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PROPOS RECUEILLIS PAR PAULINE LECOMTE PORTRAIT de 1940 fut donc un profond traumatisme pour l’adolescent que j’étais. Ce fut, entre autres, l’une des raisons de ma vocation militaire. De plus, mes années de scoutisme m’avaient également préparé à ce choix, en me don- nant le goût du commandement et des responsabilités. NRH : Sorti major de votre pro- motion de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, quelle arme choisissez-vous ? À l’issue de sa carrière militaire, le général Faivre s’est investi dans la recherche historique et a publié, à propos du drame algérien, des travaux qui font autorité. Du Renseignement à l’Histoire Maurice Faivre 10 La Nouvelle Revue d’Histoire Élèves-officiers de l’École spéciale militaire, fondée par Napoléon en 1802 et installée à Saint-Cyr en 1808. En haut : Insigne de la promotion Rhin et Danube (1947-1949). La Nouvelle Revue d’Histoire : Après avoir mené dans le domaine du renseigne- ment une brillante carrière militaire, vous avez fait œuvre d’historien. Pouvez-vous revenir sur ce qui a motivé votre vocation pour la carrière des armes ? Général Maurice Faivre: Né en 1926, j’appartiens à une génération qui a été pro- fondément marquée par les deux guerres mondiales. Ma famille franc-comtoise était, de plus, très patriote. Mon père avait parti- cipé aux derniers combats de la guerre de 14-18 et s’était réengagé en 1939. La défaite MF: J’appartenais à la promotion (1947- 1949) baptisée « Rhin et Danube » qui, comme son nom l’indique, était fortement inspirée de l’exemple de la I re Armée fran- çaise. Débarquée en Provence le 15 août 1944, elle avait ensuite livré en Alsace, puis en territoire allemand, les derniers combats de la guerre.Le général de Lattre de Tassigny faisait naturellement figure de « parrain » de cette promotion, au moment où le général De Gaulle venait, en janvier 1946, de se retirer une première fois à Colombey. Je choisis, à ma sortie de Saint-Cyr, l’Arme blindée cavalerie. Je passais ensuite une année en école d’application à Saumur, avant d’être affecté au 2 e régiment étranger de Cava- lerie en garnison au Maroc, à Oujda. J’avais en effet retenu la Légion étran- gère. Dès le début de ma carrière, je fus orienté vers le renseignement. Dans tous les régiments, il y avait un officier spé- cialisé dans ce domaine mais sa fonction demeurait en fait toute théorique. À l’époque, cela consistait à connaître l’ennemi soviétique, à savoir comment il était orga- nisé et quelle était sa doctrine. Dans tous les régiments où je fus affecté, je fus chargé de cette fonction. En Algérie, j’ai commandé à deux reprises un escadron. À cette époque je n’avais plus de fonction de renseignement, qui, à cet échelon – escadron ou compagnie – n’existait pas. En 1962, je reçus mission de suivre les « wilayas » du FLN, et c’est de ce moment que datent mes véritables débuts dans une carrière d’officier spécialisé dans le renseignement. Je lisais et faisais lire les comptes rendus provenant des divisions engagées sur le terrain et nous pouvions éga- lement exploiter ce que nous procurait un système d’écoutes très performant, de quoi fournir au commandement des synthèses significatives. Fin 1962, je suis rentré en France, où j’ai été affecté à la deuxième bri- gade blindée que commandait alors le géné- ral de Boissieu, gendre du général De Gaulle. C’est à cette époque que j’ai préparé l’École supérieure de guerre, où j’ai été stagiaire de 1964 à 1966. Une fois breveté, je fus affecté à

Du Renseignement à l’Histoire Maurice Faivre · reconnaissance de corps d’armée analogue au 13e dragons a été constituée. La porte de Brandebourg a longtemps symbolisé,

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PROPOS RECUEILLIS PAR PAULINE LECOMTE

PORTRAIT

de 1940 fut donc un profondtraumatisme pour l’adolescentque j’étais. Ce fut, entre autres,l’une des raisons de ma vocationmilitaire. De plus, mes années descoutisme m’avaient égalementpréparé à ce choix, en me don-nant le goût du commandementet des responsabilités.

