DOUAILLER, Le Philosophe Et Le Grand Nombre. Politiques Du Texte en Fuite

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  • 5/28/2018 DOUAILLER, Le Philosophe Et Le Grand Nombre. Politiques Du Texte en Fuite

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    LE PHILOSOPHE ET LE GRAND NOMBRE

    Politiques du texte en fuite

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    DU MME AUTEUR

    En collaboration :

    Les crimes de la philosophie, Collectif, Recherches, 1983.

    Avec Patrice Vermeren, Les philosophes salaris deJoseph Ferrari, Payot, 1983.

    La grve des philosophes, Collectif, Osiris, 1986.

    Avec Christiane Mauve, Georges Navet, Jean-ClaudePompougnac, Patrice Vermeren, La philosophie saisie parlEtat, petits crits sur lenseignement philosophique1789-1900, Collectif, Aubier 1987.

    Avec Roger Pol Droit et Patrice Vermeren,Philosophie-France-XIXme sicle, Le livre de poche,1994.

    Avec Spero Stanislas Adotevi, Faubert Bolivar,Ramatoulaye Diagne, Souleymane Bachir Diagne,Lomomba Emongo, Comment philosopher en Afriqueaujourdhui?, Unesco, 2006.

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    STPHANEDOUAILLER

    LE PHILOSOPHE ET LE GRAND NOMBRE

    Politiques du texte en fuite

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    lamiti dAlain Fabbiani

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    Dialoguer en force

    Selon lune de ses modalits dexistence, laphilosophie vit entoure damis. Ils se tiennent ses cts, semble-t-il, ds lorigine. Ds parexemple les descriptions platoniciennes. Sansdoute lide damiti qui les a amens en ce lieurevendique-t-elle de possder une significationspcifique. Elle nonce, comme Platon leprcise et comme sa suite on nous le rappelle,ladhsion aux rgles dune discussion dans larecherche partage du vrai, et rien de plus.Aussi Socrate, dans les dialogues de Platon,

    peut-il autant repousser des disciples qui luitmoignent de laffection que contraindre etduquer cette amiti des sophistes quiprouvent son gard une violente antipathie.Le prsent semble moins regardant et moinsrigoureux sur les amis. Il nhsite pas, loccasion, dy inclure tous ceux avec lesquels ilpeut tre plaisant dtre ensemble sur la basedun effort consenti par chacun de complaire lautre. La philosophie vit aujourdhui entouregalement damis de cette sorte. Parmi les

    phrases quils lui disent, il y a celles-ci :

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    beaucoup sintressent ce qui intresse laphilosophie ; les objets de la philosophiedevraient appartenir tous ; la philosophiene devrait pas demeurer dans le cercle des

    philosophes ; cest tout le monde quilrevient de philosopher . La philosophie peut sysentir invite se rjouir de faire partie dumonde contemporain, et dy compter des amisqui font leffort de lui tmoigner le plaisir dtreensemble. Mais ces phrases et ces amis fontpeut-tre plus. Car nous savons aussi que cetteproclamation damiti se prolonge enentreprenant de contester le sommeil et lasclrose acadmiques, dimpulser destrajectoires originales, de crer des runions

    inventives, dditer des revues, manuels, livreset collections. Selon toutes apparences cesinitiatives visent une redfinition des rgles dutravail discursif et de la discussion philosophiquedu vrai, une reformulation des clauses du contratphilosophique, une autre configuration deladhsion lespace damiti de la philosophie.Aussi ces phrases requirent-elles proprementdtre lues. Sans doute sont-ellesembarrassantes. Comment comprendre ce que philosophie veut y signifier ? Lesquels sont

    ainsi convoqus se reconnatre appartenir un

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    cercle des philosophes entre eux ? quel titre ?Qui sont ceux qui revendiquent par le biais deces noncs davoir un rapport la philosophiesous le visage de tous ? Que font-ils en

    sinstituant philosophes, ainsi quils le font, parfranchissement dun dehors vers un dedans?Ces phrases obscurcissent bien des choses, etentrant en dialogue avec la philosophie enquelque sorte de force, elles heurtent plusquelles naccomplissent la disposition centralede la philosophie qui requiert une lucidation desconditions du discours et un accord leur sujetafin quun travail et un ventuel dialoguepuissent sengager. Mais argumenter au sujet dudialogue est certainement une part moins

    propdeutique quinhrente la philosophie, etsinsrer, quoiquen force, dans un dialogue ausujet du dialogue nest pas sans insrer en lui etalors peut-tre en elle. Car il ny a pas non plusdincompatibilit entre une parole habite parune force et la philosophie. Plutt un visagedouble de cette parole son gard. Dun ct,rendant visibles des interlocuteurs absents dundialogue, et oeuvrant des transformations dudiscours pour en accueillir les phrases, une telleparole rejoint ce que nous pouvons nommer

    politique , rien nexcluant aussi bien

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    lexistence dentres politiques dans laphilosophie. Dun autre ct, recommenant lemonde tel que chaque parole est capable denreffectuer une ouverture et entendant en elle

    lappel capable de lui faire traverser selon unedtermination propre des champs delexprimentable, linvention dune telle parolerejoint directement, quitte le fairesauvagement, ce qui peut se nommer philosophie . Cest pourquoi en surgissantdans une zone obscure des possibilitsdiscursives de la philosophie, les phrases quiprcipitent le travail et les formes de laphilosophie dans le vaste dehors du grandnombre ne surgissent pas forcment en dehors

    delle. Il nexiste videmment aucune ncessitni aucun impratif de leur obir. Mais ellespeuvent tre examines.

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    I

    Le jugement sur la faon de vivre du grandnombre.

    Soit un cas : par exemple un pisode ayanteu il y a quelque vingt ans pour cadre la Lituanie,pays qui compte environ 3,6 millions dhabitants.Comme de nombreux autres pays de lancienneEurope socialiste, la Lituanie a eu connatrependant de longues annes, sous le nom de philosophie , lexact contraire de ce nom sousla forme dun enseignement dogmatique dethses autorises formules dans des manuelsdu marxisme-lninisme. Elle a eu subir, safaon, les lointaines consquences de ladcision prise par Lnine en 1922 dexpulsercent vingt deux intellectuels du pays des soviets,prparant deux annes dintense migration des

    milieux russes de la culture vers lAllemagne etvers la France. Et elle a connu, dans la suite de

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    cette dcision, des pisodes semblables ceuxqui ont accompagn dans toute lEuropeorientale la prsence sovitique, quand celle-lnhsitait pas envahir militairement les pays,

    et, en matire de philosophie, imposer lesmanuels sovitiques, brler les anciens livres, fusiller ou dporter les professeurs en fonction, confier lenseignement de la philosophie descadres du parti ou des officiers du KGB laretraite. En mme temps, lexemple de laplupart des pays de lancienne Europe socialiste,la Lituanie a peu peu su retrouver contre cettesituation un chemin ainsi quun droit un chemindactivits philosophiques en allant patiemmentredcouvrir, en amont des thses dogmatiques

    des manuels citant Lnine, Marx et Engels, cesauteurs eux-mmes, les auteurs dont ilsprocdaient, la gnalogie des problmes et desconcepts qui les clairaient. Elle a mme sudonner un essor tout particulier ce parcours dereconqute rgressive, quand, au cours dunepriode conduisant des annes 1970 leffondrement en 1989 de lancienne Europesocialiste, elle a entrepris un immense effort detraductions de textes de philosophiecommenant Platon et Aristote pour mener

    Heidegger et Jaspers. Dans ce contexte parut,

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    en 1982, une traduction de la Critique de laraison pure de Kant. On sait que dans latraduction franaise de ldition de la Pliade, cetexte comprend 752 pages dune lecture plutt

    aride, ainsi que Kant en convenait lui-mme. Orle tirage de ldition lituanienne, 5 000exemplaires, fut dans un petit pays de 3,6millions dhabitants puis en moins dunesemaine. En 1982, face une traduction de laCritique de la raison pure, le public lituanien seconduisit exactement de la faon dont despublics se comportent lorsquils font de certainsouvrages des best-sellers.

    Ce quun tel pisode manifeste exprime

    certainement un tat des esprits lgard de ceque pouvait tre en ces annes la situationpolitique et intellectuelle de la Lituanie. Unsentiment de privation ou de frustration. Unsentiment dexil. Une volont combative etinventive de frayer des chemins et des voiesdexpression pour rsister et pour affirmer autrechose. Mais, dans le cas prsent, cet tat desesprits a aussi mobilis une possibilit qui a tsuppose contenue dans la philosophie : celledintresser ou de concerner un grand nombre.

    Lacte de rsistance si on veut ainsi lappeler

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    ou le simplifier , opr par les Lituaniens en1982 doffrir une des uvres les plus difficilesde Kant tout un public inattendu et inespr dephilosophes ou damateurs de philosophie, a

    laiss apercevoir un possible de la philosophie,qui dailleurs ne sest peut-tre pas prsentdabord autrement que comme un pur possible,cest--dire comme une modalit dtre dont onne pourrait pas dmontrer limpossibilit,linconsistance, la contradiction avec ltre dontelle est affirme. Tout laisse penser, en effet,queles Lituaniens ne sont pas devenus en 1982tout coup philosophes et plus particulirementkantiens, et que lpisode consistant faireconnatre cette traduction de la Critique de la

    raison pureun succs de best-seller pour oprerun acte de rsistance une situation politique etintellectuelle intolrable na, concernant laphilosophie elle-mme, et pour un nombrepeut-tre important de ceux qui ont fait cetteacquisition, rien mis en uvre dautre que ce purpossible, ce pur non contradictoire avec laphilosophie dune philosophie qui pourraitintresser un grand nombre.

    On peut prter attention ce pur possible.

