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MAY B MAGUY MARIN 1 er et 2 avril 2015 EN ATTENDANT GODOT SAMUEL BECKETT / JEAN-PIERRE VINCENT 28, 29, 30 avril 2015 DOSSIER PÉDAGOGIQUE

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MAY B MAGUY MARIN

1er et 2 avril 2015

EN ATTENDANT GODOT SAMUEL BECKETT / JEAN-PIERRE VINCENT

28, 29, 30 avril 2015

DOSSIER PÉDAGOGIQUE

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SOMMAIREPARTIE # 1METTRE EN SCÈNE EN ATTENDANT GODOT

au fil des pages, dans les encadrés verts, notes de mise en scène de jean-pierre vincent

I. SAMUEL BECKETT D’HIER ET MAINTENANT

du passé à l’état de notre monde présent

beckett à rebours

II. METTRE EN SCÈNE EN ATTENDANT GODOT

atelier du dramaturge en herbe. 3 questions posées au texte.

III. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE

objectif

pour aller plus loin

IV. AVANT ET APRÈS LA REPRÉSENTATION. LES CHOIX DE JEAN-PIERRE VINCENT

entretien avec jean-pierre vincent

quelques questions

références bibliographiques

PARTIE # 2 MAGUY MARIN, MAY BANALYSE

faire pied/faire bouche/faire danse

atelier de pratique artistique, qu’est ce qui dans la danse fait texte ?

avant l’histoire ou après l’histoire ?

une composition circulaire

la théâtralité

analyse d’une séquence : l’anniversaire

atelier de pratique artistique, danser sa mémoire de spectateur.

ANNEXES

extraits

éclairages philosophiques

jean-pierre vincent : the go-between et notes de mise en scène

revue de presse

maguy marin : sur may b et samuel beckett

tableau partition

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« MOI JE NE CROIS PAS À LA COLLABORATION DES ARTS,

JE VEUX UN THÉÂTRE RÉDUIT À SES PROPRES MOYENS, PAROLE ET JEU, SANS PEINTURE ET SANS

MUSIQUE, SANS AGRÉMENTS. C’EST LÀ DU PROTESTANTISME SI TU VEUX, ON EST CE QU’ON EST. IL FAUT QUE LE DÉCOR SORTE DU TEXTE, SANS Y AJOUTER.

QUANT À LA COMMODITÉ VISUELLE DU SPECTATEUR,

JE LA METS LÀ OÙ TU PENSES. »

SAMUEL BECKETT LETTRE À GEORGES DUTHUIT

INTRODUCTION

Introduire un dossier interdisciplinaire par une phrase de Beckett qui rejette la confluence des arts peut paraître à la fois un contresens et une provocation. Ça n’est pas un contresens, mais c’est une provocation, bien sûr, une provocation de Beckett lui-même. Si Beckett déteste l’anecdote et le caractère décoratif de l’art, particulièrement pour le théâtre, c’est que le théâtre de l’entre-deux-guerres s’est égaré dans les dérives wagnériennes du spectacle. Les no man’s lands, dans lesquels prennent place ses personnages sont des réactions aux feux d’artifice et au clinquant des spectacles en vogue de l’entre-deux-guerres.

Pourtant, Beckett a été le premier après les surréalistes, à confronter la création et l’écriture aux nouvelles technologies y compris aux nouveaux médias, comme la Radio ou la Télévision. Lorsque la jeune Maguy Marin vient le trouver au début des années 80, non seulement il soutient son projet d’un spectacle inspiré de son univers, mais en plus il l’encourage à « manquer de respect vis-à-vis de (ses) mots ». On doit allégeance aux consignes dramaturgiques dictées par Beckett, on ne peut pas changer le décor chez Beckett, mais on peut danser Beckett.

Si le texte fait danse chez Beckett, alors la danse chez Maguy Marin fait texte. Les arts travaillent ensemble quand la rigueur du projet qui les unit donne sens à leur complémentarité. Cette exigence d’épure, ce refus de céder à la parure pour se mettre au service d’une « balistique » dramatique, Jean-Pierre Vincent en fait également l’enjeu principal pour sa mise en scène de En attendant Godot.

Ce dossier pédagogique a été conçu avec cette même croyance fervente que l’école du spectateur apprend à effacer les murs qui séparent les livres des musées, des cinémas et des théâtres. Mieux encore, elle efface les murs de l’école elle-même. Approcher la littérature par la danse, ou la danse par la philosophie, comprendre l’émergence d’une révolution esthétique en confrontant l’œuvre du peintre avec celle du chorégraphe ou du dramaturge, c’est appréhender l’art, non comme un savoir inerte, mais comme un observatoire brûlant ouvert sur le monde. Danser le mot, jouer la partition d’une pensée… Pratiquer et penser, c’est de deux choses l’une, expérimenter.

Bonne Balade à tous !

Amélie Rouher

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PARTIE # 1 METTRE EN SCÈNE EN ATTENDANT GODOT

I. SAMUEL BECKETT D’HIER À MAINTENANT

On demandera aux élèves de relier le terme usuel « théâtre de l’absurde » au contexte historique dans lequel il apparaît. Une ouverture vers les autres pratiques artistiques est intéressante : en 1952, que va-t-on voir au cinéma ? Au théâtre ? Quels romans lit-on ? Quelles nouvelles expressions artistiques apparaissent dans le monde de l’après-guerre ? À partir de la matière apportée par les élèves, on tentera d’établir une sorte de paysage culturel dans lequel l’esthétique de Samuel Beckett a pris corps.

En attendant Godot, comme une réponse métaphorique de la situation de l’homme à la sortie de l’après-guerre. État de déréliction, image d’une humanité déliquescente qui s’est illustrée par le contraire des valeurs de progrès et d’humanisme sur lesquelles elle croyait s’être édifiée. Toutes les valeurs se sont effondrées : la culture et l’édu-cation elles-mêmes font l’expérience que ni la culture ni l’éducation ne préservent de la Barbarie. On peut lire certains passages de En attendant Godot comme des références directes à l’Holocauste.

(Cf notes de mise en scène de Jean-Pierre Vincent. Annexe 4)

Le savoir est réduit en esclavage à travers le personnage de Lucky. Plusieurs fois, il est fait référence à la guerre dans En attendant Godot, sur les costumes où l’on peut voir une forme de croix juive, mais également dans les dialogues, où Estragon dit que le mieux serait de le tuer « comme des billions d’autres ». La danse apocalyptique de Lucky, où il semble croire qu’il est coincé dans un filet,

fait référence à la souffrance des corps et des esprits.Sur le plan culturel, l’art évolue dans le sens d’une mise en cause des représentations. Au Japon, une nouvelle forme d’expression chorégraphique à cheval entre la danse et le théâtre naît du traumatisme d’Hiroshima : le Bûto. Aux Etats Unis, Merce Cunnigham invente une forme d’expression dans laquelle le mouvement est exempt de toute intention autre que motrice et spatiale et déhiérar-chise totalement l’espace. En Allemagne, BERTOLT Brecht invente un théâtre politique qui défait le spectateur de ses réflexes d’identification primaire pour concevoir un regard à la fois étonné et conscient sur les phénomènes dont il sera à présent le spectateur actif et donc engagé. En France, la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman apportent une réponse plus esthétique que politique en réagissant contre les formes narratives traditionnelles du roman et du cinéma. Le théâtre de Samuel Beckett trouve donc une place naturelle dans ce paysage culturel mondial où formes et significations doivent ensemble traduire un état nouveau du monde, celui de la mort de l’humanisme et l’obsolescence programmée de l’Homme.

^ Le porche d’entrée de Birkenau 1945

^ Auschwitz. Les montagnes de vêtements et de chaussures

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DU PASSÉ À L’ÉTAT DE NOTRE MONDE PRÉSENT

On fera lire avec profit un extrait de l’article de Gunter Anders, « Être sans temps ». (Annexes) On pourra par la suite, faire des passerelles avec l’en-tretien de Jean-Pierre Vincent. Au-delà du contexte historique, quelle vision philosophique du monde se dégage de la pièce ? En quoi renvoie-t-elle à notre état du monde actuel ?

Dans son entretien, Jean-Pierre Vincent renvoie souvent à des références historiques – notamment à Auschwitz. La question posée par la mise en scène est celle du sens qu’En attendant Godot peut avoir pour nous aujourd’hui. Pour Jean-Pierre Vincent, notre société non en état de « décomposition » mais en état de « re-décomposition ». Beckett peint et reconnaît le modèle d’une irréversible déchéance et non la promesse d’un événement salvateur. Selon Günther Anders, L’œuvre de Beckett n’est pas porteuse d’une pensée nihiliste, mais bien au contraire, elle soutient l’incapacité d’être nihiliste, même dans la situation la plus désespérée.

Il faut d’abord dire, dès les premières répétitions, la joie qu’on éprouve à travailler ce texte, comme il vous porte, comme il se relance sans cesse, et ouvre de nouveaux paysages – ou bien toujours le même sous des angles différents. Pas d’histoire, mais c’est toute une histoire et c’est plein d’histoires. Scène répétitives, mais on ne se baigne jamais dans le même fleuve.

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

^ Umusana, compagnie Sankai Juku © Michel Cavalca

BECKETT À REBOURS

On demandera aux élèves de faire des recherches sur la biographie de Beckett en sélectionnant les éléments susceptibles d’éclairer l’œuvre.

Samuel Barclay Beckett est né le 13 avril 1906 dans une famille bourgeoise irlandaise. Il étudie le français et la littérature à Dublin, puis s’installe en France, où il devient très proche de James Joyce, dont il est l’assistant.

Il poursuit sa carrière académique alternativement en Irlande et en France, avant de se lasser des milieux universitaires et de s’installer définitivement à Paris en 1938. Le 7 janvier de la même année, il est gravement poignardé par un proxénète notoire dont il a refusé les sollicitations, et reçoit alors une large attention média-tique. Fatigué par la bureaucratie judiciaire, il retire rapidement sa plainte, et rentre brièvement en Irlande.

Il regagne la France en 1940 afin de s’engager dans la Résistance. Profondément marqué par la guerre, il continue néanmoins à écrire, et obtient dès la fin des années 1940 un grand succès – notamment pour son théâtre.

Auteur de romans, de nouvelles, de poèmes, de pièces de théâtre et d’essais littéraires, il reçoit le prix Nobel en 1969, ce qu’il considère comme une « catastrophe. » Il rejette par-là l’industrie beckettienne de la recherche universitaire sur son œuvre – recherche parmi les plus riches de la littérature moderne.

^ Samuel Beckett par Gisèle Freund, 1962

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« Après la guerre, (…) Beckett et Suzanne ont eu à se préoccuper de manière pressante de raccommoder eux-mêmes leurs chaussures et de ravauder les trous de leurs vêtements. (…) Qui plus est, les souvenirs de leur dur périple à pied pour gagner la zone libre ont sûrement inspiré des phrases telles que «  Je me rappelle seulement mes pieds sortaient de mon ombre, l’un après l’autre. » James Knowlson

Bonnelly.

De tous les noms disparus, de toutes les allusions effacées par Beckett, seuls subsistent les fameux Bonnelly, vignerons bien réels de Roussillon, justement parce que personne ne les connaît (à part leurs voisins du Vaucluse).

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

II. METTRE EN SCÈNE EN ATTENDANT GODOT

Espèces d’espaces. On demandera aux élèves d’ob-server la didascalie initiale. (Annexe 1) Comment la traduire scéniquement ? Pour faire comprendre à quel point l’écriture de En attendant Godot s’inscrit dans la matérialité de la représentation, on deman-dera aux élèves de dessiner le décor en prenant en compte la contrainte de la boîte noire.

On parle souvent du texte de Beckett dans sa remise en cause du langage théâtral. On oublie souvent de dire qu’il remet en question radicalement les modalités de la représentation. Au « presque rien » de l’écriture répond le ”presque rien" du plateau. Quelques recherches sur les modes de représentation dans les années 50 suffisent à montrer que Beckett donne une réponse à la surenchère des décors, au clinquant, aux recherches virtuoses que

peut créer la dérive du théâtre réaliste : le vide. L’espace s’épure pour se réduire aux 4 murs qui découvrent enfin la fameuse boîte noire du théâtre. Le quatrième mur s’ouvre également où le spectateur est invité à découvrir sa réalité palpable.

L’idée de la route, de l’arbre sont des questions posées au dramaturge plus qu’au littérateur. Beckett donne des indications de mise en espace, définit un principe scéno-graphique. La scène est le lieu de l’ici.

Scénario.

Beckett a écrit une pièce constituée du texte des personnages et constamment parsemée de didascalies très précises, que beaucoup d’acteurs et metteurs en scène ressentent comme contraignantes (ou négligeables). On s’en libère à qui mieux mieux : on est des artistes après tout, des créateurs ou quoi ! Alors, guette la catastrophe. Comme toujours en ces cas-là, la pièce peut toucher au vif ici ou là, durant quelques secondes, puis ennuyer beaucoup, parce qu’on a perdu son fil, son centre. Alors, on bouge, bougeotte, rajoute des mouvements : cette peur de l’ennui fait qu’on s’ennuie...

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

« Godot sans la provocation serait une pièce sur l’incommunicabilité, et l’incommunicabilité a bon dos. La psychologie, le romantisme, le sous-brechtisme à la poubelle ! Alors bien sûr Godot a pu être récupéré par les chrétiens, par les humanistes de tout poil, mais ce qui compte, c’est que cette pièce a changé l’état du théâtre. » Roger Blin

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ATELIER DU DRAMATURGE EN HERBE. 3 QUESTIONS POSÉES AU TEXTE

À partir des 3 extraits proposés à Annexe 1 (à défaut de la lecture intégrale de la pièce), on demandera aux élèves de répondre aux 3 questions suivantes :

1. QUELLE PLACE BECKETT ACCORDE-T-IL AU METTEUR EN SCÈNE ?

Dans En attendant Godot, le nombre de didascalies semble presque dépasser le nombre de répliques. Tout y est indiqué : décor minimaliste aux teintes grises, environnement sonore (Beckett est aussi musicien), déplacements des personnages et occupation de l’espace scénique, gestes, regards, intonations, et même inten-tions des personnages – on peut d’ailleurs se demander ce que « Estragon agite son pied, en faisant jouer les orteils » gagne avec « afin que l’air y circule mieux. »

Outre les actions et paroles de personnages, leurs silences même sont codifiés, et gradués : les innom-brables Un temps semblent n’avoir pas la même valeur que les Silences (doublés de Longs silences), que les Repos ou que les deux Pauses. La même minutie s’applique à la distinction des intonations, des gestes, des dépla-cements, des regards : tous les éléments scéniques sont déjà codés et figés dans le texte. Il ne resterait donc plus à la dramaturgie et à la scénographie qu’à suivre à la lettre les instructions du texte – ou bien à risquer l’apos-tasie beckettienne ?

Confirmation des silences et zigs-zags…

Le gouffre des silences – syncopes du théâtre, renvois à la solitude de chacun(e) – alternant avec les déflagrations de mouvements rapides, aberrants, affolants. On sent cela physiquement.

Minimum de mouvements durant les plages de dialogue : ce sont les mots qui bougent !

Les mouvements, entrées, sorties, sont des coups de théâtre.

Surtout quand ils sont tous les deux (premier acte), chaque silence est une attente (de Godot, mais pas seulement).

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

2. COMMENT REPRÉSENTER LE RIEN ?

Le « rien » semble obséder Beckett, et à travers lui ses personnages : il n’y a rien à faire, rien à attendre d’autre qu’un inconnu qui ne vient jamais, rien à changer. Beckett serait donc un dramaturge du néant ?

