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FRIEDRICH NIETZSCHE Le Nouvel Observateur, hors-série, n o 210 AVANT PROPOS Nietzsche, le phénix Par Laurent Mayet LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS Nietzsche en quelques mots... Par Olivier Tinland Dieu est-il mort ? Par Paul Valadier Faut-il « tirer sur la morale » ? Par Éric Blondel La philosophie est-elle l’ennemie de la vie ? Par Patrick Wotling Sommes-nous les derniers hommes ? Par Yannis Constantinidès Sommes-nous de bons Européens ? Par Marc Crépon La science est-elle un gai savoir ? Par Michel Gourinat La vie est-elle une œuvre d’art ? Par Mathieu Kessler L’homme est-il un animal malade ? Par Paul-Laurent Assoun Faut-il aimer son prochain ? Par Antoine Grandjean Ma bibliographie Par Olivier Tinland MON NIETZSCHE Où est-il – mon chez moi ? Par Christian Doumet Danser pour lire le symbole des plus hautes choses Par France Schott-Billmann Quelle dose de vérité pouvons- nous supporter ? Par François Guery Le courage veut rire Par Alexis Philonenko Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse Par Xavier Brière Seuls les souffrants sont bons Par Daniel Sibony Être libre de tout ressentiment Par Globe’n’sky Deviens ce que tu es Par Michel Onfray La vie est femme Par Alain Didier-Weill L’esprit de système est un manque de probité Par Guillaume Soulez DONNER À VOIR Regarde ce que tu es Par Isabel Violante REGARD Le philosophe lyrique Par Marcel Conche

Dossier Nouvel Obs

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DOSSIER NIETZSCHE NOUVEL OBSERVATEUR

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  • FRIEDRICH NIETZSCHE

    Le Nouvel Observateur, hors-srie, no 210

    AVANT PROPOS

    Nietzsche, le phnix Par Laurent Mayet

    LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS

    Nietzsche en quelques mots... Par Olivier Tinland

    Dieu est-il mort ? Par Paul Valadier

    Faut-il tirer sur la morale ? Par ric Blondel

    La philosophie est-elle lennemie de la vie ? Par Patrick Wotling

    Sommes-nous les derniers hommes ? Par Yannis Constantinids

    Sommes-nous de bons Europens ?

    Par Marc Crpon La science est-elle un gai savoir ?

    Par Michel Gourinat La vie est-elle une uvre dart ?

    Par Mathieu Kessler Lhomme est-il un animal

    malade ? Par Paul-Laurent Assoun

    Faut-il aimer son prochain ? Par Antoine Grandjean

    Ma bibliographie Par Olivier Tinland

    MON NIETZSCHE

    O est-il mon chez moi ? Par Christian Doumet

    Danser pour lire le symbole des plus hautes choses Par France Schott-Billmann

    Quelle dose de vrit pouvons-nous supporter ? Par Franois Guery

    Le courage veut rire Par Alexis Philonenko

    Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une toile qui danse Par Xavier Brire

    Seuls les souffrants sont bons Par Daniel Sibony

    tre libre de tout ressentiment Par Globensky

    Deviens ce que tu es Par Michel Onfray

    La vie est femme Par Alain Didier-Weill

    Lesprit de systme est un manque de probit Par Guillaume Soulez

    DONNER VOIR

    Regarde ce que tu es Par Isabel Violante

    REGARD

    Le philosophe lyrique Par Marcel Conche

  • AVANT PROPOS

    Nietzsche, le phnixQuest-ce que ce philosophe ennemi de toutes les conceptions modernes

    auxquelles nous sommes attachs christianisme, rationalisme, progressisme, morale du devoir, dmocratie, socialisme aurait nous apprendre sur notre prsent ? Et dabord, quest-ce qui de la pense de ce philosophe subsiste dans le prsent ? lvidence, la philosophie de Nietzsche survit aujourdhui sous la forme dune rhapsodie dexpressions colores : Deviens ce que tu es , Dieu est mort , La vie est femme Peu de penseurs pourraient se prvaloir davoir atteint pareille popularit posthume arms de leur seul index. Cest que Nietzsche sest exprim dans un style lyrique. Ses aphorismes sont souvent illuminants comme des flashes. Le philosophe jette les ides comme des tentations et il est difficile dy rsister. En choisissant la forme aphoristique, il se serait expos voir sa pense rduite des conclusions ou des prceptes. Or, chez Nietzsche comme chez tout autre philosophe digne de ce nom, il ny a pas de concept neutre, cest--dire de concept qui pourrait tre employ sans rfrence tout un systme dides qui lui donne sens. Certes, lauteur a fustig les btisseurs de cathdrales dides et cest dailleurs dans cette dtestation de la forme more geometrico de la vieille philosophia perennis que sorigine le choix nietzschen dun discours fragmentaire. Pour autant, la philosophie en miettes de Nietzsche nest pas rductible des miettes de philosophie. On ne pourra sparer sans dommage les notions dternel retour, de surhomme ou de volont de puissance de la doctrine densemble, mme si celle-ci, il faut bien en convenir, est introuvable. Cest ainsi la doctrine dont ces notions dpendent qui doit tre rendue tout entire prsente.

    Ce travail de rsurrection du pass incombe, comme on le sait, lhistorien de la philosophie. Mais cette entreprise de rajeunissement peut-elle prtendre la neutralit ? La question nous intresse car delle dpend ce quil convient dentendre par lactualit de Nietzsche. Veut-on parler dune entreprise russie de modernisation dune doctrine pourtant solidaire dune poque rvolue ou bien dune rsonance transhistorique entre les thses dun philosophe et les proccupations du temps prsent ? Deux attitudes ici sopposent, au point de sexclure parfois mutuellement. Lattitude desprit historique incline tudier la doctrine nietzschenne en elle-mme comme phnomne du pass, avec tous les dtails de langage et dhabitudes mentales qui la rendent insparable du temps o elle sest produite et de lindividu qui la pense. Ce faisant, lhistorien se met labri des choix arbitraires et des partis pris toujours contestables inhrents un travail dinterprtation. Mais la pense du philosophe sera alors connue comme un fait du pass, dment dat et limit, et elle perdra tout rapport avec lactualit, avec nos croyances et nos proccupations prsentes. De manire paradoxale, crit mile Brhier, le pass de la philosophie ne peut adhrer la philosophie elle-mme que sil est connu

  • pour ainsi dire comme prsent (La Philosophie et son pass). linverse, lattitude desprit philosophique consiste sparer une sorte de structure prtendument intemporelle de la forme particulire o elle sexprime ; il sagira en loccurrence de dfinir lessence du nietzschisme par des formules indpendantes des uvres o elle est exprime. Mais il faut bien admettre que cette abstraction est illgitime, car lesprit et luvre ne font quun. Anim par un souci dobjectivit, lhistorien de la philosophie se laisse parfois aller considrer la matire de son tude comme un objet. Or, si la matire tudier est une philosophie, cest--dire une pense concrte et vivante, lobjectivit ainsi comprise est arbitraire ou, mieux encore, tout fait impossible ; cette prtendue objectivit est en vrit subjectivit, car on ne peut comprendre une pense quen la pensant son tour, quen adoptant pour soi-mme son rythme et ses dmarches (ibid.).

    Entre lattitude desprit historique qui cherche comprendre ce qua pens un homme , sans se poser la question de la vrit et de la fausset de ses thses, et lattitude desprit philosophique, qui entend nourrir sa propre rflexion sur ce que les choses sont de la mditation dautrui, il y a sans doute lieu de reconnatre un jeu dialectique qui nous fait hsiter entre ladhsion du partisan et limpartialit de lhistorien.

    Nietzsche a fait voler en clats cette dialectique en renvoyant dos dos ces deux attitudes desprit. Aux premiers qui prtendent rduire une pense un phnomne historique, il a fait voir quil ny a dans le pass, pris en lui-mme et coup du prsent, aucune direction, aucun centre privilgi ; quant aux seconds, les chercheurs de vrits ternelles, Nietzsche les a reconduits leur condition d animal estimateur par excellence , crateur de formes et de vrits utiles. Vrai, cela ne signifie que propre notre conservation et notre croissance , assne le philosophe (la Volont de puissance). Dans cette perspective, lire Nietzsche ne pourra consister qu appliquer lauteur sa propre mthode gnalogique. Que vaut pour nous lvaluation cinglante des valeurs de lhomme moderne propose par le philosophe ? Il sagira ainsi, dans les pages qui suivent, dinterroger, travers Nietzsche et comme en abyme, la valeur de nos valeurs.

    Laurent Mayet

  • LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS

    Par Olvier Tinland

    Nietzsche en quelques mots...

    Volont de puissance, perspectivisme, mort de Dieu, ressentiment, ternel retour, nihilisme... Plus que pour tout autre auteur, le lexique nietzschen ne peut prtendre condenser ou abrger une pense rsolument hostile tout esprit de systme.

    Prtendre rsumer la pense de Nietzsche par lenchanement raisonn de quelques thses ou concepts fondamentaux non seulement peut paratre une gageure impossible, mais semble mme constituer un contresens dimportance sur la nature de la dmarche philosophique nietzschenne, laquelle se structure davantage autour de problmes et dexprimentations quautour de contenus doctrinaux bien dtermins. Tentons nanmoins de cerner les notions centrales utilises par Nietzsche, condition dy voir moins des rponses dfinitives que le dpt provisoire dun questionnement jamais arrt : la passion de la connaissance est toujours lennemie des convictions htives, elle aime les points dinterrogation et les dangereuses possibilits que reclent nos doutes.

