moins importantequ’au niveau national (25 %).La forêt domaniale est très res-treinte (38000 ha ± 6000 ha), laforêt publique étant essentiel-lement communale (112000 ha± 6000 ha).En Aquitaine, cinq segmentsprincipaux structurent l’ensem-ble des activités liées à la forêtet au bois: sylviculture et exploi-tation forestière, sciage et travaildu bois, bois de construction,

industrie du papier et du carton,et fabrication de meubles. Ilstotalisent 87 % de l’emploi totalde la filière.

ORIGINALITÉDE LA FORÊT LANDAISELes Landes sont le départementle plus boisé de France, avec untaux moyen de boisement de67 %; la forêt landaise s’étendsur 632300 ha, dont 70222 deforêts de feuillus, 465389 deforêts de résineux et 5300 depeupleraies. Le taux de boise-ment atteint même 72 % au nord

de l’Adour, avec un massif fores-tier résineux, dominé par le pinmaritime : le département desLandes représente 60 % du mas-sif des Landes de Gascogne, pre-mier massif européen (en super-ficie). Ce taux se maintient à 24 % au sud de l’Adour, oùprédominent les espèces feuil-lues, et notamment le chênepédonculé.Hormis cette suprématie spatiale,cette forêt présente quelquescaractéristiques fortes : unequasi-monoculture du pin mari-time (présent sur 87 % des sur-faces boisées), dont l’origine estpresque exclusivement anthro-pique (les plantations datent

de la seconde moitié du XIXe siè-cle) ; une propriété privée à 90 %,mais dont 75 % de la superficieappartient à moins de 20 % despropriétaires: 20900 d’entre euxpossèdent une propriété de plusde 1 ha, soit un total de609400 ha. L’Office national desforêts gère 65000 ha : 25000 haen forêt domaniale (essentiel-lement sur le cordon dunairedu littoral), 10000 ha sur desterrains militaires et 30000 haen forêt des collectivités (com-munes et département) relevantdu régime forestier. Le tout repré-sente un volume sur pied de81600000 m3en conifères et de12000000 m3 en feuillus.Si la forêt landaise revêt unincontestable intérêt écono-mique, lié à la sylviculture, àl’exploitation et à la transfor-mation des bois, soulignons quesa grande sensibilité aux incen-dies a entraîné le développementd’une politique active de pré-vention depuis plusieurs décen-nies. Mais elle a également unintérêt écologique, avec la pré-servation de certains secteursliés au caractère historique desmilieux humides de la lande

(ripisylves, lacs côtiers, « cou-rants » [exutoires des lacs etétangs], dunes côtières…),aujourd’hui intégrés dans leréseau Natura 2000. Avec unrythme d’exploitation de10000 ha par an en moyenne,cette forêt est avant tout uneforêt cultivée de production,avec 2709000 m3en bois d’œuvreet 1458000 m3en bois d’industriede pin maritime récoltés en 2005(soit 49 % du volume totalexploité en Aquitaine, dont2240000 m3 avec une certifica-tion environnementale). Cesvolumes représentent au total12 % de la production française.À noter que l’exportation debois (essentiellement versl’Espagne), à hauteur de587000 m3, représente 13,5 %de la récolte totale.

LA FILIÈRE BOIS1La quasi-monoculture du pinmaritime a engendré une indus-trie de transformation localedu bois bien implantée. L’en -semble des entreprises fores-tières (sylviculture, exploitationforestière et première trans -formation) faisait travailler

La forêt landaise

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La forêt aquitaine est essentiellement privée(1 659 000 ha, soit 92 % de la forêt de la région).La part de la forêt publique (8 %) est trois fois moinsimportante qu’au niveau national (25 %).

La forêt landaise a également un intérêt écologiqueaussi, avec la préservation de certains secteurs liésau caractère historique des milieux humides de la lande (ripisylves, lacs côtiers, « courants »[exutoires des lacs et étangs], dunes côtières…),aujourd’hui intégrés dans le réseau Natura 2000.

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6000 salariés permanents en 2005.La filière forêt-bois en Aquitaineemploie quelque 38000 per-sonnes ; parmi elles, près d’unquart sont des indépendants.L’emploi est réparti sur l’en-semble du territoire : quatrecommunes sur cinq accueillentau moins un établissement dela filière. La sylviculture, l’ex-ploitation forestière et le sciagecontribuent particulièrementau maintien de l’activité enmilieu rural. À l’inverse, l’in-dustrie du papier, forte d’éta-blissements de grande taille, estimplantée essentiellement dansles communes urbaines. Le seg-ment « bois construction » estun vivier d’emplois pour lesjeunes : la moitié des salariés yont moins de 31 ans. Le sciageet le travail du bois, secteur traditionnel, est le premieremployeur de la filière.L’industrie de seconde trans-formation, bien structurée,appartient à de grands groupesinternationaux : Egger, Smurfit,Gascogne, Finsa…, qui ont ins-tallé des unités de fabricationde pâte à papier et de pan-neaux. En incluant l’industrie

du meuble, on recensait en2004 pas moins de 112 entre-prises totalisant un effectif de4 200 salariés.Au total, l’industrie du bois, dupapier et de l’ameublement estla première industrie landaiseen nombre d’entreprises et ennombre de salariés.

LA FORÊT LANDAISEMAL TRAITÉELa forêt des landes a subi cesdernières années deux tempêtes:en 1999 la tempête Martin aabattu 32 millions de mètrescubes de bois et le 24 janvier2009 la tempête Klaus en a abattu45 millions de mètres cubes,soit au total 60 % de la forêt deslandes.Les incendies constituent unemenace permanente pour laforêt, sa faune et sa flore ; c’esten moyenne en Aquitaine2500 ha de forêt qui brûlentchaque année, souvent à caused’imprudences, mais aussi dufait de pyromanes. L’incendiede 1949, le plus terrible des feuxde forêt que la France ait connus,coûta la vie à 82 personnes (auBarp, en bordure de la natio-

nale 10, se dresse un panneausur lequel sont inscrits leursnoms) fit des centaines de blesséset détruisit 50000 ha de pins etde lande.