    On peut considrer, par exemple, quil figure

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    parmi les pr-conditions dune expriencecomme celle quon a vu se dvelopper depuisplusieurs annes sous lemblme des cafsphilosophiques . Les cafs de philosophie

    ambitionnent peut-tre exactement ceci : assurer la philosophie un succs semblable au succsfait par les Lithuaniens en 1982 la Critique dela raison pure de Kant. Ils proposent, dans unsuccs de caf comme les Lituaniens le faisaientdans un succs ditorial, lincorporation dequelque signifiant flottant depuis le fondementau moins aperu dun pur possible cest--direrien dautre dabord quun non impossible, noninconsistant, non contradictoire dunephilosophie intressant un grand nombre. En

    mme temps la seule imagination de ce succs,on le sait, est philosophiquement conteste. Onlui oppose un refus, en fait la double figure dunmme refus, quon pourrait rsumer ainsi : laphilosophie, dune part, naurait pas aller dansles cafs, ce ne serait pas rellement un lieupour elle, elle ne pourrait pas y tre rellementphilosophique ; les cafs, dautre part, nauraientpas se soucier de ce que les philosophespeuvent bien dire, les discours qui auraientcoutume dtre tenus dans les cafs auraient

    une ralit par eux-mmes et ils perdraient de

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    cette ralit propre se croire obligs de sedpasser eux-mmes en se faisantphilosophiques.

    Il nest pas besoin daccumuler desexemples et des preuves pour illustrer le premieraspect de cette figure de refus. Il suffit defeuilleter ici ou l les dclarations quelque peuofficielles des gardiens de linstitutionphilosophique pour sy laisser enseigner que laphilosophie nest pas le dbat public, que larecherche du vrai se distingue du choc improvisdes opinions, que le travail de la pense se meutdans une autre matire que ce que des

    journalistes ou des animateurs croient et fontaccroire tre le monde des ides. Laphilosophie, en bref, serait tout le contraire dunediscussion dite du caf du commerce. Cesdiscours sont bien connus, et appelleraient alorsune premire remarque. On pourrait en effetobserver que, si ces discours taiententirement vrais, la philosophie serait aussibien devenue le contraire dune figuredelle-mme, hrite des Lumires, o elle selaissait prcisment reprsenter comme

    discussion dans un caf, entretien dans des

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    jardins, livraison de feuilles priodiques. Elleserait devenue le deuil de cette figure quelle nie: un deuil nonant que les philosophesdiscutant dans les cafs, ou les savants offrant

    partager des promenades instructives dans lesjardins, ou les polygraphes clairant sur tous lessujets tous les publics, nauraient pas tenu lespromesses philosophiques du caf, du jardin, dujournal. Pour devenir incompatible avec laphilosophie, le caf, le caf Procope, aurait dcommencer par devenir caf du commerce, etce ne serait en ralit rien dautre quaucaractre effectif de cette transformation, et nonpas sa part possible demeure quant elleinentame, que son loignement actuel du

    philosophique tiendrait. Le thme dune telletransformation, constatable et peut-treirrversible, a certes t soutenu. Ce fut mmeun des grands classiques des chroniques quisattachrent, notamment au dix-neuvimesicle, dcrire les murs du temps encherchant y valuer contradictoirement leseffets prolongs de la Rvolution franaise.Dans les Ridicules du temps, par exemple,Barbey dAurevilly explique comment le cafserait devenu pour la vie littraire, en mme

    temps quun refuge pour tous les pauvres

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    diables et demi-solde de lcriture, un lieu detravail dcadent mme pour des crivains quiont chez eux la fois de quoi dner et toutesles aises de la pense . Lcrivain du

    dix-neuvime sicle, expuls de la Rpubliquedes lettres par la destruction rvolutionnairedes acadmies savantes, des cercles littraires,des salons critiques, simposerait de sattablerau caf dune rue pour entrer en contact etcommuniquer avec au moins les vingt maisonsqui lenvironnent et sa population. Assis devantsa chope ou sa demi-tasse, il viendrait sasseoirau coude coude avec tous les types dindividusqui composent la socit et que le cafrassemble, se rgaler la gamelle commune,

    boire au mme goulot. Il viendrait sy mler auxconversations des tables voisines, qui tombentparfois dans le livre quil est en train dcrire mme le marbre au milieu du bruit et duva-et-vient de tout le monde, entre un garon decaf qui prend la commande et un autre quibalaie. Il viendrait y fondre son parler dans lalangue quil y entend et qui soutient sur touteschoses lopinion propre du caf quil frquente,et il deviendrait alors lui-mme crateur dunelittrature spcifique de caf, dune politique de

    caf, dun art de caf, dune critique de caf,

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    etc., labores au milieu de cette foule dehasard et rptes quelques heures ouquelques jours aprs dans tel journal,confrence, brochure ou livre compos darticles

    de revue. Cette description, expressive dunthme indfiniment repris dans diversesvariations consacres faire prendreconscience de soi la modernit, effectue aumoins une double opration. Elle brode lvidence sur le canevas apparemment inusablede lhomme de lettres chass des sanctuaires dela culture et forc un exil dans des espacesvulgaires par une injustice ou un malheur destemps. Mais elle sefforce aussi danalyser unetransformation des pouvoirs littraires et des

    conqutes du Graal dun lieu le cafdans unmonde qui aurait substitu aux sociabilitsclaires de lAncien Rgime le tout venant desgargotes. Le problme en serait moins quon yserait dornavant au milieu de tous. Il seraitplutt dun ct celui du passage dun espacepublic limit et rgl (institu par une rencontredans une acadmie, un salon, un jardin) vers unespace public dvorant (adopt comme lieu devie contre les vies de lesprit engendres par lessphres propres ou prives). Il serait dun autre

    ct celui dune dissolution des formes de la

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    rencontre (la dmonstration acadmique, ladiscussion littraire de salon, le libertinage dejardin) dans loubli de soi de la communautexcite par les boissons euphorisantes et les

    bavardages intarissables. Lavnement de lagargote frquente par les hommes de cultureintroduirait ainsi un ge exprimable dans deuxdiscours : celui dun grand exil de lespritabandonnant les lieux de la modernit leurtourdissement et leur sociabilit vide ; celuiappelant un sursaut et une tche dereconstruction politique, potique,communicationnelle, de formes discursivessusceptibles de porter des enjeux intellectuelsvritables. travers ces deux discours, au cur

    de leurs arguments et dans les descriptions quiles soutiennent, cest certainement pour partie lefantme du caf Procope et lide de sadisparition au sein du zinc ou du comptoir quicontinuent de dterminer le dbat sur le possibledune philosophie de caf. Et alors avant mmede se donner comme problme tout le spectrede ce possible sous les conditions de cettedisparition, cest peut-tre plutt ltablissementdu fait qui appelle dabord lexamen. Au momentmme o les gardiens de linstitution

    philosophique disent tout son loignement du

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    monde des zincs et des comptoirs, ce qui frappelattention est aussi bien une certaine relativitde la coupure. Car si du moment des Lumiresau moment prsent se sont sans doute effectus

    des sparations de la philosophie davecplusieurs contextes qui avaient t ceux de saproduction ainsi que des dplacements de sonexercice vers dautres lieux dexistence, cesmouvements paraissent avoir men vers unesituation moins tranche. Les cafs continuenten fait de fleurir autour des lieuxdenseignement, et pour rencontrer celui quonappellera un philosophe, le surprendre au travail,le trouver en compagnie dautres, lobservermettre ses ides et sa parole en action, engager

    avec lui une conversation, lentraner et le suivredans ses questions propres et dans celles dumonde, le caf nest nullement devenu un lieuentirement improbable. Le cinma continue dely filmer, le roman de ly dcrire, le photographedy voler son image, sans cder des poncifs.Les chroniqueurs y dplacent micros et camraspour ly recevoir comme en un des lieux lesmieux adapts le faire entendre dans lesrieux de sa parole. Des noms propres dephilosophes continuent de sassocier par

    conjonction constante des noms de cafs dans

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    un tissu social tout diffrent de celui que lalgende livre lactivit touristique. Sil y a ainsiun prsent du caf de philosophie, sil existe enralit en excs sur les activits programmes

    des cafs philosophiques, sil offre laphilosophie un espace la fois plus naturel etplus divers, sil noppose aucune altrationsubstantielle ni historique la capacitconstante de la philosophie transformernimporte quel lieu en cole de philosophie, alorsle deuil du caf Procope que les gardiens delinstitution philosophique rendent visible dansleur refus des cafs philosophiques faitapercevoir autre chose.

    La distance quils affirment entre unephilosophie de caf et la philosophie se laisse eneffet assez vite reconnatre. Lopposition queleurs argumentations instituent entre la foule,lhtrogne de sa substance, limprvisible deses actions, et un exercice proprementphilosophique, ne fait gure autre chose queritrer lexercice mme sur lequel ils sedonnent la fonction de veiller. Elle demeure touteentire dans la mission de conforter uneinterprtation de la philosophie conue comme

    activit spcifique fonde sur un public quun

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    parcours scolaire aurait unifi et form unensemble de procdures capables de soumettresimultanment ses interrogations un corpus detextes et de rfrences, un systme de

    questions, des schmes dcriture etdargumentation. Elle redit la naturalit quepossdent aux yeux des gardiens de linstitutionphilosophique cette textualit particulire delexercice philosophique, le contrat quelleinstitue, lespace damiti quelle autorise. Et elletrahit en mme temps, dans la naturalisation queceux-l en oprent, une indiffrence laquelleils consentent lendroit des trajets que cettetextualit, pour parvenir la forme et aux lieuxqui dfinissent son prsent, a pourtant effectus

    hors de leffervescence culturelle, savante etpolitique des Lumires et de la Rvolutionfranaise, des aventures intellectuelles,littraires et mancipatrices du XIXe sicle ainsique de quelques autres pisodes ultrieurs. Ilsabandonnent en particulier loubli le champ derelations politiques violemment conflictuelles ausein duquel cet exercice a invent les modalitsde travail et difi la lgitimit dinstitution qui enont fait ce quil est devenu sous le nomdenseignement philosophique, et au compromis