    En premier lieu, la notion de volont de puissance constitue une hypothse qui permet de rendre compte conjointement de la structure de la ralit et de la forme de la connaissance. La ralit est pour Nietzsche interprtable dans son ensemble comme une multiplicit mouvante de processus de matrise et de croissance, bref, dintensification de puissance. Cette intensification se fait au moyen de limposition force dun sens ou dune valeur dautres processus rivaux. La connaissance, en tant quelle est une expression de la volont de puissance, est donc foncirement interprtative, et par consquent subjective, partiale, incertaine. Le fait dassumer une telle position en matire de connaissance peut tre nomm perspectivisme, par quoi il faut entendre lhypothse selon laquelle toutes les dmarches de connaissance, ou dvaluation, ne sont que des interprtations, y compris les siennes propres. Concernant ltre humain, cest le corps, dfini comme une structure pulsionnelle hirarchise, qui constitue la source des interprtations, corps dont la conscience ou la pense rationnelle ne sont que des attributs vitaux drivs, loin quelles concident, comme le pensait la tradition philosophique, avec une prtendue essence de lhomme.Ce primat du corps quivaut pour Nietzsche une primaut des affects ou des instincts : lhomme reste un animal interprtant lors mme quil croit raisonner en toute objectivit et neutralit, tout comme il peut se croire moral en satisfaisant ses pulsions les plus personnelles Nietzsche rpudie la notion dgosme, qui rsulte selon lui dune condamnation

  • morale illgitime de nos pulsions vitales. Une telle illusion rsulte de ce que nos pulsions notamment celles qui touchent la cruaut, la mchancet ou la sexualit usent bien souvent de voies dtournes, et souvent mconnaissables, pour se satisfaire, processus que Nietzsche nomme spiritualisation et qui se rapproche bien des gards de ce que Freud nommera plus tard sublimation. Cest ainsi que la philosophie, lart, les sciences ou la morale sont parmi les formes les plus spirituelles de la volont de puissance. Une des consquences majeures de cette illusion quant la ralit de nos instincts est une interprtation fallacieuse du statut des valeurs : l o la morale fait des valeurs un absolu valant pour tous (le Bien, le Beau, le Vrai...), le perspectivisme nietzschen dcle lune des expressions principales de la volont de puissance, consistant dans lintriorisation de certains types de croyances qui expriment les prfrences pulsionnelles dun individu ou dun groupe humain.

    Si les valeurs sont relatives une configuration affective dtermine, il doit tre possible de remonter jusqu la source productive de celles-ci afin den apprcier le statut eu gard aux exigences de la vie laquelle est, on sen souvient, volont de puissance. une telle enqute, qui relve de la psychologie au sens o il entend ce mot, savoir ltude des configurations et des manifestations drives de la volont de puissance , Nietzsche va donner le nom de gnalogie : de mme quun gnalogiste au sens courant nous renseigne sur nos origines afin de dterminer la valeur, noble ou ignoble, de notre ligne, le gnalogiste au sens nietzschen procde une dduction rgressive pour remonter jusqu la source pulsionnelle des valeurs, afin de dterminer le sens primitif et la valeur de celles-ci. Les morales et notamment la morale chrtienne, que Nietzsche appelle souvent la morale , au vu de sa prtention tyrannique incarner le code normatif unique de lOccident , en tant quelles prtendent imposer une collectivit un type de valeurs dtermin en en dissimulant le statut vritable, constitueront le terrain dlection du questionnement gnalogique.

    Nietzsche distinguera deux types fondamentaux de morales : le premier, la morale des matres, mane dun type humain affirmatif, fidle aux exigences les plus leves de la volont de puissance. La disposition principale dun tel type est le pathos de la distance, sentiment actif de supriorit vis--vis du type oppos, lequel prside la production de la morale des esclaves, forme primitive de la morale chrtienne, qui prend sa source dans une incapacit supporter ces mmes exigences, dans une faiblesse durable des pulsions vitales, et dont la disposition affective premire est le ressentiment, sentiment ractif tourn contre ce qui nest pas soi, impuissance haineuse affirmer la vie dans sa plus haute intensit. Une telle morale, par sa dvalorisation de lici-bas au profit dun au-del imaginaire, est lorigine dun mouvement progressif daffaiblissement des valeurs qui pousse la volont se tourner vers le nant, mouvement dont le nom est nihilisme. Ce mouvement a pour consquence leffondrement des croyances en labsoluit et la stabilit des valeurs qui structurent une civilisation : la mort de Dieu constitue la dsignation allgorique dun tel effondrement.

    Selon la perspective dans laquelle il est interprt, le nihilisme peut prendre deux formes distinctes : l o le nihilisme passif se contente de se

  • dsesprer de la perte des repres traditionnels, le nihilisme actif y voit loccasion dun renouvellement des valeurs, la possibilit pour le philosophe de devenir lgislateur, de crer de nouvelles valeurs compatibles avec les plus hautes dispositions de la vie. Le modle fictif dune telle lgislation est ce que Nietzsche nomme le type surhumain, autodpassement de lhomme nihiliste, gnralisation des types humains le plus russis dont lhistoire nous livre parfois quelques exemplaires isols par le biais dun levage appropri, cest--dire dune slection adquate des types pulsionnels le mieux mme de vouloir la vie dans sa plus haute intensit. cet gard, lternel retour fait figure de croyance slective, dans la mesure o il implique de vouloir revivre les moindres instants de sa vie, sans espoir dau-del ni de rachat divin : cette croyance en limmanence totale de la vie terrestre semble bien tre le pralable au dpassement des ombres de Dieu, cest--dire de tous les rsidus pars de la morale chrtienne qui hantent encore la culture occidentale et lempchent de sortir du nihilisme.

    Vouloir lternel retour de tout ce qui est conduit ainsi prouver, lexact oppos des prceptes que dicte le christianisme, un amour pour la ralit telle quelle est, y compris dans sa dimension la plus tragique : ce sentiment suprieur de lexistence, ce grand oui la vie, Nietzsche le nomme amor fati. En son sommet, la tentative nietzschenne vient donc concider avec une sortie du nihilisme qui serait tourne vers un nouveau type de culture, un nouveau type dhomme, un nouveau rapport la Terre.

    Olivier Tinland

  • Par Paul Valadier

    Dieu est-il mort ?

    Contrairement ce quune vulgate a longtemps colport, la clbre formule nietzschenne ne signifie pas la ngation de Dieu, mais lbranlement des religions institutionnelles. Leffacement de la foi en Dieu na en rien entam la vivacit de linstinct religieux.

    Avec Nietzsche, il faut toujours se mfier. Se mfier par exemple de ces interprtations rapides qui lont class une fois pour toutes dans le rayon de lincroyance dcide et qui, par l mme, empchent davoir des oreilles pour entendre, selon une formule quil affectionnait. Se mfier de ce qui passe pour un nouveau dogme indiscutable : ainsi, tenir dur comme fer que le prophte de la mort de Dieu est un athe qui, ayant donn cong aux rves de lau-del ou des arrire-mondes, na plus de souci que pour limmanence. Celui qui parvient branler cet enfermement intellectuel peut commencer prouver la ferveur de sa prose et de sa posie ; mais surtout, si celui-l a le sens des nuances, si derrire les affirmations massives il se laisse saisir par la petite musique nietzschenne, il lui devient possible de pressentir limportance dcisive des dimensions religieuses de cette pense athe .

    Certes, laffirmation selon laquelle il existerait quelque chose comme des dimensions religieuses de la pense nietzschenne provoquera le rire sarcastique des malins aussi bien que des demi-savants, qui savent quoi sen tenir. Ne va-t-il pas de soi, assnera-t-on, que depuis Nietzsche Dieu est mort , et que lathisme est devenu notre horizon indpassable , quil est inutile de rouvrir ce dossier et quen particulier on sait, comme on connatrait un fait incontestable, que Nietzsche a donn le coup de grce toute forme de croyance ? Il va donc de soi aussi, inluctable consquence, que les religions ne font que subsister la marge, ou encore que linstinct religieux comme disait Nietzsche, sans doute par approximation ne peut qutre teint, moins quil nait trouv satisfaction dans des objets plus dignes des proccupations des hommes.

    Contre les paresses de pense

    Si ces truismes taient vrais, cest--dire correspondaient effectivement la pense nietzschenne, nous naurions que faire de lire et de relire le prophte de Sils-Maria, tant ces fausses prophties manifesteraient non pas leur caractre intempestif, mais tout simplement leur inadquation ce que nous observons tous les jours et ce quune philosophie consciente de soi se doit de rflchir. Cest bien parce que nous constatons que le fait religieux est tenace malgr toutes les dngations, cest mme parce quon peut lgitimement sinquiter dun retour massif et violent des religions la surface de lactualit que nous entendons autrement les apophtegmes de Nietzsche, et qualors nous comprenons de

  • lui tout autre chose que ce quune vulgate paresseuse martle avec dogmatisme.

    Il faut effectivement avoir loreille fine, comme le demande Nietzsche, pour entendre certaines choses dites de manire fracassante et excessive au point que le bruit des invectives risque de cacher le murmure du message. Cest particulirement vrai de la trop clbre mort de Dieu. On croit savoir, donc on sait et on affirme, que Nietzsche doit tre rang dans la longue srie des philosophes pour qui lathisme, par consquent la ngation de Dieu, est une conqute indpassable de lesprit enfin advenu lui-mme dans lautonomie de lacte de pense. Moyennant quoi un tel classement empche littralement dentendre le propos et donc ferme une intelligence philosophique de ce que Nietzsche veut suggrer suggrer, non assner dogmatiquement ou tenir pour vrai et assur.

    Que suggre-t-il dans le tumulte et sous le masque de mots provocants ? Le fou, linsens, lexalt autant de traductions pour lallemand der tolle Mensch , le hros de la fable de laphorisme 125 du Gai Savoir, annonce dans lindiffrence gnrale et la surdit des auditeurs de la place publique un vnement inou, au sens propre du mot ; vnement jamais encore entendu et qui ce titre ne peut pas tre dment compris, dont la porte par consquent dpasse ceux qui lentrevoient et qui les submerge. Loin dtre une annonce libratrice qui inaugurerait lre dune humanit autonome, mancipe des asservissements religieux et autoritaires, selon les propos irrflchis des hommes suprieurs , cette annonce se donne sous la figure dun branlement gnral et radical de tous les repres. Une perte dorientation et donc de sens qui met cul par-dessus tte lensemble de lunivers humain. Perte tellement insupportable que le tolle Mensch inconsolable finit sa complainte dans les glises, dont il ne peut apparemment pas se dtacher, puisquil va y chanter un Requiem aeternam Deo

    Le caractre tragique de cet effacement du centre de gravit traditionnel de toute chose, y compris de lunivers humain, ne peut donc pas tre minimis, ni la mort de Dieu tenue pour la disparition dun songe, dune illusion ou dun cauchemar aprs quoi lhumanit trouverait enfin sa vitesse de croisire, ou bien dboucherait dans le rgne de la raison libre ou de la socit matresse delle-mme et mancipe des alinations ancestrales. Par cette conclusion, il apparat clairement que Nietzsche ne peut pas tre tout fait situ sur la mme ligne que ces athismes avec lesquels on le confond pourtant. Lattesteraient encore les aphorismes du cinquime livre du Gai Savoir : cherchant anticiper les effets du plus grand vnement rcent savoir que Dieu est mort, que la croyance au Dieu chrtien est tombe en discrdit , Nietzsche annonce non point le dbut du rgne des lumires, mais lextension dimmenses ombres et leffondrement de notre morale europenne en sa totalit . Si les rayons dune nouvelle aurore ne touchent que quelques esprits libres , ce nest pas sans que cette aube nait traverser une longue nuit pleine dangoisses et de traumatismes dont le pire peut toujours sortir. Lathe tranquille de la place publique est un inconscient qui ignore les enjeux de lpoque, qui nannonce pas les prmices dun homme nouveau.

