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68 D epuis plusieurs années, différents observateurs du monde juridique, éco- nomique et politique 1 soulignent l’insuffisance du dispositif français de lutte contre les atteintes por- tées au secret des affaires. On cite souvent, à l’inverse, les États-Unis où le Cohen Act de 1996 permet de réprimer pénalement le vol de toute information confidentielle, quels que soient sa forme, sa nature et son support, qui présente une valeur économique propre, réelle ou potentielle et qui ne consiste pas en des connaissances générales sus- ceptibles d’être facilement et direc- tement constatées par le public 2 . Aussi, alors que la valeur des entreprises paraît reposer toujours davantage sur les éléments déma- térialisés de leur patrimoine (bre- vets, savoir-faire, fichiers clients, données financières, techniques ou scientifiques), l’exposé des motifs de la proposition de loi insiste-t-il sur l’absence de cohérence et d’ef- ficacité des textes dont disposent les entreprises pour protéger leurs secrets d’affaires. En effet, sur le plan civil, la concurrence déloyale se heurte souvent à des difficul- tés de preuve. Sur le plan pénal, le délit de révélation du secret de fabrique est, par définition, limité aux procédés techniques industriels et ne concerne que les personnes de l’entreprise ; la contrefaçon ne protège pas les méthodes, savoir- faire ou idées ; la mise en œuvre des atteintes aux systèmes de trai- tement automatisé de données n’est efficace qu’en cas d’intrusion avé- rée ; enfin, le secret professionnel ne s’applique qu’à un nombre limité de personnes. Vers une définition et un cadre cohérent de protection Pour pallier cet éclatement impar- fait du dispositif législatif, la pro- position de loi sanctionne de trois ans de prison et 375 000 € d’amende « le fait de révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance, sans autorisation de l’entreprise ou de son représentant, une information protégée relevant du secret des affaires de l’entre- prise, pour toute personne qui en est dépositaire ou qui a eu connaissance de cette information et des mesures de protection qui l’entourent ». Consti- tueraient « des informations protégées relevant du secret des affaires d’une entreprise, quel que soit leur support, les procédés, objets, documents données ou fichiers de nature commerciale, industrielle, financière scientifique, technique ou stratégique ne présentant pas un caractère public dont la divul- gation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses inté- rêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle et qui ont, en conséquence, fait l’objet de mesures de protection spécifiques destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci  ». Par ailleurs, la proposition de loi prévoit des excep- tions au principe du secret, telles que les demandes d’information émanant de l’autorité judiciaire ou le signalement de faits susceptibles de constituer une infraction pénale. L’intérêt de la mesure : moins juridique que pédagogique Si ce texte présente un intérêt, c’est d’abord, à notre sens, qu’il permet de vérifier l’utilité des outils répres- Mario Stasi, Bâtonnier Hippolyte Marquetty, avocat Le Bâtonnier Mario Stasi et Hippolyte Marquetty, avocat au sein du cabinet Stasi Chatain & Associés depuis plus de quatre ans, interviennent ensemble dans tous les domaines du droit pénal des affaires. Le cabinet intervient plus largement dans tous les domaines du droit des affaires - pénal, civil, commercial, social, public, construction, assurances - en conseil, précontentieux, contentieux, arbitrage et médiation. SUR LES AUTEURS Réflexions autour de la création d’un délit d’atteinte au secret des affaires À la faveur de récentes affaires d’espionnage industriel et au nom tant de la nécessité économique, que de l’efficacité juridique, la proposition de loi du député Bernard Carayon, visant à sanctionner la violation du secret des affaires, a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 23 janvier 2012. Notre arsenal juridique y gagnera-t-il ? DROIT PÉNAL DES AFFAIRES

DROIT PÉNAL DES AFFAIRES Réflexions autour de …€¦ · largement dans tous les domaines du droit des affaires - pénal, civil, commercial, social, public, construction, assurances