NRH:Sorti major de votre pro-motion de l’École spéciale militaire deSaint-Cyr, quelle arme choisissez-vous?

À l’issue de sa carrière militaire, le général Faivres’est investi dans la recherche historique et a

publié, à propos du drame algérien,des travaux qui font autorité.

Du Renseignement à l’Histoire

Maurice Faivre

10 La Nouvelle Revue d’Histoire

Élèves-officiers de l’École spéciale militaire, fondée par Napoléon en 1802 et installée à Saint-Cyr en1808. En haut : Insigne de la promotion Rhin et Danube (1947-1949).

La Nouvelle Revue d’Histoire: Aprèsavoir mené dans le domaine du renseigne-ment une brillante carrière militaire,vousavez fait œuvre d’historien. Pouvez-vousrevenir sur ce qui a motivé votre vocationpour la carrière des armes?Général Maurice Faivre: Né en 1926,j’appartiens à une génération qui a été pro-fondément marquée par les deux guerresmondiales.Ma famille franc-comtoise était,de plus, très patriote. Mon père avait parti-cipé aux derniers combats de la guerre de14-18 et s’était réengagé en 1939. La défaite

MF: J’appartenais à la promotion (1947-1949) baptisée « Rhin et Danube » qui,comme son nom l’indique, était fortementinspirée de l’exemple de la Ire Armée fran-çaise. Débarquée en Provence le 15 août1944, elle avait ensuite livré en Alsace, puisen territoire allemand, les derniers combatsde la guerre.Le général de Lattre de Tassignyfaisait naturellement figure de «parrain» de

cette promotion, au moment où legénéral De Gaulle venait, en janvier1946, de se retirer une première fois àColombey. Je choisis, à ma sortie deSaint-Cyr, l’Arme blindée cavalerie.Je passais ensuite une année en écoled’application à Saumur, avant d’êtreaffecté au 2e régiment étranger de Cava-lerie en garnison au Maroc, à Oujda.J’avais en effet retenu la Légion étran-gère. Dès le début de ma carrière, je fusorienté vers le renseignement. Dans

tous les régiments, il y avait un officier spé-cialisé dans ce domaine mais sa fonctiondemeurait en fait toute théorique. Àl’époque,cela consistait à connaître l’ennemisoviétique, à savoir comment il était orga-nisé et quelle était sa doctrine. Dans tous lesrégiments où je fus affecté, je fus chargé decette fonction. En Algérie, j’ai commandé àdeux reprises un escadron.À cette époque jen’avais plus de fonction de renseignement,qui, à cet échelon – escadron ou compagnie– n’existait pas. En 1962, je reçus mission desuivre les «wilayas» du FLN, et c’est de cemoment que datent mes véritables débutsdans une carrière d’officier spécialisé dansle renseignement. Je lisais et faisais lire lescomptes rendus provenant des divisionsengagées sur le terrain et nous pouvions éga-lement exploiter ce que nous procurait unsystème d’écoutes très performant, de quoifournir au commandement des synthèsessignificatives. Fin 1962, je suis rentré enFrance, où j’ai été affecté à la deuxième bri-gade blindée que commandait alors le géné-ral de Boissieu,gendre du général De Gaulle.C’est à cette époque que j’ai préparé l’Écolesupérieure de guerre, où j’ai été stagiaire de1964 à 1966. Une fois breveté, je fus affecté à

