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AU NOM DE LA SCIENCE Pierre Legendre DU SCIENTISME L'oeuvre de Pierre Legendre, volume après volume, adossée à un immense travail érudit sur les soubasse- ments juridiques de nos sociétés, conteste radicalement l'idée qu'on puisse les tenir, selon l'air du temps, pour « postmodernes )). Elles sont à ses yeux encore « modernes )), et même « ultramodernes )) : elles continuent de jouer sur une structure anthropologique intangible et sur des montages symboliques hérités en Europe de la tradition romano-canonique dont elles tendent les ressorts à l'extrême. L'exercice du pouvoir symbolique suppose l'institution d'une instance de « référence absolue )) qui garantit aux yeux des individus la validité des systèmes normatifs où ils sont appelés à vivre et à mourir en évitant autant que possible de s'entre-déchirer. Cette instance, Pierre Legendre la désigne comme « le Tiers )). Le pouvoir qui s'exerce en son nom mobilise chez les sujets une forme particulière de la pensée : pensée d'adhésion qui obéit à une logique de type « mythologi- 137 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1995

DU SCIENTISME - revuedesdeuxmondes.fr · AU NOM DE LA SCIENCE Du scientisme que », celle qui s'adresse, sur le mode de l'amouret de la haine, aux images, aux emblèmes, aux drapeaux

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  • AU NOM DE LA SCIENCE

    Pierre Legendre

    DU SCIENTISME

    L'œuvre de Pierre Legendre, volume après volume,adossée à un immense travail érudit sur les soubasse-ments juridiques de nos sociétés, conteste radicalementl'idée qu'on puisse les tenir, selon l'air du temps, pour« postmodernes )). Elles sont à ses yeux encore« modernes )), et même « ultramodernes )) : elles continuentde jouer sur une structure anthropologique intangibleet sur des montages symboliques hérités en Europe dela tradition romano-canonique dont elles tendent lesressorts à l'extrême. L'exercice du pouvoir symboliquesuppose l'institution d'une instance de « référenceabsolue )) qui garantit aux yeux des individus la validitédes systèmes normatifs où ils sont appelés à vivre et àmourir en évitant autant que possible de s'entre-déchirer.Cette instance, Pierre Legendre la désigne comme « leTiers )). Lepouvoir qui s'exerce en son nom mobilise chezles sujets une forme particulière de la pensée : penséed'adhésion qui obéit à une logique de type « mythologi-

    137REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1995

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    que », celle qui s'adresse, sur le mode de l'amour et de lahaine, aux images, aux emblèmes, aux drapeaux ainsiqu'aux mots lorsqu'ils sont maniés sur le modedogmatique.De cette structure « ternaire » de la société, les sciencessociales et humaines ne veulent rien savoir, suggèreLegendre, façonnées qu'elles ont été par les idéauxscientistesqui ontplacé « la science» elle-même en positionde « Tiers » en lieu et place de Dieu.

    D.L.

    1 Lie discours mythologique organise l'identité dans la cultureet se pose en instance imaginale dans toute société. Il fonde.A ce titre, il ne peut éviter de rencontrer les sciences comme

    fait de représentation. Qu'en est-il aujourd'hui du rapport entre lephénomène scientifique et la représentation sociale de fondements?C'est-à-dire, comment ce phénomène est-il intégré dans la constitu-tion symbolique ultramoderne?

    J'inscris cette question considérable ici pour mémoire. Un filconducteur parait devoir s'imposer : soulever le problème duscientisme, saisir ce qui se passe quand ce qui s'inscrit au nom dela science, ce sont les effets de son image dans la culture, etpourquoi, ainsi qu'on le suppose, cela induit des effets dévastateurs.Mais ces questions nous glissent entre les doigts, non pas fauted'instrument d'analyse, mais faute stoser aborder la place du pouvoirscientifique dans la structure institutionnelle, sa frappe logiquementreligieuse.

