Du mal radical à la banalité du mal. Remarques sur Kant et Arendt

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  • Du mal radical la banalit du mal Remarques sur Kant et Arendt

    Au dbut de l'essai kantien sur le mal radical, on peut lire ce qui suit: Que le monde est mauvais [Dafi die Welt im argen liege], c'est l une plainte aussi ancienne que l'histoire, et mme que la posie plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les pomes, la religion des prtres1.

    Plainte, complainte ou lamentation immmoriale et incontestable, qu'il faut toutefois rinterroger dans ses prsupposs et dans ses implications, depuis que le fil de la tradition est coup2, que les croyances la base de la religion des prtres sont devenue dmodes, depuis surtout que les horreurs et les massacres de notre sicle dont Auschwitz est assurment le symbole et l'emblme, mais malheureusement n'est plus le seul cas d'espce ont introduit dans le monde un mal radical, inconnu de nous auparavant, qui met un terme l'ide que des valeurs voluent et se tranforment3.

    L'analyse du totalitarisme par Hannah Arendt aboutit ainsi la dcouverte d'une matrialisation extrme et indite de la notion kantienne de mal radical, matrialisation qui constitue un dfi pour la

    1 Die Religion inner halb der Grenzen der blofien Vernunft, B 3; trad. Gibelin, Vrin 1983, p. 65.

    2 La conscience aigu d'une rupture de la tradition et de son aboutissement dans de sombres temps traverse l'ensemble de l'uvre de Hannah Arendt, et fait pendant avec ce mot de Ren Char qu'elle cite souvent: notre hritage n'est prcd d'aucun testament (cfr surtout la prface aux essais traduits en franais sous le titre La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 11-27, ainsi que La vie de l'esprit, vol. I, La pense, Paris, PUF, 1981, p. 27). Cette conviction qui lui permet d'aborder nouveaux frais le trsor d'un hritage qui nous est transmis sans mode d'emploi, constitue par ailleurs le dnominateur commun entre Arendt et Heidegger, lequel, comme elle le dira dans l'hommage pour son quatre-vingtime anniversaire, prcisment parce qu'il savait que le fil de la tradition tait coup, dcouvrait le pass d'un regard nouveau (Martin Heidegger a quatre-vingt ans, in H. Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974 p. 309-310). Mais ce recoupement entre les deux dmarches ne signifie nullement qu'elles soient semblables, comme le dmontre l'ouvrage dsormais indispensable de Jacques Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot, 1992. L'on se rfrera aussi son article prcdent, Arendt, disciple de Heidegger?, in tudes phnomnologiques, 1985, n. 2, p. 1 1 1-136.

    3 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Vol. III, Le systme totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 180.

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    pense, dans la mesure o nous n'avons, en fait, rien quoi nous rfrer pour comprendre un phnomne dont la ralit accablante ne laisse pas de nous interpeller, et qui brise les normes connues de nous4.

    On sait que par la suite, au sujet des mmes crimes monstrueux o elle avait vu la ralisation de 1' enfer sur la terre5, Arendt parlera de banalit du mal. Cette formule constitue le sous-titre de son reportage sur le procs Eichmann, auquel elle se sentit oblige d'assister au nom de son pass, et l'gard duquel elle dira rtrospectivement que c'tait une Cura posterior, c'est--dire sa faon de rgler ses comptes avec l'histoire de l'Holocauste6.

    Or, c'est prcisment lors du procs Eichmann que le dfi d'un mal inconnu de nous auparavant rebondit, puisqu 'Arendt est confronte au paradoxe inquitant que des crimes si monstrueux et horribles ont pu avoir pour auteur et pour responsable un homme mdiocre et banal, qui pour ainsi dire ne s'tait mme pas rendu compte de ce qu'il faisait7. Le fait incontestable qu'elle avait sous les yeux, comme elle le rappelle au dbut de Thinking, c'tait le manque de profondeur vident du coupable, jusqu'au point qu'on ne pouvait faire remonter la mchancet incontestable de ses actes un niveau plus profond de causes ou de motifs. Les actes taient monstrueux, mais l'auteur tout au moins l'auteur hautement efficace qu'on jugeait alors tait tout fait ordinaire, mdiocre, ni dmoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de convictions idologiques solides, ni de motivations spcifiquement malignes, et la seule caractristique notable qu'on dcelait dans sa conduite [...] tait de nature entirement ngative: ce n'tait pas de la stupidit, mais un manque de pense [thoughtlessness]* .

    C'est partir de cette constatation qu' Arendt parle de la banalit du mal, en s 'opposant toute une tradition qui avait considr le mal comme quelque chose de dmoniaque et de grandiose.

    4 Id., p. 201. 5 Cette expression donne le titre un beau texte de J. Ragozinski, L'enfer sur la

    terre (Hannah Arendt devant Hitler), in Revue des sciences humaines, 1989, n. 213, p. 183-206. Cfr aussi A.-M. Roviello, Sens commun et modernit chez Hannah Arendt, Bruxelles, Ousia, 1987, p. 187-196 et passim, C. Chaher, Radicalit et banalit du mal, in Ontologie et politique, Actes du colloque Hannah Arendt, Paris, Tierce, 1989, p. 237- 256 et A. Milchman et A. Rosenberg, Hannah Arendt and the Etiology of the Desk Killer, in History of European Ideas, 1992, XIV, p. 213-226.