FAUT-IL CRAINDRE DES PANNEAUXPHOTOVOLTAÏQUES EN FORÊT?Les pouvoirs publics souhaitent,en Nouvelle-Aquitaine, multiplierpar quatre la puissance installéepour passer de 1 734 MW en2016 à 6580 MW en 2023, aumoment où les industriels dubois indiquent qu’ils manque-ront de ressource.Or le 7 juillet 2018 le feu s’estdéclaré dans la ferme photo-voltaïque de Sainte-Hélène(Médoc). Le feu a détruit 11 hade broussailles à l’intérieur dusite, les pompiers ne pouvantpas intervenir, les panneauxcontinuant de fonctionner. Letechnicien le plus proche est

arrivé 1 h 30 min après le débutde l’incendie.Car, comme le déclara BrunoLafon, président de l’Associationrégionale de DFCI (Défense de

la forêt contre l’incendie), « lesparcs photovoltaïques sont desinstallations industrielles qui sedoivent de mettre en œuvre desmesures de prévention vis-à-visdu risque incendie et des dispo-sitions organisationnelles, avecla désignation d’un techniciend’astreinte… » (Sud-Ouest du13 juillet 2018). Là encore nousavons besoin d’un véritable ser-vice public.

DIVERSIFICATIONDES ESPÈCES?Il existe d’autres essencesdans le paysage des Landes.Il s’agit du chêne-liège, tou-jours présent.Une association,Le liège gascon, se bat pour

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Au total, l’industrie du bois, du papier et del’ameublement est la première industrie landaise ennombre d’entreprises et en nombre de salariés.

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La forêt landaise est une quasi-monoculturedu pin maritime dont l’origine est anthropique(les plantations datent de la seconde moitiédu XIXe siècle).

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relancer la production de liège.Malheureu sement encore tropconsidéré comme un concurrentdu pin maritime, le chêne-liègeest systématiquement éliminélors des débroussaillages et descoupes rases.Sa promotion en tant qu’alliédu pin est à poursuivre, notam-ment dans les zones où la culturedu pin maritime est remise encause pour des raisons phyto-sanitaires ou en raison des dif-ficultés d’exploitation dues aurelief.

Il y a d’autres essences qui peu-vent accompagner le pin, notam-ment le chêne et le robinier,excellent pour les piquets devigne et de clôture bois, car trèsrésistant aux intempéries.

POUR L’ÉCONOMIE DE LA FORÊT LANDAISE,RELANCER LA RÉSINELe gemmage (récolte de la résinedu pin vivant) a été abandonnéen 1990 ; depuis, la qualité desproduits, qui doivent être impor-tés, a diminué. Or il serait biend’avoir une filière sûre et proprede production de résine. Eneffet, 250 des 30000 substanceschimiques concernées par ladirective européenne REACH,qui vise à la protection de lasanté humaine, proviennentdu gemmage que l’on ne pra-tique plus en France. Il resteque la composition exacte desproduits importés est souventmal connue et que des allergi-sants se trouvent parfois dansles flacons importés. Au totaldans le monde la productionde produits résineux (colophane,essence de térébenthine) seraitde 2220000 t, dont 1 million àpartir de la gemme. La produc-tion de gemme en Europe nereprésente que 2 % de la pro-duction mondiale. La forêt lan-

daise a sa place sur ce secteur.Les utilisations de produits àbase de gemme sont multipleset touchent des usages de la viecourante des gens comme dessecteurs de pointe à haute tech-nologie. Au total, la colophaneet l’essence de térébenthineextraites de la résine de pinsentrent dans un éventail de plusde 250 produits de consomma-tion courante de technologiesde pointe. Citons les peintures,les laques, les encres, les vernis ;les pneumatiques; le marquage

routier ; les adhésifs ; le che-wing-gum; les produits d’en-tretien ; la parfumerie ; les cosmétiques ; les industriesmédico-pharmaceutiques ; lesinstruments de musique à corde(sans la colophane sur les archetson ne sortirait aucun son d’unviolon) et les accordéons; encol-lage pour la papeterie ; certainssports (danse classique, pala,handball, escalade) ; des produitsréfractaires soumis à de trèshautes températures, etc. Pourl’anecdote, dans la région onutilise la colophane pour plumerles canards gras ou peler lescochons à la ferme.En 2012, un espoir raisonnableest permis avec le redémarragede la récolte de gemme enGironde sur deux parcelles de50 ha au Porge et autant versCaptieux, grâce au travail deClaude Courau et d’anciensgemmeurs. Claude Courau amis au point un système inno-vant de récolte de la résine enmécanisant le procédé et enremplaçant les traditionnelspots par des sacs plastiques fixésdirectement sur le tronc, per-mettant de récolter la résine envase clos, sans contact avec l’ex-térieur. Ce qui permet d’avoirune résine de très grande qualité.La qualité du bois issu du pin

gemmé va s’accroître sensible-ment, ainsi que les revenus dessylviculteurs, qui pourront sécu-riser leur exploitation en diver-sifiant les débouchés.

POUR UNE VÉRITABLEPOLITIQUE FORESTIÈREPour conclure, deux citationsde personnalités qui abordentle rapport à la forêt sous desangles convergents, soulignantl’importance multiple de cetteressource et la nécessité d’unevéritable politique forestière.La première est du député AndréChassaigne. Si elle date du 13 novembre 2012, elle garderatoute son actualité tant que leschoses ne changeront pas.« Les crédits affectés à la forêtbaisseront de plus de 12 % parrapport à 2012! Amputée chaqueannée de ses moyens financierset humains, notre politique fores-tière est considérablement affai-blie. Cette situation est lourdede conséquences. D’une part, elleconduit à une exploitation non

maîtrisée de nos forêts publiques,et plus globalement à une sous-valorisation d’une ressource fores-tière de qualité : ainsi la France,troisième forêt européenne,importe massivement du bois,des meubles et des planches,occasionnant un déficit inac-ceptable de 6 milliards d’eurosde la balance commerciale dansce secteur. Les fonctions écolo-giques de la forêt sont progres-sivement négligées, au profitd’intérêts privés de court terme.Répondre au défi de la valori-sation des forêts françaises avecl’augmentation de la productionde bois, c’est aussi anticiper surles besoins en emplois pérenneset qualifiés. Il apparaît que cesbesoins ne pourront pas êtresatisfaits tant que perdurerontles conditions actuelles de travailen forêt. Nous avons notamment

en mémoire les suicides de quatreforestiers de terrain à l’été 2011,et plus largement de vingt agentspatrimoniaux de l’ONF en sixans. Mais il s’agit d’un problèmeplus vaste qui affecte, au-delàde l’ONF, l’ensemble des travail-leurs forestiers au sens large: syl-viculteurs, bûcherons, débardeurs,transporteurs de grumes et, enaval, les salariés des scieries.L’amélioration des conditionsde travail en forêt et en scierieest un préalable absolumentnécessaire au développement dela filière forêt-bois. »La seconde est extraite de Sousles grands pins, mon passé, mesespoirs, un ouvrage de RaymondLagardère. Ce Landais, né en1925, membre du Parti com-muniste, fut métayer-gemmeur,résistant, élu local pendant plusde quarante ans ; syndicaliste,il présida le Cercle ouvrier pen-dant trente ans et fut secrétairegénéral de la Fédération de gem-meurs et métayers du Sud-Ouestde 1965 à 1990.

