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Douleurs, 2005, 6, 2 97 VOTRE PRATIQUE Douleur et souffrance au Paradis Sylvie Batier (1) (photo), Michel Delamare (2) , Charles Gibert (3) , Frédéric Pidou (4) La douleur est intemporelle et univer- selle ; sous toutes ses formes, elle tra- verse les siècles et la planète et est avec la mort le dénominateur commun de l’humanité. Douleur du corps ou blessures de l’âme, autant de maux qui entraînent les patients à la recher- che d’un soulagement. Le 20 e siècle est marqué, du moins dans nos socié- tés occidentales, par la censure de la mort, cette règle du non dit, des faux semblants, qui empêche l’Homme d’expri- mer ce qui lui reste d’humanité : ses émotions, ses craintes, ses doutes et ses souffrances. Nous voyons en consultation des patients qui n’ont d’autre choix que de montrer leur douleur plutôt que de dire leur souf- france. Cette quête du bien être les emmènent, pour certains, vers un ailleurs mythique, une sorte de terre promise sans souffrance, une terre dont la seule évocation du nom invite au rêve du paradis : Tahiti [1]. Douleur et souffrance au Paradis, ce titre sonne comme un paradoxe. Nous ren- controns dans notre consultation des patients douloureux chroniques que l’errance, qu’elle soit médicale ou non, à la recherche d’un mieux être, a conduits vers ces îles du bout du monde. Ils emmènent avec eux, souvent à leur insu, ce fardeau douloureux qu’ils sont tellement désireux d’alléger parce que tout le monde le sait, le paradis est à Tahiti. Et puis, la réalité balaye le mythe. Nombre de nos patients sont confrontés à des difficultés d’adaptation bien réelles, d’autant plus cruelles que rien ne les avaient préparés à l’hostilité et qu’un interdit leur ôte le droit de le dire. Est-il possible de souffrir à Tahiti ? Bien entendu non, et moins encore dans l’esprit de ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Les européens installés en Polynésie, à défaut de pouvoir exprimer un mal être commun à tous les expatriés que l’on nomme mal du pays ou nostalgie, développent au fil de leur séjour une symptomatologie douloureuse chronique diverse (migraines, lombalgies, colopathie, tendinopathies). Une souffrance, consciente ou non, exprimée ou pas, est le plus souvent à l’origine d’un départ pour « le bout du monde ». La raison évoquée spontanément par les patients est très variable, professionnelle le plus souvent : mutation, plan de carrière, le goût des voyages ou de l’aventure, une occasion inespérée à ne pas rater, la « chance de sa vie » avec dans tous les cas l’espoir de trouver enfin « l’Éden » rêvé. Dans les conversations, le discours sonne faux : « je suis tombé amoureux de la Polynésie, j’ai trouvé ce que je cherchais, je suis devenu polynésien ». Cela est vrai pour un certain nom- bre, minoritaire et qui n’encombrent pas les consultations. Pour d’autres beaucoup plus nombreux, derrière les appa- rats joyeux du début du séjour, se cache une autre réalité. Nous retrouvons en consultation des patients perdus dans le Pacifique Sud, sous des latitudes tellement éloignées de leur environnement originel, culturel, éducatif, climatique que certains d’entre eux y perdent jusqu’à leur propre iden- tité. Le leurre est double. Après avoir réalisé que le paradis n’était pas à Tahiti, les européens se laissent tromper par une illusion de liberté due à l’éloigne- ment. Loin de leur repères, seuls ou en famille, ils oublient ce qui jusque là a guidé leurs pas. Ils plongent allègrement sans aucune méfiance dans un rêve éveillé avec cette illusion que tout est plus facile, que tout devient possible. Cette allégresse est renforcée par l’impression d’absence de rythme, de tempo- ralité. Les saisons en Europe obligent à une adaptation per- manente des comportements. À Tahiti, l’été est permanent, le temps de l’oisiveté et du farniente sans fin : « Le paradis est-il autre chose qu’une éternité d’ennui ? » [1]. Un être humain grandit, se construit et devient un homme en résonance avec son environnement. L’échange culturel est une chance et l’occasion d’un enrichissement unique mais échanger n’est pas fusionner. De la fusion peut naître la confusion et le risque de voir apparaître un malaise, un état anxieux, la décompensation d’une psychopathologie sous-jacente accompagnée de son cortège de symptômes corporels. Car s’il est aisé de partir, c’est une toute autre histoire que d’arriver. Lorsqu’ils arrivent sous les tropiques pour y vivre, les euro- péens sont trompés par l’idée qu’ils s’en font qui fige toute pensée objective en une sorte de fascination étrange [2]. La Polynésie Française est située à 20 000 km de la Métro- pole, autant dire à l’autre bout de la terre, perdue dans le 1. Médecin généraliste, Papeete, Tahiti. 2. Psychiatre, Papeete, Tahiti. 3. Médecin acupuncteur, Papeete, Tahiti. 4. Kinésithérapeute, Papeete, Tahiti. S’il est aisé de partir, c’est une toute autre histoire que d’arriver.