La Nouvelle Revue d’Histoire 11

la Division renseignement de l’état-majordes armées. C’est alors que survint pourmoi l’opportunité de servir dans les troupesaéroportées. Le poste de commandant ensecond du 1er régiment de hussards para-chutistes (le prestigieux Bercheny Hus-sards) se libérant, je devins à quarante ansparachutiste, pour me retrouver à Tarbes.J’ai pris ensuite, quelques années plus tard,le commandement du 13e régiment de dra-gons parachutistes en garnison à Dieuze,en Moselle. Ce régiment, appelé à devenirl’une des unités de nos Forces spécialesd’aujourd’hui, était alors chargé de l’actionsur les arrières de l’ennemi, surtout enmatière de recherche du renseignement.En1959, j’avais été chargé – dans le cadre desexercices Javelot organisés par le généralBeaufre –, d’expérimenter en Corse lesconditions d’une action sur les arrièresennemis, confiée ensuite à une compagniecommando installée à Langenargen, surles bords du lac de Constance.En 1963,c’estle 13e régiment de dragons parachutistesqui se vit confier cette mission par le géné-ral Le Pulloch, alors chef d’état-major del’armée de terre, et c’est à ce moment qu’ils’installa à Dieuze. Quand j’en ai pris lecommandement, il était le seul régimentqui continuait à réaliser des exercices avecles unités comparables de l’OTAN, le géné-ral De Gaulle ayant décidé, en 1966, dequitter l’organisation militaire intégrée duPacte atlantique. Nous coopérions avec

les Anglais du Special Air Service, avec lesAllemands de la Compagnie de rechercheprofonde de Weingarten ou avec les Amé-ricains des Special Forces installés en Alle-magne, à Bad Tölz. Chaque année, lesexercices Reforger permettaient de testerl’intervention en Europe, en cas de conflit,de renforts américains. En 1975, une foisterminé mon temps de commandement au13e RDP, je suis devenu chef du deuxièmebureau à Baden,au IIe corps d’armée.Ce fut

pour moi une époque passionnante. J’étaischargé de la recherche du renseignement surl’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie.Jepouvais m’appuyer sur la mission de Pots-dam qui menait des opérations d’espion-nage sur tout le territoire de la Républiquedémocratique allemande et nos services dis-posaient d’outils de recherches électro-niques très puissants, dont une chaîne deradiogoniométrie qui nous permettait delocaliser toutes les divisions soviétiques.Nous disposions par ailleurs de six centresde recherches destinés à l’espionnage.

NRH:Comment se passait la coopérationentre alliés?MF: Elle était très étroite. La Républiquedémocratique allemande,c’est-à-dire l’Al-lemagne de l’Est alors communiste, avaitété partagée en trois zones par les alliés quidisposaient de trois missions auprès desSoviétiques : la mission américaine, la mis-sion française et la mission britannique.Chaque mois, une mission prenait encharge l’une de ces zones. Une fois par an,nous avions des visites avec le comman-dant en chef des forces soviétiques en Alle-magne, le général Ivanovski. J’ai réalisé àcette époque une étude sur les arrières del’armée soviétique, en mobilisant tous lesmoyens de recherche dont nous dispo-sions. Suite à mon rapport, une unité dereconnaissance de corps d’armée analogueau 13e dragons a été constituée.

La porte de Brandebourg a longtemps symbolisé, sur la ligne de séparation entre les zones d’occupationsoviétique et occidentale, la division de la capitale allemande et, au-delà, celle de l’Europe.

Le colonel Faivre (à gauche), chef du 2e Bureau du IIe Corps d’Armée français, en réunion avec legénéral Ivanovski, commandant du Groupement des forces soviétiques en Allemagne.

12 La Nouvelle Revue d’Histoire

PORTRAIT Général Maurice Faivre

NRH: Durant cette longue période de laguerre froide, alors que l’Allemagne ab-ritait d’impressionnants arsenaux, unconflit armé était-il envisageable?MF:Dans les années1970 et1980,les Sovié-tiques, qui avaient accru leurs moyens aprèsla prétendue «détente» proclamée à Helsinkien 1975, craignaient avant tout, en cas deconflit, une réaction aéroterrestre des forcesatlantiques, susceptible de compromettrel’intervention de leur deuxième échelon. Ilsn’hésitaient donc pas à envisager,si la guerre

se déclenchait,de détruire d’emblée les forcesadverses en recourant à l’arme nucléairetactique, alors que la doctrine de l’OTAN,définie par Robert McNamara au cours desannées soixante, prévoyait, elle, une «esca-lade », une « riposte graduée» impliquant,dans un premier temps, une défense con-ventionnelle. Après la réunification alle-mande, des chercheurs ont découvert, danscertaines archives de la Nationale Volks-armee est-allemande, quelles étaient lesintentions véritables des responsables dupacte de Varsovie. Leplan nucléaire était pluspuissant au sud, no-tamment sur les corpsd’armée américains.Cent coups devaientêtre portés sur eux et trente à quarante surles zones du nord de l’Allemagne de l’Ouestoù étaient déployées les forces britanniques.

