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i Du Sage antique au Citoyen moderne

Du Sage Antique Au Citoyen Moderne (Bréhier, Delacroix)

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Philosophie

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  • iDu Sage antique

    au Citoyen moderne

  • BOUGL, BRHIER, DELACROIXET PARODI

    T)u Sage antiqueau Citoyen moderne

    ^tudes sur la Culture morale

    Prface de M. PAUL LAPIE

    '^^HyoiO^'"'

    LIBRAIRIE ARMAND COLIN103, Boulevard Saint-Michel. PARIS

    19 2 1

    Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation rservs pour tous pays

    O^^,ver'o"a

    BIBUOTHECA

  • /^6

    Copyright nineteen hundred and twenty

    one by Max Leclerc and H. BourreKer,

    proprietors of Librairie Armand Colin.

  • A Monsieur Paul Bernard

    Directeur honoraire

    (le l'cole normale d'Instituteurs de Ja Seine

    Hommage des Auteurs

  • PREFACE

    Nos coles normales ne sont pas des cou-

    vents laques o ne pntrerait aucun bruit dudehors. Elles ouvrent aux futurs instituteurs

    des chappes sur le monde. Une rformercente permet de soulever devant nos norma-liens les problmes les plus graves de la philo-sophie. Et longtemps avant cette rforme iltait de tradition, l'cole normale de la Seine,de demander des matres minents quelquesconfrences sur les grandes questions quidoivent dominer la vie et la pense de l'duca-teur.

    En 1920, ces confrences ont eu pour objetde montrer aux normaliens les traits souslesquels, aux diffrents ges de notre civilisa-tion, est apparu l'idal moral. Devant leurs

    yeux ont dfil, tour tour, le sage antique, le

  • VIII Prface

    saint du moyen ge, Thonnete homme dessicles classiques, le citoyen moderne. Et,devant leur esprit, s'est pos le problme dontchacun de ces personnages apporte une solu-tion : pour se conduire dans la vie, est-ce enlui-mme, est-ce en dehors de lui que l'hommedoit chercher un guide ? La moralit rside-t-elledans l'panouissement de notre nature ou dansla lutte contre la nature ? L'action bonne,est-ce l'action dicte par la raison, ou l'action

    impose par une puissance mystrieuse ?A cette question, l'antiquit est unanime

    rpondre : Entre le rel et l'idal il y a harmo-nie ; nos tendances naturelles sont bonnes, ilsuffit de les coordonner ; la vie du sage estune uvre d'art. Cette rponse, que M. Brhieremprunte Platon, aux Stociens, Plotin, onla trouverait aussi dans Epicure et dans Aris-tote. Tous les grands penseurs de l'antiquit, sidiverses qu'aient pu tre leurs doctrines, con-oivent le bien sous cet aspect sduisant. Lamorale antique est essentiellement naturaliste.Tout autre est la conception chrtienne. La

    nature humaine est mauvaise : le pch l'avicie ds l'origine. Le devoir n'est donc pasde l'amliorer ; il est de la dtruire pour la

  • Prface ix

    refaire. Il faut tuer en soi le vieil homme, semortifier, c'est--dire mourir pour revivre de la

    vie morale. L'ducation de l'homme ne consiste

    pas cultiver ses tendances : il faut extirper

    du cur humain la tendance fondamentale,l'gosme, et y greffer une tendance contraire

    la nature, la charit. Opration qui ne saurait

    tre tente sans un secours surnaturel. A vraidire, cette doctrine fait trop violence la nature

    pour s'imposer la majorit des mortels. Aussia-t-elle d s'accommoder de compromis : tousles docteurs de l'glise, M. Delacroix le fait

    justement remarquer, n'ont pas condamnavec la mme svrit la nature humaine. Il n'enest pas moins vrai que l'idal du Moyen ges'oppose trait pour trait l'idal antique.

    A la Renaissance, l'idal antique fait sa rap-parition et affronte l'idal chrtien. Sans paratre

    gn de leur opposition, l'honnte homme du xvii' sicle les recherche l'un et l'autre. Illes concilie au nom de la raison qu'il considrecomme une facult la fois divine et humaine,surnaturelle et naturelle la fois. L'honntehomme, c'est l'tre raisonnable, qui sait gou-verner ses passions, qui sait assigner chaquetre sa place dans l'chelle des valeurs, qui

  • X Prface

    sait, en particulier, respecter Tordre tabli et la

    religion traditionnelle. M. Parodi nous fait assis-ter l'volution de ce rationalisme et nous

    montre comment, au xviii" sicle, il s'pure,

    chez Voltaire sinon chez Rousseau, de tout l-ment mystique.

    Puis les diffrents courants de pense semlent, et le problme, on le verra dans laconfrence de M. Bougie change d'aspect :de mtaphysique, il devient sociologique. Il nes'agit plus de savoir si, entre le rel et l'idal,

    il y a harmonie profonde ou discorde fonda-mentale. L'individu doit-il se subordonner songroupe, ou, au contraire, le groupe est-il fait

    pour l'individu ? L'acte moral, est-ce ou non

    l'acte social ? Voil l'nonc nouveau de laquestion.

    Et, sans doute, pour quiconque estime quel'homme est naturellement goste, ce nouvelnonc se ramne l'ancien : l'individu nesaurait se sacrifier son groupe sans une inter-

    vention surnaturelle. Mais la pense moderne,rejoignant celle du vieil Aristote, tend recon-natre que l'homme est, de sa nature, un tre,social : il peut donc sans miracle obir la loi dela socit. C'est, au contraire, l'individualisme

  • Prface xi

    qui serait contre nature, car il ne conviendrait

    qu' un tre indpendant et parfait, l'Absolu : etl'homme n'est ni indpendant ni parfait ; il n'estpas l'Absolu. Les hommes ne sont que des tresrelatifs, dpendants, des fragments d'tres quine vivent qu'en se compltant les uns par lesautres, en se donnant les uns aux autres. Lasubordination de l'individu un objet qui ledpasse ne rsulte plus d'un dcret mystrieux

    ;

    elle est une consquence inluctable de notrenature sociale.

    Ainsi se dgage des mythes qui l'envelop-paient, pour s'appuyer sur l'exprience et sur

    la raison, une doctrine de la loi morale qui doit

    recueillir l'assentiment unanime. Confiants,comme le sage antique, dans la nature humaine,nous devons, comme l'homme de bien dumoyen ge et du xvii^ sicle, imposer silence nos passions individuelles. Et l'altruisme, pour

    n'avoir pas t prescrit au milieu des clairs et

    du tonnerre, n'en est pas moins notre devoirimprieux. Voil l'une des leons que nos futursinstituteurs auront pu tirer de ces confrences.Voil l'un des aspects de la morale dont ilspourront s'inspirer dans leur carrire d'duca-teurs populaires. Loin de leur suggrer une

    l

  • XII Prface

    sorte de scepticisme, la comparaison des diff-rents types d'humanit suprieure qui ont tconus depuis l'antiquit leur a montr ce qu'ily a d'ternel dans l'idal moral, ce qu'il y ad'inbranlable dans les principes de notre du-cation nationale.

    Paul Lapie.

  • TABLE ANALYTIQUE DES MATIRES

    PREMIRE PARTIE

    Le Sage antiquepar E. BRHIER

    Morale antique et morale moderne. L'idal moral etles murs. Les variations de l'idal antique.

    I. Le Sicle de Platon

    Le naturalisme grec. Vertu et fonction. La vertude loutil et la vertu de l'homme. Le naturalisme contrela morale et les lois : immoraliste Callils. - Le na-turalisme de Platon. Platon contre l'asctisme. La sophrosyn ou temprance est la vertu essentielle. Le naturel dans les chefs-d'uvre grecs et la matrisede soi. La justice. L'me de la cit. Le naturalismemoral de Platon est li une conception de l'univers. Le cosmos dans les choses et dans l'me. La solidaritde la physique et de la morale : ses inconvnients.

    II. L'poque stocienne

    L'influence du stocisme. L'tat de la socit l'av-nement du stocisme. Un professeur de morale : D-monax. Le problme du bonheur. Le sage des Stocienset le sage des bouddhistes : orientalisme et hellnisme. Le bonheur dpend de nous. Nature des passions. L'impassibilit du sage. L'indiffrence. Impassibilitet quitisme. La Providence. La prire de Clanthe Zeus. Monothisme et cosmopolitisme ; Zeus polyonyme.

  • XI Table analytique des matires

    Le problme du mal et les limites du stocisme. Chrysippe et .I.-.J. Rousseau. La parabole de la vignechez Marc-Aurle.

    III. La fin du monde antiqueUn langage nouveau : l'Ame n'est pas de ce monde. Le

    problme de la destine de Tme en Grce. Les gnos-tiques. Le pessimisme grec : paroles de Silne au roiMidas. La sagesse antique mise l'preuve par les idesnouvelles. Le systme de Plotin et la tradition hell-nique. Fond subsistant de naturalisme et d'optimisme. Le problme du mal et la descente de l'me . Lamorale reste une physique. .Jugement final sur l'idalantique. La fracheur de la morale antique. Liaisonde l'ordre moral et de l'ordre naturel.

    DEUXIEME PARTIE

    L'Idal chrtienpar H. DELACROIX

    I. Morale naturelle et morale surnaturelle

    La destine surnaturelle. Quelle attitude le souci dela vie ternelle peut imposer l'gard de la vie terrestre. L'exemple de Devria. Sur quels points les thmeschrtiens s'opposent ceux de la sagesse antique. L'inquitude du salut. Deux courants dans le Christia-nisme. La part faite la nature. La superposition dela morale surnaturelle la morale naturelle. L'attitudepessimiste. Ngation de la valeur propre de l'homme. Le mpris de la sagesse antique. La domination dela foi.

    II. La Foi

    Les vertus thologales. Formes de croyance et raisonsde croire. Foi et raison. L'exemple de Pascal. Analyse des forces diverses qui prparent la foi. Com-ment elle conduit la saintet.

  • Table analytique des matires xv

    III. La Saintet

    Les hros du Christianifime. Comment s'expliquel'asctisme. L'ascte, le martyr, l'vque, le moine. Les dilTrentes fiirures de saints. Les traits communs :exaltation et instabilit. Le rle de la tradition. Lesformes particulires. L'inspiration. Petits et grandsprophtes. Prdominance croissante de l'autorit eccl-siastique. Les conflits. Le mystique indpendant. Le mystique orthodoxe. Richesse et varit des exp-riences chrtiennes.

    TROISIME PARTIE L'honnte homme

    par D. PARODI

    I. L'ide de raison et l'honnte homme Comment cette tude se rattache la prcdente. Le

    xvir sicle s'etorce de concilier sagesse antique et sain-tet chrtienne, que la Renaissance tendait opposer. Conciliation par la raison humaine et divine la fois. L'influence des mathmatiques. Le got de la mesure etde l'ordre. La part du bon sens et de l'esprit de finesse. L'honnte homme matre de lui, hros de la volont. La valeur universelle des rgles rationnelles. Lesexigences de la socit : l'honneur. La sincrit. L'amour propre >. La part du bonheur. Conclusions.

    II. Evolution de l'idal de l'honnte homme Au xviir sicle, la discordance rapparat entre le mysti-

    cisme de source antique et le rationalisme chrtien. Lescompromis imagins par le xvii" sicle sont menacs. Conflits religieux, moraux, politiques. Le courant natu-raliste. L'ide du progrs. Le courant libertin . Lempirisme anglais et la philosophie des lumires . L'esprit de critique cartsien appliqu aux problmespolitiques et sociaux.