Douleur et souffrance au paradis

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V O T R E P R A T I Q U E

Douleur et souffrance au Paradis

Sylvie Batier

(1)

(photo), Michel Delamare

(2)

, Charles Gibert

(3)

, Frédéric Pidou

(4)

La douleur est intemporelle et univer-selle ; sous toutes ses formes, elle tra-verse les siècles et la planète et estavec la mort le dénominateur communde l’humanité. Douleur du corps oublessures de l’âme, autant de mauxqui entraînent les patients à la recher-che d’un soulagement. Le 20

e

siècleest marqué, du moins dans nos socié-

tés occidentales, par la censure de la mort, cette règle dunon dit, des faux semblants, qui empêche l’Homme d’expri-mer ce qui lui reste d’humanité : ses émotions, ses craintes,ses doutes et ses souffrances. Nous voyons en consultationdes patients qui n’ont d’autre choix que de montrer leurdouleur plutôt que de dire leur souf-france. Cette quête du bien être lesemmènent, pour certains, vers un ailleursmythique, une sorte de terre promisesans souffrance, une terre dont la seuleévocation du nom invite au rêve duparadis : Tahiti [1].Douleur et souffrance au Paradis, ce titresonne comme un paradoxe. Nous ren-controns dans notre consultation des patients douloureuxchroniques que l’errance, qu’elle soit médicale ou non, à larecherche d’un mieux être, a conduits vers ces îles du boutdu monde. Ils emmènent avec eux, souvent à leur insu, cefardeau douloureux qu’ils sont tellement désireux d’allégerparce que tout le monde le sait, le paradis est à Tahiti.Et puis, la réalité balaye le mythe. Nombre de nos patientssont confrontés à des difficultés d’adaptation bien réelles,d’autant plus cruelles que rien ne les avaient préparés àl’hostilité et qu’un interdit leur ôte le droit de le dire. Est-ilpossible de souffrir à Tahiti ? Bien entendu non, et moinsencore dans l’esprit de ceux qui n’y ont jamais mis les pieds.Les européens installés en Polynésie, à défaut de pouvoirexprimer un mal être commun à tous les expatriés que l’onnomme mal du pays ou nostalgie, développent au fil de leurséjour une symptomatologie douloureuse chronique diverse(migraines, lombalgies, colopathie, tendinopathies). Unesouffrance, consciente ou non, exprimée ou pas, est le plus

souvent à l’origine d’un départ pour « le bout du monde ».La raison évoquée spontanément par les patients est trèsvariable, professionnelle le plus souvent : mutation, plan decarrière, le goût des voyages ou de l’aventure, une occasioninespérée à ne pas rater, la « chance de sa vie » avec danstous les cas l’espoir de trouver enfin « l’Éden » rêvé. Dans lesconversations, le discours sonne faux : « je suis tombéamoureux de la Polynésie, j’ai trouvé ce que je cherchais, jesuis devenu polynésien ». Cela est vrai pour un certain nom-bre, minoritaire et qui n’encombrent pas les consultations.Pour d’autres beaucoup plus nombreux, derrière les appa-rats joyeux du début du séjour, se cache une autre réalité.Nous retrouvons en consultation des patients perdus dansle Pacifique Sud, sous des latitudes tellement éloignées de

leur environnement originel, culturel,éducatif, climatique que certains d’entreeux y perdent jusqu’à leur propre iden-tité. Le leurre est double. Après avoirréalisé que le paradis n’était pas à Tahiti,les européens se laissent tromper parune illusion de liberté due à l’éloigne-ment. Loin de leur repères, seuls ou enfamille, ils oublient ce qui jusque là a

guidé leurs pas. Ils plongent allègrement sans aucuneméfiance dans un rêve éveillé avec cette illusion que toutest plus facile, que tout devient possible. Cette allégresse estrenforcée par l’impression d’absence de rythme, de tempo-ralité. Les saisons en Europe obligent à une adaptation per-manente des comportements. À Tahiti, l’été est permanent,le temps de l’oisiveté et du farniente sans fin : « Le paradisest-il autre chose qu’une éternité d’ennui ? » [1].

