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L'antiquité classique Du tison au flocon : Méléagre et l'Héraclès des Trachiniennes Bernadette Morin Citer ce document / Cite this document : Morin Bernadette. Du tison au flocon : Méléagre et l'Héraclès des Trachiniennes. In: L'antiquité classique, Tome 76, 2007. pp. 25-38. doi : 10.3406/antiq.2007.2615 http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_2007_num_76_1_2615 Document généré le 10/09/2015

Du tison au flocon

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Du tison de Meleagre au flocon de Heracles

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Page 1: Du tison au flocon

L'antiquité classique

Du tison au flocon : Méléagre et l'Héraclès des TrachiniennesBernadette Morin

Citer ce document / Cite this document :

Morin Bernadette. Du tison au flocon : Méléagre et l'Héraclès des Trachiniennes. In: L'antiquité classique, Tome 76, 2007. pp.

25-38.

doi : 10.3406/antiq.2007.2615

http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_2007_num_76_1_2615

Document généré le 10/09/2015

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AbstractFrom brand to flock : Meleagros and Heracles in the "Trachinian Women".

The wool flock with which Dejanira smears the tunic intended to regain Heracles' love for her is a detailthat remains for us exclusively attached to the death of Sophocles' hero. A certain number ofconvergences between this dramatic enactment of Heracles' death, and the other versions of thelegend that have been passed down to us, suggest that the motif of the flock may have been inspiredby the fire brand in the Meleagros legend. The Pan-Hellenic heroes Meleagros and Heracles getinvolved during their lifetime in the indirect fight between Dionysos and Artemis and, on this occasion,their destiny depends upon an irresponsible woman. The motif of the brand probably appeared in thelegend of Meleagros at the end of the archaic epoch: rich as it is in scenic efficiency at a time when themyths were being adapted for the theatre, it may have shown the way towards the flock.

RésuméBernadette Morin, Du tison au flocon : Méleagre et l'Héraclès des Trachiniennes.

Le flocon de laine au moyen duquel Déjanire enduit la tunique destinée à lui rendre l'amour d'Héraclèsest un détail qui reste pour nous exclusivement attaché à la fin du héros sophocléen. Un certainnombre de convergences entre cette mise en œuvre dramatique de la fin d'Héraclès et les autresversions de la légende qui nous sont parvenues laisse à penser que le motif du flocon a peut-être étéinspiré par le tison de la légende de Méleagre. Héros panhelléniques, chasseurs chevronnés,Méleagre et Héraclès voient leur vie croiser la lutte que se livrent indirectement deux dieux - Dionysoset Artemis - et en cette circonstance leur sort dépend d'une femme irréfléchie. Le motif du tison estsans doute apparu dans la légende de Méleagre à la fin de l'époque archaïque : riche en efficacitéscénique au moment où les mythes sont remaniés pour une mise en œuvre théâtrale, il a peut-êtremontré la voie au flocon.

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Du tison au flocon : Méléagre et l'Héraclès des Trachiniennes

II est un accessoire des Trachiniennes qui laisse un souvenir fort au lecteur, sans pourtant être mentionné par aucune des autres versions de la légende qui nous soient parvenues1 : le flocon de laine utilisé par Déjanire pour appliquer sur la tunique destinée à Héraclès le sang empoisonné du Centaure. Pour preuve, entre autres, quand F. Jouan brosse le cheminement rationalisant suivi par la légende depuis Hésiode jusqu'à Dion de Pruse, et, alors qu'à aucun moment de son étude le flocon n'a retenu son attention, il conclut néanmoins son propos par cette comparaison : « Comme le flocon de laine de Déjanire trempé dans le philtre, notre légende se dissout peu à peu dans le scepticisme qui la vide de toute sa substance mythique »2. Incontestable hommage rendu au flocon sophocléen.

Un détail d'importance

De fait cette touffe de laine joue un rôle important dans la tragédie. En dépit du problème de cohérence posé par son prélèvement et son elle est censée avoir une utilité pratique, puisqu'elle sert à enduire la tunique

offerte à Héraclès du philtre4 qui doit, a prétendu le Centaure, réveiller l'amour d'Héraclès pour Déjanire5.

Elle constitue aussi, au moment où Déjanire rapporte sa disparition6, un de merveilleux propre à piquer l'attention d'un spectateur que pourrait lasser la

succession des récits qui lui sont soumis7. Ce merveilleux est rendu sensible par la dimension prêtée à l'embarras de l'héroïne incapable de nommer « l'inimaginable », αφραστον, « l'incompréhensible », άξυμβλητον (ν. 694). En effet, dans le premier récit qu'elle livre au chœur, bouleversée par le caractère insolite du phénomène dont elle a été témoin, elle ne peut évoquer le flocon qu'en recourant à une formulation qui le met à distance, tout au plus capable qu'elle est de proposer une définition de l'objet prodigieux : Ώι ... τον ... πέπλον ... Ιχριον, «ce avec quoi j'ai oint le vêtement»

1 HÉSIODE, Catalogue, fr. 25 20-25 ; Bacchylide, Dithyrambe II, 31-35 ; DiODORE DE Sicile, IV, 38 ; [Apollodore], Bibliothèque II, 7, 7.

2 « Déjanire, Héraclès et le Centaure Nessos - Le cheminement d'un mythe », in Le Mythe, son Langage et son Message, Actes du Colloque de Liège et Louvain-la-Neuve, Louvain-la-Neuve, 1983, p. 225-243.