Or, le théâtre, puisqu’il est représentation d’hommes en action, ne connaît pas le néant : le rien y a nécessairement un mode d’apparition scénique – action, regard, pose, écoute. Il ne peut être que presque rien, que tension vers l’effacement (Beckett lui-même dit « le moindre », « jamais par le néant annulé »). Vladimir et Estragon ont beau chercher à renoncer à l’acte (se pendre, partir), à se défaire de la parole, à occuper un espace réduit au minimum, ils se heurtent toujours à une présence – fût-elle réduite au minimum. Il reste toujours un vide, qui n’est pas le rien. Les personnages le savent bien, qui se relancent mutuellement, qui s’envoient des piques, qui s’engagent dans des jeux de rôle pour ne pas rester trop longtemps conscients du vide. D’ailleurs, ce vide envahit même peu à peu la présence, l’acte et la parole : les actes des personnages n’ont pas de fin, leur présence est incertaine, et ils n’ont rien à dire, mais le disent (le monologue de Lucky en est l’exemple le plus frappant). Parler et ne pas parler seraient donc les deux faces d’un même vide, et c’est à la jointure de ces deux faces que se constitue – immense paradoxe pour l’art dramatique – une représentation scénique, maté-rielle et concrète, de l’absence et du manque, rejetés hors de l’abstraction.

Ce que Beckett propose, ce n’est donc pas un néant, mais un anti-théâtre (pas d’action, refus de la parole théâtrale, décor minimaliste, etc.) qui se construit autour d’une hyper-théâtralité. En effet, les personnages eux-mêmes, puisqu’ils n’échappent pas à l’espace scénique dont ils explorent tous les recoins (jusqu’au public, « cette tour-bière »), s’y mettent en scène, et sont en permanence (les didascalies le montrent) dans un jeu dans le jeu. Ainsi, le « rien à faire » inaugural d’En attendant Godot est peut-être autant le constat d’un manque qu’un manifeste, qu’un programme : ce rien est encore « à faire » au théâtre, qui tient habituellement en horreur le vide.

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Les petites logorrhées.

Il faut faire très attention à ces séries récurrentes de très courtes répliques virtuoses et loufoques qui émaillent la partition de Vladimir et Estragon. Cela doit avancer vite, sans temps, mais si cela va trop vite, on oublie le fait que chaque réplique est une pensée ou une question vitale… Le texte devient une musique mécanique, un cliché de la drôlerie, on ne pense plus, on croit que c’est drôle, et on perd le public.

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

3. QU’EST-CE QUI, DANS LE TEXTE, FAIT CORPS ?

Dans En attendant Godot, le vide de la scène, « route à la campagne, avec arbre », et la richesse des didascalies donnent d’emblée au corps un rôle important : seuls les personnages remplissent la campagne déserte. Eux seuls occupent l’espace et rentrent, sortent, explorent les coulisses, parcourent la scène dans toutes ses dimensions.

Mais tous ces déplacements ont une valeur pour Beckett : ils se substituent parfois au langage, l’accompagnent ou au contraire le contredisent (« ESTRAGON : Je m’en vais. (Il ne bouge pas) »). Ils indiquent des rapports de force, des supériorités, des craintes : Lucky va et vient au gré de son maître, Vladimir et Estragon tournent avec curiosité autour de ces deux inconnus. Chaque disposition physique de l’espace, dans des circonstances qui se ressemblent ou non, semble donc être une nouvelle tentative : tentative des personnages de savoir s’il n’est pas possible, en faisant autrement, d’arriver à autre chose que le « rien », tentative de l’au-teur de réaliser sur scène encore une autre représenta-tion concrète du rien, ou plutôt une autre facette de cette représentation – voire la question du « rien ».

Ainsi, les personnages cherchent : ils fouillent les poches, ils fouillent les chapeaux, les chaussures ; ils scrutent, montrent, pointent du doigt, mais toujours dans le vague ; ils explorent, se déplacent, déplacent les rares objets (les chaussures d’Estragon, par exemple, parcourent la scène au cours des deux actes).

Mais de tout cela, rien ne sort : les deux corps sont toujours là, dans leur petit espace, qui se soutiennent,

se repoussent, s’éloignent et se rapprochent. À l’inutile exploration d’un espace immobile fait écho l’explora-tion individuelle de son corps : on mange, on boitille, on porte sa main au pubis en réprimant son rire, on fait des mimiques, on reste « immobile, bras ballants, tête sur la poitrine, cassé aux genoux » – bref, on s’explore. Comme le disait Beckett, quand on supprime la percep-tion étrangère – et celle-ci semble bien s’amenuiser au fil de l’œuvre –, on échoue toujours sur l’écueil de « l’in-supprimable perception de soi ».

Le corps, chez Beckett, est donc plus que le support de la parole théâtrale : c’est aussi, et surtout, ce qui est toujours là, ce dont on ne peut pas se débarrasser, ce qui constitue donc – à la place de la parole – l’essentiel de la représentation. Ce n’est que par le corps qu’on accède au vide, et non par l’abstraction de la pensée verbalisée.

De haut en bas :> Mise en scène de Roger Blin, 1953> Mise en scène de Otomar Krejka, Cour d’Honneur, Festival d’Avignon, 1978 @ Fernand Michaud

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De haut en bas :> Mise en scène de Joël Jouanneau, Nanterre-Amandiers, 1991 @ Daniel Cande> Mise en scène de Laurie Mac Cants, Bloomsburg Theater, Bloomsburg University (Pennsylvanie), 1992> Mise en scène de Luc Bondy, Théâtre de l’Odéon, Paris, 1999

Un extrait de la mise en scène de Luc Bondy ici : http://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00221/en-attendant-godot-mis-en-scene-par-luc-bondy.html

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III. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE

NIVEAU 1

Les chapeauxSur le mode du jeu clownesque on peut proposer un échauffement avec variations. Enlever/mettre un chapeau de plus en plus vite. Refaire l’exercice mais à deux, puis à trois face public. Cet exer-cice favorise le travail sur la double énonciation théâtrale. Alterner l’adresse partenaire et l’adresse public. Variante plus difficile : le même exercice peut être reproduit avec des chaussures.Variante facile : Marcher avec un chapeau et trouver le personnage, la démarche qui correspond au type de chapeau.

Des melons.

Je regarde les acteurs faire des italiennes, en civil, en casquette : alors, au delà des autres raisons déjà exposées, je me dis : « Le melon, ça donne de la hauteur » !

Quand Pozzo baisse la tête vers sa poitrine, cherche à écouter sa montre, que les deux autres viennent écouter à leur tour, on voit trois melons en grappe… mieux que trois têtes !

Vladimir recherche ses pensées dans son melon, sans succès. Lucky ne peut pas « penser » sans chapeau. Quand Pozzo écrase le chapeau de Lucky en criant « Comme ça il ne pensera plus ! », c’est d’une cruauté incroyable : on sent passer le vent des bûchers de livres.

Chaque mouvement de chapeau est un coup de théâtre. La tête nue apparaît. Chaque melon est un personnage.en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

NIVEAU 2

Mimes et pantomimes La scène d’exposition. Mimer sur le mode du jeu burlesque du cinéma muet la scène d’exposition (avec soutien musical de type BO des films de Chaplin ou de Keaton).Même consigne sur une improvisation qui travaille à partir de la tonalité tragique du cinéma muet expressionniste allemand. On proposera un temps de retour sur la comparaison entre les deux registres de jeu.

NIVEAU 2

Improvisations et détournements d’objetsOn demandera aux élèves de mettre en jeu les didascalies initiales, y compris les éléments du décor. L’utilisation d’objets peut être acceptée à la condition qu’ils soient détournés de leur fonction première. Cet exercice favorise l’imagination et la réflexion sur la manière de construire l’espace sur un plateau.

NIVEAU 2

Le texte en choralité : You are so Lucky ! Le monologue de Lucky est un passage clé de la pièce. Morceau de bravoure mais aussi passage à haut risque pour l’acteur, il peut être travaillé comme un pur jeu sonore et musical. On demandera aux élèves de se distri-buer des sections très courtes de textes, voire même de syllabes. L’exercice a pour objectif de faire travailler l’écoute et l’approche ludique de la mise en voix.

NIVEAU 3

QUAD ILe Théâtre, la danse, la philo… (ci-après)

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Le jeu du temps.

Pas même besoin de s’abriter derrière la science quantique pour découvrir ici que le temps est une notion relative… Le temps n’avance plus, et pourtant, dit Pozzo, ne croyez pas ça. Il n’avance plus, mais il passe ! Patinage artistique.

Ce jeu avec les silences et le temps peau de banane est aussi bien sûr une saine provocation à ceux et celles qui ne viennent que pour se divertir et croire oublier le temps.

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

OBJECTIF

Comprendre par la pratique comment les représenta-tions artistiques convergent vers les mêmes remises en cause des formes et des représentations.

Montrer aux élèves un extrait de Quad. https ://www.youtube.com/watch?v=4ZDRfnICq9M

Dans la pièce de Beckett, 4 danseurs /acteurs dotés de signes distinctifs de couleur accomplissent un parcours précis au sein d’un carré, dont les quatre angles sont nommés A, B, C, D, et le milieu E. Les parcours cumulés amènent à un épuisement des possibilités du carré. Dans cette optique on peut demander aux élèves d’explorer cette contrainte sans pour autant suivre l’ordre fixé par Beckett. De même, on peut aussi les laisser libres du choix musical. Faire lire l’article de Gilles Deleuze. Demander aux élèves d’expliquer leur expérience de pratique en la reliant à leur compréhension du texte de Deleuze. Dans son article, Deleuze parle de « Ballet moderne ». Pas d’histoire, les personnages sont plutôt des figures qui évoluent sur scène puisque les personnages n’in-carnent pas : ils n’ont pas de rôle à jouer.

L’expérience du plateau montre bien que l’épuise-ment des trajectoires a un effet particulier qui déplace la géométrisation de l’espace vers une géométrisation des corps eux-mêmes. Notre culture copernicienne et anthropocentriste a tendance à placer le centre au cœur de l’homme. Or, l’expérience de Quad nous amène à un tout autre endroit de notre perception de l’homme :

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ce n’est plus l’homme qui organise l’espace, c’est l’espace qui va organiser l’activité humaine. Ce déplacement des valeurs est un constat à la fois historique et philoso-phique qui se retrouve jusque dans la conception de l’espace chez les artistes contemporains. Nous sommes confrontés à une image de nous-mêmes, une image de notre humanité comme prisonnière de notre espace et de notre temps qui traduit ici notre obsolescence.

POUR ALLER PLUS LOIN

Faire opérer des rapprochements avec l’art chorégra-phique de Merce Cunningham.

Extrait support : http://fresques.ina.fr/en-scenes/liste/recherche/merce%20cunningham/s#sort/-pertinence-/direction/DESC/page/1/size/10

Les rapprochements entre Samuel Beckett et Merce Cunningham sont nombreux : rejet d’une danse narra-tive et figurative, l’essence de la danse se trouve dans le mouvement et non dans l’émotion qu’elle doit provo-quer. Chaque danseur est un centre dans la chorégra-phie. Les repères spatiaux sont dès lors bouleversés, puisque l’on n’est désormais plus confronté à un, mais à plusieurs centres. Le « body », qui habille uniformément chaque danseur vise également à neutraliser l’identité de l’interprète. Aucune figure ne doit prévaloir sur l’autre. Chez Beckett, la volonté première peut être confondue avec celle de Cunningham : 4 corps exécutant « un ballet moderne » pour le ballet en lui-même.

Mais le propos déplace le raisonnement purement formel : reconnaître l’homme quand il n’y a plus de possibilité de croire en lui, revient à décliner toutes ses actions, à l’épuiser dans toutes ses possibilités dont une seule est devenue impossible : trouver le centre. Dans Fin de Partie par exemple, Clov déplace son fauteuil pour trouver le centre exact : « Je suis bien au centre ? » demande-t-il à Hamm. Bien sûr, le centre n’est pas attei-gnable : « Il faudrait un microscope pour trouver ce -. »

IV. AVANT ET APRÈS LA REPRÉSENTATION. LES CHOIX DE JEAN-PIERRE VINCENT

^ Jean-Pierre Vincent © Vincent Lucas

À partir des notes de mises en scène, de l’extrait de « The Go-Between » ainsi que de l’entretien (Annexe 3), reformuler les parti pris de mise en scène de Jean-Pierre Vincent.

UNE LECTURE POLITICO-PHILOSOPHIQUE DE LA PIÈCE

On notera que l’approche de Jean-Pierre Vincent privilégie la vision philosophique et politique du texte à l’approche littéraire et esthétique. Pour mettre en scène En attendant Godot, le dispositif scénographique devra tendre vers une épure complète où la dimen-sion symbolique des signes s’effacera au profit d’une certaine impersonnalité. Faire entendre l’Histoire, la grande, faire raisonner la petite histoire, celle de Samuel Beckett lui-même, avec sa femme Suzanne par exemple, mais surtout faire entendre les bruits de notre monde contemporain en décomposition. La référence au philo-sophe Günter Anders sur l’obsolescence de l’homme traduit notre impossible nihilisme (Annexes).

Comme nous devons rire de notre condition, il faut donc aussi faire rire. Faire rire quand beaucoup de mises en scène d’En attendant Godot sont passées à côté du rire. Le point de repère affiché par Jean-Pierre Vincent est celui du cinéma burlesque américain dont Buster Keaton est l’effigie.

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LE RESPECT ET L’EXPLORATION PROFONDE DU TEXTE

Jean-Pierre Vincent refuse de définir le metteur en scène comme « un créateur » : « J’accorde sans doute à l’auteur une importance particulière. C’est lui que je considère comme le créateur réel. » Le texte doit être servi avant tout.

LA DIRECTION DE L’ACTEUR AU CŒUR DU PROCESSUS DE LA MISE EN SCÈNE

Jean-Pierre Vincent insiste sur la part d’inconnu que contient la créativité de l’acteur. D’un côté, jouer avec « la balistique » du texte de Beckett, « sans faire le malin », de l’autre, travailler avec la créativité du comé-dien. C’est dans cette marge que se tient la mission de direction du metteur en scène telle que Jean-Pierre Vincent la définit.

PENDANT ET APRÈS LA REPRÉSENTATION

— Comparez les notes de création avec sa réalisation concrète lors de la représentation. Noter les change-ments et les écarts. — Quels indices scéniques nous rendent perceptible cet état de re-décomposition qui caractérise notre société actuelle selon Jean-Pierre Vincent (dispositif scénogra-phique + jeu de l’acteur). — Si elles sont perceptibles, recherchez les références picturales, cinématographiques et musicales. Quelles orientations ces références donnent-elles à la lecture du texte ? — Observez le travail de l’acteur et déterminer le type et le/les registres de jeu.

Commencer ?

Deuxième répétition sur le début. Pas facile.

Déjà, c’est une question qui se pose à chaque mise en scène : comment commencer ? De quel droit ? Comment entraîner la sensibilité du public de façon pertinente ? Comment lui « faire la (bonne) piqure » ? Ici, c’est particulier, car la pièce n’a pas de fin ; les deux actes pris séparément n’ont pas de fin (« Allons-y ». Ils ne bougent pas.). Pourquoi et comment aura-t-elle un début ? On sent bien que Beckett louvoie avec le problème… Dans les notes antérieures, je parlais de l’exposition. Beckett se refuse à cette notion classique, bien sûr. Pourtant il faut brancher lecteurs et spectateurs !

Acte I. Un humain souffre assis sur une pierre, proche de la suffocation. Un autre arrive avec une démarche bizarre (pipi culotte ? mais ça passera). Puis Beckett entrelace plusieurs thèmes qui se brouillent en s’éclaircissant. Mais l’énergie principale de ce mouvement est la relation quasi paternelle que Vladimir tente d’établir avec Estragon, supposé plus faible.

Et chacun dit ses rêves inaboutis : Estragon et la lune de miel en terre biblique, bander en se pendant ; Vladimir et le « dernier moment », le suicide à la Tour Eiffel, le salut du bon larron…

Tout cela doit être DIALOGUÉ, conflictuel. Ils ne monologuent pas.