  • XVI Table analytique des matires

    III. Le xviir sicle et l'homme vertueuxet sensible

    L'influence spciale de Rousseau. L'apologie du senti-ment. La bont native de Thomme. La religion natu-relle. Lhomme vertueux > contre les contraintes et lesrestrictions. Il reste libre d'esprit. Confiance dansla raison qui dcouvre et rforme. La philanthropieau-dessus de tout. Tendance au cosmopolitisme. Comment le type moral du xvii sicle et celui du xviirdemeurent apparents. Prdominance du rationalisme. En quel sens le mme problme se pose aujourd'hui.

    QUATRIME PARTIELe Citoyen moderne

    par C. BOUGLI. Le Citoyen moderne

    Le type moral du citoyen. Comment il se distingue destypes moraux antrieurs. Les souvenirs antiques dansles nations modernes. Les diffrences entre la cit et lanation. Le libralisme ncessaire. Quel libralisme. L'individualisme fin et l'individualisme moyen. - L'actiondes groupes intermdiaires entre l'tat et l'individu. Aucune rforme conomique ne peut rendre inutile l'elTortmoral. Que le citoyen soit d'abord une personne.

    II. Entre citoyens et producteurs

    L'antithse actuelle. La Technique contre la Politique. L'idologie dmocratique. Sur quels arguments sefondent les avocats du Tiers-tat, ceux des Industriels. A ct des travailleurs manuels, quelles autres catgoriessont ncessaires la cit. Syndicalisme et dmocratie. Comptence et parlementarisme. Les intrts desconsommateurs. La rintgration de la < politique . La loi de majorit. L'ducation du citoyen demeurencessaire.

  • LE SAGE ANTIQUE

    Les moralistes modernes procdent par com-mandements ou par conseils; qu'il s'agisse d'ex-primer avec la plus grande puret possible lesinjonctions intrieures de la conscience morale,qu'il s'agisse d'assouplir la conduite des cir-constances nouvelles, ils aboutissent toujours des jugements qui noncent ce qu'il faut faire.Les philosophes grecs du m sicle avant J.-C.usaient d'une autre mthode; ils dpeignaient,sous le nom de sage, un tre idal sur lequel ilsaccumulaient toutes les perfections ; peinepensaient-ils que, dans le pass, quelque per-sonnage historique ou mythologique, commeSocrate ou Hercule, avait atteint la hauteur dela sagesse. Aussi le mot sage antique voque-t-ildans nos esprits l'ide d'un tre presque surhu-main, impassible devant les dangers, sup-rieur aux sentiments les plus naturels, incapablede dvier de la droite ligne. C'est pourtant en unsens un peu plus tendu que je prendrai cetteexpression ; elle dsignera dans ces leons lesconceptions idales de la vie que les penseurs

    Du Sage anliq ae. 1

  • 2 Le Sage antique

    de l'anliquit ont labores dune manire rfl-chie. De plus, je me bornerai aux penseurs grecspuisque c'est d'eux au fond que drive la tra-dition de la morale rflchie, j'entends d'unemorale qui ne se borne pas reflter les murs,qui ne se borne pas non plus l'expressionimmdiate des aspirations, ft-ce les plus leves,mais qui est une recherche critique et scien-tifique sur le sens et la valeur de ces aspirations.

    L'on pense en gnral que l'idal moral, dcritpar les philosophes, reprsente l'tat de la civi-lisation laquelle ils appartiennent. Cela estexact en s^ros, condition de bien l'entendre.L'idal moral est l'objet d'un dsir, et l'on nedsire jamais que ce que l'on ne possde pas ou

    ! du moins ce que l'on ne possde qu'en germe.^ Les vertus que le Stocien attribue son sagesont des vertus que l'homme ordinaire voudraitpossder, mais qui lui font dfaut; et, par contre-

    ; partie, elles indiquent ce qui lui manque plutt' que ce qu'il a. Si les Grecs ont tant vant chez le sage l'impassibilit ou la mesure dans les

    5passions, ce n'est nullement parce que leur sen-

    ] sibilit tait mousse ; tout au contraire, les] Grecs sont des mridionaux passions trange-

    i

    ment violentes, et c'est justement parce qu'ils enprouvaient vivement les dangers, qu'ils s'eff"or-aient de les extirper jusqu' la racine. Si c'tait

  • Le Sage antique 3

    le lieu d'tudier le Grec non pas tel qu'il voulaittre, mais tel qu'il a t, les exemples ne nousmanqueraient pas; voyez, par exemple, la vio-lence des hi'os d'Homre et la facilit avec la-quelle ils cdent la colre ; voyez chez l'histo-rien du V sicle, Thucydide, le portrait de ces ty-rans cruels, affols par le pouvoir, de ces massespopulaires o les sentiments de crainte et devengeance dominent tour tour ; la passion estvraiment le grand danger pour ces hommes, etla conservation d'un tat d'quilibre et de calmeest la pense constante de ceux qui, parmi eux,rllchissent. N'est-ce pas d'ailleurs, inverse-ment, chez des peuples septentrionaux et flegma-tiques que les droits de la passion et de la sensi-bilit ont t proclams avec le plus d'nergie ?Les romantiques allemands craignaient pardessus tout l'indiffrence, l'ennui et la mo^tioto-nie, et ils n'ont peut-tre exalt la passion quepour secouer leur temprament trop apathique.Voil ce qu'il ne faut pas oublier lorsque l'onparle de l'impassibilit du sage Grec.

    Mais l'idal grec a vari et on le comprendraitmal, si Ton n'en exposait les changements. Sinous prenons pourpoint de dpart Tpoque o la

  • 4 Le Sage antique

    morale a commenc faire l'objet des spcu-lations philosophiques, nous pourrons distinguertrois grandes priodes qui feront chacune l'objetd'une leon : la priode athnienne du v etdu IV sicle ; ce moment la Grce, peineremise de la secousse des guerres mdiques, estdivise en cits indpendantes, dont les pluspuissantes groupent les autres autour d'elles;poque singulirement trouble et agite, o, l'intrieur, la tyrannie et, l'extrieur, la guerresans merci sont les deux constants dangers.

    Puis, c'est la priode qui commence aprs lamort d'Alexandre, celle des grands Etats qui separtagent tout l'est du bassin mditerranen, et

    y propagent la civilisation et la langue grecques ;les cits sont mortes ; l'esprit cosmopolitecommence se rpandre, et il gagne encore duterrain, lorsque l'empire romain englobe sontour l'Orient tout entier.

    Enfin, au ii^ sicle de notre re commenceune dernire priode ; la fin du monde an-tique, les proccupations religieuses commen-cent prvaloir ; l'idal ancien sans succomberentirement, passe au second plan.

  • l. Le sicle de Platon

    Dans le dialogue platonicien Mnon, Socratedemande Mnon ce que c'est que la vertu :

    Ce n'est pas bien difficile, Socrate, rpond-il;demandes-tu ce qu'est la vertu d'un homme ?Elle consiste tre capable de remplir son rlede citoyen, faire du bien ses amis et du mal ses ennemis, en se gardant bien soi-mmed'en subir autant. La vertu d'une femme? Elleconsiste bien gouverner sa maison, biengarder son intrieur et obir son mari. Il ya ainsi une vertu de l'enfant, de la femme, del'homme fait, du vieillard, de l'homme libre etde l'esclave (1).Mnon ne fait ici, semble-t-il, qu'exprimer

    d'une manire rflchie la sagesse populaire desGrecs. Elle est naturaliste d'instinct : chaquetre a dans la nature ou dans la socit unefonction dtermine ; il est matre ou serviteur,roi ou sujet, homme libre ou esclave. La vertu

    (1) Mnon, 71 e.

  • 6 Le Sage antique

    j consiste seulement accomplir cette fonction

    I comme elle doit Ttre.

    Le Grec entend par vertu non pas une qualit,exclusivement ni mme particulireinent morale,

    mais seulement l'exercice normal et sans obstacled'une fonction qui dpend elle-mme de la naturede l'tre qui la remplit. La fonction d'un cheval,demande Socrate Thrasymaque (1), n'est-cepas ce que l'on peut faire seulement l'aide d'uncheval, ou principalement avec son aide? Je ne comprends pas. N'est-ce pas avec les yeux que tu vois ? Oui. Par les oreilles que tu entends ? Certes.

    Voir et entendre sont donc les fonctionsdes yeux et des oreilles? C'est vrai.

    Peux-tu monder un cep de vigne avec uncouteau, un tranchet ou d'autres instruments? Oui. Mais aucun ne vaut mieux que la serpe qui

    est faite exprs pour cela ? Oui. Comprendras-tu mieux' maintenant si je

    te demande si la fonction d'un tre est ce qu'il

    (1) Rpublique^ livre II, 352 e.

  • Le sicle de Platon 7

    est seul faire, ou ce qu'il fait mieux que lesautres ?

    Chaque tre a donc une fonction qui drivepour lui non de circonstances accidentelles,

    mais de sa nature mme, et sa vertu n'est que laqualit qui lui permet de remplir comme il faut

    cette fonction.

    Un pareil idal n'a de valeur ni mme de sens,que si la fonction de chaque tre peut tre aussinettement dfinie que la fonction d'une serpe

    fabrique spcialement pour monder la vigne.Autrement dit, il implique que chaque tre estdestin par la nature atteindre une fin dter-

    mine et cette fin seulement. Or cette concep-tion, qui est trs claire si on l'applique aux

    objets fabriqus ou utiliss par l'homme pour unusage dtermin, qui reste encore assez claire sion l'applique aux organes d'un tre vivant,

    comme l'il ou l'oreille, devient bien plus obs-

    cure, si on veut l'appliquer aux tres humains,considrs soit isolment, soit dans leurs rapportssociaux.

    Il n'y a pas en effet entre la fonction moraleet sociale de l'homme et sa nature propre, cetteconcordance parfaite que l'on peut raliser arti-ficiellement entre un outil et l'usage pour lequelil est fait. Si, comme l'ont rv certains utopistes,la socit peut tre simplifie et organise de

  • 8 Le Sage antique

    telle faon que nos tendances naturelles poussent

    spontanment chacun de nous accomplirprcisment ce qui est utile la socit, assur-ment cet accord est trouv. Mais de fait, lesfonctions morales et sociales nous apparaissent

    comme des devoirs qui s'imposent de l'extrieur,

    et auxquels il faut accommoder et plier notrenature, par un effort rpt et souvent pnible

    de la volont. La vertu n'est pas alors le fruitspontan de notre nature, mais le rsultat d'uneconqute et d'une victoire sur nous-mmes.Telles sont les difficults incontestables du natu-ralisme en morale.