3 Comment Déjanire a-t-elle pu le recueillir de ses mains, χερσί (ν. 573), pour l'appliquer ensuite sur la tunique, alors qu'elle sait qu'il « détruit » (v. 716) tout ce qu'il touche ?

4 V. 674. 5 V. 569-577. 6 V. 672-722. 7 V. 552-587 : révélation de l'existence du philtre donné par Nessos ; 672-722 :

destruction du flocon à la lumière.

L 'Antiquité Classique 76 (2007), p. 25-38.

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(ν. 674) ; mais la dénomination de l'objet, qui suit sous forme d'apposition - εύείρω πόκω, « un flocon de laine » (v. 675) -, manifestement ne la satisfait pas, puisqu'elle poursuit son récit en requérant pour désigner le flocon un pronom démonstratif neutre - τούτο, « ça » (v. 676) - dont dépendent deux attributs au neutre aussi - διάβορον et έδεστόν (ν. 676 et 677). Périphrase, apposition, genre contribuent au rendu de cette première réaction d'étonnement. Mais quand Déjanire reprendra la narration de

en un récit plus ordonné et plus apaisé, ce sont des assimilations qui le relais de cette mise à distance : une première comparaison avec de la sciure

(v. 700) ; puis une métaphore évoquant un malade (v. 701) ; enfin une comparaison encore avec du vin, comme si seules des approximations fournies par des analogies pouvaient rendre compte du caractère inouï de ce qu'elle a constaté. Par ailleurs le caractère exceptionnel du phénomène s'accompagne d'une profusion verbale

: pour le nommer, surgissent en effet en une quinzaine de vers, quatre termes, qui malmènent au demeurant la cohérence stricte, puisque la « laine en pelote », κάταγμα8 (ν. 695), y trouve place à côté de la « laine brute », μαλλός (ν. 690), voire la « toison », λαχνή (ν. 690), et à côté de la « laine cardée », πόκος (ν. 675)9.

L'impact scénique du flocon n'est pas à négliger. Certes le flocon ne ressortit pas exactement à ces « symboles visuels » dans lesquels excelle Sophocle et qu'a étudiés Ch. Segal10, puisque, détruit au moment où Déjanire procède à son récit, il ne saurait être vu du spectateur ; néanmoins, il « est probable qu'une représentation visuelle des actions [de Déjanire] accompagnait son discours : ou bien elle portait avec elle ce qui lui avait servi à appliquer le poison, ou encore un morceau de tissu, un vêtement ou un récipient »n, tant semble forte au critique la puissance visuelle et symbolique dont est chargé le flocon.

Car ce flocon a pour mission essentielle de préparer l'auditoire au sort qui attend Héraclès. Si l'action du philtre sur la laine invite logiquement à penser qu'Héraclès va subir le même traitement quand il aura revêtu la tunique, le soin apporté au lexique tend aussi à mettre le spectateur sur la voie de cette issue, puisque le flocon est traité verbalement comme un être vivant. L'adjectif διάβορος, « qui dévore » (v. 676), le verbe φθίνω, « se consumer, s'épuiser » (v. 677) esquissent une assimilation du flocon à un être vivant. Le substantif λαχνή qui désigne le flocon au vers 690 peut aussi retenir l'attention du fait de sa bivalence d'emploi - bivalence qui lui est propre parmi les synonymes apparaissant dans la tragédie -, puisqu'il

autant à propos des cheveux ou des poils de l'homme, qu'à propos de la laine d'une bête. Mais c'est surtout l'adjectif προπετές (ν. 701), «qui s'effondre», qui frappe parce qu'il suppose un réfèrent humain, plus exactement « un malade qui a

Le terme vient de κατάγω, « dérouler ». Ce terme doit être mis en relation avec πέκω, « tondre, carder, peigner ». Pour la à opérer entre πόκος et κάταγμα, cf. Aristophane, Lysistrata, 51 A, 585 et 586.

10 Tels l'épée d'Ajax, la tunique des Trachiniennes, l'urne d'Electre, l'arc de Philoctète, cf. "Symbolisme visuel et effets visuels chez Sophocle", in La Musique du Sphinx, Paris, 1987, p. 79-80.

11 Ibid., p. 86.

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perdu toute forme de résistance et qui brusquement s'effondre »12. Quand, pour les souffrances provoquées en Héraclès par le philtre, reparaîtront des termes

antérieurement requis pour la description du flocon - προπετής (ν. 976), διάβορος (ν. 1084), φθίνω (ν. 1239)... - le spectateur aura la confirmation du rapport pressenti antérieurement entre le flocon et le héros. Car l'un et l'autre sont bien soumis à un tiraillement qui annonce leur fin : le flocon « est tiré » - σπάσασα - d'une toison (v. 690), tandis qu'Héraclès est soumis à de violents « spasmes » (v. 770 : άντίσπαστος ; 786 : έσπάτο ; 805 : σπασμοΐσι ; 1082 : σπασμός13), et s'il ne

pas à être brûlé sur l'Œta, il devrait se voir réduit, comme le flocon, à θρομβώδεις αφροί, « une écume pleine de caillots » (v. 702). Comme la tunique que le flocon a ointe et qui repose pour un temps « au fond d'un coffre », κοίλω ζυγάστρω (ν. 690), Héraclès gît finalement « au fond d'une civière », κοίλα δέμνια (ν. 902).