Un être humain grandit, se construit et devient un hommeen résonance avec son environnement. L’échange culturelest une chance et l’occasion d’un enrichissement uniquemais échanger n’est pas fusionner. De la fusion peut naîtrela confusion et le risque de voir apparaître un malaise, unétat anxieux, la décompensation d’une psychopathologiesous-jacente accompagnée de son cortège de symptômescorporels. Car s’il est aisé de partir, c’est une toute autrehistoire que d’arriver.

Lorsqu’ils arrivent sous les tropiques pour y vivre, les euro-péens sont trompés par l’idée qu’ils s’en font qui fige toutepensée objective en une sorte de fascination étrange [2].La Polynésie Française est située à 20 000 km de la Métro-pole, autant dire à l’autre bout de la terre, perdue dans le

1. Médecin généraliste, Papeete, Tahiti.2. Psychiatre, Papeete, Tahiti.3. Médecin acupuncteur, Papeete, Tahiti.4. Kinésithérapeute, Papeete, Tahiti.

S’il est aisé de partir, c’est une toute autre histoire

que d’arriver.

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Pacifique Sud. On dit ici que « l’on a la tête à l’envers ». Lesimmigrés sont les

popa’a

blancs de peau

»). Ils croient,parce qu’on leur a dit, que Tahiti, Territoire d’Outre Mer oùl’on parle le français, est un petit bout de France. Il estimportant malgré les apparences de sentir très vite queTahiti, ce n’est pas la France. La deuxième étape d’uneadaptation réussie est peut être le questionnement. « Pour-quoi ai-je mis 2 océans et 2 continents entre moi et le paysqui m’a vu naître pour rejoindre ces terres lointaines oùtout est différent ? ».

Par notre observation, nous tenterons de répondre à plu-sieurs questions :

Le syndrome douloureux chronique peut-il être dans cer-tains cas l’expression d’une souffrance non dite communeà beaucoup d’expatriés : la nostalgie [3-6] ?

Quelle place doit tenir cet événement de vie que constituele départ pour l’autre bout du monde dans une démarchepsychothérapeutique ?

L’amélioration des patients passe-t-elle par un questionne-ment sur le sens de ce choix de vie à Tahiti ?

Il est utile ici de rappeler qu’en Polynésie le système de soinet de protection sociale est comparable à celui de la métro-pole. Tous les praticiens de la consultation de la douleursont métropolitains. Leur pratique professionnelle sur leterritoire est ancienne (entre 10 et 20 ans).

MÉTHODES DE TRAVAIL

Tous les patients seront vus plusieurs fois par le médecingénéraliste. Il leur expliquera le principe d’une prise encharge pluridisciplinaire et le rôle de chaque thérapeute,reviendra sur le parcours médical du patient (1), puis feraune première évaluation de la douleur et de son retentisse-ment selon les questionnaires de l’ANAES (2) [7].

En fonction du diagnostic, ils seront ensuite orientés vers lemédecin acupuncteur et/ou le kinésithérapeute.

Il sera proposé à tous les patients une rencontre avec le psy-chiatre.

Au cours de réunions, nous évoquerons tous ensemble lespatients douloureux chroniques en présence du psychiatre,qu’il ait vu ou non les patients, de façon à décider d’uneattitude commune. Une synthèse de cette prise en chargesera faite (3) ainsi qu’une analyse du discours relatif à leurvie à Tahiti (4).

Enfin nous analyserons les questionnaires d’évaluationaprès le suivi par l’équipe (5).

PRÉSENTATION DE NOTRE EFFECTIF

Nous suivrons 21 patients douloureux chroniques (la plusjeune a 28 ans et le plus âgé 72 ans) dont 17 ont pris

contact d’eux-mêmes avec la consultation de la douleur.Quatorze femmes, 7 hommes. Quatre sont retraités. Sixpatients travaillent dans le secteur de la santé (un médecin,2 infirmières, une aide soignante, un prothésiste dentaire,une ergothérapeute), 2 enseignants, 4 employés de bureau,3 travailleurs du bâtiments, 1 pilote d’avion, une patientesans profession. Sur les 17 patients, 4 ont des professionsqui impliquent le port de charges ou la manutention.