    6 E. Young-Bruehl, Hannah Arendt, Paris, Anthropos, 1986, p. 430. 7 Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, New York, Penguin

    Book, 1964, p. 287; tr. fr., Paris, Gallimard, 1991, 2e dition, p. 460. 8 La vie de l'esprit, I, p. 18-19. Cfr aussi Eichmann in Jerusalem, notamment

    p. 287-288; tr. fr., p. 459-461.

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    Dans sa rponse G. Scholem qui remarquait la contradiction entre la thse ou plutt, d'aprs Scholem, le slogan de la banalit du mal, et l'analyse du mal radical contenue dans le livre prcdent sur le totalitarisme, Arendt avoue avoir effectivement chang d'avis ce sujet. Et elle ajoute: Dsormais, ce que je pense vraiment c'est que le mal n'est jamais 'radical', il est seulement extrme, et il ne possde pas de profondeur ni non plus de dimension dmoniaque. Il peut envahir et dvaster le monde entier, puisqu'il se dveloppe sa surface comme un champignon. Comme je l'ai dit, il 'dfie' la pense, car celle-ci essaie d'atteindre la profondeur, d'aller aux racines, et lorsqu'elle cherche le mal, elle est frustre, car elle ne trouve rien. Telle est sa 'banalit'9.

    Tout cela comporte videmment une explication oblique avec la thse kantienne du mal radical entendu comme penchant ou propension [Hang] affectant en ses racines la nature humaine10, sans toutefois en annuler la disposition [Anlage] originaire vers le bien11, ce qui autorisait Kant considrer les grands crimes comme des exceptions, voire des paroxysmes dont l'aspect fait frmir tout homme sain d'esprit12.

    Or, Eichamnn en tant que spcimen de ce nouveau type de criminel apparu avec le totalitarisme n'tait ni fou ni stupide, il tait en effet 'normal' dans la mesure o 'il n'tait pas une exception dans le rgime nazi'. Mais, tant donn ce qu'tait le Troisime Reich, seules des 'exceptions' auraient agi 'normalement'13. Lorsque le rapport entre l'exception et la normalit se renverse, tout se passe comme si la prolifration et l'expansion plantaire du mal risquaient de nous rendre dsormais presque insensibles son avnement et d'interrompre par consquent la plainte immmoriale voque par Kant.

    9 Eichmann in Jerusalem: An Exchange of Letters, in H. Arendt, The Jew as Pariah, dit par R. Feldman, New York, Grove Press Inc., 1978, p. 251. Toutefois, dj dans le livre sur le totalitarisme, o pourtant Arendt ne s'interdisait pas encore de parler de mal radical, on pouvait lire ceci: C'est un trait inhrent notre tradition philosophique que nous ne pouvons pas concevoir un 'mal radical': cela est vrai aussi bien pour la thologie chrtienne qui attribuait au diable lui-mme une origine cleste, que pour Kant, le seul philosophe qui, dans l'expression qu'il forgea cet effet, dut avoir au moins souponn l'existence d'un tel mal, quand bien mme il s'empressa de le rationaliser par le concept 'd'une volont perverse', explicable partir de mobiles intelligibles (Le systme totalitaire, p. 201).

    10 Cfr Die Religion, B 21 ; tr. fr., p. 73. 11 Cfr id., B 19; tr. fr., p. 72. 12 Cfr Introduction la Tugendlehre, II, Anm., in Die Metaphysik der Sitten, Zwei-

    ter Teil, A L0; trad. Philonenko, Vrin 1968, p. 54. 13 Eichmann in Jerusalem, p. 26; tr. fr., p 50.

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    Mais est-il possible de rflchir le mal comme mal en dehors de cette plainte dont la survie se trouve menace par le fait mme que 1' exception devient normale? Est-il possible de poser le problme du mal, de l'envisager comme mal, de le distinguer du bien, en l'absence d'un geste de refus, de dnonciation, de protestation, prcisment dans la mesure o ce geste implique une interprtation et un jugement ports sur l'vnement?

    Cependant, la figure du mal et du crime introduite dans le monde par le totalitarisme a encore ceci de radicalement nouveau, qu'elle produit du mme coup sa prtendue justification. Lorsque, comme le dit encore Hannah Arendt, toute action morale tait illgale et [...] toute action lgale constituait un crime14, le problme se pose de savoir par rapport quel critre on aurait pu dnoncer le crime, le juger comme crime, le considrer comme mal. Dans ce contexte, ce qui se trouve dtruit et effondr, ce n'est pas seulement la Loi, mais en mme temps les murs, ces mores, cet ethos source de la morale et de l'thique dont le prtendu caractre raisonnable s'avre drisoire. Comme l'crit Levinas, qui dira la solitude des victimes qui mouraient dans un monde mis en question par les triomphes hitlriens o le mensonge n'tait mme pas ncessaire au Mal assur de son excellence?15.

    Auschwitz a inaugur dans le monde contemporain une situation o la prolifration routinire des violences et des massacres, aussi bien l'intrieur qu' l'extrieur de la civilisation occidentale, semble le prix invitable payer pour le progrs et le dveloppement. Par consquent, la plainte immmoriale d'o partait Kant dans son analyse du mal radical, est devenue en quelque sorte incapable de se soutenir: o trouver un critre capable de s'opposer la force des choses, d'en dnoncer la brutalit, de porter un jugement sur la ralit, de la qualifier de monstrueuse et d'insoutenable, du moment que, pour n'tre peut-tre pas raisonnable, elle n'apparat cependant pas moins rationnelle et somme toute efficace?