    Parce qu'il s'est fait reconnaître dans la droite ligne dupositivisme historique - cette tentative insue d'industrialiser lemontage religieux au XIXe siècle -, le scientisme intéressedirectement ces Leçons sur l'institution des images. Il est tropsimple de le dénoncer, car dès lors qu'une pensée s'installe aulieu structural du pouvoir de fonder, elle prend instantanémentstatut de construction dogmatique, devenant discours du Miroirabsolu et de l'Image fondatrice, avec tous effets de droit. Passerson chemin, c'est refuser de comprendre que le scientisme est

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    un substitut religieux, parce que les sciences font foi, et c'est tenirpour négligeable, une fois de plus, la place mythique du TiersEpiphane, à partir de laquelle rayonnent les propagandescontemporaines de la Science unie à la Démocratie, fantasme socialstandard auquel s'alimente l'Idéal du moi à l'ère du sujet-Roi. Quele scientisme produise un discours de totalisation, pour ne pasdire carrément totalitaire, c'est signe qu'il manie effectivementl'arme symbolique et se trouve, par voie de conséquence, enposition d'instituer la parole.

    Un rappel. Le vocable et le concept de scientisme sont defacture française, et cela ne va pas sans comporter une certainenote historique, au sens où la marque religieuse et le thème dela lutte pour la Raison ont formé traditionnellement en Francece couple inséparable qui, sur le terrain de la politique par lesidées, tantôt de façon dérisoire, tantôt politiquement efficient, ditvouloir embraser le monde. Le scientisme évidemment n'évoquepas l'embrasement; pourtant, les formes d'expression du scien-tisme, aujourd'hui falotes, n'en sont pas moins révélatrices del'enjeu dont il a été et demeure le témoin. A preuve, l'évolutionsémantique. Romain Rolland en 1898, dans sa pièce intitulée lesLoups, acte III, scène 2 (pièce inspirée de l'affaire Dreyfus), faitdu terme anglais scientist (= l'homme de science, le savant) unadjectif français, nettement péjoratif; le substantif scientismeapparaît en 1911 sous la plume d'un universitaire de Sorbonne,Louis Le Dantec, auteur d'un ouvrage au titre également significatif,le Chaos; dans la veine positiviste, LeDantec nous parle en somme,lui le titulaire de la nouvelle chaire de Biologie générale (1), dumeilleur des mondes qu'il envisage sous l'empire de la Sciencemajuscule. De nos jours, dans les bouches françaises, scientismeest l'équivalent d'une injure, et chacun se défend de cultiver unereligion scientifique quelconque. Installée cependant commeRéférence universelle, la Science est devenue la figure nouvelledu Signifiant absolu et s'inscrit comme telle dans l'économiespéculaire. Le côté bonasse des propagandes ou le style deprédication auquel ont cédé nombre de disciplines, jusqu'augrotesque, sont le masque d'une radicalité d'essence religieuse,sûre de son bon droit: le droit d'occuper la place souverainedu discours des fondements (2).

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    Récapitulons la question de l'ordre structural. S'il y a bienstructure, si donc l'ultramodernité doit affronter la logique à l'œuvredans l'organisation de la culture, cela veut dire que la mise en scènedu principe de causalité sur le mode scientifique a valeur dereprésentation symbolique des fondements et qu'elle n'affecte enrien la logique de la structure constitutive de l'animal parlant. Lelien vivant de l'homme avec ses semblables reste dépendant d'unecomposition d'éléments intriqués de la parole: le biologique, lesocial, l'inconscient; la relation d'identité, qui fait de l'homme unsujet, demeure un montage de représentation nouant ses propreséléments : l'image, le corps, le mot; le Tiers instituant enfin est

    . toujours là, pour la manœuvre normative d'un pouvoir indissociablede la reproduction de notre espèce : le pouvoir d'instituer lasignification, en divisant les mots et les choses.

    Sur cette base, indéménageable, sauf à lui opposer un délireinstaurant la Folie dans la culture, on peut tenter d'ouvrir unquestionnement qui soit cohérent et pertinent. Cohérent avecl'histoire du développement des sciences dans le contexte occiden-tal; pertinent quant au rôle effectif du discours scientifique (ycompris le discours des sciences dites sociales, humaines et degestion) dans le mécanisme des identificationsaujourd'hui. Lemodede présence de la société à sa propre image et la fabrique socialedu mythe adéquat sont forcément dépendants de la frappescientifique de la représentation des causes. Autrement dit, ledéploiement mythologique à notre époque, en tant que fonctionstructurante de la société et du sujet, passe par une production dusens en rapport avec la mise en scène scientifique du monde et del'homme, et cela nous oblige à clarifier les conditions qui présidentà la transformation des sciences en agent symbolique.

