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DOSSIER PEDAGOGIQUE L’Entêtement de Rafael Spregelburd mise en scène Marcial di Fonzo Bo du mardi 08 au jeudi 10 novembre 2011 Dossier pédagogique réalisé par Rénilde Gérardin, professeur du service éducatif : [email protected] , Contacts relations publiques : Margot Linard : [email protected] Jérôme Pique : [email protected]

Dossier p dagogique L'Ent tement - cndp.fr · 2 texte Rafael Spregelburd traduction Guillermo Pisani et Marcial Di Fonzo Bo mise en scène Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier dramartugie

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DOSSIER PEDAGOGIQUE

L’Entêtement de Rafael Spregelburd

mise en scène Marcial di Fonzo Bo

du mardi 08 au jeudi 10 novembre 2011

Dossier pédagogique réalisé par Rénilde Gérardin, professeur du service éducatif : [email protected],

Contacts relations publiques : Margot Linard : [email protected] Jérôme Pique : [email protected]

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texte Rafael Spregelburd

traduction Guillermo Pisani et Marcial Di Fonzo Bo

mise en scène Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier

dramartugie Guillermo Pisani

scénographie et lumières Yves Bernard assisté de Michel Rose

musique Etienne Bonhomme

costumes Pierre Canitrot

perruques et maquillages Cécile Kretschmar

avec

Judith Chemla

Jonathan Cohen

Marcial Di Fonzo Bo

Sol Espeche

Pierre Maillet

Felix Pons

Clément Sibony

régie générale Ivan Assaël

régie lumières Bruno Marsol

régie son Manu Leonard

régie plateau Claude ou César Chaussignand

régie vidéo Romain Tanguy

assistant à la mise en scène Alexis Lameda

stagiaire à la mise en scène Louise Dudek

assistante costumes et habilleuse Sarah Dureuil

production déléguée Théâtre des Lucioles, Rennes en coproduction avec le Festival d'Avignon

2011, le Théâtre de Nîmes, l’Hippodrome-scène nationale de Douai, le Festival d'Automne à Paris, la

MAC Créteil, le Théâtre du Beauvaisis-Beauvais, Le Maillon, Théâtre de Strasbourg-scène

européenne, le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines-scène nationale, le Théâtre Gérard Philipe,

centre dramatique national de Saint-Denis, le Festival delle Colline Torinesi CARTA BIANCA

programme Alcotra coopération France-Italie, l'Institut français de Barcelone.

avec le soutien du Festival GREC 2011, du CENTQUATRE-Paris et de highCo.

Le Théâtre des Lucioles est soutenu par la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bretagne,

le Conseil Régional de Bretagne, le Conseil Général d’Ille-et-Vilaine et la ville de Rennes.

L'Arche Editeur est l’agent théâtral du texte représenté

L'Entêtement est publié en mai 2011 chez l'Arche Editeur.

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L’Entêtement

dossier pédagogique

sommaire En direct d’Avignon page 3

LE PROJET ARTISTIQUE

Note d’intention

Entretien avec Marcial di Fonzo Bo, Elise Vigier et Rafael Spregelburd

Federico Garcia Lorca, Noces de sang, extrait

Photographies de la scénographie

Extraits de la captation vidéo du spectacle

page 4

page 5

page 6

page 8

page 9

L’ENTETEMENT de Rafaël Spregelburd

Biographie de Rafaël Spregelburd

Entretien avec Rafaël Spregelburd

L’Heptalogie de Hyeronimus Bosch

Jérôme Bosch, Les Sept Pêchés capitaux

Prologue de la pièce

Extraits de la pièce

La guerre civile espagnole

page 10

page 11

page 12

page 14

page 17

page 18

page 24

ECHOS DANS LA PRESSE Page 25

L’EQUIPE ARTISTIQUE page 28

Bibliographie, Vidéographie,Sitographie page 30

En direct d’Avignon

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LE PROJET ARTISTIQUE

« […] la frénésie des acteurs, condamnés à se travestir mille fois pour satisfaire la demande magique

de la pièce : qu’une poignée limitée d’ouvriers du sens atteignent le miracle de la multiplication

infinie des possibilités : on ne sait jamais avec certitude qui traversera la porte la prochaine fois. »

Rafael Spregelburd

Note d’intention

Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo

Après la création de trois volets de L’Héptalogie de Hieronymus Bosch du jeune dramaturge argentin

Rafael Spregelburg : La estupidez - la connerie - créée en 2008 au Théâtre National de Chaillot, La

Panique créée en 2009 avec l’école des Teintureries de Lausanne et La Paranoïa créée également en

2009 au Théâtre National de Chaillot, nous continuons à parcourir cette œuvre complexe et

démesurée par la création du septième et dernier volet L’entêtement.

Rafael Spregelburd écrit à propos de la pièce : « C’est la dernière pièce de l’Heptalogie. C’est une fin

et des adieux aigres-doux. Un chapitre très important de ma vie, du moins de ma vie dans le théâtre,

se ferme avec cette pièce, écrite dans l’urgence, dans les espaces vides que me laissaient mes

autres pièces, mes autres voyages, mes autres vies. Elle a donc, consciemment ou inconsciemment,

tous les ingrédients propres à l’Heptalogie : le détail infini, la structure fractale, elle est auto-

réfractaire, ludique plutôt que communicative, peu amie de ce qui est évident, mais ennemie aussi de

ce qui est symbolique. Elle est hybride, métisse, excessive, irrégulière. »

Cette fois-ci, l’action se passe près de Valencia en Espagne fin mars 1939, peut être le dernier jour

de la guerre civile, dans la maison du commissaire de la ville.

L’écriture scénique de la pièce est totalement innovante : le premier acte démarre à 17h dans la salle

principale de la maison, le deuxième acte, reprend la chronologie du temps à 17h, mais cette fois-ci

dans la chambre d’Alfonsa (la jeune fille malade, en prise à une fièvre constante) et le troisième acte,

encore une fois à 17h, commence dans le jardin devant l’entrée de la maison. Cela donne à voir trois

versions d’un même temps, des mêmes faits, trois angles de vue sur la guerre, cela en montre la

complexité. Le spectateur suit ce qui se passe dans chaque lieu dans le même temps mais pas dans

le même espace.

À l’inverse de La Paranoïa qui appartient au genre de la science fiction, L'Entêtement se déroule dans

le passé, ce qui permet à l’auteur de mettre en perspective certaines écritures théâtrales antérieures

à la sienne, comme celles de Federico Garcia Lorca ou Anton Tchekhov, pour citer et réinventer ces

formes classiques fondatrices. Il y a dans cette pièce, une tension dramatique particulière, qui fait

avancer l’action à la manière d’un roman policier, puisque la réalité de l’action est perçue

différemment dans les trois actes, et qu’il nous faut sans cesse reconstruire notre propre version des

faits : qu’en est-il de notre propre interprétation ? de notre jugement ?

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Ce texte, comme souvent chez Spregelburd, contient une multitude de lectures possibles : il

questionne la guerre d’Espagne et par ce biais l’étroite frontière toujours en précaire équilibre entre

fascisme et démocratie. Comment le commissaire Planc, fasciste, veut (paradoxalement) créer une

nouvelle langue – le katak - qui permettrait à tous les hommes de « s’accorder ». Cette utopie

humaniste totale, cette invention folle contient en elle-même une possibilité de langage totalitaire

puisque unique. Il pose ainsi « le langage » comme lien entre les hommes, « comme bien commun »,

c’est à partir de cet échange de « mots » et « de langage » que s’élaborent les histoires entre les

hommes.

L’entêtement

D’autre part dans La Terquedad, le traitement de la guerre civile espagnole met en jeu le projet de

l’Europe vis à vis du reste du monde. L’auteur met en lumière, par un travail quasi documentaire de

reconstitution historique, ce en quoi elle a fait partie de nos fondements actuels « La Guerre Civile,

avec ses teintes tellement locales, ses eaux-fortes tellement espagnoles, fut pourtant la guerre de

tout un monde. Et le monde a perdu. Nous ne sommes que le futur de cette défaite».

Entretien à Avignon avec Marcial di Fonzo Bo, Elise Vigier et Rafael

Spregelburd

le 7 juillet 2011

animé par Jean-François Perrier

disponible sur theatre-video.net à l’adresse :

http://www.theatre-video.net/video/Elise-Vigier-Marcial-Di-Fonzo-Bo-pour-L-Entetement-et-La-Paranoia?autostart

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Federico García Lorca, Noces de sang, extrait

Federico Garcia Lorca est né en Andalousie en 1899. Après une enfance à la campagne, il étudie le

droit et les lettres à l’Université de Grenade. Puis il s’installe à Madrid, publie un Livre de poèmes et

des Chansons gitanes, et fait jouer, en 1927, son drame Maria Pineda. Son œuvre la plus célèbre, le

Romancero gitan est publiée en 1928. En 1931, Lorca dirige une troupe de théâtre ambulante, la

« Barraca » et écrit alors Noces de sang, Yerma, La Maison de Bernarda, qu’il ne verra jamais jouer

car, en août 1936, au début de la guerre civile, il est fusillé par les gardes civils, près de Grenade.