    desquels son refus de la philosophie de caf

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    continue apporter une obissance prudente etsilencieuse. Or ladhrence ce compromisindissolublement politique par les dcisions quilont institu et prorog et philosophique par sa

    valeur normative sur les formes prsentes delexercice de la philosophie, pratique dans unemconnaissance des processus qui lontspare de ce qui nest pas elle en mme tempsque dans un dni de ce qui continue relativisercette sparation, lui fait de son autrequelle-mme un radicalement tranger. Dansles cafs, les promenades instructives, lejournal, dans tous les lieux qui ne laissent pasdtre par ailleurs des espaces de vie effectifs dugrand nombre, elle peine apercevoir et

    identifier des exercices de philosophie quipourraient se rapporter elle comme un autresoi-mme, et chaque fois quelle choue lefaire se voit limite nen savoir attester que laviolente tranget ses yeux. Ce voisinagemyope plutt quentirement aveugle possdecertes ses moments apaiss. Les gardiens delinstitution philosophique ne manquent pas depercevoir que dans le refuge mme quilsprotgent son intention, dans labriuniversitaire, elle ne russit habiter au mieux

    que dans les conditions dune comprhension de

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    ses pairs, de la bonne volont dautorits, davisfavorables dexperts, de conclusions bienintentionnes de commissions. Juste derrirecertaines apparences sur lesquelles il leur

    devient de ce fait dlicat de transiger ils voientque le mouvement qui a men la philosophiedans le monde des coles et des universits esttout sauf un dplacement qui laurait mene dundehors vers un dedans, et dun espace expos un abri sr. Lhistoire des lieux de la philosophieprsente plutt une srie de choix diffrents lgard du dehors. Cest pourquoi, l mme oces lieux se divisent selon une philosophie aumilieu des cafs et des aventures sociales de lapense et une philosophie insre dans les

    filires et formations acadmiques, lalternativenest pas simple. Chacune des deuxlocalisations du philosophique garde en rservela puissance de lautre. Il nest pas dephilosophie, la plus universitaire soit-elle, qui nese pique un moment dvoquer son lienessentiel et rebelle avec des figures en ruptureduniversit comme celles de Socrate, Diogne,Jean-Jacques Rousseau, dautres. Il nest pasdavantage de caf philosophique qui ne postulelexistence hors de lui dun travail de la

    philosophie, qui saurait tre men et expos

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    selon une impulsion rigoureuse de ses raisons,qui pourrait faire une discipline parfaitement etidalement universitaire, et dont il serait sontour contre des institutions lui paraissant au

    contraire litistes, mornes et mdiocres unefigure de deuil.

    Ces quilibres rglent gnralement lesrelations de la philosophie et du grand nombre,mme sils ninterdisent pas, loccasion, que lediscours philosophique tende ici ou l dun cransupplmentaire la question de sa localisation.Les dernires dcennies, places sous laprotection bienveillante de plusieurs ministres,ont vu comme on sait se fonder Paris une

    institution conue certains gards pourexprimenter un suspens de ce que laphilosophie peut impliquer, et frayer depuis cesuspens des connexions avec un dehors : leCollge international de philosophie. Dans cecadre dsireux daffronter sans faux fuyantlincertitude au sujet de la philosophie, il sestorganis, quelque temps aprs sa fondation, unevaste runion publique autour des questionsactuelles de lenseignement philosophique .Lintervention principale de cette runion,

    propose par Grard Granel, choisit

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    consciemment en ce lieu de sattacher rendrecritique le point de nouage de la philosophie son dedans comme son dehors. Au milieu decette institution faite en quelque sorte exprs

    pour elle et pour ses dveloppements les pluscontemporains, la confrence vint soutenir lathse, ou plus exactement le soupon, duneperte provisoire ou dfinitive de la consistancede la philosophie. Pour introduire sadmonstration, largumentation suggrait demodifier le cadre thorique dinterrogation etdabord de dpasser les analyses qui ne feraientque distribuer les localisations possibles duphilosophique et de son enseignement selon lesoppositions formelles dun dehors et dun

    dedans (prsence localisable de lun danslautre, extriorit, alternance entre eux,mlange intime des deux en chacun) au profitdun examen de leurs localisations dterminespar lessence et la loi la plus intime du touthistorique concret. Aperu au milieu desprocessus matriels luvre dans ce tout, lelieu vrai de lenseignement philosophique selaisserait alors noncer avec une rigueur extraitedu rel comme celui dune double localisation:dans une inhrence de la pense la

    philosophie, et dans une inhrence de la

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    philosophie son enseignement. Sa condition,en ce sens, ne serait pas principalementdajuster lhomogne ou lhtrogne delui-mme un autre selon les perceptions quil

    se fait ordinairement de lui-mme, mais dtre unlieu dchir dchir selon une autre dchirureet jusquaux extrmes possibilits du courage entre deux altrits emportant la philosophie,dun ct selon les mouvements centrifuges dela pense, de lautre selon ceux des fonctionssociales de lenseignement. Ctaient cecourage et les formes quil aurait construites(classiquement et rapidement emprunts auportrait quAndr Canivez avait transmis deJules Lagneau), dont Granel proposait de

    constater lusure et limpossibilit. Par unmouvement rtrograde, lexamen ordonn deslocalisations du philosophique menait enregistrer : (1) limpossibilit irrmdiable ettout coup advenue de la classe dephilosophie dont les derniers grands exemplesse seraient donc nomms Michel Alexandre,Jean Hyppolite, Merleau-Ponty, Jean Beaufret,Louis Althusser ; (2) lpuisement de tout ce quipourrait encore porter le nom de philosophie ; (3) lirruption de la pense

    (et sans doute de ses formes denseignement

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    venir) comme lendemain de la philosophie ;(4) la chute prvisible de lenseignementphilosophique dans la fabrication idologique desubstituts au politique. Il est videmment de

    nombreuses objections opposables cetteconstruction. Elle continuait nanmoins rendrevisible que le refus oppos aux aventures etextensions sociales du philosophique,philosophies de caf aussi bien que toutesautres initiatives invitant la philosophie dans laformation des carrires administratives, dans laculture gnrale des journalistes et dessyndicalistes, dans les commissions dthique etles groupes de rflexion dontologique,concerne un problme et un conflit sur la

    localisation du philosophique. Se gardant poursa part de les dnigrer au nom de la fireconscience dun enseignement philosophiqueinsubmersible et indfectiblement attach sesprocdures prouves, le refus de Granel semesurait nanmoins la difficult pose par cespratiques disperses avec une violenceredouble, dautant plus forte que celles-lauraient pu vouloir ressembler la dispersionqui lentranait lui-mme. Capable en effet deprcisions sur ce qui rendait ses yeux

    irrmdiablement impossible aujourdhui la

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    classe de philosophie (une closion infinie dutextuel hors de sa clture littrale se substituantaux textes, un travail de lecture interminableremplaant ltude, des microanalyses

    dissolvant les grandes notions), se souciant desituer avec exactitude lpuisement diagnostiqudu philosophique par rapport la scientificitquelle a accueillie puismise distance de sonprojet depuis Russel, Frege, Husserl jusquHeidegger et le second Wittgenstein, Graneltait beaucoup moins net sur la pense etsur le lendemain de la philosophie . Ceux-lconsisteraient, exposait sa confrence, sesortir du pige dans lequel le projet descientificit de la philosophie aurait enferm et

    sen retourner suivre dans les fourrs textuelset dans lobscur des phnomnes les pistes ose recroisent, se perdent et se retrouvent ltreet le dire . Ctaitnoncer, la virgule prs, aumoment den dire et den dire rellement lexactcontraire, le programme sous lequel se dploientles philosophies de caf. Dautres textes deGrard Granel le confirmeraient sansquivoque : pratique comme un travail dereprise, la philosophie (ce quelle peut encorefaire) ravaude les trous des autres chaussettes

    que lhumanit tricote en tirant le fil de son

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    pouvoir-parler, afin de ne pas marcher pieds-nusdans le Monde ; elle commence tout fait partir dune extriorit qui nest pas dj, et quine deviendra jamais, son extrieur . L o la

    philosophie assure de ses textes, de ses rglesde lecture, de son systme notionnel, se rendaveugle un dehors par lequel elle ne russit se laisser affecter que sous la forme dunradicalement autre (la doxa), le lendemain dela philosophie , la pense , ne parviennent se dfaire de la routine obsolte de laphilosophie qu reprendre leur dpart du vifmme de ce dehors tout en suspendant undcalage en attente encore de sa pleinelucidation leur diffrence avec les ides

    banales sous lesquelles shabite (Dasein) lemonde. Or, sous cette condition, la textualitalternative du philosophique que veulentnommer la pense et le lendemain de laphilosophie ne semble pas spontanmentrussir formuler le lieu diffrentiel dunersidence propre du philosophique autrementqu dire en termes dautant plus violents etdfinitifs linvivable pour elle de la manire dontvit le grand nombre. Sans doute nobjecte-t-elleplus au caf, aux promenades, au journal, le

    dfaut dun corpus textuel, dun protocole de

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    lecture, dun systme dobjets problmatiquesconstruit par une histoire (mtaphysique) de lapense, mais elle ne rejoint lexpriencecommune, pour laquelle les textes se prsentent

    plutt comme dinextricables fourrs et lesphnomnes comme des manifestations dun obscur , qu prconiser des faons de vivrecette exprience partageable par tous de lamanire la moins ordinaire qui soit, comme celleposant par exemple que prendre la mesure dutexte kantien (de son fourr ) requerrait de luiconsacrer un travail qui peut bien demandertrois ans, raison de trois heures de lecture parjour, trois jours par semaine . Le problme estde comprendre comment, non pas existe, mais

    se pense et se dit cette diffrence. Car il ne suffitprobablement pas encore de dire, ainsi que lefait Grard Granel, que le souci de la philosophienest cet gard quun possible de la vie parmidautres. Il ne se tranche peut-tre encore riendirrmdiable en ajoutant malgr tout que cepossible, celui de la philosophie, serait mieux,diffremment, voire lexclusion de tous lesautres, celui en qui le possible donne sa fleur,et donc aussi le vivable . Sans doute une telleproposition, qui annexe la forme de vie

    philosophique rien de moins en ralit que la vie

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    elle-mme, la seule possibilit du vivre, est-elledune violence crue, dune violence extrme.Mais ce nest pas encore en elle que se joue larelation de la philosophie et du grand nombre.