    Dans cette perspective, je définirai le scientisme : l'artde cacher la science à la science, voile de discours destinéà produire la Science comme Emblème absolu de notre temps;partant de là, le culte social devient possible, et nos croyancesplausibles.

    Dès lors, je ferai remarquer l'importance de deux directionsprincipales dans lesquelles il convient de s'engager, pour déblayerle terrain : promouvoir un éclairage institutionnel de l'histoire dessciences, développer une critique serrée des postulats qui soutien-

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    nent les sciences sociales, particulièrement l'anthropologie en tantque discipline visant le principe social.

    L'image des choses

    1. - Du côté de l'éclairage institutionnel, la réflexion se justifiede ceci : les constructions scientifiques prennent place sur la scènesociale de la vérité comme discours, qui en tant que tel intègrel'écart, la symbolisation de la négativité, dont surgit l'image deschoses, c'est-à-dire notre accès à la réalité des choses. C'est ce mêmejeu de l'écart, qui est au cœur de la conception magique du monde,et tout autant de la représentation scientifique du connaître. Or, surquoi repose le fait que nous fassions crédit à l'image des choses?Sur les sables mouvants du fondement des fondements, sur lareprésentation subjectivement opérante du principe de causalitécomme tel, représentation qui suppose la mise en scène, par laculture, du Tiers logique.

    Le pouvoir de vérité du discours scientifique se joueinstitutionnellement, là où il n'est pas question de critères scientifi-ques, mais du pouvoir symbolique pur [...]. En somme, l'image dela science ne s'établit que sur fond de dogmaticité, et c'est à ce titrequ'elle se produit elle-même sur la scène sociale, portant de ce faità conséquences normatives; mais ce n'est pas la science qui, entant que science, produirait le pouvoir symbolique, elle n'en estqu'un mode d'expression possible. La place dogmatique en tant queplace structurale n'est pas une affaire de contenu. Voilà pourquoiil est nécessaire d'identifier de façon précise l'articulation du discoursdes sciences avec la mise en scène du Tiers,afin de saisir le problèmeconstant, posé en toute société par les procédures d'institution dela vérité: organiser le va-et-vient entre l'instance autonome etnormative du Tiers mythique, garant de la vérité de l'image deschoses, et les discours qui sont la trame vivante du questionnementhumain.

    Un éclairage institutionnel, sensible à l'historicité, peut décelerles problèmes soulevés par l'avènement du discours scientifiquecomme discours ayant la haute main sur le pouvoir symbolique. Letemps n'est plus des luttes héroïques grâce auxquelles l'esprit

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    scientifique réussit à se dégager des polices de la pensée. La situations'est renversée: la science elle-même devient la source d'un nouvelobscurantisme, du fait de la confusion entre les niveaux de lastructure. C'est ce point qui doit être l'objet d'attention, carl'Occident classique, à l'époque des triomphes chrétiens, agençaitdéjà cette confusion. Par exemple, d'une part le système romano-canonique poursuivait la magie (scolastique pénale mal étudiée) etjetait les bases d'une rationalité moderne en substituant aux ordalies(l'appel au miracle dans les procès) les règles romaines de la critiquedu témoignage, etc., mais d'autre part et dans le même temps lefanatisme théocratique élargissait à tout va le concept de magie,réprimait le libre questionnement et nourrissait la peur de penser,cet autre rejeton du narcissisme. Dès lors, avec l'avènement del'esprit scientifique, l'univers institutionnel européen s'est trouvéconfronté à une sorte de séisme, qui sans doute pour la premièrefois dans l'humanité rendait concevable de disjoindre la questiondu pouvoir et celle de la vérité : en affrontant les pouvoirs établis,l'esprit scientifique a permis que soit mise à nu la pente de violencedu pouvoir d'instituer la signification. Il s'en est suivi l'inévitablecompromis historique - l'institutionnalité démocratique - sur lequelreposent toutes les libertés, y compris donc la liberté scientifique.Une séparation des champs de discours s'est imposée, qui constitueaussi une séparation des pouvoirs, fondant un mode nouveau derelation entre pouvoir et vérité dans l'organisation occidentale dela fonction symbolique.