    * *

    C'est pourtant sur ces ides naturalistes que sefonde toute la sagesse antique et, en premierlieu, la sagesse platonicienne. Tous les penseursgrecs ont cru que la vertu ne consistait pas dansun sacrifice douloureux de notre nature, maisqu'elle tait, au contraire, la consommation decette nature ; la vertu n'est que la nature arrive sa perfec-tion ; c'est en cela que consistel'essentiel de la sagesse grecque, et c'est ce quenous avons apprendre d'elle. Cette conceptionn'a rien de naf, ni de primitif; car elle n'a past sans se heurter aux difficults que je viens

  • Le sicle de Platon 9

    de signaler. Dans l'Athnes du v sicle, visitepar les sophistes, il ne manquait pas de genspour opposer la nature humaine, dans son lanspontan et ses instincts primordiaux, aux exi-gences de la loi morale ou sociale qu'ils consi-

    draient comme supprimant la nature. Dans leGorgias, Platon a mis dans la houche deGallicls leurs revendications passionnes contrela morale : Toujours la nature et la loi, ditGallicls, sont opposes l'une l'autre : selon lanature, ce qu'il y a de plus honteux et de plusmauvais, c'est de subir rinjustice, et, selon laloi, c'est de la commettre. Mais ce n'est pas unhomme qu'il appartient de subir l'injustice, mais un esclave pour qui la vie est prfrable lamort... Aussi, je pense, c'est la multitude deshommes faibles qui fait les lois ; c'est pour euxet dans leur intrt qu'ils les font et qu'ilsdcernent l'loge et le blme. Ils craignent leshommes forts et capables de l'emporter sur eux;et, pour qu'il n'y ait pas excs de pouvoir, ilsprtendent que l'excs de pouvoir est honteux etinjuste; ... car ils aiment Tgalit parce qu'ils^sont vils. Donc ce qui est injuste et honteux,]selon la loi, c'est l'excs de pouvoir; mais, pour

    \

    la nature, elle nous dclare elle-mme qu'il estjuste que le meilleur l'emporte sur le pire et le

    ,

    plus puissant sur le moins puissant. Il est clair '

  • 10 Le Sage antique

    quil en est ainsi chez tous les animaux et danstoutes les cits et les races humaines; le carac-tre de la justice, c'est que le plus fort dominele plus faible et le dpasse. Xerxs (dans sonexpdition contre les Grecs) agit selon la justicenaturelle ; oui, par Zeus, il agit selon la loi denature qui n'est sans doute pas la loi fictive quenous avons tablie. En prenant ds leur jeunesseles plus forts et les meilleurs d'entre nous, nousles asservissons par nos charmes et nos incan-tations, en leur disant que l'galit est undevoir;... mais s'il se trouve un homme assezfort, il rejette et dchire toutes ces con-ventions ; ... il se redresse ; notre esclave apparatnotre matre et l'clat de la justice naturellebrille nos yeux (1).

    Gallicls veut ici justifier la tyrannie, qui taitle mal social de l'poque, et, plus loin, il estencore, s'il est possible, plus net :

    Le bien naturel et la justice naturelle, jete le dis maintenant avec franchise, c'est devivre en lchant la bride tous ses dsirs, demanire qu'ils soient aussi grands que possible;... c'est d'tre capable d'y satisfaire grce soncourage... Voil qui est impossible aux hommes

    (1) Gorgias, 482 e.

  • Le sicle de Platon 11

    vulgaires ; aussi par honte, pour dissimuler leurpropre impuissance, ils dclarent que l'excsest un vice;... ne pouvant donner satisfaction leurs dsirs, cause de leur lchet, ils louentla temprance et la justice. Mais pour les fils derois ou pour ceux qui sont capables de s'leverau pouvoir et la tyrannie, qu'y a-t-il de plushonteux que la temprance ?... En vrit, Socrate,(puisque tu prtends poursuivre la vrit), il enest ainsi; les dlices, l'absence de rgle, lalibert, voil la vertu et le bonheur ; le restec'est qu'une addition contre nature, une sottisehumaine et rien de plus (1).Cet ardent et dur langage qui a servi de

    modle tous les immoralistes des siclespostrieurs, cette rclamation en faveur de lanature contre les conventions morales et lgales,ne sont-ils pas une sorte de rfutation par l'ab-surde du naturalisme moral? Gallicls n'aurait-il pas raison, et ne serions-nous pas ports luidonner raison, quand il affirme que la moralitnous force contraindre ce qu'il y a de violentet de brutal dans la nature humaine ? Voilpourtant l'adversaire contre lequel Platon amaintenu que la vertu est la fleur de la nature;il nous reste voir comment et en quel sens.

    (1) Ibid, 491 e.

  • 12 Le Sage antique

    Cette ambition du pouvoir, mise au service dejouissances, voil ce que Platon redoute surtout,et ce qu'il a cherch toute sa vie combattre,mais il ne l'a nullement combattu au nom d'unidal asctique. La nature bien comprise, necontredit pas la vie morale. Les instincts bru-

    taux qui se dveloppent chez les Gallicls nesont pas mauvais en eux-mmes et dans leurprincipe. Leur vice consiste avant tout dansl'excs de certaines tendances naturelles et nor-males de l'homme. Ainsi il y a chez l'hommeune sorte d'instinct de combat, un dsir pas-sionn de la victoire, qui peut avoir sa noblesseet sa beaut, par exemple, chez le soldat quicombat pour sa patrie et surmonte toutes lespeines et les fatigues pour lui donner la victoire

    ;

    et, dans toute vie morale, il y a une sorte dechaleur et d'ardeur et un esprit de lutte quistimulent la volont la recherche de ses fins.Mais supposez cet instinct dvi de ses finsnaturelles et s'exerant en dehors de toute rgle,il deviendra la passion de dominer pour dominer.L'homme a aussi des apptits infrieurs nces-saires la conservation du corps, ceux qui s'ex-priment en nous par la faim et par la soif; la

  • Le sicle de Platon 13

    satisf'aclion de ces apptits s'accompagne natu-rellement de plaisir. Mais supposez qu'ils sedveloppent sans aucun frein ; l'homme devientalors esclave de son plaisir.

    Platon est loin, par consquent, de vouloirextirper de l'me tous les dsirs et toutes lespassions, et rien n'est plus contraire l'idalproprement hellnique. Si Callicls est pour luiun adversaire redoutable et terrible, les cyniquesqui, cette poque, prparaient Thomme unidal d'une extrme rigidit, sont en revanchel'objet d'une indulgente raillerie : Leur carac-tre morose, bien qu'il ne soit pas sans gnro-sit, leur donne trop de haine pour la puissancedu plaisir, lorsqu'ils pensent qu'il n'y a rien desain en lui et qu'il n'est qu'une imposture sdui-sante (1). Accepterait-on de vivre, demandeailleurs Socrate, si, en possession d'une pru-dence, d'une intelligence parfaites, l'on n'avaitpas aussi sa part de plaisir et de peine, et s'ilfallait rester compltement impassible? (2). Ily a sans doute des plaisirs dont la recherche estabsurde; ce sont les plaisirs qui sont d'autantplus grands que les dsirs qu'ils ont satisfaire

    (1) Philbe, 41 e.(2) Philbe, 21 e.

  • 14 Le Sage antique

    sont ressentis plus douloureusement; plus on ;faim, plus on trouvera de plaisir mangerVoudra-t-on, comme Callicls, augmenter sesbesoins, c'est--dire ses souffrances, pour prou-ver des plaisirs plus grands? Il y a, en revanche,des plaisirs sains et purs, comme ceux qui con-

    sistent contempler des formes gomtr^uesrgulires et dont la recherche n'est accom-pagne d'aucune douleur.Le dsir et la passion ne sont donc pas, pour

    Platon, des maux en eux-mmes, mais seulementdans leurs excs. Par consquent les vertusessentielles du sage, ce seront celles qui laissentse dvelopper harmonieusement et sans excsles puissances naturelles de l'homme : ce sontla temprance et la justice.

    Le mot grec sophrosyn a, il est vrai, un senssingulirement plus tendu que le mot tem-prance ; c'est seulement en un sens troit qu'ildsigne la limitation de nos apptits naturels,particulirement dans le boire et le manger (1).Au sens large, elle consiste d'abord en une ordon-nance rgulire de la vie, une attitude calme et

    (1) Cf. pour ce qui suit, Platon, Charmidt, 159-160.

  • Le sicle de Platon 15

    aodeste qui exclut les motions trop intenses'jt surtout Fexagration dans l'expression desmotions; ce qui donne l'ide la plus exacte decette vertu, ce sont les sculptures grecques de labonne poque, la srnit, peine nuance deddain, de l'Apollon qui vient de tuer le serpentPy,tbipn, la dcence gracieuse de la processionaes Panathnes qui se droule le long de lafrise du Partlinon, la simplicit des bas-reliefsfu.raires, o la douleur se voile sous des repr-seiitations familires du dfunt. La gymnastique,cette partie si importante de l'ducation grecquen'avait-elle pas pour but d'inscrire dans Torga-lisme mme l'habitude de mouvements harmo-nieux et prcis ? Mais ce calme extrieur rpond

    une attitude intrieure de l'me. Le Grec,i:omme d'ailleurs tous les Orientaux, a toujoursdtest cette curiosit inquite, cette polyprag-mosyn qui disperse l'esprit et le trouble.L'attitude harmonieuse du corps rvle prci-sment une sorte de concentration plus intime,victoire remporte sur la dissipation de l'esprit,qui est le ct intrieur de la temprance.L'homme temprant, dit Platon, est celui quifait ce -qu'il lui appartient de faire , c'est--direqui sait conformer sa conduite sa fonctionpropre et sa nature sans se laisser garer versune agitation sans fin. Enfin^ cette sorte d'obis-

  • 16 Le Sage antique

    sance volontaire et rflchie sa propre nature,celte discipline consentie supposent que riiomme se connat lui-mme . Cette connaissance desoi est le ct intellectuel de la temprance etaussi sa vritable source ; car elle seule donne l'homme une pleine conscience de ce qu'il doitvouloir. La temprance, en somme, c'est donccette dignit calme, sans tension ni fiert, qui secombine avec la facilit et l'aisance. Le natu-rel que nous admirons tant dans les chefs-d'uvre de l'esprit grec (si diffrent du naturelde nos naturalistes contemporains) est le rsul-tat de la constante matrise de soi, qui, grce une longue et patiente ducation, finit par s'ex-primer spontanment. Pour l'apprcier danstoute son tendue, il faut songer non seulementaux passions bouillonnantes d'un Callicls, maisaux cultes orientaux qui pntraient la Grcede xette poque et y introduisaient des habi-tudes d'esprit et des rites tout opposs lasrnit hellnique; des danses dsordonnes debacchantes affoles, toute une ivresse de mou-vements qui dpossdait l'me d'elle-mme pourla livrer l'influence du Dieu.A la temprance est lie d'une faon trs

    troite la justice. La justice, elle aussi, consistedans un ordre et dans une harmonie. 11 y a unejustice sociale dans la cit ; elle consiste en ce

  • Le sicle de Platon 17

    que chacun y accomplit exactement la fonction'qui lui est dvolue par la nature, sans se mlerde celle des autres. Que l'artisan fasse exac-tement le mtier auquel le prdisposent sesinstincts de lucre; que le soldat mette au servicede la patrie son ardeur pour la domination etpour la victoire; que le gouvernant, enfin, veille ce que chaque citoyen soit la place qui luiconvient, voil la justice sociale. Mais il y aaussi une justice intrieure dans l'me de l'indi-vidu. Toute me, en effet, prsente en elle commeune image rduite de la cit; toute me a, lafois, des apptits sensuels et infrieurs, desinstincts violents qui se manifestent par lacolre, enfin une facult suprieure qui lui per-met de diriger sa conduite d'aprs des motifsraisonnables. Il ne faut pas permettre, ditPlaton, que chacune de ces facults fasse cequi lui est tranger et s'inquite des autres ; ilfaut bien poser ce qui est propre chacuned'elle, se dominer soi-mme, et mettre entreces trois facults l'ordre, la liaison et l'har-monie. La raison est destine dominer; elledoit apaiser la violence du cur; et les passionsnobles et gnreuses, mises d'accord avec laraison doivent dominer notre nature sensuelle.

    Du Sage antique.