  • Il est impossible de ne pas entendre de nos jours la pertinence de ce devineur dnigmes . Avec leffacement des rfrences ultimes qui orientaient la vie des hommes et quon synthtisait sous le nom de Dieu, centre de gravit de toute chose, ce nest pas seulement la sphre religieuse qui est affecte, cest lensemble des relations sociales la totalit de la moralit europenne qui sont atteintes. Ce ne sont pas seulement les religions au sens traditionnel qui sont dstabilises, cest lunivers humain qui perd son ple de rfrence. Cette perte touche tous les secteurs de lexistence ; elle aboutit ce dsarroi des groupes et des individus qui, loin daccder enfin lautonomie, versent dans la confusion et lincapacit se structurer faute de repres grce quoi ordonner leur existence, dans tous les sens du mot ordonner . Est-ce tout fait un hasard, et sans lien aucun avec ce qui prcde, que daucuns caractrisent lpoque comme celle dune nouvelle barbarie, quon dira douce pour attnuer le diagnostic ? Et lorsque Nietzsche traite de la dcadence moderne et dpeint le dernier homme, incapable de projets, dambitions et dvor par le ressentiment, fix sur la revendication de ces droits individuels et incapable de prendre le large , est-il si loin dun diagnostic, quil ne se contente pas de poser, mais dont il pointe du doigt les sources fondamentales dans leffacement de Dieu ?

    Permanences de la volont de croyance

    Si lathisme nest donc nullement une libration pour la masse, mais bien plutt lentre dans une longue et redoutable preuve tragique, un autre aspect doit retenir notre attention. La mort de Dieu ne signifie pas laffaiblissement de la volont de croyance. Loin de l. Non sans ironie, Nietzsche dclare voir dans lathisme assur de lui-mme, et incapable de critique ou de distance par rapport soi, le dernier mot de cette volont de croyance, ou son bastion le plus inexpugnable. Lathe de la place publique ne se croit-il pas dans le sens de lhistoire et matre dune autonomie assure de ses bases ? On peut avoir congdi toute allgeance religieuse et cependant saccrocher la volont de vrit tout prix, quelle soit de nature politique, scientifique ou philosophique. Les investissements fanatiques sur les idologies de lhistoire qui ont tant marqu le XXe sicle nattestent-ils pas de ces inquitantes substitutions de volont de croyance, dautant plus tenaces quelles se croient non religieuses, dautant plus violentes quelles pensent agir au nom de la raison, du progrs de lhumanit, du sens de lhistoire scientifiquement dmontr ? Et les nouvelles formes de scientisme ne confirment-elles pas lacuit du jugement nietzschen ?

    Justement parce que Nietzsche na jamais cru lavnement dune humanit psychologiquement et affectivement dlivre du dsir de certitudes de la volont de vrit tout prix , il na jamais annonc non plus leffondrement de la croyance. Au contraire, plus le dsert crot, plus la perte de repres est profonde, plus ceux quil appelle les faibles , cest--dire les volonts divises ou dstructures, risquent de sinvestir sur des certitudes qui les stabilisent, les unifient, leur fournissent ce supplment dautorit qui leur fait dfaut et que des gourous improviss leur fournissent cls en main. La puissance quils ne peuvent exercer sur

  • eux-mmes leur est fournie par procuration de la part dautorits demprunt qui se prsentent en pourvoyeuses de sens : partis politiques, sectes, nationalismes, fondamentalismes divers ou intgrismes de toute nature, pour moduler sur une liste dj fournie par Nietzsche

    Le philosophe voit bien, partir de son exprience personnelle dailleurs, que leffacement de la foi en Dieu ou lbranlement des religions institutionnelles, donc des glises, la disparition de ladhsion des dogmes devenus incroyables nteignent pas pour autant la vivacit de linstinct religieux . Instinct qui nourrit certes des figures diverses : celles, aberrantes ou dcadentes, des sectes qui colportent des marchandises frelates partir du dsarroi de volonts dfaites faibles ou enclines de nouvelles formes desclavage ; celles du bricolage relativiste par lequel chacun arrange sa croyance par des procdures o lenfermement narcissique en soi-mme se trouve en quelque sorte confirm et boucl ; mais aussi celles des formes intellectualises du nihilisme ractif, lgant, le pessimisme des salons o lon met la boutonnire la fleur du dsespoir et le got du nirvana, du moins dun nirvana revu tendance et garanti contre tout risque de perte relle de soi et lon sait cet gard que Nietzsche ntait gure tendre pour ce bouddhisme mou quil voyait venir lhorizon europen !

    Sil est relativement facile dentendre la dnonciation nietzschenne de nos maux, on a peine prter loreille ses discours sur lternel retour et sur lternit, et plus encore son annonce dune reviviscence du divin aprs la mort des religions. Ne convient-il pas de considrer ces propos comme de purs signifiants, des signes creux permettant le jeu et la danse au-dessus du vide, tout juste des mots quil faut surtout se garder de prendre la lettre, voire de pures provocations conues pour garer ?

    Oui lternit ?

    Ce serait identifier le nihilisme nietzschen sa forme ngative, pessimiste, ractive, et ne pas (vouloir) voir que Nietzsche naffirme la sourde domination du nant en toutes nos valeurs, y compris les plus hautes Dieu par consquent , que pour susciter le dsir du dire-oui, que pour exorciser lemprise du nant et de la volont de mort, et donc pour provoquer au dsir de vie et de puissance affirmative. Ce serait, du coup, ne pas voir quil drange encore en ce quil suggre les chemins de sortie de la volont esclave, prisonnire du dire-non et du ractif. Or comment ne pas tre sensible la beaut de sa prose, au lyrisme de sa posie, la splendeur de sa phrase quand il exalte la beaut des choses, la puissance de la vie, la prsence de lternit tout instant, linfinit retrouve du monde ? Serait-ce l les traits dune complaisance nihiliste pour le faisand ou le signe de lenfermement dans son coin ? Un pur jeu sans porte, drisoire ?

    Si Nietzsche drange de nouveau ici et nest entendu que par ceux qui ont oreilles et force pour entendre, cest quil indique que, si le sens nest plus donn en une croyance en Dieu, en une finalit du cosmos, en un sens de lhistoire , il revient chacun, partir de son point de vue ou de son coin, de faire et de dire oui la splendeur du monde, ce qui en lui nous passe infiniment (ternit). Splendeur qui nest pas sans inclure la

  • mort mme et la souffrance. Tel est sans doute le sens donner la clbre opposition entre Dionysos et le Crucifi : le dire-oui la vie ne passe pas par une seule souffrance rdemptrice (le Crucifi), mais par un cartlement aussi durable et aussi cruel que la vie mme (Dionysos). Lopposition nest donc pas opposition la souffrance, mais aptitude assumer les mille morts que suppose toute existence Sagesse qui ne cache pas sa cruaut, paradoxalement bien plus sanglante que celle que propose le Crucifi ! Lopposition la thologie chrtienne dans sa proximit mme montre dailleurs quun chrtien nest pas le plus mal plac sans doute pour entendre ce que loreille athe nentend mme plus. On ne retiendra gure la vhmente critique nietzschenne de Paul ni son apologie dun Jsus non violent, naf et tranger au rel, trop marque par la thologie librale de son temps. Mais comment ne pas entendre laccusation selon laquelle la construction dogmatique et la systmatisation morale des glises sont des carcans invents par la faiblesse ; prisons qui enferment lhomme sur lui-mme et lobsdent, prisons surtout qui apprivoisent un Dieu humain, trop humain, tellement domestiqu quil devient impossible dy reconnatre le divin ; et telle est la source de leffondrement du christianisme en mme temps que la cause profonde de la mort de Dieu. On peut certes, on doit sinterroger sur cette luxuriance du divin qui est cense faire retour aprs la mort des religions, se demander ce quest ce chaos sans visage, anonyme, et sur lequel lhomme na aucune prise, dont parlent nombre daphorismes ; on peut aussi se demander si le prix de souffrances dionysiaques assumer nest pas excessif pour les forces humaines, mme les plus fortes, et si cette sagesse ne porte pas avec elle lcrasement de lhomme. Il nen reste pas moins que l athe Nietzsche ne cherche casser les volonts de croyance, volonts denfermement en soi, que pour ouvrir un dire-oui dont la nature religieuse ne fait gure de doute.

    Voil qui est insupportable nombre de croyants mais non moins aux athes de la place publique, qui prfrent souvent biffer toute cette part insupportable du gai savoir. Voil aussi qui peut apprendre quavec le divin on nen a jamais fini, au meilleur sens du mot : lliminer par dcision athe ou lenclore dans les parcs dogmatiques est galement vain et ridicule ! Digne de ce rire nietzschen dont on oublie trop la force dvastatrice lgard de nos volonts de vrit tout prix dsireuse de sapproprier la profondeur abyssale du monde.

    Paul Valadier, jsuite, est professeur de philosophie au Centre Svres Paris.Il a notamment publi Nietzsche Cruaut et noblesse du droit (Michalon, 1998) ; Nietzsche lintempestif (Beauchesne, 2000) ; Morale en dsordre Un plaidoyer pour lhomme (Seuil, 2002).

    1. La Naissance de la tragdie (Die Geburt der Tragdie, 1872)Un centaure philosophique

    Ouvrage inclassable dun philologue de profession se dcouvrant philosophe de passion, la Naissance de la tragdie est un livre

  • dconcertant, dans la mesure o Nietzsche, au lieu de faire la part de son activit universitaire (ltude de lAntiquit) et de ses obsessions intellectuelles naissantes (Schopenhauer, Wagner), choisit de mlanger le tout en un cocktail dtonant. Une conception pessimiste de lexistence, hrite de Schopenhauer, trouve sincarner au cur de la Grce archaque dans la lutte entre deux pulsions naturelles antagonistes, dont la tension dessine les contours mouvants de la cration humaine : Dionysos, divinit de livresse et de lextase festive, et Apollon, dieu du rve et de la belle apparence individue. Fruit suprme de lunion discordante de ces deux puissances de la nature, lart, et notamment la tragdie grecque, se voit investi dune fonction mtaphysique : face leffroi provoqu par la tragique absence de sens de la vie, lart justifie lexistence en y apposant le sceau de la belle apparence. En cela il soppose la science, qui depuis Socrate ne cesse dappauvrir la culture occidentale par son besoin insatiable de lever les voiles de la vrit. Face lhyper-thoricisme de la modernit, il est besoin dun art total apte susciter un renouveau de la culture tragique en Allemagne ; cet art a pour nom Wagner, auquel Nietzsche ddie sa premire uvre dimportance.