    C'est ce mode de relation précisément qui se trouve de nosjours radicalement déséquilibré. Nous vivons actuellement l'emprised'un pouvoir scientifique socialement féodal et inscrit dans des lutteséconomiques de dimension planétaire, maniant de façon désinvoltedes thèmes de propagande à succès à grand renfort de publicitémédiatique. Dans les pays de tradition ouest-européenne, devéritables magistères se sont constitués, légiférant sur la pensée; unpouvoir de juridiction comparable à celui des pouvoirs religieuxd'antan s'est établi de facto. Significatif est le pouvoir biomédical- pouvoir extrême capable de s'approprier la ritualisation de la vieet de la mort (3) - qui, en France par exemple, s'est adjugé de tenirle discours des fondements de la reproduction et entend bien fairevaloir sa pression. Le cas français est en effet typique; ce pays, avec

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    sa manie centraliste de concentration et hiérarchisation des pouvoirs,a créé un Comité national d'éthique, qui n'est qu'une émanation dela Recherche biomédicale et où les non-scientifiques sont desfigurants. Partout où s'affiche la nouvelle religion scientifique, laréflexion sur le sujet est tenue pour suspecte, y compris dans certainsmilieux de juristes, inféodés au scientisme, en proie à une colèred'inquisiteurs face à la simple évocation de l'inconscient. Ainsi, denouveau se trouve posée, en termes inédits, la question dere-séculariser le Politique, c'est-à-dire en pratique la questiond'instaurer des règles d'équilibre qui permettent à l'interrogation surle sujet d'être reconnue comme interrogation centrale dans la culture.

    Le Tiers ordonnateur

    2. - Une seconde direction de l'étude invite à la critique dessciences sociales. Je constate que de brillants travaux d'anthropolo-gie, passés en glose d'école, ont amputé l'ordre logique dufonctionnement des cultures. Aujourd'hui, alors que s'effondre, enOccident, notre propre système symbolique, le regard d'après-coupsur les travaux concernant les montages non européens est saisissant.Jusqu'ici, on a pensé le mythe et la mythologie hors du questionne-ment central sur l'image, de sorte qu'anthropologues et sociologuesn'ont rien à dire de significatif sur le système institutionneloccidental, lequel précisément nous renvoie à la structure univer-selle, par ailleurs tant idéalisée.

    Mal adaptées (de par l'échéance de la pensée occidentale,prise au filet, désormais réducteur, du positivisme, puis du marxisme,enfin du Management scientifique) à recevoir la problématiquespéculaire mise en perspective comme substrat de la logiqueternaire, et à admettre les modifications qu'introduit ce nouvel anglethéorique dans l'abord du fait social, les sciences ici en cause ontà faire l'effort d'une critique de fond. Il faudrait, pour entrer dansces problèmes, réexaminer le concept de symbolique, envisager qu'ilconsiste d'abord et avant tout en un redoublement de la représenta-tion, c'est-à-dire en une reprise de la ternarité spéculaire au niveaude la constitution sociale de la parole. A partir de cela, il devientpossible d'inscrire la perspective du sujet au cœur même de la notion

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    de société, et l'on peut dès lors reconnaître l'impasse d'uneconception qui soustrait du destin symbolique et de la société etdu sujet le mécanisme institutionnel. Du même pas, on a de bonneschances de découvrir et critiquer en connaissance de cause lespostulats qui installent les sciences sociales en contributaires duscientisme.

    L'impasse actuelle peut être rattachée au postulat insu del'Occident - relatifau statut de l'écart -, postulat présent entre autresdans l'œuvre monumentale de C. Lévi-Strauss. Le jeu indéfinid'opposition binaire (nature/culture, identique/différent, exté-rieur/intérieur.i) , qui sous-tend le fonctionnement de la structure,se ramène en dernière analyse au jeu irréductible de l'oppositionformelle (+)/moins (-), lequel dans cette théorie obéit mécanique-ment aux règles d'une combinatoire logique. L'écart, qui permet defaire jouer ces oppositions et le contexte dans lequel elles s'inscriventet qui les dépasse, le terme tiers de la relation binaire - la dimensiondu Tiers - n'est ni mis en évidence ni même repérable dans letraitement du matériel anthropologique. Or, le jeu d'oppositionbinaire de base comporte le plus (+), le moins (-) et la rétroactiondu moins sur le plus et sur lui-même, c'est-à-dire le redoublementlogique pour les deux termes, qui nous rend possible d'établir leuralternance. Ce redoublement crée l'écart comme troisième terme,opération qui nous permet d'accéder au jeu d'opposition binairecomme effet de représentation. A partir de là, toutes les combinai-sons sont possibles, ce qui revient à dire que la possibilitéest ouvertede néantiser le positif et de positiver le négatif. C'est pourquoi laplace de l'écart peut être définie comme celle du Tiersordonnateurdu jeu d'opposition binaire. Cette place est à la fois celle descontenus - la science et les savoirs en général - et celle du pouvoirde diviser et d'ordonner - la dogmatique -, propres à chaqueculture. Cela ne veut pas dire que science et dogmatique puissentse confondre, ni qu'elles soient deux termes équivalents pour définirun même objet. La confusion entre science et dogmatique estprécisément le postulat à la fois insu et occulté par l'Occident, lelevier de sa force stratégique, le secret de sa prétention d'uniformiserla planète à son image.