Le flocon est bien annonciateur de la fin d'Héraclès. Son rôle est dramatur- giquement considérable. Certes, il ne modifie pas le fil des événements ; mais, outre la perspective qu'il ouvre au spectateur, il crée en Déjanire qui est à la fois le témoin de son pouvoir de destruction, l'agent de son onction et la personne la plus proche d'Héraclès, l'inquiétude maximale, l'inquiétude tragique par excellence. Il constitue incontestablement une belle trouvaille dramaturgique et scénique, et les réticences verbales autant que la richesse lexicale provoquées par son insertion dans le drame sont à la mesure de cette importance qui lui est impartie.

Pourtant ce flocon n'apparaît pas dans le fragment du Catalogue d'Hésiode qui nous est parvenu :

Δείν' ερξ[', έπεί άάσατ]ο μέγα θυμώι, όππότε φάρμακον [έπιχρί]σασα χιτώνα δώκε Λίχηι κήρυ[κι] φ[έρειν δ δέ δώ]κεν ανακτι Άμφιτρυωνιά[δ]ηι Ή[ρακλήϊ πτολιπό]ρθωι. Δεξαμένωι δέ ο[ί αίψα τέλος θανάτοι]ο παρέστη, Déjanire accomplit un acte terrible dans l'égarement d'une grande colère, quand, après avoir enduit d'un philtre une tunique, elle la fit porter par le héraut Lichas. Lui la donna au roi, fils d'Amphitryon, Héraclès preneur de villes. L'ayant reçu il atteignit aussitôt le terme de la mort (fr. 25, 20-25)14,

pas plus que dans le Dithyrambe II de Bacchylide : φθόνος εύρυβίας νιν άπώλεσεν, δνόφεόν τε κάλυμμα των ύστερον έχομένων, δτ'

{ποταμω} ροδόεντι Λυκόρμα δέξατο Νέσου πάρα δαιμόνιον τέρ[ας.

12 Cf. note ad loe. CVF. 13 Le souvenir lexical est évident chez Apollodore : τον δέ χιτώνα άπέσπα...

συναπεσπώντο δέ και αϊ σάρκας αύτου, « il voulut arracher la tunique... Mais la chair avec elle» {Bibliothèque II, 7, 7) : texte de E. Page, London, Loeb, 1963 ; traduction

annotée et commentée par J.-C. Carrière et B. Massonie, Paris, 1991. 14 Fragmenta Hesiodea, Merkelbach & West, 1967, 25, 20-25 ; traduction de l'auteur.

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une jalousie d'une grande violence la perdit, et les ténèbres qui lui cachaient les événements à venir, du jour où, aux bords du Lycormas plein de roses, elle reçut le merveilleux prodige, le présent de Nessos (ν. 31-35)15.

L'état fragmentaire dans lequel nous est parvenu le Catalogue interdit toute certitude en la matière ; la nature même du lyrisme contraint le poète du Dithyrambe II à une allusion rapide : il esquive la précision du détail et n'a pas à se soucier de mise en œuvre dramaturgique. L'absence du flocon n'y est donc pas probante.

au-delà de ce fragment hésiodique et de ce Dithyrambe et au travers des divers commentaires suscités par la tragédie de Sophocle, le détail du flocon reste unique. Pour tardive que soit la version transmise par Apollodore, elle n'en est pas moins précieuse parce que « le principal caractère de l'information du Mythographe, c'est son goût pour les sources "anciennes"... Il s'appuie avant tout sur les poètes archaïques et sur les mythographes du Ve et du IVe siècles »16. Or Apollodore, en dépit de l'ampleur et de l'antiquité de sa documentation, ne mentionne pas non plus le flocon :

Παρά δέ τούτον τα περί την Ίόλην Δηιάνειρα πυθομένη, και δείσασα μη έκείνην μάλλον άγαπήση, νομίσασα ταΐς άληθείαις φίλτρον είναι το £υέν αίμα Νέσσου, τούτω τον χιτώνα 'έχρισεν. Déjanire, apprenant de Lichas ce qui concernait Iole, craignit qu'Héraclès n'aimât Iole plus qu'elle, et, persuadée que le sang qui avait coulé de Nessos était vraiment un philtre d'amour, elle en enduisit la tunique (II, 7, 7)17.

Le flocon n'est pas un élément indispensable au mythe au même titre que la tunique. Pour chargé de sens qu'il soit dans la tragédie de Sophocle, il n'en demeure pas moins un accessoire. Aussi est-il possible qu'il n'ait pas appartenu au mythe primitif, et qu'il ait été une invention tardive voire théâtrale. Où Sophocle — ou l'un de ses prédécesseurs - a-t-il trouvé cet accessoire qu'aucune autre des versions du mythe que nous avons ne mentionne ? À défaut de récit plus complet de la légende de Déjanire, un détour par celle de son frère semble s'imposer.

Le tison, inspirateur du flocon ?

Nous n'avons plus l'épopée, ancienne, qui nous raconterait le destin de Méléagre dans sa totalité. Originellement la geste du héros étolien semble s'être réduite essentiellement à sa participation à la grande expédition panhellénique que fut la chasse au sanglier de Calydon.

15 Le texte et la traduction sont empruntés à la CUF, Bacchylide, Dithyrambes - Épinicies - Fragments, texte établi par J. Irigoin, traduit par J. Duchemin et L. Bardollet, Paris, 1993.