    Personne na jamais exclu ni vritablementignor que cest aussi bien au sein de la plusgrande diversit de vie que peut surgir unepassion philosophique, savante ou littraire de lapense pour laquelle la vie ordinaire devient levritablement invivable, et depuis laquelle sepeut inventer une autre vie toute entireconsacre cette pense. Une longue traditionreprsente les sages, les savants, les crivains,entours dune foule de pairs ou de prtendustels compose de moins sages, moins savants,

    moins crivains jusqu embrasser de proche enproche des prdicateurs excentriques, desinventeurs extravagants, des fous littraires. Ilest admis quentre les uns et les autres stendune zone indiffrencie faite de continuits et dediscontinuits difficiles fixer, et quaucuneexcentricit ne vaut par elle-mme titredexclusion. Cest une autre frontire que sejoue en ralit la plus vive tension virtuellementet indfiniment suscite par le refus, tant desgardiens de linstitution philosophique que des

    promoteurs des lendemains textuels de la

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    philosophie, de vivre une vie dclareinsignifiante et abrutissante des cafs oudautres espaces et entreprises de mme sorte: la frontire de la pense et de la non-pense,

    telle quen chaque cas le choc entre les deuxfictions de la vie philosophique et de la vieordinaire la trace. Port la scne ds lescommencements par les Nues dAristophane,le conflit de la vie philosophique et de la vie dugrand nombre que la pice illustre relve en effetmoins le dfi de rendre crdible une batteriedexcentricits prtes Socrate quunecapacit de lhomme du commun affirmercontre la philosophie son habitation dune vievritablement ordinaire.

    II

    Le grand nombre en son site mme

    La pice dAristophane traite exactementde la question dune philosophie entrant dans les

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    espaces quhabite le grand nombre. Lintriguecommence au moment o lide de lidephilosophique pntre dans la maison deStrepsiade, paysan de lAttique mal mari la

    ville, et o elle le trouve en proie aux insomniesdune vie mal conduite et tourne vers desproccupations basses. quelques pas de l,cette ide loge elle-mme dans une improbablemaison de Socrate dans Athnes, institutionsavante, cole, nouveau lieu de culte ainsi querepre doisifs loqueteux. Tout leffort deStrepsiade consiste faire entrer de gr ou deforce le savoir philosophique qui loge dans cettemaison dans la sienne, et entraner le hautenseignement que celui-l rserve ses

    disciples sur les matires de la thologie, de lascience, de la posie, de la grammaire, du droit,dans la solution de ses soucis. Le jugementdAristophane lgard de cette demande estsans appel. Cest par leffet dune fausseperception de ce quest la philosophie queStrepsiade et nombre de citoyens dAthnes setournent vers elle afin de formuler et rsoudreavec ses mots en mme temps quavec sonappui les problmes qui sont les leurs. Lesdifficults en jeu concernent lopposition de la vie

    simple et du clinquant citadin, lalliance entre les

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    statuts sociaux divers, la satisfaction des dsirs,le bon usage de largent, la paix dans lesfamilles, les relations justes et avantageusesentre les citoyens, la reprsentation du divin. La

    philosophie, selon Aristophane, quand elle seproclame suprieurement comptente sur tousces sujets, y provoque en ralit descatastrophes que le plus lmentaire bon senssait viter. Elle est un lieu dans lequel aucune deces questions ne se laisse ordonner selon leraisonnement juste. Cest que laffaire de laphilosophie, et cela contrairement lacomplaisance quelle tmoigne lide quellepossderait des comptences inoues sur lesproblmes politiques et fondamentaux de

    lexistence, est tout autre. Elle est de seconsacrer avec une passion sans limite desquestions modestes et spcialises sans liendirect avec les enracinements de lexistence, des configurations intrigantes susceptibles desurgir accidentellement mais non pas pourautant illusoirement du rel, une production deconnaissances capable de combler la vieparticulire de ceux qui sy adonnent mais dontles possibilits pour tous les autres daccder la vrit et au bonheur ne dpendraient

    daucune faon et que ceux-l nauraient donc

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    nulle ncessit ni spcial avantage pratiquerou connatre. En ce sens, le problme de laphilosophie et de lintrt quy prend le grandnombre nest pas que les pensoirs se

    multiplient dans la cit. Il est que ces dernierssont pris dans la double hlice dunednaturation. Sollicits sur tous les problmessans considration de leurs objets de recherchepar ceux qui placent la philosophie au plus haut,ils en conoivent dune part un sentiment desupriorit, une vaine gloire, un amour deshonneurs, des fantasmes de toute puissance,une conscience davant-garde, une thiquecorrompue. Rpondant aux sollicitations qui lesflattent et les nourrissent, ils se gonflent dautre

    part de vide et mettent au monde en quelquestours de main lmentaires des productionsfantastiques conformes ce que chacun dsirereconnatre dans le brouillard au sein duquel il ainterrog. Aussi le meilleur service que lesphilosophes au pensoir pourraient rendre lacit serait-il de faire le contraire : de sappliquervraiment aux questions spciales qui piquentleur curiosit, de rserver le mot de philosophie ce travail, et donc de sabstenir en mmetemps de se laisser entraner parler dune

    manire excentrique de vrits suprieures et

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    dun bonheur fondamental de lexistence surlesquels toutes les formes dexistence seraienten elles-mmes comptentes. Il importeraitdtablir que le dsir que le grand nombre

    exprime de formuler et dapprofondir dans uneculture commune les questions qui jaillissent deses expriences est mal adress de ltre laphilosophie. Celle-ci serait peut-tre pour cefaire une des scnes les plus inadquates.Dautres devraient tre prises en considration,et le coryphe des Nues signale aussitt lacomdie mme dAristophane comme un tel lieuen indiquant que rien ninterdisait que lejugement attendu du public athnien sur lespices mises au concours pourrait tre accompli

    par lui comme un acte de savoir et de sagesseconcernant des sujets srieux et traits dansune forme labore qui avaient particulirementcot de la peine lauteur.Le sens de lopration est certainement moinscelui du lieu, celui que pour dvidentes raisonsAristophane ici privilgie, ou un autre, que de lalocalisation. Plus quun homme sduit par laphilosophie, Strepsiade est en ralit un hommequi veut se sortir daffaire. Par un faux intrtquil lui prend de se tourner vers la philosophie

    afin de sen approprier le raisonnement faible

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    par lequel se gagnent les causes injustes, cettevolont de sortie hors de sa situation le mne vouloir entrer dans la philosophie, prouver et endurer lcart de la philosophie sa vie et

    ses proccupations sous les insultes rptesau sujet de son absence de capacitsintellectuelles, de sa stupidit, de sa rustrerie, desa barbarie, avec lesquelles Socrate scande sonvain apprentissage des matires de la thologie,de la science, de la posie, de la grammaire, dudroit, se laisser rappeler quil appartient lespce qui mriteplutt les coups que le savoiret la mort que la vie de lesprit. Mais cettetraverse quil effectue ce titre de la premirefigure de refus lendroit de la possibilit que la

    philosophie puisse concerner le grand nombre,cette traverse dans laquelle les explicationsencyclopdiques que Socrate lui dlivre au sujetdes formes du philosophique soriententsimultanment lui expliquer linaptitude deltre vivant quil est matriser quoi que ce soitdans ces formes, le conforter dans laconscience quil a dappartenir la vie du grandnombre et lgitimer le jugement dfinitivementdfavorable que la philosophie porte sur cettedernire, est aussi une traverse qui finit par le

    conduire dans un dehors. Le chur conclut la

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    comdie par ces mots : Quon nous conduisedehors . Par ce trait, la pice rsout tout aussibien le problme. Elle accomplit le projet quitait celui de sortir Strepsiade de ses problmes

    et de le tirer daffaire. Il y suffit dune autredistribution des lieux, qui semble deveniraccessible ds quil ny a plus de philosophie oudemprise de la philosophie sur les lieux.Manifestement, sans quon nous dise commentmais aussi sans que cela soit peut-tre demeurrellement important de savoir comment,Strepsiade va savoir affronter son existence enville, les dsirs de sa famille et les siens propres,la gestion de son patrimoine, ses ides sur ledivin. Il trouvera, dehors, toutes sortes de lieux

    pour cela. Des lieux libres pour proposer lamultiplicit de leurs puissances que la disparitionde la philosophie semble avoir rendu possibleset opratoires.