    Le mécanisme de la représentation qui dépend de cettelogique structurale, c'est-à-dire le mode d'émergence des images

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    fondatrices qui institue la différenciation et soutient les catégoriessymboliques, est absent du système de Lévi-Strauss, de sorte quela fonction du Tiers est tenue par les présupposés de la théorie, etpar voie de conséquence l'écart, mis au service de ces présupposés,est manié pour les besoins de la démonstration. Dans ces conditions,les montages spécifiquement humains, qui impliquent au niveau dusujet le nouage entre le corps, l'image et le mot, et au niveauinstitutionnelle nouage entre le biologique, le social et l'inconscient,ne sont pas pris en compte; la différenciation se fait par couplesde contraires en surface (4), sur un mode formel ne tenant pascompte de ce que le jeu du (+) et du (-) en tant que tel est unedonnée élémentaire de la logique, non pas de la représentation,laquelle exige le Tiers ordonnateur. Dès lors, il ne s'agit pas d'étudiercomment les cultures organisent le plus (+) et le moins (- ), autrementdit comment elles instituent la vie et la mort en fonction d'unmontage de représentation qui commande au binaire; il ne s'agitpas d'appréhender les versions indéfinies de la logique ternaire, maisde ramener finalement les cultures les plus diverses au mêmeprincipe explicatif, occidental et historiquement daté. Il demeuresignificatif que les réticences des populations à se laisser étudieraient été considérées par Lévi-Strauss comme une manifestation deméfiance injustifiée (5).

    Faute de tenir compte du mécanisme de l'écart, le systèmelévistraussien s'institue lui-même en tiers terme, le Tiers scientifique,objectif, intemporel et immuable des édifices symboliques del'humanité. Il n'est donc pas difficile de saisir pourquoi l'applicationde cette approche à la culture occidentale elle-même est impossibleet pourquoi la promesse d'une étude globale ne peut être tenue :elle relève d'une impossibilité logique, non pas de l'insuffisance deschercheurs ou de la complexité de l'objet. L'Occident, en effet, nepeut appréhender sa propre logique ternaire avec comme tiers termede cette logique ses propres certitudes, l'équivalent d'une foi. Il ya là une boucle. L'anthropologie structurale et son prolongement,l'anthropologie sociale, peuvent être considérées comme la plusrécente expression occidentale d'un système d'essence religieuse,forme moderne et sécularisée d'une cosmogonie ramenée à l'universsocial. Sociogonie sécularisée, dans le sens où la place du Tiers,traditionnellement dévolue dans la culture occidentale au divin, est

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    occupée par le regard occidental lui-même, désormais non séparéde lui-même, sans retour sur lui-même, omnipotent et paré de tousles attributs du divin. Du même pas, l'Occident peut prétendre austatut de Tiers universel, le Tiers de toutes les versions du montageternaire. Il se déshistorise lui-même et se pose en catégorie logiquesuprême, le Tiers en soi. Ily a dans l'expérience d'une anthropologiescientifique, telle que Lévi-Strauss l'a conçue et diffusée, quelquechose de l'ordre d'un déjà vu, au temps où sous l'égide du Jusuniversum et de concept de culture (6), l'Europe entreprenaitd'imposer à toute l'humanité sa propre construction du Tiers.

