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Du mme auteurchez le mme diteur

Srie Dave Robicheaux

La Pluie de nonPrisonniers du cielBlack Cherry BluesUne tache sur lternitUne saison pour la peurDans la brume lectrique avec les morts confdrsDixie CityLe Brasier de langeCadillac Juke-BoxSunset LimitedPurple Cane RoadJolie Blons BounceDernier tramway pour les Champs-lysesLEmblme du croisLa Descente de PgaseLa Nuit la plus longueSwan PeakLArc-en-ciel de verreCreole BelleLumire du monde

Srie Billy Bob Holland

Dposer glaive et bouclierTexas ForeverLa Rose du CimarronHeartwoodBitterrootDieux de la pluie

Autres ouvrages

La Moiti du ParadisVers une aube radieuseLe BagnardLe Boogie des rves perdusJsus prend la mer

James Lee Burke

Une saison pour la peur

Traduit de lamricainpar Freddy Michalski

Collection dirigepar Franois Gurif

Rivages/noir

Retrouvez lensemble des parutionsdes ditions Payot & Rivages sur

payot-rivages.fr

Titre original :A Morning for Flamingos, (Little, Brown and Company)

1990, James Lee Burke 1993, E ditions Rivages pour la traduction franaise

1996,E ditions Payot & Rivages pour ldition de poche106, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

ISBN : 978-2-7436-3575-6ISSN : 0764-7786

http:/www.payot-rivages.net

A Martin et Jennie Bush

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Nous avons rang la voiture devant la prison de laparoisse puis cout le martlement de la pluie sur letoit. Le ciel tait noir, les vitres embues par lhumidittandis que les veinules blanches des clairs venaientbattre au lointain au milieu des cumulus dorage amon-cels sur le Golfe.

Tante Lemon va tattendre, me dit Lester Benoit,le conducteur.

Il tait, tout comme moi, inspecteur en civil des ser-vices du shrif. Il portait favoris et moustache, et sefaisait friser et couper les cheveux Lafayette. Chaqueanne il sarrangeait pour prendre ses vacances dhiver Miami Beach de manire arborer un teint uniform-ment hl de janvier dcembre, et chaque anne, ilachetait sur place les vtements la mode du moment etdu lieu. Bien quayant pass toute sa vie New Iberia, lexception dun sjour sous les drapeaux, il donnaittoujours limpression de dbarquer dun avion venudailleurs.

Tu nas pas envie de la voir, pas vrai ? dit-il avantde sourire.

Nan. On peut entrer par la petite porte sur le ct et

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les faire descendre par lascenseur du fond. Elle nesaura mme pas quon est venu.

Ce nest pas un problme, dis-je. Cest pas moi qui ai un problme. Si tu te sens

pas de le faire, tu aurais d demander tre dispensdu boulot. Quest-ce qui te tracasse ce point, de toutesmanires ?

Ya rien qui me tracasse vraiment. Alors envoie-la patre. Cest quune vieille

ngresse. Elle dit que Tee Beau ne la pas fait. Elle dit

quil se trouvait chez elle, il laidait dcortiquer lescrevisses, la nuit o ce mec sest fait tuer.

Allons, Dave. Tu crois peut-tre quelle ne seraitpas capable de mentir pour sauver son petit-fils ?

Peut-tre bien. Tes bien trop rglo, nom de Dieu. Peut-tre. Et

quoi encore ?Il regarda alors en direction du parc sur Bayon Teche. Cest vraiment pas de chance quil ait plu pour

le feu dartifice. Mon ex devait y emmener les petits.Comme tous les ans. Il faut que je me tire dici.

Son visage paraissait blme la lueur du lampadairederrire les rigoles de pluie qui mouillaient la vitre. Safentre tait entrouverte dun cran pour laisser chapperla fume de sa cigarette.

Allons-y, dis-je. Attends une minute. Je nai pas envie de refaire

tout le trajet jusque l-bas avec les vtements tremps. a ne va pas sarrter avant un moment. Je finis ma cigarette. Aprs, on verra. Je naime

pas tre mouill. H ! rponds-moi franchement, Dave,est-ce que cest le fait de ramener Tee Beau qui te tra-casse, ou alors est-ce quil y a autre chose qui te pose pro-blme ?

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Les lueurs du lampadaire dessinaient des ombrespareilles des coulures de pluie sur son visage.