  • 18 Le Sage antique

    Voil donc l'idal de sagesse que Platontrouve opposer Callicls. Mais on doit sedemander si Platon, ici, est rest fidle au natu-ralisme moral. En effet, d'aprs ce que l'onvient de dire, la sagesse ne consiste-t-elle pas refouler nos instincts naturels ? La temprancen'est-elle pas aprs tout une discipline qui em-pche la nature de se dvelopper librement ?Mais au nom de quoi l'arrter si ce n'est au nomd'un idal moral qui lui est tranger?La rponse complte cette question devrait

    montrer que la sagesse hellnique n'est pas etne peut pas tre seulement une discipline pra-tique. Elle implique en elle une conception del'univers. Si l'on peut dire que Platon est restnaturaliste malgr tout, malgr la part qu'il fait la raison et l'intelligence, c'est que pour luila nature, et non seulement la nature humaine,mais la nature universelle est, dans son essence,mesure et harmonie. Le mot cosmos dsis^ne la fois l'ordre et le monde ; le monde, pour lascience platonicienne n'est pas le rsultat de lacombinaison accidentelle et spontane de forceslmentaires ; laisses elles-mmes, elles neproduiraient que dsordre et trouble. Il estl'uvre d'un dmiurge artiste qui, rglant le

  • Le sicle de Platon 19

    monde selon des formes gomtriques et descombinaisons numriques, assigne chacundes lments sa place et les limites de sonaction.

    La sagesse platonicienne est ainsi solidaired'une manire de concevoir les sciences de lanature qui est bien difterente de la ntre. Si leslois naturelles trouvent une expression num-rique, c'est pour Platon la preuve qu'un artistepuissant a substitu aux rapports indterminset sans fixit qui existaient avant le cosmos unrapport fixe et simple qui introduit la limite dansl'illimit; la loi numrique implique une actionintelligente, comme 1 architecture suppose lamesure. Les Grecs, qui ont t les premiers dcouvrir certains rapports numriques dans lesphnomnes naturels, en ont vite conclu que lanature tait l'uvre d'une intelligence.

    Or, la vertu dans l'me est un ordre imma-triel, comme le monde extrieur est un ordresensible ; elle est un mlange harmonieux desdiverses parties de l'me. L'me humaine n'adonc pas une autre source que l'univers et ex-prime une ralit pareille.

    Tel est, semble-t-il, le point le plus impor-tant: le bien est un mlange; aucune facultn'est bonne en elle-mme. Malgr tout le prixqu'il attachait aux qualits intellectuelles, par

  • 20 Le Sage antique

    exemple, Platon n'hsite pas dire qu'ellesdeviennent nuisibles, si elles sont isoles : Il

    y a des savants mchants, dont la petite mevoit avec exactitude et pntration les objetsvers lesquels elle tourne son attention, parce

    qu'ils ont la vue bonne ; ils n'en sont pas moinscontraints de rester assujettis leurs vices, et,plus ils ont la vue pntrante, plus ils font dumal (1). Aucun lment de la nature humainene peut donc tre sacrifi, fut-ce au profit d'unlment suprieur. Mais le mlange qui consti-tue le bien doit tre ordonn; car l'harmonieest une condition indispensable de sa conserva-tion ; un mlange qui n'admet ni la mesure niun rapport fixe est ncessairement fatal aux l-ments dont il se compose et lui-mme. Et cen'est pas vrai dire un mlange, mais unsimple entassement (2). Cela est vrai du cieltoile comme de l'me humaine. L'on com-prend alors, si le mot nature est entendu en cesens lev, comment la rbellion des dsirsinfrieurs peut tre dite contre nature, et com-ment Platon a su concilier nature et morale.

    (1) Rpublique, 519 a.

    (2) Philbe.

  • Le sicle de Platon 21

    Mais cette solidarit de la morale et de laphysique n'est pas sans danger. Non seulementla ruine de la physique antique rend impossibletout retour sincre et srieux des vues moralesqui lui sont indissolublement lies, mais la plusimportante des difficults ne rside pas l; elleest dans le fait mme d'avoir li si entirementles ides morales la nature que l'originalit dufait moral en est comme nglige ; l'ide demesure ou d'harmonie, prcisment cause deson universalit, n'est pas une ide spcifique-ment morale ; elle s'applique tout aussi bien auxchoses extrieures qu' l'me. Il s'agira de voirsi ce n'est pas dans cette mconnaissance queconsiste le dfaut le plus profond de la sagesseantique.

  • II. L'poque stocienne

    Le stocisme a t fond au m sicle avantnotre re et a dur avec un succs clatant pen-dant prs de six sicles ; source constante de viemorale dans le monde grco- romain, il apntr dans tout le moyen ge, principalementpar rintermdiaire de Gicron, et en face del'idal religieux de la saintet, il a constitucomme une morale naturelle ; il a t repris avecenthousiasme l'poque de la Renaissance ; auxvii^ sicle, Descartes, la recherche des prin-cipes d'une morale naturelle, ne trouve pas demeilleur guide que le trait de Snque sur lavie heureuse; au xix, il garde une influencenorme, et des moralistes, tels que Maine deBiran et Emerson, le pensent nouveau. Unetelle doctrine a donc, dans l'histoire de l'huma-nit, une place particulirement importante, et ilconvient de l'tudier de prs, si Ton veut com-prendre ce qu'est le sage antique.

    Au m*' sicle avant notre re, les cits ind-pendantes ont disparu et ont t remplaces par

  • L'POQUE STOCIENNE 23

    de grands empires ; les traditions politiques quiattachaient Thonime sa ville se sont effaces.L'homme, isol du milieu traditionnel de la cit,ne peut plus rechercher qu'en lui-mme la forcemorale qui doit le guider dans la vie. C'est doncun caractre essentiel de la morale stocienned'trejULindividualisme, et elle l'est dans toutesses manifestations. Les matres de morale nesont pas des dlgus de la cit ; ils parlent enleur propre nom; ce sont eux-mmes qui sedonnent leur mission; ces matres deviennentde plus en plus nombreux ; tout le mondeconnat les noms d'Epictte, le matre de ladirection de conscience, et de Marc-Aurle, lematre de l'examen de conscience; mais, ct de ces hommes de gnie, il y a, dans toutesles villes du monde grco-romain, des direc-teurs de conscience ; on peut voir ce qu'ilstaient d'aprs un joli tableau trac, au ii^ siclede notre re, par Lucien, dont la satire mor-dante s'est arrte pour une fois et qui louesans rserves le matre Dmonax. Ce portraitnous montre ce que le stocisme tait devenu la fin, alors qu'il ne faisait plus figure d'colejalouse de ses dogmes, mais que, ml aucynisme, il tait rest un ferment de vie morale.

    Personne, dit Lucien, ne l'appela la philo- '

    Sophie ; il y vint ds son enfance par sa propre

  • 24 Le Sage antique

    impulsion et par un got inn; ds lors ilmprisa tous les biens humains et se livra toutentier une vie libre et affranchie ; lui-mme, ilmenait une vie droite, sans dfaut et sansreproche; sa bonne conduite et son amour de lavrit tait un exemple pour ceux qui le connais-saient personnellement ou par ou-dire ;... il

    tait nourri de potes et avait une mmoire pro-digieuse; il lisait et connaissait toutes les sectes

    philosophiques;... il exerait son corps, il s'en-

    tranait la peine, et il voulait tre sans besoins;

    quand il eut compris qu'il ne pouvait se suffire lui- mme, il abandonna volontairement la vie. .

    .

    Il n'employait pas l'ironie socratique, mais sesdiscours taient pleins d'une grce attique

    ;

    et ses interlocuteurs n'avaient pas se plaindrede son manque de gnrosit ni de la duret deses reproches ; on le quittait le cur joyeux,plus calme et plus pur, plein de confiance dansl'avenir. On ne le vit jamais crier, gesticuler ets'irriter. Quand il lui fallait faire des reproches,il s'attaquait la faute, mais pardonnait aupcheur. Il croyait devoir suivre l'exemple desmdecins qui gurissent les maladies, mais n'ontaucune colre contre les malades. Il croyait quele pch est humain et qu'il n'appartient qu' undieu ou un tre gal aux dieux de redresserles fautes. Pour ceux qui se lamentaient de leur

  • L'POQUE STOCIENNE 25

    pauvret, s'irritaient de leur exil ou se plai-gnaient de la vieillesse, il les consolait enriant ; ils ne voyaient pas, disait-il, que leursichagrins cesseraient bientt et que, sous peu,ils arriveraient l'oubli complet des biens et desmaux et une complte libert. Il rconciliaitles frres ennemis et remettait la paix dans lesmnages; un jour, il s'adressa au peuple enrvolte et le persuada de se soumettre lavolont de la patrie. Telle tait sa manire dephilosopher, douce, amicale et tempre. Dans ce tableau tous les traits portent; mais

    l'essentiel, c'est le rayonnement personnel decet homme qui, dur et svre pour lui-mme,savait conduire les autres avec indulgence etbont et non sans quelque doute sur la ralitdes amliorations qu'il obtenait. Des conseillersmoraux, prcepteurs, directeurs de conscience,sans cesse intervenant dans les affaires priveset mme publiques, tels sont, dans la ralithistorique, les sages antiques de ces temps.

    Le problme que se posaient ces hommes,tait le problme du bonheur. Il s'agissait desavoir si l'homme, par ses propres forces, peutchapper tous les maux, l'erreur, l'incer-

  • 26 Le Sage antique

    titude, au regret, au repentir, au chagrin, l'ignorance, la pauvret, Tesclavage, lamaladie, la misre, aux insultes, tous lesmaux enfin qui pouvaient menacer l'homme cette poque. L'homme peut-il obtenir unbonheur indfectible, indpendant de toutes lescirconstances extrieures, de tous les change-ments aussi bien naturels que sociaux?De ce problme, ils ont pour ainsi dire cons-

    truit une solution rationnelle. Dans leur descrip-tion du sage, ils ont dduit les conditions aux-quelles seules on peut arriver cet tat debonheur. On se moquait beaucoup dans lescoles adverses de ce sage qui ne pouvaitexister. A cause de son excs d'lvation et debeaut, disait Chrysippe, Ton croit que nousdisons des fictions qui ne conviennent point l'humanit ni la nature humaine (1). Etcertains d'entre eux ont t bien prs de cetteide que le sage n'tait qu'une fiction utileet un tre de raison. Leur sage est l'tre in-faillible, celui qui fait bien tout ce qu'il fait etdont la moindre action est louable ; l'tre im-passible qui ne ressent aucune douleur, aucunchagrin, aucune crainte et qui est inaccessible

    (1) Plutarque, Contradictions des Stociens, ch. xvii,p. 1041 f.

  • L'POQUE STOCIENNE 27

    au regret; l'tre parfaitement heureux, riche,beau et libre. Seul, il connat les rgles appliquer dans le rapport des hommes entre euxet avec la divinit ; il est donc le seul roi, leseul magistrat, le seul prtre, le seul tre qui

    connaisse les_choses humaines et divines. L'onn'en finTrat pas d'puiser toutes ces litanies enl'honneur du sage.A vrai dire cette ide presque monstrueuse de

    la sagesse ne parat pas une ide foncirementgrecque. A peine s'introduit-elle quelque tempsavant les Stociens chez les Cyniques ; elle parattre trangre Socrate, et elle l'est Platonet Aristote. Les Stociens, aussi bien, sontpresque tous d'origine orientale ; ils viennentdes pays de langue grecque d'Asie-Mineure etse rpandent de l dans la Grce et Rome. Cen'est plus dans la littrature grecque antrieureque nous trouverions un parallle ce portraitdu sage idal ; il faudrait le chercher jusquedans le lointain Orient, et l'on peut citer,un portrait du sage bouddhique qui se rap-proche beaucoup du sage stocien : Victo-rieux, connaissant et comprenant tout, dchargdu poids de l'vnement et de l'existence, sansaucun besoin, tel est celui qu'on peut glorifiercomme sage... Le voyageur solitaire ne s'in-quite ni de l'loge ni du blme; conducteur

  • 28 Le Sage antique

    des autres et non pas conduit par les autres, telest celui que Ton peut considrer comme sage.