Acte II. D’abord, rien ni personne. Entre Vladimir seul et angoissé de l’être, comme un chien perdu. Il chante ce qui semble être une prière, mais le texte est banal, enfantin, et tourne en rond. Puis entre l’autre : mêmes retrouvailles, et l’attente reprend.

en répétant godot, jean-pierre vincent, notes 2015.

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ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE VINCENTEntretien réalisé à Paris par Amélie Rouher,le 11 Février 2015.Transcripteurs actifs : Hugo Trévisan, Mélissandre Cerdan, Laurie Pérol.

« L’ÊTRE HUMAIN EST INCREVABLE. »

C’est la première fois que vous montez En Attendant Godot. C’est la première fois que vous montez une pièce de Beckett.J’ai eu naguère un projet avorté sur Fin de Partie, mais je restais loin de Godot. Ce qui m’en a rapproché, c’est la lecture d’un court texte de l’essayiste Günther Anders (« Être sans temps »), dans son ouvrage « L’Obsolescence de l’Homme », qui est pour moi une bible de pensée sur le risque d’autodestruction vers lequel nous glissons doucement. Il y explique comment l’humanité, par ses progrès mêmes, finit par produire des objets obsolescents, devient lui-même un produit de sa propre industrie, obsolescent à son tour : dans ces deux tomes, on trouve des tas de petits textes sur l’obsolescence du travail, des masses, de la liberté, de la nature, de la conscience, etc. Urgent de lire ça !

Quel rapport faites-vous entre ce concept d’obsolescence de l’homme et En attendant Godot ?C’est Anders qui le fait. Il dit en substance que le temps vide de ces personnages est à l’image de ce que nous vivons : nous avons (en général) une activité mais en réalité, beaucoup d’entre nous ont le sentiment « d’être agi ». Plus personne n’est maître de son action. « Rien à faire », ce sont les premiers mots de la pièce. Donc, on attend. On attend parce qu’on est là ; on n’est pas là parce qu’on attend ! Comme on attend, il faut bien se dire qu’on attend quelque chose, ce quelque chose, on lui donne un nom : Godot – qui ne viendra jamais. On pourrait y mettre fin. Mais la fin (le suicide) est impossible puisque les branches de l’arbre sont trop fragiles. Comme le dira Lucky au milieu de sa logorrhée : « l’homme… malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination des déchets est en train de maigrir et en même temps… de rapetisser… ».

Vous entendez là que En attendant Godot rend compte d’un état de notre situation présente ? Oui, comme une œuvre d’art, métaphoriquement. C’est une parabole. Anders et Beckett (et quelques autres) avaient une vision d’avance au tournant des années 1950. C’est pour cette raison qu’on a appelé ça « Théâtre de l’Absurde ». Mais ce n’était pas absurde du tout.

Et de notre peur de basculer vers un autre monde en fait, d’un changement de civilisation ?Oui. D’un arrêt de civilisation. L’humanité peut peut-être encore s’en tirer, en tant qu’humanité. Mais ce que dit Günther Anders, c’est qu’il est très probable que l’humanité va s’éteindre en tant qu’humanité. Devenir autre chose. Probablement pas d’ailleurs un retour à l’animalité. Mais attendez le clonage et un certain nombre de manipulations génétiques, les catastrophes et les exodes écologiques. J’exagère ? Mais aujourd’hui, si on n’exagère pas, qui vous entend ?

C’est de cette manière que vous reliez l’idée du tragique chez l’homme à celle du tragique chez Beckett ? Le tragique est un grand (gros) mot… Tout ça est lié à l’histoire de la fin impossible. Puisqu’il n’y a pas de fin, on est là – dans une sorte de temps vide. Mais l’être humain est increvable. Récemment, j’écoutais le témoignage de Marceline Loridan-Ivens sur les camps : elle racontait en particulier un événement terrible : un groupe d’enfants que l’on transférait de Auschwitz à Birkenau par –20°, nus sous des couvertures : ils arrivaient vivants. Ils n’étaient pas morts de froid. C’est cela l’inimaginable résistance de l’humain. Bernard Chartreux et moi-même disons souvent aux acteurs : « Ne jouez pas que vous êtes accablés de malheur, jouez que vous êtes increvables devant le malheur. L’être humain est increvable » : Brecht, Dans la Jungle des villes : « Un être humain a beaucoup trop de possibilités ». Il supporte beaucoup trop de choses, jusqu’à quand ? Tout le problème est là.

Vous voyez donc ces personnages animés par un espoir, un désir ? Vous les voyez porteurs d’une certaine foi humaniste ?Espoir ? Désir ? Humanisme ? Foi ? Grands mots, aussi. En attendant Godot est une œuvre lucide, athée et laïque. Godot n’est pas Dieu. Jésus est un fantôme. L’Arbre de Vie est mort. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’espoir qu’il faut se désespérer. Mais il faut être deux. L’être humain est absolument seul et obligatoirement ensemble. Voyez les moments où Vladimir et Estragon s’embrassent. Ils finissent deux fois par se prendre dans les bras l’un de l’autre, comme des fous, parce qu’ils sont inséparables, et qu’à deux ils peuvent y arriver. Tout seuls ils n’y arriveraient pas. Alors, ils voient arriver un autre couple, les fantômes du Maître et de l’Esclave, portant en eux les débris d’un passé (quand « le temps » existait) et les vestiges d’un rapport de classes. Puis adieu. Le vide recommence. « On s’en va ? Ils ne bougent pas. »

Vous percevez donc les personnages de Godot comme des entités philosophiques ?

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Ce sont simplement des êtres de théâtre (de fiction !), extraordinairement vivants. La pièce peut donner à penser philosophiquement, parce qu’elle est concrète. Les personnages ne sont ni des symboles, ni quoi que ce soit d’abstrait.

Qu’est-ce qui reste de la culture dans En attendant Godot ? Tout ! Ça grouille ! En souterrain. Quand on suit l’histoire intellectuelle du jeune Beckett, on est impressionné. Sous le texte, il y a Dante et d’autres poètes, les ruines de l’Évangile, Kafka, Joyce. Il y a la France à pieds, le Vaucluse et l’Ariège, le vin de Monsieur Bonnelly, chez qui Beckett planqué en 43 travaillait les vignes… Il y a l’autre irlandais, Sean O’Casey, et ses farces absurdes. Il y a Bouvard et Pécuchet. Il y a la fausse culture de Pozzo. La culture du riche, complètement toc. Il y a l’atroce travail de Lucky pour recoller les morceaux de sa culture perdue.

Qu’en est-il alors des révolutions culturelles ? Il y en a eu beaucoup en ce XX° siècle, des vraies et des fausses… Quand Beckett se met à écrire du théâtre, les révolutions sociales et politiques sont devenues meurtrières. La révolution théâtrale de Brecht tenait encore le coup. Au début de l’écriture d’En attendant Godot, de curieux « comiques staliniens » passaient par là. Estragon se nommait Lévy et Vladimir faisait penser à Ilitch (Lénine). Un petit tour et puis s’en sont allés. Beckett a décidé de prendre de la hauteur par rapport à ces agitations du siècle : sa vérité était ailleurs. Il regardait devant, pas derrière.

Cette conception d’un tragique joyeux est-elle la seule vision possible à transmettre ? Tous les bons lecteurs de Godot s’accordent là-dessus : Alain Badiou, Clément Rosset, Anders… Sans comique, pas de Godot. On peut bien sûr focaliser sur d’autres aspects de cette histoire, mais cette histoire-là, il faut la raconter aux gens, non pour les assommer, les désespérer, mais pour leur dire que même dans le pire, on peut encore quelque chose – on le doit. À côté de ça, dans Godot, les personnages sont aussi simplement des acteurs ! Ils vivent « sur un plateau ». En sortant de ce désert, les WC sont « au fond du couloir à gauche » : jolie distanciation ! Et le public n’est pas oublié. Devant les acteurs, dans la salle, c’est le vide, il n’y a rien devant, « une tourbière ». Et ça, les gens doivent le prendre en pleine figure. Mais ce n’est pas grave. Ce n’est pas définitif. (sourire)

Comment comptez-vous prendre en compte la dimension comique et burlesque de la pièce ? Elle est dans le texte à chaque instant, inséparable de la gravité du propos. Quand je travaille sur des tragédies grecques, je dis toujours : « Attention, la tragédie, ce n’est pas dramatique ». Ce n’est pas mélodramatique/sentimental. C’est à la fois bien pire que ça, et plus directement humain. Dans En attendant Godot, le rire vient des clowns anglais du début du 20e siècle (ou de beaucoup plus loin) devenus les burlesques américains. Il y a des moments dans Godot qui sont de purs numéros de clown. On peut voir sur Internet deux grands acteurs anglais qui sont des stars d’Hollywood, Ian Mc Kellen et Patrick Stewart. L’an dernier, ils ont joué Godot à New York. Le décor était un théâtre élisabéthain en ruine avec un arbre qui avait poussé dans le plancher – un décor, quoi, pas une route. Les acteurs

étaient costumés en clodos hyperclassiques. C’était d’une drôlerie charmante, teintée d’humour noir. Les Anglais jouent Beckett carrément en comédie pure.

En France, nous avons du mal avec le « non-sens » de l’humour anglais. C’est pourtant une donnée importante chez Beckett. Oui. Ça n’empêche pas la cruauté de la chose ! Si l’on prend le théâtre de Beckett « au tragique », on fait du prêchi-prêcha, on fait du moralisme, ou de la prétention – même chose pour Brecht ou Bond. Il y a de l’imprévisible à monter Beckett, parce qu’il y a dans ce Beckett-là une grande liberté de discours. Je dois être vigilant à respecter cette richesse, à suivre pas à pas cette liberté. Il faut aussi guetter les hasards de répétition, les erreurs de répétition, quelqu’un qui rentre trop tôt, quelqu’un qui rentre trop tard, il y a toujours quelque chose à apprendre dans une répétition qu’on n’avait pas prévu, qu’on ne pouvait pas prévoir. Quels sont les autres thèmes ou les références qui guident votre réflexion ? Lorsque je prépare une mise en scène, je repère au fil de mes lectures des thèmes, des couches et des sous-couches de références. Selon les séquences, une matière apparaît plus qu’une autre. Ici, il y a – comme il disait lui-même – « Suzanne et moi », la France à pieds, Auschwitz, 14-18, (14-18 a beaucoup plus marqué Beckett que 39-45), Hiroshima, la Bible, tout l’aspect religieux mystique. Il y a aussi l’Irlande, Kafka et Joyce, Dante, et les burlesques. C’est un peu comme dans Shakespeare, tous les thèmes vivent ensemble, même si l’un est soudain plus présent, plus générateur que les autres.

Il y a de l’imprévisible à monter Beckett, parce qu’il y a dans ce Beckett-là une grande liberté de discours. Je dois être vigilant à respecter cette richesse, à suivre pas à pas cette liberté.

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Comment allez-vous transformer cette matière en théâtre, en jeu ? Je réfléchis longtemps avant de commencer à répéter ; mais quand je répète, je suis chargé de tout ça, et je joue. Je suis d’abord un acteur, je joue, en m’identifiant constamment à l’auteur et au dernier spectateur. C’est mon corps qui travaille, mon corps gymnastique. En attendant Godot est aussi une pièce « gymnastique » : par exemple toute la gymnastique des entrées-sorties des personnages. Mais cette « matière », littéraire et intellectuelle, comme vous dites, c’est déjà du théâtre ! Il faut lire, savoir lire les indications de Beckett. C’est aussi précis qu’un script de cinéma.

À ce propos, les didascalies sont une contrainte puissante pour le metteur en scène. Comment les abordez-vous ?Les didascalies sont géniales, c’est souvent de la balistique pure. C’est une machine qui fonctionne de la même manière que les films de Buster Keaton. Dans les films de Keaton vous avez un rectangle à l’intérieur duquel un humain se débat – il peut aussi en être expulsé. C’est une balistique : il est lui-même lancé, il se lance, il fait des circuits dans cette formidable, sacrée prison de l’écran. Buster Keaton, c’est le Michel Ange de la balistique tragico-burlesque. Ce n’est pas un hasard que Beckett et Keaton ont fait un film* ensemble.

Pas d’écart par rapport à la dictée des didascalies donc ? La « dictature » des didascalies, c’est ce que vous voulez dire ? Eh non, qu’est ce que vous voulez, je suis un peu nul, je vais monter ce qui est écrit ! Quand Beckett lui-même a monté la pièce en Allemagne en 1975, on raconte que c’était très, très comique. Et il avait évidemment respecté les didascalies. Nous avons fait quelques allégements. J’ai eu la brochure de ses répétitions : nous avons les mêmes – ou à très peu près.

Il y a une mythologie, une galerie d’images fabriquées à partir des mises en scène de Beckett. Ce sont les clichés des melons, des clochards atemporels par exemple. Comment comptez-vous travailler avec cette matière ? Godot, je m’y suis souvent ennuyé parce que les metteurs en scène cherchaient justement à échapper à une prétendue imagerie obligée de Beckett, à ajouter

leur grain de sel. Les melons ne sont pas des clichés. C’est d’abord le moyen que Beckett a utilisé – il y tenait beaucoup – pour neutraliser toute lecture historico/socialo/anecdotique de son projet. Pozzo le Maître a aussi un melon ; Lucky l’esclave aussi. Pozzo torture Lucky, mais on est hors du quotidien. Les melons charrient tout un imaginaire : celui des burlesques américains, de la City de Londres, des jours de fête en Irlande… Si Estragon et Vladimir ont une casquette ou un bonnet, comme un SDF d’aujourd’hui, tout devient trop simple. La métaphore s’écroule. Adieu le voyage ! Je n’ai plus à réfléchir.

Vous voulez dire que vous refusez de donner une direction de lecture, voire même de guider le spectateur vers un sens ? Cette histoire de

production de sens, justement, c’est une affaire de commentateur. Chaque fois qu’on me pose la question de l’intention de la mise en scène, eh bien l’intention de la mise en scène, c’est de monter la pièce ! Ça ne veut pas dire qu’on n’est pas créatif, pas imaginatif, mais le centre de l’énergie est dans le texte, « un trésor est caché dedans », pas dehors. Les idées de seconde main seront toujours plus faibles que les didascalies, que ce soit chez Heiner Müller, Edward Bond ou Beckett – extraordinaires ! Ces didascalies peuvent certes se traduire selon l’imaginaire et la culture de chacun des participants d’une équipe, et il est très important que ces participants aient des imaginaires complémentaires. Bernard Chartreux, le dramaturge, Chambas le décorateur, Patrice Cauchetier le créateur costumes et moi ne pensons pas la même chose au départ. Nous produisons (construisons) une

imagination extrêmement fidèle à nos yeux aux intentions de l’auteur, qu’il soit mort ou vivant. Et c’est aussi notre version de ce texte !

Vous entendez donc produire un décor dépourvu de connotations particulières, un décor impersonnel ? Que l’arbre devienne une potence ? Un lampadaire ? Un transformateur électrique ? Ça sert à quoi ? Vraiment… C’est un arbre, point. Il veut dire quelque chose : l’Arbre de Vie, l’unique reste de la forêt, nature morte, point central autour duquel on tourne en rond… « Route de campagne avec un arbre ». Choisir la matière, la couleur, la forme de cette route, proposer 15 ou 20 versions, savoir pourquoi elles ne conviennent pas, nous y avons passé des jours. Et nous avons choisi : c’est impersonnel ?

Je suis d’abord un acteur, je joue, en m’identifiant constamment à l’auteur et au dernier spectateur. C’est mon corps qui travaille, mon corps gymnastique.

Les melons ne sont pas des clichés. C’est d’abord le moyen que Beckett a utilisé – il y tenait beaucoup – pour neutraliser toute lecture historico/socialo/anecdo-tique de son projet.

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C’est un désert, causé par quoi, on ne sait. Nucléaire civil ou militaire ? La route sera claire, sable blond, pour qu’on voie (ce que je n’ai jamais vraiment vu) le tas de « cadavres » au deuxième acte. Enfin, un beau ciel. C’est très simple, pur.