16 Notice à la Bibliothèque d'Apollodore, traduite, annotée et commentée par J.-C. Carrière et B. Massonie, op. cit. (n. 13), p. 12.

17 On trouve un même silence chez Diodore de Sicile, IV, 38.

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Pour nous, le premier poète à l'évoquer est Homère. Le récit de l'Iliade (IX, 524-605) qui l'introduit est en réalité une Colère de Méléagre, c'est-à-dire la réécriture d'un épisode de la légende, élaborée en fonction de l'objectif de la narration homérique : Phénix, à ce moment du récit, montre à Achille la voie raisonnable à suivre quand la situation face aux ennemis se fait intenable. Aussi lui rappelle-t-il les efforts d'éloquence déployés jadis par Cleopatra pour obtenir de son époux son secours aux Etoliens contre les Courètes. Méléagre avait fini par accéder, bien que tardivement, à sa prière. Ce à quoi se refuse résolument pour le moment Achille. Le poète de Y Iliade ne pousse pas son récit plus avant : il ne nous rapporte pas la fin du héros étolien et ne dit mot du tison. Une coïncidence lexicale suggère néanmoins qu'en concevant son héros Sophocle a pu songer à Méléagre. Le flocon de laine en effet a été tiré d'une toison, λαχνή (ν. 690). Nous avons déjà signalé ce terme pour sa bivalence d'emploi qui contribue à la constitution du flocon comme double d'Héraclès. Le mot est rare : le corpus de Sophocle n'en donne que cette unique occurrence, Y Iliade, deux ; l'adjectif qui lui correspond, λαχνήεις - absent du corpus sophocléen - ne connaît quant à lui que quatre occurrences dans Y Iliade, dont une pour qualifier le sanglier de Calydon ! En effet au cours du rappel auquel il procède, Phénix en vient à préciser le tumulte qui s'était élevé parmi les chasseurs autour de « la peau velue » de l'animal, δέρματι λαχνήεντι {Iliade, IX, 548). La rencontre textuelle paraît porter une réminiscence significative.

Les épopées du Cycle, les catalogues d'Hésiode, les poèmes orphiques, ceux de Stésichore18, d'Archiloque19 ainsi que les ouvrages des mythographes qui

cette légende sont perdus. Pour nous, le mythe reparaît avec la Ve Epinicie de Bacchylide. La rencontre aux enfers qui aurait mis en présence Héraclès et Méléagre permet au poète lyrique une perspective globale de la vie du héros de Calydon, et l'unifie autour d'un motif nouveau, celui du tison. Outre ce poème, restent encore quelques pages, tardives, telles celles de la Bibliothèque d'Apollodore20.

Or la lecture du récit relatif à Méléagre qu'on peut lire dans ces textes invite à mettre en regard le tison qui lui est associé et le flocon des Trachiniennes, et à se demander si le premier n'a pas inspiré le second : certains éléments de la légende telle qu'elle a dû avoir cours au Ve siècle concordent en effet avec ceux qui ont été mis en œuvre par le spectacle tragique.

Les auxiliaires du malheur que sont le tison et le flocon se voient associés, dans les deux légendes, aux soins attentifs et affectueux d'une femme dont la vie des héros dépend : amour maternel d'une part, amour conjugal de l'autre. Althéa conserve, depuis sa naissance, le tison auquel sont liés les jours de son fils dans « un coffre ouvragé», δοαδαλέας λάρνακοα (Épinicie V, 141-142)21. Dans les

ce n'est pas exactement le flocon que Déjanire conserve depuis des années, λέβητι χαλκέω, « dans un coffret de bronze » (v. 556), mais le sang de Nessos destiné

18 Cet auteur a peut-être joué un rôle essentiel dans la question qui nous occupe. 19 Nous avons le témoignage indirect de Dion de Pruse, Discours L V. 20 Cf. aussi Diodore de Sicile, IV, 34. 21 Nous retrouvons ce détail chez Apollodore, I, 8, 2 : τον δαλόν άνείλετο Άλθαία και

κατέθετο εις λάρνακα, « Althaia saisit le tison et le mit dans un coffre ».

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à enduire ce flocon. Ce déplacement du flocon au philtre est néanmoins comme « compensé » par la répétition de l'enfermement, puisque l'héroïne confie aux femmes de Trachis qu'elle a envoyé à Héraclès la tunique enduite avec le flocon « dans un coffret creux », κοίλω ζυγάστρω (ν. 692).

Le rapport à la maison, au foyer, si fort dans la légende de Méléagre puisque tout se joue sur le foyer même de la maison, έσχάρας (Apollodore, I, 8, 1) se retrouve dans les Trachiniennes qui insistent sur l'origine domestique du flocon de laine

empruntée à la toison d'une bête de ce domaine, σπάσασα κτησίου βοτοΰ λάχνην (ν. 690),

et utilisée dans la partie la plus intime de la maison, κατ' ο'ικον εν δόμοις κρυφή. Dans les deux légendes les deux femmes sont aveuglées, l'une de colère,

l'autre de jalousie, et réagissent négativement, sans réfléchir aux conséquences de leur acte :

ταΰτ' ουκ έπιλεξαμένα, ces réflexions, elle ne les fit pas (v. 136),

imagine Bacchylide ; tandis que le chœur des Trachiniennes constate :

τα μεν ούτι / προσέβαλεν, il est des choses qu'elle n'a pas comprises (v. 843- 844).