    Il y a donc un trait oriental chez les Stociens;on les sent aussi parents de ces peuples d'Asie-Mineure et de Perse qui considraient leurs roiscomme des tres surhumains et les adoraient.Mais ce trait est en quelque sorte transposdans rhellnisme. Le sage, tout en tantsuprieur l'homme, reste un idal humain ; lavertu qui mane du sage n'est pas une forcediffrente en nature des inclinations communes tous les hommes; et la sagesse n'est qu l'extrmit d'un dveloppement graduel qui partdes instincts les plus primitifs de l'homme ;l'ide du sage n'a rien gard des croyancessuperstitieuses auxquelles on la trouve ailleursintimement unie; elle prend sa significationdans une conception toute rationnelle de l'hommeet de l'univers ; c'est ce qui apparatra bientt.

    Comment conoivent-ils en effet l'indpen-dance souveraine du sage? Le bonheur dpend,selon eux, non pas des circonstances extrieures,

    mais d'une attitude morale intrieure, attitudede la volont, dont l'homme par consquent estmatre. Voil ce que nous devons apprendre desStociens. Ce qui agit sur notre tre intime

  • L'POQUE STOCIENNE 29

    pour lui faire sentir le bonheur ou le malheur,ce ne sont pas les choses elles-mmes, mais lesjugements que nous portons sur les choses. Parexemple, la situation sociale dans laquelle nousnous trouvons n'intresse notre bonheur quepar les jugements de valeur qui la dfinissentpour les autres et pour nous-mmes ; ce qu'il ya en elle de rel et de substantiel, ce n'est pointla srie des actes extrieurs par o elle se mani-feste, c'est la disposition d'esprit dans laquelleelle nous fait vivre, la manire dont elle nousfait juger la vie. Or de cette disposition d'espritet de ces jugements, nous sommes les matres,si nous savons nous affranchir des prjugs.

    Mais, dira-t-on, les choses nous affectentencore d'une autre manire; tout fait indpen-damment de la manire dont nous les jugeons,elles nous affectent directement par le plaisir oula peine, par la crainte qui nous les fait redou-ter, et, d'une manire gnrale, par toutes lesmotions qu'elles produisent en nous, sans quenotre volont y soit pour rien. Ce qui nous rendheureux ou malheureux, n'est-ce pas finalementles conditions physiques qui nous fcmt prou-ver le plaisir ou la douleur?

    Ce sont ces questions qui ont le plus gra-

    vement proccup les Stociens ; c'est biendans les motions qu'ils trouvaient le vritable

  • 30 Le Sage antique

    empchement au bonheur de l'homme, et leursagesse consiste avant tout nous enseignercomment nous pouvons tre matres de nosmotions. C'est, selon eux, parce que les mo-tions sont elles-mmes des jugements, et que,par-l mme nous en disposons. Mais queveulent-ils dire, par ces mots d'apparence siparadoxale : Les passions sont des juge-ments? On ne peut leur prter cette absurditque la souffrance physique en elle-mme,comme sensation, est un jugement. Voici lasignification du paradoxe : dans une souffranceil faut distinguer deux choses : la sensationphysique qui est indpendante de nous, et l'atti-tude de l'me, le trouble intrieur qui la suit.Ces deux choses sont videmment sparables

    ;

    tantt la souffrance laisse l'homme matre delui, tantt au contraire elle l'accable. Or la gra-vit de ce trouble qui suit la sensation dpendnotoirement du jugement. Convient-il de nousabandonner ou non la souffrance ? Nouspouvons*, jusqu' un certain point, en dciderlibrement. Et ce qui est vrai de la souffranceest encore bien plus manifeste dans les motionsqui se rapportent au pass ou au futur, tellesque le chagrin ou la crainte ; ces motionsn'agissent que par des reprsentations aux-quelles la volont peut refuser l'accs.

  • L'POQUE STOCIENNE 31

    Or, les jugements qui laissent rmotion sedvelopper sont, selon les Stociens, des juge-ments faux. Ce n*est pas au nom du bonheurpur et simple, c'est au nom de la raison, de lavrit, de la nature qu'il faut les combattre.L'idal des Stociens est un idal rationnel. Cen'est pas par la volont d'tre heureux qu'ilss'opposent aux passions ; c'est parce que leurvolont d'tre heureux est fonde sur une con-ception rationnelle de la nature. Nous retrouvonsl ce trait essentiel de la sagesse antique, cenaturalisme et ce rationalisme que nous avonsrencontrs chez Platon. Ce que nous enseigneavant tout la raison, c'est que tous les vne-ments sont ncessaires, par ce qu'ils obissentau Destin. Le Destin est un enchanementde causes tel^ qu'elles dpendent les unes desautres; rien ne peut se produire sans cause.Or, les jugements constitutifs des passions, ceuxqui nous rendent malheureux sont tous fondssur la croyance inverse, que des changementspeuvent tre produits arbitrairement dans lemonde extrieur; si nous regrettons, c'est parceque nous pensons qu'une chose qui a existaurait pu ne pas exister; la crainte implique lacroyance que l'avenir n'est pas entirementdtermin.De l il rsulte que, raisonnablement, nous ne

  • 32 Le Sage antique

    pouvons porter aucun jugement de valeur surles vnements extrieurs ; ils ne sont ni bonsni mauvais ; ils sont ce qu'ils doivent tre. Lesage ne peut donc prouver devant eux qu'unsentiment d'indiffrence.

    *

    Voyons maintenant de plus prs ce qu'estcette rsignation des Stociens, et voyonsd'abord quoi elle aurait pu aboutir et quoi ellea effectivement abouti cbez certains d'entre eux.Le danger qui guette leur doctrine, c'est unesorte de quitisme, qui enlve la volont touteraison de choisir entre plusieurs partis possibles,une impassibilit qui aboutit l'inaction; c'estpar suite l'inutilit et la ngation de toute du-cation morale, de toute direction de la volont.S'il n'y avait que cela dans le stocisme, commentaurait-il pu durer, et surtout comment aurait-ilpu tre l'inspirateur de la conduite morale ousociale? Il y a en effet autre chose : le Destinn'est qu'une expression abstraite et insuffisantede leur conception de la nature : son nom vri-table est la Providence. Le principe de l'universest une raison providentielle qui agit suivantdes rgles constantes ; la constance des lois dela nature est toujours apparue, la sagesse

  • L'POQUE STOCIENNE 33

    grecque, non pas comme une ncessit brute,ioppose la libert, mais comme le signe d'uneraison providentielle, attentive rester fidle

    elle-mme; la contingence, loin d'tre pour euxcomme pour certains modernes, le signe d'unespiritualit qui s'introduit ent^-e les mailles dudterminisme, est au contraire le hasard brut,incompatible avec une providence rgulire.Dterminisme et Providence, c'est pour eux toutun.

    Ds lors, le sentiment d'indiffrence que nousavons dcrit prend un autre aspect ; le sage doitcomprendre tous les vnements de l'universcomme le rsultat d'une volont bonne; il nedoit pas se contenter de les subir, il doit lesvouloir d'une faon positive. La pit envers lesDieux est donc un lment intgrant de lasagesse stocienne, sur lequel on ne saurait trop

    insister. Pit toute rationnelle d'ailleurs; car ilne s'agit pas de s'incliner devant une puissanceinfinie et incomprhensible l'homme, mais, aucontraire, de comprendre que la raison univer-selle pntre partout et que la raison humaineest de mme essence qu'elle. Le sage se subor-donne volontairement cette raison, au lieu dese laisser entraner par elle. Cette pit stociennetrouve une expression magnifique dans l'hymne Zeus, compos par Glanthe, le second chef

    IDu Sage anliqiie. 3

  • 34 Le Sage antique

    de l'cole : Zeus, le plus illustre des immor-tels, invoqu sous plusieurs noms, recteur de lanature, toi qui gouvernes toutes choses par taloi, salut! Car il est permis aux mortels det'adresser la parole. Seuls de tous les tres quivivent et rampent sur la terre, nous avons reuune image de toi... Ce monde qui se meut encercle autour de la terre obit ton impulsionet il se laisse volontairement dominer par toi...Par les coups de ta foudre, toutes les uvres dela nature s'accomplissent; par elle, tu diriges laraison universelle qui circule travers l'uni-vers, mlange aux petites choses comme auxgrandes. Rien n'arrive sans toi sur la terre, tredivin, pas plus que dans l'ther ni sur lamer (1).

    Cette fiert noble avec laquelle le sages'adresse au Dieu suprme, cette conviction quesa raison est une parcelle de la raison divineont persist dans tout le cours de l'histoiredes Stociens. De l les vives critiques qu'ilsadressent aux usages religieux contraires leurdoctrine. Epictte blme l'usage, trs courant son poque, de la divination ; n'est-ce pas,en effet, une sorte de dfiance envers Dieu que

    (1) Stobe, Eglogues, I, 1, 12.

  • L'POQUE STOCIENNE 35

    de se proccuper ainsi de l'avenir ? En revan-che, la pure ide de Dieu a sur nous uneinfluence morale qui nous relve nos propresyeux. C'est grce cette pit que le stocismea perdu, pour employer un mot de Pascal, lesentiment de la misre de l'homme, pour nevoir que sa grandeur.

    Les Stociens sont donc, en un sens, desmonothistes. Mais leur monothisme n'exclutpas le polythisme ; car l'tre divin n'est paspour eux transcendant aux choses, il est dansl'univers lui-mme, si bien que ses manifes-tations diverses peuvent tre prises elles-mmespour des dieux qui ne sont que des noms difT-rents du Zeus polyonyme. Ce qu'il y a d'impor-tant dans leur monothisme, c'est le sentimentde l'unit du monde qui nous amne une deleurs vues morales des plus significatives, leurcosmopolitisme. Le cosmopolitisme stocien estl'ide d'une unit morale parfaite entre lesdieux et les hommes, fonde sur la communautde leur essence. Cette ide n'a, primitivement,rien d'une ide politique ; les cits humainesimpliquent entre les hommes des diffrences et

  • 36 Le Sage antique

    des ingalits; au contraire, dans cette citdivine qu'est le monde, tous les tres raison-nables sont gaux, et cette socit naturelle destres raisonnables se superpose aux socitspolitiques. Jamais les Stociens n'ont pens quecette socit toute morale pt se raliser dansune cit terrestre ; ils n'taient point desutopistes; ils taient au contraire, en pratique,des conservateurs et considraient comme deleur devoir d'accepter les institutions conven-tionnelles des cits, telles qu'ils les trouvaient;c'est ainsi qu'ils n'ont jamais protest contrel'esclavage. Pourtant le cosmopolitisme stocien,qui ne visait pas une induence directe sur lesinstitutions, a possd, la longue, cette in-fluence ; il s'est li intimement avec l'ideromaine du droit, et il a inspir les juristes quiont rdig le droit romain. Ainsi, en condam-nant toute agitation politique, ils sont arrivs reformer la socit.

    I

    Leur pit, toutefois, et leur sentiment du divinse heurtaient une grosse difficult, celle del'existence du mal. D'o vient le mal, si tout estrgi par une providence toute puissante ? Orl'existence du mal est un fait, sans lequel il

  • L*i-:poque stocienne 37

    n'y aurait besoin ni de l'ducation morale, nid'une thorie de la sagesse. Reprenons l'hymmede Clanthe au point o nous l'avons laiss :(( Rien n'arrive sans toi... sauf les actes desmchants, rsultant de leur inintelligence; maistoi, tu sais apparier les tres spars, ordonnerce qui est sans ordre et unir ce qui est dsuni.Tu ajustes les biens aux maux, et il n'y a pourtoutes choses qu'une raison unique et ternelle,que les mchants fuient et abandonnent, lesmalheureux ! ils dsirent toujours le bien et nevoient pas la loi universelle de Dieu, qui leurprocurerait une vie sage et honnte, s'ils luiobissaient.