Quelle musique vous trotte dans la tête en pensant à Godot ? Pas de musique. Si quelque chose dans l’histoire de la musique peut m’y faire penser, ce sont les « Sonates pour piano préparé » de John Cage. Je pense aussi à la musique de Morton Feldman, aux minimalistes américains et au violon irlandais. Mais sans musique, nous allons essayer de glisser des sons imperceptibles. J’ai dit à Benjamin Furbacco, le créateur sons, de produire soit le son très lointain d’une ville industrieuse, soit un écho lointain de la mer, d’une bataille, des éléments sonores infinitésimaux, pour qu’au moment où le son s’arrête, on entende soudain qu’il n’y a plus rien – sensation du silence. Ça marchera, ou pas. Mais en tout cas il n’y aura pas de musique, non. La musique que ce soit sur Fin de Partie ou Godot, ce serait décoratif, or ce sont des pièces anti-décoratives.

Qui l’emporte dans cette pièce, la parole ou le silence ? Comment comptez-vous mettre en jeu le silence ? Le silence c’est le silence. Celui des espaces infinis de Pascal, peut-être. Au commencement était le silence et non le verbe. De son texte de Godot, Beckett dit quelque part « C’est une parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence, et d’y renvoyer ».

Donc pas de jeu dans les silences ? Pas de situation ? Pas de jeu. On s’arrête. Rien. Si on fait quelque chose, il n’y a plus de silence parce que les gestes permettent au spectateur d’échapper à son propre silence. Mais le silence est une situation ! Le spectateur est déstabilisé par le silence. Les silences dans Godot, c’est l’attente – c’est dans le titre. Il s’agit de passer le temps puisqu’on ne peut pas l’arrêter et qu’on ne peut pas le produire. Il n’y a rien à produire. Un personnage sort de scène, de temps en temps, mais

il revient vite puisqu’il n’y a pas d’ailleurs non plus. La physique moderne revient sur ses anciennes certitudes concernant le temps et l’espace. Beckett aussi.

Vous misez alors sur la créativité des acteurs ? Oui, toujours. Quand je cherche les acteurs, je me pose la question de la juste distribution de chaque rôle, mais aussi des couples, des familles. Je me demande qui va pouvoir travailler ensemble, quel couple physiquement va pouvoir produire

de l’imaginaire, de la vie. À partir de là, je connais la pièce à fond, mais si je me contente de leur imposer mes idées, on aura un pauvre résultat. Les acteurs sont nécessairement créateurs. Sinon rien.

Est-ce que vous vous donnez des interdits sur cette mise en scène ?Non. Aucun sinon celui de faire le malin avec le texte (et donc avec le spectateur). Ne pas préférer une bonne idée qui vienne de moi collée sur le dos de la pièce aux idées qui peuvent venir de la profondeur du texte. Notre imagination – car nous en avons ! – doit se mobiliser pour communiquer la force interne de la pièce, et pas pour exhiber notre prétendu génie. Il faut un peu de patience. Il faut à la fois être patient et impatient. Il ne faut pas vouloir résoudre tout en 5 minutes, surtout dans une pièce comme celle-là. Il faut « avaler » la distance. Je ne sais même pas comment je vais répéter. Comme d’habitude, en fait, en lisant pas à pas, riant, réfléchissant, entre artistes.

Depuis Beckett, d’autres auteurs ont abordé la question de la fin du monde, Edward Bond par exemple. C’est aussi un auteur que vous avez mis en scène. Quelles différences faites vous entre ces deux regards, ces deux écritures ? La fin du monde d’Edward

Bond, en particulier dans Pièces de Guerre est plus liée à des circonstances historiques précises – la bombe atomique et le détraquement sociétal. Beckett a réussi, je crois, à parler de l’Histoire, sans en parler directement alors qu’Edward Bond est impliqué. Des jeunes amis à moi sont allés monter Rouge Noir et ignorant en

Chaque fois qu’on me pose la question de l’intention de la mise en scène, eh bien l’intention de la mise en scène, c’est de monter la pièce ! Ça ne veut pas dire qu’on n’est pas créatif, pas imaginatif, mais le centre de l’énergie est dans le texte, « un trésor est caché dedans », pas dehors.

Ne pas préférer une bonne idée qui vienne de moi collée sur le dos de la pièce aux idées qui peuvent venir de la profondeur du texte. Notre imagination – car nous en avons ! – doit se mobiliser pour communiquer la force interne de la pièce, et pas pour exhiber notre prétendu génie.

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Turquie au printemps dernier. Ils connaissent Edward Bond et l’ont mis au courant du projet. Bond a réécrit la fin, en pesant moins sur l’histoire de la bombe, qui date un peu dans les consciences.

Bond écrit des paraboles, Beckett est-il pour vous au-delà de cette dimension didactique ? En fait, on assiste à un paradoxe chez E. Bond : celui qui parfois commet l’acte le plus horrible est le plus humain. Il a expérimenté par moments ce processus jusqu’à l’excès dans les pièces postérieures aux Pièces de guerre. Alors qu’il me semble qu’il y a dans Godot – qui est aussi une parabole – quelque chose, je ne sais pas comment dire, de supérieur, une réussite d’arriver à parler aux humains de l’inhumanité, de l’humanité sans grandiloquence. Un exemple me vient : le moment où Estragon roue de coups Lucky au sol, il le roue de coups, c’est très violent, mais il se refait mal au pied. C’est un gag. Chez Beckett, il y a des éléments d’une violence physique incroyable que je n’ai jamais rencontrés au théâtre qui sont aussi dans le même temps d’une drôlerie que je n’ai jamais vue non plus.

QUELQUES QUESTIONS POSÉES À JEAN-PIERRE VINCENT SUR SON ENGAGEMENT POLITIQUE ET CULTUREL

Ce que vous dites sur Beckett, sur notre état du monde, qui est un état désespéré, enfin, désespérant, mais en même temps aussi joyeux, ne renvoie en aucune manière au parcours engagé qui est le vôtre, celui d’un metteur en scène mais aussi d’un fondateur de théâtres, d’écoles. Votre parcours apparaît bien plutôt comme celui d’un humaniste. Beckett n’est pas désespéré. Ou alors il l’est bien plus qu’on ne peut penser ! Alors, parlons de « résistance active humaniste ». Mais c’est aussi un antihumanisme. C’est un combat. C’est une bagarre politique. Je n’ai jamais pu entrer dans un parti, ni dans un mouvement. Mais je participe toujours au SYNDEAC (syndicat national des entreprises artistiques et culturelles). Je défends la politique culturelle de la France, voilà. Et je peux être chien, je peux être comme un chien, et je peux être violent avec le pouvoir.

Ce que vous décrivez est plus qu’une position de résistance, en réalité. Je n’ai jamais été vraiment militant. Je milite pour le théâtre. C’est déjà ça. Et contre la sottise envahissante.

Quelle démarche de transmission du théâtre préconisez-vous ? Faut-il quitter le répertoire,

céder sur la langue et la littérature et s’adapter en proposant un théâtre spécifiquement écrit pour la jeunesse ? Il ne faut pas se poser de faux problèmes, ne pas établir d’opposition (bien commode, en fait) entre connaissance de l’Histoire de l’Art Théâtral et recherche de textes nouveaux et d’inventions nouvelles – mais pas ignares de ce qui s’est passé depuis les Grecs. Le nouveau s’appuie sur l’ancien. La pédagogie théâtrale n’est pas seulement (et même surtout pas) « progressive » : B.A = BA, B.E = BE… C’est souvent une pédagogie du choc. Le nouveau apparaît toujours sous la forme du danger. Pour les jeunes comme pour les autres.

Comment la génération qui vient peut-elle agir ? Je ne suis pas à sa place et je ne peux m’y mettre. Je dirais : la Révolution. Mais la révolution se retourne toujours contre ceux qui l’initient. C’est dommage. Il faut donc commencer par soi. Se rendre intelligent, toujours plus intelligent. Savoir qui sont vos vrais ennemis. Comme disait naguère Michel Serres : lire chaque jour quelque chose qui vous apparaît trop difficile pour vous. La situation mondiale de continuelle re-décomposition* devient tellement complexe qu’il faut d’abord agir sur ce qu’on sait, ce sur quoi on peut agir, autour de soi, intensément, le plus loin qu’on peut, en élargissant les cercles. Et avoir des amis avec qui le faire !

Je n’ai jamais été vraiment militant. Je milite pour le théâtre. C’est déjà ça. Et contre la sottise envahissante.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

• Günther Anders, L’obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Tome 1, 1956, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2012.

• Film : un film expérimental écrit par Samuel Beckett et réalisé par Alan Schneider en 1965 avec Buster Keaton. https ://www.youtube.com/watch?v=aZtV-iHeQd0

• Edward Bond, Pièces de Guerre, l’Arche éditeur, 1997

• Sur le concept de re-décompositon voir l’article de Jean Luc Nancy paru dans Libération du 18 août 2014, « Les images de l’image ». http://www.liberation.fr/photographie/2014/ 08/18/les-images-de-l-image_1082747

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NOTES

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PARTIE II MAGUY MARIN, MAY BANALYSE« Ce travail sur l’œuvre de Samuel Beckett, dont la gestuelle et l’atmosphère théâtrale sont en contradiction avec la performance physique et esthétique du danseur, a été pour nous la base d’un déchiffrage secret de nos gestes les plus intimes, les plus ignorés. » Maguy Marin

PETITE FENÊTRE OUVERTE SUR MAGUY MARIN

Maguy Marin découvre Beckett au lycée et se rend compte que ce dramaturge a un rapport à la danse très spécifique.Maguy Marin reçoit d’abord une formation clas-sique. La bascule a lieu lorsqu’elle intègre l’école pluridisciplinaire de Maurice Béjart, à Mudra. Pendant 4 ans elle danse aux côtés de Béjart pour finalement s’émanciper et monter sa propre compa-gnie. Son style se tourne vers la Nouvelle danse fran-çaise et le Tanztheater développé par Pina Bausch.

1981 – Le ton est donné avec May B qui lui permet de devenir l’une des chorégraphes les plus impor-tantes dans le milieu de la danse.

1985 – Cendrillon : A la demande du ballet de l’opéra de Lyon, Maguy Marin s’attaque au très classique “Cendrillon”. Les danseurs portent des masques qui leur donnent des traits grotesques.

1986 – Eden explore le registre du duo et du porté. 12 minutes d’un duo amoureux où la danseuse ne posera pas le pied au sol.

1987 – La rencontre avec Denis Mariotte amorce une collaboration décisive qui ouvre le champ à de nouvelles expériences dont l’aboutissement trouve sa forme en 2004 avec « Ça quand même ».

1998 – La compagnie s’implante à Rillieux-la-Pape. Ici s’affirme le désir de faire de l’art chorégraphique « un laboratoire citoyen ». Croiser les champs artis-tiques mais aussi circuler dans la cité pour « faire vivre le geste artistique comme puissance poétique du faire et du refaire les mondes »

2009 – Description d’un combat crée à Avignon confirme l’engagement militant de Maguy Marin et porte son talent au plus haut sommet.

2011 – Maguy Marin ouvre une nouvelle étape de sa carrière en reprenant une activité de compa-gnie indépendante et s’installe à Toulouse puis à Ramdam. Elle poursuit ses recherches qui tendent de plus en plus à ancrer les actes artistiques dans les espaces publics autres que les théâtres tout en croisant les champs artistiques.

Pour préparer les élèves à la représentation, on trouvera dans la section « Samuel Beckett » une série d’activités, d’exercices et de recherches pour entrer dans l’univers de Samuel Beckett. Nous proposons ici un parcours de questionnements pour l’analyse du spectacle.

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FAIRE PIED/FAIRE BOUCHE/ FAIRE DANSE

On demandera aux élèves d’être attentifs à la succes-sion des séquences qui structurent le prologue. Qu’ils relèvent les différentes étapes et discours artistiques tenus. Quelles oppositions structurent l’ensemble ? Dans un second temps on leur deman-dera de détecter les séquences qui leur paraissent plutôt appartenir à la danse ou au théâtre.

Relevé des séquences du prologue : Silence/noir. 5’1 coup de sifflet. 5’Silence/noir. Sifflet / 6’08Semi-obscurité/2 coups de sifflet/silence/marche des danseurs.Arrêt/Borborygmes/ Reprise de la marche/silence.Système repris en séries jusqu’à 10’Silence – regard public. Parole. « Fini. C’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir. » Musique – naissance d’un mouvement chorégraphique. 13’

Faire décrire de manière précise, étape par étape, les 6 premières minutes de la pièce, jusqu’à l’apparition des danseurs. Dans un second temps, on demandera aux élèves de proposer des interprétations en suivant le principe analogique du « ça me fait penser à ».

La pièce débute dans le silence et dans le noir ou plus précisément avec un plateau très faiblement éclairé, où l’on distingue de manière très progressive et lente des silhouettes humaines, clairsemées sur la scène. Lorsque la lumière se fait plus forte, on parvient à distinguer des corps, tous fardés de blancs, habillés de costumes informes. Les sexes sont presque indistincts. Les corps sont caractérisés par une certaine difformité. Des Figures plus que des personnages. L’uniformité du costume et du masque, la synchronisation des déplacements donnent l’image d’un corps collectif qui se meut comme un essaim. Les personnages, claudiquant, progressent dans l’espace comme obéissant à une dictée aléatoire. Même si les corps sont différents, inesthétiques, pour la plupart difformes, il n’en forme en réalité qu’un seul : c’est une masse vivante, soumise à une pulsion collective, dont on ne peut pour le moment déterminer la nature humaine ou non humaine.

Représentation d’une humanité primitive ou bien dégéné-rée, ces corps dérangent parce qu’ils ne sont que la trace d’une humanité dissonante : corps lourds, entravés, comme obéissants à une impulsion nerveuse. Ils semblent pour-tant obéir à un langage commun, à une mémoire collective dont le corps est à la fois la présence et la traduction.

« Quant au public, la pièce le repoussait parce qu’elle remettait en question les critères habituels recherchés dans la danse — la beauté, la jeunesse, l’harmonie — en mettant en scène des danseurs avilis, sales, des êtres en proie à toutes sortes de pulsions. » Maguy Marin

En s’appuyant sur la lecture d’articles critiques, notamment l’article du Monde qui revient sur la genèse de la création en 1981 et sur la réception du public (Annexe), on demandera aux élèves de comparer l’esthétique chorégraphique de Maguy Marin aux codes du ballet classique.

Si ces corps gênent le public à la création de May B en 1981, c’est qu’ils sont désacralisés. La danse classique a toujours voulu nous mettre en présence de corps fins, athlétiques, gracieux et légers. La danse moderne, quant à elle, rompt avec ce discours mais ne fait pas de l’expression de la dégradation le cœur de son projet. Dans May B, c’est le cas. Surtout, le corps travaille sur un centre de gravité bas (fesses, cambrures, travail à plat du pied et du talon, danse pieds nus, au sol etc.) Cette esthétique est bien sûr aux antipodes du ballet classique qui travaille sur l’élévation et la légèreté ainsi que sur le gommage des différences physiques. May B nous renvoie aux principes des danses primitives ou ethniques. Le frottement des pieds au sol crée un rythme percussif. La musique est d’abord produite par le corps. Cependant, on notera que la notion de chœur est maintenue. Les danseurs évoluent presque toujours en groupes. Le solo n’existe pas dans le spectacle ; le duo, nous y reviendrons, est rare et furtif. Ce mouvement choral est également une réponse paradoxale à l’école américaine portée par Merce Cunningham qui favorise l’individu et l’abstraction. Non seulement May B récuse les codes du ballet dit « classique » mais il s’inscrit à contre-courant des mouvements chorégraphiques en vogue au début des années 80.