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D epuis plusieurs années, différents observateurs du monde juridique, éco-

nomique et politique1 soulignent l’insuffisance du dispositif français de lutte contre les atteintes por-tées au secret des affaires. On cite souvent, à l’inverse, les États-Unis où le Cohen Act de 1996 permet de réprimer pénalement le vol de toute information confidentielle, quels que soient sa forme, sa nature et son support, qui présente une valeur économique propre, réelle ou potentielle et qui ne consiste pas en des connaissances générales sus-ceptibles d’être facilement et direc-tement constatées par le public2. Aussi, alors que la valeur des entreprises paraît reposer toujours davantage sur les éléments déma-térialisés de leur patrimoine (bre-vets, savoir-faire, fichiers clients, données financières, techniques ou scientifiques), l’exposé des motifs de la proposition de loi insiste-t-il sur l’absence de cohérence et d’ef-ficacité des textes dont disposent les entreprises pour protéger leurs secrets d’affaires. En effet, sur le plan civil, la concurrence déloyale

se heurte souvent à des difficul-tés de preuve. Sur le plan pénal, le délit de révélation du secret de fabrique est, par définition, limité aux procédés techniques industriels et ne concerne que les personnes de l’entreprise ; la contrefaçon ne protège pas les méthodes, savoir-faire ou idées ; la mise en œuvre des atteintes aux systèmes de trai-tement automatisé de données n’est efficace qu’en cas d’intrusion avé-rée ; enfin, le secret professionnel ne s’applique qu’à un nombre limité de personnes.

Vers une définition et un cadre cohérent de protectionPour pallier cet éclatement impar-fait du dispositif législatif, la pro-position de loi sanctionne de trois ans de prison et 375 000 € d’amende « le fait de révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance, sans autorisation de l’entreprise ou de son représentant, une information protégée relevant du secret des affaires de l’entre-prise, pour toute personne qui en est dépositaire ou qui a eu connaissance de cette information et des mesures de protection qui l’entourent ». Consti-

tueraient « des informations protégées relevant du secret des affaires d’une entreprise, quel que soit leur support, les procédés, objets, documents données ou fichiers de nature commerciale, industrielle, financière scientifique, technique ou stratégique ne présentant pas un caractère public dont la divul-gation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses inté-rêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle et qui ont, en conséquence, fait l’objet de mesures de protection spécifiques destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci  ». Par ailleurs, la proposition de loi prévoit des excep-tions au principe du secret, telles que les demandes d’information émanant de l’autorité judiciaire ou le signalement de faits susceptibles de constituer une infraction pénale.

L’intérêt de la mesure : moins juridique que pédagogiqueSi ce texte présente un intérêt, c’est d’abord, à notre sens, qu’il permet de vérifier l’utilité des outils répres-

Mario Stasi, Bâtonnier Hippolyte Marquetty, avocat

Le Bâtonnier Mario Stasi et Hippolyte Marquetty, avocat au sein du cabinet Stasi Chatain & Associés depuis plus de quatre ans, interviennent ensemble dans tous les domaines du droit pénal des affaires. Le cabinet intervient plus largement dans tous les domaines du droit des affaires - pénal, civil, commercial, social, public, construction, assurances - en conseil, précontentieux, contentieux, arbitrage et médiation.

SUR LES AUTEURS

Réflexions autour de la création d’un délit d’atteinte au secret des affairesÀ la faveur de récentes affaires d’espionnage industriel et au nom tant de la nécessité économique, que de l’efficacité juridique, la proposition de loi du député Bernard Carayon, visant à sanctionner la violation du secret des affaires, a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 23 janvier 2012. Notre arsenal juridique y gagnera-t-il ?