As-tu dj assist a ? demandai-je. Jai jamais eu le faire. Est-ce que tu irais ? Je me dis que le mec qui est assis sur cette chaise

connaissait les rgles. Est-ce que tu irais ? Ouais, jirais.Il tourna la tte et me regarda en face avec arrogance. Cest une exprience qui peut coter cher. Mais ils connaissaient tous les rgles. Daccord ?

Tu dessoudes quelquun dans ltat de Louisiane, ettas droit au traitement, une bonne sance dlectro-chocs bien srieux.

Dis-moi le nom dun seul richard que ltat aitfait cramer. Cet tat-ci ou nimporte quel autre dail-leurs.

Dsol. a ne me fend pas le cur de savoir ce quiattend ces mecs. Tu crois que Jimmie Lee Boggs auraitd se ramasser perpte ? Tu aimerais le savoir dans lecoin, libr sous condition, aprs dix ans et demi ?

Non, je naimerais pas a. Cest bien ce que je pensais. Je vais te dire autre

chose. Si ce mec tente quoi que ce soit, je lui en colle unedans la bouche. Aprs jirai trouver sa mre et je lui dcri-rai a en dtail sur son lit de mort. Quest-ce que ten dis ?

Jy vais. Tu veux venir ? Elle va tre l tattendre, dit-il, avant de sourire

de toutes ses dents.

* * *

Elle tait effectivement l. Dans une robe de cotonimprim, compltement trempe, passe au soleil, pres-

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que sans couleurs force de lavages rpts, qui collait ses formes osseuses comme une serviette mouille. De sachevelure de multresse on aurait dit un enchevtrementgris-dor de fils de fer et les taches brunes qui coloraientsa peau de mtisse ressemblaient un semis de pices dedix cents. Elle tait seule, assise sur un banc de bois joux-tant une cellule de dtention provisoire, prs de lascen-seur do son petit-fils, quelle avait lev elle-mme,Tee Beau Latiolais, allait apparatre dans quelques minu-tes en compagnie de Jimmie Lee Boggs, tous deux entra-vs de chanes la taille et de fers aux pieds. Ses yeuxbleu-vert taient couverts de cataracte, mais ils ne quitt-rent pas mon profil un seul instant.

Elle avait travaill dans un des htels de passe deHattie Fontenot sur Railroad Avenue dans les annesquarante ; puis elle avait pass une anne au pnitencierdes femmes pour avoir poignard un Blanc danslpaule aprs que ce dernier leut battue comme pltre.Elle avait par la suite travaill dans une blanchisserie etfait des mnages pour vingt dollars par semaine, salairehabituel de lpoque pour tous les Noirs occups unemploi plein temps dans le sud de la Louisiane, quilssoient homme ou femme, et ce jusque dans les annessoixante. La fille de tante Lemon donna prmaturmentnaissance un bb si petit quil trouva sa place dansle carton chaussures o elle le cacha avant de le dpo-ser au fond de la poubelle ordures. Tante Lemon avaitentendu les cris du bb en sortant le lendemain matinpour se rendre aux cabinets. Elle avait lev Tee Beaucomme son propre petit, en le nourrissant de cushcush 1

la petite cuillre pour lui donner des forces sansoublier de lui nouer une pice de dix cents autour du

1. Couchecouche : mot indien. Semoule de mais sucre etfrite. (N.d.T.)

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cou afin dempcher la maladie de descendre dans sagorge. Ils vivaient dans une cabane de bois brut dont lagalerie stait totalement effondre, de sorte que lesmarches daccs donnaient limpression de conduire une grande bouche brise et bante, dans un quar-tier que les gens appelaient Ngroville. Chaque prin-temps, mon pre, qui gagnait sa vie pcher etposer des piges, lengageait pour le dcorticage descrevettes bien quil pt difficilement soffrir le luxede lui payer son maigre salaire. Chaque fois quunmulet ou un lpidoste venait se prendre ses filets,il parait le poisson quil venait dposer au passagechez tante Lemon.

Jminge pas cha, mi, me disait-il alors, commesil me devait une explication pour se montrer simple-ment charitable.

Jentendis lascenseur qui descendait. Un gardien enuniforme derrire son petit bureau terminait de remplirles dossiers du transfert des condamns de la prison dela paroisse jusqu Angola.

Monsieur Dave, dit tante Lemon. Vous leur direz, une fois arrivs destination,

quon leur a dj donn manger, dit le gardien. Et ya rien qui cloche non plus chez eux. Le docteur leur afait passer la visite.