    Faut-il ds lors postuler un Absolu au-del de l'histoire et de l'exprience, partir duquel il sera possible de les juger? Mais par l mme n'apporterait-on pas un dmenti radical la vocation critique de l'esprit philosophique, qui se satisferait d'une affirmation incontrlable, soustraite au logon didonai, interrompant l'exigence de mise en question

    14 Responsabilit personnelle et rgime dictatorial (1964), in H. Arendt, Penser l'vnement, ditions Belin, 1989, p. 99.

    15 E. Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 177-178.

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    permanente et par principe illimite qu'il faut tout de mme reconnatre l'origine de ce mme postulat? Car il ne faut pas oublier que l'attitude humaine qui aboutit au questionnement de l'exprience de l'vnement, de l'histoire, du donn , l'attitude humaine qui ne se satisfait pas du fait accompli et qui demande qu'il soit jug dans son sens, qu'il soit justifi ou dnonc, est prcisment une attitude critique, et que celle-ci ne serait mme pas pensable sans l'indtermination dernire de la ralit. Postuler une couche d'tre ou un domaine du sens qui chapperait cette indtermination et la possibilit d'une mise en question illimite , postuler un Absolu de l'tre et du Sens revient interrompre l'attitude radicale et critique de l'interrogation philosophique et appuyer la pense sur la possession pralable des rponses aux questions radicales souleves par la philosophie.

    Par contre, si la mise en question du donn doit tre radicale et illimite, une pense critique qui ne s'appuie sur aucune pr-dtermination inquestionnable du rel, doit partir de la constatation que rien n'est dj en soi dtermin comme bien ou comme mal, indpendamment d'un acte d'valuation, d'interprtation et de jugement.

    Tout le problme aboutit alors ce paradoxe: Auschwitz est l, l'humanit produit l'existence positive, incontestable et insoutenable, de la souffrance, du malheur, des massacres mais le mal, pas plus que le bien d'ailleurs, n'a aucune objectivit dtermine en soi. Kant le savait trs bien, lorsqu'il parlait du mal comme d'un ennemi en quelque sorte invisible qui, se cachant derrire la raison, en est d'autant plus redoutable16. Et Karl Jaspers dont on sait l'admiration qu'Arendt lui portait fait implicitement cho ce passage, lorsqu'il crit dans son essai sur le mal radical chez Kant que le mal gt dans la dimension intelligible de mon ipsit [meines Selbstseins]. Il appartient la libert. Toute transformation du mal en une existence [Dasein] lui enlve son essence et affaiblit la prtention [Anspruch] eu gard ce qui gt en moi-mme. Si je connaissais ce qu'est le mal comme je connais un objet, dans ce cas je pourrais le viser et le combattre comme un adversaire visible17.

    Cela signifie en dernire analyse que l'tre de ce qui est n'a pas en soi un sens dj donn ou prdtermin. Bien au contraire, l'tre est le lieu o nous crons la possibilit ou l'impossibilit d'un sens. D'o la

    16 Die Religion, B 68; tr. fr., p. 95. 17 Das radikal Bse bei Kant (1935), in K. Jaspers, Rechenschaft und Ausblick.

    Reden und Aufstze, Munchen, Piper, 1958, 2e dit., p. 116.

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    place centrale et le rle capital de notre responsabilit. D'o aussi la profondeur des implications ontologiques de la thse arendtienne, souvent mcomprise, qui lie le mal totalitaire Y absence de pense.

    Mais il ne faut pas conclure htivement qu'en ayant ainsi dtermin le mal comme ce qui suit d'un manque ou d'une absence, en ayant soulign que la pense est frustre quand elle cherche le mal parce qu'elle ne trouve rien, Hannah Arendt revient la dtermination traditionnelle du mal comme simple carence, dfaut d'tre, manque de positivit ontologique. Il ne faut pas croire non plus qu'en insistant sur l'absence de pense la source du mal, elle finisse par y voir une sorte d'acte manqu qui ne saurait dcouler d'une action libre.

    Bien au contraire, c'est prcisment partir de l'tonnant pouvoir de la crativit humaine dmontr de manire extrme par le totalitarisme et par la nouveaut des crimes qu'il a raliss que l'on peut comprendre le mal comme ralit positive qui ne prsuppose aucune dtermination objective de l'tre et qui donc n'est susceptible d'tre distingue du bien que par la pense qui la rflchit et la juge.

    C'est dans ce sens que le mal est cet ennemi en quelque sorte invisible dont parle Kant: invisible dans la mesure o il ne saurait tre dtermin comme un objet connaissable, prcisment parce que sa possibilit toujours imminente trouve son fondement dans la libert inscrutable [unerforschlich] de la Gesinnungls, et il peut tre vit uniquement par une modification profonde et continue de cette Gesinnung (notion qu'on traduit par intention, mais qu'il faut entendre comme une attitude subjective stable, comme une Denkungsart ou manire de penser qui constitue le fondement subjectif de l'agir humain et de l'acceptation des maximes).

    C'est cette transformation, cette rvolution, cette conversion radicale dans notre attitude de penser19, qui seule peut contraster le penchant naturel au mal, et qui par consquent permet de le comprendre comme perversion [Verkehrtheii] du cur, absence d'une Gesinnung pure, ou, d'aprs la formule d'Arendt, manque de pense.

    18 Cfr Die Religion, B 7 et 14; tr. fr. p. 67 et p. 70. Sur le rapport entre le mal radical et la libert, cfr M. Ivaldo, La libert e il problema del male in Kant, in Annuario Filosofico, Milan, Mursia, 1990, n. 6, p. 219-243.