    Ainsi y a-t-il encore une deuxime figure derefus dune philosophie de grand nombre: cellequi dit la profusion vivante des lieux dun dehorsqui, loin dtre le dehors de la philosophie, nesttel qu la mesure dun absentement duphilosophique. Cest en ce lieu que Strepsiade

    est parvenu, et cest peut-tre lenseignement le

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    plus consciemment vis par la pice. Parmi leslments formels que les comdies antiquesnous donnent observer, il y a celui par lequelelles rptent en les entranant dans une

    variation ou une complte dnaturation certainsvers, fragments, situations, ports la scne parla tragdie, et plus probablement reviennent parce procd sur linterprtation que ces morceauxtragiques avaient dj propose de canevasgnraux au principe de la production potiqueantique. Cest sans doute un lment, unconstituant ou un tour formels de cette sorte queles Nues prsentent en faisant se drouler,sinon toute laction, du moins lintgralit dudialogue dfectueux entre Strepsiade et Socrate,

    dans une squence borne soncommencement et sa fin par une mmeformule, celle-l mme que Platon rappelleradans lApologie de Socratecomme rassemblantlenjeu dcisif de la pice : Je marche dans lesairs et regarde le soleil . Par le choix dune telleconstruction Aristophane sassure, bien entendu,dun effet bien connu. La reprise la fin de lapice et au moment de sa dfaite de la formulemme dans laquelle Socrate avait fait sondbut une splendide apparition accomplit pour le

    plus grand plaisir des spectateurs un

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    renversement dans les rgles qui voit Strepsiadesemparer de la phrase de Socrate et enretourner larrogance contre son auteur aumoment de mettre le feu sa maison. Mais ce

    renversement affecte aussi un sens, et onpourrait en ralit tre un peu surpris de voir unepice qui limite son action quelques passagesentre deux maisons immobiles voisinessordonner formellement sous une phrase(probablement traduite et souligne dans lesreprsentations par un dispositif scnique)nonant une marche dans les airs. Cettesurprise ne se laisse peut-tre comprendre quede surgir sur un fond lui-mme surprenant, celuidun Socrate en son pensoir . Car mme en

    sachant que le procs, la condamnation, lalgende de Socrate navaient pas encore men fixer autrement son image, mme en tenantcompte de ce que les perscutions contre lescoles philosophiques (par exemple contre lessectes pythagoriciennes) avaient coutumedincendier les maisons qui les abritaient, il fautbien admettre que lide mme dun pensoir socratique organis comme un institut derecherche, une cole, un lieu de vie religieuse,heurte une autre tradition fortement atteste

    avant de devenir universellement connue qui

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    reprsente Socrate marchant, arpentant les ruesdAthnes, simmisant dans les activits de lacit, mettant tout autour de lui en mouvementune jeunesse et dautres esprits dsireux de

    savoir. Et ce que la pice nest peut-tre passans soutenir, alors, sur la base des mmesdonnes, cest la thse de lapparence, dususpens, du vide de cette prtendue marchephilosophique, et, leur oppos, celle dunepuissance que reconquerrait Strepsiade serendre sans entrave de lieu en lieu danslespace ouvert dun dehors ds lors quil seserait dlivr des marches philosophiques.

    Tel serait le deuxime versant de

    limpossibilit de la philosophie de grandnombre. Non pas seulement la perte de laphilosophie dans les dehors du grand nombre.Mais encore celle du dehors ouvert des chosesdans la philosophie. Et ce sont certainementdeux figures dun mme refus. Car un trait,visiblement, runit les deux. Lune et lautresemblent bien semployer parvenir unesparation relle. Elles font comme si ellespouvaient mener vers une description de ralitla discussion quelles engagent ou acceptent

    dengager sur une possible prdication de

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    grand nombre philosophie . Comme sily avait moyen de fixer par des phrases laphilosophie dans une ralit. Comme si cesphrases pouvaient tre tendues jusqu oprer

    une donation de la philosophie en personne, etalors donner constater, dans sa prsenceadvenue, lvanouissement de la philosophie degrand nombre et les prtendues prsences de laphilosophie dans des espaces de vie extrieurs son lieu propre. Cette production de prsence elle-mme de la philosophie, inlassablementrejoue dans des phrases remises sur le mtier,semble avoir une limite : celle prcisment deson infatigable recommencement. Ici ou l elleen prend, comme on sait, une conscience

    fatigue ou banalement mlancolique. De fait, latche parat devoir difficilement cesser. Silapparatre et lexprimentable a lieu aussi horsdes formes qui en anticipent laccueil et laconnaissance, dans une ambigut, unglissement, un jeu interstitiel de ces formes,alors le geste se reprsentera peut-treindfiniment pour lui de chercher soutenir sonapparition dlments emprunts au travailformel de la philosophie, et souder les lieux,nimporte lesquels, o il seffectue, lespace

    damiti dans lequel la philosophie soumet

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    discussion les conditions comme telles dundiscours et dune pense vrais. Et il en sera demme, semble-t-il, aussi longtemps que laphilosophie se souciera elle-mme de se tourner

    vers un tel apparatre et un tel exprimentable.Car il est videmment perceptible que nombredes argumentations qui ont ainsi cherch mener leurs refus dune philosophie de grandnombre vers des description de ralit ont aussibien t des dnis daventures relles, cellesnotamment de la philosophie dans les annessoixante et soixante-dix en France et dans lemonde, celles aujourdhui qui les continuent,dans lesquelles la philosophie est alle nonseulement au caf ou au journal mais encore

    lusine, la prison, lhpital psychiatrique. Ellesdnient les productions de ralit qui se sonteffectues au long dautres phrases, celles parexemple dans lesquelles Michel Foucaultpouvait en dpit de tout apparatre comme lamidun Pierre Rivire ayant gorg sa mre, sasur et son frre, Miguel Abensour et ValentinPelosse librer Blanqui lenferm et ouvrirune route nouvelle ses Instructions pour uneprise darmes et son ternit par les astres,celles dans lesquelles Jacques Rancire

    reconstituait le corpus et la doctrine dUn

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    philosophe plbien, Louis Gabriel Gauny. Lesrponses les plus banales ces aventuresnoncent et veulent que cela, que la philosophiea su tre, naurait pas d tre, et au fond na pas

    t.

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    III

    Lo Strauss et la communaut paradoxale

    ct des formes quon a releves durefus dune philosophie de grand nombre,formes ritres et toujours finalementimprovises, cest apparemment une rponse

    plus forte ou plus consquente qui apparatquand elle devient le sens de toute une uvrephilosophique. Tel est le cas, comme on sait, decelle de Lo Strauss, qui ne se limite pas mme donner largument quelle soutient lextensiondun complet dveloppement, qui se mfieraitmme plutt de le parachever dans unedmonstration parfaitement lucide, mais quonvoit aussi bien exercer ici ou l une influence surles lectures de plusieurs uvres philosophiquesimportantes et emporter leur sujet les

    mthodes de lecture les plus prouves dans undplacement tout fait reconnaissable. Luvre

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    de Lo Strauss se prsente aujourdhui commeune tentative pour modifier le contrat dans lequellinvestigation philosophique examine et discuteles contributions discursives la recherche

    partage du vrai. Elle cherche produire unetransformation de lespace damiti de laphilosophie. En termes platoniciens, elle vise faire effectuer aux gardiens, ces vivantsduqus auxquels la Rpublique confie sesfrontires, ces chiens doux lgard de ce quise tient lintrieur et froces lgard dudehors de ce que la philosophie gouverne, unautre partage entre les amis et les ennemis.

    Le trait certainement dcisif et dans tous

    les cas spectaculaire de sa rponse au purpossible dune philosophie concernant le grandnombre est de soutenir une incompatibilit entreeux qui ne soit en rien suspendue auxconstructions de ralit du discoursphilosophique, qui soit une affirmationdincompatibilit hors des conceptsphilosophiques du rel, de la ralitphilosophique de la philosophie, des extrioritsque la philosophie se reconnat, mais dans larigoureuse distinction du chien et du concept de

    chien : au profit de celui qui mord et aboie. Le

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    trait est accompli de la manire la plus violente,puisque Lo Strauss pose comme fait rel quct des hommes intelligents il y aurait un grandnombre dautres hommes qui ne le seraient pas,

    et que linintelligence de ces hommes produiraitprcisment lincompatibilit entre eux et laphilosophie. Lo Strauss rpond avec unebrutalit quon ne trouve pas dans les rponsesprcdentes, voues plutt dplorer les formesdexistence du grand nombre qui lloigneraientde la philosophie, ou souligner une pluralitdes manires de mettre en uvre lintelligencequi ne condamnerait pas la btise ceux quinauraient pas choisi lintelligence philosophique.Les rponses prcdentes partaient en quelque

    sorte de lintelligence, pour opposer au purpossible dune philosophie intressant le grandnombre une dgradation ou une spcialisationde lintelligence au sein des formes dexistencedu grand nombre. Lo Strauss, quant lui, partde la btise du grand nombre. Il part du fait decette btise, et, pour autant prcisment quil enpart, il pose ce fait en vrit comme un axiome.Lo Strauss part de la btise du grand nombrecomme Joseph Jacotot partait, linverse, delgalit dintelligence entre tous les individus.

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    Lattitude adopte par Lo Strauss doit treexamine en tenant compte de cette distancequi spare la position dun axiome dunedescription de ralit. Cest au fond le vrai dfi

    propos par sa rponse de ne jamais dcrirecomme des ralits rellement spares lerapport que la philosophie pourrait entreteniravec le petit nombre de ses connaisseursintelligents, et celui quelle pourrait avoir ou nonavec le grand nombre. Ce double rapport, quisappelle dans lhistoire de la philosophie celuide la transmission sotrique et de latransmission exotrique, ne devrait pas sesyeux orienter vers la reprsentation de lieux, demodes de communication, de savoirs, de

    langues, auxquels le grand nombre, voirenous-mmes en tant quoccupant toujours plusou moins cette place quand nous nous trouvonsen prsence des doctrines rellement grandesde la philosophie, nauraient aucune sortedaccs. Ni secrets, ni mystres : le tout de laphilosophie, pour Lo Strauss, serait toujourstotalement l. La philosophie snoncerait dansdes lieux o, sans que forcment nous nous yrendions, nous pourrions trs bien nous rendreet vrifier quils sont sans solution de continuit

    avec les lieux que nous avons coutume de

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    frquenter. Elle recourrait, pour sexprimer, des modes de communication, qui pourraientbien tre plus ou moins labors ou spcifiques,mais qui ne diffreraient pas en nature de

    ceux-l mme par lesquels, dans toutes lesautres occasions, nous communiquerions. Ellemettrait bien en uvre certains savoirs quirequerraient quon les sache, ou quon lesapprenne, ou quau moins on aperoive quilsinforment le discours philosophique, mais qui,pour une part importante, pour une partprobablement prpondrante, seraient lesmmes ou de mme sorte que ceux quun trsgrand nombre de gens ne cesseraient dutiliserdans dautres occasions. Quant la langue,

    quoiquon dise, elle serait bien, quelquestournures prs, prcisment la mme.