Biographie extraite de Federico Garcia Lorca, La Maison de Bernarda Alba suivi de Noces de sang, Gallimard, Folio, 1957

L’artiste, dit Lorca, ne doit écouter d’autres voix « que celles qui sourdent du fond de son cœur, trois

voix puissantes : la voix de la mort, avec tous ses présages ; la voix de l’amour et la voix de l’art ».

Dans une région aride du Sud de l’Espagne. Deux êtres humains, donc deux clans, vont se marier.

Ca n’a pas l’air de plaire à un dénommé Léonard. Il est pourtant déjà casé, et père de surcroît ? Oui,

mais il abandonne sa femme et son enfant pour des cavalcades nocturnes. Il rôde sous les fenêtres

de la fille promise. Le jour des noces, elle disparaît.

Cette pièce a été inspirée à Lorca par un fait divers, rapporté dans le journal A.B.C le 25 juillet 1928.

« La presse, quelle merveille ! » aurait dit Lorca. « Un drame comme on n’en inventerait pas ! » La

pièce mûrira quatre ans dans son cerveau. Elle donne le signal d’une nouvelle dramaturgie. Lorca se

tourne vers un « théâtre populaire. Avec l’aristocratie du sang, de l’esprit et du style, mais travaillé,

toujours travaillé et nourri de sève populaire ».

Au cours de l’été 1932, il la compose en écoutant des disques de musique flamenca et une cantate

de Bach. Les mots de Lorca résonnent comme les coups d’un métronome. Du début à la fin, pas une

seule réplique laissée au hasard. Tout marche à la mort en cadence. « Il faut que ce soit

mathématique ! » s’écria Lorca pendant une répétition.

Préface à Federico Garcia Lorca, Noces de sang, traduction de Fabrice Melquiot, L’Arche Editeur, 2005

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ACTE PREMIER

PREMIER TABLEAU

Pièce peinte en jaune.

LE FIANCÉ, entrant. Mère.

LA MÈRE. Quoi ?

LE FIANCÉ. Je m’en vais.

LA MÈRE. Où ça ?

LE FIANCÉ. A la vigne.

Il va sortir

LA MÈRE. Attends.

LE FIANCÉ. Qu’est-ce que tu veux ?

LA MÈRE. Ton déjeuner.

LE FIANCÉ. Laisse. Je mangerai du raisin. Donne-moi le couteau.

LA MÈRE. Pour quoi faire ?

LE FIANCÉ, riant. Couper les grappes.

LA MÈRE, entre ses dents, cherchant le couteau. Le couteau, le couteau... Maudits soient les

couteaux et la racaille qui les a inventés.

LE FIANCÉ. Parlons d’autre chose.

LA MÈRE. Maudits soient les fusils et les pistolets, et la plus petite des petites lames aussi, sans

oublier les fourches et les bêches.

LE FIANCÉ. C’est bon !

LA MÈRE. Tout ce qui peut couper le corps d’un homme. Un homme beau, sa fleur à la bouche, qui

va à la vigne ou à ses oliviers, parce qu’ils sont à lui, parce qu’il en a hérité...

LE FIANCÉ, baissant la tête. Taisez-vous.

LA MÈRE. ... et cet homme-là ne revient pas. Ou s’il revient c’est pour qu’on pose sur lui sa main ou

le plat de gros sel qu’on met sur un mort pour empêcher qu’il gonfle. Je ne sais pas comment tu

oses porter un couteau sur ton corps, ni pourquoi je laisse le serpent à l’intérieur du coffre.

LE FIANCÉ. Vas-tu te taire ?

LA MÈRE. Si je vivais cent ans je ne parlerais pas d’autre chose. D’abord, ton père, qui sentait

l’œillet ; je l’ai goûté trois ans à peine. Et puis, ton frère. Tu trouves juste, qu’une chose aussi petite

qu’un fusil ou un couteau puisse venir à bout d’un homme, un homme fort comme un taureau ? Je ne

me tairai jamais. Les mois passent et le désespoir me pique les yeux et même jusqu’à la pointe des

cheveux.

LE FIANCÉ. Fort. Suffit maintenant !

LA MÈRE. Non. Cela ne suffit pas. Quelqu’un peut-il me ramener ton père ? Et ton frère ? Et puis, la

prison ? Qu’est-ce que c’est la prison ? Là-bas ils mangent, là-bas ils fument, ils jouent de la

musique, là-bas ! Mes morts sont plein d’herbe, ne parlent plus – de la poussière ; deux hommes qui

étaient des géraniums… Et les assassins, en prison, bien au frais, ils ont vu sur la montagne…

LE FIANCÉ. Que voulez-vous de moi, que je les tue ?

Federico Garcia Lorca, Noces de sang, traduction de Fabrice Melquiot, L’Arche Editeur, 2005

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Photographies de la scénographie du spectacle

Acte 1 / Dans la salle principale de la maison

Acte 2 / Dans la chambre d’Alfonsa

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Acte 3 / Dans le jardin devant la maison

Le passage d’un acte à l’autre : le retour à 17h00

Extraits de la captation vidéo du spectacle à la salle de spectacle

de Védène

le 8 juillet 2011

disponible sur theatre-video.net à l’adresse :

http://www.theatre-video.net/video/L-Entetement-extraits?autostart

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L’Entêtement, de Rafael Spregelburd

Biographie de Rafael Spregelburd

Né en 1970, Rafael Spregelburd est l’un des représentants les plus brillants d’une nouvelle

génération de dramaturges argentins extrêmement inventive et prolifique, qui a commencé à créer

dans les années du retour à la démocratie, après la dictature militaire de 1976-1983 (citons entre

autres Javier Daulte, Alejandro Tantanian, Daniel Veronese, Federico Leon…)

Il a été boursier du théâtre Beckett de Barcelone, où il a donné des séminaires avec le dramaturge

espagnol José Sanchis Sinisterra, il a été boursier du British Council et du Royal Court Theatre de

Londres, auteur en résidence du Deutsches Shauspielhaus d’Hambourg, auteur et metteur en scène

invité de la Schaubuhne de Berlin, metteur en scène invité du Theaterhaus de Stuttgart et du

Kammerspiele de Munich, auteur commissionné par la Franfkurter Positionen 2008 et fellow de la

Akademie Schloss Solitude de Stuttgart. Il est publié en Allemagne chez Suhrkamp. Spregelburd a

été invité à de nombreux festivals internationaux et a obtenu plus d’une trentaine de prix argentins et

internationaux, parmi lesquels : Tirso de Molina, Casa de las Américas, Dramaturgie de la Ville de

Buenos Aires, Argentores, Maria Guerrero, Florencio Sanchez, Trinidad Guevara, journal Clarin,

Konex, etc.

Rafael Spregelburd dépasse, dans sa pratique artistique, la division du travail qui structure

traditionnellement l’activité théâtrale : à la fois auteur, metteur en scène, comédien, traducteur et

pédagogue, son écriture se nourrit des différents savoirs qui accompagnent son activité créatrice. Il

s’est formé en tant qu’acteur et dramaturge avec le dramaturge Mauricio Kartun et les metteurs en

scène Daniel Marcove et Ricardo Bartis. A partir de 1995, il commence à mettre en scène ses

propres textes et, occasionnellement, des adaptations d’autres auteurs (Carver, Pinter). Ses

traductions de Harold Pinter, Steven Berkoff, Sarah Kane, Wallace Shawn, Reto Finger et Marius von

Mayenburg ont souvent fait l’objet de mises en scène. Il vit et travaille principalement dans sa ville

natale de Buenos Aires. Vers la fin des années 90, son œuvre, traduite en plusieurs langues,

commence à se faire connaître au-delà de l’Argentine, principalement en Amérique Latine et en

Europe, en particulier en Allemagne, en Espagne et en Angleterre.

En 1994 il crée (avec la comédienne Andrea Garrote) la compagnie El Patron Vazquez, pour laquelle il

écrit plusieurs textes, dont La Estupidez et La Paranoïa. Tout au long de ses plus de trente pièces,

écrites dès le début des années 90, Spregelburd n’a cessé de mener une exploration formelle aussi

féconde et virtuose que théâtralement efficace.

Celle-ci est particulièrement évidente dans la série de pièces indépendantes qui composent la

multiforme et démesurée Heptalogie de Hiëronymus Bosch. Initialement inspirée par la Table des

Sept Péchés Capitaux de Jérôme Bosch (peint vers 1475-1480, musée du Prado), l’Heptalogie

s’étend sur plus de dix ans de travail.