    19 Ou bien eu gard cette attente [que la philosophie kantienne est destine dcevoir] le particulier est dduit d'un principe gnral, et par l on connat ce qu'est le bien dtermin. Ou bien, par del toute chose objectivement connaissable, on met en lumire la ncessit de la transformation de la volont elle-mme, et non pas d'un vouloir-quelque-chose, K. Jaspers, op. cit., p. 132.

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    Ds lors, le statut d'tre du mal, dont le paradoxe tient son ind- terminabilit objective qui ne le rend pas moins positivement existant et efficace jusque dans sa ngativit20, fait clater le rfrentiel ontologique traditionnel, o le bonum tait compris comme proprit intrinsque de l'tre, ct des autres transcendantaux. Ralit positive qui empche donc toute justification spculative de l'histoire, qui demeure malgr tout essentiellement attache au principe de la sancta realitas.

    La radicalit du mal tient alors la limitation de l'homme, la flni- tude de la nature humaine. Le mal radical [...] c'est l'impuissance humaine d'riger en lois universelles ses maximes, impuissance que nous constatons dans l'exprience21. Cette impuissance est une limitation qui affecte le fond mtaphysique de l'tre rationnel fini, et consiste dans le penchant l'inversion de l'ordre moral des motifs lorsque l'homme les assume dans ses maximes. Ce penchant l'inversion des motifs corrompt le premier fondement subjectif de toutes les maximes. Toutefois, il s'agit bien d'inversion des motifs et nullement de l'intention d'adopter le mal en tant que mal comme motif dans sa propre maxime, car cette intention serait diabolique. Or, la mchancet ou mauvaist de la nature humaine n'est pas, proprement parler, malignits. L'homme sera donc mchant ou mauvais, mais il n'est pas diabolique: il ne saurait pas faire le mal pour le mal22.

    Finalement, le mal qui affecte la nature humaine ses racines tient cette attitude qui considre que la vertu se rduit l'absence de vice, sans s'enqurir du caractre de la Gesinnung, de 1' intention au sens de la mentalit, de la manire de penser ou de la conviction stable qui prside l'acceptation de telle maxime ou de telle autre. Cette manire de penser

    20 Sur le paradoxe de cette positivit du ngatif, cfr A. Fabris, L'esperienza del male in Kant, in id., Esperienza e paradosso, Milan, Franco Angeli, 1994, p. 57-80.

    21 A. Philonenko, L'uvre de Kant, vol. II, Vrin 1972, p. 224. Du moment que cette limitation ou impuissance n'est constatable que dans l'exprience, la notion du mal radical est absente dans les uvres critiques, visant fonder le concept pur du devoir. Le mal radical ne se rvle qu' celui qui observe l'homme et les hommes, il appartient la mtaphysique morale qui, elle, est tenue de dvelopper le systme des devoirs, non de fonder le concept du devoir. Il appartient l'anthropologie, . Weil, Problmes kantiens, Paris, Vrin 1969, 2e dit., p. 150.

    22 La Bsartigkeit (mchancet) de la nature humaine n'est donc pas Bosheit (malignit), si l'on prend ce mot au sens rigoureux, c'est--dire comme une intention [Gesinnung] {principe subjectif des maximes) d'adopter le mal en tant que mal comme motif [Triebfeder] dans sa maxime (car c'est l une intention diabolique), Die Religion, B 35-36; tr. fr., p. 80. Le sujet serait transform en un tre diabolique si l'opposition la loi tait mme leve au rang de motif (car sans un motif l'arbitre ne peut tre dtermin), id., B, 32; tr. fr., p. 78.

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    qui se satisfait de la pure et simple adquation de l'action la loi donne, perturbe la facult de juger moralement, et dtermine le penchant pervers la tromperie de soi, ce mensonge intrieur, cette duplicit, cette hypocrisie, par lesquels le cur humain [...] se dupe lui-mme sur ses intentions bonnes ou mauvaises, en prtendant trouver une certitude ultime quant ses propres actes et leur valeur morale, ce qui revient ne considrer que l'observation de la loi selon la lettre, sans s'interroger sur le motif de la maxime23. Cette malhonntet qui consiste s'en donner accroire [...] s'oppose l'tablissement en nous d'une intention morale de bon aloi24: elle se fonde sur le penchant se leurrer soi-mme par des mensonges dans l'interprtation de la loi morale25.

    Ce penchant est inextirpable mais il peut et doit tre contrast par une rsolution unique et immuable impliquant une vritable rvolution dans la Gesinnung, c'est--dire une conversion de cette attitude de penser qui se satisfait d'avoir agi de manire extrieurement conforme la loi26.

    Or, la persistance de cette attitude qui produit une tranquillit de conscience qui fait qu'on devient insensible l'inversion des motifs si bien que l'on se croit bon pour n'avoir pas agi contre la loi , est prcisment la racine de l'immoralit, du manque de conscience morale, de ce que Kant appelle Gewissenlosigkeit21 . Entre un homme de bonnes murs (bene moratus) et un homme moralement bon (moraliter bonus), remarque d'ailleurs Kant, il n'y a pas de diffrence en ce qui concerne la concordance des actions avec la loi, mais le premier se borne observer la loi selon la lettre, tandis que le deuxime l'observe suivant X esprit'. c'est--dire que ses actes sont toujours motivs exclusivement par la loi28. Cependant, aucun homme ne pourra jamais savoir avec certitude si l'intention de ses actes tait bonne ou mauvaise, du moment que les profondeurs de son cur (premier fondement subjectif de ses maximes) demeurent pour lui insondables [unerforschlich]29, si bien qu'aucune introspection ne lui en donnera jamais une connaissance sre30.