« Tout le monde sait que le pro-priétaire forestier attend des reve-nus, que l’industriel veut desmatières premières à moindrecoût, que le travailleur veut rece-voir de quoi vivre décemment,que le chasseur veut pouvoir tra-quer son gibier sans difficultés,que le chercheur de champignonsveut se rendre là où ils poussent,que le randonneur tient à circulerà son aise. Mais tous ont besoinde la forêt pour vivre, respirer.C’est donc bien à l’écoute de touset par des échanges que pourrase construire notre politiqueforestière novatrice… » n

*CHRISTIAN DARRIET est militantpour la protection de la forêt.

1. Sources: Agreste 2001 et 2005, IFN 1999, INSEE 2006. Article créé le 25 avril 2008, mis à jourle 9 décembre 2015.

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Amputée chaque année de ses moyens financiers et humains, notre politique forestière estconsidérablement affaiblie occasionnant un déficitinacceptable de 6 milliards d’euros de la balancecommerciale dans ce secteur.

L’amélioration des conditions de travail en forêt et en scierie est un préalable absolument nécessaireau développement de la filière forêt-bois. »

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PAR JEAN-CLAUDE CHEINET*,

ans les limites de cetarticle, il s’agit de resterà un niveau concret,

d’illustrer et de rendre tangibleune réalité. Elle s’observe auniveau de la planète dans unemise en valeur asymétrique quidésavantage les pays pauvres ;elle s’observe aussi au niveaunational ou local, provoquantprise de conscience et luttesdiverses.

À L’ÉCHELLE NATIONALELa seconde moitié du XXe sièclerompt avec des politiques d’amé-nagement par la mise en relationde tous les départements avecla capitale et entre eux, ce pourn’aider que quelques territoiresà se développer. Le nom de cettepolitique a pu varier dans letemps, mais elle a été constante.Dernièrement, la métropolisa-tion dans le sens des choix ultra-libéraux a aussi introduit laconcurrence entre métropoles,qui font évoluer le bâti pour y

répondre… Partout, les centres-villes évoluent vers une gentri-fication, avec requalification del’habitat, activités culturelles,musées et fondations (Côted’Azur), etc. C’est là que sontprioritairement mis en place leséquipements innovants. Autour,on parle de zones « périphé-riques » (habitat social ou zonespavillonnaires) défavorisées etdégradées, et surtout sous-équi-pées…

Cet abandon d’un aménagementéquilibré du territoire se traduit,à la SNCF par exemple, par lapriorité accordée aux lignes TGVreliant les métropoles, tandisque des lignes intercités sontpromises à la fermeture ou à laprise en charge par les collec-tivités, et précisément par cellesqui ont le plus besoin d’aide. Il

en est de même des équipementsde santé ou d’enseignement,qui y sont peu à peu rabougris.Ce déclin des équipements para-lyse le dynamisme de la sociétélocale. Les activités économiquesen déclin accompagnent l’exoderural des actifs et une dépriseagricole avec des mises en valeurdifférentes, moins gourmandesen main-d’œuvre (élevage ou tourisme plutôt que cultures)L’ensemble bouleverse l’éco-

nomie locale, la population, lamise en valeur de la région etles paysages par l’extension desfriches ; on y voit aussi s’ouvrirdes décharges rebaptisées cen-tres de stockage des déchetsultimes ou CSDU (La Motte-du-Caire [Alpes-de-Haute-Provence] ou en Corse) ou pourdes installations à risques.

Des structures agraires diffé-renciées s’installent selon lesrégions : la grande agricultureindustrielle se signale par despaysages de villages en déclin,de grosses fermes hyperéquipéeset de champs immenses.L’agriculture familiale conservedes structures agraires plus tra-ditionnelles et ses champs plusmodestes; l’agroforesterie nais-sante, moyen de résister pourl’agriculture familiale et des’adapter aux changements cli-matiques, prolonge ces évolu-tions. L’environnement derégions entières peut en êtrechangé et la résistance à cettetransformation est une base derassemblement.

AU NIVEAU LOCALC’est essentiellement de questions concrètes au niveaulocal que surgissent de mul -tiples luttes qui mobilisent lespopulations.Les plus riches ont acheté desîles au loin… Plus près de nous,les beaux quartiers s’opposent

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n AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

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C’est essentiellement de questions concrètes auniveau local que surgissent de multiples luttes quimobilisent les populations.

Les humains se regroupent surtout en fonction de leur appartenance à telle ou telle catégorie sociale, et leur activité modèle le paysage et les territoires ; dece fait, si l’organisation de l’espace traduit d’abord les activités et les niveaux de

revenus, ceux-ci reflètent plus ou moins directement les classes sociales, et les classesdominantes imposent une vision de l’aménagement du territoire… à leur avantage.

Paysages et classes sociales

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à l’habitat populaire (ancien ouHLM ou pavillonnaire). Maisles « riches » défendent leur précarré ; ainsi a-t-on vu les mani-festations hysté riques d’habitants

du XVIearrondissement de Parispour empêcher la constructiondans le bois de Boulogne d’unbâtiment destiné à l’héberge-ment de sans-abri ou encoredes groupes exercer des pressionspour faire abandonner le projetd’éoliennes en mer, au large deNice, alors que la Côte d’Azurest mal reliée au réseau électriquenational.Inversement, à Marseille, leshabitants pétitionnent et mani-festent pour empêcher que l’onabatte les arbres de la place Jean-Jaurès, dite de La Plaine, empla-cement d’un marché populairedepuis le XVIIIe siècle, où la muni-cipalité veut réaliser une opé-ration immobilière qui ne man-quera pas d’éloigner les classespopulaires du centre-ville. Oncommence par les arbres et oncontinue par le début de la cam-pagne des municipales !ÀMarseille, l’opposition quartiersnord/quartiers sud est connue :habitat collectif plus ou moinsbien entretenu au nord et villasparfois avec parc au sud. La Côted’Azur a aussi ses îlots riches,tandis que les salariés viventtout autour dans des villes-dor-toirs ou certains quartiers (Nice);les stations de sports d’hiver« people » de Savoie (Megève)sont en altitude, tandis que lesvallées sont industrielles avecles centres anciens des com-munes et leurs habitats collectifsplus ou moins dégradés du faitdes difficultés générales de l’ha-bitat social. L’ensemble se com-plexifie lorsque les actifs ayantune pluriactivité (perchman enhiver et paysan éleveur les autresmois, donc plus aisés) rénoventles maisons de semi-altitudedonnant des hameaux pimpants