Monsieur Dave, rpta-t-elle voix basse,comme si elle se trouvait lglise.

Je ne peux rien faire, tante Lemon, dis-je. Il tait ma petite maison. Il a pas tu le mtis,

dit-elle. On va la ramener chez elle, dit le gardien. Jleur ai dit, tous ces gens, Dave. Y veulent pon

mcouter. Et pourquoi quy feraient-y a, une vieillengresse qui a marn pour Miz Hattie faire des pas-

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ses ? Cest a quy disent. Une vieille putain* dengresse qui ment pour Tee Beau.

Son avocat va faire appel. Il y a encore des tasde choses quon peut faire, dis-je.

Jattendais que les portes dascenseur souvrent. Y vont lectrocuter le gamin, dit-elle Tante Lemon, je ny peux rien, dis-je.Ses yeux ne quittaient pas mon visage. Des yeux

petits et mouills de larmes, qui ne cillaient pas, commeceux dun oiseau.

Je vis Lester qui se souriait lui-mme. On va vous ramener chez vous en voiture, dit le

gardien tante Lemon. Et pour quoi faire que jirai lmaison, mi ? Pour

tfin toutseule din mpetite cahute ? rpondit-elle. Vous vous prparez quelque chose de chaud et

vous quittez ces vtements compltement tremps, ditle gardien. Et ensuite, demain, vous irez parler lavo-cat de Tee Beau, comme vous la dit monsieur Dave.

Monsieur Dave, y sait trs bien, lui, dit-elle. Y vontme le brler sur la chaise, ce petit, et il a rien fait de maldu tout. Cest le blandin qui y a cherch les crosses, ysest fichu de lui devant tout le monde, et pis il le faisaittravailler tellement dur que le petit, y avait pu la forcede manger quand y rentrait la maison. Je lui prpare dupoulet au riz, tout bien, comme il aime, juste. Y sassied table, encore tout sale, et y reste l, regarder dans levague, et y commence avaler a comme si ctait rienquune platre dharicots secs. Je lui dis daller se laverla figure et les mains, et pis aprs, y pourra manger. Maisy mdit : Chsus fatigu, gran maman. Et chpeuxpoint minger quand chsus fatigu. Jdis : Demain

* Toutes les expressions en italique suivies dun astris-que sont en franais dans le texte. (N.d.T.)

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cest dimanche, t va dormir, edmain, ti, et pis aprs, tva manger. Y mdit : Y vient mchercher au matin.On a tous les champs couper.

Et o cquy tait tout le mondquand mon ptit,yavait besoin daide ? dit-elle. Quand ce mtis, il aroul son journal et quil a commenc claquer le petitcomme si ytau maton. O cquy ztau el police, etpis chlavocat, chmomint-l ?

Je passerai chez vous demain, tante Lemon, pro-mis-je.

Lester alluma une cigarette et souffla sa fume dansun sourire. Jentendis le moteur de lascenseur qui sar-rtait ; puis la porte souvrit en coulissant et deuxadjoints du shrif en uniforme firent sortir Tee BeauLatiolais et Jimmy Lee Boggs enchans. Les deux pri-sonniers taient habills en civil pour le trajet jusquAngola. Tee Beau portait veste de sport couleur dtainbrillant, pantalons amples de teinte violette et chemisenoire au col sorti, bien aplati sur le revers de la veste.Il avait vingt-cinq ans, mais on aurait dit un enfant encostume dadulte, croire quon aurait pu le souleverdun bras autour de la taille comme une taie doreillerpleine de brindilles. Au contraire de celle de sa grand-mre, sa peau tait noire, ses yeux marron, trop grandspour son petit visage, de sorte quil paraissait effraymme lorsquil nen tait rien. On lui avait coup lescheveux en cellule en oubliant de raser le cou, laissantune ligne noire et broussailleuse, bas sur la nuque,quon aurait prise pour de la crasse.

Mais ctait Jimmy Lee Boggs qui, des deux hom-mes, attirait lil. Il avait les cheveux argents, longset fins, qui tombaient raides sur larrire de la ttecomme une poigne de fils quon aurait cousus lapeau du crne. Il avait le teint ple des taulards et sesyeux effils en amande taient couleur de menthe verte.