    Ce qui est difficile expliquer dans cette doc-trine, ce n'est pas les maux extrieurs qui sont

    tout illusoires, c'est l'acte du mchant , c'est--dire la mauvaise direction de la volont et dujugement qui produit le mal. C'est l une ques-tion que les Stociens n'ont jamais pu venir bout de rsoudre ; et nous trouvons peut-treici les limites de la sagesse antique. Attribuer,comme Chrysippe, le mal la libert, ce n'estpoint une solution ; car, outre que la libert estinconciliable avec leur croyance au destin, il

    n'est pas si facile d'expliquer comment la liberta dvi vers le mal, alors que l'on admet que lesinclinations naturelles de l'homme, prises

  • 38 Le Sage antique

    l'origine, sont diriges vers le bien. Ces inclina-tions, antrieures la volont rflchie et com-munes l'homme et aux animaux, sont de deuxsortes : celles qui visent la conservation derindividu par lui-mme, et celles qui ont pourfin la conservation du groupe social dont il faitpartie ; or elles sont le germe de toutes les vertus,et la raison, en se dveloppant, ne fait que lessanctionner.

    Il faut donc chercher, en dehors de la naturede l'individu, la raison du vice; elle est, suivantGhrysippe, dans le milieu social qui nousentoure, dans les faux jugements et les prjugsqu'a' suggrs l'individu cette sorte d'ducationdiffuse qu'il reoit de ceux qui l'entourent.Comme plus tard Rousseau (qui d'ailleurs a subileur influence), les Stociens ont cru que lesvices avaient leur source dans les mensongesconventionnels de la socit ; et c'est contre cesforces sociales qui compriment la raison quel'ducation morale, donne par le philosophe,doit lutter. Les Stociens ont donc eu, ancredans leur esprit, l'ide que le mal n'est pas fon-cier dans l'homme, et leur optimisme touchantl'univers se lie tout naturellement cette sorted'optimisme pdagogique qui inspire au matrede morale une confiance illimite en l'efficacitde ses leons.

  • L*POQUE STOCIENNE 39

    On voit comment, dans cette vision optimistedes choses, le quitisme qui menaait d'envahirle stocisme se transforme en un sentiment dejoie et de bonheur de concourir au dessein del'univers. C'est l le dernier mot de la sagesseantique; l'homme a un rle accomplir dansl'univers ; il y est comme un invit dans unfestin, ou comme un acteur dans un drame, et ildoit y tenir sa place tant qu'il plat Dieu de l'ymaintenir, et quelquefois l'abandonner volon-tairement par le suicide, si les circonstancesmettent obstacle son activit. La vie moraleest donc avant tout la conformit la nature,conformit sentie, rflchie et voulue. L'indif-frence des Stociens n'est plus qu'une con-

    fiance joyeuse en l'avenir; la moralit ne faitqu'exprimer le fond mme de la nature, et c'estune mme force qui guide les astres dans leurcours et l'honnte homme dans ses actions. Aussila moralit, chez le sage, devient-elle aussi

    forte, aussi puissante, aussi indfectible que laloi naturelle elle-mme. Marc-Aurle a donn de /cette ide une admirable expression : Parmiles bienfaiteurs, les uns ont de la reconnaissanceenvers celui qui ils ont fait du bien, les autres

  • 40 Le Sage antique

    se considrent comme des cranciers. Maisd'autres ignorent en quelque faon ce qu'ils ontfait; ils sont semblables la vigne qui porte leraisin et ne cherche rien de plus aprs avoirproduit son fruit, au cheval qui court, au chienqui chasse, l'abeille qui fait le miel. Ils ne lecrient pas partout, mais ils vont un autre,comme la vigne n'attend que la belle saison pourporter une nouvelle grappe (1).La sagesse retourne donc l'instinct naturel,

    grce un accroissement de la volont quimatrise les vnements et acquiert, au-dessusdes changements, la constance et la fixit. Laconciliation de la moralit et de la nature, quifait le caractre foncier de la sagesse antique,ne pouvait aller plus loin, et nous allons assistermaintenant une dcomposition de cet idal.

    (1) Ch. v,6.

  • III. La fin du monde antique

    La sagesse antique ne consiste pas dans unensemble de maximes dtaches, sortes dedcrets ternels valables pour tous les temps ;elle est une conception d'ensemble de l'universet de riiomme en laquelle, seule, ces maximesprennent toute leur signification. Or, cette con-

    ception, si harmonieuse et si claire pour la rai-son, est trs menace partir du ii^ sicle denotre re. Marc-Aurle avait dit : Ne te metsen peine que de la vie que tu vis, c'est--diredu prsent, et alors tu pourras vivre tranquille-ment, noblement, raisonnablement . Les Sto-ciens se proccupent peu de la destine de l'meaprs la mort ; ils ne croient pas en gnral l'immortalit personnelle. L'homme est pour euxun ensemble compos d'une me qui est un frag-ment de la raison universelle, et d'un corps faitdes quatre lments ; la mort chacune de cesparties retourne au tout dont elle est issue.

    Mais l'poque o nous arrivons, de nou-velles proccupations se font jour; la sagesse

  • 42 Le Sage antique

    stocienne est relgue dcidment au secondplan.

    (( Il y a des hommes, crit Plotin (1), quipensent que les choses sensibles sont les pre-mires et les dernires; pour eux le mal, c'estla douleur qu'elles causent, et le bien c'est leplaisir; et ils pensent qu'il sufft de poursuivrel'un et d'chapper l'autre .Au-dessus de ces Epicuriens, d'autres s'l-

    vent un peu plus haut; la partie suprieure deleur me les porte du plaisir l'honntet. Mais,incapables de contempler la rgion suprieure,ils s'abaissent l'action pratique et au meilleurchoix des choses sensibles, et c'est cela qu'ihsnomment vertu .A ces Stociens, Plotin oppose une troisime

    race d'hommes divins . Grce la suprioritde leurs forces et l'acuit de leur vision, ilscontemplent l'clat des rgions suprieures ; ilss'lvent jusque l, au-dessus des nuages et del'obscurit d'ici-bas ; ils y restent et mprisentles choses d'en bas, joyeux de rsider dans lelieu de la vrit, comme des hommes qui, aprsun long voyage, sont rentrs dans une patriebien gouverne .

    (1) Ennades, v, 9, 1.

  • La fin du monde antique 43

    Voil un langage nouveau ; la vritablesagesse met l'me en rapport avec une ralit

    suprieure au inonde sensible, et cette ralit est

    son lieu propre. Par ces nouvelles croyances, le

    sens de la vie se transforme. Certes, elles ne sont

    pas nes spontanment cette poque. Dans lemonde grec, ds le vi^ sicle avant Jsus-Christ,nous voyons apparatre, surtout dans l'orphisme,un singulier souci de la destine de l'me aprsla mort. Mouvement d'ailleurs purement reli-gieux, o la prescription rituelle joue le plusgrand rle ; il s'agissait pour Fme de savoircomment elle aurait se conduire dans le mondefutur, quel chemin elle aurait prendre pourne pas s'garer, quels mots de passe elle aurait prononcer pour flchir les pouvoirs souter-rains, et c'est l principalement ce que cettereligion nouvelle rvlait ses adeptes ; mais, ces mythes semble s'tre jointe de bonne heure,l'ide que le corps est, pour l'me, comme untombeau et mme comme un sjour impur.Ces croyances, sans avoir t trs gnrales,n'avaient cependant, semble-t-il, jamais disparuentirement; mais jamais elles n'avaient fait

  • 44 Le Sage antique

    l'objet de l'attention des penseurs, sauf deuxexceptions illustres, celles d'Empdocle et dePlaton; encore chez l'un comme chez l'autre,forment-elles un -ct de leur systme, et,quelle que soit d'ailleurs la porte qu'on peut |leur attribuer, elles n'entrent pas dans leur expli-cation rationnelle de l'univers.Au contraire, ces croyances revivent avec une

    force singulire au premier sicle de notre re;

    c'est l'poque o les religions orientales p-ntrent de toutes parts dans le monde grco-romain. Or, ces religions sont des religions dusalut; elles enseignent les pratiques rituellesgrce auxquelles l'me doit tre sauve et peutregagner en toute sret le sjour o elle jouirad'un bonheur indfectible. Autour de cettecroyance, des penseurs systmatisent une con-ception nouvelle de l'univers. L'univers estuniquement pour eux le thtre des vnementsde l'histoire de l'me, et cette histoire estcommeun drame trois actes ; l'origine l'me estdans le sjour divin

    ;puis elle s'incline, tombe

    et se perd dans l'obscurit du monde sensible :finalement, aprs plusieurs avatars et purifi-cations, elle remonte, si elle doit tre sauve,dans la demeure lumineuse d'o elle taitdchue. Telle est la doctrine des gnostiques quePlotin rencontra Rome au m* sicle, et qu'il

  • La fin du monde antique 45

    combattit (1). Selon eux, le monde sensible estfoncirement mauvais, et sa cration est lersultat de la cliute des Ames. Avec leurimagination orientale, ils se reprsentent lesmes comme des tres lumineux dont le refletpntre dans l'obscurit de la matire ; lesmes, attires par leur propre reflet, tombentdans la matire. C'est ce moment que la pluspuissante et la plus mauvaise de ces mes,voulant recevoir les honneurs divins, credans la matire le monde sensible, mauvaiseimitation du monde intelligible, sjour de tousles maux et de toutes les impurets. Mais la Pro-vidence divine veille sur les mes

    ;par la gnose,

    par la connaissance de leur origine, elles serontsauves et reviendront au monde intelligible ; lemauvais dmiurge lui-mme se repentira, et lemonde sensible sera dtruit.

    Ces croyances nouvelles sont l'expressiond'un douloureux pessimisme. Et, certes, lepessimisme n'a jamais t tranger l'megrecque. D'aprs une antique lgende, le roiMidas poursuivit longtemps dans la fort le

    (1) Ennades, ii, 0.

  • 46 Le Sage antique

    vieux Silne, compagnon de Dionysos, sanspouvoir l'atteindre. Lorsqu'il eut enfin russi s'en emparer, le roi lui demanda quelle tait lachose que l'homme devait prfrer toute autreet estimer au-dessus de tout. Immobile et obs-tin le dmon restait muet, jusqu' ce qu'enfincontraint par son vainqueur, il clata de rire etlaissa chapper ces paroles : Race phmreet misrable, enfant du hasard et de la peine,pourquoi me forces-tu te rvler ce qu'il vau-drait mieux pour toi ne jamais connatre? Ceque tu dois prfrer tout, c'est pour toi l'im-possible ; c'est de n'tre pas n... Mais aprscela ce que tu peux dsirer de mieux, c'est demourir bientt [D. Ce sentiment de malaise estsans doute au fond de la sagesse platonicienneou stocienne : n'est-ce pas pour mieux luttercontre lui qu'elle affiche un optimisme si com-plet et si parfait qu'on ne saisit plus comment lemal peut entrer dans l'univers? Mais l'poqueo nous sommes, le pessimisme reprend ledessus ; la sensibilit s'exacerbe, et l'impassibi-

    lit stocienne ne peut russir la dominer. Il ya peu de culte plus rpandu ce moment que leculte de la desse Tvch. l'instable fortune, ce

    (1) Nietzsche. L'origine de la Tragdie, trad. Marnold,Paris, 1910, p. 40.

  • La fin du monde antique 47

    qui marque bien le vif sentiment de l'instabilitdes choses sensibles.