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Ça commence par rien. Dans ce prologue, Maguy Marin établit des séquences qui dissocient les formes de langage : silence/musique/voix/verbe/mouvement/ comme si le couple naturel de la danse – musique/mouvement – ou bien le couple naturel du théâtre – geste/parole – étaient, pour le moment du moins, impossible. May B commence donc par le rien, c’est-à-dire par du non-théâtre et de la non-danse.

Ça raconte la genèse du rythme.Le prologue commence par faire apparaître des rythmes simples, fabriqués par les frottements des pieds et par des borborygmes vocaux. Le rythme et le son apparaissent avant la musique. Le premier ballet des danseurs semble établir une origine, une genèse.

L’ensemble joue sur des couples d’oppositions. On remarque également que l’ensemble du prologue est construit sur un principe d’opposition : musique/silence. Noir/Lumière. Immobilité/mobilité. Silence/voix. Expression théâtrale/dansée.

Les indices d’une genèse de la danse .Dernière l’apparente structure chaotique, le prologue suit une évolution progressive notamment au niveau des différents discours : le noir disparaît au profit d’une lumière croissante qui révèle d’abord des silhouettes puis des corps. D’abord dans un silence complet, les personnages émettent ensuite des sortes de borbo-rygmes puis quelques paroles. Du déplacement simple, a priori aléatoire les trajectoires progressent vers une expression théâtrale qui elle-même ouvre la voie vers une expression chorégraphique. Ainsi, l’ensemble du prologue se construit comme une lente mise au monde des arts, chaque élément (musique, lumière, parole)

étant un des éléments nécessaires à cette genèse. Quant à la danse, le mouvement chorégraphique n’apparaît qu’à la fin, au terme de ce lent accouchement d’expres-sions archaïques. Peut-être pourra-t-on interpréter ce prologue comme une métaphore de la naissance de la danse.

ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE. QU’EST CE QUI DANS LA DANSE FAIT TEXTE ?

Faire lire le début de En attendant Godot et de Fin de partie. Déterminer ce qui relève dans la didas-calie d’une forme de mouvement chorégraphique. L’exercice peut se faire à la table mais aussi être expérimenté au plateau. On pourra demander aux élèves de « jouer » les premières didascalies sous un mode rythmique. L’expérience de plusieurs varia-tions est conseillée. On prendra par exemple la musique d’un film de Buster Keaton ou de Chaplin ou bien un rythme carnavalesque sur le modèle de ceux des Gilles de Binche. Pour un niveau plus avancé, on pourra demander que ce rythme soit réalisé vocalement et physiquement, à la manière des marches rythmées dans May B (voir atelier de pratique artistique).

DANSE DIDASCALIQUE

L’exercice tend à montrer que, certes les didascalies mettent en place une dramaturgie c’est-à-dire un espace avec un décor mais qu’elles déterminent également un

rythme voire une chorégraphie. Chez Beckett, les personnages ne peuvent pas faire deux choses à la fois, surtout parler et bouger. Il y a chez eux comme une impossibilité physique. Cette gymnastique qui s’inspire de la mécanique du clown est reprise ici par Maguy Marin. Les danseurs réalisent des séquences qui fonctionnement sur le même prin-cipe de l’alternance marche/arrêt/silence/borborygmes/marche/ silence/arrêt-borborygme/ etc. Pour compléter le travail, on fera lire avec profit l’article de Gilles Deleuze, « L’Épuisé » (Annexes).

> May B © Claude Bricage

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FAIRE LE POINT SURQu’est-ce que la danse-théâtre ?

La danse-théâtre est un mouvement qui naît au milieu du 20e siècle en Allemagne avec les travaux de Kurt Jooss sous le nom de « Tanztheater ». Ce courant représente un principe esthétique et un processus de création. À cette époque, le mouvement avant-gardiste provoque la recherche de nouvelles formes dans les différents champs de création artistique. Par la suite, Pina Bausch et sa compagnie Tanztheater Wuppertal se font les promoteurs de ce nouveau mouvement en Europe. La danse-théâtre ne doit pas être assimilée à du théâtre dansé ou à de la danse jouée. C’est un « mouvement-danse » car il est musical, c’est-à-dire qu’il y a une linéarité, une gestion du temps et des silences qui la composent et créent une musique à la fois audible et visible. C’est aussi un « mouvement-théâtre » parce que cela permet à des personnages d’être et de s’exprimer, à des situations d’avoir lieu sur un plateau. L’artiste devient à la fois acteur et danseur sans avoir un style chorégraphique spécifique ni un type de jeu théâtral déterminé. En mélangeant les deux genres, la danse-théâtre permet le maniement du corps de l’acteur ainsi que de sa présence, de son regard.

On demandera aux élèves de comparer les mouve-ments et motifs communs chez Beckett et dans May B. Pour les soutenir dans leur réflexion on leur fera lire avec profit l’entretien avec Maguy Marin. (Annexe 7)

Dans la première partie du dossier, nous posions la question du rythme, du corps et d’une possible écriture chorégraphique chez Beckett. (cf. « 3 questions posées au texte ») Il s’agit ici de poser le même questionnement chez Maguy Marin, mais cette fois-ci en partant de la danse : « qu’est-ce qui dans la danse fait texte, qu’est-ce qui dans la danse fait théâtre ? ». L’écriture scénographique de Maguy Marin crée des parallèles, avec le langage dramaturgique beckettien, mais elle invente également un langage original qui d’une part relève de la spécificité du langage dansé, mais aussi de son propre univers artistique.

L’univers de Samuel Beckett renvoie ici à une gestique mécanique, fondée sur la répétition. Le geste s’épuise en se répétant à l’infini. Gestes, trajectoires, borborygmes structurent un ensemble fondé sur le cercle et la répétition.

LE PRINCIPE DE RUPTURE

La chorégraphie joue en permanence sur le principe de rupture. Les phrases chorégraphiques brisent les trajectoires. Le chœur lui-même se brise et se fragmente parfois pour former des formes individuelles, puis se reforme en condensation collective dans des espaces étroits. Chez Beckett, le rythme de l’écriture est fait de saccades et de ruptures. On pense notamment aux didascalies qui intègrent des séquences silencieuses.

LE PRINCIPE DE RÉPÉTITION ET LA TENTATION DU CERCLE

La thématique du cercle, proche de la répétition est présente chez Beckett, soit sous forme de cycles de répliques qui reviennent en écho, soit sous forme de cycles de gestes. Le mamelon de Winnie dans Oh les beaux jours ! les cercles que décrit le fauteuil de Clov dans Fin de Partie, ou bien les poubelles dans lesquelles sont enfermés Nagg et Nell sont entre autres des représentations symboliques d’une humanité à bout de souffle, qui tourne en rond. L’image du cercle est liée au principe infini de la répétition. Dans May B, Maguy Marin joue avec les représentations du cercle notamment avec le chœur des danseurs : cercle miniature des bonimenteurs en avant-scène, cercle social autour du gâteau d’anniversaire ou encore grande ronde populaire sur la musique des Gilles de Binche,

> May B © Claude Bricage

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Maguy Marin décline à l’infini les variations autour du cercle. Rondes, farandoles, attroupements, essaims : les personnages sont comme accrochés les uns aux autres, liés par une énergie archaïque et tribale. Si un individu se détache du groupe c’est toujours pour revenir au groupe qui est son noyau.

LE PRINCIPE DE DUALITÉ ET D’INVERSION

Chez Beckett les personnages fonctionnent systématiquement par couples. Ils ont des rapports de force qui peuvent s’inverser au point que le trouble s’installe entre l’oppresseur et l’oppressé. Dans May B, la notion de couple et de duo apparaît mais c’est un élément mineur. C’est au contraire sur un principe de choralité fusionnelle que la chorégraphie opère. Prenons l’exemple de l’épisode du duel. (33’-36’). Un duo de femmes se détache pour se battre. Puis deux groupes se forment autour de chaque combattante pour former des clans. Le corps de la duelliste devient alors chef (ou membre ?) d’un corps collectif de combattants. En fin de séquence, les deux clans n’en font qu’un pour défier un ennemi invisible et imaginaire. Dans May B, l’individuation apparaît comme une menace, un danger contre lequel le groupe semble d’ailleurs instinctivement se protéger. C’est là une différence fondamentale avec l’univers beckettien. Chez Beckett l’indivisible c’est le duo, chez Maguy Marin, l’indivisible c’est le « tous ».

^ May B © Claude Bricage

LE PRINCIPE DE MORCELLEMENT ET DE DISPARITION.

La dernière séquence dansée sur « Jesus Blood Never Failed me yet » de Gavin Bryars met en scène le morcel-lement du groupe. D’abord au complet, le groupe suit une diagonale, en portant des valises. La séquence est reproduite en séries. À chaque nouveau passage, le groupe s’est réduit : 4 puis 3 puis 2. Le spectacle se

clôt sur la présence d’un homme seul figé dans une trajectoire indéterminée qui disparaît en même temps que l’extinction très lente de la lumière. Le spectacle se termine alors comme il a commencé : dans le noir. La fin de May B. traduit peut-être ici le triomphe de la solitude et du désœuvrement sur la cohésion du groupe. La première partie du spectacle met en jeu l’ex-pression d’une société archaïque, une nef des fous, où le groupe garantit la survie de l’individu. La danse dans sa version populaire et carnavalesque est là aussi comme un élément de cohésion entre les êtres. Certes, ils agissent selon les mêmes mouvements, dans une forme d’indis-tinction mais c’est aussi cette humanité compacte, ces corps toujours en contact, accordés à leurs instincts qui animent une entente primordiale. « Tant que je suis un peu « bête », je ne suis pas seul », semblent murmurer les personnages de May B.

^ May B © Claude Bricage

LE RIRE ET LE JEU CARNAVALESQUE

Pour analyser la dimension burlesque, on fera lire avec profit un extrait de l’essai de M. Bakhtine « L’œuvre de François Rabelais » sur le carnavalesque.

Nous avons vu que le rire chez Beckett procède d’une mécanique proche des burlesques anglais et américains (cf – dossier Beckett et les Arts). Chez Maguy Marin, le rire est plus proche du grotesque médiéval et du carna-val que des slapstick comedies.

« Le principe du rire et de la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps ». M. Bakhtine

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Les rondes et danses menées sur les rythmes des Gilles de Binche sont une réécriture des carnavals médiévaux. Pour M. Bakhtine le carnaval est un espace d’actions débridées qui servent à manifester les désirs internes et primitifs. Le carnavalesque est défini comme la force qui est manifestée dans cette exposition extérieure. Le carnaval autorise une fuite chaotique, décrite comme honteuse ou tabou dans une société dominée par les règles et les interdits moraux. Le carnaval est donc une échappatoire qui permet la dépense du surplus d’énergie et qui sert à libérer les pulsions normalement supprimées ou cachées. L’accumulation des désirs non réalisés produit une tension qui se libère dans l’expression d’une forme de sensualité. C’est cette libéra-tion que met en scène la grande séquence dansée sur les Gilles de Binche. Le rire comme la sexualité sont des énergies vitales primordiales qui, chez Maguy Marin, sont partageables et échangeables. Loin de morceler le groupe, ils le définissent autant qu’ils en assurent la cohésion.

POUR ALLER PLUS LOIN

On peut demander aux élèves de faires des recherches sur les représentations du Carnaval dans les arts. À titre indicatif, parce que May B nous semble forte-ment informé par ces influences, nous proposons ici L’Enterrement de la Sardine de Goya et Le Septième Sceau de Ingmar Begman.

^ Goya, L’Enterrement de la Sardine, 1819, huile sur toile, Madrid

^ Photogramme du Septième Sceau de Ingmar Bergman, 1956

AVANT L’HISTOIRE OU APRÈS L’HISTOIRE ?

« May B c’est le corps tout imprimé d’histoire, et l’histoire ruinant les corps. » Marie-Agnès Gillot Chez Beckett, l’humanité se place de l’autre côté de la culture : la catastrophe a eu lieu quelque part dans une zone incertaine entre l’après-catastrophe et l’arrêt de la civilisation. Certes les fonctions basses demeurent (on se gratte, on se frotte, on mange cru…), on est tenté de revenir aux instincts bas, mais il y a ce bavardage qui hurle en permanence le devoir de civilisation. La diffé-rence entre les deux univers artistiques est ici fonda-mentale : d’un côté on cause pour rester en vie, pour ne pas finir ; on tient parce qu’on désire attendre autant qu’on attend. De l’autre, on n’a pas besoin de causer pour vivre. Le corps collectif est une garantie supérieure au verbe. La menace se tient dans la réalité de la Grande Histoire : les valises, les manteaux, les chapeaux transfor-ment ces personnages burlesques, drôles et attachants en exilés de la guerre. On ne se querelle plus entre soi, le conflit est devenu supérieur aux êtres eux-mêmes. Dans May B. c’est l’Histoire qui morcelle le groupe et défait la danse. La guerre est le fait de civilisation qui indique le retour à la barbarie. Finalement, la barbarie n’était pas dans cette humanité compacte et paillarde décrite dans la première partie, elle se tient ici dans l’action de l’Histoire qui ruine les corps.

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UNE COMPOSITION CIRCULAIRE

La dernière image du spectacle qui se clôt sur l’homme seul absorbé par le noir de la disparition est une invita-tion à revoir le spectacle et à relire le prologue. Cette humanité a priori archaïque peut aussi être une huma-nité d’après le chaos. La genèse peut être une renais-sance. Dans tous les cas, la réponse heureuse est celle du corps et de ses contacts. Elle est dans cette valse puis-sante et ethnique qui secoue les origines et nous guide vers la lumière du sens.

LA THÉÂTRALITÉ

Relever de mémoire dans le spectacle tout ce qui peut indiquer des éléments de théâtralité.

^ May B © Claude Bricage

« Avant tout, le maquillage doit faire le vide dans le visage, il ne faut pas qu’il le remplisse, le particularise et le fixe » Bertolt Brecht, Écrits sur le Théâtre

Le jeu avec les objets (valises, vestes, gâteau d’anniver-saire) , les expressions des visages jouées sur un mode expressionniste, le travail de la voix, les adresses aux spectateurs, les entrées et sorties par le fond de scène sont autant d’éléments simples qui traduisent la nature théâtrale du spectacle. On retrouve même, à certains moments, des tableaux immobiles qui campent des situations pures (2e partie : entrée des personnages beckettiens). L’alternance de séquences dansées et non dansées, de partitions silencieuses ou au contraire musicales, la structure circulaire du spectacle, forment un ensemble qu’on pourrait qualifier de « nature dramatique ».

ANALYSE D’UNE SÉQUENCE : L’ANNIVERSAIRE

On montrera l’extrait de la scène de l’anniversaire avec musique puis sans musique.

La lecture de la séquence de l’anniversaire ne produit pas les mêmes effets avec et sans la musique. Sans la musique d’abord, on croirait voir un film expression-niste muet. Les teintes sépia de l’éclairage abondent d’ailleurs dans ce sens. Les visages adoptent des faciès joyeux, les bouches miment un chant festif d’anniver-saire. Le contraste avec la tonalité symphonique lente du morceau joué (il s’agit 1er mvt de Symphony No. 4 in C Minor de Franz Schubert), ajoute à la scène une tension dramatique. Les corps jouent, mais les visages dansent. La musique trouve l’emplacement exact de rencontre entre théâtre et danse.

POUR ALLER PLUS LOIN

Lire un tracé chorégraphique. On proposera aux élèves de lire les tableaux chorégraphiques tenus par Maguy Marin pour la création de « Description d’un combat » (Annexe 7).

Les accompagner dans la réflexion qui montre la colla-boration permanente du texte, de la musique et de la chorégraphie. La distribution de la parole se construit exactement à la manière d’un dialogue de théâtre. Les notices chorégraphiques ont également une très grande proximité avec l’utilisation des didascalies chez Beckett.

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ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE. DANSER SA MÉMOIRE DE SPECTATEUR.

Ces exercices viennent compléter ceux proposés dans la partie 1.