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Ses lvres brillaient dun rouge intense, non naturel, aupoint quon aurait pu les croire maquilles. La courburede la nuque, le profil de la tte, la peau blanc-rose ducrne qui transparaissait sous les cheveux filasses mefaisaient penser un mannequin. Il portait un T-shirtfrachement lav, des jeans et des chaussures de basketnoires qui remontaient jusquaux chevilles sans chaus-settes. On apercevait le rebord dun paquet de LuckyStrike soigneusement engonc dans lune des poches.Ses mains avaient beau tre menottes la chane detaille et il tait oblig de traner les pieds cause de lacourte longueur des fers qui lui tenaient les chevilles,on voyait nanmoins jouer les longs fuseaux de musclesqui couraient sur lestomac, roulaient sur les bras etvenaient battre au-dessus des clavicules chaque tor-sion du cou lorsquil regardait les prsents dans la salle.La lueur toute particulire qui clairait son regardntait pas de celles o lon aurait aim se perdre.

Le gardien ouvrit un tiroir de classeur do il sortitdeux grands sacs provisions plis, louverture soi-gneusement agrafe. Le premier portait crit le nom Boggs , le second, Latiolais .

Voici leurs affaires, dit-il en me tendant les sacs.Si zavez tous envie de passer la nuit ici, on pourravous faire un prix.

Regardez-y donc cque vous y envoyez l-bas,vous aut, dit tante Lemon. Zavez-ti pas honte ? Vousavez mis les chanes mon petiot, vous voulez pttfaire croire quy est comme laut, pasque vot cons-cience, al va vous travailler tout lnuit tous autant quevous et.

Jai eu ce garon en cellule pendant huit mois,tante Lemon, avant quil se mette dans la panade, dit legardien. Alors venez pas me faire accroire que le TeeBeau, il a jamais rien fait de mal.

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Pour avoir pris queq chose sur ltas dordures deM. Dore. Pour avoir donn sa grand-maman* un vieilarateur de fntque personne y voulait pus. Cest poura quvous tous lavez mis dans vot prison.

Il a vol la voiture de M. Dore, dit le gelier. a, cest cquy dit, lui, dit tante Lemon. Jespre que je naurai pas payer un loyer pour

rester ici toute la nuit, dit Lester en tant les cendresde cigarette de son pantalon petites pichenettes, dubout des doigts, contre le tissu.

Cest alors que tante Lemon se mit pleurer. Elleferma les yeux et les larmes sexprimrent de dessousles paupires serres comme si elle ny voyait plus ; seslvres tremblaient, agites de soubresauts, sans faussehonte.

Bon Dieu ! dit Lester. Granmaman, jvas tcrire, dit Tee Beau. Jvas

tenvoyer des let croire que chserau juste au coin delrue.

Il faut que jaille aux toilettes, dit Jimmie LeeBoggs.

La ferme, lui rpondit le gardien. Cte petit, il est innocent, Msieur Dave, dit-elle.

Tsais bien cquy vont zy faire. Tconnais*, ti. Y vaaller au Red Hat.

Allez, sortez tous dici. Je vais massurer quellenaura pas de problmes, dit le gardien.

Putain que oui, dit Lester.Nous sommes sortis dans lobscurit, sous la pluie

tombante et les clairs qui bondissaient travers le cielau sud, avant de boucler Jimmie Lee Boggs et Tee Beau larrire de la voiture derrire lcran de grillage. Puisje dverrouillai le coffre o je balanai les deux sacscontenant leurs affaires. Au fond du coffre, fixs auplancher de la voiture laide dextenseurs, se trou-

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vaient un .30-06 lunette dans son tui fermetureclair et un fusil pompe calibre douze avec crosse-pistolet. Je montai ct passager, et nous quittmes laville par une voie dtourne, la route qui traversait StMartinville en direction de lInterstate 10, Baton Rougeet le pnitencier dAngola.

* * *

Les chnes aux branches en marquise de chaque ctde la route deux voies taient noirs et dgoulinaientdeau. La pluie avait baiss dintensit et lorsque je des-cendis ma vitre dun cran, marriva lodeur de la canne sucre et des terres humides des champs. Les fosssqui encadraient la chausse taient hauts, remplis deaude pluie.

Faut qujaille aux toilettes, dit Jimmie LeeBoggs.