    *

    Devant ce mouvement d'ides qui aboutissait la ngation du vieil idal hellnique, il s'esttrouv des hommes qui ont protest au nom dela sagesse grecque traditionnelle : ce sont les

    Noplatoniciens, et, en particulier, Plotin, leplus grand d'entre eux. Non pas que Plotinne partage les ides de son poque ; et c'estmme en le citant que j'ai fait connatre cesides. Mais il a fait un immense effort pourtrouver dans la philosophie grecque et, chezPlaton en particulier, la solution des difficultsqu'amenait le dveloppement de la consciencereligieuse. Aussi est-ce chez lui que l'on peutapprcier le mieux la valeur et la porte de lasagesse antique, parce qu'elle est mise l'preuvepar des problmes tout nouveaux.

    L'ide matresse de cette sagesse, c'est l'ided'un ordre universel, rationnel et ncessaire; lebien suprme pour l'homme, c'est l'obissancejoyeuse et consentie cet ordre, une fois qu'ila t compris par la raison. Le point de vue desdoctrines religieuses est inverse : c'est une con-ception dramatique de l'univers ; elle comporte

  • 48 Le Sage antique

    une suite de crises successives, o la dcisionlibre et imprvisible de Tme joue le plus grandrle; loin d'accepter l'ordre du inonde, on leconsidre comme un rsultat d'une faute del'me, qui doit faire effort pour y chapper.

    Or Plotin est rest fidle l'ancien idalparce qu'il affirme contre les novateurs qu'il y a,entre les formes de l'tre, un lien rationnel etncessaire. L'tre suprieur produit constam-ment et ternellement l'tre infrieur non paspar un acte arbitraire et libre, non pas mmepar un acte dont il est conscient, mais par unencessit de sa nature, ncessit identique labont et la perfection. L'tre le plus parfaitproduit ainsi la chose la plus parfaite aprs lui,celle-ci une autre, et ainsi de suite suivant unesrie hirarchique, jusqu'aux tres les moinsparfaits. L'tre le plus parfait est l'Un ou le

    Bien, ralit ineffable qui ne contient encoreaucune diversit. Au-dessous de lui vient l'Intel-ligence, qui n'estqu'un nom de l'ordre immuable,dont toutes les parties sont solidaires et serefltent Tune l'autre, chacune d'elle comprenantles autres de son point de vue. Au-dessous del'Intelligence est l'Ame qui, nourrie du spec-

  • La fin du monde antique 49

    tacle de rintelligence, devient capable, en lacontemplant, d'organiser la matire selon l'ordrequ'elle y a vu. De cette me universelle quiorganise le monde manent des mes particu-lires dont chacune, selon son degr de perfec-tion, organise une portion de la matire. Enfm,en bas de l'chelle vient le corps organis.Dans cette srie immuable et ternelle, chaque

    forme d'tre est soutenue et vivifie par lerayonnement de la forme suprieure ; et ce n'estpas par un effort volontaire qu'elle produit l'treinfrieur, mais seulement en contemplant laforme suprieure elle. C'est la contemplationde Tordre universel qui, chez Plotin, est la seuleforce active, et nous n'avons plus faire

    ressortir quel point cette ide a de profondesracines dans l'hellnisme.En particulier, la destine de notre me,

    d'aprs la nature des choses, c'est la contem-plation de l'ordre intellectuel et de l'Un d'o cetordre est issu, contemplation par laquelle l'mesort d'elle-mme pour monter jusqu'au principedes choses. Cette contemplation, loin d'entraverson activit productrice dans le monde sensible,est, au contraire, la condition de l'ordre et dela beaut qu'elle y met.On voit assez combien cette conception est

    diffrente du pessimisme religieux dont jeDu Sage antique. 4

  • 50 Le Sage antique

    parlais tout l'heure ; elle a un fond de natura-lisme et d'optimisme qui l'apparente Platon etaux Stociens. L'me a, dans le monde sensible,une fonction naturelle, normale et ncessaire.

    Mais cette vue d'ensemble ne nous fait con-natre qu'un aspect de la pense de Plotin. Nousavons vu avec quelle difficult les Stociensrsolvaient le problme de l'origine du mal dansle monde; or, ce problme s'impose l'poquede Plotin avec plus de force encore. Si le maln'est pas la source mme du monde sensible,d'o donc vient-il? Les rapports de l'me avecle corps, tels qu'ils rsultent de l'ordre rationnel,sont, en effet, une source de bien pour le corps,et ne sont pas une source de mal pour l'me qui,pour diriger le corps, ne sort pas de son tat decontemplation.Le mal consiste dans la domination de l'me

    par le corps ; mais d'o vient cette domina-tion? Non pas du corps qui, d'aprs l'ordreuniversel, se laisse docilement organiser. Il fautdonc que le mal ait sa source dans l'me elle-mme qui, par sa propre spontanit, renverseTordre et s'assujtit au corps, permettant ainsique le suprieur soit subjugu par l'infrieur. Il

  • La fin du monde antique 51

    y a dans l'unie, non pas dans l'me du mondequi ne dchoit jamais, mais dans les mes par-ticulires, un dsir de se rendre indpendantes,de vivre par soi et de s'isoler de l'me univer-selle dont elles manent. Le mal est donc unevritable crise dans la vie de l'me; et si cettecrise est rendue possible parce que l'me parti-culire est dj loigne du principe suprme,c'est--dire pour des raisons tires de l'ordre,elle n'est cependant pas ncessite par cet loi-gnement ; il y faut donc une dcision volontairede l'me qui manifeste un gosme contraire la raison. C'est partir de cette dcision volon-taire, extrieure la raison, que se dveloppe lavie humaine dans les passions et dans le mal.

    Par cette thorie, Plotin sacrifiait videmmentbeaucoup aux ides de son temps; certes, ellene manquait pas de points d'attache dans lesdoctrines antrieures ; le mythe platonicien dela chute de l'me dans le Phdre est le modleauquel elle se rfre constamment; et l'ide quele mal est dans un dsaccord de la raison indi-viduelle avec la raison universelle est une idestocienne. Mais elle a, chez Plotin, un accentplus religieux que chez ses prdcesseurs.L'idal de la sagesse ne consiste plus dansdes actions relatives aux corps sensibles quinous entourent; car toute action, se rappor-

  • 52 Le Sage antique

    tant aux choses sensibles, renferme par l mmede l'impuret ; elle consiste dans une purification,c'est--dire dans' cette pratique intrieure parlaquelle l'me se dtachera du corps et despassions qui lui viennent du corps ; le but vri-table de l'me, c'est de raliser en elle les carac-tres du monde intelligible et d'en effacer ce qu'ya imprim le monde sensible. Les vertus morales,dans leur plus haute porte, ne consistent pasen des actions, mais en des attitudes intrieuresqui imitent en nous le monde intelligible. Qu'est-ce, par exemple, que le courage? Dans lemonde intelligible, les ides sont absolumentpermanentes et gardent des rapports fixes; lecourage, comme vertu morale, consistera pourl'me raliser une fixit analogue, resteridentique elle-mme au milieu de tous leschangements du monde sensible et malgrl'entranement des passions.On voit poindre ici une ide qui est nouvelle

    dans la pense grecque ; l'ide que l'ordre moralest une forme de ralit qui se superpose l'ordre physique, qu'il soit de cration humaine,ou qu'il soit le reflet d'une ralit suprieure.Ide bien fugitive encore et dont le dvelop-pement devait atteindre, jusqu' sa racine, la

    lellnique. Plotin reste tout fait grec,

    16 la morale reste pour lui une sorte

  • La fin du monde antique 53

    de physique : ce qu'on pourrait appeler chezlui les valeurs spirituelles, continue jouerun rle dans l'explication physique de l'uni-vers. Nous autres modernes, imprgns desmthodes des sciences de la nature, noussommes ports voir dans le monde matrielune sorte de ralit totale laquelle ses lois sontimmanentes ; nous y faisons abstraction dumonde moral et spirituel. Mais lorsque Plotinoppose les choses spirituelles au monde mat-riel, il veut que ces choses soient le principed'explication de ce monde; et par l, la spcu-lation morale reste lie, d'une manire trstroite, une interprtation rationnelle del'univers.

    *

    Cette liaison est le trait caractristique etpermanent de toute la pense grecque. C'est lle dfaut profond de la sagesse antique

    ;partout

    o elle a vu un principe moral, l'harmonie,l'ordre, la raison, la loi, elle a voulu saisir unprincipe d'explication physique, comme si ledveloppement moral de l'homme devait rvler son intelligence les secrets de l'univers. C'estpourquoi, dans son principe, elle est aujourd'huiprime. Deux traits nous choquent surtout chez

  • 54 Le Sage antique

    ce sage impassible, ce pur qui raille la folie duvulgaire : d'abord sa mauvaise mthode en cequi concerne l'lude de la nature, mthode quiconsiste transporter les forces morales dansla nature, et ainsi en altrer le caractreen les rendant plus fixes, plus raides, moinssouples qu'elles ne sont; ensuite un esprit aris-

    tocratique, qui vient de la mme source, puisquela sagesse morale, tout au moins dans sa mani-festation la plus complte, est rserve ceuxdont l'intelligence est assez dveloppe pourcomprendre Funivers.

    D'o vient donc, malgr ces erreurs, la fra-cheur que gardent encore les crits moraux dePlaton, d'pictte ou de Plotin? D'o vient que,aprs tant de sicles et aprs un changement sicomplet dans l'axe de la vie intellectuelle etmorale, les hommes y puisent encore inspirationet rconfort? C'est, sans doute, par ce qui resteet restera d'ternellement vrai dans la doctrinequi fait venir nos vertus morales de notre nature, condition qu'on ne veuille plus voir dans cesvertus quelque chose d'analogue aux forcesmotrices de l'univers. Car, pour que notre viemorale soit saine et pure, il n'est pas bon defaire de la vertu le contre-pied de la nature.L'ordre moral est sans doute diffrent de l'ordrenaturel ; mais le but de l'homme n'est-il pas de

  • La fin du monde antique 55

    les accommoder l'un l'autre par une suite deretouches, de manire que le dveloppement desetets naturels et ncessaires aide ou ne nuisepas aux progrs de la volont morale ? Si bienque l'homme moderne conoit comme le termeidal et jamais atteint de son action ce qui taitau principe des choses, selon le sage antique.

    Emile Brhier.

  • Ii\

  • L'IDEAL CHRTIEN

    1. Morale naturelle et moralestirnaturelle

    Nous parlerons, en trois leons, de l'idalchrtien de la vie.Nous en parlerons, bien entendu, du point

    de vue objectif du philosophe.Ce qui frappe tout d'abord dans cette tude,

    c'est l'ide que, la notion de nature telle qu'ellenous est devenue familire nature humaineou nature des choses se superpose l'ide d'unrgne surnaturel. La nature, l'me religieusene nous dira pas qu'elle n'est rien ; elle nous

    dira qu'elle est quelquefois contre la vie surna-turelle ; mais, la plupart du temps, sans allerjusqu' prtendre qu'elle n'est rien du tout,elle nous avertira qu'elle est peu de chose,que la vie morale de l'honnte homme selonle monde n'est qu'une apparence : quand on laregarde de plus prs, on n'y trouve gure que de

  • 58 L'idal chrtien

    l'orgueil, de la vanit, de la confiance en soi;

    toute espce d'tats d'me qui sont le plus sou-vent des vices ou des pchs, et qui, dans lesmeilleurs cas, n'ont pas grande valeur morale.L'homme, selon la religion, a une origine et

    une destine surnaturelles.Sa destination est au del de ce monde : Son

    royaume, n'est pas de ce monde . La vraievie, c'est la vie ternelle; elle commence ail-leurs, dans le ciel, au milieu des bienheureux,dans la vision de Dieu. Ainsi la vritablevie n'est pas de ce monde, et l'homme, pourbien agir, doit ne pas agir seul ; ce qu'il faitde lui-mme n'est que peu de chose. C'estlorsqu'il est aid de Dieu, par la grce, que sesactions prennent une vritable valeur. Commentpourrions-nous bien agir de nous-mmes, puis-que notre origine et notre destine sont au delde notre nature humaine?Par consquent, pour ce qui relve de la con-

    dition surnaturelle de l'me, la grce est nces-saire, indispensable ; et mme quelques-unsajouteront qu'elle l'est aussi la vie profane, la morale naturelle

    ;pour bien se conduire,

    mme selon le monde, il faudrait encore l'assis-tance de Dieu, parce que la nature est faible etcorrompue. Elle voit bien comment il faut agir,mais elle n'est gure capable de bien agir. Du

  • Morale naturelle et surnaturelle 59

    reste, si l'on va bien au fond, on verra que lanotion de morale naturelle, que le christianismesemble parfois admettre, est trs souvent rejetepar lui. Aprs tout, cela seul a vritable valeurmorale, mme dans la vie du monde, qui vientde plus loin que la nature humaine.