(route vers Les Karellis). Danstous ces cas de figure, le niveaude revenus et la place des unset des autres dans la sociétéconduisent à des choix de loca-

lisation et à des aménagementsqui modifient les territoires.L’économie et les paysages, l’en-vironnement des vallées en sonttransformés faisant émerger denouveaux problèmes, commeles pollutions de l’air dues à lacirculation automobile (vallée

de Chamonix). De même, lesterres agricoles autour de Paris,moins chères, sont convoitéespour y établir des décharges (lestockage des déchets rapporteplus) puis, lorsque l’urbanisationles rejoint, pour y lotir de l’habitatpavillonnaire, tous projets aux-quels s’oppose souvent la popu-lation. L’ensemble est régulépar le « marché », c’est-à-direen fonction de la spéculationfoncière qui survalorise certaineszones au détriment des autres.

Ce mécanisme conduit, en fonc-tion des plans d’occupation dessols (POS) ou des plans locauxd’urbanisme (PLU) de chaquecommune, au grignotage/mitagede la forêt ou des terres agricolespar un habitat dispersé oupavillonnaire. En régions médi-terranéennes, cela accroît lecaractère catastrophique desincendies (arrière-pays de laCôte d’Azur à l’été 2017). Ilconduit ailleurs à une ultraspé-cialisation agraire, comme cellequi désertifie la Beauce par lagrande culture industrielle oucelle qui fait de la Bretagne une

usine à viande porcine, avecpour résultat les algues vertesdégageant des gaz toxiques dansles baies. La division de la sociétéet de l’espace selon les profitsescomptés et les choix des classesdominantes se lit dans les pay-sages, entraînant des problèmeset des actions diverses.À l’inverse, ceux dont les revenussont limités ou qui ont des acti-vités peu valorisantes (com-merces, PME…) sont amenés àse concentrer dans des zonesde moindre valeur marchande.Les risques associés sont divers :inondation (zones commercialesoù le terrain est moins cher,comme à Trans-en-Provence),pollutions ou risques d’accident

industriel. À La Tranche-sur-Mer (Vendée), il a fallu l’accordd’un élu – intéressé ? – pourconstruire des pavillons en zoneinondable par tempêtes etgrandes marées. Ceux qui avaientdes revenus confortables avaientfait bâtir ailleurs.

Après l’explosion d’AZF, àToulouse, on s’est aperçu quela ville s’était rapprochée del’usine préexistante parconstruction… d’un habitatcollectif et populaire. Devantle risque technologique laréponse technocratique du gou-vernement consiste à instituerdes règlements d’urbanisme(PRI ou des PPRT) qui ont laparticularité de mettre les tra-vaux nécessaires à la charge deshabitants en lieu et place deceux qui causent le risque.

DES QUESTIONS OUVERTES ET DES DÉBATSInvoquer l’environnement revienttrop souvent à réclamer le départdes activités industrielles au lieude lutter pied à pied pour uneindustrie sûre et propre qui main-tienne notamment la Francecomme pays industrialisé. Lademande est certes inégale selonles zones, mais la spirale spécu-lative introduite par le « marché »renforce ces tendances.En face, une écologie du refuspur et simple est négative alorsque chômage et désindustria-lisation ravagent le pays, queles besoins des plus fragiles nesont pas couverts. L’usine Alteode Gardanne, fabriquant del’aluminium, met au point unprocédé pour diminuer ses rejetsen mer ; et c’est au nom de l’en-vironnement que certains récla-ment sa fermeture sans attendreque le nouveau procédé se metteen place. L’écologie peut devenir,si notre action ne lui donne pasun sens progressiste de construc-tion d’un monde nouveau, unfacteur cimentant les reculsidéologiques et sociétaux.Reste qu’en ces domaines unegestion à coups de décrets, d’ar-rêtés ou de normes est nécessairecomme guide mais que, seule,elle est dépassée. La responsa-

bilité citoyenne de tous et dechacun est engagée, et les déci-sions de niveau local ne peuventvenir que de constructionslocales sous le contrôle conjointdes élus et des populations.Cette perspective d’économiedurable et circulaire, bref denouvelle société hors du profitimmédiat, ne sera apportée quepar l’engagement de tous. n

*JEAN-CLAUDE CHEINET est géographe et ex-adjoint au mairede Martigues.

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n AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

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L’écologie peut devenir, si notre action ne lui donnepas un sens progressiste de construction d’un mondenouveau, un facteur cimentant les reculsidéologiques et sociétaux.

La division de la société et de l’espace selon les profits escomptés et les choix des classesdominantes se lit dans les paysages, entrainant des problèmes et des actions diverses.

Le niveau de revenus et la place dans la sociétéconduisent à des choix de localisation et des aménagements qui modifient les territoires.

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n APICULTURE

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PAR RÉMI FOURCHE*,

es produits phytosani-taires ont pour objectifde réduire les populations

d’un déprédateur afin de garantirun rendement suffisant, de sauverune récolte ou d’éviter une toxi-cité due à la présence d’un hôteindésirable. Or les effets dits« non intentionnels » vont à l’en-contre du but visé. C’est le caspour les phénomènes de résis-tance ou de multiplication d’unravageur autrefois discret, maisaussi pour les intoxications d’hy-ménoptères.