NRH: Dans de telles circonstances, quepouvait-il se passer à Berlin?MF:Le plan d’occupation de Berlin est l’undes documents les plus intéressants décou-verts dans les archives de la Stasi. Il s’agissaitde se saisir de Berlin-Ouest et d’installer desgauleiters communistes dans chacune deszones d’occupation occidentales. Une bri-gade soviétique devait s’emparer de l’aéro-port de Berlin-Tempelhof – grâce auquel lepont aérien américain avait pu fonctionneren 1948-1949 lors du blocus organisé parStaline – et elle devait y être rejointe par desunités est-allemandes.

NRH:Vous avez été le premier historien àvous intéresser sérieusement à la questiondes harkis.Quelles sont les raisons qui vousont encouragé à travailler sur ce sujet?MF : J’ai fait deux séjours en Algérie, lepremier de 1955 à 1957 et le second de 1960à 1962. Lors du premier, j’ai vraiment faitla guerre. En octobre 1957, j’ai accroché,à dix kilomètres de Constantine, une ka-tiba (1) qui a été détruite par les aviateurs.Mon second séjour fut bien différent.J’avais été affecté en Petite Kabylie où jedevais conduire une opération de pacifi-cation. J’avais en charge trois villages orga-nisés en autodéfense. On avait donné desfusils aux anciens de ces villages où j’airecruté une centaine de harkis. Je m’inté-ressais alors davantage à la populationqu’aux rebelles. Un commissaire politiquese cachait dans un village mais on ne l’ajamais trouvé. Le peu de confiance qu’ilfaisait aux villageois, rétifs aux consignesde la rébellion, le condamnait en effet à laplus grande discrétion.

NRH:Quelle fut la suite de cette histoire?MF : J’avais fait venir mon épouse qui,formée à l’action sociale, put apporter sonaide aux femmes tandis que je m’occupaisdes hommes.Ce fut une période très intéres-sante, une expérience humaine inoubliableauprès de populations très attachantes. En1961, on commença l’évacuation de l’Al-

gérie et je fus affectéau 2e Bureau d’Alger.J’avais quitté mes har-kis depuis septembre1961 et j’ignorais cequ’ils étaient devenus.

Au 2e Bureau, nous avons eu connaissancedes massacres sans pour autant être trèsbien renseignés. Rentré en France à la finde l’année 1962, je reçus, peu de tempsaprès mon retour, un coup de téléphoned’un fonctionnaire de la préfecture dePolice qui m’informa que des harkis vivantà Choisy-le-Roi me réclamaient. Me ren-dant sur place, je découvris qu’ils vivaientdans des conditions épouvantables et j’es-sayai de trouver une solution. Au mêmemoment, le maire de Dreux fit savoir auministère de l’Intérieur que, dans sa com-mune, des logements et du travail étaientdisponibles. Tous mes harkis furent alorsconduits à Dreux où ils trouvèrent enfindes conditions de vie décentes. Le plus grosproblème par la suite fut de rapatrier leurs

Les chefs militaires soviétiquesn’hésitaient pas à envisager,en cas de conflit, le recoursimmédiat au feu nucléaire

Un soldat de la National VolsksArmee en faction devant un véhicule équipé de missiles sol-air soviétiquesSAM-2 Guideline. L’armée est-allemande était la meilleure parmi celles des « démocraties populaires »du pacte de Varsovie.

Document présentant le déploiement, en Alle-magne de l’Est, des vingt divisions du Groupementdes forces soviétiques en Allemagne.