    On ne peut composer avec la problématique des images,penser le questionnement anthropologique en dehors du jeu de lareprésentation. C'est précisément là que le bât blesse, car s'interrogersur l'ordre symbolique, dans une perspective qui puisse faire retourà l'espace institutionnel de tradition ouest-européenne, suppose quela recherche prenne la mesure de ce qui joue dans et par lareprésentation. En clair, cela exige de concevoir le montage propreà l'espèce parlante. Ce questionnement-là comporte inévitablementune prise de position sur le phénomène humain, tel qu'il peut êtremaintenant compris, en tenant compte de ce qu'implique ladécouverte de l'inconscient. C'est cette découverte qui, pour lapremière fois, a marqué dans la pensée européenne la place del'écart et permis à l'Occident de faire retour sur lui-même. A partirde là s'ouvre la possibilité de comprendre la logique ternaire et lejeu de la représentation pour notre culture et pour le reste dumonde. Ne pas en prendre acte équivaut à substituer indéfinimentà la problématisation de l'écart nos propres contenus historiquessuccessifs.

    Si nous examinons les assises théoriques du système lévis-traussien, nous constatons qu'il repose sur une neutralisation, voireune annulation de la découverte freudienne. Le concept d'in-conscient, devenu synonyme de « structure pré-existante» et mêmede « loi de structure », est assimilé à la fonction symbolique en tantque forme vide, étrangère au jeu de la représentation: «L'inconscientest toujours vide; ou, plus exactement, il est aussi étranger auximages que l'estomac aux aliments qui le traversent (7). » Certes,l'inconscient n'est pas, comme le reconnaît Lévi-Strauss, « l'ineffablerefuge des particularités individuelles (8) », Mais je dois rappeler

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    que le fonctionnement de l'instance de la représentation - avec sadimension inconsciente et sur la base universelle de la relationspéculaire - ainsi que ses images constitutives (la scène originaire,les images fondatrices, les images relais) participent d'une dynami-que structurale globale (9), dont le concept d'inconscient estindissociable et la question de l'inceste le pivot.

    Cette question traverse tous les registres du montage subjectifet institutionnel, de sorte que nous pouvons parler d'inceste agi(passage à l'acte transgressif), d'inceste légal, d'inceste institutionnelou d'inceste purement psychique. Il n'en demeure pas moins que,pour l'animal parlant, l'inceste est d'abord et avant tout un faitde représentation. Ce fait aborde toutes les versions imaginableset possibles, c'est-à-dire toutes les combinaisons que permet le jeud'images sur fond de substitutions métaphoriques de l'objet; ainsi,pour l'image féminine: la suite métaphorique mère, sœur, épouse,fille, cousine, etc.; de même pour l'image masculine. Dès lors,prétendre élargir le concept de l'inceste à partir de formesparticulières de liaison sexuelle (10), qui ne sont en fait que desimples occurrences de la combinatoire des images, paraît dépourvude sens. A ce compte, pourquoi ne forgerait-on pas un concept adhoc pour chaque version d'inceste dont les divers systèmes culturelsont institué la prohibition ou peuvent conserver la trace? C'estignorer la dimension inconsciente du jeu de la représentation pourle sujet de la culture et se méprendre sur la nature des fondementsde l'Interdit.

    Trois points forts

    L'usage scientiste des sciences poursuit aveuglément sa partie,comme tout discours qui construit l'Image absolue sur la scènesociale des emblèmes. Eu égard à sa place sociale, le corpusscientifique toutes disciplines confondues appelle une théoriegénérale de la fonction dogmatique des sciences, fonction quirenvoie à l'ordre mythique des religions et à ce titre participe auxguerres modernes de la représentation. Ne l'oublions pas, le discourssymbolique est une arme, l'arme absolue de toute société. Si l'onen juge par le déploiement de moyens administratifs, financiers et

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    médiatiques hors de proportion avec leur réel apport critique, lessciences sociales tiennent davantage aujourd'hui du Managementconquérant ou de la forteresse théologienne que d'une penséeconsciente des remaniements institutionnels, imposés par leséchéances historiques actuelles - remaniements qui, pour l'heure,rendent la société insaisissable, et le sujet étranger à lui-mêmecomme à la société.

    Dans cette perspective : une théorie de la fonction dogmati-que, susceptible d'appréhender le phénomène scientiste commemanifestation du rapport aux images, il reste à inventorier lesgrandes questions. Schématiquement, il s'agit de relever les pointsforts suivants :

    - Examiner les sciences sous l'angle de la fonction narrative,c'est-à-dire tenir compte de l'entrée du discours scientifique dansl'espace symbolique du mythe.

