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Au risque du "scientifiquement correct" Roger-Pol Droit Le Monde, 30 septembre 1997, page 27. Finie la rentrée des classes. Déjà les premiers devoirs. Les nouveaux maîtres rendent les copies. Elles sont barrées de rouge, couvertes de points d’exclamation, surchargées de verdicts dans appels : " faux ", " erreur ", " absurde ", " à revoir ". Visiblement, la classe est nulle. Le niveau en maths est très bas, en physique il est indigne. La plupart des notions élémentaires ne sont pas acquises. L’élève Kristeva (Julia), sur Cantor, a tort, elle ne comprend rien au continu ni à l’axiome de choix. Appréciation sur sa copie : " Ne comprend manifestement pas toujours la signification des termes quelle emploie. " Chez les filles, toujours, Irigaray (Luce) " ne comprend pas la nature des problèmes physiques et mathématiques qui se posent en mécanique des fluides ". Les garçons ne sont pas plus brillants : l’élève Lacan (Jacques) croit épater ses camarades en prétendant connaître ses tores, ceux que la topologie étudie ; il ne fait qu’étaler sa suffisance et ses insuffisances, confond les nombres rationnels et les nombres imaginaires, affirme sans démontrer et fait rire. Latour (Bruno) se vante étourdiment d’avoir compris Einstein ; Baudrillard (Jean) saupoudre ses banalités de termes scientifiques mal digérés ; Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix) au fond de la classe, tiennent des propos que les nouveaux maîtres jugent incompréhensibles, tandis que le jeune Virilio (Paul) confond vitesse et accélération. Bref cette petite horde n’est qu’une nuée de cancres. De l’ordre, halte au chahut ! Textes en mains, citations à l’appui, Sokal et Bricmont s’emploient à confondre tous ces prétendus imposteurs, et entreprennent de montrer que, comme ils disent, " le roi est nu ". Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Il semble bien que dans cette entreprise démystificatrice quelque chose cloche. Pour le comprendre, il faut démêler certains fils que les polémiques ont commencé à nouer. Comptes américains Constatons d’abord que les deux scientifiques ont collecté un bêtisier impitoyable et réjouissant, conforme à la loi du genre. On apprend grâce à eux que certains auteurs français, parmi les plus renommés en sciences

Droit - Au Risque Du Scientifiquement Correct

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Au risque du "scientifiquement correct"

Roger-Pol DroitLe Monde,30 septembre 1997, page 27.Finie la rentre des classes. Dj les premiers devoirs. Les nouveaux matres rendent les copies. Elles sont barres de rouge, couvertes de points dexclamation, surcharges de verdicts dans appels: "faux", "erreur", "absurde", " revoir". Visiblement, la classe est nulle. Le niveau en maths est trs bas, en physique il est indigne. La plupart des notions lmentaires ne sont pas acquises. Llve Kristeva (Julia), sur Cantor, a tort, elle ne comprend rien au continu ni laxiome de choix. Apprciation sur sa copie: "Ne comprend manifestement pas toujours la signification des termes quelle emploie." Chez les filles, toujours, Irigaray (Luce) "ne comprend pas la nature des problmes physiques et mathmatiques qui se posent en mcanique des fluides".

Les garons ne sont pas plus brillants: llve Lacan (Jacques) croit pater ses camarades en prtendant connatre ses tores, ceux que la topologie tudie; il ne fait qutaler sa suffisance et ses insuffisances, confond les nombres rationnels et les nombres imaginaires, affirme sans dmontrer et fait rire. Latour (Bruno) se vante tourdiment davoir compris Einstein; Baudrillard (Jean) saupoudre ses banalits de termes scientifiques mal digrs; Deleuze (Gilles) et Guattari (Flix) au fond de la classe, tiennent des propos que les nouveaux matres jugent incomprhensibles, tandis que le jeune Virilio (Paul) confond vitesse et acclration.

Bref cette petite horde nest quune nue de cancres. De lordre, halte au chahut!