    23 Die Religion, B 36-37; tr. fr., p. 80. 24 Die Religion, B 38; tr. fir., p. 81. 25 Die Religion, B 45, note; tr. fr., p. 64, note. Pour une lecture du mal radical en

    troite liaison avec cette notion de la Selbsttuschung, cfr A.-M. Roviello, L'institution kantienne de la libert, Bruxelles, Ousia, 1984, p. 128-160.

    26 Cfr Die Religion B 54-55; tr. fr., p. 88-89. 27 Cfr Die Religion, B 289; tr. fr., p. 201. 28 Cfr Die Religion, B 23-24; tr. fr., p. 74. 29 Die Religion, B 61; tr. fr., p. 92. 30 Cfr Die Religion, B 78; tr. fr., p. 100.

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    Par consquent, l'effort pour rtablir l'ordre moral primitif dans les motifs et par suite dans sa puret la disposition au bien dans le cur humain31 est une tche infinie.

    La persvrance dans la manire de penser consistant soumettre l'inquitude thique la prtendue tranquillit de conscience est donc la source de l'immoralit, une attitude de paresse et de fausset, car elle revient se leurrer soi-mme. Et on conviendra aisment qu'on ne s'abuse jamais si facilement qu'en ce qui favorise la bonne opinion que l'on a de soi-mme32.

    Lorsque Arendt parle de l'trange interdpendance entre l'absence de pense et le mal33, il me semble possible d'y voir un prolongement implicite de cette position kantienne d'aprs laquelle le fondement capital du mal rside dans la Selbsttuschung, dans ce mensonge radical l'gard de soi-mme, qui aboutit l'immoralit, au manque de conscience morale. Un tel aboutissement concerne avant tout la violation de l'interdit primordial du mensonge qui est le contraire de la vracit en tant que celle-ci est le principe formel suprme de la moralit34 , mais par l mme il comporte la dmolition de l'instance reflexive et de la capacit critique de la raison, qui consiste revenir toujours sur ses pas, pour valuer lucidement ses propres dlibrations. L'incapacit de penser est l'incapacit d'aller au-del de l'adquation entre l'acte et la norme admise, incapacit qui fait corps avec un manque de lucidit l'gard de soi, un manque d'esprit critique, l'interruption de l'attitude reflexive: bref, la dmission de la responsabilit face au jugement porter sur l'intention de ses propres actes.

    Cette incapacit n'empche pas le jugement des actions comme cas soumis la loi, mais elle empche prcisment le retour rflexif de ce jugement rationnel sur lui-mme. Ce pouvoir auto-rfrentiel est le

    31 Die Religion, B 59; tr. fr., p. 91. K. Jaspers commente: Aucun homme ne peut savoir s'il a effectivement russi dans la rvolution de l'attitude de pense (Das radikal Bose bei Kant, p. 123). Ds lors, la question qu'est-ce que nous pouvons faire, Jaspers rpond par ce qui suit: Nous pouvons agir conformment la loi morale chaque fois dtermine Kant dit lgalement. Mais le bien comme le mal gt dans la Gesinnung d'aprs laquelle on agit. Nous devons faire plus qu'agir objectivement selon la loi. Nous devons constamment clairer comment nous agissons [Wir mtissen stndig erhellen, wie wir handeln] (p. 119). Cette Erhellung permanente, cet incessant retour rflexif sur soi, c'est la seule manire de contraster effectivement la tendance au mal, et dans ce sens c'est ce qui rend possible l'tablissement de l'attitude morale. L'absence d'une telle elucidation critique ressemble fort l'absence de pense, o Arendt voit la source du mal.

    32 Die Religion, B 87; tr. fr., p. 104. 33 Eichmann in Jerusalem, p. 288; tr. fr., p. 461. 34 Cfr A.-M. Roviello, L'institution kantienne de la libert, p. 143-150.

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    propre du Gewissen dfini par Kant comme la facult djuger moralement se jugeant elle-mme [die sich selbst richtende moralische Urteilskraft]35. Or, il faut faire attention cette diffrence subtile mais dcisive entre la facult de juger moralement savoir, l'aptitude produire des jugements moraux qui est l'uvre de la raison pratique, et le Gewissen dont il est ici question, o comme le dit Kant la raison se juge elle-mme36. La fonction du Gewissen est pour ainsi dire une fonction de vigilance supplmentaire; le Gewissen n'a pas la tche de juger en gnral si une action est juste (recht) ou injuste, mais il est command par l'exigence que je sois moralement sr, gewifi, du fait que l'action que moi je veux entreprendre, n'est pas injuste. Le fait-d'tre-conscient [Bewufitsein] qu'une action que je veux entreprendre, est juste, c'est l un devoir inconditionn37. C'est dans ce sens que Kant dfinit le Gewissen comme un Bewufitsein qui est en soi un devoir38. Lorsque je vais agir, je ne dois pas seulement juger ou avoir l 'opinion [mufi ich nicht allein urteilen und meinen], mais aussi tre certain [sondern auch gewiB sein]39 que mon action ne soit pas injuste.