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Entretien avec Rafael Spregelburd

à propos de la publication de L’Entêtement

extraits

Pour commencer, la pièce a lieu à València, écrit comme cela, avec accent valencien et tout ce que

cela comporte. Les raisons de cela sont multiples. Mais l’élément principal se trouve dans la matrice

du Katak, cette langue artificielle et inventée qui provient – le monde me pardonne – d’une source

presque aussi extravagante que réelle. Il y a quelques années, Vicente Ferrer, un ami valencien qui

connaît ma fascination pour les aventures linguistiques, m’a offert un livre incunable. Il paraît que je

n’ai rien inventé. Un commissaire valencien, dont je laisse le nom sous réserve pour ma propre

sécurité, a écrit à un moment donné le dictionnaire d’une langue artificielle et a réussi à le faire

publier par une maison d’édition. Je garde les dates et les détails dans le demi-sommeil d’une

indéfinition salutaire ; je n’ai pas besoin de dire que j’ai toujours voulu écrire une pièce sur la Guerre

d’Espagne, que je considère être un paysage émotionnel magnifique, non seulement pour son

contenu dramatique mais aussi pour sa complexité. J’ai décidé de faire les changements nécessaires

pour que la pièce ait lieu – peut-être – le dernier jour de la Guerre Civile. J’ai changé les noms, j’ai

changé les faits, j’ai cherché un lieu (Turis) que les Allemands puissent prononcer sans perdre les

voyelles sur le chemin, et je me suis adonné à cette aventure.

La Guerre Civile, avec ses teintes tellement locales, ses eaux-fortes tellement espagnoles, fut

pourtant la guerre de tout un monde. Et le monde a perdu. Nous ne sommes que le futur de cette

défaite. C’est cette sensation qui m’a poussé à raconter cette histoire. Un groupe de joyeux fascistes

qui croient faire le bien. Du moins, l’un d’eux.

Le commissaire Jaume Planc, tourmenté, scindé entre le désir d’exercer ses fonctions de policier au

milieu de la guerre la plus atroce et la volonté de laisser au monde une invention formidable, une

amélioration pour l’âme : la langue qui évite la confusion et qui communique directement avec les

choses. Directement avec Dieu.

Bien que l’intérêt narratif et sociopolitique majeur de la Guerre d’Espagne soit la division et la

fragmentation de la gauche, pour cette occasion je me suis intéressé spécialement au contexte du

fascisme. N’oublions pas que la pièce devait voir la lumière en Allemagne, et là-bas cela pouvait

produire un véritable trouble que les fascistes de la pièce coïncident avec les humanistes. Du moins,

les conflits de ces fascistes-là (familiaux, passionnels, philosophiques) ressemblent beaucoup à ceux

des humanistes, leurs ennemis naturels. Il est vrai que la caricature du fasciste espagnol (qui aime la

mort et proclame cela même dans ses hymnes) est d’un intérêt dramatique énorme, mais moi, qui

d’habitude fuis les intérêts énormes pour ne garder que ceux où se logent les nuances

infinitésimales, j’ai décidé de recouvrir ces personnages d’une piété fantasmagorique, et chacun

d’eux est une force poétique tendue par ses contradictions très humaines.

C’est la dernière pièce de l’Heptalogie. C’est une fin et des adieux aigres-doux. Un chapitre très

important de ma vie, du moins de ma vie dans le théâtre, se ferme avec cette pièce, écrite dans

l’urgence, dans les espaces vides que me laissaient mes autres pièces, mes autres voyages, mes

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autres vies. Elle a donc, consciemment ou inconsciemment, tous les ingrédients propres à

l’Heptalogie. (…) Elle a beaucoup d’affinités avec La Estupidez et La Paranoïa, comme la frénésie des

acteurs, condamnés à se travestir mille fois pour satisfaire la demande magique de la pièce : qu’une

poignée limitée d’ouvriers du sens atteignent le miracle de la multiplication infinie des possibilités : on

ne sait jamais avec certitude qui traversera la porte la prochaine fois. Ceci, qui est si simple à

énoncer, arrive dans très peu de pièces. Et c’est quelque chose que j’aime beaucoup, car cela laisse

ouvertes les expectatives et, par conséquent, la condition de « spectateur » du public, qui devient

ainsi une partie fondamentale de la ritualisation du hasard. (La pièce n’est pas hasardeuse, cela est

impossible, mais c’est toujours bien si elle semble l’être.) Le raffinement et la sophistication de la

langue la rapprochent en premier lieu avec sa voisine immédiate, La Paranoïa, avec laquelle elle

partage le goût pour l’artificialité secrète du parler.

Le procédé de construction plus profond de la pièce – celui que je ne peux voir qu’avec une certaine

distance – suppose en quelque sorte le pessimisme comme unique regard : face au doute, le

spectateur est poussé par d’étranges forces (que je méconnais) à imaginer la plus triste de toutes les

possibilités en jeu.

Moi qui aime les causes perdues, les vaincus, j’aime beaucoup cette attitude presque malhonnête de

la pièce.

Non par goût de la mélancolie. Le déni de tout espoir, l’exemplification de l’effondrement final de tout

espoir, doit nécessairement provoquer la nécessité, l’urgence, d’un nouvel espoir.

Plus actif.

Qui nécessite toute notre inventivité.

Qui produise un saut vers quelque forme de progrès étique.

Berlin, le 18 mars 2009

L’Heptalogie de Hieronymus Bosch

par Rafael Spregelburd

I. L’inappétence (2000)

II. La modestie (2000)

III. L’extravagance (2000)

IV. La connerie (2003)

V. La panique (2004)

VI. La paranoïa (2007)

VII. L’entêtement (2008)

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Le projet de l’Heptalogie a pour origine le hasard d’une rencontre avec un tableau : la roue des

péchés capitaux de Hieronymus Bosch, qui est exposé au musée du Prado, Madrid. Comme souvent

à son époque, Bosch n’a pas peint ce tableau pour qu’il soit accroché au mur mais pour être vu

comme une table. Le visiteur-spectateur est de cette façon, obligé à parcourir l’œuvre pour pouvoir la

voir dans le bon sens dans chacune des représentations fabuleuses des sept péchés.

C’est cette attitude «active» du spectateur qui fut le premier détonateur. Le tableau ne peut pas se

voir en entier.

Il faut fixer sa vue sur un point au hasard du tableau, après il faut choisir une direction, en faire le

tour, tourner autour de l’œuvre pour revenir au point de départ, avec pour tâche de recycler

l’information et décider de ce qu’on a vu. C’est un procédé formidable.

Bosch laisse un constat inépuisable de la chute d’un Ordre, mais en même temps, sa peinture est

générée à l’intérieur du désespoir de cette chute ; d’où son complexe discours moral. L’ordre

médiéval se fracture : Dieu n’est plus « le chemin le plus court entre un homme et l’autre », l’Eglise

n’est plus la source de la loi, maintenant rien n’est plus à sa place, l’anatomie de l’homme coexiste

avec celle du monstre, et le chaos menace d’être éternel. Naturellement, et bien que Bosch n’ait pas

vécu assez longtemps pour le savoir, cette crise se referme dans un nouvel ordre formel : celui de la

Renaissance avec son nouveau système de lois et de transgressions.

Comme l’indique Del Estal, chaque époque, chaque ordre fermé est incapable d’énoncer la loi qui lui

donne un sens, car cette loi coïncide avec le point de vue, et le point de vu est invisible. (« Pourquoi

est-ce qu’à l’époque médiévale personne ne peint Dieu de dos ? », se demande Del Estal.)

Ce n’est pas en vain que les sept péchés capitaux (orgueil, avarice, colère, luxure, envie, paresse,

gourmandise) ont muté dans cette Heptalogie vers d’autres ordres moraux, vers une délirante

« cartographie » de la morale, où la recherche du centre constitue le moteur de toute quête

désespérée sur le devenir.

Je me propose à moi-même l’incomplet comme horizon. Un système d’œuvres qui s’appellent et

s’interpellent, un ordre qui se réfère à lui-même à travers un réseau enchevêtré de grammaires et de

références croisées, cachés sous l’épiderme du langage.

La série est écrite comme si elle s’appuyait sur un dictionnaire qu’on aurait perdu. C’est comme cela

que je vois Bosch. Dans chacune des fables morales sur les différents péchés, chaque objet semble

avoir été choisi par la main du même encyclopédiste : on ajoutera ici un peu de foin, parce que le foin

est jaune et donc cela représente inévitablement l’or, et là une pomme, parce que c’est le symbole

automatique de la tentation. Et là la plaie du Christ, la bouche par laquelle Dieu parle aux hommes et

proclame sa loi. Cependant, le temps a érodé la signification automatique de beaucoup de ces

symboles, et le dictionnaire médiéval reste un mystère. Ce mystère est ma flamme. Ce vide permet

les opérations logiques de la pensée.

Prenons l’orgueil : je vois un lézard, debout, avec une coiffe en dentelle qui apparaît de derrière une

armoire pour soutenir un miroir face à une femme qui se complait dans sa propre contemplation,

quoique l’image renvoyée par le miroir ne coïncide pas avec le point de vue de la femme, mais reflète

l’image d’une pomme que quelqu’un a oublié sur le rebord d’une fenêtre grillée. C’est à dire : je sais

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organiser ce que je DOIS voir parce qu’en dessous Bosch a écrit « orgueil ». Alors « je vois » ce qui

ressemble le plus à ce que je sais déjà.