NRH:Au début de 1961,l’armée françaisecompte 200000 combattants musulmans.Ces troupes musulmanes pèsent beau-coup plus que les effectifs du FLN.MF : En effet, les effectifs du FLN n’ontjamais dépassé les 20000 combattants arméset ce chiffre correspond à ceux recensés en1957-1958, au moment où la rébellion étaitla plus forte. Après les opérations «PierresPrécieuses» mises en œuvre dans le cadre duPlan Challe, ils n’étaient plus que quatre àcinq mille en 1962, avec des capacités d’ac-tion réduites au minimum,du fait de l’insuf-fisance des munitions et du quadrillage trèsefficace organisé parl’armée française.

NRH: D’après lebilan de vos travaux,combien de harkisfurent victimes des représailles et des mas-sacres survenus au moment de l’indépen-dance de l’Algérie, principalement entre leprintemps et l’automne de l’année 1962?MF: J’ai fait une estimation,que je crois rai-sonnable,allant de 60000 à 80000 victimes,alors que Benjamin Stora,présenté dans lesmédias comme historien « officiel » de laguerre d’Algérie, parle de 10000 victimes.À l’inverse, le chiffre de 150 000, qui estparfois avancé, est à l’évidence exagéré etrepose sur une simple extrapolation dunombre de victimes recensées dans unesous-préfecture particulière.

La Nouvelle Revue d’Histoire 13

familles. Dans des conditions parfoisrocambolesques, j’ai réussi à en faire venircinquante-deux.

NRH : C’est cette aventure qui vous aencouragé à vous intéresser à l’histoiredes harkis ?MF: Avec mon épouse, chaque dimanche,nous allions rendre visite à ces familles, audébut à Choisy-le-Roi, puis, par la suite, àDreux.Au cours des années 1970, ils dispo-saient d’un travail et de logements. Lesenfants, nombreux, étaient tous scolarisés.Lors de mes visites hebdomadaires, je mesuis rendu compte que ces enfants igno-raient tout de l’histoire de leurs parents quin’avaient jamais voulu leur raconter lesmalheurs qu’ils avaient subis. C’est en pre-nant conscience de ce vide que j’ai voululeur expliquer d’où ils venaient. J’ai donccommencé des recherches qui m’ont con-duit à écrire Un village de harkis. Je suisremonté très loin en amont et j’ai trouvéchez les pères Blancs de nombreux docu-ments qui se sont révélés très utiles. Par la suite, j’ai élargi mon étude à l’ensemble de l’Algérie, en m’intéressant à toutes lescatégories de combattants musulmans quiavaient participé à la guerre.

NRH:Parmi vos nombreuses études,vousavez publié un ouvrage sur le général Elyqui est aujourd’hui complètement oublié.Quel intérêt particulier présentait cet offi-cier général?MF: Ayant pu avoir accès aux archives duComité des affaires algériennes présidé par De Gaulle, Joxe et Messmer, j’ai cherchéà comprendre quelles avaient été les res-ponsabilités dans la conduite de la poli-tique algérienne. Il m’a semblé que legénéral Ely avait joué un rôle important.C’est lui qui a géré la fin de la guerre d’In-dochine avant de devenir chef d’état-major

de l’armée pendant laguerre d’Algérie. Il n’apas hésité à vivementcritiquer la postureadoptée par De Gaulleà l’encontre des Améri-

cains. Considérant que la mission princi-pale de l’armée était de liquider l’affairealgérienne, il trouvait dangereux de mani-fester des distances vis-à-vis de nos alliés.En tant que chef d’état-major, il avaitconçu des plans de modernisation de l’ar-mée française qui ont été pris en comptepar les ministres de l’époque, des plans quiapparaissent plus précis et plus réalistesque ne l’étaient ceux de De Gaulle.

NRH: Vous vous êtes intéressé à la poli-tique algérienne de De Gaulle. Commentexpliquez-vous son revirement à propos

Débarquement de harkis en métropole, à l’été1962. Beaucoup ont été abandonnés à lavengeance du FLN.

Le capitaine Faivre transformé en instituteur dans un village de la Kabylie des Babors. L’aide auxpopulations était le complément indispensable de l’action militaire.