    Olivier Tinland

  • Par ric Blondel

    Faut-il tirer sur la morale ?

    Sil faut en finir avec la morale, affirme Nietzsche, cest avant tout parce quelle exprime le ressentiment des faibles et leur incapacit supporter la ralit telle quelle est. cette attitude ngatrice de la vie, il oppose la gaiet desprit et la belle humeur.

    Laffaire peut paratre entendue : Nietzsche, immoraliste dclar, aurait dfinitivement rgl son compte la morale. Fait avr et difficilement contestable : tout au long de ses quelque quinze ans dactivit philosophique, il na cess de lui livrer une guerre mort , avec un acharnement qui frise lobsession. Au demeurant, trange paradoxe, sil ne fallait citer quun thme pour caractriser les ides matresses et le domaine de prdilection de sa philosophie, ce serait celui de la morale, et non pas, comme on la souvent entendu rpter, la question de la mtaphysique, le surhumain ou le retour ternel de lidentique. Ltonnant, cest que Nietzsche, loin de parvenir en avoir fini avec la morale, semble fascin par elle, ressasse sempiternellement ses attaques et semble en faire lunique objet de son ressentiment Il faut tirer sur la morale (Crpuscule des idoles). Voil qui ne laisse pas de surprendre chez un penseur qui pourchasse prcisment le ressentiment typique de la morale , qui met son point dhonneur intellectuel affirmer plutt qu nier ou attaquer. la fin dEcce homo, Nietzsche reprend en franais limprcation de Voltaire contre lobscurantisme moral chrtien : crasez linfme ! Une telle maldiction tranche sur lloge de la belle humeur et de la bndiction que Nietzsche veut, surtout la fin, proposer comme matres mots de sa pense dionysiaque.

    Cest avec la dfinition de la morale chez Nietzsche que les grosses difficults commencent, encore et peut-tre surtout aujourdhui. Quest-ce quil appelle morale et que lui reproche-t-il ? Au lieu de sengouffrer dans le concert des critiques contre la morale traditionnelle, bourgeoise, intgriste, dominante, chrtienne ce qui revient enfoncer des portes ouvertes et nest nullement laffaire de Nietzsche , il faut commencer par stonner que Nietzsche parle toujours au singulier et avec larticle dfini de la morale . En bref, il sagit moins dun ensemble de prceptes, de prescriptions et dinterdits que dun certain type de civilisation. Quelle civilisation ? La ntre, qui va, selon Nietzsche, de Socrate Schopenhauer, celle quil appelle, par un trange amalgame, le platono-christianisme, ou encore les ides modernes donc fausses (sic). Or, aujourdhui, elle a moins voir avec les divers intgrismes et fondamentalismes quavec les idaux partags par toutes les socits occidentales dmocratiques dveloppes. Quelques chantillons : les idaux politiques et lordre moral ou idologique quil soit libertaire ou autoritaire ont pour nom nietzschen lidal asctique ; la socit de consommation et des mdias sappelle la mentalit de troupeau ; les droits de lhomme et

  • les idaux dmocratiques ou rpublicains ont pour quivalent les tarentules de lgalitarisme .

    La manipulation morale

    De quel droit, ou plutt sous quelle perspective, Nietzsche les attaque-t-il, avec lagressivit sans mnagement qui a fait sa rputation ? Depuis Socrate et Platon, relays par le judo-christianisme, une morale est dabord un systme de distinctions plus ou moins fines entre bien et mal, voire entre le Bien et le Mal. Cest ensuite, par corollaire, lensemble des prceptes, impratifs et commandements, positifs et ngatifs, de lois et dinterdits qui non seulement dictent lindividu ou au groupe ce quil faut faire et ne pas faire, mais, plus subtilement, dsignent la vindicte ce qui va mal et dfinissent ce que devrait tre la ralit, donc quels sont les idaux poursuivre et raliser quils proviennent des reprsentations collectives, savoir les normes sociales, ou de la voix de la conscience individuelle, voire des systmes religieux et philosophiques. La morale dfinit ce que devrait tre le vrai monde, le monde du bien. Or ces deux principes de la morale ont en commun, dun ct, la toute-puissance du dsir (de la volont) et, de lautre, un escamotage de la ralit, la ngation de la vie au profit dun monde idal, un monde du bien, o rien ne se trouve qui puisse tre accus de faire le malheur des hommes, de les faire souffrir. Le principe de la morale est le ressentiment des faibles : faible est ce qui ne supporte pas la ralit telle quelle est, cest--dire tragique, conflictuelle, un champ clos de passions, de pulsions inconciliables et perptuellement en conflit, et qui donc accuse la ralit notamment celle du sensible, du corps, des sentiments et des passions de faire souffrir les hommes.

    Cest cause de la socit que je souffre cest ce que Nietzsche appelle le socialisme ou l anarchisme , son vocabulaire nest pas trs sr , ou bien cest cause des passions, de mes passions, de mon corps que je souffre cest le schma chrtien du pch. Le faible prfre ressasser ses rancunes, ses accusations, y compris contre lui-mme et ses passions, plutt que daffronter la ralit psychique et objective. La seule solution est alors pour lui de faire la guerre aux passions en termes contemporains, refouler ou rprimer ce qui gne dans la ralit : anantir les passions, nier la ralit. Ou encore, ignorer que la plupart du temps le bien et le mal sont toujours enchevtrs dans laction, mme la meilleure. Et tenter dextirper le mal la lutte contre lempire du Mal , de Reagan Bush, sans oublier les purges staliniennes ! , cest le propre du faible, de cette caricature du bien quest lhomme bon, un hmiplgique de la vertu . De ce point de vue, il faut relever la redoutable insistance caractristique de la morale sur lidal de puret race pure, socit propre, vrais militants, puret des doctrines, cest--dire intgrisme au sens fort et tymologique du mot. La morale est la supercherie par laquelle cet avorton de cagot et de menteur quest lidaliste tente de substituer son idal du vrai monde monde pur du sensible et des passions la ralit nigmatique et effroyable quil ne parvient pas assumer, affronter, affirmer. Plus grave encore : la morale est larme absolue au moyen de laquelle le prtre asctique entendons par l toute

  • autorit de type moral qui juge en bien et en mal prend le pouvoir sur le troupeau. Le moyen le plus sr davoir le pouvoir absolu est dexploiter la culpabilit depuis la manipulation thologique du pch par le christianisme jusqu Sharon, en passant par Franco et le stalinisme prtendu rvolutionnaire.

    Cela peut se faire selon deux modes. Premier type dopration morale : on linculque, on linocule, on oblige lindividu retourner contre lui-mme lagressivit que la socit loblige rprimer. Cest ce que lon nomme mauvaise conscience . Par des moyens rpressifs, oppressifs, pour ainsi dire pnitentiaires, tels que les reprsailles et le chtiment, terribles aide-mmoire qui marquent au fer rouge lhumain, animal naturellement oublieux, il sagit dobtenir que lindividu se dise : si je souffre, cest ma faute, car je suis pcheur. Nietzsche joue sur le double sens du mot allemand Schuld (faute, dette) : contraint par la socit, lindividu doit se sentir coupable, responsable du mal, et donc redevable (schuldig) dune expiation. Lautre option de la manipulation morale consiste changer la direction du ressentiment en dplaant la rancune du faible envers ce qui lui parat cause de ses souffrances, vers telle ou telle instance telle passion, tel individu, tel groupe, ltat, la socit. Un des paradigmes de cette stratgie du ressentiment est lantismitisme, dont Nietzsche a parfaitement dcrit les ressorts. Saisissons cette occasion de dmolir un lieu commun encore tenace sur le prtendu antismitisme de Nietzsche ou de sa doctrine. Les antismites, tout comme les faibles mens et domins par la morale, ne savent pas donner de but leur vie et finalement sont la proie dun parti dont le but est manifeste jusqu limpudence : largent juif. Dfinition de lantismite : envie, ressentiment, fureur impuissante comme leitmotiv de linstinct . Lhomme moral, antismite ou non, est un faible, le dcadent par excellence. Pour mieux comprendre lactualit du propos anti-moral de Nietzsche, il suffit de remplacer le mot juif par immigr , tranger , jeune de banlieue , voyou , etc., ou encore allemand , et antismite par Franais dabord , prfrence nationale , ordre rpublicain , et la leon devient limpide.

    En un mot, la morale se dfinit parle ressentiment de lidaliste, et lidalisme dsigne ce que nous appellerions aujourdhui nos valeurs nationales,occidentales, de droite, de gauche ou le service militant dune cause, quelle quelle soit, ce qui oblige toujours mentir autrui et, plus souvent encore, soi-mme. Cest pourquoi Nietzsche, contre toutes les impostures et postures nobles ou propres de lidalisme moral, peut dire que le service de la vrit est le plus rude des services , par quoi il faut entendre la reconnaissance de la ralit telle quelle est. Cette vrit de la ralit que nous voulons mconnatre, cest ce que Nietzsche dsigne sous les termes de tragique, dnigme, dabme effrayant et quivoque de laffrontement sans fin, sans aucune solution, des forces en prsence en nous et hors de nous : La vie mme est essentiellement appropriation, atteinte, conqute de ce qui est tranger et plus faible, oppression, duret, imposition de ses formes propres, incorporation et, tout le moins, dans les cas les plus temprs, exploitation (Par-del bien et mal).

    Lire le monde comme un texte

  • Mais Nietzsche se contente-t-il de critiquer, dattaquer, de nier ? Nest-il pas lui-mme guett par le ressentiment ? Ses imprcations contre la morale platonico-chrtienne sont-elles son dernier mot ? Pour poser une question gnante pour les inconditionnels et les cagots du nietzschisme : y a-t-il une morale de Nietzsche ? Quel est le contenu affirmatif de sa pense ? La rponse est la fois simple et complexe. Nietzsche appelle morale un ensemble de prescriptions et dimpratifs de nature principalement ngative qui sont destins luder la ralit inluctable et tragique des choses en faisant appel un dsir tout-puissant. Celui-ci svertue condamner la ralit telle quelle est essentiellement et sefforce par tous les moyens, incantatoires et idologiques, de faire croire la possibilit de changer la nature des choses en recourant la raison, la logique, la distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, stratagmes mtaphysiques de la faiblesse ngatrice de la ralit. Si cest cela quon entend par morale, alors Nietzsche ne propose aucune morale.