LES ABEILLES AMÉRICAINES,PREMIÈRES VICTIMESÀ la fin des années 1860, les ento-

mologistes officiels américainsmettent au point des traitementsinsecticides qui reposent surl’usage de composés arsenicaux.Ils sont destinés à limiter lespopulations de dory phores, des-tructeurs des pommes de terre.La réussite du procédé favoriseleur application à d’autres cul-tures, dont les fruitiers. Or, si lesproductions affichent dès lorsune grande qualité commerciale,la nocuité pour les abeilles estimmédiatement perceptible.Dès 1881, quelques lignes dansune revue apicole montrent lelien de causalité entre traitementset mortalité d’abeilles. Les étudesscientifiques nord-américainess’accorderont vite sur le sujetet, les traitements floraux n’étant

pas nécessaires, les publicationsagricoles recommandent alorsde les éviter. Renforçant le dis-cours scientifique, des lois deprotection des abeilles sont pro-mulguées par certains États. Lapremière est prise en Ontariooù, dès 1892, les traitementsinsecticides sont prohibés durantla floraison.

Cependant, au crépuscule duXIXe siècle, les avis et interdictionsne sont pas toujours suivis. Infine, bien que le secteur apicoleétats-unien soit extrêmementlucratif, les épandages dépendentde la balance entre les gains etles pertes. Localement, 90 % despopulations d’abeilles peuventêtre anéanties, et la question de

L’effondrement des populations d’abeilles inquiète. Mais le phénomène n’est pas nou-veau, car l’incidence des traitements chimiques sur les pollinisateurs apparaît dès lamise en place des premiers épandages rationnels. Plus visibles que celles des autrespollinisateurs, les intoxications des abeilles domestiques dépendent de divers facteurs :matière active employée, mode d’action, formulation, type de dispersion, périodesde traitements ou caractéristiques climatiques…

Abeilles : 140 ans de massacre entomologique

Dès 1881, une revue apicole montre le lien de causalitéentre traitements et mortalité d’abeilles. Les étudesscientifiques nord-américaines s’accorderont sur le sujetet, les traitements floraux n’étant pas nécessaires, lespublications agricoles recommandent alors de les éviter.Renforçant le discours scientifique, des lois de protectiondes abeilles sont promulguées par certains États.

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l’impact d’autres substances,dont la nicotine, est posée.

C’ÉTAIT ENCORE LA BELLE ÉPOQUE!Grâce à l’intérêt porté à l’agri-culture américaine et aussi auxrelations entre entomologistes,l’usage des arsenicaux est suivien France. Ces insecticidesparaissent d’autant plus inté-ressants que le spectre du dory-phore hante l’Europe dès lesannées 1870.Que de tels produitssoient interdits depuis 1846 neperturbe pas l’État. En effet uneadaptation de la méthode amé-ricaine au silphe de la betteraveest publiée par le Journal officielen 1888. Illégal, mais toléré aunom de l’intérêt national, l’usagede ces insecticides se développesur les vignes, et avant la PremièreGuerre mondiale de nombreux

essais sont effectués sur diversescultures. Se calquant sur lesÉtats-Unis, la plupart des publi-cations agricoles précisent queles épandages doivent être réa-lisés hors période de floraison.Ces recommandations ne sontpas toujours suivies ni connuespour les arbres fruitiers. Aussi,lorsque les arsenicaux sont auto-risés, en 1916, le législateurprend la peine de préciser queles traitements ne sont pas auto-risés durant la floraison.Par ailleurs, lorsque le produitest un attractif, le stade phéno-logique n’a pas d’importance.Or l’une des premières intoxi-cations françaises, démontréeexpérimentalement à Marseilleau début du XXe siècle, concernela nocuité d’une substance arsé-niée et sucrée. Il s’agissait d’uninsecticide destiné à combattrela mouche de l’olive. Le principe,mis en place en Italie par adap-

tation des méthodes améri-caines, avait démontré sa noci-vité pour les pollinisateurs trans-alpins.Cependant, les traitements insec-ticides n’étant pas généralisés,les mortalités des abeilles nepeuvent être en France, mêmelorsque le toxique est ramenédans la ruche, que marginales.

LA PÉRIODE DE GLOIRE DES ARSENICAUXDans l’entre-deux-guerres onassiste à une généralisation destraitements. Tout d’abord l’ac-climatation du doryphore popu-larise l’intérêt des insecticides.Ensuite, pour les arbres fruitiers,plantes mellifères, l’intérêt appa-raît double. Les insecticidespermettent certes de sauver lesrécoltes, mais ils répondentaussi à un besoin de marketing

ou à des contraintes commer-ciales. Ainsi, à la fin des années1920, la Grande-Bretagne obligela France à fournir des cerisesindemnes de mouche de lacerise. Pour ce faire, des piègesavec appétants sucrés et arséniéssont préconisés. Dès 1928, unapiculteur et producteur decerises mentionne dans l’Isèreune « hécatombe d’abeilles ».En ce qui concerne les épan-dages classiques, au sortir dela guerre les traitements durantla floraison sont une réalité danscertains secteurs commeOrléans ou Chambourcy. Desincidents sont mentionnés : en1929, la région de Metz connaîtainsi une mortalité « allantjusqu’à la destruction complètedes colonies ».Les pays limitrophes sont éga-lement plus ou moins touchés.En Suisse, des études semblentpeu probantes, alors qu’un

exemple allemand de traitementd’une forêt est mentionné à lasuite de la destruction d’un mil-lier de ruches en 1931.Il ressort de cette période rela-tivement courte, durant laquelleles traitements entrent dans lesmœurs, que les effets des arse-nicaux sont connus, que les api-culteurs souhaitent savoir cequ’il en est des autres substances(cyanure de sodium, fluosilicatede baryum, roténone…) maisque la question n’est pas, enFrance, examinée.

DE L’ESPOIR AUX HÉCATOMBESLorsqu’en 1942 la Gazette apicoleprésente les nouveautés issuesde la chimie de synthèse elleaffirme « qu’il est permis d’espérerque la question de l’arsenic, siangoissante pour les apiculteurs,est sur le point d’être résolue ».Or, dès la Libération, des abeillessont intoxiquées lors des trai-tements des champs de colzaet des arbres fruitiers fleuris réa-lisés avec des produits de syn-thèse. Si pour les fruitiers il n’est

Les insecticides permettent certes de sauver les récoltes mais ils répondent aussi à un besoin de marketing ou à des contraintes commerciales.Ainsi, à la fin des années 1920, la Grande-Bretagneoblige la France à fournir des cerises indemnes de mouche de la cerise.