Les effectifs du FLN n’ont jamaisdépassé 20 000 combattants,

un dixième des auxiliaires indigènes de l’armée française

14 La Nouvelle Revue d’Histoire

de l’Algérie. En 1958, pour vous, ses in-tentions sont-elles claires ? Quel est votresentiment d’historien?MF: Mon sentiment est qu’il a tenu troisdiscours successifs et qu’il est difficile d’enévaluer la sincérité. Il y a le fameux «Je vousai compris» lancé en 1958 à la foule algéroiseou le discours de Mostaganem.Il s’agit alorsde mettre en œuvre une politique «d’inté-gration», de bâtir une France nouvelle «deDunkerque à Tamanrasset ». Ce choix estremis en cause le 16 septembre 1959 lorsquele général-président affirme le principe de« l’autodétermination » et laisse entrevoirpour l’Algérie une politique d’association detype fédéral. Si l’on excepte les tenants lesplus radicaux de l’Algérie française, dresséscontre toute politique d’abandon et inquietspour l’avenir dans un pays majoritairementmusulman, c’est la solution qui aurait puêtre admise par presque tout le monde. Lesgénéraux Salan et Challe étaient favorablesà un tel projet mais il n’y eut pas de dialogueet De Gaulle s’est braqué après la «semainedes barricades» de janvier 1960.Il prononceensuite,en novembre 1960,son discours sur« l’Algérie algérienne».

La France a certes vaincu militairement larébellion, mais rien n’est acquis pour l’ave-nir et elle se retrouve en partie isolée sur lascène internationale, alors que l’opinionmétropolitaine se divise. La guerre coûtecher et compromet la modernisation néces-saire de l’armée que le général veut désor-mais organiser autour d’une force nucléaire

indépendante. Cette condition est néces-saire pour que la France puisse jouer un rôleinternational à la mesure de ses légitimesambitions. Le Général souhaite sortir desblocages de la guerre froide,prendre ses dis-tances avec le puissant allié américain, serapprocher de la Russie soviétique, s’ap-puyer sur le monde francophone, et no-tamment sur la clientèle d’États africainsrécemment décolonisés dans le but de seposer en leader d’une «troisième force».

Il faut pour cela en finir avec l’Algérie,un«fardeau» dont De Gaulle entend se débar-rasser. Comme Alain Peyrefitte l’a signalé,il est sceptique sur les possibilités d’uneintégration à la France de populationsmusulmanes,dont ledynamisme démo-graphique ne peutque poser à terme delourds problèmes :« Vous ne voulez pasque Colombey-les-Deux-Églises devienneColombey-les-Deux-Mosquées…» C’est toutce faisceau de raisons qui a conduit leGénéral à évoluer dans le sens d’un aban-don de l’Algérie au FLN. D’autres solutionsauraient sans doute pu être envisagées, enutilisant notamment les musulmans hos-tiles au FLN. Ces solutions auraient pu êtreacceptées,notamment par les militaires qui,s’ils refusaient de livrer le pays à leur en-nemi, savaient que le temps de « l’Algérie depapa», celle du centenaire de la conquêtecélébré en 1930, était évidemment révolu.

NRH: Vous avez riposté à ceux qui résu-ment la guerre d’Algérie à la question dela torture.MF: J’ai pu avoir accès aux archives de laCommission de sauvegarde des droits et deslibertés, et j’ai passé beaucoup de temps auxArchives nationales. J’en suis arrivé à la con-clusion que la torture a été employée audébut de la bataille d’Alger pendant deux outrois mois, mais que c’est grâce à la pénétra-tion des réseaux du FLN que la bataille d’Al-ger a été gagnée. Le colonel Trinquier a misensuite en œuvre le quadrillage d’Alger pourprévenir tout retour du terrorisme, mais n’ajamais été favorable à la torture.Les archivesde la Commission de sauvegarde m’ontbeaucoup intéressé. Notamment celles duprésidentPatin,un haut magistrat de la Courde cassation.Il était arrivé à la conclusion quela torture avait progressivement disparu dès1958.Une autre confirmation m’a été appor-tée par les quatre cents rapports des visiteseffectuées par la Croix-Rouge suisse dans descentres de détention. 20% des prisonniersdisent avoir été torturés et 80% répondentne l’avoir jamais été. J’ai également eu l’oc-casion de critiquer la thèse – réalisée sous lepatronage de Pierre Vidal-Naquet, qui étaitun spécialiste de l’Antiquité grecque maisaussi un partisan du FLN – de RaphaëlleBranche, qui a méconnu au cours de sontravail des pans entiers de la question. Jeremarque également que la publication, il ya quelques années,du Livre Blanc de l’arméefrançaise en Algérie, réalisé avec la caution deprès de quatre cents officiers généraux ayantservi durant cette guerre, a calmé l’offensivemédiatique engagée sur ce terrain, sur la