Textes en mains, citations lappui, Sokal et Bricmont semploient confondre tous ces prtendus imposteurs, et entreprennent de montrer que, comme ils disent, "le roi est nu". Quest-ce que cela signifie au juste? Il semble bien que dans cette entreprise dmystificatrice quelque chose cloche. Pour le comprendre, il faut dmler certains fils que les polmiques ont commenc nouer.

Comptes amricainsConstatons dabord que les deux scientifiques ont collect un btisier impitoyable et rjouissant, conforme la loi du genre. On apprend grce eux que certains auteurs franais, parmi les plus renomms en sciences humaines, ont crit de grosses btises sur des questions scientifiques quils matrisent mal. "OK, but so what?", dirait-on en VO, ce qui donne en franais moins sommairement: "Je vous laccorde, mais quen conclure?". Que prouve ce relev des contresens? Doit-on seulement tirer cette leon: nos honorables crateurs de thories psychanalytiques ou de concepts philosophiques auraient mieux fait de ne pas se hasarder commenter le thorme de Gdel, la physique quantique ou la logique propositionnelle, vu que, en effet, ils ny connaissent pas grand-chose? Ou bien sagit-il de montrer que leurs bourdes en maths les disqualifient en philo, que leurs ignorances en sciences physiques les transforment en imposteurs dans tout travail thorique en sciences humaines?

Lambigut du livre de Sokal et Bricmont tient au fait que la rponse ces questions napparat pas clairement. Tantt les auteurs insistent sur le fait queux-mmes ne sont comptents quen maths et en physiques, ne relvent que les erreurs commises dans ces domaines, ne jugent pas loeuvre entier des penseurs incrimins. A dautres moments, les deux scientifiques affirment que les thoriciens quils mettent en cause sont bien des imposteurs: ils auraient appuy dlibrment leurs dmonstrations en sciences humaines sur des assertions scientifiquement fausses ou approximatives. Dautres fois encore, Sokal et Bricmont insinuent que le niveau consternant des connaissances en physique permet de douter de la validit thorique de lensemble. Le flou sur ce point important est fcheux. Pour pouvoir proclamer que "le roi est nu", il est ncessaire que ce roi ait rellement prtendu se parer des plumes des sciences, si lon peut oser cette expression. Deleuze, par exemple, na jamais rellement pris appui sur des donnes scientifiques pour laborer ses inventions philosophiques. Baudrillard, lui non plus, ne prtend pas fonder ses analyses sur des concepts ou des donnes scientifiques.

Dun canular intressant et instructif, Sokal passe avec Bricmont un projet plus ambitieux: attaquer la drive antirationaliste de la pense "post-moderne" franaise, combattre le relativisme dominant sur les campus amricains, restaurer une thique de largumentation intellectuelle, rendre un sens aux politesses lmentaires de la pense (savoir de quoi on parle, refuser de [] largument dautorit, etc.). L encore, trop de fils sont emmls. La pense "post-moderne" nexiste pas. Ce nest quune tiquette aux contours vagues, o lon a tent de regrouper des oeuvres incompatibles et tout fait antagonistes, comme celles de Lacan et celle de Deleuze.

Cette dmarche, qui parat absurde en France, a connu une forte expansion aux Etats-Unis, notamment dans les dpartements de littrature franaise. Ainsi, en sattaquant des renommes parisiennes, le livre rgle-t-il des comptes amricains. Mais il est publi en franais, Paris, en premire dition. Et son sens, dans ce contexte, est encore diffrend. A qui profite la rumeur dimposture, linsinuation dincomptence, le soupon jet sur cette gnration-l de penseurs? A quelle nouvelle vague? Il y a plus important. On risque doublier vite, sous les querelles prvisibles et les amalgames invitables, la conception de la pense que Sokal et Bricmont prennent pour modle. Est-ce simplement, comme ils le rptent, la clart des Lumires? Pas uniquement. En dclarant volontiers "dnu de sens" tout ce qui nest pas nonc mathmatiquement ou vrifi exprimentalement, il se pourrait quils favorisent, pour combattre les travers du "politiquement correct", un "scientifiquement correct" lui aussi fort pauvre. Finie la rcr?

Le Monde, 1997.