Grâce à l’intérêt porté à l’agriculture américaine et aussi aux relations entre entomologistes, l’usagedes arsenicaux est suivi en France. Ces insecticidesparaissent d’autant plus intéressants que le spectredu doryphore hante l’Europe dès les années 1870. En effet une adaptation de la méthode américaine au silphe de la betterave est publiée par le Journalofficiel en 1888.

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pas nécessaire d’opérer durantla floraison, l’intérêt de l’oléi-culture fait que les abeilles sontsacrifiées sur l’autel du redres-sement national. Malgré tout,les mortalités sont suffisammentimportantes pour que le légis-lateur interdise assez vite lestraitements en pleine floraisonà l’aide des organochlorés (DDTdès 1947) puis des organophos-phorés. Même les pièges sucrésdoivent être conçus pour ne pastuer les abeilles. Ainsi, durantquelques années, on pourraitpenser que les empoisonne-ments sont marginalisés. Or, audébut des années 1950, les épan-dages dérogatoires sur colzasont nombreux. Cela s’expliquepar une modification du cortègeparasitaire. À la Libération, leprincipal ravageur présente uncycle permettant de l’atteindreavant la floraison, alors quequelques années plus tard unnouvel insecte apparaît : le cha-

rançon des siliques. Ce dernierne peut être contenu qu’aumoment de la floraison et, dès1953, le détruire revêt un carac-tère obligatoire. Écrivant auministère de l’Agriculture et seréférant aux essais nucléaires,un apiculteur évoque en 1954« l’année du Bikini apicole ».Face aux intoxications massivesdans les régions plantées en

colza, la législation impose en1956 de n’utiliser lors de la flo-raison que les produits peutoxiques pour les pollinisateurs.Un seul organochloré semble

répondre alors à ce critère : leToxaphène. Progressivement,le nombre de matières activess’étoffe, et durant quelquesannées il ne semble pas y avoir

de problèmes majeurs. Pourtant,les premiers systémiques (aldi-carbe ou phosphamidon, parexemple) apparaissent déjàcomme ayant une grande capa-cité d’empoisonnement.

LES PRODUITS SE SUCCÈDENT,LES DESTRUCTIONS AUSSILe répit ne dure pas. Dès lesannées 1970, les intoxicationsreprennent. Certains agriculteursne respectent pas la réglemen-tation et usent de produits moinschers et toxiques. En 1973, illeur est attribué la destructionde 4 221 ruches dans l’Indre.L’un des accusés est le parathion,suspecté de désorienter lesabeilles.Mais certaines intoxi-cations surprennent les acteursagricoles. En 1975, les traitementsaériens causent la destructiond’au moins 25000 ruches. Desinsecticides destinés à détruireles pucerons des céréales ensont responsables. L’hypothèseavancée est que le miellat despucerons retient les toxiques etattire les abeilles. Avec l’appa-rition des pyréthrinoïdes de syn-thèse, dont la deltaméthrine,

qualifiée en 1974 de « plus puis-sant insecticide connu », lesempoisonnements se poursui-vent. En 1982, les apiculteursprofessionnels de Rhône-Alpes

considèrent que les « hécatombeset accidents dus aux insecticides[…] ont dépassé le seuil du sup-portable». En 1985, cette matièreactive est responsable d’empoi-

sonnements dans onze dépar-tements. Pour contrer ces effetssecondaires, les services duministère de l’Agriculture rap-pellent en permanence l’obli-gation d’user de produits peutoxiques. Le sont-ils moins? Dès1974 un universitaire italienexplique, lors du congrès apicoleinternational de Grenoble, quedes substances considéréescomme inoffensives pour lesabeilles sont toxiques par contactou ingestion. Sa conclusion estque les insecticides présententtous des risques, ce qui semblecorroboré par diverses obser-vations de terrain.À partir du milieu des années1990, les épandages de néoni-cotinoïdes, insecticides systé-miques particulièrement toxi -ques, sont considérés commeresponsables de l’effondrementdes colonies. S’il est trop tôt pour opérer uneanalyse historique, force est dereconnaître que ces pesticidesjouent obligatoirement un rôledans les problèmes rencontréspar tous les pollinisateurs etprobablement par l’entomo-faune, par l’ensemble desinsectes présents. Il est cepen-dant probable que la disparitiondes abeilles soit multifactorielleet inclue les maladies, les para-sites et les modifications floris-tiques liées à l’agriculture et à l’urbanisation. n

*RÉMI FOURCHE est historien,laboratoire d’études rurales (EA 3728), université Lumière, Lyon-II.

Dès les années 1970, les intoxications reprennent.Certains agriculteurs ne respectent pas la réglementation et usent de produits moins chers ettoxiques. En 1973, il leur est attribué la destructionde 4221 ruches dans l’Indre. L’un des accusés est le parathion, suspecté de désorienter les abeilles.

En 1975, les traitements aériens causent la destruction d’au moins 25000 ruches. Des insecticides destinés à détruire les pucerons des céréales en sont responsables.

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ProbablementapproximativementcorrectLESLIE VALIANTTraduction d’Ivan Lavallée,préface de Cédric Villani.Éditions Cassini, Paris, 2018,260 p.

Il faut saluer l’heureuse initiatived’Ivan Lavallée de mettre à dispositionde la communauté francophone une