    Or, ce savoir subjectif supplmentaire par rapport la connaissance de la justice d'une action en gnral, ce savoir intime ayant affaire la particularit chaque fois dtermine de l'action que je vais entreprendre moi-mme, cette exigence de rpondre de la justice de cette action particulire dans le for intrieur, indpendamment de sa conformit avec une loi en gnral, cette uvre du Gewissen sans laquelle il n'y a pas de moralit possible est trs proche de la pense au sens arendtien, trs proche de cette attitude critique et reflexive dont elle constate l'absence lors du triomphe du mal absolu.

    L'absence de pense, dans son trange interdpendance avec le mal, est donc une absence de rflexivit, et par consquent un manque de lucidit et de sincrit l'gard de soi. Il est extrmement intressant de remarquer et cela me semble confirmer, du moins cet gard, la filiation kantienne de la mditation d'Arendt qu' l'poque de la rdaction du livre sur Eichmann, comme l'a rappel G. Petitdemange, elle citait ce mot des Frres Karamazov: Matre que dois-je faire pour gagner la vie ternelle? Avant tout, ne te mens pas toi-mme40.

    35 Die Religion, B 288, soulign dans l'original; tr. fr., p. 201. 36 Ibid. 37 Die Religion, B 287, soulign dans l'original; tr. fr., p. 200-201. 38 Ibid. 39 Die Religion, B 288. ' 40 Cfr G. Petitdemange, Avant-propos, in H. Arendt, Le concept d'amour chez

    Augustin, tr. fr., Pans, ditions Deuxtemps Tierce, 1991, p. i.

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    Eichmann est le cas exemplaire de l'homme mdiocre et banal, dont les intentions ne sont ni perverses ni non plus diaboliques, qui avec la plus tonnante absence de Gewissen, a pu commettre des crimes horribles, qui auraient d faire frmir un homme sain d'esprit. Mais Eichmann qui n'tait pas fou, qui n'avait pas de mobiles pervers se bornait appliquer la loi, c'est--dire entreprendre des actions considres en gnral comme lgales. Dans ce conformisme superficiel et paresseux Arendt voit la marque d'une redoutable absence de pense, savoir de l'incapacit de distinguer le bien du mal.

    Or, Arendt fait remarquer que l'absence de pense n'est pas la stupidit, cette infirmit sans remde consistant pour Kant dans l'incapacit de juger, c'est--dire de subsumer un particulier sous une rgle universelle donne41. L'absence de pense s'accorde parfaitement avec l'adhsion irrflchie aux rgles admises, aux opinions rpandues: elle concerne le manque de cette aptitude rentrer en soi, dialoguer avec soi, rpondre avant tout soi de cette adhsion la rgle sous laquelle subsumer le particulier.

    Dans ce sens la pense se dmarque de la connaissance, comme chez Kant la raison (Vernunft) se dmarque de l'entendement (Vers- tand). Ce qui fait la dmarcation entre ces deux facults [...] concide avec une diffrenciation entre deux activits mentales absolument autres, pense et savoir, et deux types de proccupations aussi totalement distincts, la signification pour la premire catgorie, la connaissance pour la seconde42.

    La question du mal n'a donc pas affaire l'ordre de la connaissance, mais l'ordre de la pense, c'est--dire l'ordre du sens que nous nous devons d'introduire dans l'tre. Le domaine de la connaissance est extrieur l'thique. Ce que je peux connatre c'est toujours uniquement, comme le dit Jaspers, la lgalit de mes actions, jamais la moralit de mon intention [Gesinnung]. Je ne peux jamais connatre ce que je suis proprement: si, en ayant bien agi, je peux me considrer comme bon43. Or, la libert comme source du mal mais en mme temps source de la moralit se soutient de ce manque de savoir, de cette indterminabilit de l'intention morale, toujours rinterroger.

    41 Cfr Understanding and Politics, in Partisan Review, XX, 1953, p. 377-392; tr. fr., in Esprit, 1985, 6, p. 93.

    42 La vie de l'esprit, I, p. 29. 43 K. Jaspers, op. cit., p. 120.

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    Ds lors, la liaison du mal au manque de pense suggre peut-tre que sans la pense capable de s'enqurir de la signification des phnomnes, capable de leur donner un sens irrductible leur vrit objective vise par l'entendement cognitif, il serait impossible de distinguer le bien du mal, car cette distinction n'est pas objectivement donne, n'est pas relle, ne dtermine pas l'objet de la connaissance, mais doit tre rflchie, doit tre produite par la pense qui prend la responsabilit inludable de juger l'vnement.

    Ds lors, l'impossibilit de trouver dans la ralit qui nous est donne, dans les phnomnes qui nous entourent et dans les vnements qui nous arrivent, la mesure et le critre du bien et du mal, n'est pas une maldiction ou un pis-aller de notre finitude, mais la condition mme de notre humanit, et la possibilit ultime d'valuer ce qui est, c'est--dire de lui donner un sens. Quelle peut tre la mesure de l'vnement si n'existe aucun talon extrieur l'vnement? Question radicale, jamais ouverte, que pose la pense qui rflchit l'vnement, qui prend le risque de le juger, et sans laquelle rien ne pourrait tre qualifi de mal. C'est l'mergence d'une telle question, pose par la pense, qui permet de distinguer le bien du mal. En son absence, il n'y aurait que des vnements, mais on ne pourrait ni les dnoncer ni les justifier.

    La thse ontologique radicale sous-jacente la notion de la banalit du mal est la constatation que le sens de l'tre, la possibilit de distinguer le bien du mal, n'est ni une donne, ni un phnomne, ni un vnement mais une uvre humaine, entirement remise notre responsabilit. L'absence de pense est l'acceptation du fait accompli, de la force des choses, et par consquent elle implique la dmission de la responsabilit d'interprter, de juger et d'valuer ce qui arrive, en nous conformant un prtendu ordre qui aurait en lui-mme un sens.