base de témoignageshautement suspects oud’élucubrations infir-mées par toute la docu-mentation disponible.

NRH: Vous avez écrit un ouvrage sur lerenseignement en Algérie. Vous y notezque l’essentiel du renseignement estobtenu en recourant à d’autres moyensqu’à la torture.MF:Les écoutes et le renseignement de ter-rain ont joué un rôle très important.Les fel-laghas notaient tout.On a trouvé dans leurspetits cahiers l’effectif précis des groupes,l’armement de chacun, les pertes, l’argentrécupéré. Ils ont péché par un esprit debureaucratie excessive. L’infiltration desréseaux FLN a également permis d’obtenir

PORTRAIT Général Maurice Faivre

Un officier français entouré de ses harkis. Ces combattants, familiers du terrain, se révélèrent toujoursd’une grande efficacité.

Les archives de la Commission de sauvegarde des droits

montrent que la torture a disparuprogressivement dès 1958

Maurice Faivre� Le général Maurice Faivre a exercé diverscommandements, notamment celui du 13e régiment de Dragons Parachutistes, avant d’exercer d’importantes responsabilitésdans le domaine du renseignement. Il s’estensuite consacré à l’histoire de la guerred’Algérie.Parmi ses principaux ouvrages : Les Nations armées. De la guerre des peuples à la guerre des étoiles (Economica, 1988). Un Village de harkis. Des Babors… au paysdrouais (L’Harmattan, 1995). Les Combattantsmusulmans de la guerre d’Algérie. Des soldatssacrifiés (L’Harmattan, 1995, 2000). Le généralPaul Ely et la politique de défense (1956-1961)(Economica, 1998). L’Algérie, l’OTAN, la bombe(Economica, 1998). Les Archives inédites de lapolitique algérienne (1958-1962) (L’Harmattan,2000). Conflits d’autorité pendant la guerred’Algérie (L’Harmattan, 2004), Le Renseignementdans la guerre d’Algérie (Lavauzelle, 2006).

de précieux renseignements, mais aussi desemer la discorde chez l’ennemi.Ce fut par-ticulièrement réussi avec la «bleuite (2) » qui,mise en œuvre par le capitaine Léger,abou-tit à une série de purges internes qui affai-blirent sérieusement l’adversaire.

NRH : Pouvez-vous revenir sur l’affaireSi Salah, le chef de la wilaya IV?MF : J’ai obtenu des renseignements parFournier-Foch,un neveu du général Foch.Ilavait été officier de renseignement à Orléans-ville (El Asnam aujourd’hui). En tant quechef du 2e Bureau, il diffusait partout un bulletin consacré à la wilaya IV. Quandils en prenaient connaissance, les fel-laghas pouvaient se dire: «Les Fran-çais savent tout sur nous». Un jour ila reçu la visite d’un chef rebelle quilui a dit: «Nous sommes prêts à négo-cier». Tout est parti de là mais, sur cepoint, il faut se référer à la dernièreétude de Guy Pervillé sur le sujet(3).