traduction (très fidèle et agrémentée de notes éclairantes) d’unouvrage récent et important de l’un des acteurs majeurs de larecherche actuelle dans ce qu’on appelle « intelligence artificielle ».Or il ne s’agit nullement d’un ouvrage de vulgarisation sur lesavancées récentes de la recherche dans ce domaine ; dans cetouvrage (édition originale Basic Books, 2013), Leslie Valiant selivre à une réflexion sur les mécanismes plausibles de l’apprentissageet de la pensée des êtres vivants, et en particulier de l’homme(dans le contexte de l’évolution biologique), à la lumière de nosconnaissances en informatique et logique. C’est dire que plusieursniveaux de réflexion se télescopent, relevant de l’informatique,la psychologie, la théorie de l’évolution et autres, pour proposerdes tentatives de compréhension du fonctionnement de l’évolutionet du psychisme.Mais, par-delà cet apport, la description même des problèmesqui se posent est très stimulante et utile pour comprendre notremonde. Les principes fondamentaux dont on part sont : « lesmécanismes de survie résultent tous d’un apprentissage à partirde l’environnement » et « ces mécanismes sont tous de nature infor-matique ». L’auteur introduit alors le concept clé d’écorithme,qui se définit comme un algorithme tirant ses informations deson environnement afin de mieux s’y « débrouiller », ce qui impliquel’apprentissage automatique et son évolution. Ce concept estintroduit dans le contexte explicite de l’apprentissage des jeunesenfants, en décortiquant le principe d’induction et sa pratique.Ce canevas initial situe naturellement les connaissances dans uncadre pratique, issu de l’activité même de l’homme, ou de toutautre organisme en rapport avec son milieu, ce qui constitue unexcellent socle de rationalité qui empreint tout le livre.Un premier point important de l’ouvrage est la description del’apprentissage PAC (probablement approximativement correct).L’auteur part d’un exemple concernant l’étude d’échantillonsaléatoires tirés d’une urne contenant un grand nombre de boulesnumérotées pour montrer comment une connaissance partiellede la distribution des numéros sur les boules permet d’obtenirune très bonne connaissance du contenu de l’urne à partir dequelques petits échantillons. Il introduit alors les conceptsd’invariance et de régularité apprenablepour généraliser ce typede processus et bâtir une théorie et un algorithme de l’apprentissage.Mais la question centrale est celle de l’articulation de ce bon sensissu de l’activité pratique avec la logique stricte. En effet,l’apprentissage PAC est peu compatible avec les opérations de lalogique formelle. Le chapitre 7 (« Le déductible ») concernejustement une tentative de description du type de mécanismescognitifs issus de la connaissance PAC et sa comparaison avec la

logique. C’est, plus précisément, une description de la façon dont,d’après l’auteur, le cerveau humain, dans son fonctionnementusuel, tire des conclusions d’une connaissance PAC. À mon avis,c’est à la fois la partie la plus importante du livre et la moinsconvaincante. Je n’ai pas été capable de comprendre l’argumentairede la section 7.8 (« Logique robuste : raisonner dans un mondeinconnaissable »), malgré une lecture méticuleuse de la traductionet de l’original anglais. Ce n’est nullement étonnant en soi, puisquel’auteur entre là dans un domaine largement inconnu, objet derecherches actives. Je me demande pourtant si son but n’est pasde donner une base PAC (et donc accessible au traitement infor-matique) à ce que les sciences cognitives appellent « pensée ana-logique ». À mon avis, la lecture qu’on doit en faire est de considérerla question plutôt comme un chantier ouvert à la recherche quecomme une description de connaissances acquises.Quoi qu’il en soit, un point est manifeste : la pensée usuelle nefait pas des raisonnements logiques mais tire des conséquencesdes données manipulées, et cela dans un cadre largement approxi-matif et hasardeux. Elle opère par remplacement de certainesparcelles de la réalité objective par des modèles simplifiés,incomplets et contenant des probabilités sous des formes diverses.Le reste de l’ouvrage porte sur les hommes et les machines commeécorithmes. Cette partie, qui ne prétend pas être scientifique maisplutôt descriptive et parfois spéculative, est intéressante et agréableà lire. Le lecteur avisé ne manquera pas de noter, une fois de plus,une certaine méconnaissance des apports des sciences cognitivesà nos (certes pauvres) connaissances actuelles sur le psychisme.Par exemple, les commentaires sur l’inné et l’acquis (section 8.2,p. 186-187) semblent ignorer que ce problème, du moins sous saforme élémentaire, est considéré de nos jours comme dépassé,puisque l’architecture du cerveau (la prolifération des neurones,et surtout de leurs connexions) se construit par l’activité neuronaleelle-même (cela concerne la plasticité cérébrale et les capacitéset inhibitions des apprentissages à des étapes précises de la crois-sance). Et par ailleurs son commentaire sur les Lumières des XVIIe

et XVIIIe siècles (p. 198) déclenche un sourire qu’une note pertinentedu traducteur n’arrive pas à réprimer ; on ne saurait pourtant enfaire porter la responsabilité à l’auteur : on sait bien que lesLumières, du moins dans leurs composantes philosophique etreligieuse, ont été bien différentes en Grande-Bretagne et sur lecontinent, en particulier en France.Un autre élément important de ce texte est la parenté naturellementintroduite entre l’évolution de chaque organisme et celle del’ensemble des organismes, ce qu’on appelle l’évolution toutcourt. Elles sont toutes deux issues de l’activité des organismesen interaction entre eux et avec leur milieu. On ne saurait sous-estimer la pertinence pratique de cette remarque quand les créa-tionnismes et autres interprétations irrationnelles de l’évolutions’attaquent aux conceptions scientifiques. Il y a lieu de rappelerinlassablement que la science n’est pas dogmatique, qu’elle est,par sa nature, approchée et évolutive, toujours à la recherched’une meilleure adéquation à la réalité ; elle comporte, surtoutdans la phase d’élaboration, des lacunes, des interrogations, desparcelles à restructurer, qui sont le moteur même de la recherche.On l’aura compris : je conseille vivement la lecture de ce livreintéressant, pertinent et actuel, tout en ne se laissant pas leurrerpar des extrapolations abusives que le prestige de l’auteur (infor-maticien !) ne saurait cautionner.Tout compte fait, pourquoi faudrait-il tirer des conséquencesgénérales, sur la pensée et même sur l’évolution, à partir d’un

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En juriste habile, il esquive la manœuvre de l’avocat général quitentait de semer le doute et différer le jugement par une nouvelleconsultation de l’académie, cette fois de Paris. Il rappelle doncque l’académie de Dijon a déjà été consultée et ajoute : « Vousavez l’avis de toutes les académies de l’univers puisqu’il est impossiblede concevoir que les conducteurs électriques aient pu se concilierune si haute faveur dans autant de pays différents ». Il conclut en appelant la cour à un jugement « décisif [qui] doitécarter toute idée que nous ayons encore aucun doute sur l’utilitédu paratonnerre. »La victoire de Robespierre sera totale, et la publication de ses deuxplaidoiries contribueront à asseoir sa réputation. Petite facétiede l’histoire : parmi les experts consultés figurait le médecin desgardes du comte d’Artois, qui avait introduit l’usage de l’électricitédans certains traitements, notamment ophtalmologiques. Cemédecin s’appelait Jean-Paul Marat. n