NIVEAU 1

Se placer face à face et deux par deux. Le danseur A propose au danseur B un geste simple tiré de May B. Le danseur B reproduit le mouvement. Le danseur A ajoute alors un faciès, une expression du visage, puis un son (sur le modèle des borborygmes). L’ensemble peut se travailler sur plusieurs niveaux, le danseur A s’appro-chant ou s’éloignant du danseur B. Il peut également, si les danseurs se sentent prêts, être réalisé dans l’espace.

NIVEAU 2

Former un cercle de 6 ou 8 danseurs. Plusieurs cercles peuvent travailler simultanément. Le premier danseur propose un geste tiré de May B. Le groupe reprend le geste avec le plus de précision possible. Le danseur suivant enchaîne un autre geste puisé dans sa mémoire de spectateur. Le groupe répète le premier et le deuxième geste en accumulation et le troisième enchaîne, ainsi de suite jusqu’au 6e ou 8e danseur. Le meneur de jeu prendra soin de déterminer une vitesse et un cadre spatial.

VARIANTE DE NIVEAU 2

Cet exercice peut être retravaillé en solo. Chaque danseur décide de reprendre un ou plusieurs éléments de la phrase en proposant des variations sur le nombre, les répétitions des mêmes gestes, les vitesses, le rapport à l’espace.

NIVEAU 3

Pastiches et postiches. Demander aux élèves de modifier leur silhouette avec des coussins ou des chapeaux afin de recréer des personnages semblables aux figures de May B. Un premier exercice de marche en musique les accompagnera pour trouver une démarche, une allure, un rythme, en vue de créer un personnage. Une fois les types de personnages trouvés, on demande à un danseur de prendre une pause en relation avec l’espace qui l’entoure. Un autre danseur, regarde, puis s’inclut calmement dans la forme de l’autre. Un autre danseur

vient etc. L’ensemble fabrique une machine humaine collective et mobile.

NIVEAU 4

Atelier d’écriture dansée. « J’écris le journal de mon corps, je danse mon corps. »

« Je mets une pomme sur la table. Puis, je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! » Henri Michaux.

À partir de cette phrase de Michaux, rédiger un extrait du journal de mon corps. Partir de la description d’un en-dedans de soi-même en utilisant uniquement un vocabulaire physiologique de perceptions. Par la suite, les élèves pourront tenter deux approches au choix. L’auteur interprète chorégraphiquement son extrait de journal pendant qu’un autre lit à voix haute. Ou bien, un élève peut prendre en charge la chorégraphie du journal d’un autre élève. Ici c’est la voix seulement qui servira d’accompagnement musical. La rencontre des deux univers, littéraire et corporel, produit un effet qui permettra de réfléchir par la suite sur les liens entre danse et théâtralité.

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ANNEXES

ANNEXE 1

Trois extraits d’En attendant Godot

EXTRAIT 1

Route à la campagne, avec arbre. Soir. Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu. Entre Vladimir.

ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire. VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées). – Je commence à le croire. (Il s’immobilise.) J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. À Estragon) – Alors, te revoilà, toi. ESTRAGON – Tu crois ? VLADIMIR – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours. ESTRAGON – Moi aussi. VLADIMIR. – Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réflé-chit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.) ESTRAGON (avec irritation). – Tout à l’heure, tout à l’heure. Silence.

VLADIMIR (froissé, froidement). – Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ? ESTRAGON – Dans un fossé. VLADIMIR (épaté). – Un fossé ! Où ça ? ESTRAGON (sans geste). – Par là. VLADIMIR. – Et on ne t’a pas battu ? ESTRAGON – Si… Pas trop. VLADIMIR. – Toujours les mêmes ? ESTRAGON – Les mêmes ? Je ne sais pas. Silence.

VLADIMIR – Quand j’y pense… depuis le temps… je me demande… ce que tu serais devenu… sans moi... (Avec déci-sion.) Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est, pas d’erreur. ANNEXESESTRAGON (piqué au vif). – Et après ? VLADIMIR (accablé). – C’est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D’un autre côté, à quoi bon se décou-rager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900. ESTRAGON – Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie. VLADIMIR – La main dans la main on se serait jeté en bas de

la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Main-tenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu’est-ce que tu fais ? ESTRAGON – Je me déchausse. Ça ne t’est jamais arrivé, à toi ? VLADIMIR – Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m’écouter. ESTRAGON (faiblement). – Aide-moi ! VLADIMIR – Tu as mal ? ESTRAGON – Mal ! Il me demande si j’ai mal ! VLADIMIR (avec emportement). – Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles. ESTRAGON – Tu as eu mal ? VLADIMIR – Mal ! Il me demande si j’ai eu mal ! ESTRAGON (pointant l’index). – Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner. VLADIMIR (se penchant). – C’est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses. ESTRAGON – Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment. VLADIMIR (rêveusement). – Le dernier moment... (Il médite.) C’est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ? ESTRAGON – Tu ne veux pas m’aider ? VLADIMIR – Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagé et en même temps... (Il cherche)... épouvanté. (Avec emphase.) É-pou-van-té. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d’un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s’il n’en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) – Alors ? ESTRAGON – Rien.

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EXTRAIT 2

ESTRAGON – Rien à faire. (Il tend le restant de carotte à Vladimir.) Veux-tu la finir ? Un cri terrible retentit, tout proche. Estragon lâche la carotte. Ils se figent, puis se précipitent vers la coulisse. Estragon s’arrête à mi-chemin, retourne sur ses pas, ramasse la carotte, la fourre dans sa poche, s’élance vers Vladimir qui l’attend, s’arrête à nouveau, retourne sur ses pas, ramasse sa chaussure, puis court rejoindre Vladimir. Enlacés, la tête dans les épaules, se détour-nant de la menace, ils attendent.

Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celui-ci au moyen d’une corde passée autour du cou, de sorte qu’on ne voit d’abord que Lucky suivi de la corde, assez longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse. Lucky porte une lourde valise, un siège pliant, un panier à provisions et un manteau (sur le bras) ; Pozzo un fouet.

POZZO(en coulisse). – Plus vite ! (Bruit de fouet. Pozzo paraît. Ils traversent ici scène. Lucky passe devant Vladimir et Estragon et sort. Pozzo, ayant vu Vladimir et Estragon, s’arrête. La corde se tend. Pozzo tire violemment dessus.) Arrière ! (Bruit de chute. C’est Lucky qui tombe avec tout son chargement. Vladimir et Estragon le regardent, partagés entre l’envie d’aller à son secours et la peur de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Vladimir fait un pas vers Lucky, Estragon le retient par la manche.)

VLADIMIR – Lâche-moi ! ESTRAGON. – Reste tranquille. POZZO – Attention ! Il est méchant. (Estragon et Vladimir le regardent.) Avec les étrangers. ESTRAGON (bas). – C’est lui ? VLADIMIR – Qui ? ESTRAGON – Voyons… VLADIMIR – Godot ? ESTRAGON – Voilà. POZZO – Je me présente Pozzo. VLADIMIR – Mais non. ESTRAGON – Il a dit Godot. VLADIMIR – Mais non. ESTRAGON (à Pozzo). – Vous n’êtes pas monsieur Godot, monsieur ? POZZO (d’une voix terrible). – Je suis Pozzo ! (Silence.) Ce nom ne vous dit rien ? (Silence.) Je vous demande si ce nom ne vous dit rien ? Vladimir et Estragon s’interrogent du regard.

ESTRAGON (faisant semblant de chercher). – Bozzo… Bozzo… VLADIMIR (de même). – Pozzo… POZZO – Pppozzo ! ESTRAGON – Ah ! Pozzo… voyons… Pozzo… VLADIMIR – C’est Pozzo ou Bozzo ? ESTRAGON – Pozzo… non, je ne vois pas. VLADIMIR (conciliant). – J’ai connu une famille Gozzo. La mère brodait au tambour. Pozzo avance, menaçant.

ESTRAGON (vivement). – Nous ne sommes pas d’ici, monsieur.

POZZO (s’arrêtant). – Vous êtes bien des êtres humains cependant. (Il met ses lunettes.) À ce que je vois. (Il enlève ses lunettes.) De la même espèce que moi. (Il éclate d’un rire énorme.) De la même espèce que Pozzo ! D’origine divine ! VLADIMIR – C’est-à-dire… POZZO (tranchant). – Qui est Godot ? ESTRAGON – Godot ? POZZO – Vous m’avez pris pour Godot. VLADIMIR – Oh non, monsieur, pas un seul instant, monsieur. POZZO – Qui est-ce ? VLADIMIR – Eh bien, c’est un… c’est une connaissance. ESTRAGON – Mais non, voyons, on le connaît à peine. VLADIMIR – Évidemment… on ne le connaît pas très bien… mais tout de même… ESTRAGON – Pour ma part je ne le reconnaîtrais même pas. POZZO – Vous m’avez pris pour lui. ESTRAGON – C’est-à-dire… l’obscurité… la fatigue… la faiblesse… l’attente… j’avoue… j’ai cru… un instant… VLADIMIR – Ne l’écoutez pas, monsieur, ne l’écoutez pas ! POZZO – L’attente ? Vous l’attendiez donc ? VLADIMIR – C’est-à-dire... POZZO – Ici ? Sur mes terres ? VLADIMIR – On ne pensait pas à mal. ESTRAGON – C’était dans une bonne intention. POZZO – La route est à tout le monde. VLADIMIR – C’est ce qu’on se disait. POZZO – C’est une honte, mais c’est ainsi. ESTRAGON – On n’y peut rien. POZZO (d’un geste large). – Ne parlons plus de ça. (Il tire sur la corde.) Debout ! (Un temps.) Chaque fois qu’il tombe il s’endort. (Il tire sur la corde.) Debout, charogne ! (Bruit de Lucky qui se relève et ramasse ses affaires. Pozzo tire sur la corde.) Arrière ! (Lucky entre à reculons.) Arrêt ! (Lucky s’ar-rête.) Tourne ! (Lucky se retourne. À Vladimir et Estragon, affablement.) Mes amis, je suis heureux de vous avoir rencontrés. (Devant leur expression incrédule.) Mais oui, sincèrement heureux. (Il tire sur la corde.) Plus près ! (Lucky avance.) Arrêt ! (Lucky s’arrête. À Vladimir et Estragon.) Voyez-vous, la route est longue quand on chemine tout seul pendant… (Il regarde sa montre)… pendant (il calcule)… six heures, oui, c’est bien ça, six heures à la file, sans rencontrer âme qui vive. (À Lucky.) Manteau ! (Lucky dépose la valise, avance, donne le manteau, recule, reprend la valise.) Tiens ça. (Pozzo lui tend le fouet, Lucky avance et, n’ayant plus de mains, se penche et prend le fouet entre ses dents, puis recule. Pozzo commence à mettre son manteau, s’arrête.) Manteau ! (Lucky dépose tout, avance, aide Pozzo à mettre son manteau, recule, reprend tout.) Le fond de l’air est frais. (Il finit de boutonner son manteau, se penche, s’inspecte, se relève.) Fouet ! (Lucky avance, se penche, Pozzo lui arrache le fouet de la bouche, Lucky recule.) Voyez-vous, mes amis, je ne peux me passer longtemps de la société de mes semblables, (il regarde les deux semblables) même quand ils ne me ressemblent qu’imparfaitement. (À Lucky.) Pliant ! (Lucky dépose valise et panier, avance, ouvre le pliant, le pose par terre, recule, reprend valise et panier. Pozzo regarde le pliant.) Plus près ! (Lucky dépose valise et panier, avance, déplace le pliant, recule, reprend valise et panier. Pozzo s’assied, pose le bout de son fouet contre la poitrine de Lucky et pousse.) Arrière ! (Lucky recule.) Encore. (Lucky recule encore.) Arrêt ! (Lucky s’arrête.

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À Vladimir et Estragon) C’est pourquoi, avec votre permis-sion, je m’en vais rester un moment auprès de vous, avant de m’aventurer plus avant. (À Lucky.) Panier ! (Lucky avance, donne le panier, recule.) Le grand air, ça creuse. (Il ouvre le panier, en retire un morceau de poulet, un morceau de pain et une bouteille de vin. À Lucky.) Panier ! (Lucky avance, prend le panier, recule, s’immobilise.) Plus loin ! (Lucky recule.) Là ! (Lucky s’arrête.) Il pue (Il boit une rasade à même le goulot.) À la bonne nôtre. (Il dépose la bouteille et se met à manger.)

Silence.

EXTRAIT 3

VLADIMIR – Non non, ne dis rien. Viens, on va marcher un peu. Il prend Estragon par le bras et le fait marcher de long en large, jusqu’à ce qu’Estragon refuse d’aller plus loin.

ESTRAGON – Assez ! Je suis fatigué. VLADIMIR – Tu aimes mieux être planté là à ne rien faire ? ESTRAGON – Oui. VLADIMIR – Comme tu veux. Il lâche Estragon, va ramasser son veston et le met.

ESTRAGON – Allons-nous-en. VLADIMIR – On ne peut pas. ESTRAGON – Pourquoi ? VLADIMIR – On attend Godot. ESTRAGON – C’est vrai. (Vladimir reprend son va-et-vient.) Tu ne peux pas rester tranquille ? VLADIMIR – J’ai froid. ESTRAGON – On est venus trop tôt. VLADIMIR – C’est toujours à la tombée de la nuit. ESTRAGON – Mais la nuit ne tombe pas. VLADIMIR – Elle tombera tout d’un coup, comme hier. ESTRAGON – Puis ce sera la nuit. VLADIMIR – Et nous pourrons partir. ESTRAGON – Puis ce sera encore le jour. (Un temps.) Que faire, que faire ? VLADIMIR (s’arrêtant de marcher, avec violence). – Tu as bientôt fini de te plaindre ? Tu commences à me casser les pieds, avec tes gémissements. ESTRAGON – Je m’en vais. VLADIMIR (apercevant le chapeau de Lucky). – Tiens ! ESTRAGON – Adieu. VLADIMIR – Le chapeau de Lucky ! (Il s’en approche.) Voilà une heure que je suis là et je ne l’avais pas vu ! (Très content.) C’est parfait ! ESTRAGON – Tu ne me verras plus. VLADIMIR – Je ne me suis donc pas trompé d’endroit. Nous voilà tranquilles. (Il ramasse le chapeau de Lucky, le contemple, le redresse.) Ça devait être un beau chapeau. (Il le met à la place du sien qu’il tend à Estragon.) Tiens. ESTRAGON – Quoi ? VLADIMIR – Tiens-moi ça. Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Estragon met le chapeau de Vladimir à la place du sien qu’il tend à Vladimir. Vladimir

prend le chapeau d’Estragon. Estragon ajuste des deux mains le chapeau de Vladimir. Vladimir met le chapeau d’Estragon à la place de celui de Lucky qu’il tend à Estragon. Estragon prend le chapeau de Lucky. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau d’Estragon. Estragon met le chapeau de Lucky à la place de celui de Vladimir qu’il tend à Vladimir. Vladimir prend son chapeau. Estragon ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Vladimir met son chapeau à la place de celui d’Estragon qu’il tend à Estragon. Estragon prend son chapeau. Vladimir ajuste son chapeau des deux mains. Estragon met son chapeau à la place de celui de Lucky qu’il tend à Vladimir. Vladimir prend le chapeau de Lucky. Estragon ajuste son chapeau des deux mains. Vladimir met le chapeau de Lucky à la place du sien qu’il tend à Estragon. Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Estragon tend le chapeau de Vladimir à Vladimir qui le prend et le tend à Estra-gon qui le prend et le tend à Vladimir qui le prend et le jette. Tout cela dans un mouvement vif.