Mes plans sont démesurés : j’imagine que le jeu complet de ces sept pièces (indépendantes entre

elles mais pleines de citations, comme un feu croisé), peut être représenté dans la même ville, dans

sept salles différentes, ou mieux encore : utiliser la coïncidence numérique et monter une œuvre

pour chaque jour de la semaine. L’ordre dans lequel le spectateur décide de les voir coïncide avec sa

vision du monde, et il modifiera en conséquence sa vision de chacune d’elles. De la même façon que

le tableau de Bosch doit être « parcouru » pour être vu. En plus, les fuites « inutiles », le matériel

déprécié de chacune d’elles est fondamental pour la bonne lecture de l’œuvre, et ainsi de suite.

Nous savons tous à quel point il est difficile de monter une œuvre : le théâtre est chaque jour plus

difficile. C’est pour cela que j’ai décidé d’en écrire non pas une mais sept. Avec l’espérance intime

que cela sera plus facile. Et jusqu’à maintenant, la démesure de la proposition a accompli cette

attente. Les œuvres mesurées ont cessé d’intéresser.

prologue à Heptalogie de Hiëronymus Bosch I : L’inappétence, L’extravagance, La modestie,

Adriana Hidalgo editora, Buenos Aires, 2000

Les Sept Pêchés capitaux de Hyeronimus Bosch

Les sept péchés capitaux et les quatre dernières étapes humaines (Dessus de table),

huile sur bois, 120 x 150 cm, Madrid, Musée du Prado

Tout à la fin du Moyen-Age, apparut aux Pays-Bas Jérôme Bosch (v. 1450/60-1516), le peintre doué

de l’imagination la plus créatrice qui ait jamais existé. Même lorsqu’il paraît incompréhensible, par

moment, dans ses allégories ou ses scènes de cauchemar, Bosch manie le pinceau avec une

délicatesse instinctive, et les créatures diaboliquement déformées qu’il imagine sont peintes avec un

raffinement exquis et des couleurs étonnantes qui les rendent merveilleuses. Sa faculté d’imagination

est très loin du simple grotesque.

Michael Levey, De Giotto à Cézanne, Une histoire de la peinture, L’Univers de l’Art, Thames and Hudson, 1996

Le jeune humaniste florentin Pic de la Mirandole célébra, dans son discours sur la dignité de l’homme

rédigé en 1486, la supériorité et le bonheur de l’humanité. Parmi toutes les créatures, seul l’homme

possède le libre-arbitre et le pouvoir de décider lui-même de sa nature et de son destin ; seul l’être

humain peut également devenir ange en usant bien de sa volonté. Environ huit ans après, parut la

première édition de Sebastian Brant « La nef des fous » : une satire morale en vers, qui est un

persiflage de la faiblesse et du délire de l’humanité. Brant dit en se lamentant : « Le monde entier vit

dans une nuit noire et il persiste aveuglément dans son état de péché alors que toutes les rues

grouillent de fous ». La différence entre ces deux opinions est certes très grande, mais explicable :

Pic nous fait part de la croyance optimiste en les qualités de l’homme à l’époque de la Renaissance

italienne ; Brant, par contre, vécut en Europe du Nord et était encore comme beaucoup de ses

contemporains influencé par le Moyen-Age qui n’avait pas une confiance si grande en la nature

humaine. Puisque dès l’origine, l’homme avait été corrompu par le péché d’Adam, il devait

continuellement lutter contre ses mauvais penchants et ses faiblesses. Il craignait donc plus d’être

rabaissé à l’état de bête qu’il n’espérait devenir un ange.

Cette conception médiévale se retrouve très clairement dans l’interprétation de l’histoire des noces

de Cana chez Bosch. Le dessus de table avec « Les sept péchés capitaux et les quatre dernières

étapes humaines », qui se trouve aujourd’hui au Prado, nous offre une étude de grande précision sur

la destinée de l’humanité. Les tableaux des péchés sont disposés en forme de cercle ; ce cercle

représente l’œil de Dieu ; de la pupille, le Christ sort de son cercueil et montre ses plaies à ceux qui

l’observent. Autour de la pupille, sont écrits les mots suivants : « Cave cave deus videt » - « Fais

attention, prends garde, Dieu te voit » ; ce que Dieu voit se reflète dans le cercle extérieur de l’œil. Le

nom latin de chaque péché est inscrit en bas de chaque petit tableau, mais ces inscriptions sont

aussi superflues que celles de l’ « Ecce Homo » à Francfort. Personne n’a besoin de nous expliquer

que les hommes qui avalent avidement tout ce que la femme apporte sur la table, commette le péché

de l’intempérance ou bien que l’homme bien rassasié, somnolant auprès du feu, personnifie la

paresse. Une femme entrant à gauche dans la pièce, tenant bien visiblement un chapelet dans ses

mains, s’adresse au paresseux et lui reproche de manquer à ses devoirs spirituels. L’attitude de

différents couples sous une tente dénonce la luxure ; on reconnaît les manières de courtisane d’une

dame coquette qui s’admire, coiffée de son nouveau chapeau, sans remarquer que c’est un démon

16

au bonnet extravagant qui tient son miroir. Des scènes de genre similaires illustrent la colère (la

querelle de deux hommes devant une auberge), la cupidité et l’avarice (un juge corruptible), l’envie, la

jalousie (un prétendant éconduit qui observe jalousement son rival plus heureux). Les décors où se

déroulent ces petits drames sont la plupart du temps des paysages hollandais ou bien des intérieurs

de maison bien bâties et décorées avec beaucoup d’amour.

[…]

La disposition en forme circulaire des sept péchés capitaux correspond à un schéma traditionnel.

Comme beaucoup d’auteurs le supposent, cette disposition en forme de roue des tableaux

représentant les péchés capitaux signifie vraisemblablement l’omniprésence du péché dans le

monde ; cependant Bosch apporta un enrichissement majeur dans ce motif en transfigurant cette

forme circulaire pour en faire l’œil de Dieu, dans lequel se reflète tout ce qu’il voit. Bien entendu, il y

avait déjà eu d’autres exemples de ce genre. La comparaison de la divinité avec un miroir se retrouve

souvent dans la littérature médiévale.

Les inscriptions qui se trouvent en bas et en haut par rapport au centre du cercle que forme ce

tableau confirment la peur de ceux qui ont abandonné Dieu et qui fuient son regard à juste titre. Sur

la partie du haut, on peut lire : « Car c’est un peuple à qui l’on ne peut donner de conseil et qui est

dépourvu de toute intelligence. Oh, puisse-t-il retrouver sa sagesse, percevoir et comprendre ce qu’il

adviendra de lui plus tard ! »

Sur la partie d’en bas, on peut lire : « Je veux dissimuler mon visage devant eux, Je veux voir, ce qui

leur arrivera à l’heure dernière. » (5ème chapitre de Moïse 32, 28/29 ; 20). Cette fin est représentée de

manière évidente aux quatre coins du tableau. On y voit quatre cercles plus petits représentant la

mort, le jugement dernier, le ciel et l’enfer : les quatre dernières étapes humaines telles qu’elles

étaient envisagées par Bosch et ses contemporains. […]

Imaginer que l’œil de Dieu observe l’humanité du haut du ciel peut nous paraître peu confortable ;

cependant l’humanité médiévale était consciente de cette surveillance divine et l’acceptait ; elle

l’interprétait même comme un obstacle bienfaisant destiné à aider l’homme à combattre ses propres

faiblesses. L’œil de Dieu représenté par Bosch devait avoir par la suite une influence semblable, car

en reflétant les sept péchés capitaux, il agit sur l’être humain comme son propre miroir et lorsqu’il s’y

regarde, il découvre l’état réel de son âme, enlaidie par le vice. Parallèlement, par contre, il voit dans

l’image du Christ, qui apparaît dans la pupille de l’œil, le remède à cette laideur. Le cadre des sept

péchés capitaux dans la représentation de Bosch inclut toute l’humanité et toutes ses classes

sociales. L’image de l’avidité par contre, s’adresse à une classe très précise : le personnage avide,

cupide est représenté comme un juge injuste, car les juges semblent commettre particulièrement ce

péché-là.

Walter Bosing, Tout l’œuvre peint de Bosch, Taschen, 2004

17

Prologue

Acteur 1 : Jaume Planc, commissaire de la police valencienne

Acteur 2 : Joan Pere Tornero i Sanchis, écrivain

Père Francisco de Borja, un prêtre

Roderic Aribau, petit propriétaire terrien

Primitif 1

Un facteur

Acteur 3 : Dmitri, traducteur russe

Antoni Llinás, éditeur

Carles Riera, brigadier de police

John Parson, milicien anglais

Primitif 2

Actrice 1 : Alfonsa, fille de Planc, maladive

Núria, deuxième épouse de Jaume Planc

Actrice 2 : Fermina, fille de Planc, virtuose

Nathalie, la bonne française

Magda de Aribau, actuelle épouse de Roderic

La maison du commissaire Jaume Planc. Une propriété proche de Turis, aux alentours de Valencia,

en mars 1939. Avec l’exil forcé de milliers d’Espagnols, qui fuient en essayant de traverser la frontière

vers la France, s’achève la Guerre Civile Espagnole, qui finira formellement le 1er avril.