    Nietzsche dnonce la morale comme invention didoles et gonflement du nant : Il y a plus didoles que de ralits dans le monde (Crpuscule des idoles). Et cependant, il se pose en affirmateur, en crateur de valeurs, sous le terme symbolique de dionysiaque . Ce quil propose positivement revt demble une valeur critique, mais se rvle la fois et inextricablement ngatif et positif. Cest lanalyse gnalogique. Celle-ci consiste, dune part, lire le monde comme un texte, tudier le texte de la civilisation les idaux, les grands principes, la morale, les valeurs, les objectifs, les apprciations comme un philologue, un littraire, un lecteur professionnel interprte un texte, avec patience, circonspection, subtilit. Dautre part, le gnalogiste procde comme un mdecin qui dchiffre les symptmes, les signes cliniques que le corps malade, dcadent, faible, moral, nvros lui prsente, avec des mthodes qui sont symbolises par lauscultation (la troisime oreille ), la percussion, la palpation. Cette entreprise est destine remonter des signes vers leur origine corporelle, des symptmes au corps, du manifeste au latent. En ce sens, elle est ngative et critique, puisque cela revient dmonter, dnoncer les apparences, enlever les travestissements et les dguisements mensongers de la maladie morale. Mais, dun autre ct, il sagit aussi, positivement, de manifester, de faire apparatre le corps et la vie, et cest pourquoi, au-del de leur contenu conceptuel et discursif, les crits de Nietzsche se prsentent comme des manifestations, positives donc cette fois, de laffleurement de la vie, du corps, de lhumeur, du temprament, de la personnalit.

    Prenons garde la rhtorique trs particulire de Nietzsche. Elle signifie quil ne tient pas seulement un discours philosophique, mais crit le texte de la vie, avec ses emportements, ses silences, ses ruptures, ses colres, ses dsirs, ses violences, ses cruauts. Cest le biais quil prend pour tenter dchapper au destin moral de la raison discursive, car le langage de la raison est essentiellement mtaphysique, cest--dire quil tend nier la vie, chercher rsoudre les problmes en les escamotant. Pour Nietzsche, la raison philosophique est le moyen par excellence que lOccident a invent pour refouler, nier, les affects, les sens, la vie, le

  • corps, et cest pourquoi notre civilisation est demble faible et dcadente, ds Socrate.

    Lamour du destin

    Le dessein de Nietzsche, en particulier dans Ecce homo, est de faire pice au ressentiment par cette vertu sans moraline quest la belle humeur ou gaiet desprit (Heiterkeit). Autrement dit, il sagit de montrer comment on peut tre content de soi, affirmer la vie, lapprouver sans la nier, sans en exclure les aspects tragiques et redoutables, sans en condamner les malheurs ni calomnier les sens, les passions, les checs et les conflits.

    Parodiant lvangile, Nietzsche crit dans le Gai Savoir : Car une chose est ncessaire : que lhomme parvienne tre content de lui-mme ft-ce au moyen de telle ou telle potisation et de tel ou tel art. Celui qui est mcontent de lui-mme est toujours prt sen venger. Cette belle humeur est la fois une approbation et un amour, lamor fati (amour du destin), une acceptation joyeuse, un gai savoir de linluctable, du tragique, de lhorreur abyssale et nigmatique des choses. Le recours nest pas dans la raison philosophique, mais dans la jubilation, la jouissance artistique, lart consistant faire jouer pleinement ses passions Dans la musique, les passions jouissent delles-mmes . En second lieu, si Ecce homo est un trait de savoir-vivre, ce nest pas un trait de morale ; Nietzsche y parle des petites choses de la vie , celles qui ont toujours t ngliges par les philosophes, acharns selon lui nier le vouloir-vivre plutt qu expliquer comment on peut devenir ce que lon est, cest--dire se surmonter soi-mme : le climat, lalimentation, la digestion, les frquentations, les lectures, lcriture et le style, la faon de rgler son agressivit, sa mmoire ou ses checs car, dans le ressentiment, le souvenir est une plaie qui suppure .

    La belle humeur consiste vacuer, digrer la culpabilit et la rancune : Ceux qui gardent les choses pour eux sont des dyspeptiques. Dune faon provocatrice et symbolique, la philosophie et la morale sont remplaces par la dittique, la raison par le vcu, les passions tristes et les impratifs par la gaiet et le dire-oui la fcondit de la vie. On se tromperait cependant si lon croyait quil ne sagit que de librer le dsir de ses entraves morales : comme le dsir va plutt dans le sens moral de la ngation de la ralit, il sagit plutt daccrotre sa puissance, daller vers plus de puissance, y compris en suscitant au dsir des obstacles : Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort.

    Eric Blondel est professeur de philosophie morale lUniversit Paris-I (Panthon-Sorbonne).Il a notamment publi Nietzsche, le corps et la culture (PUF, 1986) ; lAmour, la morale (GF, 19981999) ; le Problme moral (PUF, 2000). Il a traduit Ecce homo, Nietzsche contre Wagner, lAntchrist, la Gnalogie de la morale (GF, de 1992 1996), ainsi que Crpuscule des idoles (Classiques Hatier de la philosophie, 2002).

  • 2. Considrations inactuelles (Unzeitgemsse Betrachtungen, 1873-1876)Le combat pour la culture

    Les quatre essais qui composent cet ouvrage sont marqus du sceau contradictoire dun militantisme wagnrien acr et dune revendication croissante dindpendance vis--vis de lpoque moderne. Le style en est surtout pamphltaire, le but avou de Nietzsche tant dcorner la fausse superbe de lpoque actuelle en lui opposant la valeur inactuelle du gnie, incarn ici par Schopenhauer et par Wagner. Se trouvent tour tour brocards le philistinisme et labsence de style des crivains modernes, la strilit des tudes historiques, le conformisme et limpersonnalit des individus dans leur rapport ltat, la confusion qui rgne en matire de got artistique.

    ces tares de lpoque moderne, Nietzsche oppose successivement lidal dune culture accdant une vritable unit stylistique, un rapport au pass soumis aux strictes exigences de lavenir, une authentique indpendance desprit face la tutelle alinante de ltat attitude quincarne Schopenhauer , laspiration un renouveau artistique orient vers une renaissance de la culture allemande dont le hraut demeure Wagner. Si la vhmence de la critique et la fascination pour Wagner lestent encore la pense de Nietzsche, on peroit dj dans ces uvres de circonstance quelques thmes centraux de la maturit, notamment la figure de lesprit libre, la supriorit de lart et de la vie sur labstraction thorique, ainsi quune conception du temps oriente vers lavenir.

    Olivier Tinland

  • Par Partick Wolting

    La philosophie est-elle lennemie de la vie ?

    Et si la volont de vrit luvre dans la philosophie traduisait une secrte volont de mort ? Nietzsche entend dpasser ce nihilisme en assignant la philosophie une vise nouvelle : non pas dcouvrir des vrits mais crer des valeurs qui exaltent la vie.

    Lactualit de Nietzsche nest pas celle dune doctrine mais dune exigence : faire enfin de la pense lexercice dune probit sans faille. Le geste fondamental de Nietzsche, qui explique lirrductible originalit de sa position parmi les philosophes, tient llucidation des consquences de cette thique en matire intellectuelle. Une de ses retombes les plus spectaculaires placera la philosophie face un dfi paradoxal : Reconnatre la non-vrit pour condition de vie. Si cette formule de Par-del bien et mal dessine un aspect capital de la rvolution dans la manire de penser qui caractrise la rflexion nietzschenne, il convient, pour y voir plus quun simple slogan, brillant mais nigmatique et peut-tre fragile, de comprendre en quoi elle instruit le procs de la tradition philosophique au nom de cette revendication dhonntet intransigeante que Nietzsche appelle encore indpendance , et dont il fait le signe distinctif du vritable philosophe.

    Le souci de Nietzsche ne semble pourtant pas se rduire exclusivement au dbat avec les philosophes. On connat lblouissante richesse de ses rflexions, qui fascine juste titre, et, si leffort est constamment requis, il nest nul besoin dtre un technicien de lhistoire de la philosophie pour saisir la cohrence de ses argumentations, pourtant difficiles. Connaissance, science, morale, art, religion, philosophie, politique, histoire, murs, organisation du travail ou structures sociales : il nest pas de champ de la vie humaine qui ne soit interrog par les livres de cet enquteur infatigable profusion qui nest en rien lindice de la dispersion, ou dune curiosit superficielle. Dans ces voyages qui explorent tout le spectre de lactivit humaine, et non pas seulement la province quest la philosophie au sens technique du terme, cest bien une proccupation unique qui guide lenqute et lui donne sens. Que cherche donc ce penseur atypique qui se dit mdecin de la culture , mais prtend simultanment rvler la tche, jusqualors mal comprise, qui dfinit le philosophe authentique ? Si la chose apparat justement avec le plus de nettet dans lexamen de la tradition philosophique, il demeure que celui-ci se voit dsormais intgr un questionnement plus radical, que Nietzsche dsigne comme le problme de la culture. Abandonnons donc limage trop courante dune gnialit subjective et fulgurante pour saisir la prodigieuse rigueur qui commande tout au contraire, dun bout lautre, la construction dune telle rflexion.

    Ce qui fait la spcificit de lenqute de Nietzsche, cest quelle interroge plus encore les problmes des philosophes que leurs rponses, leur manire de penser que leurs doctrines particulires. Depuis son

  • instauration platonicienne, la philosophie sassigne un objectif ambitieux, qui est celui de la radicalit en matire de pense : la condition premire en est llimination des croyances et opinions, des passions et des prjugs, au profit de la recherche dsintresse du vrai. Cette qute qui prend la forme de la recherche de lessence, du quest-ce que cest ? , ne reconnat quune loi : liminer tout prsuppos, ne rien admettre qui nait t tabli objectivement et ne rponde la seule volont de vrit.

    Le fanatisme de la vrit en accusation

    Et pourtant... En dpit de ces proclamations de neutralit, ny a-t-il pas demble quelque chose de suspect dans le projet philosophique ? y regarder de plus prs, le rapport la vrit des philosophes se rvle un rapport de respect, voire de vnration un attachement quasi religieux. Une telle divinisation du vrai, auquel on exige que tout soit sacrifi, nchappe-t-elle pas lobjectivit de la saisie thorique que lon prtend atteindre ? Une dtermination psychologique spcifique une passion semble bien constituer un pralable lactivit philosophique ; do le caractre peut-tre contradictoire de lentreprise, qui ne serait pas aussi dsintresse quelle le prtend. La revendication de radicalit dans la manire de questionner suscite du reste un soupon comparable : supposer que nous voulions la vrit : pourquoi pas plutt la non-vrit ? Et lincertitude ? Mme lignorance ? Pourquoi en effet viter ces questions et considrer comme allant de soi le caractre prfrable du vrai ? Une telle lacune initiale relativise invitablement le caractre fondamental du projet. quoi sajoute un autre trait troublant : le fait que cette vrit si ardemment dsire apparaisse elle-mme comme prdtermine, prouve par avance comme stabilit, identit soi, et quelle quivaille donc la condamnation de principe du changeant, du sensible, de ce qui a pour caractristique dtre constamment diffrent de soi. Nous sommes loin de la neutralit qui se garde de toute prsupposition ; cest bien un choix, et mme un choix passionn, qui sexprime : la haine viscrale du faux et de lillusion a suscit un vritable fanatisme de la vrit.