VLADIMIR – Il me va ? ESTRAGON – Je ne sais pas. VLADIMIR – Non, mais comment me trouves-tu ? Il tourne la tête coquettement à droite et à gauche, prend des attitudes de mannequin. ESTRAGON – Affreux. VLADIMIR – Mais pas plus que d’habitude ? ESTRAGON – La même chose. VLADIMIR – Alors je peux le garder. Le mien me faisait mal. (Un temps.) Comment dire ? (Un temps.) Il me grattait. ESTRAGON – Je m’en vais. VLADIMIR – Tu ne veux pas jouer ? ESTRAGON – Jouer à quoi ? VLADIMIR – On pourrait jouer à Pozzo et Lucky. ESTRAGON – Connais pas. VLADIMIR – Moi je ferai Lucky, toi tu feras Pozzo. (Il prend l’attitude de Lucky, ployant sous le poids de ses bagages. Estragon le regarde avec stupéfaction.) Vas-y. ESTRAGON – Qu’est-ce que je dois faire ? VLADIMIR – Engueule-moi ! ESTRAGON – Salaud ! VLADIMIR – Plus fort ! ESTRAGON – Fumier ! Crapule ! Vladimir avance, recule, toujours ployé. VLADIMIR – Dis-moi de penser. ESTRAGON – Comment ? VLADIMIR – Dis, Pense, cochon ! ESTRAGON – Pense, cochon ! Silence. VLADIMIR – Je ne peux pas ! ESTRAGON – Assez ! VLADIMIR – Dis-moi de danser. ESTRAGON – Je m’en vais.

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ANNEXE 2ÉCLAIRAGES PHILOSOPHIQUES

EXTRAIT 1GILLES DELEUZE, « L’ÉPUISÉ ». Quad, sans mots, sans voix, est un quadrilatère, un carré. Il est pourtant parfaitement déterminé, possède telles dimen-sions, mais n’a pas d’autres déterminations que ses singularités formelles, sommets équidistants et centre, pas d’autres conte-nus ou occupants que les quatre personnages semblables qui le parcourent sans cesse. C’est un espace quelconque fermé, globalement défini. Les personnages mêmes, petits et maigres, asexués, encapuchonnés, n’ont d’autres singularités que de partir chacun d’un sommet comme d’un point cardinal, person-nages quelconques qui parcourent le carré chacun suivant un cours et dans des directions données. On peut toujours leur affecter une lumière, une couleur, une percussion, un bruit de pas qui les distinguent. Mais c’est une manière de les recon-naître ; ils ne sont en eux-mêmes déterminés que spatialement, ils ne sont eux-mêmes affectés de rien d’autre que de leur ordre et leur position. Ce sont des personnages innaffectés dans un espace inaffectable. Quad est une ritournelle essentiellement motrice, avec pour musique le frottement des chaussons. On dirait des rats. La forme de la ritournelle est la série, qui ne concerne plus ici des objets à combiner, mais seulement des parcours sans objet. La série a un ordre, d’après lequel elle croît et décroît, recroît et redécroît, suivant l’apparition et la disparition des personnages aux quatre coins du carré : c’est un canon. Elle a un cours continu, suivant la succession des segments parcourus, un côté, la diagonale, un côté… etc. Elle a un ensemble, que Beckett caractérise ainsi : « quatre solos possibles, tous ainsi épuisés (dont deux par deux fois) ; quatre trios possibles deux fois, tous ainsi épuisés » ; un quatuor quatre fois. L’ordre, le cours et l’ensemble rendent le mouvement d’autant plus inexorable qu’il est sans objet, comme un tapis roulant qui ferait apparaître et disparaître les mobiles. Le texte de Beckett est parfaitement clair : il s’agit d’épuiser l’espace. Il n’y a pas de doute que les personnages se fatiguent, et leurs pas se feront de plus en plus traînants. Pourtant, la fatigue concerne surtout un aspect mineur de l’entreprise : le nombre de fois où une combinaison possible est réalisée (par exemple deux des duos sont réalisés deux fois, les quatre trios, deux fois, le quatuor quatre fois). Les personnages fatiguent d’après le nombre des réalisations. Mais le possible est accompli, indépendamment de ce nombre, par les personnages épuisés et qui l’épuisent. Le problème est : par rapport à quoi va se définir l’épuisement, qui ne se confond pas avec la fatigue ? Les personnages réalisent et fatiguent aux quatre coins du carré, sur les côtés et les diagonales. Mais ils accomplissent et épuisent au centre du carré, là où les diagonales se croisent. C’est là, dirait-on, la potentialité du carré. La potentialité est un double possible. C’est la possibilité qu’un événement lui-même possible se réalise dans l’espace considéré. La possibilité que quelque chose se réalise, et celle que quelque part le réalise. La potentialité du carré, c’est la possibilité que les quatre corps en mouvement qui le peuplent se rencontrent, par 2, 3 ou 4, suivant l’ordre et le cours de la série. Le centre est précisément l’endroit où ils peuvent se rencontrer ; et leur rencontre, leur

collision, n’est pas un événement parmi d’autres, mais la seule possibilité d’événement, c’est-à-dire la potentialité de l’espace correspondant. Épuiser l’espace, c’est en exténuer la poten-tialité, en rendant toute rencontre impossible. La solution du problème est, dès lors, dans ce léger décrochage central, ce déhanchement, cet écart, ce hiatus, cette ponctuation, cette syncope, rapide esquive ou petit saut qui prévoit la rencontre et la conjure. La répétition n’ôte rien au caractère décisif, absolu, d’un tel geste. Les corps s’évitent respectivement mais ils évitent le centre absolument. Ils se déhanchent au centre pour s’éviter, mais chacun se déhanche en solo pour éviter le centre. Ce qui est dépotentialisé, c’est l’espace. « Piste juste assez large pour qu’un seul corps jamais deux ne s’y croisent ». Quad est proche d’un ballet. Les concordances générales de l’œuvre de Beckett avec le ballet moderne sont nombreuses : l’abandon de tout privilège de la stature verticale ; l’agglu-tination des corps pour tenir debout ; la substitution d’un espace quelconque aux étendues qualifiées ; le remplace-ment de toute histoire ou narration par un « gestus » comme logique des postures et positions ; la recherche d’un mini-malisme ; l’investissement par la danse de la marche et de ses accidents ; la conquête de dissonances gestuelles… Il est normal que Beckett demande aux marcheurs de Quad « une certaine expérience de la danse ». Non seulement les marches l’exigent, mais le hiatus, la ponctuation, la dissonance. C’est proche aussi d’une œuvre musicale. Une œuvre de Beethoven, « Trio du Fantôme » apparaît dans une autre pièce de télévision de Beckett et lui donne son titre. Or le deuxième mouvement du Trio, que Beckett utilise, nous fait assister à la composition, décomposition, recomposition d’un thème à deux motifs, à deux ritournelles. C’est comme la croissance et la décroissance d’un composé plus ou moins dense sur des lignes mélodiques et harmoniques, surface sonore parcourue par un mouvement continu obsédant, obsessionnel. Mais il y a tout autre chose aussi : une sorte d’érosion centrale qui se présente d’abord comme une menace dans les basses, et s’ex-prime dans le trille ou le flottement du piano, comme si l’on allait quitter la tonalité pour une autre ou pour rien, trouant la surface, plongeant dans une dimension fantomatique où les dissonances viendraient seulement ponctuer le silence. Et c’est bien ce que Beckett souligne, chaque fois qu’il parle de Beethoven : un art des dissonances inouï jusqu’alors, un flot-tement, un hiatus, « une ponctuation de déhiscence », un accent donné par ce qui s’ouvre, se dérobe et s’abîme, un écart qui ne ponctue plus que le silence d’une fin dernière.

Gilles Deleuze, « L’Epuisé » in Quad et autres pièces pour la télévision de Samuel Beckett, Paris, Éditions de Minuit, 1992

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EXTRAIT 2GÜNTHER ANDERS – « ÊTRE SANS TEMPS ».

« Pour raconter la fable de cette forme d’existence qui ne connaît plus ni forme ni principe et dans laquelle la vie n’avance plus, (Beckett) détruit la forme et le principe de la fable : la fable détruite, c’est-à-dire celle qui n’avance plus, devient la forme la plus appropriée pour dire la vie qui n’avance plus. (…)Que le bric-à-brac d’événements et de bribes de conversa-tion dont la pièce est faite surgisse sans motif, s’interrompe sans motif ou se répète tout simplement (d’une manière si insidieuse que les protagonistes ne se rendent souvent même pas compte qu’il y a répétition), personne ne le nie : cette absence de motivation est motivée par son objet même ; et cet objet est la vie, une vie qui n’a plus ni moteur ni mobile. (…)C’est donc de cette sorte de vie, de l’homme qui reste parce que, maintenant, il est là, que parle Beckett. Mais il en parle d’une façon qui diffère fondamentalement de toutes les descriptions antérieures du désespoir.(…) On ne peut pas vraiment dire qu’ils attendent quelque chose de déterminé (…) En réalité, ils n’attendent absolument rien. Mais compte tenu et en raison même de leur existence jour après jour, il leur est impossible de ne pas conclure qu’ils attendent ; et compte tenu de leur « attente » qui se prolonge jour après jour, ils ne peuvent s’empêcher de conclure qu’ils attendent quelque chose. (…) Godot n’est rien d’autre qu’un nom pour signifier que l’existence qui continue absurdement se méprend quant à sa propre essence quand elle se saisit, à tort, comme « attente », « attente de quelque chose ». (…) En disant cela, nous ne faisons que répéter ce que dit Beckett lui-même dans le titre de sa pièce : à savoir que l’important, en fin de compte, ce n’est pas Godot, mais le « en attendant ». Puisque (Vladimir et Estragon) ne perdent finalement pas leur espoir, et qu’ils sont même incapables de le perdre, ce sont plutôt des idéologues naïfs et désespérément optimistes. Ce que Beckett représente, ce n’est donc pas le « nihilisme », mais l’inaptitude des hommes, même dans la situation la plus désespérée, à être nihilistes. »

Etc. Le temps qui n’avance plus… l’amnésie… l’entrée du Maître et de l’Esclave…

Être sans temps, in L’Obsolescence de l’hommeTome 1. Éditions IVREA. Paris 2002.

Note : L’extrait et les passages soulignés sont réalisés par Jean-Pierre Vincent.

ANNEXE 3JEAN-PIERRE VINCENT

« JE SUIS DONC UN ARTISTE-INTERPRÈTE. »« THE GO-BETWEEN »

J’étais acteur. Je le reste sans doute au fond du cœur. Mais je n’imaginerais plus occuper d’autre fonction au théâtre que celle de metteur en scène. Je ne me figure pas mon travail comme un travail de « créa-teur ». Ce mot a été généralisé, banalisé, pour parler d’une génération de metteurs en scène. Dans cette génération il y avait des créateurs ( le groupe Engel-Pautrat-Rieti au TNS, Bruno Bayen ou Jérôme Deschamps). Les autres sont des interprètes. Artisans du signifié, ils peuvent bien faire des incursions dans le signifiant. Ils peuvent prendre plus ou moins de liberté avec les classiques (surtout les classiques) qu’ils montent. Cette indépendance a donné parfois l’illusion d’une création à part entière. Pour ma part je n’y crois ni n’y adhère. Si la mise en scène devient l’acte créateur au théâtre, c’est toujours aux dépens du poète et de l’acteur. (…) J’accorde sans doute à l’auteur une importance particulière. C’est lui que je considère comme le créateur réel. C’est encore plus clair dans le cas d’un texte dont on fait la première mise en scène. Je suis donc un artiste-interprète. Suis-je pour autant neutre et transparent ? Suis-je un simple vecteur du texte ? Non. (…) Au fond, si je fais ce métier, c’est pour continuer à apprendre. Le metteur en scène se retrouve souvent en position de péda-gogue. Or un pédagogue n’est intéressant et utile que si dans l’enseignement il continue à apprendre lui-même. (…)

P.-S. : On aura cru comprendre que je me range du côté des « modestes ». C’est évidemment faux. C’est avec un orgueil tout à fait combatif que je suis un militant de la mise en scène. Imaginons qu’on en revienne à l’époque d’avant la mise en scène, à l’acteur-roi comme on dit. L’acteur-roi serait bien nu. L’acteur et le metteur en scène sont désormais liés dans l’histoire du théâtre, quoi qu’il leur arrive dans la diversité des circonstances.

Extrait tiré de « The-Go-Between », in L’Art du Théâtre, n° 6, Actes Sud, 1987.

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JEAN-PIERRE VINCENT. NOTES DE MISE EN SCÈNE POUR EN ATTENDANT GODOT

Pistes « Automne 2014 » (extraits)

En attendant Godot m’est revenu en tête à la lecture d’un texte de Günther ANDERS, un des grands analystes de notre époque. « Être sans temps », tel est le titre de cet essai sur Godot, qui s’insère dans son grand œuvre, « L’obsolescence de l’homme », où il démonte et démontre comment, de progrès en progrès, l’humanité se vide peu à peu de son contenu et prépare ce qui pourrait être sa propre fin, en tant qu’humanité du moins… L’Histoire semble avoir disparu. La première moitié du XXe siècle a été le lieu de désastreuses conséquences du progrès. En 1948, date de l’écriture, Beckett et son Godot viennent juste après cela. Beckett a soigneusement écarté les allusions directes à cette période qui étaient présentes dans ses premiers manuscrits. Pas d’actualité anecdotique.« Rien à faire ». C’est la première phrase de la pièce. L’autre répond « Je commence à le croire. J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir soit raisonna-ble, tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat ». Il ajoutera plus loin : « D’un autre côté, je me dis, à quoi bon se décourager maintenant ?». Cela ne concerne ici qu’une godasse impossible à enlever et une incontrôlable envie de pipi. La polysémie de Beckett commence là. Ce début ne veut dire que cela et veut tout dire à la fois, concernant « l’ère du vide » où nous sommes entrés. Anders n’est pas le seul à nous décrire l’évidente et insensible autodestruction de l’humanité à partir de son progrès même. Comment et pourquoi Beckett a-t-il senti cela si tôt ? Et à la fin de la pièce, « Ils ne bougent pas ». On attend encore. On n’attend vraiment plus rien, en fait. On n’est pas là parce qu’on attend. On attend parce qu’on est là, disait Anders. On peut, on doit toujours occuper l’at-tente, même assez joyeusement, puisqu’on est encore là. La mort arrive très vite dans ce texte, puis elle passe…Théâtre. Avec une certaine surprise, j’ai redécouvert une pièce concrète, factuelle, poétique, théâtrale et drôle, phrase après phrase, séquence après séquence, sans me laisser noyer par le flot des mots et des pages qui tournent. Il n’y pas d’action, comme on dit, mais une foule de bribes d’actions et d’arrêts sur image. Au-delà du contenu lui-même, cela tient beaucoup à un usage radical et simple de la scène de théâtre en tant que telle : la « Planche », le fameux « plateau » entre les deux « coulisses », « à droite » et « à gauche ». Traversées, entrées et sorties, et l’arbre, comme unique survivance du décor de forêt d’autrefois. Le ciel : lune et soleil qui

montent et descendent. D’où une lumière qui monte et descend, comme dans Le Dépeupleur du même auteur. La salle, à laquelle il est fait parfois référence, c’est le monde qui fait encore semblant d’exister. Toutes les lectures scéniques qui ont voulu prendre la scène dans un autre sens, masquer ce truc si simple, ont échoué, sont retombées dans l’ennui répétitif, alors qu’elles s’ingéniaient justement à lui échapper. Oui, cela raconte la répétition, le surplace d’un temps qui désormais est mort, mais ce théâtre est tout sauf répétitif. Aventures dans l’inaventure, actions dans l’in-action – l’impossibilité d’action, la complaisance à cette impossibilité.