    - Analyser l'imposture d'un pouvoir scientifique qui seraithors structure symbolique, c'est-à-dire saisir l'impossibilité, pour lediscours scientifique, de reconnaître sa propre place sur la scènesociale des fondements, en raison même de l'enjeu du pouvoir qu'ilmanie (le pouvoir de diviser les mots et les choses).

    - Eclaircir la manœuvre fondamentale de l'Ethique (refugeactuel de l'enjeu normatif) relativement à l'exercice du pouvoir desséquestres [...], c'est-à-dire souligner l'inscription du savant et desappareils de propagande des sciences dans la structure normative.

    Pierre Legendre *

    1. Je dois ces indications à F. Bouyssi, auteur d'une thèse en préparation surl'avènement de l'école française de philosophie biologique (aux nombreusesramifications internationales) et les origines du scientisme. Sur le terme, indicationssommaires dans A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,Paris, PUF, 1951. Ce mot a connu un succès mondial, et sous le thème s'estdéveloppée une littérature devenue classique, qui paraîtra aujourd'hui sommaire ;

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    ainsi, F. von Hayek, Scientisme et sciences sociales. Essai sur le mauvais usage dela Raison, trad. R. Barre, Paris, Plon, 1953 (cf « L'objectivisme scientiste », « Letotalisme scientiste »),2. En France, pays où se conjuguent les traditions, sécularisées et modernisées, ducatholicisme, de la féodalité et de l'esprit révolutionnaire, le scientisme produit deséquivalents de sectes, caractérisées par l'enrégimentement, l'emprise du chef,l'impossibilité d'affronter la controverse. Deux cas typiques: la sociologie officielleet la psychanalyse portée par les chefferies lacanistes.3. On l'aperçoit dans les méthodes de Management appliquées aux mourants, àtravers le discours en trompe l'œil de l'hôpital ultramoderne: rite d'expiation etde conjuration sociales de la mort, par la manipulation des corps et des affects.Un regard de vérité sur ces pratiques: le film de F. Wiseman, Near Death (1987).4. Exemple d'interprétation d'un mythe Winnebago. L'opposition nature/culture estutilisée pour qualifier le rapport de plus (+) ou de moins (-) sous lequel deux héros- féminin et masculin - se classent au regard de leur destin extraordinaire. Sousl'angle de la culture: le personnage féminin, (( la fille du chef occupe un haut rangsocial » (signe +); le personnage masculin, (( pauvre et orphelin )) ..., (( il se placeincontestablement très bas dans l'échelle sociale » (signe -). Sous l'angle de lanature: la fille est (( paralysée par l'incapacité d'exprimer ses sentirnents » (signe-) ; le garçon: (( c'est un chasseur miraculeusement doué qui entretient donc desrelations privilégiées avec le monde des animaux, c'est-à-dire le monde naturel»(signe +). Voir l'exposé du mythe et notamment le tableau récapitulatif: C.Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973.A moins de rattacherles caractéristiques de la vie subjective à la notion naïve de nature humaine,elle-même assimilable à la nature environnante des végétaux, animaux, etc., il estdifficile d'admettre la pertinence du trait différentiel et, partant, l'oppositionnature/culture, établies sur une base si peu critique.5. Voir un long plaidoyer dans « L'œuvre du Bureau of American Ethnology et sesleçons» (1965), Anthropologie..., op. cit.6. Pour saisir la notion légale de culture (cultura) qui a circulé en Occident, fixantdans sa première version (chrétienne en l'occurrence) la Raison du regard sur cequi est étranger à l'homme européen, il faut revenir aux sources médiévales, Décretde Gratien, canon Sed et illud (C, 26, q. 2, c.9); j'en ai proposé la traduction dansl'Amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique.7. C. Lévi-Strauss, « L'efficacité symbolique », Revue de l'histoire des religions, 135(1949).8. Art. cit.9. Sur ces notions essentielles et la problématique de la représentation, voirA. Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse.10. Voir le projet d'établir un inceste du deuxième type, F. Héritier, les Deux Sœurset leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994.

    • Ces pages sont extraites de Dieu au miroir, © Librairie Arthème Fayard, 1994.

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