    Et alors le problme des relations entre laphilosophie et le grand nombre ne serait pasvraiment que les philosophes consentent oucondescendent aller dans les lieux que legrand nombre aimerait frquenter, comme lescafs, les jardins, les galeries, les forumsdmocratiques, les mansardes desconspirateurs, ou quils saventurent pntrer

    en se pliant leurs lois particulires dans les

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    champs multiples de lexprience contemporaineproduite par tous. Il ne serait pas davantage queles philosophes simposent lintention de cedouble exil un effort particulier pour utiliser les

    modes de communication, la culture gnrale etles mots des autres. Car, en dpit de ce que fontaccroire ce sujet les habilets, fatuits ethbleries acadmiques, les philosophes neseraient jamais rellement ailleurs que danscette communication, cette culture et ces mots,et ce quils y agenceraient sous le nom dephilosophie en demeurerait bien rellement unagencement. Le problme, dans ces conditions,se prsenterait plus trangement comme celuidune incompatibilit de la philosophie avec le

    grand nombre qui sinstituerait au sein mme de leur forme dexistence commune faite peu dechoses prs des mmes lieux, des mmessavoirs ou savoir-faire, des mmes mots. Aussicomprendre comme incompatibles deux entitssi bien noues lune lautre, apercevoir cesdernires dans cette incompatibilit relle pluttque dans les jeux convenus o leur oppositionfait davantage cause commune, ne se fait-il pasnon plus tout fait en leur relle prsence.Largument vient dailleurs, et explicitement dun

    fond dhistoire. Il prtend prendre sa source

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    dans les moments historiques o la philosophie,loin davoir t invite prcher la foule ou vulgariser son savoir, a t au contraire objet desuspicion et de perscution. Lo Strauss rfre

    le sentiment que la philosophie donne souvent,celui de traiter de questions quil importerait tous de connatre tout en le faisant dunemanire qui dcourage les curiositsspontanes, une situation o cette attitudeavait une explication politique fort simple, celledun temps o les coles de philosophieabritrent effectivement lessentiel des capacitsde connaissance, et o elles vcurent sous lamenace permanente dtre dtruites par desesprits barbares ou des ennemis de la

    philosophie. Jamais assurs de leurslendemains, les philosophes de ces colesauraient su, tant dans leurs discours que dansleurs crits, inventer un style fait de prudenceset dallusions leur permettant tout la fois detenir le discours de la science de leur tempsainsi que de se faire comprendre des espritsavertis, et de ne pas veiller la mfiance oulanimosit des autorits capables de prendreombrage de ces dveloppements de savoir etdy mettre brutalement un terme. Il y aurait ainsi

    eu un temps, et certaines situations de ce

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    temps, pour lesquels on comprendrait trs bienque les philosophes aient hsit sortir ducercle des philosophes, et mme aient crainttout succs trop visible de la philosophie. Ce

    temps ou ces situations auraient t ceux o laseule politique rellement praticable par laphilosophie aurait consist ne pas veillerlattention et passer le plus possible inaperue,et ce que la philosophie aurait appris en cestemps, et quelle aurait su mettre en uvre de lafaon la plus brillante, aurait t de raliser cettepolitique non pas en se tapissant dans lombre,non pas en tenant des colloques secrets, nonpas en inventant des transmissionsmystrieuses, non pas en dveloppant toute une

    culture de catacombes plus propre donnercarrire la perscution qu la protger, maisen tenant ses propos les plus sulfureux au grandjour labri dune ambigut leur confrant uneapparence tout fait inoffensive. Cela aurait ten snonant au su et sous le contrle mmede qui la menaait, dans une ambigut leve sa plus haute puissance par un art dcrireoubli , que la philosophie en de tellescirconstances aurait su se sauver.

    Cest en de tels temps que Lo Strauss

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    saisit le point quon a relev : que la question dela relation entre la philosophie et le grandnombre ne se laisserait pas trancher dans lestermes dune relle sparation. Sur le fond du

    rappel historique que mme ses adversaires luisavent gr davoir impos lattention ds lorsquau moment daborder les textes il remetfortement en mmoire les situations dinconfortet les stratgies de ruse qui ont prsid leurcriture, Lo Strauss dcrit ou forge de toutespices une situation originale : entre des espritsprincipiellement incompatibles, et lexactoppos de la sparation, du conflit, de la guerrerciproque que leur diffrence de nature devraitengendrer, quelque chose comme une relle

    communaut. Lo Strauss crdite la philosophie,la politique philosophique, davoir invent cettesituation et den avoir fait un succs historique.Reposant sur un ddoublement du discoursphilosophique, elle instituerait une communaut la fois une et divise, une communaut quientendrait matriellement un mme propos maisle comprendrait de deux manires diffrentesselon quil serait entendu par le grand nombredes entendements inintelligents prenant ce quiest dit la lettre ou par le petit nombre des

    entendements subtils sachant en saisir lesprit.

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    De texte en texte, dauteur en auteur, LoStrauss dpeint une philosophie se divisantselon cette invention pour sadresser dans unrelle unit de temps et despace cette

    communaut paradoxale, se donnant entendrepour les uns, qui seraient le grand nombre et quilapprcieraient sous cette forme, commesagesse, propos vertueux, savoir lev, visiontranquille, conception de grande porte, etoffrant aux autres, qui seraient le petit nombredes esprits alertes et avertis, des allusionspointues, des aperus singuliers ou de brefsclairs dintelligence presque toujourscontradictoires avec les sages conceptionsentendues par le grand nombre. Le rapport de la

    philosophie au grand nombre aurait ainsitoujours dj possd sa solution dans cettedivision, et devrait alors inlassablement trerelue dans le texte philosophique. Celui-l necesserait en fait de contenir cette doubleadresse effectue par un mme discours dansune relle unicit de profration, de lieudnonciation, dagencement fond en science,de langue, parce que le problme ne serait pasun problme de volont, de tolrance historiqueplus ou moins forte, de bonne ou de mauvaise

    volont des philosophes lgard du grand

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    nombre, mais celui aussi bien de sa ralitmme. Il appartiendrait au texte philosophiquede stre nonc toujours et en tous lieux aumilieu du grand nombre, dans la cit o celui-l

    vit, au sujet des savoirs qui le concernent, avecles mots qui sont les siens. Le textephilosophique serait le lieu dune communautinvitable avec le grand nombre. Et alors il auraitt et il serait systmatiquement requis desphilosophes, non pas quils aient ici ou l desvellits plus ou moins grandes de vivre ou dene pas vivre la vie de cette communaut, nonpas mme quils sappliquent se sauvereux-mmes en menant au sein de cettecommunaut une politique de la philosophie,

    mais quils fassent de la textualitphilosophiquemme cette politique de la philosophie. Ladouble adresse du discours philosophique, queles meilleurs philosophes auraient su rinventertout au long des sicles en mme temps quilsperptuaient laventure de la philosophie,possderait la dignit perptuelle dune tellepolitique. Elle ferait de la textualit philosophiquelabri dune communaut paradoxale dont ilfaudrait chaque fois et en chaque pointdnouer les fils et les propositions par lesquels

    elle endormirait les uns par de belles et

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    rassurantes conceptions du monde et aiguiseraitlintelligence des autres par de brefs aperus surdes paradoxes ou des ides htrodoxes logsau cur mme des paisibles considrations

    destines aux plus nombreux.Limpact indissolublement politique et

    philosophique de la thse de Lo Straussappartient ce point. Et mme sil lui arrive,comme on le constate le lire, pratiquer pourson compte, son plaisir ou sa propre cohrence lart dcrire oubli , le jeu des allusions etdes remarques insolites, il nonce ce quilsoutient ainsi tre la situation politique de laphilosophie explicitement. Il revendique

    gravement de ne pas rassurer au sujet de larelation entre le philosophique et le grandnombre en forgeant des reprsentations dumonde o chacun des deux aurait sa placespare, ses titres loccuper, un ajustement cette place entre son bonheur particulier et uneharmonie densemble. Il ne laisse rver suraucun mode, ni enchanteur ni dsenchant,labstraction entre eux dune sparation quiautoriserait ensuite toutes les imaginations deformes et de combinaisons, toutes les fictions de

    programmes et dinstitutions, de leur

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    rconciliation. Il noue lun et lautre au sein dunmme texte dont il fait alors le problme politiquemajeur, le problme politique mme, et il luidonne lenjeu dune vaste conception du monde,

    dune sagesse profondment inscrite danslantiquit, dun savoir lev que les meilleursesprits auraient su prserver travers la suitedes temps. Dans une grande fresque opposantles Anciens aux Modernes, il exhorte tenirferme sur cet enjeu et ne pas cder unesentimentalit croissante qui ferait passerlengagement en faveur de lintelligence et lecourage philosophique derrire un amour pour legrand nombre, les envies dtre heureux et dechercher le bonheur dans la quitude des soucis

    consensuels. Cet appel au patriotismephilosophique a t entendu. Il a divis lescamps, rejoint avec empressement par desconservateurs, critiqu par des modernes, pourla plus grande gloire de la philosophie. On feraici lhypothse que Lo Strauss ny croit pas.Cest la grande fresque elle-mme des troisvagues de la modernit qui doit tre divise silon ne veut pas lire des fables lnifiantes dansLo Strauss lui-mme.