Burlesque.Clowns anglais, mortels et métaphysiques. Chaplin, Keaton, Laurel & Hardy. Revoir FILM de Beckett avec et pour le vieux Keaton. Première didascalie à propos de Vladimir : « S’approchant à petits pas raides, jambes écartées », donc entre clownerie, vieillerie précoce et handicap moteur. Mais la clownerie n’est pas un diver-tissement. Comme dit Anders, le clown métaphysique confond ce qui est et ce qui n’est pas : il trébuche sur une marche qui n’existe pas, et trébuche sur de vraies marches comme si elles n’existaient pas. Clément Rosset a écrit naguère un bel article (N° de la Revue Critique, 1990) sur le comique chez Beckett.Texte et mise en scène. La pièce et une mise en scène sont écrites du même geste. D’où la querelle récurrente, voire les procès concernant le « respect des indications de l’auteur ». Il y a respect et respect : suffit de déter-miner ce qu’il y a d’essentiel et ce qu’il y a de contin-gent. Aujourd’hui, la question se pose de situer ou non la pièce dans son contexte, ou bien de chercher l’équiv-alent actuel. Il n’y a pas d’équivalent actuel. De même, en 1950, Beckett composait ses personnages de façon à ce qu’ils ne soient pas assignables à un quelconque réalisme (un réalisme quelconque) : un peu clochards, mais pas seulement, un peu clowns, mais pas seulement, un peu descendants de la City anglaise ou des pubs irlandais (les chapeaux melon), mais pas vraiment, un peu philosophes ou théologiens, mais pas trop, souvent « Suzanne et moi » (le couple Beckett), aussi. Tout cela pour mettre en déroute les explications faciles.Mais il y a une « mathématique » de ce texte, une logique balistique écrite : mouvements, gesticulations, arrêts, entrées, sorties). De quelque façon qu’on prenne cela en compte, on n’y échappe pas. Sinon, rien.Arbre. L’arbre de l’Éden, l’arbre de Vie, aujourd’hui mort. Le premier arbre, premier décor de l’humanité, arrivé à sa fin. Calciné… Image d’une NATURE MORTE, où l’on fait semblant de vivre. Arbre mort, « agonisant » avec des rémissions pourtant : parfois, des

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feuilles repoussent – sans raison apparente, sinon que c’est le deuxième acte et qu’il faut bien que quelque chose change… La pièce est aussi pour les personnages une comédie de l’agonie qui n’en finit pas.Arbre farceur ? Il faudrait qu’au début du II (plateau vide), on voit les feuilles sortir des branches ! Artefact…Lucky en intellectuel déclassé/dépassé/déphasé. « Mauvais porteur… ce n’est pas son métier… », dit Pozzo. « Il m’a tout appris », dit Pozzo après avoir prononcé une phrase à haute prétention intellectuelle. La leçon (ce que j’en ai compris) du travail de Bondy/Desarthe : quand il « pense », Lucky ne retrouve plus l’ordre de son discours savant d’autrefois – le rational-isme d’avant la catastrophe : un ex-professeur cherchant désespérément à retrouver sa science, sa culture en ruine. Lucky est médiocre porteur – pas si malhabile que ça dans l’exercice de l’esclavage – mais digne. Lucky est un nom de chien assez courant – en Angleterre, naguère aussi en France. Pozzo dit d’entrée de jeu : « Attention ! Il est méchant… Avec les étrangers. ». Le chien n’est pas forcément méchant ; c’est son maître qui le fabrique.

Ce silence-là.On doit entendre les didascalies « silence » absolument, ne pas en louper une. Le temps (se) passe. Ce temps est du rien sensible, qui avance. Rien ne se passe, mais le temps défile tout de même, troué par des paroles. Stravinsky a cherché à rencontrer Beckett, car il était frappé par les silences d’En attendant Godot. Je ne me souviens pas avoir vraiment entendu ces instants de « trous noirs », quand j’ai assisté aux diverses mises en scène, du moins pas systématiquement. Seulement comme des effets, ou des compromis. Comme toujours d’ailleurs, il y a d’abord le silence, puis les paroles, et retour au silence, inlassablement. En attendant Godot, c’est long : voir le nombre de pages… Toujours trop long, quand je l’ai vu, quelles que soient les qualités de la mise en scène et de l’interprétation. Sans doute, était-ce trop long parce que ce n’était pas assez long… Il ne faut pas avoir peur. Tant pis, tant mieux. Si on essaie de jouer au plus fin avec le temps, si l’on presse le pas, cela devient une œuvre moyenne. Un jour, un musicien a proposé à Beckett de faire un opéra (de chambre) sur les paroles de Godot. Réponse fermement négative de Beckett, qui ajoute : «… il s’agit d’une parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence, et d’y renvoyer ».Melons.Roger Blin raconte que « Sam » venait aux répétitions lors de la création, qu’il n’avait pas grand-chose à dire sur les personnages ; il savait surtout qu’ils avaient des

chapeaux melon. On est tenté souvent de recourir à d’autres galures… Certains l’ont fait. D’où viennent ces chapeaux et en quoi sont-ils impor-tants ? On pense vite à Laurel & Hardy, à ce qu’ils représentent d’ailleurs de dignité petite-bourgeoise en déroute. Très tôt dans la pièce, Didi et Gogo évoquent cette époque 1900 où « l’on portait beau ». Leurs costumes sont des débris de costumes qui ont porté beau naguère (« na-guerre »). Les melons sont encore la marque – pour un Britannique particulièrement – d’une société qui se tient : melons de la City et d’Epsom, melons de cérémonie (voir le cocher marieur et ivrogne dans l’Irlande de L’Homme Tranquille de John Ford).

Chose bizarre : Pozzo et Lucky portent les mêmes melons. Logiquement, Pozzo devrait porter chapeau mou ou casquette de gentleman-farmer ou le haut-de-forme de Johnnie Walker (celui du whisky), et Lucky je-ne-sais-quoi d’autre… Mais ils doivent porter ce chapeau, cette sorte d’uniforme qui d’un côté rend leur réalité individuelle plus incertaine, et les réunit de l’autre à cette fratrie clownesque des êtres beckettiens. Le reste de leur costume est par ailleurs indépendant du melon qu’ils portent.Johnnie Walker, le gentleman écossais, c’est « chapeau melon et bottes de cuir » : peut-être intéressant quand même de chercher de ce côté-là… Walker, en plus, veut dire « Marcheur »… Et le personnage célèbre de Johnnie W. est figuré en train de marcher ! Haut-de-forme et molletières lacées, c’est intéressant… Chic comme « Big Jim » devenu riche, le copain de Charlot dans La Ruée vers l’or…

Ping et Pong.Les didascalies de Beckett sont nombreuses, précises et précieuses. Elles seront, bien sûr, notre guide et notre repère. Pas question de faire le malin avec ça.Mais pour le plaisir du travail, j’ai fabriqué un texte « économique » en supprimant ces indications (physiques ou psychologiques). J’ai tout de même conservé certaines indications balistiques nécessaires à la compréhension, en particulier autour de Lucky. L’intérêt de ce petit travail est de découvrir un texte allégé, allant, souvent proche du cabaret (anglais). Même si auparavant on lisait la pièce dans l’esprit le plus léger possible, sans accabler Didi et Gogo à chaque instant d’un terrible destin, il y avait toujours ces petits mots en italique, envahissants, mine de rien… Du coup, l’alternance entre paroles véloces et silences éperdus se révèle plus simple, plus radicale aussi.

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ANNEXE 5MAY B, REVUE DE PRESSE

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ANNEXE 6

DOCUMENT 1

Intervention de Maguy Marin sur May B et Samuel Beckett.

Pour moi, Samuel Beckett a beaucoup compté dans mon évolution de danseuse et de chorégraphe. J’ai rencontré son œuvre lorsque j’avais 18 ou 19 ans. J’étais une danseuse très entraînée, habituée à faire bouger mon corps comme j’en avais besoin, à lui imposer les mouvements que je souhaitais.À la lecture et à l’écoute des mots, des textes de Samuel Beckett, quelque chose m’a touchée de façon « épidermique », a complètement troublé ma manière d’ap-préhender la danse. Je ne m’en suis pas aperçue de prime abord, cela a cheminé, a pris bien des années avant que je constate l’effet de ces lectures de l’œuvre de Samuel Beckett sur ma danse, sur la conception que je peux avoir de la chorégraphie.Dans l’œuvre de Beckett, les personnages sont handicapés, ont des difficultés à se mouvoir, ont besoin l’un de l’autre pour exister, ne peuvent demeurer seuls. Tout cela va en apparence complètement à contresens de la danse et de la chorégraphie, en tout cas, telles qu’elles ont été apprises et transmises jusqu’à des années récentes. Dans l’univ-ers de Beckett, l’immobilité est la base. Le silence aussi. Tout commence par l’immobilité et le silence. À partir de cette immobilité naît un geste et un seul. À partir de ce silence naît un mot et un seul. Chacun vient après l’autre de façon à ce que le temps d’agir et de parler dure, pour ne pas penser, pour diluer le temps, pour éviter d’attendre et d’être dans cette immobilité et ce silence. Cette double présence constante du silence et de l’immobilité dans le théâtre de Samuel Beckett a beaucoup influencé mon travail de chorégraphe. Lorsque je lis un texte de Beckett, je suis étonnée de voir comment cette suite de gestes infimes, de mots, de silences, d’immobilité, de gestes répétés, puis de mots à nouveau … comment cette façon de construire et de composer l’œuvre ressemble effectivement à une composition musicale. Je suis bouleversée par cette musique virtuelle qui se trouve au cœur des textes. D’autre part, Samuel Beckett décrit les gestes d’une façon magique. Tout danseur a un rapport au corps très intime. Quand je lis le geste décrit par Samuel Beckett, que j’essaye de travailler à partir de sa description, j’aperçois effective-ment au creux de l’écriture « comme le sang qui bout ». Je me mets à la place de cette vieille dame et je retrouve exactement cette ambiance, cette magie de la vie : le geste s’anime à partir de l’immobilité.

^ Description d’un combat , 2009 @ Yoann Bourgeois

Je crois que Samuel Beckett tendait vers la chorégraphie. J’ai eu la chance de le rencontrer et il m’a fortement encouragée à faire cette pièce. Il m’a demandé de manquer de respect vis-à-vis des mots pour que mon travail prenne toute sa force. J’avais bien compris au niveau de la gestuelle ce que j’avais envie de faire pour parler de son œuvre. Mais au niveau des mots, j’avais encore un très grand respect pour les textes, je n’osais pas « trafiquer là-dedans », faire ce que je voulais… C’est lui qui m’a encouragée à le mordre, à le digérer, à le mâcher de façon très libre et très animale.

Intervention transcrite par Jean Claure Lallias le 18 juin 1993. In Théâtre aujourd’hui n°3, CNDP 1994.

DOCUMENT 2

Tableau Partition pour Description d’un combat, création 2009 (page suivante).

Ce tableau/partition est réalisé par Maguy Marin pour la conduite de la pièce. Il relie les actions et le déroulé textuel. Pour comprendre ces documents il faut se représenter la dispo-sition du plateau. Au sol, recouverts de tissus de 3 couleurs (bleu, or, rouge), 27 mannequins sont disposés, des soldats morts sur le champ de bataille. Les danseurs, tout en disant de façon continue les textes, marchent vers les corps, se baissent pour ramasser un tissu, puis se relèvent. Ils recommencent ces 3 mouvements – se baiser, se lever, marcher – suspendus par des temps de pause. Leurs déplacements sont réglés en canons autour des 27 corps de manequins soldats. Des allers-retours vers le fond obscur du plateau permettent de déposer les tissus. À la fin de la pièce, tous les corps sont dépouillés des tissus qui les recouvraient, il ne reste que les armures sur les graviers.

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38^ Tableau Partition pour Description d’un combat

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LE TABLEAU

Les interprètes sont venus face au public dans la lumière sale, il y a eu un noir sec, puis lumière, musique. Le document démarre de ce moment-là. Le tableau est un tableau polyrythmique pour 9 interprètes. La lecture verticale du document (du haut vers le bas) indique la succession des actions. LA lecture horizontale indique leur simultanéité. Chaque colonne représente une portée pour un interprète. La polyrythmie concerne la répartition des mouvements. La pièce est divisée en 22 séquences d’une durée de 3 minutes (60 fois 3 secondes). Les pages, numérotées de 5 à 26 représentent chacune de ces séquences. Les couleurs sur la gauche de la première colonne sont simple-ment là pour permettre de visualiser plus vite. Les lettres A, B, C, D, E, F, G, H, I représentent chacun des 9 interprètes. Les barres noires horizontales représentent les temps de suspension du mouvement pour tous, tandis que le texte continue en flux ininterrompu et régulier : ni accélération, ni ralentissement, quel que soit le sens du texte prononcé, et également lorsque les 2 textes se superposent. Dans la partie gauche du tableau, les lettres « p » représen-tent le début des marches faites par les interprètes, initiale-ment en ligne, face au public, pour rejoindre leur point de départ respectif ; les lettres qui figurent dans la colonne colorée accolée à droite de cette partie du tableau récapitu-lent les interprètes engagés dans les actions et permettent de dénombrer celles-ci pour chaque ligne du document, c’est-à-dire pour chaque unité temporelle. Les croix dans les pages suivantes indiquent selon le même principe, leurs actions. Ces actions sont soit se lever, soit marcher, la troisième action se baisser, étant représentée par les chiffres inscrits dans cette colonne qui représentent les mannequins-soldats à atteindre. La croix qui précède n’importe quel mannequin indiqué renvoie donc à une marche, celle qui suit à l’action de se lever. Une croix qui suit l’action de se lever est donc nécessairement une marche, et plusieurs marches peuvent se suivre. Un vide dans une case, indique un moment de suspension pour l’inter-prète correspondant à cette colonne verticale. Dans la partie centrale du tableau est inscrit le texte de l’Illi-ade. Le nom de L’interprète ou des interprètes disant le texte est noté dans la colonne accolée à droite du texte. Dans la partie droite du tableau, sont inscrits les textes qui sont dits en contrepoints du texte de l’Illiade. Les interprètes qui les disent ne sont pas notés dans le tableau. Lorsque le texte est bleuté sur certaines lignes, cela renvoie à des intensités partic-ulières de la musique.

Extrait de Le Fil d’Ulysse, Retour sur Maguy Marin de Sabine Prokhoris, Les Presses du réel, 2012.

ANNEXE 7BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

QUELQUES ŒUVRES DE BECKETT

• Molloy, 1951, roman • Malone meurt, 1951, roman • En attendant Godot, 1952, théâtre • L’Innommable, 1953, roman • Murphy, 1954, roman • Nouvelles et textes pour rien, 1955 • Fin de partie, 1957, théâtre • Comment c’est, 1961, roman • Oh les beaux jours, 1963, théâtre • Poèmes 1937-1949, suivi de Mirlitonnades, 1978

N.B. : Toutes les œuvres de Beckett sont publiées en France par les Éditions de Minuit.

QUELQUES RÉFÉRENCES CRITIQUES

• Godin et La Chance, Beckett : entre le refus de l’art et le parcours mystique, Coll. Atelier des modernes, 1994 • Alain Badiou, Beckett, l’increvable désir, Hachette, 1995 • Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur : Anatomie d’une révolution littéraire, Le Seuil, 1997 Hubert De Phaleze, Beckett à la lettre, Nizer, 1998 • Marie-Claude Hubert, Dictionnaire Beckett, Champion, 2011

• Maguy MarinSabine Prokhoris, Le Fil d’Ulysse, Retour sur Maguy Marin, Paris, Les presses du réel, 2012.

SITOGRAPHIE

http://www.compagnie-maguy-marin.fr/ http://www.rue89lyon.fr/2014/09/24/danse-maguy-ma-rin-reprend-rythme-biennale/ (interview de Maguy Marin)http://www.ina.fr/video/I00013537 (interview vidéo de Maguy Marin)http://www.numeridanse.tv/fr/video/1540_maguy-marin-le-pari-de-la-rencontre (documentaire vidéo)http://vimeo.com/40590964 (documentaire)

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CONTACTS

Dossier réalisé par Amélie Rouher, professeur de lettres correspondante culturelle

auprès de la Comédie, missionnée par le rectorat

[email protected] Hugo Trévisan, Laurie Pérol,

et Mélissandre Cerdan (licence Arts de la scène) Université Blaise-Pascal

contact scolaireLaure Canezin,

chargée des relations avec les [email protected]

t. 0473.170.180