Parcours médical avant la prise en charge par l’équipe de la consultation de la douleur

Sur 21 patients, 11 présentent un tableau de lombalgie oulombosciatalgie chronique, 3 ont des tendinopathiesmultiples, 2 maladies migraineuses, une névralgie du nerfglosso-pharyngien, une colopathie fonctionnelle, des dou-leurs testiculaires étiquetées psychogènes, une patiente ades hémicrânies, une a des douleurs neuropathiques séquel-laires de radiothérapie. Pour les 21 patients, quel que soitle diagnostic lésionnel, il apparaît que l’apparition ou l’aug-mentation de l’intensité du syndrome douloureux corres-pond chronologiquement à un évènement de vie(problèmes familiaux, professionnels, environnemental,deuil, maladie).

Pour 17 patients, les consultations médicales ont été nom-breuses associant examens complémentaires, traitementsmédicamenteux non satisfaisants aux dires des patients. Sur11 lombalgiques, 5 ont subi une arthrodèse et sont venusconsulter pour des douleurs chroniques post opératoires, 5ont bénéficié d’infiltrations. Dans tous les cas, les traite-ments médicamenteux n’ont entraîné aucune amélioration,aucun patient n’avait bénéficié d’une prise en charge glo-bale, d’une prise en compte des évènements de vie et de lacomposante émotionnelle des douleurs. Les 2 patientesmigraineuses n’ont jamais consulté et se traitent par auto-médication.

Évaluation de la douleur et de son retentissement lors de la première consultation avec le médecin généraliste (données recueillies à partirdes questionnaires d’évaluation de l’ANAES [7])

L’intensité de la douleur, après évaluation par l’ÉchelleVisuelle Analogique (EVA), est supérieure ou égale à 7/10pour 14 patients sur 21 avec, pour 7 patients, une douleurqui évolue depuis plus de 2 ans. Le retentissement émotion-nel est majeur pour 18 patients selon les questionnairesHAD de l’ANAES et selon leurs dires. Pour 10 d’entre euxsur le mode anxieux, 8 sur le mode dépressif (score HAD> 11). Pour les 21 patients, la douleur a un retentissementimportant sur la vie quotidienne (perturbe la qualité de la viepour tous les patients, 7 patients craignent que les douleurssoient liées à une maladie grave, 9 patients sont conscientsde la composante psychologique de leur douleur). Parmi les

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facteurs susceptibles d’atténuer les douleurs, les antalgi-ques des 3 paliers de l’OMS sont rarement efficaces, despsychotropes ont été prescris pour 3 patients, la kinésithé-rapie, la relaxation et les occasions de détente améliorentles symptômes pour 18 patients.

Au total, le syndrome douloureux évolue depuis plus de1 an pour 14 patients depuis plus de 2 ans pour 7 patients,l’intensité de la douleur est évaluée à plus de 7/10 enmoyenne pour 14 patients avec un retentissement impor-tant tant sur le plan émotionnel que dans la vie quotidienneet une prise en charge inefficace.

Prise en charge à la consultation de la douleur

Les premières consultations se font avec le médecin géné-raliste. Elles seront à chaque fois et pour chaque patientd’une durée de 45 minutes et consacrées à faire la synthèsedes consultations précédentes, des examens complémen-taires, à refaire le point avec le patient sur les diagnosticsévoqués par les praticiens, ce qui a été compris par lui, cequ’il a entendu et lu sur les comptes rendus d’examensnotamment, ce qu’il pense de sa douleur et de son retentis-sement, les différents traitements suivis, leur efficacité etleur tolérance.

C’est aussi l’occasion de revenir sur le contexte familial,professionnel, social, les conditions de vie géographiquesou matérielles, les évènements de vie traumatisants sourcede « rupture », les raisons d’une installation en Outre Mer.

Nous tenterons de faire préciser au patient ses attentes etde mieux mettre à jour l’éventuelle demande masquée parla plainte douloureuse. Ces entretiens vont permettrentd’instaurer une relation de confiance et de faire prendreconscience aux patients de la complexité d’une douleurchronique, de l’intrication plurifactorielle et de l’amener àaccepter le principe d’une prise en charge pluridisciplinaire[4, 5].