Le premier acte se passe dans la salle principale de la maison.

Le deuxième, dans la chambre d’Alfonsa.

Et le troisième, dans le jardin, juste devant la maison.

Les trois actes racontent le même laps de temps, ce qui veut dire que quand quelqu’un arrivera dans

la maison depuis le jardin, par exemple, on verra son entrée dans la maison pendant le premier acte,

et sa sortie dans le jardin au troisième.

Les cinq acteurs se partagent tous les rôles de cette pièce, c'est pourquoi les changements de

costumes sont coordonnés avec leurs abruptes entrées et sorties.

Valencia 1939, Guerre Civile

Tout est entouré d’un énorme mystère

Une petite fille morte dans un puits il y a des années balbutie au loin.

Un seul son pour chaque lettre !

Aucune lettre sans son !

Comme dans un déjà vu, les belles chansons de la défaite précédent la

défaite.

18

Le sort du monde se joue en Espagne,

et le monde est en train de perdre la bataille.

Morts les héros, les dieux se retirent

dans leur demeure secrète, imprenable :

Dieu retourne au dictionnaire

et sur la terre reste seulement la charrue.

Et les mots.

Combien sont les choses

qui arrivent en même temps?

Extraits de la pièce

ACTE I

La salle principale dans la maison du commissaire Jaume Planc, à Turis, un village dans les environs

de Valencia. En scène: Planc, Núria, le père Francisco, le brigadier Riera, et la Señora Magda.

Planc porte son uniforme de policier. C’est un homme élégant, affable, raisonnable: un humaniste.

Ou tout le contraire.

A son côté, son épouse Núria. Elle est beaucoup plus jeune que lui, mais n’a pas forcément plus de

vitalité. Le regard perdu, mais intense ; elle est plutôt un peu terrifiante. Núria fixe souvent son regard

sur différents objets absurdes. Elle parle très peu. Elle ne dit même pas le nécessaire. Certains

pourraient penser qu’elle est folle.

Il y a aussi, assise dans la salle, Magda, la femme de Roderic Aribau, un petit propriétaire terrien du

voisinage.

Le brigadier Riera, un jeune homme pas très futé, est debout au centre de la salle. Il est en train de

lire un rapport, avant l’irruption du Père Francisco de Borja. Riera lit avec une fluidité suspecte,

presque comme s'il avait mémorisé ce qu'il dit au lieu de le lire sur le papier. Planc l’écoute avec une

attention relative: son esprit semble être accaparé par d’autres affaires. D’une part, il attend

quelqu’un (qui doit arriver par la porte de droite, donnant sur le jardin), et d’autre part, dans la

chambre voisine, sa fille Alfonsa souffre d’une étrange fièvre. Une fois de plus.

Scène 1

17:00

Planc, Riera, Magda, Homme Primitif 1.

Puis : Núria et le Père Francisco

19

Avant que la scène soit éclairée, on entend le hurlement d’une corne, long et irrégulier. Ce doit être

un bruit qui ne ressemble à rien. Nous ne saurons de quoi il s’agit que beaucoup plus tard ; il est

important que pour l’instant ce bruit reste entouré de mystère. Lumière sur la scène.

Sans que personne ne donne aucune explication, un homme des cavernes traverse le salon, il est

vêtu rustiquement avec de grossières peaux de bêtes. Il s’agit du Primitif 1. Il observe les autres

avec précaution, et se retire vers l’intérieur de la maison. Personne ne réagit.

Planc : (Il voit sortir l’homme des cavernes, et s’adresse à Riera.) Pardonnez-moi. Je commence à

avoir des problèmes pour administrer mon temps. Continuez, brigadier.

Riera : (Il lit.) « A ceci l'accusé a répondu avec violence et sans manières : « Quel titre de propriété tu

as pour cette charrue ? » Et… enfin… il semble qu’ensuite il a ajouté: « Je connais cette charrue

mieux que toi ; je travaille avec elle du matin au soir pour dépecer cette terre. Stérile. Je sais

comment mettre ses tranchants de travers lorsqu’il ne pleut pas des semaines durant et que la terre

se tasse en mottes. Je sais à quelle profondeur planter les houes ; je sais avec combien de force

exciter les chevaux pour tracer les sillons. Que sais-tu, en revanche, de cette charrue, pour réclamer

sa propriété ? »

Planc : Et il a pris la charrue?

Riera : Et des armes.

Planc : Des otages?

Riera : Je ne saurais répondre à cela.

Planc : Répondez par oui ou par non, brigadier.

Riera: …

Núria fait entrer le Père Francisco de Borja. Ils arrivent par la porte qui donne sur le jardin. Riera

cesse de lire.

Père Francisco: Je suis désolé. Ce n’était pas prudent de quitter l’église avant l’arrivée des soldats.

Vous savez bien que je ne suis pas médecin…

Planc : Non, elle ne veut pas voir un médecin. C’est vous qu’elle a fait appeler, Père Francisco.

Père Francisco : Elle est toujours en deuil ?

Planc : Et elle le restera.

Núria : Elle croit qu’il s’agit de quelque chose entre elle et Dieu… Elle a recommencé à parler du trou

noir, de ce puits… Donnez-lui la foi dont elle a besoin. S’il vous plaît, simulez un exorcisme.

ACTE II

Tout se passe maintenant dans la chambre d’Alfonsa.

Scène 1

20

17:00

Alfonsa, John

On entend sonner une corne au loin, c’est la même que nous avons entendue au début de l’acte 1.

Quand la lumière se fait sur la chambre d’Alfonsa, nous voyons celle-ci dans son lit, prise de terreur

et de fièvre. Elle pleure en silence.

Alfonsa : Nous ne pouvons pas en être sûrs. Comment est la vie réellement ?

A-t-elle a une symétrie ? L’irrégularité est excitante. Une fois, une petite fille très petite est tombée

dans un puits, juste à l’entrée du village. Des gitans l’ont entendu crier. Mais le puits était très

profond. Et la petite fille, très petite. Les hommes les plus audacieux ont essayé de descendre pour

la sortir de là, mais ils ne passaient pas par le trou. Le père de la petite était désespéré. La seule

option était de trouver quelqu’un d’aussi petit qu’elle. Le père avait un fils robuste, fort, courageux,

mais trop grand pour passer par le trou. Et aussi une autre fille, encore plus fragile et plus petite que

celle qui était tombée dans le puits. Et il lui en parla. Comme il le pouvait. Car la petite était très petite

et sa compréhension du monde était encore très limitée. Il lui dit : « Ta sœur aînée est tombée dans

ce puits » « Mais pourquoi? » demanda la petite. « Il n’y a pas de pourquoi, simplement elle est

tombée. Et elle mourra si on ne la sort pas vite » répondit le père. « Et tu veux que moi je descende

pour la sortir de là. » « C’est ça. » « C’est dangereux ? » « Très » « Alors pourquoi tu veux que je

descende ? « Parce que si nous ne la sortons pas vite de là elle mourra » « Ça tu me l’as déjà dit » dit

la plus petite, « et je comprends aussi que je peux mourir avec elle si je tombe dans ce puits. »

« Tu ne tomberas pas » « Pourquoi ? Comment peux-tu savoir que je ne tomberai pas, si personne ne

sait pourquoi elle est tombée, elle ? » « Tu ne tomberas pas parce que nous avons tous foi en toi. «

Ça, ce n’est pas de la foi » dit la petite tout en se mettant à pleurer. « C’est de l’entêtement. Tu

préfères croire en l’option la plus heureuse. Mais personne ne peut être sûr que nous ne mourrons

pas toutes les deux dans ce puits. » Pendant ce temps, l’enfant chétif d’un des gitans descendit avec

une corde et sauva la moribonde. Le père le remercia beaucoup, lui donna de l’argent, l’appela « mon

fils », mais les gitans reprirent la route, et les gens du village remplirent le puits de sable. Le père

embrassa en pleurant ses deux filles et depuis les surveilla jalousement, tout le restant de leurs vies.

Et me voilà. Je ne me rappelle pas bien de cet épisode. Mais on me l’a raconté quelques fois, il y des

années. Peut être l’ai-je transformé sans le vouloir. Parfois je suis la petite fille qui n’a pas voulu

descendre dans le puits. Parfois la sœur aînée qui est tombée sans motif. Le frère, entre-temps, est

mort à la guerre. Il y a deux mois. Pendant une opération militaire. Les nationaux ont repoussé les

rebelles jusqu’à l’Èbre. Et ils ont ouvert les vannes de l’écluse de Camarasa pour balayer leur

campement. Mais l’Èbre les a emportés, tous. Mon frère. Et les autres.

Nous voyons qu’Alfonsa n’est pas seule dans la chambre. Dans l’ombre des rideaux, la visant avec

son arme, apparaît John Parson, un Anglais. Il est vêtu comme les miliciens républicains.