Car toutes deux avaient en leur possession des informations propres à les mettre en garde. Althéa avait été avertie par les Moires que le tison

τον δη Μοΐρ' έπέκλωσεν τότε ζωας δρον άμετέρας εμμεν, auquel la Fileuse fatale avait jadis attaché le terme de la vie (v. 142-145),

de son fils, était ώκύμορος, « de prompte mort » (v. 141), tandis que Déjanire savait que le philtre donné par le Centaure détruisait tout ce qu'il touchait :

τον γαρ βαλόντ' ατρακτον οίδα και θέον, χειμώνα πημήναντα, χώνπερ αν θίγη φθείρει τα πάντα κνώδαλα, la flèche qui frappa Nessos, je sais qu'elle a mis à mal un dieu, Chiron ; je sais qu'elle détruit tout monstre qu'elle touche (v. 714-716).

Aussi Déjanire, qui a offert la tunique ointe, et Althéa, qui a jeté au feu le tison, sont-elles causes de la mort de celui qu'elles aiment. Certes, elles se repentent et se donnent la mort. Il n'en demeure pas moins que, dans les deux légendes, la vie des héros tient à une femme. « Méléagre a été incapable de se libérer de l'emprise

féminine... le héros s'est laissé dominer par les femmes » : c'est en ces termes que 99 J.-M. Renaud conclut son étude sur la signification du mythe de Méléagre . Or

22 "L'Histoire de Méléagre. Plaidoyer pour une analyse de l'ensemble du mythe", Kernos 6 (1993), p. 300.

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du tison au flocon : méléagre et l'héraclès des trachiniennes 3 1

qu'est-ce qui a conduit Héraclès à sa fin sinon l'hybris d'amour qui le soumet constamment au pouvoir des femmes ?

Dans la version lyrique, le héros meurt « privé de ses forces », ?????s?e???? (v. 152), un peu comme Héraclès - la douleur en moins que le vieillard décrit comme p??pet??, « défaillant » (v. 976).

Enfin, les deux récits concèdent une large place au feu : le feu dont brûle le flocon touché par les rayons du soleil, le feu qui brûlera Héraclès revêtu de la tunique, et le feu de son bûcher d'une part ; le feu auquel est arraché le tison, puis celui qui le consume de l'autre. Il semblerait que le tison ne soit pas une donnée ancienne de la légende de Méléagre, dans laquelle il n'est apparu qu'au cours du VIe siècle23 : J. Bremmer met son invention - peut-être par Stésichore - en relation avec

d'un certain nombre de festivals du feu à la fin de l'époque archaïque - qui passe par la ré-organisation de rituels anciens en voie de désintégration

mais en attente d'un sens nouveau. La légende de la mort d'Héraclès sur l'ta aussi ressortirait à ce mouvement de réinterprétation des mythes. La contemporanéité de l'introduction du feu dans chacune des deux légendes corrobore leur parallélisme.

Car du tison de Méléagre au flocon de Déjanire, des éléments se retrouvent manifestement :

Héraclès violence Déjanire feu Méléagre violence Althéa feu

Que ce soit Sophocle qui ait imaginé ce flocon qui prépare la fin d'Héraclès, ou qu'il l'ait emprunté, il semblerait qu'il ait été appelé par la légende du chasseur de Calydon.

Dionysos et le monde sauvage

Il n'y a certes pas lieu de s'en étonner. La rencontre paraît n'être rien moins que superficielle.

Nous avons rappelé, pour rapide qu'elle soit, la présence de ce mythe dans l'Iliade, au cur de l'exhortation que Phénix adresse à Achille. Même si nous ne

plus d'un récit en bonne et due forme de cette légende, cette allusion, au sein de l'épopée homérique, à la Méléagride témoigne de l'influence qu'a exercée de manière générale, dans l'Antiquité, ce grand mythe panhellénique qui nous a été si mal transmis24.

23 « Constatant que la version du tison apparaît de façon presque simultanée chez Phry- nichos, Eschyle et Bacchylide, Croiset conclut à juste titre de cette évolution que le motif du tison fut créé entre le stade épique et Phrynichos » : J. Bremmer, "La Plasticité du mythe : Méléagre dans la poésie homérique", in Cl. Cálame (éd.), Métamorphoses du Mythe en Grèce antique, Genève, 1988, p. 45 et p. 47.

24 Sur la faveur du mythe auprès des peintres et des poètes, cf. J. Bremmer, art. cit. (n. 23), p. 38, notes 4, 5, 6 et 7.

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32 B. MORIN

Mais de manière plus précise cette chasse calydonienne est provoquée par l'irruption du sauvage dans le civilisé, et assure un rôle de premier plan à un

associé à une divinité dont la tragédie se plaît à brosser la silhouette : Dionysos.

Dans le récit homérique, parce qu'il a omis d'offrir des prémices à Artémis, née, ???e?? - étymologiquement, le vigneron, le premier homme à qui, selon la

Dionysos ait donné le vin25 -, voit dévaster sa vigne par un animal monstrueux suscité par la colère de la déesse bafouée,

S?? a????? ?????d??ta, ?? ?a?? p???' e?des?e? e??? ?????? ?????, p???? d' ? ?e p??????µ?a ?aµa? ß??e d??d?ea µa??? a?t?s?? ????s? ?a? a?t??? a??es? µ????, un solitaire aux dents blanches, qui, sans répit, faisait de grands ravages au milieu des vignes d'née et avait déjà sur le sol fait choir de toute leur hauteur nombre de grands arbres avec leurs racines, avec leurs fruits épanouis (//., IX, 530-533)26.