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    La vraie thse, si lon est consquent, nesaurait tre inscrite dans le texte que dansllment scandaleux, et dans celui mme ausujet duquel la grande fresque remplit avec

    application la fonction de rassurer et de fairediversion. Le travail de la grande fresque estassez transparent. Il dilue et lgitime dans unvaste rcit, qui appelle en renfort les vertus desAnciens, la chronologie des temps, lhrosmedes esprits dexception et lavenir du monde, laproposition de dpart qui pose linintelligence, labtise, la stupidit des gens. Et ce travail estsuffisamment transparent, et suffisammentconforme au principe que tout doit treeffectivement sous les yeux quitte ntre pas

    vu vraiment, pour que chacun sache bien que silest une proposition choquante, insolite,intrigante, cest bien celle-l. Cest partir delleque doivent bifurquer les deux voies de lagrandiloquence patriotique et de la sciencephilosophique. Lui confrer une dignitphilosophique passe certainement par un autrechemin que celui de son illustration historique, etpeut-tre dabord par celui de sa forme auregard de la philosophie. Il nest vrai dire pastrs satisfaisant, ds quon y rflchit, de relever

    quelle prtend noncer un fait, et donner ce

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    fait la valeur dun axiome. On ne voit pas dansquel espace thorique faire accueil sa valeuraxiomatique. Aussi cette proposition est-ellepeut-tre plutt leffet dune opration. On peut

    penser que philosophie et grand nombre ne dsignent pas rellement chez Lo Straussdeux sujets, deux substances, mais quils sontles termes dun rapport politique problmatiquecr, en ralit, par le fait de la philosophieelle-mme. Philosophie , en effet, ladiffrence de stupidit du grand nombre ,pourrait faire un axiome beaucoup plusconvaincant, et tout fait appropri treaccueilli par un espace thorique. Philosophie a pour elle de dsigner une

    gnralit susceptible dobtenir un certainassentiment quant sa position de propositioninitiale, en mme temps quun contenuproblmatique dont la vrit ou la pertinence selaisseraient trs bien suspendre un systmeque les uvres qui en dveloppent laproposition enchaneraient partir delle avecforce et cohrence. Lchange de placeaxiomatique entre stupidit du grand nombre et philosophie est dautant plus facile concevoir au sein du propos argumentatif de Lo

    Strauss que lun et lautre de ces axiomes,

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    mme sils leffectuent depuis une entrediffrente, ont pour effet de dmarquer le petitnombre des veills de la grande masse desendormis. Et si donc philosophie est bien

    plus rellement laxiome, alors la diffrenceentre les premiers et les secondsquintelligence vient nommer nest pasvraiment autre chose que philosophie . Cedont il sagit, ce quintelligence dplie, ce queluvre de Lo Strauss dveloppe, nest riendautre que ce que philosophie pose : lavise faisant du tout un objet de connaissance,cest--dire prsupposant un tout connaissable,mettant en uvre laspiration cetteconnaissance, se rapportant tout dans la

    perspective dessine par cette connaissance. Etce qui vient, non pas enregistrer des diffrencesfactuelles entre hommes intelligents et individusstupides, mais enregistrer lintroduction dans unmonde rel de ce que nomme philosophie ,est la puissance de division qui seffectue sousson axiome au sein de ltre en commun entre lavolont de tout prendre depuis lintelligence quilpostule et celle de ne pas sembarrasser detoutes les possibilits ouvertes par lintelligencedans notre rapport aux choses.

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    Il demeure quen choisissant de prendreexplicitement pour axiome stupidit du grandnombre plutt que philosophie , luvre deLo Strauss souhaite aussi bien produire un

    effet intriguant et orienter lattention vers unpoint. Selon son orientation la plus gnrale celle quelle place au fronton de son travail cette uvre se prsente comme proposant unelecture politique de la philosophie. Elle soutientque la philosophie est en ralit insparabledune politique de la philosophie, quelle estcette politique mme, et elle rpte avecemphase que les philosophes ont durant delongs sicles su mener cet gard une luttepolitique absolument victorieuse. Entendre une

    telle proposition avec un peu de recul requiertsemble-t-il dobserver que laxiome de la stupidit du grand nombre vient en ralitrequalifier dune diffrence spcifique deuxdmarcations engages par ces assertions. Ilaffecte, dun ct, la diffrence entre laphilosophie et la non philosophie. Il introduitsous le nom de stupidit du grand nombre un lment qui fait grincer les jeux dans lesquelsla philosophie est accoutume opposer au seinde sa propre conomie philosophie et non

    philosophie. Il laisse entendre lobligation de

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    prendre en compte au-del de ces jeux un autrecouplage opposant la clture sur elle-mmedune matrise philosophique sapprhendantdans une intelligence delle-mme et de ses

    dehors un ordre du rel qui demeurerait enexcs sur cette clture. Il postule, sur une lignesemblable certains gards celle explore parSchopenhauer, la ncessit didentifier hors dela reprsentation unifiable et unifie par leprincipe de raison une intimit relle et violenteavec un tre dbordant ce reprsent, auquelSchopenhauer avait de fait dj prt, souslimage dune volont qui ne veut rien que savolont, une insondable stupidit. cette mmefrontire entre la philosophie et son autre, mais

    cette frontire pratique en mme temps commefrontire politique, il propose dun autre ct devoir videmment plus loin que les affrontementsimmdiats et simplistes entre une politique de labtise et une autre de lintelligence. Il suggreforcment de ne pas arrter le regard devantdes luttes engages sur un plan posant en soncentre la btise sous la forme de la peur quungrand nombre stupide serait toujours prt prouver devant ce qui linquite. Il invite plusque probablement se laisser habiter par une

    autre inquitude que celle concernant ces

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    batailles secondes, toujours parfaitementrglables par un jeu de prudences et dalliancesquivoques et attestant un succs millnaire dela philosophie. Et alors tout laisse penser quil

    enjoint en ralit de se tourner vers une vraiequestion au sujet de linstitution de laphilosophie, et de prendre au srieux sur ceplan, dissimule sous le jeu drisoire desaffrontements centrs sur la stupidit du grandnombre, une interrogation profondment ouvertesur ce que politique serait encore capable designifier en un sens intelligent et souslhorizon dune soustraction quune intelligenceposant un principe suprieur pourrait rendreeffectuable de tous les fondements.

    Par ce travail r-effectu aux frontires etaux marges rflexives de la philosophie,laxiome de la stupidit du grand nombre vient ainsi replacer la philosophie devantcertains enjeux vritables, et il le faitprcisment en la mettant sous la loi dunedissonance. Il roriente la philosophie vers cesenjeux en rendant inharmonieuse sa relation ses autres, et en emportant toute luvre de LoStrauss elle-mme dans un ton singulier par le

    trait qui la fait particulirement sappliquer

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    faire entendre ces grincements. Retrouvant dansles uvres philosophiques les moments o lechoix du philosophique engage dans un propreen mme temps que dans la clture de ce

    propre, la lecture politique de Lo Strauss necesse de souligner les effets dincomprhensionet de solitude produits par cette clture. Ellepointe limpossible explication entre lesrigoureuses applications du programmephilosophique de prendre toutes choses depuisune position dintelligence et lesaccommodements qui rognent ou cdent sur lespossibles, la tension installe par limpossibilitdavoir cette explication, et alors aussi bien lancessaire ironie pour prserver en dpit de la

    clture et de la tension un commun de la langue,des institutions, du vivre. Car cette tche de laphilosophie, que Lo Strauss nomme politique,reoit galement chez lui cet autre nom : celuidironie . voquant la claire consciencepolitique que les Anciens auraient su avoir deleur situation la diffrence des Modernesembarrasss par leur amour pour le grandnombre, par leurs envies de collectivitheureuse, par le manque de fermet de leurengagement philosophique, il en trouve

    lillustration exemplaire ainsi que la matrice

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    textuelle parfaitement acheve dans la forme depolitesse et dhumanit des hommesvritablement grands que les Anciens auraientsu cultiver comme ironie pour dissimuler leur

    valeur et leur supriorit dans les rapports quilsauraient t obligs de nouer avec des hommesqui leur taient infrieurs Trouvant en mmetemps cette illustration exemplaire en Platoncest--dire centralement dans les dialoguesplatoniciens, il fait de lironie la situationoriginaire et peut-tre dfinitive de laphilosophie. Appele en renfort pour caractriserla pratique philosophique politique de LoStrauss, lironie semble ainsi pouvoir y signifieret y conjoindre deux choses, une certaine

    posture politique (celle de lesprit clair sachantpoliment dissimuler son intelligence aux yeux dugrand nombre), et une certaine matrice textuelle(celle dun dispositif littraire permettant doprercette dissimulation). Aussi tout semble-t-il sepasser, pour finir, comme sil tait possible denouer lun lautre une politique et un texte, nonseulement de faire du texte ironique un moyende mettre en uvre une politique du petitnombre des esprits suprieurs, mais encore lencontre certainement de nombreuses

    aventures attestes de lironie comme celles qui

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    lui advinrent dans les coles cyniques,sceptiques ou stociennes et par lesquelles il luiarrive aussi bien de rejoindre par des voiesoriginales des figures de la modernit

    didentifier sa textualit et sa fonction historique cette politique particulire. Sans doute est-ilindfiniment possible de trouver et de dmontrerde lironie chez Platon. Est-ce dire que celle-lait faire converger tous ses effets dans lesoutien dune politique du petit nombre?