L’histoire est beaucoup trop grande, et notre rôle beaucoup trop petit pour comprendre ce que l’on

fait. Ce que l’on devrait faire. L’Èbre n’a pas fait de distinction entre les camps.

21

John: I know. I need that list.

Alfonsa : Je ne sais rien d’aucune liste. Je ne vais pas t’aider. Pourquoi avez- vous brûlé les églises

et assassiné nos prêtres ?

John : Chut.

Alfonsa : Je ne vais pas crier. Du calme.

Scène 2

17:05

Alfonsa, Francisco

Entre le Père Francisco. John retourne se cacher dans la pénombre. Alfonsa voit entrer le prêtre et

crie.

Alfonsa : N’entrez pas Père ! Allez-vous-en !

Père Francisco : Ton père m’a dit que tu étais très malade, Alfonsa.

Alfonsa : Ce n’est pas vrai.

Père Francisco : Nous le verrons bien. Pourquoi tant d’obscurité ?

Il ouvre les rideaux. John n’y est plus.

ACTE III

Au jardin, juste devant l’entrée de la maison de Jaume Planc. A gauche, une porte qui conduit au

salon. Plus loin, une autre qui donne directement sur la cuisine.

Scène 0

16:59

Núria, Primitif 1 (il s’agit de Sanchis), Primitif 2 (il s’agit d’Antoni)

Núria est dans le jardin, vautrée dans une chaise à bascule. Devant elle, deux hommes des cavernes

d’aspect grossier. Ils sont en train de représenter, à peu près, ce que nous avons entendu dire du

rêve de Planc : Le Primitif 1 brandit une peau très travaillée et le Primitif 2 prétend la lui échanger

par une paire de peaux rustiques. Tout ceci est fait par signes et des vagues hurlements.

Etant donné l’état dans lequel nous avons vu la pauvre Núria pendant les événements des actes

précédents, tout ceci doit paraître à priori une hallucination de sa part. Núria observe la grotesque

représentation, absente et taciturne.

Primitif 1 : Mgggh. Ghht.

Primitif 2 : Ffghhh.

Primitif 1 : Schhh jjjjjjj.

Primitif 2 : Hñ. Tsj. (Il abandonne la “représentation”, et s’adresse à Núria en valencien.)

¿Senyora?1

22

Núria ne répond pas.

¿Senyora?

Núria : ¿Mh?

Primitif 2 : El corn.2

Núria : ¿Qué dius?3

Primitif 2 : Aquí és on hauria de sonar el corn.4

Núria : Sí, perdoneu.5

Núria sort une corne, un instrument ethnique originaire d’on ne sait où, et le fait sonner. Il s’agit du

même son, long et étrange, que nous avons déjà entendu au début de chaque acte.

Scène 1

17:00

Núria, Primitif 1 (Sanchis), Primitif 2 (Antoni)

Les deux primitifs reprennent le jeu. Tous les deux écoutent le son de la corne, et semblent parvenir

à un accord. Le primitif 2 montre ses deux peaux, et les donne en échange de la peau du primitif 1.

La transaction a lieu. Nuria fait sonner la corne à nouveau.

Les primitifs abandonnent leurs gestes. Et tous restent assez déboussolés un instant. Ils attendent

quelque commentaire.

Núria : Supose que per avui ja està bé.6

Primitif 1 : ¿No vore veure un assaig Jaume?7

Núria : Supose que sí.8

Primitif 1 : ¿L’esperem?9

Núria : Està ocupat en altres assumptes.10

Primitif 1 : En eixe cas, vaig un segon a canviar-me. Fins ara.11

Primitif 2 : Fins ara, Sanchis.

Le primitif 1 (Sanchis) rentre dans la maison.

Núria : Esteu esplèndids, els dos, amb eixes pells tan boniques.12

Primitif 2 : Gràcies, Núria. Les ha cosides la filla del senyor Planc.13

Núria : La pobra Alfonsa.14

Primitif 2 : ¿Continua malament?15

1 En llengua valenciana: “Madame”.

2 “La corne”.

3 “Qu’est-ce que tu dis?”

4 “C’est maintenant qu’on devrait faire sonner la corne”

5 “Oui, excusez.”

6 “Je suppose que c’est suffisant pour aujourd’hui ”

7“Jaume ne voudrait pas voir une répétition?”

8“Oui, je suppose”

9“Nous l’attendons?”

10“Il est occupé par d’autres affaires”

23

Núria : Està fatal. I son pare, que no la deixa en pau.16

Primitif 2 : Potser deixaran de treballar tant, després de la representació.17

Núria : Oh, no. Açò només és el principi. Després vindran les conferències, i els llibres, i tot això, em

conec molt bé tot eixe rotllo, Antoni.18

Le primitif 2 se défait de son grossier costume théâtral, et se change avec des vêtements de ville.

C’est seulement à cet instant que nous avons la totale certitude qu’il s’agit d’Antoni Llinas, l’éditeur.

Núria l’observe se dénuder dans son jardin. Ils se regardent tous les deux. Núria lui passe les habits.

Antoni lui prend la main au moment où elle lui donne la chemise. Elle regarde vers l’intérieur, et refuse

le geste. Il s’habille en silence.

Núria : Antoni, no puc suportar que t’humilies així.19

Nùria : Són les seues investigacions lingüístiques. No entenc perquè les vol presentar al circ.20

Antoni : Bé, és una estratègia. El circ és una bona difusió. Molta gent anirà al circ eixe cap de

setmana. (Sans aucune conviction) Pot ser divertit. (Pause.) ¿Creus que tinc por a fer el ridícul?21

Pause.

Antoni : ¿Et puc vore després?22

Núria : Silenci, arriba el rector.23

Arrive Père Francisco, à toute vitesse.

Père Francisco : Désolé, je suis venu le plus vite possible. Vous parliez le valencien ?

Núria : Bah, pour passer le temps. Rentrez, mon Père. Alfonsa est dans sa chambre.

Père Francisco : Comment ça va, Antoni?

Antoni : Bonjour. Me voilà. En train de répéter. J’espère que vous pourrez venir.

Père Francisco : Ce sera très bien… très réaliste, je n’en doute pas.

Antoni : Oui.

Núria : Ne tardons plus s’il vous plaît. A tout à l’heure, Antoni.

Nuria et le Père Francisco rentrent dans la maison. 11“Dans ce cas, je vais rentrer un seconde pour me changer. A plus tard”

12“Vous êtes splendides tous les deux, avec ces peaux si jolies”

13“Merci, Núria. C’est la fille de Monsieur Planc qui les a cousues”

14“Cette pauvre Alfonsa.”

15“Toujours si malade?”

16“Fatale. Et son père qui ne la laisse pas en paix.”

17“Peut-être arrêteront-ils de travailler autant après cette représentation.”

18“Oh, non. C’est seulement le début. Après viendront les conférences, et les livres, et tout ça, je connais

très bien tout ce fatras, Antoni.”

19“Je ne peux supporter que tu t’humilies ainsi, Antoni.”

20“Ce sont ses recherches linguistiques. Je ne comprends pas pourquoi il veut les présenter au cirque.”

21“Eh bien… C’est une stratégie. Le cirque c’est une bonne diffusion. Beaucoup de monde ira au cirque

ce week-end. Cela peut être amusant. Tu crois que je crains d’être ridicule?”

22“Je pourrais te voir, toute à l’heure?”

23 “Silence, il y a le prêtre qui arrive.”

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La guerre civile espagnole

Les conflits majeurs de l’Espagne du XIXe s. et du début du XXe s., lutte autour de la Constitution,

montée de l’agitation ouvrière et de l’anticléricalisme, guerres coloniales et régionalisme, se sont

renforcés durant la IIe République (1931-1936) et sont à l’origine de la guerre civile. Elle commence

les 17 et 18 juillet 1936 par un coup d’Etat militaire organisé par le général Mola avec pour chef

désigné le général Sanjurjo. Franco n’a pas participé à sa préparation et ne s’y rallie qu’au dernier

moment. Les putschistes ne veulent pas renverser la République, mais le gouvernement du Front

populaire, élu en février 1936. Le coup d’Etat échoue : les insurgés n’arrivent pas à dominer

l’ensemble du territoire. Il provoque cependant l’effondrement du pouvoir central. Dès le 19 juillet les

organisations ouvrières armées des partis socialistes, communistes et des anarchistes, ainsi que les

autonomistes basques et catalans exercent la réalité du pouvoir et assument la défense du Front

populaire. Dès lors commence réellement la guerre civile qui juxtapose un conflit militaire entre deux

camps et des conflits internes dans le camp républicain. Dans le camp des nationalistes, Franco est

élu le 1er octobre 1936 « chef du gouvernement de l’Etat espagnol » par une junte qui, cherchant un

successeur à Sanjurjo, mort dans un accident d’avion dès le début du soulèvement, le choisit

notamment parce qu’il n’est pas trop marqué par ses affinités avec l’un ou l’autre des deux clans en

présence. La mort accidentelle de Mola lui donnera ensuite une pleine autorité. Aidé par l’Allemagne

et l’Italie, il parvient à opérer en septembre 1936 la jonction des deux secteurs pris dès juillet par la

rébellion, le sud de l’Andalousie et une partie du nord-ouest, séparant ainsi le Pays Basque du reste

du territoire républicain. Echouant à prendre Madrid en 1936-1937, il conquiert le Pays Basque en

octobre 1937. La guerre se concentre ensuite sur l’Aragon et la Catalogne. Barcelone tombe le 26

janvier 1939 et Madrid le 28 mars. La fin de la guerre est proclamée le 1er avril.