Ni Lester ni moi ne rpondmes. Jvous raconte pas de craques. Y faut que jy

aille, rptat-il. Tu aurais d y aller plus tt, dis-je. Jai demand. Il ma dit de la fermer. Il faudra que tu te retiennes, dis-je. Pourquoi qutas repris ce boulot ? dit Lester. Jai de grosses dettes, dis-je. Aussi grosses que a ? Suffisamment pour que jy perde ma maison et

mon affaire de locations de bateaux. Un de ces quatre, je vais quitter le boulot. Et

macheter un petit truc Key Largo. Alors cest quel-quun dautre qui ira se charger de livrer les colis. H !Boggs, la pgre, elle navait pas suffisamment de boulotpour toi en Floride ?

Quoi ? dit Boggs.

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Il tait pench en avant sur son sige et regardait parla vitre latrale.

Tu naimais pas la Floride ? Il a fallu que tu fas-ses tout ce chemin et que tu viennes jusquici tuer quel-quun ? dit Lester.

Lorsquil sourit, la ligne de ses lvres ressembla une mince crte de pte modeler.

Quest-ce que a peut te faire ? lui demandaBoggs.

Jtais curieux de savoir, cest tout.Boggs resta silencieux. Les traits du visage parais-

saient tirs, et il se dandinait sur les fesses davant enarrire.

Combien ta-t-on pay pour descendre ce pro-pritaire de bar ? dit Lester.

Rien du tout, dit Boggs. Tas simplement rendu service quelquun,

alors ? poursuivit Lester. Jai dit rien du tout parce que je ne lai pas

tu, ce mec. coutez, je ne veux pas me montrer gros-sier, on a un long voyage faire ensemble, mais je neme sens pas vraiment mon aise ici, larrire.

On te filera un peu de Pepto Bismol ou quelquechose quand on sera sur lInterstate, dit Lester.

Japprcierais le geste, mec, dit Boggs.Nous nous engagemes dans une grande courbe au

milieu des pturages. Tee Beau dormait, la tte sur lapoitrine. Jentendais les grenouilles coasser dans lesfosss.

Pour un quatre juillet, on est servis ! dit Lester.Je regardai par la vitre les champs dtremps de

pluie. Je ne voulais plus prter loreille aux commentai-res ngatifs de Lester, ni lui dire dailleurs ce quejavais rellement en tte, savoir quil tait ltre le

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plus dprimant de tous ceux avec lesquels javaisjamais travaill.

Je vais te dire, Dave, jamais jaurais cru meretrouver affect avec un flic qui a t inculp de meur-tre, dit-il en billant, les yeux carquills.

Oh ? Taimes pas en parler ? a mest gal, dun ct comme de lautre. Si a rouvre de vieilles plaies, je suis dsol

davoir amen a sur le tapis. Les vieilles plaies se sont refermes. Tes du genre susceptible, tu sais, de temps en

temps.La pluie me fouetta le visage et je remontai la vitre.

Les vaches staient regroupes au milieu des arbres, laforme sombre et solitaire dune ferme apparut au loin,recule, au bout dun champ de canne sucre, et je visdevant moi une vieille station-service qui tait l depuisles annes trente. Lauvent qui abritait les pompes taitclair, et la pluie soufflait en rafales depuis le toit sousla lumire.

Ya queqchose de pas normal qui me passe dansle corps, dit Boggs. Comme du verre en train debaratter.

Il tait pench en avant sur son sige, au milieu deses fers, se mordre les lvres en respirant par le nezen haltements presss. Lester jeta un coup dil danssa direction travers le grillage au moyen du rtro-viseur.

On va te trouver du Pepto. Tu te sentiras bienmieux.

Je ne peux pas attendre. Je vais faire dans monfroc.

Le regard de Lester se porta sur moi.

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Je suis srieux. Je peux plus tenir, les mecs. Cestpas de ma faute, dit Boggs.

Lester se tordit le cou vers larrire, et son pied sereleva de lacclrateur. Puis il me regarda une nouvellefois. Je secouai la tte en signe de refus.

Jai pas envie que le mec, y sente la merde jus-qu Angola, dit Lester.

Quand tu convoies un prisonnier, tu convoies unprisonnier.

Ils mavaient prvenu que ttais cheval sur lesprincipes.

Lester On sarrte, dit-il. Cest pas moi de nettoyer

parce quun mec a la diarrhe. Et si a ne te plat pas,je suis dsol.