Nous proposerons aux 21 patients une rencontre avec lepsychiatre. Onze refuseront, 1 bénéficie d’un suivi psycho-thérapeutique à l’extérieur, 9 patients sur 21 seront finale-ment vus en consultation par le psychiatre de l’équipe, 3 enconsultation d’évaluation et 6 seront suivis en psychothéra-pie (dont 5 femmes). Un seul homme poursuit une psycho-thérapie. Il s’agit d’une douleur neuropathique qui s’estdéveloppée dans les suites d’un séjour dans un service deréanimation, vécu sur un mode traumatique. Cette douleurqu’aucune thérapeutique ne modifie, structure et infiltretout le vécu de notre patient s’intégrant dans une névrosetraumatique de guerre ancienne qui s’est réactivée l’ame-nant à vivre la nuit dans son activité onirique, le jour à tra-vers une quête quérulente. Un suivi très régulier, metl’équipe à la place de témoin de cette souffrance et faitréfléchir les soignants sur le « masochisme gardien de la

Vie » et le vieil adage systémique « faites quelque chosepour moi, mais surtout ne faites rien !!! » [8, 9].

Deux patientes ont bénéficié d’un traitement antidépres-seur de courte durée. Celui ci n’est prescrit que dans unsecond temps. Pourquoi cet « agi » ? En réunion pluridisci-plinaire, il est apparu que lors du remaniement entraîné parun travail psychothérapique centré sur l’activité onirique detype traumatique, la douleur physique a été associée à laperte, au deuil jusque là impossible, pour l’une d’un enfant,conçu dans le cadre d’une procréation médicalement assis-tée, mort in utero la veille de l’accouchement et pourl’autre d’un conjoint qui s’était suicidé quelques annéesauparavant. La chimiothérapie proposée semblait servir de« contenant » à l’efflorescence thymique et à tout son cor-tège auto agressif, tout en permettant la continuité du tra-vail élaboratif et la prise en charge par l’équipe.

Que la douleur chronique soit

sine materia,

liée à uneépine irritative somatique, dans le cadre de séquelles detraumatismes psychiques de guerre ou autre, elle est carac-térisée par une « effraction » [10, 11]. Une de nos patientesévoque ses « crises » glosso-pharyngiennes comme une« intrusion » dans l’espace interne : « quelque chose del’extérieur qui rentre en moi puis cela ressort. Je suiscomme habitée » puis laisse une impression de sédation, de« vide ». Crise douloureuse orgastique, qui renvoie à la« douleur de nature exquise » décrite dans notre séméiolo-gie médicale. Dans le discours de la patiente, elle est asso-ciée à l’accouchement d’un enfant idéalisé mais aussi à la« belle épisiotomie qu’elle a subie » et à ce qu’elle a éprouvé« lorsqu’on lui ouvrait sa chair ». Enfant oedipien qui trèspeu de temps après sa naissance a été gravement malade aupoint que le pronostic vital a été engagé. Ce qui l’a désignéecomme une « mauvaise mère » notamment aux yeux de sonbeau père par ailleurs anesthésiste et qui a fait le « voyage »pour « faire » lui-même la péridurale à sa « belle fille ». Aprèsun long parcours médical qui l’a ramenée quelques tempsen Métropole, elle arrête toute la chimiothérapie pourentreprendre une psychothérapie. Au bout d’une annéed’entretiens centrés sur les éléments que nous venonsd’évoquer, les douleurs se sont estompées pour disparaître.Dernièrement, elle reprend rendez vous en urgence. Letableau douloureux est « réapparu », au même moment elleapprend qu’elle est enceinte !

La marque sur le corps, le surinvestissement de la localisa-tion douloureuse assure le rôle de pare-excitation [12]. Ellepeut être inscrite dans le corps. L’une porte un piercing àl’oreille gauche par ailleurs dénommée « zone gâchette »,l’autre s’est faite un tatouage typiquement polynésien (dontle motif est une « raie manta » (« mentale ? ») de toute larégion lombaire dont elle souffre régulièrement et qui a toutesles apparences de la ceinture lombaire qu’elle portait à sonarrivée sur le territoire.

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Douze patients sur 21 bénéficieront d’une prise en chargeen acupuncture au sein de l’équipe. Pour 8 patients, l’amé-lioration symptomatique est nette, exprimée par 7 patientspour lesquels un suivi régulier est réalisé par l’équipe. Lerésultat semble d’autant plus satisfaisant que la composanteaffectivo émotionnelle de la douleur est marquée(5 patients suivent dans le même temps une psychothéra-pie), et que le patient ne bénéficie pas de traitement parpsychotropes. Le rôle de l’acupuncture dans le renforce-ment des contrôles inhibiteurs supra spinaux n’est plus àdémontrer [13].