« L'attitude d'Oineus provoque Artémis et, en représailles, celle-ci provoque l'irruption du sanglier, c'est-à-dire du monde sauvage dans le monde civilisé, puisque le sanglier détruit les cultures, les arbres... »27, avant d'étouffer en Méléagre le

dû à ses oncles. C'est la transgression des limites du civilisé et du sauvage par née qui aurait finalement porté atteinte aux relations familiales et entraîné

la mort de Méléagre. Or Ch. Segal28 a depuis longtemps mis en évidence les transgressions dont se

rendent coupables les deux héros des Trachiniennes : en introduisant lole dans son foyer Héraclès attente à l'institution du mariage et au domaine de la femme ; mais dans le même temps il incite Déjanire à recourir au philtre d'amour donné par Nessos, et donc à introduire au sein de son foyer l'élément étranger et sauvage que constitue le sang de celui qui avait porté atteinte à son union avec Héraclès. Ainsi lue, la légende mise en spectacle dans les Trachiniennes met en uvre aussi l'irruption du sauvage dans le civilisé.

Par ailleurs le dramaturge se plaît à assimiler Héraclès à Dionysos, le dieu lésé à Calydon, mais aussi le dieu des transgressions par excellence. La mise en regard, s'agissant du dieu, de ßa???a? (v. 220), a?ata??sse? (v. 219) et ?p?st??f?? (v. 218), avec, s'agissant d'Héraclès, ?a???a? (v. 510), t???ss?? (v. 512), et st??fe? (v. 117) est claire : Héraclès partage l'élan vital de Dionysos. Et l'évocation de la destruction

25 Apollodore, Bibliothèque I, 8, 1 . 26 Texte et traduction sont empruntés à la CUF, Homère, Iliade, texte établi et traduit par

P. Mazon, avec la collaboration de P. Chantraine, P. Collart, R. Langumier, Paris, 1992. 27 J.-M. Renaud, art. cit. (n. 22), p. 297. 28 "Les Oracles des Trachiniennes et les rites renversés du mariage", in C GITA n° 9,

(1996), p. 233-241 ; "Mariage et sacrifice dans les Trachiniennes'", AC 44 (1975), p. 30-53.

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DU TISON AU FLOCON : MÉLÉAGRE ET L'HÉRACLÈS DES TRACHINIENNES 33

du flocon annonciateur de sa mort sera, aux vers 702-704, l'occasion d'une nouvelle rencontre avec la figure divine puisqu'elle passe par l'image du jus de la vigne :

e? de ??? d?e? / p????e?t' ??a????s? ???µß?de?? af???, ??a???? ?p??a? ?ste p????? p?t?? ?????t?? e'?? ??? ?a???a? ?p' aµp????. de l'endroit où il gisait à terre s'élève maintenant une écume sanglante, comme si l'on avait répandu sur le sol cette épaisse liqueur que produit le fruit glauque des vignes de Bacchos.

Enfin au-delà de cette assimilation explicite du héros au dieu, il semble bien que la tragédie, réactivant des réminiscences calydoniennes, joue du nom d'née et fait affleurer Dionysos. En maintes occasions est rappelée la filiation de Déjanire29. Il est possible qu'il s'agisse d'une simple nécessité de dénomination, mais si dans le prologue Déjanire évoque d'une manière fort naturelle le palais de son père née, ??????. avant de se remémorer son prétendant monstrueux, p?taµ?? ??e????, le chur, au cours de la première antistrophe du premier stasimon qui chante la

de Cypris, revient sur cette association qui en l'occurrence semble moins aller de soi. Il se souvient en effet à son tour des deux prétendants qui recherchèrent l'union de Déjanire :

? µe? ?? p?taµ?? s?????, ????e?? tet?a???? F?sµa ta????, ??e???? ?p' ????ad??. ? de ?a???a? ap? ???e pa???t??a T?ßa? t??a ?a? ????a? ??pa??? te t???ss??, pa?? ????, l'un est un fleuve puissant. Avec ses quatre pattes, avec ses hautes cornes, il offre l'aspect d'un taureau. C'est Achélôos d' niades ; l'autre vient du pays de Bacchos de Thèbes. Il brandit à la fois l'arc que l'on ploie dans la bataille, des javelines une massue. Il est, lui, fils de Zeus (v. 507-513).

La figure d'Héraclès qui vient du pays de Dionysos, ?a???a? ap?... T?ßa?, est, en cette circonstance, mise en parallèle avec celle d'Achélôos qui vient d'niades. Or le nom de cette cité évoque naturellement née, le père de Déjanire, le vigneron dont Artémis, chez Homère avait d'abord ruiné la vigne (Iliade, IX, 534, 540). Du prologue au premier stasimon, la variation d'née à niades dans la

des deux prétendants à la main de Déjanire semble contribuer, compte tenu de la proximité de ?a???a?... T?ßa?, à faire affleurer les suggestions bacchiques contenues dans le nom même du père de Déjanire30, à renforcer la présence de

dans la tragédie31, et à remémorer l'épisode calydonien.

29 V. 405, 569, 598, 665, 1050. 30 Cf. M. Van DER Valk, "Remarques sur Sophocle, Trachiniennes, 497-530", REG 80

(1967), p. 118. 31 Certaines traditions la donnaient même pour la fille de Dionysos.