Extrait de Aline Angoustures, L’Espagne, Le Cavalier Bleu Editions, 2004

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ECHOS DANS LA PRESSE

« L’entêtement » par Marcial di Fonzo Bo et Elise Vigier « L’entête

ment » © CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE C’est en dehors des murs qu'on peut assister au travail de la Compagnie des Lucioles,

menée par Marcial di Fonzo Bo et Elise Vigier : une mise en scène d’un texte d’un jeune auteur

argentin, Rafaël Spregelburd intitulé : « L’entêtement ».

Les Lucioles, c’est une troupe de comédiens qui s’affirme comme une des valeurs sures du

théâtre français. Les Lucioles, compagnie née à Rennes, à l’Ecole Nationale du théâtre de Bretagne,

c’est d’abord un état d’esprit : une bande d’acteurs très soudés qui avancent main dans la main

depuis maintenant plusieurs années. On les a déjà vus à l’œuvre, ici, à Avignon. Sur des textes de

Copi. Ils sont joyeux, ils sont doués, ils savent s’emparer d’un plateau pour en faire le lieu de

représentations iconoclastes, toujours très intelligentes. Avec Rafaël Spregelburd, qui est depuis

quelques temps devenu leur auteur de prédilection, ils poursuivent une aventure passionnante. Ils

reprennent d’ailleurs parallèlement à « L’Entêtement » la mise en scène d’un autre de ses textes :

« La Paranoïa ».

Mais restons sur « L’Entêtement » puisque c’est l’objet de cette chronique. La pièce est

étrange, elle est bâtie en boucle. Une même histoire nous est racontée trois fois, sous trois angles

différents, selon le point de vue de celui qui l’a vécue. Si la première histoire est un peu confuse, les

deux suivantes éclairent le propos : on est en Espagne, c’est la guerre civile et les catholiques

réactionnaires s’opposent aux républicains. On entre au cœur d’une famille peu banale. Le père tente

d’inventer une langue nouvelle, universelle, une sorte d’esperanto. Il s’acharne à rédiger un

dictionnaire totalement utopique. Sa fille, magnifiquement interprétée par Judith Chemla, est visitée

par des voix et hantée par le souvenir d’une sœur ainée morte au fond d’un puits. Autour, s’activent

des caractères bien trempés parmi lesquels un prêtre légèrement défroqué que Pierre Maillet campe

avec une fantaisie dingue. On se croirait au début des années 40, dans cette Espagne déchirée en

proie aux guerres intestines. Coups bas, complots, trahisons, tout y est. Comme toujours avec les

Lucioles, l’humour et le loufoque flottent sur scène. C’est d’ailleurs leur marque de fabrique : inscrire

et défendre des propos ultra sérieux sans jamais oublier de faire rire. Un équilibre subtil auquel

beaucoup prétendent mais peu parviennent.

Transcription de la chronique de Joëlle Gayot, publiée le 12 juillet 2011 sur

http://www.franceculture.com/ et à écouter à l’adresse :

http://www.franceculture.com/2011-07-12-l’entetement-par-marcial-di-fonzo-bo-et-elise-vigier.html

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Festival d'Avignon, 4. Quand le théâtre devient fractal, passionnément

"L'entêtement" de Rafael Spregelburd, mise en scène d'Elise Vigier et Marcial Di

Fonzo Bo, salle de spectacle de Vedène, à 22h (jusqu'au 15 juillet).

La pièce de l'Argentin Rafael Spregelburd défie la représentation. On pourrait dire: c'est un objet

fractal, genre flocon de neige, étoile de mer ou - non, je ne plaisante pas - pomme de pin. Ou bien:

c'est un objet intensément romanesque, à la fois réaliste et fantastique, à mi-chemin entre la

chronique et le rêve. Ou encore: c'est un conte moral. Reste que le travail théâtral d'Elise Vigier et

Marcial Di Fonzo Bo sur ce matériau complexe se révèle passionnant, amusant, énigmatique: on sera

d'abord captivé, puis déconcerté, et finalement séduit par le résultat, si tout se passe bien pour vous.

Si je vous dis que "L'Entêtement" est l'un des volets d'un opus de Spregelburd intitulé "L'Heptalogie"

et inspiré par le tableau de Jérôme Bosch, "Les Sept Péchés Capitaux", serez-vous plus avancé?

Comment décrire cela ? L'Histoire (ou plutôt le Temps) comme odeur, le Théâtre comme Fiction, le

Livre (ou le Dictionnaire) comme utopie, la Langue (toutes les langues du monde) comme spectacle,

la Vie comme une Bombe et une Horloge. Est-ce plus clair ? Vous aimez le castillan, vous vous

débrouillez en catalan mais je parie que vous ne parlez pas le katak ! Non? Tant pis. Vous verrez, on

s'y met très vite.

Reprenons. On est dans la maison d'un commissaire de police, du côté de Valence, à la fin de la

Guerre civile espagnole. On se déchire dans des combats douteux : entre rouges et phalangistes,

entre communistes et anarchistes, entre mari et femme, entre frères. Le XXe siècle fait rage. C'est la

fin d'un monde : le nôtre. Les passions convergent vers une mystérieuse "liste" qu'il faut obtenir par

tous les moyens. C'est ce que Hitchcock, le grand sorcier, le maître du suspense, appelait : un

macguffin – un alibi, une vessie, une lanterne. Ici, une simple feuille de papier que tous convoitent

comme un morceau de la vraie Croix ou le trésor des Incas sans être certain que cet obscur objet du

désir existe.

Pour le climat, on oscille entre "L'Aleph" de Borgès et "Mulholland Drive" de Lynch. Ca s'élabore et

ça s'élucide, de scène en scène, comme un puzzle. Le spectateur devient un enquêteur attentif au

moindre détail au moindre indice sachant que l'auteur s'ingénie à déjouer notre attente, à semer des

petits cailloux fallacieux et à nous entraîner parfois sur de fausses pistes. Ce n'est pas du jeu ! Si, au

contraire, ce n'est que cela: du jeu, rien que du jeu. Les comédiens sont-ils à la hauteur ? Mieux que

ça : ils font constamment preuve de fantaisie et d'invention. Une interprétation très pure, très précise,

très dessinée.

J'ai été, je l'avoue, subjugué. Notamment par les mains et les pieds de la comédienne Judith Chemla.

Tôt ou tard, on s'apercevra que les scènes qui se succèdent sont en fait simultanées. Et oui, ça

complique, d'autant que l'adaptation s'autorise des coupures et des ellipses par rapport au texte

original.

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A l'évidence, Spregelburd est très inspiré par le cinéma américain, par des formes de récit qui

conjuguent des points de vue différents et même contradictoires. Il se comporte en démiurge autant

qu'en dramaturge. Faut-il mentir au spectateur ? Oui, car le menteur est le seul qui s'approche à

bonne distance de la vérité là où les autres s'y brûlent. "Je suis contre la vérité, passionnément

contre la vérité. Pour moi, il y a une loi plus importante que toutes, c'est celle de l'amour et de la

charité", disait Jankélévitch. Au théâtre, c'est même la seule loi.

Frédéric Ferney, article publié sur :

http://fredericferney.typepad.fr/le-bateau-livre/2011/07/festival-davignon-4-quand-leth%C3%A9%C3%A2tre-devient-fractal.html

Embrouillaminis jubilatoires

Trois actes situés dans des lieux différents se passant au même moment pour comprendre comment

et pourquoi évolue une situation. Ce pourrait être un vaudeville ; c’est une hilarante comédie sur le

langage et la communication.

Sous la dictature franquiste en Espagne, un commissaire de police au service du régime rêve de

créer un langage universel qui faciliterait l’entente entre les hommes, entre les peuples. Autour de lui,

des personnages se bousculent et bousculent les conventions dans lesquelles ils sont cantonnés par

la tradition narrative. Il y a en effet dans ce carambolage de protagonistes des paradoxes et des

contradictions qu’accentue le côté parodique du spectacle.

Autour du flic en chef obsédé par le langage et la manière dont il traduit ce qu’on raconte au point de

chercher sans cesse ses mots, il y a sa fille, névrosée, dont les délires nourrissent un vocabulaire

neuf.