Quinze patients seront pris en charge par les kinésithéra-peutes de la consultation. Pour 8 d’entre eux, sont asso-ciées la kinésithérapie et la relaxation, pour 5 patients de lakinésithérapie seule, 2 patients ont de la relaxation seule.Trois sont suivis en externe. Le massage et la relaxationsont, dans notre expérience, des thérapeutiques à média-tion corporelles apparaissant comme indispensables à laprise en charge de la douleur. Le patient a mal dans soncorps, c’est par là qu’il s’exprime et c’est d’abord par làqu’il demande à être soulagé. Le toucher est aussi unemanière de rentrer en relation avec un corps souffrant etd’offrir au patient un autre moyen d’exprimer ses émotions,d’établir une relation de confiance. La kinésithérapie l’aideà accepter de jouer un rôle actif dans la prise en charge, lepatient est guidé, accompagné par le thérapeute et appren-dra progressivement à se passer de lui, à ne plus considérerun corps disloqué mais intégré pleinement à une personneglobale ou l’interaction somato-psychique est permanente[14, 15].

Éléments du discours du patient relatif à sa vie à Tahiti

Nous reviendrons à chaque consultation sur les motivationset les circonstances de l’installation à Tahiti. Les conditionsde vie en Polynésie, matérielles et environnementales, la viefamiliale et professionnelle, la vie sociale et les loisirs. Aufils des entretiens, des liens apparaissent entre l’installationd’une douleur chronique et des difficultés d’adaptation nonexprimées au début de la prise en charge.

Dans notre observation, il apparaît pour 19 patients sur 21des difficultés d’adaptation liées à l’environnement, l’éloi-gnement, le décalage culturel, la désillusion qui pour cer-tains est suivi de rancune et de rejet envers les îles et leurshabitants. Ces difficultés n’apparaissent jamais d’embléedans le discours des patients avec souvent même un paysidéalisé, l’idée que les difficultés antérieures seront atté-nuées par une destination mythique.

Évoquant les circonstances de départ, 7 patientes ont suivileur conjoint sur une mutation. Les motivations qui appa-raissent sont le plus souvent professionnelles. D’autres élé-

ments ayant influencé le départ, non exprimés dans unpremier temps, se révèleront au cours des entretiens

(difficultés familiales, carences affectives, passé traumatique)avec toujours le secret espoir de colmater les brèches àTahiti ou de repartir de zéro. Les difficultés sont plus netteschez des patients plus jeunes dont la durée de séjour enPolynésie est courte (2 à 3 ans).

Enfin, le point commun de tous les entretiens est un pas-sage obligatoire par l’évocation du retour dans le pays d’ori-gine que tous ont quitté pour « la Belle Cythère », mais quiprend les couleurs de l’enfer sous le joug de la douleurchronique. Cette coloration nostalgique imprègne toutesles prises en charge par l’équipe. « La nostalgie est un refusdu deuil et un meurtre constamment renouvelé » (M. Ney-raut

De la nostalgie,

1968). Cela ne renforce-t-il pas demanière plus spécifique sur notre Territoire la corrélationsouvent retrouvée par ailleurs, entre les décès, les pertes detout ordre et l’installation de la douleur dans le corps ?

Évolution observée après un suivi par l’équipe pluridisciplinaire

Sur 21 patients, 2 ont arrêté la prise en charge, les 19 autresont accepté le principe de la prise en charge pluridiscipli-naire. La durée s’est étalée entre 3 mois et 2 ans. L’amélio-ration des symptômes a été constatée chez 20 patients,parallèlement à une remise en question des comportementsfamiliaux, sociaux, professionnels et amicaux, l’occasiond’un questionnement sur la vie à Tahiti. Les 19 patients quenous avons suivis ont retrouvé un équilibre bien compro-mis en début de prise en charge. Les entretiens successifsavec les différents praticiens de la consultation leur ont per-mis d’établir des liens entre symptômes et évènements devie, douleur, rupture et départ, de modifier leur regard surleur terre d’accueil et d’évoquer avec leur entourage et lesmembres de l’équipe leur nostalgie du pays d’origine, defaçon à rétablir une continuité bien nécessaire.