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34 B. MORIN

Irruption du sauvage dans le civilisé, silhouette de Dionysos, réminiscence de la légende corroborent l'hypothèse que Sophocle ait songé à Méléagre au moment où il concevait ses Trachiniennes.

Méléagre et Héraclès chez Bacchylide

Que les légendes de Méléagre et Héraclès puissent être mises en parallèle est corroboré, d'une autre façon que par la mise en perspective de leurs éléments narratifs convergents, par l'Épinicie Vde Bacchylide.

Si, s'agissant du Dithyrambe II, les certitudes chronologiques nous font défaut, la victoire olympique - remportée par Hiéron aux chevaux montés -, que

célèbre l'Epinicie V, est datée de manière sûre de 476. Le sage bonheur du tyran y est opposé à la folie funeste de Méléagre. On sait qu'Héraclès, descendant aux enfers pour en ramener Cerbère, y rencontre le héros de Calydon : celui-ci lui raconte la chasse fameuse qui a abouti à la consomption du tison dont dépendait sa vie. Cette rencontre bouleverse le héros thébain. L'échange pourrait s'arrêter avec le récit de la mort du héros : « le mythe de Méléagre se suffisait amplement à lui-même »32.

au moment de partir, Héraclès s'enquiert auprès du héros de Calydon s'il n'aurait pas une sur qu'il pourrait épouser. Le poème ne développe pas l'histoire de cette union ; mais la simple nomination, par Méléagre, de Déjanire permet au poète de suggérer le sort qui attend Héraclès, sort qui double, ou réitère en réalité celui de Méléagre : «l'esquisse qu'il en donne... permet... de laisser entrevoir, comme une sorte de projection dans l'avenir, tout ce que le sort d'Héraclès aura de commun avec celui de Méléagre : quand Héraclès avait vu paraître Méléagre, n'était-ce pas un peu sa propre image qui surgissait devant ses yeux ? Quand il pleure sur la mort de Méléagre, n'est-ce pas en réalité sur sa propre mort qu'il pleure par anticipation - mort sans gloire qui, à lui aussi, viendra de la main d'une femme... ? »33. L'émotion fut forte :

Fas??... ?µ- f?t?????? pa?da µ????? d? t?te t??£a? ß??fa???. ta?ape????? p?tµ?? ?'??t????ta f?t??,

ce fut la seule fois, dit-on, que le fils d'Amphitryon, ... mouilla sa paupière, par pitié pour le sort d'un être porteur de douleur (v. 155-159).

- bouleversement de l'être que la tragédie feint d'ignorer, mais réinvente et réserve à l'épreuve de la tunique, puisque Hyllos et Héraclès lui-même mentionnent les larmes versées par le héros découvert « en pleurs », da?????????ta (v. 796) et « pleurant », ??a??? (v. 1072) :

?a? t?d' ??d' e?? p?t? t??d' ??d?a fa?? p??s?' ?de?? ded?a??ta, ???' ?st??a?t?? a???...

J. PÉRON, "Crésus et Méléagre chez Bacchylide", REG 91 (1978), p. 324. Ibid.

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DU TISON AU FLOCON : MÉLÉAGRE ET L' HÉRACLÈS DES TRACHINIENNES 35

alors que cela, personne ne peut dire qu'il l'a vu à l'homme que je fus. Sans jamais me plaindre... (v. 1072-1074)

La qualité de l'émotion que Bacchylide prête à son Héraclès et la profondeur de sa sympathie pour Méléagre se justifient par le pressentiment qui envahit alors le héros d'être en face de son propre sort. Mais elles témoignent aussi qu'en ce début de Ve

siècle, un autre poète - et vraisemblablement antérieurement à Sophocle qui serait né vers 495 - avait eu le sentiment de l'affinité des sorts de Méléagre et Héraclès. Que Sophocle - ou un prédécesseur - ait poussé le parallèle des légendes jusqu'à inventer le flocon en s'inspirant du tison ne semble pas déraisonnable.

D'autant que ce flocon reste quelque peu mystérieux. Son insertion en forme d'énigme dans le discours de Déjanire, le flou de sa dénomination manifestent, nous l'avons vu, le merveilleux dont il est le lieu. Mais ce nimbe d'indéfinition constitué autour de lui peut plaider aussi pour le caractère récent de son invention, comme si, aucune tradition ne préexistant, le poète hésitait sur le mot exact. D'ailleurs le mode d'utilisation de ce flocon reste problématique aussi. Le plus souvent en effet il s'agit d'enduire la tunique - et c'est le verbe ????, « frotter, oindre », qui alors est

; pourtant en une occurrence, surgit ß?pt? (v. 580), a priori surprenant puisque le verbe renvoie d'abord à une immersion, ce qui ne semble pas correspondre à l'opération subie par la tunique. En réalité ce verbe est appelé « naturellement » par la forme ?ßa?e du vers 574 : Déjanire alors décrivait la « teinture » qu'avait subie la pointe de la lance d'Héraclès plongée dans le sang de l'Hydre ; comme c'est précisément ce sang qui constitue le philtre appliqué sur la tunique, l'on comprend qu'il ait « entraîné » la forme '?ßa?a du vers 580. Il n'en reste pas moins que si la première occurrence du verbe était parfaitement appropriée à la situation et pouvait être traduite par « teindre par immersion », la seconde doit être rendue un peu

par « enduire, appliquer », et n'est pas en totale adéquation avec la que suggère par ailleurs ????. Sophocle est coutumier de ces modulations

des faits en forme d'incohérences ; mais usuellement la dissonance est estompée, voire masquée par la distance séparant les termes à mettre en perspective. Il n'en va pas tout à fait ainsi ici. Que nous ayons là la première introduction du flocon, ou une des toutes premières, pourrait expliquer le flou de son apparition et de son utilisation.