    La question de l'origine du mal, non pas de la possibilit de le penser comme mal, mais de son existence, de son contenu, de sa positivit la question de savoir qu'est-ce qui se passe quand les hommes font ce que nous dnonons comme mal est rattacher la question de la libert humaine. Le mal comme cration humaine est inexplicable autant que toute cration. Kant disait dj que la raison d'tre du mal radical est inscrutable. Or, dans le cas du mal tout autant que dans le cas du bien, la crativit humaine dfie toute explication, et impose l'abandon du privilge de l'attitude thortique, visant l'explication et la prvision de l'action humaine. Celle-ci, inscrutable dans ses motivations dernires, imprvisible dans ses effets, est le fait de commencer quelque chose de

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    nouveau, mais le miracle de l'tre qu'est chaque commencement et qu'Arendt ne se lasse de clbrer comme tel n'implique pas du tout une garantie sur le statut axiologique de ce quoi donne le jour cette capacit originale de commencer. La libert de l'action sa spontanit est son pouvoir de produire un vnement nouveau, interrompant le continuum de l'tre et de l'Histoire, vnement qu'on ne saurait totalement expliquer partir de ce qui le prcde, mais vnement qu'il faut juger, dont il faut chercher le sens.

    Le fait que tout ce qui advient dans le monde humain soit de l'ordre de l'vnement, chappant l'automatisme de processus naturels ou historiques, imprvisible et spontan, sans aucune raison dialectique qu'on pourrait invoquer pour l'expliquer et le reconduire ce qui le prcde, n'exclut pas du tout que ce mme vnement doive tre jug. La facult de commencer lie la natalit et la pluralit humaines aboutit des actions, des initiatives qui peuvent d'un ct tmoigner de l'accueil de l'indtermin comme tel, [...] faire renatre les possibles et ainsi laisser advenir les vnements comme vnements, mais qui peuvent tout aussi bien, de l'autre, tre le signe d'un refus de faire place l'vnement44. Dans ce cas, le commencement menace la facult de commencer, aboutit son auto-destruction. C'est prcisment ce que dmontre la nouveaut du mal radical introduit dans le monde par le totalitarisme. L'enfer totalitaire ne prouve qu'une chose: que le pouvoir de l'homme est plus grand qu'on n'et jamais os l'imaginer45. Cela ruine la prtention thortico-spculative consistant expliquer l'action humaine. Aucune des idologies qui visent donner une explication exhaustive des vnements historiques du pass et tracer le cours de tous les vnements futurs ne peut supporter l'imprvisibilit inhrente la crativit des hommes, leur facult d'aller jusqu' l'imprvisible dans la nouveaut [...] Jusqu' prsent, la croyance totalitaire que tout est possible semble n'avoir prouv qu'une seule chose, savoir: que tout peut tre dtruit [...] En devenant possible, l'impossible devint le mal absolu46. Voil qu'ici, comme le dit Castoriadis, l'chec de toute explication de toute rduction de la crativit humaine un enchanement causal nous confronte avec quelque chose d'autre encore: avec la cration de Ya-sens [...]. Comme telle, l'histoire n'est

    44 R. Legros, Hannah Arendt: une comprhension phnomnologique des droits de l'homme, in tudes phnomnologiques, 1985, n. 2, p. 51.

    45 Le systme totalitaire, p. 284. 46 Id., p. 200.

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    pas 'sense': l'histoire n"a' pas de 'sens'. L'histoire est le champ o du sens est cr, o le sens merge. Les humains [...] crent du sens, et ils peuvent aussi crer ce qui est totalement a-sens, savoir le monstrueux, dont il n'y a pas de comprhension possible47.

    De quel droit dira-t-on de l'uvre de la facult humaine de commencer qu'elle est tantt sense tantt absolument a-sense, monstrueuse? Cela a voir avec la facult de juger, qui n'est pas moins mystrieuse d'aprs Arendt que celle de commencer48. Or, porter un jugement sur les uvres humaines prsuppose qu'elle soient susceptibles d'tre interprtes et juges. Et elles le sont prcisment dans la mesure o elles chappent l'explication.

    Ds lors, le mal ce que nous ne pouvons pas appeler d'un autre nom, ce que nous ne pouvons mme pas exprimenter sans le qualifier de mal, ce qui ne se laisse rflchir et penser que dans la mesure o nous le dnonons comme mal ne saurait apparatre comme tel en dehors d'un horizon d'interprtation de comprhension et d'valuation qui nous impose de dterminer le sens de ce qui nous apparat. Parler du mal, prsuppose la capacit d'interroger chaque donn, vnement ou phnomne quant son sens: sans cet cart minimal entre ce qui est ce qui nous affecte, ce qui nous est donn, ce qui se laisse voir et exprimenter et ce qui a un sens, rien ne saurait tre aperu comme mal. Mais pour que quelque chose apparaisse comme fourni ou dpourvu de sens, il faut que l'exigence du sens merge du sein mme de l'tre de ce qui est. Or, l'mergence de l'horizon du sens s'avre tre une composante phnomnologique inliminable de notre exprience, mais cela acquiert deux modalits irrductibles dans la mesure o l'on privilgie le domaine de la cohrence logique, axe autour de la notion de vrit vise par la connaissance objective et scientifique, ou le domaine de ce que pour faire bref on appellera la cohrence thique, axe autour de la notion de signification vise par la pense. Le problme du mal concerne la recherche d'une signification de l'exprience humaine qu'aucune vise scientifique ne saurait atteindre, et qui ne saurait se dduire de la cohrence logique du monde.