CONCLUSION

Notre observation a consisté à suivre sur une durée compriseentre 3 mois et 2 ans, 21 patients douloureux chroniquesoriginaires de Métropole expatriés en Polynésie. Les entre-tiens, en reconstituant l’histoire médicale et géographiquede ces patients, ont permis d’établir un lien entre le vécudouloureux dans le corps et les difficultés d’adaptation nonexprimées, elles mêmes parfois à l’origine de réactivationde traumatismes anciens. L’évocation du « retour » avec lespraticiens leur a permis de rétablir une continuité par rap-port à leurs origines et leur histoire en y intégrant cet épi-sode polynésien et de poser sur Tahiti un regard plusobjectif. La souffrance ainsi verbalisée peut être l’occasion

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de l’expression de soi en s’interrogeant sur ce départ auxantipodes et sur le sens qu’il convient de lui donner.

Tahiti, lointaine, mythique et française est un danger lorsqueau bout du voyage, le sujet se retrouve face à lui même,dans un environnement souvent hostile, privé de ce quejustement il fuyait, sa quotidienneté, ses liens sociaux etfamiliaux, qui structuraient son identité. Le « bout dumonde » peut aussi être un défi : celui d’une émigrationréussie qui consiste pour l’expatrié à modifier l’enveloppetout en tâchant de préserver intact l’identité du noyau.

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Résumé

Lors du suivi, par une équipe de thérapeutes formés à cette priseen charge, de patients expatriés en Polynésie et souffrant de dou-leurs chroniques, il est apparu que le syndrome douloureux chro-nique pouvait être dans certains cas l’expression d’une souffrancenon verbalisée et commune à beaucoup d’expatriés : la nostalgie.Ces patients ont d’autant plus de mal à exprimer leurs difficultésqu’ils sont persuadés d’avoir rejoint « le paradis ».

Nous avons suivis 21 patients originaires de métropole sur une du-rée de 2 ans. L’équipe, comprenant un médecin généraliste, un mé-decin acupuncteur, un psychiatre et un kinésithérapeute, a choisid’emblée une démarche somato-psychique proposant rapidementà chaque patient une rencontre avec le psychiatre. Les entretiensinitiaux, souvent longs, permettent de faire le point sur le parcoursdes patients (évènements de vie et circonstances ayant motivé leurdépart à « l’autre bout du monde »), d’évaluer avec soin la douleuret son retentissement grâce aux questionnaires de l’ANAES, deprendre en compte la plainte corporelle tout en permettant pro-gressivement au patient d’exprimer une souffrance cachée liée à

son éloignement et pourtant bien légitime. Des réunions régulièresentre les somaticiens et le psychiatre ont permis d’analyser enéquipe le discours des patients, leur évolution et de recadrer laprise en charge.La souffrance verbalisée et la prise en compte de la douleur corpo-relle ont permis aux patients expatriés de poser un regard plus ob-jectif sur Tahiti, ce qui passe toujours par l’évocation du retour versle pays d’origine.

Mots-clés :

syndrome douloureux chronique, paradis, nostalgie,prise en charge pluridisciplinaire.

Summary: Suffering and pain in paradise

Caring for metropolitan French patients with chronic pain inPolynesia raises specific problems concerning non-expressed suf-fering, particularly nostalgia. The difficulty these patients havein expressing their suffering is related in part to their impressionof having reached “paradise”.We followed 21 metropolitan patients for a period of two years.The care team included a general practitioner, an acupuncteur,a psychiatrist, and a physical therapist who used a somatopsy-chic approach allowing rapid contact with the psychiatrist. Theinitial consultations were often long, allowing the team to gatherinformation on the patient’s life (life events, circumstances lead-ing to their displacement to “the end of the world” and to care-fully evaluate the pain and its impact (ANAES questionnaires).The patient was progressively invited to express not only thebodily complaint but also hidden sufferings related to his/herdisplacement. The patient’s expression of suffering as it evolvedwere discussed during regular meetings between the somaticiansand the psychiatrist in order to better adapt care.Open expression of suffering and acknowledgement of bodilypain enabled these displaced persons to consider Tahiti more ob-jectively, with the inevitable corollary of returning to metropoli-tan France.

Key-words:

chronic pain, paradise, nostalgia, pluridisciplinarycare.

Tirés à part : S. BATIER,Résidence Manoirs de Maupertuis

1, allée des étangs38240 Meylan.

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