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sifs existants qui, contrairement à ce qui ressort trop souvent des débats relatifs à l’introduction de ce nou-veau délit, offrent déjà des solutions répressives efficaces dans quasiment tous les cas envisageables. Pour s’en rendre compte, prenons deux hypo-thèses. Supposons, tout d’abord, qu’un salarié mal intentionné se sai-sisse, sans en avoir le droit, de don-nées sensibles de son entreprise pour les transmettre à un tiers. Certes, si les éléments dérobés étaient stockés sur un support informatique et non matériel, la qualification de vol de contenu informationnel pourrait, malgré un arrêt allant dans le sens de son admission3, faire débat et in fine s’opposer éventuellement aux poursuites pénales. En effet, le vol se définit comme la soustraction frau-duleuse d’une chose, donc en théo-rie d’un bien matériel. Mais alors, il serait possible de retenir l’infraction sanctionnant l’accès et le maintien frauduleux dans un système infor-matique pour engager des pour-

suites contre le salarié. De la même manière, le tiers auquel les données frauduleusement obtenues seraient transmises pourrait faire l’objet de poursuites sur la base du recel-déten-tion ou du recel-profit. Supposons à présent que le salarié ait transmis des données confidentielles alors qu’il en aurait eu licitement connaissance dans le cadre de ses fonctions. On serait alors en pré-sence d’un abus de confiance (détour-nement d’un bien quelconque après remise dans un but déterminé) et ce, ainsi que l’a rap-pelé l’affaire Michelin, quand bien même il s’agirait de données infor-matiques et donc immatérielles qui n’auraient in fine pas trouvé acqué-reur4 (la simple détention injustifiée suffisant à caractériser le détourne-ment). La jurisprudence ayant même retenu l’abus de confiance dans le cas de la reprise à l’identique d’un devis

détaillant un projet de borne infor-matique5, on peut penser que la seule hypothèse dans laquelle la protection pénale du secret des affaires ne serait pas assurée de manière certaine à ce jour serait celle d’une communica-tion d’informations sans support, consistant en la transmission de données confidentielles mémori-sées par l’auteur du détournement.

Il n’est toutefois pas exclu, et sans doute au demeurant souhaitable, que la jurisprudence fasse alors du délit d’abus de confiance une inter-prétation large et efficace, rendant inutile un texte spécifique tel que celui soumis à l’Assemblée. Dès lors, si l’apport juridique de la proposi-tion de loi adoptée nous paraît dis-cutable, celle-ci possède néanmoins une valeur pédagogique et de dissua-sion indéniable, invitant sans doute les dirigeants à réfléchir davantage aux enjeux de la protection du patri-moine immatériel de leurs sociétés, tout en attirant l’attention des per-sonnes y travaillant sur leur devoir de loyauté.

LES POINTS CLÉS L’Assemblée nationale vient d’adopter en première lecture une proposition de loi sanctionnant de trois

ans de prison et 375 000 € d’amende la violation du secret des affaires (la révélation non autorisée de toute information non publique, de nature à compromettre gravement les intérêts d’une entreprise et ayant fait l’objet de mesures de protection spécifiques par ladite entreprise).

Ces mesures de protection seront fixées par décret en Conseil d’État.

La nécessité juridique de ce texte paraît moins évidente que sa valeur pédagogique et de dissuasion.

1 Notamment : rapport de M. Claude Mathon, avocat général à la Cour de cassation du 17/4/2009 ; actes du colloque Prometheus à l’Assemblée nationale le 18/10/2010 ; Thibault du Manoir de Juaye, Intelligence économique et secret des affaires, in Cahiers de droit de l’entreprise, n° 5, sept-oct. 2008, p. 29-33.

2 § 1832 et 1839.3 Crim. 4/3/ 2008, n°07-84.002.4 Tribunal correctionnel Clermond-Ferrand, 21/6/ 2010.5 Crim. 22/9/2004, n° 04-80.285.

Par Mario Stasi, Bâtonnier, et Hippolyte Marquetty, avocat. Stasi Chatain & Associés

« Les textes actuels offrent déjà des solu-tions répressives efficaces dans presque tous les cas »

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