    Gela seul prend vritable valeur aux yeux del'homme religieux, qui a son principe dans lacharit. C'est parce que mon semblable est,comme moi, crature de Dieu, que je dois bienagir envers lui. L'amour des hommes prend sonorigine et ses forces dans l'amour de Dieu.La nature humaine va mme paratre

    l'homme religieux, un empchement, un dfaut.Beaucoup de thologiens et de docteurs parlerontde nature radicalement impuissante faire lebien. On dira : nature corrompue, nature viciedans sa source et qui proteste contre la loi deDieu.

    Cette question va faire l'objet de la pre-mire leon. Elle pourrait donc avoir pourtitre : Morale naturelle et Morale surnaturelle.Dans la leon suivante je parlerai des vertus

    thologales, la foi, l'esprance et la charit,vertus proprement chrtiennes et que l'hommeordinaire n'a pas. Et dans la troisime leon, jeparlerai de la saintet, c'est--dire de l'idalreligieux tel que le christianisme l'a dessin.

  • 60 L'idal chrtien

    Un exemple pour commencer. Je l'emprunteaux souvenirs d'Eugne Devria. Jeune artiste,son tableau La naissance d'Henri IV exposau Salon de 1827, avait fait fureur. On y avait vula promesse d'un grand peintre futur; mais iltait de ces talents qui ne donnent qu'une foiset qui meurent jeunes. Ce grand peintre s'taitconverti. De catholique trs peu pratiquant, ils'tait fait protestant trs austre. Est-ce cetteconversion qui a strilis son gnie plastique ?Je ne sais; toujours est-il qu' partir de cemoment il n'a plus fait grand'chose. Peu nousimporte, ce n'est pas l'artiste, mais l'hommereligieux que nous tudions ici.Eh bien, cet Eugne Devria, de longues

    annes aprs sa conversion, revient la maisonde sa mre, une femme excellente, une saintemre de famille, dvoue ses devoirs, de lafaon la plus profonde, la plus ardente.

    Devria se retrouve donc en prsence de samre qui pratiquait un catholicisme trs tran-quille. Sa saintet tait presque tout entirenaturelle ; c'tait la bonne nature qui parlait, quis'exprimait en elle. C'est justement ce qui tour-menta beaucoup son fils. Il se dit qu'il aurait

  • Morale naturelle et surnaturelle 61

    beaucoup de peine veiller le sentiment vifde Dieu chez sa mre gravement malade. Il seproposa de travailler cet objet avec pers-vrance.

    Il l'engagea donc chercher en Dieu une forcequi s'affaiblissait en elle chaque jour; il lui parlabeaucoup de religion et essaya de lui montrerque tout ce qu'elle avait fait n'tait rien, et que,sans un appel direct Dieu, sa vie ne valait rien,et qu'elle risquait de lui tre impute pch.

    Il arriva simplement ce rsultat de tour-menter beaucoup sa mre et, bientt, de lui fairepeur. Alors le prtre, son directeur habituel,esprit beaucoup plus tempr que ce protestantfarouche, et qui joue presque dans cette his-toire le rle de l'honnte homme selon lemonde, rassura sa pnitente. Il lui dit qu'unebonne femme comme elle n'avait rien craindrede Dieu. Il lui dit tout ce qu'un incrdule peutdire, prenant la bont extrieure pour ce quisuffit au salut . Devria s'adressa de nouveau sa mre, la tourmenta de nouveau ; elle eut beaului rpondre qu'il lui faisait bien du mal, quependant trois nuits elle n'avait pas pu dormir ;ce fils si ardent, au lieu de modrer ses objur-gations, en conclut que l'appel du Seigneurdevait tre assez fort, pour expliquer ce troubledans cette me pure selon le monde, mais im-

  • 62 L'idal chrtien

    pure selon Dieu. Pourtant elle ne cda pas, et iln'arriva rien du tout. La brave femme mourutassez tranquillement sans que son cur et fait,au terme de sa vie, cet acte de soumission, d'ab-ngation totale, cette reconnaissance du nant deses uvres, que son fils rclamait d'elle, enfinsans qu'elle se ft convertie comme il le voulaitimptueusement.Et alors ce fils crit cette phrase trange et

    qui illustre toute cette histoire : Mon orgueild'oser compter sur la vie ternelle pour moi, etd'en faire une hypothse pour un tre si pur etsi bon ! Nous avons ici un document qui nous montre,

    l'tat aigu, ce que Thomme religieux entendpar la saintet oppose la vie profane, lamorale naturelle, qui n'est rien. Il faut autrechose qu'elle pour que l'homme accomplisse safin surnaturelle, pour qu'il soit sauv, aim deDieu.

    Nous allons maintenant nous demander d'ovient cette notion de vie surnaturelle, et com-ment dans l'histoire elle est apparue et s'esttablie. Les leons prcdentes ont port surl'idal grec de la vie

    ;quelques mots sont nces-

  • Morale naturelle et surnaturelle 63

    saires pour les rattacher ce que nous allons

    dire.

    La Grce avait invent trois grandes solutionsau problme de la vie religieuse. D'abord, lareligion olympienne. C'est la grande religion dela Grce, le monde des dieux lumineux qui gou-vernent la vie humaine ; Zeus et toute sa familledivine tablie dans TOlympe. Le pote les voitet parfois le croyant jette un voile sur leursaventures.

    C'est dans la pratique de cette religion admisepar la cit, que le citoyen affirme en mme tempssa foi civique, son obissance la loi de la cit,de l'tat, et son besoin de communier avecquelque chose qui le dpasse. Religion trs belle,clatante, qui jette sur la vie humaine la splen-deur de la lgende divine, religion qui, certainsgards, est une divinisation de la vie humaine.En second lieu, l'idal des philosophes, le sage

    tel que l'ont dessin Platon, Aristote et lesStociens. Ici, la nature humaine est replacedans la nature universelle ; il ne s'agit plus d'unmonde de dieux, la vie humaine se droule dignede l'homme, dans le monde de la raison. Cesphilosophes, aprs Socrate, ont cr la moraleen rvlant l'homme l'homme. Partout ailleurs,dans l'antiquit, l'homme s'est trouv perdu dansun monde d^ forces surnaturelles et seulement

  • 64 L'idal chrtien

    sur le sol grec, dans les coles des philosophes,il a pris conscience de ce qu'il tait et de ce qu'ildevait sa destine naturelle. Les Grecs ontainsi cr la morale rationnelle, en mme tempsqu'ils craient les mathmatiques, et de la mmemanire, par la confiance dans la raison, parl'exploitation de la raison, par l'utilisation de laraison. Cette ide d'homme, d'humanit, quel'humanisme retrouvera, ils l'ont, certes, beau-coup varie; les diffrentes coles firent du sageun tableau difrent; peu importe, c'est toujoursl'homme, l'homme dans la nature, qui obit cequ'il y a d'essentiel, d'ternel, de constant dansla nature des choses. Cette ide, apparue quel-ques sicles dans le monde, a disparu pendantbien des sicles. Elle nous est revenue avec laRenaissance ; avec les humanistes nous voyonstimidement reparatre l'homme, l'ide de moralenaturelle, de vie naturelle. La Renaissance aredcouvert l'homme que la Grce avait invent.

    Telle est la seconde conception de la vie quela Grce avait formule. Elle aboutit l'ide denature humaine, brillante ide jete dans lemonde, disparue bien des sicles, retrouveil y a peu de sicles, et dont les meilleursd'entre nous vivent encore aujourd'hui.Le troisime thme de la sagesse antique

    c'est un thme ardemment religieux et profon-

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    dment troublant. Cette belle religion olym-pienne ne suffisait pas tous; elle est toute desrnit, de joie; c'est presque une religion depotes, oii, en tout cas, d'ames sereines que lesmisres de cette vie n'atteignent point, netroublent pas au plus profond. Mais dans laGrce, que nous nous reprsentons tort silumineuse, si calme, si sereine, il y a toujourseu un courant trouble et sombre et des mesprofondment proccupes de la destine, de lamisre humaine, du problme du salut.Ce courant, nous le rencontrons dans un cer-

    tain nombre de sectes religieuses, de cultessecrets, chez les Orphico-Pythagoriciens, dansles mystres d'Eleusis, et peu peu, mesureque le monde oriental envahit la Grce et auxapproches du dclin de Rome, il devient unemer qui submerge tout. Ces cultes trangersqu'on appelle les Mystres, s'installent Rome

    ;

    qu'ils viennent de Grce, d'Egypte, de Syrieou de plus loin encore, ils reposent sur unthme commun : la misre, la dtresse, ladchance humaines ; l'ide que seul un Dieupeut racheter l'homme par le sacrifice de soi-mme. Le Dieu sauveur qui a vaincu la mortguide, aprs soi, les hommes vers l'immortalitbienheureuse.Vous voyez ici apparatre un grand thmeDu Sage antique. 5

  • 66 L'idal chrtien

    chrtien, une bauche de Rdemption. On s'estdemand longtemps comment le Christianismeavait pu vaincre l'immense Paganisme du mondegrco-romain. En ralit, une partie du mondepaen s'orientait depuis bien longtemps vers leChristianisme. Dans le monde paen taient nesbeaucoup d'ides et de pratiques propres pr-parer les esprits Tinfluence chrtienne, ouvrir les portes au Christianisme : religions quiavaient toutes en commun ce thme essentiel,l'impuissance de l'homme, qui a besoin d'tresauv, rachet par un Dieu sauveur et triomphantde la mort ; salut que le fidle s'approprie grce toute espce de pratiques, de purifications, pardes sacrements, le baptme, la confirmation, etc.,par la contemplation extatique du Dieu. On voitici l'origine de beaucoup de dogmes et mme derites chrtiens. Nous comprenons maintenantbeaucoup plus facilement comment le trs-haut,mais aussi un peu lointain idal de sagesse,devait cder ce courant formidable venu detous les points du monde, qui, profitant de ladissolution de l'empire, de l'anarchie, de l'im-puissance des forces qui avaient maintenu jus-qu'alors l'empire grco-romain, balaya les formesuses de la civilisation grco-romaine.A l'homme qui accomplit dans toute sa vie sa

    tche, faisant l'action qui est inhrente sa

  • Morale naturelle et surnaturelle 67

    nature, rhonime chez qui et pour qui la vertuest en quelque sorte la tleur de son tre, cethomme, ce sage, va succder dsormais l'medouloureuse et inquite du mystre, qui s'inclinedevant l'image d'un Dieu capable de la sauver;mais ce Dieu sauveur qui ruinait l'antiquit, asauv pourtant du mme coup quelques-uns deses vestiges, car c'est un des aspects curieux duChristianisme, qu'en mme temps qu'il ruinait lemonde antique, il en conservait certaines formesimportantes. Beaucoup d'ides antiques ont ttransmises au monde barbare par le Christia-n