ALAIN TOURNEBISE

Aux sources de la vie ÉRIC KARSENTIFlammarion, Paris 2018,300 p.Voici un livre agréable à lire, fortutile pour comprendre les avancéesrécentes de l’étude de l’évolutionet de la complexification du vivantou, tout simplement, de ce qu’estla vie. L’auteur (médaille d’or duCNRS 2015) a été responsable del’expédition Tara Océans, qui, de2009 à 2013, a vu la goélette Tarasillonner les mers de la planètepour prélever du plancton et des

micro-organismes afin d’étudier le développement et les interactionsdes écosystèmes. Le fil directeur du livre est l’idée d’auto-organisation : les fonctions vitales ne sont pas prédéterminées,elles résultent de mécanismes naturels, sans obéir à une nécessitéprogrammée. L’idée n’est nullement nouvelle, c’est son approchequi est résolument moderne, en ceci qu’elle rompt avec lesfâcheuses descriptions finalistes (dont le « tout génétique » n’estpas la moindre) qui font tant de mal à la compréhension du vivantpar le grand public. On est heureux d’apprendre que pratiquement80 % des organismes sont compatibles entre eux. Cela expliquele rôle immense des mécanismes de type symbiotique (interactionsgagnant-gagnant), l’un des piliers des capacités constructives duvivant, qui prend presque à contre-pied, ou du moins relativise,la terrifiante « survivance des plus aptes ». Voilà enfin que le rôlede l’interaction entre les gènes et l’environnement – la clé de lamoderne épigénétique, qui prend des distances avec la program-mation apparente des organismes – prend toute sa place dans ladescription du vivant, et que nombre de merveilles de la nature,telles que la formation de microtubules et le transport de vésiculesle long d’eux par des molécules motrices, l’architecture compliquéedes cellules et des leurs agrégats fonctionnels, et tant d’autres,sont expliquées par des mécanismes naturels sans le moindrerecours à la notion de finalité. n

EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA

exemple (unique !) portant sur l’étude d’échantillons aléatoirestirés d’une urne? Il s’agit là d’une démarche fortement réductrice,que l’on retrouve malheureusement dans le discours usuel etirréfléchi sur ce qu’on appelle les big dataet ce qu’elles impliquent,en particulier la déchéance programmée de la recherche scientifiqueen tant que telle. La confusion entre corrélation et causalité estla moindre des erreurs dans ce contexte. Certes, lamentablementnotre cerveau commet souvent de telles erreurs, mais fort heureusement il dispose de modes variés de fonctionnement,que cette étude ne saurait épuiser. n

EVARISTE SANCHEZ-PALENCIA

Plaidoyer pour un paratonnerre MAXIMILIEN ROBESPIERREÉditions Critiques, 2018, 208 p.

Trop peu de gens connaissent l’af-faire du paratonnerre de Saint-Omer. Elle sera pourtant l’occasiond’une des premières plaidoiriesdu jeune Maximilien Robespierre,avocat au barreau d’Arras, alorsâgé de vingt-cinq ans. En 1780, àSaint-Omer, un aristocrate éclairéet homme de sciences, M. de

Vissery de Boisvalé, fait poser un paratonnerre sur le toit de sademeure. Immédiatement, quelques voisins s’alarment et obtiennentdes autorités judiciaires locales une ordonnance imposant ledémontage de l’appareil. Vissery confie à l’avocat Antoine Buissardle soin de faire appel de cette décision. Deux ans durant, MeBuissardpréparera la défense de son client en consultant les plus hautessommités scientifiques en la matière. En 1783, il confie à Robespierrele soin de la défense orale de Vissery. Robespierre plaidera les 17,24 et 31 mai 1783.C’est le texte de ces plaidoiries que publient aujourd’hui lesÉditions Critiques. On peut y lire un Robespierre vent deboutcontre l’obscurantisme, le conservatisme et l’abus de pouvoir.Situant d’emblée ce procès dans la lignée de ceux des grandssavants persécutés : Galilée, Descartes, Harvey, Robespierre enfait un plaidoyer pour les sciences « le plus riche présent que leCiel ait fait aux hommes » et contre « l’ignorance, les préjugéset les passions ». Tantôt ironique, tantôt grave, mais toujourstrès documenté, il accuse tout à la fois des dénonciateurs animésen fait par de vieilles querelles de voisinage et les premiersjuges : « Ni les dénonciateurs, ni les échevins n’avaient aucuneidée des paratonnerres et de leur construction. Le nom seul deces instruments les a épouvantés et ils les ont proscrits commedangereux en eux-mêmes. »Pour convaincre la cour, il expose avec simplicité les mécanismesde la foudre et les principes de l’électricité, montrant ainsi qu’ilavait parfaitement assimilé les fondements de cette partie de laphysique pourtant encore balbutiante. Il décrit les expériencesauxquelles se sont livrés les savants les plus en vue de l’époque.Il cite toutes les villes et tous les États qui recourent depuislongtemps au paratonnerre pour protéger leurs édifices publics.« Par quelle fatalité sont-ils salutaires à Turin, à Petersburg, à Paris,à Philadelphie, dangereux et funestes à Saint-Omer ? »

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Les sciences et les techniques au féminin

Marie Marvingt (1875-1963)Athlète de haut niveau dans plusieurs disciplines, Marie Marvingt est la première femme à obtenir le permis de conduire en France, en 1899. Onne compte plus les exploits de celle que l’on surnomme « la fiancée du danger ». C’est dans l’aviation que cette native d’Aurillac se distingue leplus, non seulement par sa maîtrise du pilotage – elle possède plusieurs brevets de pilotage dont celui d’hélicoptère qu’elle passe à quatre-vingt-deux ans –, mais aussi par sa démarche visionnaire en matière d’aviation sanitaire. Elle conçoit en 1910, avec l’aide de l’ingénieur Louis Béchereau,

un monoplan muni d’une civière blindéesous un fuselage et d’un matelas pneu-matique bordé par des fenêtres de mica.Suite à la faillite de l’entreprise chargéede la fabrication, le prototype ne verrale jour que plusieurs années plus tard.L’aviation sanitaire, elle, était bel et biennée et, le service d’ambulances aériennes« Les Ailes qui sauvent » effectue sespremières missions lors de la PremièreGuerre mondiale. Marie continue de per-fectionner les méthodes de transportaérien et invente notamment les skismétalliques pour faciliter l’atterrissageet le décollage sur le sable. Elle crée en1931 le Challenge Capitaine Echemanrécompensant le meilleur design d’avionsanitaire et vit de ses conférence à la finde sa vie. Elle s’éteint, dans l’anonymat,en 1963 dans la petite ville de Laxou.

CLAUDE FRASSON

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