    On voit ainsi apparatre toute une srie de questions non poses, de problmes vits, et la poursuite de lenqute ne fera quaccentuer les soupons. De fait, lexamen des procdures rglant lexercice de la rflexion, les modes de pense, ne rvle pas moins de dcisions autoritaires, premptoires, et surtout prmatures ; tels lattachement forcen au dualisme, qui structure toute la logique de notre pense ordinaire : la croyance la pertinence des oppositions contradictoires, et donc exclusives, la structure duelle et antinomique de la ralit le vrai est le contraire du faux, le bien du mal, lintelligible du sensible ; lattachement latomisme : la croyance lexistence dunits closes sur elles-mmes, soustraites au devenir rvlatrice du discrdit jet sur le multiple ; le ftichisme : la croyance lexistence dtres agissants, au fait que tout processus et toute action se rattache ncessairement un substrat lagent qui en serait la cause. Le questionnement philosophique a ainsi cart par principe, au mpris de toute probit intellectuelle, dautres voies de pense, quil et fallu tout le moins

  • affronter, celles que Nietzsche se proposera dexplorer : la possibilit quexistent une solidarit souterraine des instances penses autrefois comme contradictoires, un primat du multiple sur lunit, un primat du processuel et du devenir sur le stable.

    Ces remarques convergent toutes vers la conclusion inquitante que, en dpit des incessantes querelles de doctrine, il existe un consensus inconscient des philosophes sur quelques positions vraiment fondamentales, comme la condamnation du sensible, du corps, du multiple ou encore du devenir. Il ny a donc jamais eu de philosophie sans prfrences, sans croyances foncires qui commandent lexercice de la pense. Les philosophes ne stant pas soucis de justifier ces prfrences, comment ne pas tre tent de les qualifier de prjugs, et daffirmer que la pratique philosophique na cess de trahir les exigences de radicalit et dindpendance quelle affirmait incarner ?

    Interprtation, apparence, illusion

    Un tel constat ne conduit encore quau seuil du problme : lapprofondissement de lenqute mene par Nietzsche indique que les prfrences ainsi repres ne sont ni gratuites ni dnues de sens, et quelles expriment tout autre chose que de linconsquence spculative. Ces croyances fondamentales ont en effet ceci de spcifique quelles doivent se dfinir comme des valeurs : non pas des adhsions thoriques, mais bien des prfrences pratiques qui expriment les besoins propres une certaine forme de vie. Leur sens est donc de fixer ce qui est ressenti comme profitable, indispensable ou au contraire nuisible donc des attirances et des rpulsions. Intriorises, passes dans la vie du corps et cest bien l ce qui en fait des valeurs, et non plus de simples croyances conscientes , elles possderont un rle rgulateur pour laction et la vie humaine, prescrivant certains types dactions, en proscrivant formellement dautres. On voit alors que tout systme de pense, toute doctrine thorique, possde une signification pratique et doit tre considr comme une interprtation de la ralit sur la base de certaines prfrences axiologiques.

    La croyance la vrit a t lune de ces interprtations, et lune de celles qui, dans lhistoire humaine, ont bnfici du crdit le plus spectaculaire ; si elle se rvle ntre quune illusion particulire, cest une illusion qui, contrairement dautres, a acquis pour nous le statut de condition de vie : La vrit est ce type derreur sans lequel une certaine espce dtres vivants ne saurait vivre. Quelle perde alors son statut de norme de la pense est invitable, et il en rsulte une double consquence. Tout dabord, leffondrement de la notion de vrit rvle que la ralit, toute ralit, y compris celle de la pense, est processus dinterprtation le nom technique en est volont de puissance , jeu dapparence et dillusion. Mais, simultanment, se pose la question du critre qui autorise lapprciation des interprtations. Lidentification de la ralit une concurrence permanente entre processus interprtatifs nentrane pas chez Nietzsche de position relativiste, et lexpertise de la valeur que constitue la vrit montre bien pourquoi : la haine du changeant, le mpris du corps et la survalorisation de lintelligible

  • expriment le refus des conditions mmes de la vie dans ce quelle a de sensible.

    Une double exigence

    Cela laisse apparatre en quoi la vrit et les valeurs morales asctiques traduisent profondment une protestation lgard des ncessits de la vie organique, un affaiblissement de la vie ; le vivant refuse en effet les conditions de son existence, refus exprim sous la forme de jugements de condamnation de nature morale : la vie est injustice, la vie est souffrance... En traitant ces sentiments comme des vrits comme un savoir , la philosophie oublie leur caractre interprtatif et donc leur conditionnement par la vie par une forme dtermine, particularise de la vie, une vie qui revendique sa propre ngation et se retourne contre elle-mme, do lhypothse avance par le Gai Savoir : Volont de vrit cela pourrait tre une secrte volont de mort.

    Les retombes de ces analyses pour la comprhension de la philosophie sont considrables. Si, comme lindique Nietzsche, toute possibilit de pense repose sur des valeurs, si toute culture est organisation de la vie partir de choix axiologiques inconscients, il est vain de prtendre instaurer une pense qui dpasserait ce conditionnement et serait plus quinterprtation. Tout au contraire, il est inluctable de prendre acte de cette situation afin de modifier la problmatique philosophique dans le sens dune vritable radicalit de rconcilier, ce faisant, la pratique de la pense philosophique et son idal et, pour ce, de substituer le problme de la valeur au problme, driv, de la vrit. Il sagira didentifier les valeurs sur lesquelles repose toute culture, cest--dire den rechercher les sources productrices, et enfin dapprcier la valeur de ces valeurs, cest--dire destimer leur influence, bnfique ou nuisible, sur le dveloppement de la vie humaine : cest lensemble form par ces deux enqutes que Nietzsche nomme, dans les dernires annes de sa rflexion, gnalogie . Rien ne dit mieux cette double exigence rassemble par la tche du philosophe que le modle mdical qui le dfinit dsormais : la phase du diagnostic nest l que pour rendre possible la mise en uvre dune thrapie.

    Ainsi que le montre la position de la vrit comme norme, il est possible de vivre pour un temps avec des valeurs qui englobent la ngation des exigences de toute vie : tel fut le pari fou de la philosophie depuis Platon, relaye par le christianisme ; chose inattendue, la maladie se caractrise mme par sa puissance de fascination et de sduction. Pour un temps : car lhistoire montre aux yeux de Nietzsche que cette sourde volont de mort, cette vise contradictoire lgard de la vie produit terme leffondrement des valeurs ainsi dfendues. Le nihilisme dsigne cet effritement de la puissance imprative et rgulatrice des valeurs propres une forme particulire de vie, la perte du centre de gravit qui permettait un quilibre dans lorganisation de lexistence. Dieu est mort la tragdie commence : on se rend compte que ce que lon vnrait na pas la valeur quon lui prtait, do le sentiment de paralysie, dangoisse et dabandon, le sentiment de la vanit de tous les buts et du non-sens gnralis. Examinant la culture europenne de lpoque dans ses

  • diffrents aspects, Nietzsche y dcle cette lente monte du nihilisme qui fait apparatre progressivement la volont den finir comme prfrable la poursuite de la vie.

    La vise du travail philosophique se spare ainsi de manire spectaculaire de la prtendue recherche de la vrit. Il sagira bien plutt de rflchir aux moyens de mettre en uvre une rforme pratique de la vie humaine dans les cas o celle-ci succombe au nihilisme, et de manire plus large une rforme susceptible de faire voluer lhumanit dans le sens dune plus grande sant, dune plus grande conformit aux exigences fondamentales de la vie mme : tel est le projet que vise la formule renversement des valeurs . Le souci cardinal devient donc celui dune tude typologique des formes dont est susceptible la vie humaine Le premier problme est celui de la hirarchie des types de vie , et ce afin de dterminer les valeurs qui favorisent lexpansion et lpanouissement, ainsi que lnonce une formule que Nietzsche affectionne : O la plante homme a-t-elle pouss jusquici avec le plus de splendeur ?

    Ce reprage suppose notamment le recours lhistoire, puisque celle-ci est avant tout le grand laboratoire , le lieu o les communauts humaines ont effectu sous les formes les plus varies des exprimentations pour organiser lexistence sur la base de sries spcifiques de valeurs, quelles soient de nature morale, religieuse, politique ou artistique. On comprend alors pourquoi les voyages de Nietzsche au sein de ces diffrentes cultures revtent une telle importance, pourquoi en particulier la mditation sur la Grce de lpoque de la tragdie le retient si constamment : nindique-t-elle pas en effet que cest en plaant lart plus haut que le savoir que cette culture a su vaincre le nihilisme qui la menaait elle aussi, et susciter le genre dhommes jusqu ce jour le plus russi, le plus beau, le plus envi, le plus apte nous sduire en faveur de la vie ?

    Loin dtre une intuition gniale ou un idal plus ou moins fantasmatique, lide de type surhumain, aboutissement de cette enqute, na de sens que comme lment du dispositif permettant de rpondre cette question de la modification des valeurs et de llvation de lhomme. Il en va de mme de la si difficile doctrine de lternel retour. Si le philosophe est mdecin, Par-del bien et mal prcise cette image par celle du lgislateur : homme la plus vaste responsabilit , il lui revient non de dcouvrir des vrits, mais bien de crer des valeurs de parvenir trouver et imposer les conditions dune vie suprmement affirmatrice. Et peut-il y avoir oui plus entier et plus intense que la volont de revivre sa vie lidentique une infinit de fois qui rcuse de ce fait toute doctrine ngatrice dplaant la vraie vie dans un au-del ? Laventure que nous propose Nietzsche souvrait sur un cas de conscience ; elle dbouche sur une preuve qui nous en impose un autre : Existe-t-il ds aujourdhui assez dorgueil, de sens du risque, de courage, dassurance, de volont de lesprit, de volont de responsabilit, de libert de la volont pour que dsormais sur terre, le philosophe soit vraiment possible ?

    Patrick Wotling est matre de confrences lUniversit de Paris-IV (Paris-Sorbonne).