    47 C. Castoriadis, Domaines de l'homme, Paris, Seuil, 1986, p. 202-203. 48 Cfr les dernires lignes de La vie de l'esprit, II, Le vouloir, tr. fr., Paris, PUF.

    1983, p. 247. Je dveloppe ce point dans mon article La responsabilit de juger, in Hannah Arendt et la modernit, dit par A.-M. Roviello et M. Weyembergh, Paris, Vrin, 1992, p. 61-72.

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    C'est dans ce sens qu'un auteur comme Paul Ricur commence sa rflexion sur le dfi du mal, en soulignant que ce que le problme [du mal] met en question, c'est un mode de penser soumis l'exigence de cohrence logique, c'est--dire la fois de non-contradiction et de totalit systmatique49.

    Peut-on dire que l'tre en soi a un sens, un sens qu'on pourrait dterminer comme valeur et bont, par rapport auquel le manque de sens, ce qui s'loigne de cet talon axiologique immanent la production mme de l'tre, pourra se dfinir comme mal, et pourra par aprs se comprendre comme tape provisoire du retour de l'tre sa plnitude originaire?

    Ne faut-il pas dire que cette dtermination pralable de l'en soi de l'tre comme sens et valeur est dj une interprtation? Interprtation optimiste, tmoignage d'une manire de penser soumise l'imprialisme de la cohrence logique, que l'existence du mal son dfi, son scandale met prcisment en question.

    La pense philosophique, qui n'a pas pour tche de nous consoler, c'est--dire d'adapter la ralit nos dsirs de cohrence et d'harmonie, ne peut pas nous dlivrer de notre responsabilit de faire face l'abme de l'tre, qui n'est pas conforme l'ordre ou au sens vis par notre dsir. L'tre n'a pas de centre, pas d'origine, pas de sens originaire, qui aurait t perdu mais serait toujours promis la recherche. Le sens est introduire dans "l'tre, il est crer par l'action humaine: cration dpourvue de garantie ontologique, dont la spontanit, prcisment parce qu'elle est inexplicable, demande tre juge.

    Il faut donc assumer cette constatation dcevante pour notre dsir spculatif: il n'y a, il n'existe rien qui soit dtermin en soi comme bien ou mal. Il n'y a que l'abme de l'tre, abme car la raison philosophique cherche en vain en lui un fondement, un sol pour y appuyer ses constructions spculatives, ses prtendues explications, qui ne sont rien d'autre que des rationalisations et qui ne sont pas uniquement lgitimes, mais indispensables, pourvu qu'elles se sachent comme telles, pourvu qu'elles s'avouent comme productions de l'activit mentale de l'homme. L'tre, lui, peut s'y prter ou s'y refuser: mais il ne pourra jamais les cautionner, leur fournir un fondement inbranlable.

    49 P. Ricur, Le mal. Un dfi la philosophie et la thologie, Genve, Labor et Fides, 1986, p. 13. Sur l'insuffisance dmontre par la tradition philosophique eu gard la question du mal, cfr Luigi Pareyson, La filosofia e il problema del male, in Annuario filosofico (Milan, Mursia), II, 1986, p. 7-69, ainsi que sa Filosofia dlia libert, Gnes, il Melangolo, 1989.

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    Comme le disait Merleau-Ponty dans un autre contexte, l'tre est ce qui exige de nous cration pour que nous en ayons l'exprience50. L'tre en lui-mme, sans l'activit cratrice de notre interprtation qui le dtermine et lui donne forme, ne saurait aucunement tre expriment, parce que nous ne saurions avoir aucune exprience de l'indtermin, de l'informe, du sans-fond. Le sens vient l'tre grce l'uvre humaine de sa dtermination, qui s'appuie au donn, mais qui ne saurait s'autoriser de lui. La cration que l'tre exige de nous s'en remet entirement notre responsabilit. L'tre ne nous donne pas l'talon partir de quoi le mesurer. Le vrai et le faux, le bien et le mal ne prexistent pas l'tre, mais peuvent merger uniquement comme crations humaines, mesure du sens que nous attribuons l'tre.

    Dipartimento di Filosofia Fabio Ciaramelli. Universit degli Studi di Napoli Federico II Via Porta di Massa, 1 1-80133 Napoli.

    Rsum. Dans son reportage sur le procs Eichmann, Hannah Arendt a parl d'une banalit du mal et a voulu interroger l'trange interdpendance entre le mal et Y absence de pense. Bien que la thse de la banalit du mal se comprenne comme un abandon de la notion kantienne de mal radical, l'A. interroge l'explication oblique d 'Arendt avec Kant, dont la liaison entre mal et Gewis- senlosigkeit permet de mieux comprendre l'enjeu de la rflexion d'Arendt.

    Abstract. In her account of the Eichmann trial Hannah Arendt has spoken of a "banality of evil and has sought to inquire into the strange mutual dependence of evil and the absence of thought. Although the thesis of the banality of evil is understood as an abandonment of the Kantian notion of radical evil, the A. inquires into the indirect explanation of Arendt by means of Kant, whose link between evil and thoughtlessness makes it possible to understand better the kernel of Arendt' s thought. (Transi, by J. Dudley).

    50 Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 251, soulign dans l'original.

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