NRH : Le monde du renseigne-ment vous est familier. Commentpasse-t-on du renseignement à l’histoire?MF: Comme je vous l’ai dit plus haut, macarrière militaire a été très nettement orien-tée vers le renseignement à travers mes com-mandements du 13e RDP et des 2e Bureauxde Baden (IIe Corps d’armée) et de Stras-bourg (Ire Armée).Au cours des années 1990,les travaux sur le renseignement ont connuun renouveau, marqué par de nombreusespublications et par la naissance de groupesd’études spécialisés,notamment à l’initiativede l’amiral Lacoste. Ils ont permis de mettreen évidence la similitude des méthodes detravail qui rapprochent l’officier de rensei-

gnement et l’historien.L’un et l’autre se trou-vent confrontés à une masse de faits brutsqu’ils ont pour tâche de vérifier et de recou-per.Ils doivent ensuite évaluer les possibilitésmatérielles et intellectuelles d’acteurs, degroupes et de forces en présence,leurs pointsforts et leurs faiblesses dans tous les do-maines : militaire, politique, économique,technique, social et culturel. Il leur faut alorsinterpréter ce que peuvent être les intentionsdes acteurs,en fonction de leurs intérêts et deleur psychologie. Le logo du grand-duc quivoit dans la nuit illustre bien cette ambition.Reste alors le travail noble de la synthèse,qui

consiste à tirer les conclusions des faitsobservés, des capacités reconnues et des

intentions imaginées.Pour le 2e Bureau,il présente aussi un aspect prospectif:à partir d’hypothèses différenciées, illui revient d’établir une estimationde la menace, présente et future.À ce stade, la réflexion du respon-sable du renseignement et celle del’historien se séparent. Même s’il aacquis une certaine compréhensiondes motivations de l’adversaire,

l’officier le considère comme l’ennemi qu’ilfaut vaincre ou rallier. Sans doute la sym-pathie pour les amis peut-elle l’entraîner àjuger sévèrement les responsables d’unabandon, d’une trahison, d’un recul oud’une défaite. Sa reconversion en historienlui imposera de dépasser ce manichéisme,et de faire un réel effort d’objectivité pourprendre en compte, sans préjugé, les forceset les faiblesses des acteurs de l’histoire.

NRH : En 1988, vous avez publié chezEconomica Les Nations armées. De laguerre des peuples à la guerre des étoiles.

Après avoir beaucoup travaillé sur lephénomène guerrier au cours des deuxderniers siècles, comment voyez-vousaujourd’hui les perspectives de la guerre.Sous quelle forme demeure-t-elle pos-sible ? Quelles sont ses limites et quelssont les scénarios imaginables ?MF: Dans le cadre de ma thèse, j’ai étudiéla manière dont les peuples se mobilisent,en partant du modèle suisse, des milicesbritanniques et américaines. Je suis revenusur Machiavel, la Révolution française et lalevée en masse. Ces analyses m’ont permisd’élaborer le modèle de la nation armée telqu’il a fonctionné de 1914 à 1945. La dis-suasion nucléaire, la démocratisation et lalibéralisation des sociétés ont affaibli ceconcept de nation armée, surtout à partirdes années 1980-1990.Avec la chute du murde Berlin, la menace soviétique a disparu.Sur le plan européen, le concept de guerreentre nations n’apparaît plus guère crédible.Aujourd’hui,nous sommes dans le cadre deguerres insurrectionnelles, de guerres asy-métriques avec, aussi, de fortes menacesintérieures auxquelles les dirigeants euro-péens feraient bien de s’intéresser.�

1.Katiba: unité principale de l’ALN (armée de libé-

ration nationale), branche armée du FLN.

2.La «bleuite» était une opération d’infiltration et

d’intoxication montée par les services secrets fran-

çais pendant la guerre d’Algérie. Elle consistait à

transmettre de fausses informations à l’ALN et au

FLN, pour y susciter des épurations internes.

3. Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès

ou échec de la réconciliation franco-algérienne

(1954-2012), Armand Colin, 2012.Site d’écoute électronique de Domme, dans le Périgord. Dès l’époque de la guerre d’Algérie, etdurant la guerre froide, les écoutes étaient une source précieuse de renseignement.

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La Nouvelle Revue d’Histoire 15