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    V

    Le problme delaRpublique de Platon

    Un des textes, lun parmi dautres, lintrieur duquel se sont nous pour LoStrauss la tradition de lart dcrire oubli,son essentielle ironie et le problme de ce que lapolitique devient partir du lieu de la

    philosophie, est certainement la Rpublique dePlaton. Politique par leffet de sa propre etimposante histoire dans la tradition de laphilosophie politique, cas exemplaire et oublide lart dcrire illustr par Al Frb, paradigmebanal de la difficult des modernes saisir lesimplications politiques du fait mme de laphilosophie, elle illustrerait particulirement lescapacits de cette ironie suprieure lie au faitquil y a une hirarchie naturelle entre leshommes () de parler diffremment des gens

    diffrents que Lo Strauss sapplique rendre

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    visible dans la textualit philosophique commetelle et dans les dialogues platoniciens enparticulier. Reprise sous cet horizon, ellerequerrait dabord dtre lue, comme Nietzsche

    dailleurs lavait dj propos, comme cettedification de toute une cit pour soustraire laformation du philosophe luvre des pres oudautres ducateurs aussi mdiocres, et, en fait,pour russir la politique de cette soustraction. LaRpublique, de fait, ne semble pas sans prterdes arguments pour une telle lecture. Laquestion dune formation du philosophemancipe des pres et du tout-venant desmatres est bien un de ses motifs centraux. Et,aperue la lumire des indications

    straussiennes, elle parat en effet montrercomme un premier travail quelle oprerait dansle livre I, et donc dans ce que Platon au livre II(357 a) nommera son prologue (prooimion), uneprise en charge ironique par la philosophie(Socrate) de linintelligence spontane des pres(Cphale), des fils mal instruits (Polmarque),des matres de rhtorique (Thrasymaque). Ilsemble quil faille dans la Rpublique, avantdengager la vritable recherche (368 b-c),mettre chacun de ces premiers interlocuteurs du

    dialogue sa place au regard de lentreprise

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    proprement philosophique, et, ce faisant, luidonner une certaine interprtation, accorde ce quil peut comprendre, de lenquteproprement socratique. Lun aprs lautre,

    Cphale, Polmarque, Thrasymaque, sontmens vers des points cls du platonisme : lasaisie de la justice (dik) comme dispositionintrieure (dikaiosun), linterrogation au sujet dece (t) quon peut vraiment nommer comme tantle juste (to dikaion), laperception dune vertu ouexcellence (aret) propre lme dont dpendpour chacun son bonheur, etc., et ils le sont parleffet dun change et dune discussion quiscellent en mme temps une figure daccord certains gards assez singulire, puisquelle met

    fin chaque fois la contribution que chacundentre eux peut apporter au dialogue, et quelleconfie en ralit Socrate la poursuite de larecherche. Cphale, Polmarque, Thrasymaquesont conduits un point o, dune certainemanire, ils aperoivent la recherchephilosophique dont Socrate fait lengagement desa vie, et o ils admettent que cette rechercheait lieu et suive son cours. Ils ne donnent certespas cet accord de la mme faon. Cphalesabsente pour aller sacrifier (331 d), et ne

    consent ce qui sest annonc devoir prendre le

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    ton dune discussion philosophique au momento sest introduit le problme de donner unedfinition de la dikaiosunque pour autant quillaisse son fils et les amis de son fils, dans sa

    maison, sengager avec Socrate dans cettediscussion. Polmarque, pour sa part, finitpresque par se dclarer le disciple de Socrate(335 e). Quant Thrasymaque, il ne sembleacquiescer que du bout des lvres (354 a) lalongue justification que Socrate a tent de fairede son choix de vie et de pense. Les modalitsdu consentement donn au genre de propostenu par Socrate sont ainsi diffrentes, maiselles signifient nanmoins des acceptations dufait de la philosophieque Socrate illustre face

    eux. Cphale admet que les belles paroles quiont guid sa vie et qui lui permettent denvisageravec confiance lheure de sa mort pourraienttre apprises et tablies par dautres voies etsous dautres formes une poque o lesjeunes gens semblent se passionner pour desproblmes de dfinition et de discussion dethses. Polmarque, au moment oThrasymaque va violemment intervenir dans ladiscussion, parat tout dispos chercherauprs de Socrate, plutt quauprs des matres

    dont il sest jusqu prsent inspir, les maximes

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    fondes en savoir susceptibles de donnerrgularit et fiabilit aux associations quil dsirenouer au sein de la cit. Et malgr la brutalit deson intervention contre les prtentions dans le

    champ du savoir quil peroit trs bien derrireles manires de Socrate, Thrasymaque se voitcontraint de sapaiser, et de reconnatre qu samanire la philosophie ne serait pas sans avoirelle aussi des titres prsenter au regard delidal, ou dun idal de mme dignit, que celuiquil met en avant et quil fait miroiter aux espritsaffranchis, dune vie excellente, avantageuse,libre, suprieurement heureuse. Chacun desentretiens prliminaires de la Rpubliqueinstitueune figure dacceptation de lentreprise

    proprement philosophique. Ils rappellent que lerel au milieu duquel le propos philosophique a snoncer est un rel dabord tiss par lart devivre des pres, le dsir dinstitution des fils, lascience de la langue des matres, et, sil est bienalors un rsultat du livre I de la Rpublique, cestque cest en quelque sorte face cela,cest--dire dans la maison mme de Cphale etdevant un auditoire qui continue tre composde Polmarque, de Thrasymaque et de quelquesautres (ainsi que lindiquent 449 b, 450 a-b, 498

    c-d), que le long dveloppement des livres II X

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    de la Rpublique va pouvoir apporter auxproccupations et vises poses dans le livre Iune complte rponse. Quelles que soient eneffet les considrations singulires dans

    lesquelles il sengage et semporte au titre de lalogique philosophique quil met en oeuvre, ladmonstration quil opre ne manque pas enmme temps dapporter une rponse auxquestions et certains gards aux problmes devie initialement soulevs : au souci dinstruireavec les mots dune posie vritablement sageet pieuse (Cphale), au dsir de formaliserlassociation politique des hommes(Polmarque), la volont de semparer travers les mots de ltre mme des choses

    (Thrasymaque). La rponse est probablementplus intelligente quil ntait demand, et elleimpose non sans grincements le principe decette intelligence. Mais, dans son aspect formel,elle demeure rigoureusement approprie lintrigue mise en place.

    En mme temps le trop dintelligence decette rponse philosophique est, assezmanifestement, un facteur de dsquilibre dansla Rpublique. Malgr la cohrence de

    lexposition qui veut que la dmonstration de

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    Socrate continue jusqu la fin du livre IX sedonner formellement comme une rponse lathse de Thrasymaque, lampleur delinvestigation ne cesse de creuser lcart par

    rapport aux interlocuteurs et au rel dont elle estpartie. Et il y a bien quelque paradoxe,finalement, maintenir la situation, et imaginerque cest dans la maison de Cphale, devantPolmarque et Thrasymaque, que llucidationphilosophique complte de la question aboutitpar exemple trouver la posie instructive dansune posie sans potes, organiserlassociation politique par rapport la figure dungardien prsent comme celui qui un degrexceptionnel aurait le moins besoin de ce qui

    nest pas lui-mme, donner pour fondementaux oprations que nous menons librement etaudacieusement dans le discours un treimmuable des choses. Cet cart, on le sait,reoit lui-mme une figure dans la Rpublique,celle des frres de Platon Glaucon et Adimante.Ce sont eux qui, larticulation du livre I et desautres livres de la Rpublique, justifientlentreprise de donner une explicationphilosophiquement complte et rigoureuse de laquestion. Ce sont encore eux, qui,

    alternativement, dialoguent avec Socrate tout au

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    long de la dmonstration des livres II X. Et ilest tentant, alors, didentifier en eux des figuresde ce public intelligent, distinct du publicordinaire, dans lequel le discours divis de la

    philosophie possderait ou chercherait atteindre son meilleur et vrai destinataire.

    Et alors que la Rpubliqueparaissait dansle livre I maintenir une part dquivoque, dedistance rsiduelle, bref dironie dans lesrelations que Socrate parvenait nouer avecCphale, Polmarque et Thrasymaque, ellesemble en effet, clairement dans les livressuivants, et peut-tre mme discrtement depuisson dbut, instituer linverse Glaucon et

    Adimante comme interlocuteurs privilgis dudialogue. On peut relever, par exemple, que bienavant que ceux-l prennent le premier rle aprsle tournant du dbut du livre II, ils ne sont pasabsents de la dtermination des situations dediscussion avec les premiers interlocuteurs deSocrate. Le texte platonicien les associeexpressment chacun de ces momentsminemment philosophiques o se dcident etse modifient les rgles du dialogue, ainsi aumoment initial dacceptation de la discussion

    (Glaucon, 327-328), puis celui o il se dcide

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    de conclure lchange avec Thrasymaque dunmouvement positif de rfutation (Glaucon,347-348), enfin ce moment o les deux frresproclament la ncessit de donner entendre le

    discours vritablement persuasif qui fournit lamatire des livres II X (Glaucon et Adimante,357-358). chacun de ces moments, le texteplatonicien recourt des termes assezexactement semblables, manifestementtechniques, et il pose en particulier la figure duncertain auditeur (akouein), quon placerait ensituation de juger (doken) de la valeurpersuasive (peithesthai,peithein) de ce qui sestdit ou pourrait se dire, et, en ce sens, il instituebien alors quelque chose comme un double

    discours de la philosophie (un double discoursde Socrate), argumentant dun ct aveclinterlocuteur propre lchange en cours,donnant dun autre ct voir et juger cetteargumentation par des spectateurs-auditeurs delchange.

    Dans cette perspective, il y a peut-tre unpassage du discours de Glaucon introduisant la clbre reprise du livre II qui mrite en

    particulier dtre pleinement soulign. Glaucon,

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    ce moment, invite Socrate couter et juger son tour : akouson kai emou, ean soi tauta dok( coute-moi mon tour, pour voir si lesmmes choses tapparaissent358 b). Un court

    instant, il linstalle lui aussi la place dunspectateur-auditeur. Il lui donne entendre quoi aurait pu ressembler de la part deThrasymaque une argumentation plusvigoureuse que ce que celui-l a dit, et il luidemande de produire une rponse qui saurait setenir la hauteur de cette argumentationrenforce. Il cre une situation o il donne entendre Socrate, une place despectateur-auditeur quil lui fait brivementoccuper, la faon dont lui-mme en tant que

    spectateur-auditeur des changes qui ont eu lieusouhaiterait lentendre argumenter : pithumgar akousa ( car je dsire entendre 358 b).Et, ce faisant, il tend en ralit dplacer toutela discussion vers le point de vue duspectateur-auditeur. Il suggre en quelque sortequ la suite des changes rels, qui, sous lesyeux de spectateurs-auditeurs, ont montrlargumentation philosophique aux prises ave