  • Il a notamment publi la Pense du sous-sol (Allia, 1999) ; le Vocabulaire de Nietzsche (Ellipses, 2001) ; Introduction Nietzsche (Flammarion, paratre en 2002). Il a codirig, avec Jean-Franois Balaud, Lectures de Nietzsche (Rfrence, Le Livre de Poche, 2000). Il a traduit le Gai Savoir (GF, 2000) ; Par-del bien et mal (GF, 2000) ; lments pour la Gnalogie de la morale (Classiques de la philosophie, Le Livre de Poche, 2000).

    4. Aurore (Morgenrthe, 1881)Une histoire naturelle des prjugs moraux

    Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Certes, la campagne a t prpare ds Humain, trop humain ; mais le choix dune cible unique contraste vivement avec la pluralit des directions danalyse de luvre prcdente. Cette cible, la morale essentiellement la morale chrtienne , va faire lobjet dune investigation psychologique et historique minutieuse, dont le but consistera mettre en vidence ltendue de lemprise de nos prjugs quant au bien et au mal. En fait, cest moins la morale en elle-mme quaux tentatives pour rationaliser la morale que Nietzsche sen prend ici. La mise en lumire de lhistoire souterraine de la morale doit permettre de discrditer toutes les raisons jusquici avances pour en faire une norme absolue. Le devoir, lutilit, la compassion et bien dautres justifications avances par thologiens et philosophes lesquels ne forment souvent quune seule espce se trouvent renvoys leur origine irrationnelle, voire draison- nable : la morale reposerait sur des instincts en vrit fort peu moraux mchancet, cruaut, gosme, grgarisme et ne saurait ce titre prtendre labsoluit. Cette morale est cependant la ntre, ce pourquoi un dpassement de la morale ne saurait se faire que par cette morale : la passion de la connaissance , qui prside ce travail de sape des prjugs moraux, est elle-mme le produit de la morale, dun devoir de vracit face aux illusions de lhistoire ; elle constitue le prlude thorique un autodpassement de la morale .

    Olivier Tinland

  • Par Yannis Constantinids

    Sommes-nous les derniers hommes ? Grgaire, oisif, hdoniste et humaniste, le dernier homme de Nietzsche

    incarne le terme dun processus de dgnrescence dune humanit endormie par les narcotiques que sont les valeurs chrtiennes et dmocratiques. Nietzsche aurait-il t visionnaire ?

    Comme son nom lindique, le dernier homme reprsente lhomme le plus mprisable qui soit, le terme possible de lvolution ou plutt de lavilissement de lhumanit, si le processus de dcadence se poursuivait jusquau bout et mettait fin toute perspective davenir. Cet homme crpusculaire est aux antipodes du surhumain, qui incarne au contraire lavenir de lhumanit. Une distance infinie spare en effet lhomme fragmentaire, servile, quest le dernier homme du surhumain, cest--dire de lhomme complet, souverain. En accentuant de la sorte le contraste entre ces deux ples extrmes de la hirarchie humaine, Nietzsche a voulu dpeindre de la manire la plus vive le choix dcisif entre monte et dclin que chacun de nous est, selon lui, ncessairement amen faire. Ainsi, lorsque Zarathoustra brosse le portrait peu flatteur du dernier homme dans le Prologue, cest dans lespoir de susciter le mpris de la foule, que la description du type surhumain navait gure mue.

    Cet homoncule, cet homme avort que Nietzsche voyait avec dgot se profiler lhorizon de la modernit a renonc toute grandeur et naspire plus qu vivre confortablement et le plus longtemps possible. Semblable un puceron hdoniste, il a en aversion le danger et la maladie : On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on rvre la sant. Il veut travailler le moins possible et met au-dessus de tout la paix, la tranquillit, la scurit. Nietzsche compare pour cette raison cet adepte dune vie sdentaire, en troupeau, un animal grgaire. Si la civilisation conduit ce pitre rsultat, estime-t-il, cest quelle est en ralit une entreprise de domestication de lhomme : sous prtexte de rendre lhomme meilleur, elle le rapetisse, le dvirilise, le dshumanise.

    Le troupeau unique

    Nietzsche se montre ainsi trs svre lgard de la morale chrtienne, la morale grgaire par excellence ses yeux, et de lidologie humanitaire qui en est issue, car elles font de lhomme domestiqu, diminu, lhomme idal, le sens et la fin de lhistoire. Lhistoire de la civilisation occidentale est de ce fait lhistoire du dclin de lOccident, de la mdiocrisation et du nivellement des Europens, qui partagent les mmes besoins grgaires. Certes, les sentiments grgaires ont toujours exist et ont toujours constitu un frein puissant laffirmation de fortes personnalits, mais ils avaient au moins mauvaise conscience avant le christianisme. Sanctifis par lui, la paresse, la pusillanimit (l humilit ), la lchet (la

  • prudence ), le got du confort matriel et intellectuel stalent dsormais au grand jour, sans la moindre vergogne.

    Les valeurs chrtiennes et dmocratiques encourageraient de la sorte une vie parasitaire, tout entire voue la poursuite dun bonheur mesquin et triqu. Nietzsche nhsite pas qualifier de parasite lavorton produit par la morale chrtienne et galitaire, puisquil se niche dans tous les recoins et interstices de la vie et quil cherche survivre aux dpens de son hte involontaire. Dlibrment provocante, cette image dcrit merveille la vie grgaire, une vie de totale dpendance, anime dun secret ressentiment envers cela mme qui la nourrit, tout comme le vrai parasite essaie de dtruire le corps mme qui lui sert de refuge... Ce sombre portrait correspond-il lhomme daujourdhui ? Notre civilisation est-elle en chemin vers le dernier homme ? Sommes-nous nous-mmes les derniers hommes ? Voyons si la triste prdiction de Nietzsche sest ralise.

    Force est de constater tout dabord que le progrs technique, loin de librer lhomme de lalination, la rendu plus dpendant du monde extrieur que jamais. Il est frappant cet gard de voir quel point les nombreuses innovations technologiques de notre temps incitent la paresse et la servitude sous prtexte de faciliter la vie. Or, daprs Nietzsche, la paresse, conue comme inaptitude un effort soutenu, est le propre de la dgnrescence . Si lon flatte de faon aussi honte la propension naturelle la paresse, cest dans le dessein non avou daffaiblir la volont, de la rendre incapable dune application durable. Aussi ne faut-il pas stonner si la plupart des hommes daujourdhui se liqufient face la plus infime preuve, si la moindre tension les dsagrge. Lanmie de la volont nest que le rsultat prvisible dune vie en grande partie assiste, o on laisse ltat, aux institutions sociales, entre autres, le soin de prendre des dcisions pour soi et o, tout moment, lon attend deux quelque secours.

    Que notre socit ait lev la scurit, cest--dire la volont dtre assur contre tout, mme contre la vie et contre soi-mme, au rang didal ne saurait ds lors nous surprendre. On retrouve en effet chez le consommateur lobsession du dernier homme pour le confort et la scurit, en mme temps que son hdonisme mou. La socit de consommation lasservit aux petits plaisirs, ne lui laissant pour seul horizon que la recherche effrne du profit. Car qui possde est bientt possd son tour, fait remarquer la Gnalogie de la morale, qui distingue le fait davoir plus de celui dtre plus. Comme lavait dj not Schopenhauer, lhomme moderne lui-mme nest quun produit industriel que la nature fabrique raison de plusieurs milliers par jour . Aussi, dans la Considration inactuelle quil consacre son ducateur, Nietzsche dnonce-t-il vivement la dshumanisation quentrane la socit industrielle, qui fait de ses fonctionnaires de simples rouages de la gigantesque machine quelle est au fond : la question Pourquoi vis-tu ?, ils rpondraient tous vite et firement pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme dtat et pourtant ils sont quelque chose qui ne pourra jamais devenir autre chose, et pourquoi sont-ils justement cela ? Hlas, et rien de mieux ?

  • Lhumanit est ainsi irrmdiablement fragmente par lexigence conomique de rentabilit, qui vise confiner chacun dans un recoin, dans une spcialit. Lducation moderne se donne dailleurs ouvertement pour tche de perptuer cette spcialisation excessive, dans la mesure o elle forme des mtiers particuliers plutt quelle ne tente de dvelopper lindpendance desprit. Lambition suprme de la modernit semble tre de constituer le troupeau unique dont parle Dostoevski : la fameuse mondialisation reflte cette volont duniformiser le monde, de supprimer la diversit et dimposer tous les mmes dsirs limits, les mmes ambitions mesquines. On tient l la formule du bonheur pour tous, du bonheur grgaire quannonce lidologie du progrs selon Nietzsche : une vie presque vgtative, en tout cas trique, rduite aux besoins les plus lmentaires, o il ny a pas de place pour la grandeur et le dpassement de soi.

    La douleur, mal absolu

    Le caractre dcadent de ce bonheur lnifiant, qui est avant tout volont dengourdissement, aspiration un profond sommeil, ne fait donc aucun doute. Il masque peine la profonde dtresse spirituelle dtres qui cherchent plus anesthsier la vie qu vivre. En ce sens, il exprime la lassitude plutt que la maturit de lhomme. Les derniers hommes ont en effet un grand besoin de divertissements, de rcrations, pour oublier leur misre affective, pour soublier eux-mmes : Un peu de poison de-ci de-l : cela procure des rves agrables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agrablement. Ils ne pensent qu se reposer, qu se laisser aller, qu se relcher, parce que pour eux la douleur est le mal absolu et quil leur faut littralement se rtracter pour souffrir le moins possible. La forte sduction quexercent les valeurs chrtiennes et dmocratiques vient ainsi de ce quelles rendent possible loubli de soi, la dpersonnalisation. Daprs Nietzsche, le christianisme est, avec lalcool, un des deux grands narcotiques europens : il donne un sens la douleur et, surtout, indique au malade toutes sortes de palliatifs. Car lhomme qui souffre dtre lui-mme est avide de raisons et de narcotiques , selon la Gnalogie de la morale. Il tche en premier lieu de se trouver des excuses, de se dcharger de toute responsabilit, de rationaliser la souffrance : les moutons alins cherchent en permanence des boucs missaires !

    Nietzsche met particulirement en exergue ladoption complaisante de la posture de la victime et laptitude justifier, pardonner la faiblesse : on sait se montrer comprhensif et tolrant, cest--dire accommodant, envers les autres, et on attend deux en retour la mme indulgence. Ce manque de probit est flagrant dans ce que Nietzsche appelle la comdie de lidal , savoir dans le fait de jouer les grandes consciences morales, daffecter par exemple la noble indignation. Il sindigne lui-mme de cette manire malhonnte qua le dernier homme de travestir sa honteuse effmination en grandeur morale : Je nai pas de sympathie pour toutes ces punaises coquettes dont lambition insatiable est de sentir linfini jusqu ce quau bout du compte linfini sente la punaise.