Il se rangea sous lauvent de la station-service. Alintrieur du cagibi, un gamin lisait une bande dessinederrire un vieux bureau. Il reposa son illustr et vint lextrieur. Lester sortit de la voiture et prsenta soninsigne au gamin.

Nous sommes des services du shrif, dit-il. Unde nos prisonniers a besoin daller aux toilettes.

Quoi ? dit le gamin. Pouvons-nous utiliser vos toilettes ? Ouais, bien sr. Vous voulez de lessence ? Non.Lester remonta en voiture, laissant le gamin sur

place, et contourna la station-service en marche arrire,jusqu la porte des toilettes pour hommes situes surle ct, en pleine obscurit.

Tee Beau tait maintenant rveill, le regard perdudans le noir. A la lumire des phares, japerus unecoule borde darbres, aux rives plantes de joncs, der-rire la station-service. Lester coupa le moteur, sortitune nouvelle fois de la voiture, dverrouilla la portire

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arrire et aida Boggs sextraire du vhicule sous lapluie fine en le tirant par un bras. Boggs respirait parle nez, bouche ferme, et chaque expiration saccompa-gnait dun frisson.

Je te libre une main et je te donne cinq minutes,dit Lester. Tu me fais le moindre ennui et je te colledans le coffre pour le reste du trajet.

Jvous ferai pas dennuis. Jai pass la journe leur dire que jtais pas bien.

Lester sortit la cl des menottes de sa poche. Va dabord inspecter les toilettes, dis-je. Je suis dj venu ici. Il ny a pas de fentres.

Lche-moi un peu, tu veux, Robicheaux.Je soufflai, ouvris ma porte et mapprtai sortir de

la voiture. Trs bien, trs bien, dit Lester.Il accompagna Boggs jusqu la porte des toilettes,

ouvrit celle-ci, alluma la lumire et jeta un coup dil lintrieur.

Ctune bote, comme je tai dit. Tu veuxregarder ?

Vrifie quil ny a rien. Conneries, dit-il.Il libra la main droite de Boggs de la menotte atta-

che la chane de ceinture. Ds quil eut la main libre,Boggs ramena ses cheveux en arrire de ses doigts enpeigne, jeta un coup dil la voiture puis entra dansles toilettes petits pas hachs du fait de ses chevillesentraves. Il poussa le verrou derrire lui.

Cette fois, je sortis de la voiture. Quest-ce qui tarrive ? dit Lester. Il y a trop de trucs que tu ne fais pas dans les

rgles.Je fis le tour par lavant de la voiture et me dirigeai

vers lui. Les phares taient toujours allums.

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coute, cest moi quon a confi ce transfert.Si ma manire de faire ne te plat pas, tu pourras dpo-ser une protestation crite notre retour.

Boggs a tu trois personnes. Il a massacr le pro-pritaire du bar coups de batte de base-ball. Est-ceque a te dit quelque chose ?

Ouais, que tes peut-tre un petit peu obsd. Tucrois quon pourrait avoir le mme problme ici ?

Je dgageai la fermeture de mon tui, librant le .45,et cognai du poing la porte des toilettes.

Allez, ouvre, Boggs, dis-je. Je suis sur le trne. Ouvre la porte ! Jarrive pas latteindre. Jai la chiasse, mec.

Quest-ce quil y a ? dit Boggs. Putain, mais tes pas croyable, dit Lester.Je frappai nouveau. Allez, Boggs, dis-je. Je vais me chercher des cigarettes. Tu peux faire

ce que tu veux, dit Lester en se dirigeant vers lentrede la station-service.

Je reculai dun pas, la main sur la crosse de mon .45,et donnai un violent coup de pied sous le bouton deporte. Celle-ci ne lcha pas dun pouce. Je vis Lesterqui se retournait pour me regarder. Je frappai une nou-velle fois du pied, et cette fois, le bois vola en clats,librant le pne de lhuisserie, et la porte pivota sur sesgonds, se reclaquant contre le mur avec fracas.

Mes yeux virent le distributeur de papier hyginiqueau mur compltement dmoli et le sol jonch de feuil-lets de papier avant mme que japeroive Boggs lg-rement accroupi en position de tir, les maillons de lachane tendue lui mordant les chairs, une main entravependant, fige, comme les serres dun oiseau de proie,le bras droit raide, arm dun revolver nickel. Ses yeux

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CouvertureDu mme auteur chez le mme diteurTitreCopyrightDdicaceChapitre 1