Puis, un brigadier déchiffreur de procès-verbaux ordinaires. Ensuite un soviétique multi-polyglotte

jonglant avec les parlers, un membre des Brigades internationales anglophone, un poète qui rédige

des vers à la demande, un curé qui ne cesse de perdre son latin, une ex-épouse espagnole et une

nouvelle française et quelques autres…

Tout ce monde va et vient, entre et sort, se montre et se cache, complote et dialogue. Chacun joue

un rôle ; personne n’est tout à fait ce qu’il paraît être. Les quiproquos ne sont donc pas rares et les

surprises non plus. D’autant que le dispositif scénique tient du manège forain emmenant les

passagers de ses nacelles dans un tourbillon de montagnes russes.

De vrais et de faux semblants

Le spectacle consiste à montrer une triple version d’un même moment de vie mais vu dans des

endroits différents. D’abord le salon du fonctionnaire, ensuite la chambre de la fille, enfin les

extérieurs de la maison. C’est la trouvaille de ce scénario.

Chaque acte apporte en effet son lot d'imprévus puisque il met au jour ce qui s'est passé dans

l’espace non visible du décor. Cela relance l’action dans la mesure où le spectateur est tenu au

courant de ce qu’une partie des autres protagonistes ignorent, qu’il comprend la duplicité de certains

comportements.

Il est aussi beaucoup questions de langage. Comment les humains se comprennent-ils si les mots

n’ont pas même sens pour chacun ? C’est un des rôles du théâtre, précisément de transmettre des

messages, de mettre en évidence que ce qu’on dit ou voit cache presque toujours une autre

dimension.

Ce que les comédiens, tous typés dans leur jeu corporel et vocal, prouvent à foison en changeant au

surplus de rôles par moments. Un vrai plaisir !

Michel Voiturier, article publié sur : http://www.ruedutheatre.eu/article/1400/l-entetement/

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L’EQUIPE ARTISTIQUE

MARCIAL DI FONZO BO

Né en 1968 à Buenos-Aires, il s’installe à Paris en 1987.

Au sein du collectif d’acteurs le Théâtre des Lucioles, il met en scène de nombreuses pièces,

s’attachant à des auteurs contemporains tels Copi, Leslie Kaplan, Rodrigo Garcia, Rafael

Spregelburd. Comme comédien, il est dirigé par de nombreux metteurs en scène, entre autres,

Claude Régy, Matthias Langhoff, Rodrigo Garcia, Olivier Py, Jean-Baptiste Sastre, Luc Bondy ou

Christophe Honoré.

En 1995, il reçoit le prix de la révélation théâtrale du syndicat de la critique pour son interprétation du

rôle titre de Richard III mis en scène par Matthias Langhoff. En 2004, le même syndicat de la critique

lui décerne le prix du meilleur acteur pour Munequita ou jurons de mourir avec gloire de Alejandro

Tantanian mise en scène par Matthias Langhoff. Au cinéma, il a tourné avec Claude Mourieras, Emilie

Deleuze, Christophe Honoré, Stéphane Guisti, François Favrat, Maiëwen et Woody Allen.

En 2008, il entame une collaboration de longue haleine avec l’auteur argentin Rafael Spregelburd. Il

met en scène cette année-là, de concert avec Elise Vigier, la sixième pièce d’une heptalogie La

Estupidez. Créé au Théâtre National de Chaillot, puis repris dans une tournée nationale, le spectacle

est un succès incontesté. En 2009, il met en scène avec Elise Vigier La Paranoïa qui rencontre le

même succès et avec Pierre Maillet La Panique avec les étudiants comédiens du Théâtre des

Teintureries de Lausanne. En 2010, il co-écrit avec la chanteuse Claire Diterzi Rosa la Rouge.

Pour le festival d'Automne 2010, il signe la mise en scène de Push up de Roland Schimmelpfenning

dans le cadre de Paroles d'Acteurs.

ELISE VIGIER

Au sein du collectif des Lucioles, elle met en scène des auteurs contemporains et est interprète pour

Pierre Maillet, Bruno Geslin, Marcial Di Fonzo Bo, Frédérique Loliée. En 1998, elle co-met en scène

avec Marcial di Fonzo Bo et Pierre Maillet Copi, un portrait.

En 2001 elle met en scène L’Inondation de l’auteur russe Evgueni Zamiatine, adapté au théâtre par

Leslie Kaplan.

En 2002, elle co-met en scène et interprète ave Frédérique Loliée Duetto1 à partir de textes de

Rodrigo Garcia et Leslie Kaplan. En 2005, elle collabore à la mise en scène de La tour de la Défense

de Copi avec Marcial Di Fonzo Bo. Cette même année, elle écrit le scénario de La mort d’une voiture,

un moyen-métrage qu’elle réalise avec Bruno Geslin. Ce court-métrage est sélectionné au festival de

Brest et reçoit le prix de qualité du CNC et le prix du jury du festival de Lunel.

En 2006, Elise Vigier met en scène avec Marcial Di Fonzo Bo Les Copis (Loretta Strong, Les poulets

n’ont pas de chaise, Le frigo). La création a lieu au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival

d’Automne et au festival d’Avignon.

En mars 2007, elle met également en scène au Théâtre national de Chaillot avec Marcial Di Fonzo Bo

La Estupidez (La Connerie) de Rafael Spregelburd.

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En 2008, elle joue et met en scène avec Frédérique Loliée Duetto 5 ou Toute ma vie j’ai été une

femme de Leslie Kaplan et des extraits de textes de Rodrigo Garcia. En 2009, elle met en scène,

toujours avec Marcial Di Fonzo Bo, et joue dans La Paranoïa de Rafael Spregelburd.

En 2011, elle met en scène et joue avec Frédérique Loliée Louise, elle est folle de Leslie Kaplan. Le

spectacle, créé en avant-première au 104 à Paris, s'est joué en mars 2011 à la Maison de la Poésie à

Paris puis au Nouveau Théâtre d’Angers et au Teatro Stabile à Naples dans une version italienne en

avril 2011.

le théâtre des lucioles

Les Lucioles existent depuis 1994.

Ses membres fondateurs sont tous acteurs et viennent de l’Ecole du Théâtre National de Bretagne à

Rennes, dont ils étaient la première promotion, sous la houlette de Christian Colin (1991/1994). Dès

la troisième et dernière année de formation, la question de créer une compagnie ou plutôt un

collectif, émerge. L’envie de continuer à travailler ensemble, sans créer une compagnie exclusive et

fermée, ni une communauté. Plutôt l’envie de défendre les différences, les univers, les qualités et les

capacités de chacun, non pas un metteur en scène mais plusieurs selon les envies et les désirs,

privilégier les rencontres, re-questionner les créations au fur et à mesure, et parallèlement au travail

dans la compagnie pouvoir travailler ailleurs…

Quinze années plus tard, l’esprit d’ouverture de la compagnie a créé un dynamisme multipliant les

spectacles et les propositions. En effet, depuis 1994, plus de trente créations ont vu le jour.

L’empirisme du choix des spectacles raconte aujourd’hui une histoire de la compagnie : des

thématiques, un style, un goût pour les adaptations ou les montages, pour l’écriture contemporaine,

une ouverture de plus en plus affirmée vers d’autres domaines artistiques (l’image, la musique, l’art

plastique), une fidélité envers des auteurs (Fassbinder, Copi, Leslie Kaplan, Lars Norén, Peter

Handke…)

Depuis sa création, le Théâtre des Lucioles est implanté à Rennes. La compagnie est soutenue par la

Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bretagne, le Conseil Régional de Bretagne, le Conseil

Général d’Ille-et-Vilaine et la ville de Rennes.

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Bibliographie

- Rafael Spregelburd, L’Entêtement, traduit de l’argentin par Marcial di Fonzo Bo et Guillermo Pisani,

L’Arche Editeur, 2011,

- Rafael Spregelburd, La Paranoïa, traduit de l’argentin par Marcial di Fonzo Bo et Guillermo Pisani,

L’Arche Editeur, 2009,

- Rafael Spregelburd, La Panique, traduit de l’argentin par Marcial di Fonzo Bo et Guillermo Pisani,

L’Arche Editeur, 2004,

- Guillermo Pisani Le processus d’écriture et la pratique scénique chez Joël Pommerat et Rafael

Spregelburd, Paris, 2005,

- Aline Angoustures, L’Espagne, Le Cavalier Bleu Editions, 2004,

- Walter Bosing, Tout l’œuvre peint de Bosch, Taschen, 2004,

- Michael Levey, De Giotto à Cézanne, Une histoire de la peinture, L’Univers de l’Art, Thames and

Hudson, 1996

- Federico Garcia Lorca, Noces de sang, traduction de Fabrice Melquiot, L’Arche Editeur, 2005

- Federico Garcia Lorca, La Maison de Bernarda Alba suivi de Noces de sang, Gallimard, Folio, 1957

Sitographie

Le site du Théâtre des Lucioles :

- www.theatre-des-lucioles.net

et la page du spectacle :

- http://www.theatre-des-lucioles.net/lentetement

La page du spectacle sur theatre-contemporain.net :

- http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/L-Entetement/

LA COMEDIE DE REIMS

Centre dramatique national Direction : Ludovic Lagarde

3 chaussée Bocquaine 51100 Reims

Tél : 03.26.48.49.00 www.lacomediedereims.fr