  • Linertie de la pense

    Plus encore que dexcuses pour endormir sa conscience, lhomme physiologiquement puis a besoin de narcotiques pour engourdir la vie, synonyme de souffrance. Petites joies, distractions constantes, spiritueux : tout est prtexte afin de se fuir. Nietzsche parle dauto-hypnotisation pour caractriser cette volont active de se perdre, de soublier, dviter tout prix lveil et la lucidit. Au-del des narcotiques proprement dits, il dnonce les manires de penser et de sentir qui produisent un effet narcotique (le Gai Savoir), comme dans le cas des vgtariens. Car la plus grave forme de paresse est pour Nietzsche la paresse de lesprit, linertie de la pense, qui affectionne les ides reues ou fixes. Il na pas de mal montrer que le conformisme intellectuel est bien plus tendu quon ne le croit dordinaire et que la libert de penser, limage de la libert de la volont, est le plus souvent une illusion. Les ides du jour sinsinuent ainsi en nous sans mme que nous nous en rendions compte : ce sont bien nos ides, mais elles deviennent innes par une sorte de suggestion hypnotique. Nous reprenons notre insu les opinions rgnantes, vhicules par les journaux ou par la publicit, mais nous sommes surtout dpendants des jugements de valeur dont nous avons hrit, de sorte que notre pense est conditionne l o nous la croyons libre, spontane. Les habitudes de pense se transmettent comme une maladie hrditaire de gnration en gnration ; ce qui tait raisonnable et personnel au dpart devient avec le temps machinal et absurde. Dans les prtendus dbats dides, on observe de la sorte en permanence un coupable relchement de la pense, qui suit pour ainsi dire des circuits prfrentiels, prdtermins. Opinions publiques, paresses prives , rpte Nietzsche : lapparente libert de penser et de sexprimer recouvre une grande docilit de lesprit...

    Le journalisme, quil abhorre, est lillustration parfaite de cette inertie de la pense, rduite des formules creuses et machinales. Nietzsche, pour qui la grandeur dme rside avant tout dans la libert de lesprit, tablit que cette reproduction rassurante du mme, cet enttement injustifi manifestent le refus de penser par soi-mme. Il insiste ainsi sur le soulagement quon prouve sen remettre entirement dautres parents, professeurs, lois, prjugs de classe, opinion publique du souci de penser librement, luxe que limmense majorit des hommes ne peut se permettre. Do une critique prcoce du suffrage universel, qui sappuie prcisment sur la croyance que chacun est en mesure de se faire une opinion en toute indpendance : Nietzsche met en vidence lutilisation de techniques de suggestion hypnotique qui expliquent lapathie gnrale des citoyens qui indigne tant de nos jours ; on voit dans cette apathie une menace pour la dmocratie, alors quelle en est une consquence directe. Dans ce jeu de dupes quest le vote dmocratique, la ruse consiste donc entretenir hypocritement lillusion de libert afin de mnager aux comdiens de lidal le confort intellectuel requis pour dormir tranquillement. Le fait que lon commence se fatiguer de ce jeu gratifiant donne raison Nietzsche, qui estimait que la curiosit mousse et les nerfs fatigus des derniers hommes les obligeraient recourir des

  • stimulants toujours plus forts. Pouss son comble, ce besoin physique de narcotiques en tout genre pourrait conduire ce quil appelle le bouddhisme europen , cest--dire une poque de consomption snile. Le slogan Ni Dieu ni matre serait alors ralis : il ny aurait plus de berger, mais un seul troupeau, comme le dit le Prologue du Zarathoustra...

    En identifiant ainsi lvolution de lEurope un long processus de dcadence, Nietzsche veut gurir des illusions du progrs ceux qui croient en la science ou aux thses socialistes. Il met dabord en garde contre lidologie plbienne de la science, qui reste pieuse dans la mesure o elle reprend son compte la promesse chrtienne de bonheur et de droits gaux pour tous. Le progrs scientifique participe en effet de lhypnotisation de lhumanit puisquil acclre la vie et encourage loubli de soi.

    Marx pensait au contraire que la science permettrait lhomme fragmentaire de surmonter lalination et de spanouir pleinement en rduisant la dure de la journe de travail. Son gendre Paul Lafargue va encore plus loin dans le Droit la paresse : il voit dans la machine le rdempteur de lhumanit et exige la rduction du temps de travail quotidien trois heures.

    Vivre en beaut

    Dans Aurore, Nietzsche dnonce lui aussi les arrire-penses des apologistes du travail, qui veulent briser lindividu, ltourdir, mais il est loin de voir dans la paresse un remde loubli volontaire de soi par le travail. Elle est bien plutt une autre manire de soublier, de se vautrer, de saffaler de tout son long, et na donc rien de commun avec lotium, le loisir actif que Nietzsche oppose la hte indcente et au travail abrutissant qui caractrisent les Occidentaux. Nietzsche insiste ainsi sur lgale passivit de laffairement et du repos intgral qui le suit, de la suractivit morbide et de lavachissement auquel donnent lieu aujourdhui les sacro-saintes vacances, qui signifient en ralit vacance de lesprit... Dans les deux cas, il sagit de se fuir, de se distraire, comme si on ne supportait pas de rester un seul instant seul avec soi-mme. La rforme socialiste en faveur de la semaine de trente-cinq heures donne encore raison Nietzsche : lalination par le travail laisse place lalination par les industries du loisir ; cest quon ne sait pas quoi faire de son temps libre et quon est reconnaissant ceux qui montrent comment loccuper utilement... Dans un texte posthume, Nietzsche juge ainsi les divertissements modernes dune parfaite mdiocrit, car il faut y viter une trop grande dpense desprit et de force il sagit de se reposer . On retrouve l les petits plaisirs dont raffole le dernier homme, qui ignore tout de la contemplation ou de loisivet active, propres au surhumain.

    Peut-tre le type surhumain nest-il quun horizon inaccessible ; il reprsente nanmoins un contre-idal inestimable la dcadence humaine. Par philanthropie, comme il le dit, Nietzsche indique lhomme la voie de la grandeur, de la remonte, et laisse esprer que la pente du conformisme nest pas fatale. Il y a des pessimistes paresseux, des rsigns, crit-il ds 1874, lge de trente ans, nous ne voulons pas tre

  • des leurs. Malgr son dgot pour lhomme moderne, dans toute son uvre il sefforce de redonner lhomme confiance en soi et en lavenir, lexhortant tre toujours plus ce quil est et vivre en beaut. Mais il est craindre que les hommes daujourdhui, sils taient amens se prononcer, rpondraient, comme la foule Zarathoustra : Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain !

    Yannis Constantinids enseigne la philosophie lUniversit de Reims.Il a publi Nietzsche, une anthologie de textes comments (Prismes, Hachette, 2001). Il travaille une traduction de lEssence de la religion, de Ludwig Feuerbach (Classiques de la philosophie, Le Livre de Poche, paratre en octobre 2003).

    5. Le Gai Savoir (Die Frhliche Wissenschaft), 1882-1886)La belle humeur dun aventurier de la connaissance

    Dans cette uvre joyeuse, fourmillante dides novatrices et de rimes rieuses, saffirme pleinement la personnalit dun Nietzsche matre de son criture et de sa pense. La forme aphoristique y atteint la perfection, soutenue par un perspectivisme pleinement assum, portant avec humour et profondeur des interprtations plus risques que jamais. De nouveaux thmes fondamentaux font leur apparition, tels lternel retour, la volont de puissance, lamor fati, ou encore la figure de Zarathoustra. Plus quune vritable unit thmatique, cest la profusion qui rgne, la sereine surabondance cratrice dun penseur libr de ses nvroses juvniles, qui dcoche ses flches pigrammatiques sur la surface irise des perspectives mouvantes de la vie. La critique des ombres de Dieu (vrit, morale) ne sy puise pas dans la ngativit, mais prside laffirmation plus haute dune ralit dbarrasse de ses arrire-mondes fantasmatiques. Ce nest plus la raison, mais laffect qui philosophe ici ; la passion de la connaissance se mue en une gaya scienza, science aventureuse de lesprit se risquant sur les mers infinies de linterprtation. Face la dcadence de la modernit, toute doptimisme mielleux et de romantisme rsign, Nietzsche profre un pessimisme de la force , qui acquiesce jusqu la plus grande souffrance, jusquau tragique de lexistence, afin dy puiser lnergie cratrice ncessaire la conqute dune sagesse suprieure, lucide et enjoue.

    Olivier Tinland

  • Par Marc Crpon

    Sommes-nous de bons Europens ? Nietzsche na pas eu de mots assez svres pour stigmatiser les

    crispations identitaires, lauto-idoltrie raciale et la folie nationaliste. Il a appel de ses vux une Europe conue comme une communaut surnationale qui invente lavenir en dpassant ses anciennes idoles.

    Peut-on faire de lunit de lEurope une figure privilgie de lavenir, sans lui donner la consistance dune esprance ? Peut-on croire lEurope si elle ne promet pas une nouvelle forme de communaut et de coappartenance, si laffirmation dun nous indit qui affranchisse les Europens de tout repli rgressif sur les identits nationales des sicles passs nen accompagne la construction ? Si ces questions sont les ntres aujourdhui, si elles prennent au regard des derniers rsultats lectoraux europens une rsonance inquitante, elles furent aussi, il y a plus de cent ans, quand le heurt des nationalits navait pas encore donn la pleine mesure de sa puissance de destruction, celles de Nietzsche.

    Alors que, du temps o il tait professeur lUniversit de Ble, il avait dabord souscrit sans rserve une certaine foi dans lAllemagne, la conviction partage que le renouvellement de la musique et de la culture allemandes, sous la puissance tutlaire de Wagner, devait uvrer au salut de la civilisation, ds ses annes derrance travers lEurope du Sud, au contraire, une certaine ide de lEurope et de son unit en devenir lui permit de combattre sans relche ses dmangeaisons nationalistes. Nous autres bons Europens, crit-il dans Par-del bien et mal, nous avons aussi nos heures de nationalisme, des moments o nous nous permettons un plongeon, une rechute dans de vieilles amours et leurs troits horizons [...], nos heures de dmangeaisons patriotiques o nous nous laissons submerger par toute espce de sentiments ataviques.

    Les nations-fictions

    ces pulsions ractives, pour lesquelles il na pas de mots assez svres infection nationaliste , auto-idoltrie raciale , nationalisme de btes cornes , folie nationaliste , Nietzsche oppose dabord le constat de ce quil appelle le mtissage europen. Lide dune Europe constitue de nations cloisonnes, opposes les unes aux