« L'empreinte des Trachiniennes a été décisive dans le domaine littéraire, pour la forme et le lien des épisodes de la mort de Nessos et celle d'Héraclès35 ». Et ce succès incitera la postérité à poursuivre ce mouvement de rapprochement des deux légendes en inventant des relations amoureuses entre Atalante et Méléagre. En effet à comparer le récit étolien d'Apollodore et les Trachiniennes il est patent que les deux épisodes s'inscrivent dans un contexte de passion amoureuse et d'infidélité conjugale, totalement absent de l'Iliade et du poème de Bacchylide. L'on sait que l'Héraclès de

34 V. 675, 687, 698, 696 ; cf. aussi 661. Le Catalogue d'HÉSiODE a donné lieu à la ?p????sasa (fr. 25, 21, Merkelbach et West) ; mais il ne s'agit que d'une restitution ; la

lecture e??sta???sa, « faisant tomber des gouttes », que d'autres préfèrent, ne contredit pas la remarque.

35 F. Jouan, art. cit. (n. 2), p. 235.

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Sophocle a détruit chalie pour posséder lole qu'Eurytos lui refusait, et qu'il est à ce point amoureux de la jeune fille qu'il entend bien l'imposer à son foyer. Et c'est cette insulte faite au foyer conjugal qui provoque la démarche involontairement meurtrière de l'épouse bafouée. Chez Apollodore, Méléagre, bien qu'il soit marié à Cleopatra, est amoureux d'Atalante dont il veut avoir des enfants, et pour laquelle il prend le risque d'offenser ses oncles en invitant la jeune femme à la chasse, puis en lui offrant la peau du sanglier, avant de les tuer au mépris des lois sacrées de la famille :

?e??a???? ???? ???a??a ??e?p?t?a? t?? "?da ?a? ?a?p?ss?? ???at??a, ß????µe??? d? ?a? e? ?ta???t?? te???p???sas?a?. s???????ase? a?t??? ep? t?? ???a? µet? ta?t?? ?????a?... ????s?e?? d? ?e??a???? t??? µ?? Test??? pa?da? ?p??te??e. t? d? d??a? ?d??e t? ?ta???t? Méléagre qui avait pour femme Cleopatra, la fille d'Idas et de Marpessa, mais qui voulait avoir un enfant d'Atalante aussi, les obligea à partir à la chasse avec elle... Méléagre en colère tua les fils de Thestios et donna la peau à Atalante (I, 69).

Or cette relation amoureuse avec Atalante « n'est pas antérieure à Euripide et n'apparaît sur des vases qu'au IVe siècle »36. En aval des Trachiniennes, les mytho- graphes auraient donc prolongé le mouvement, initié par le succès de la version sophocléenne : la transgression du mariage par Héraclès complétée par l'introduction du philtre sauvage dans le foyer par Déjanire aurait rappelé à Sophocle le

des frontières opéré jadis par née offensant Artémis qui aurait répliqué en introduisant le sanglier sauvage dans le monde civilisé de Calydon ; en retour, en aval de sa création, on aurait prêté à Méléagre une relation amoureuse avec Atalante : bâtie sur le modèle de celle d'Héraclès avec lole, elle aurait entraîné Méléagre au-delà du respect dû à ses oncles et à la mort, par passion amoureuse adultère et non plus par recherche de gloire épique.

Pourtant, dans cette postérité, le flocon semble avoir été oublié. Le souci de cohérence, les exigences de la raison ont pu jouer à l'encontre de ce flocon.

Peut-être aussi qu'intermédiaire entre le philtre à appliquer et la tunique à revêtir il présentait l'inconvénient de partager ses caractérisations avec les deux et de redoubler précisément le philtre et la tunique : il devenait, ailleurs qu'au théâtre avide de symboles visuels, inutile.

Aussi en dépit de l'impact dramatique qu'il assure, le flocon a-t-il été négligé et abandonné, pour disparaître de la tradition héracléenne aussi vite qu'il avait disparu de la scène sophocléenne.

Mythe et théâtre

Il est probable que le tison n'est pas une donnée ancienne, mais son dans la légende atteste sa vogue. Or le héros de Calydon a connu cet intérêt

précisément durant les années de formation de la tragédie. Nous avons évoqué à

36 J. Bremmer, art. cit (n. 33), p. 42.

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plusieurs reprises la cinquième Épinicie de Bacchylide, qui est sans doute antérieure, mais à peu près contemporaine des Trachiniennes. Par ailleurs, même si nous n'en possédons plus les textes, nous savons qu'Eschyle a composé une Atalante, que Sophocle a écrit un Méléagre, tout comme Euripide. L'essor de la tragédie et sa

à adapter à la scène les mythes archaïques ont sollicité l'attention et l'inventivité des dramaturges : or le genre tragique, pour se constituer, a naturellement modifié les perspectives du récit, et notamment été amené à accorder de l'importance scénique, voire visuelle, à des objets qui n'en avaient pas obligatoirement dans le récit, ou qui ne s'y trouvaient pas et qu'il a alors fallu inventer. Pausanias, au moment où il décrit la Lesché des Cnidiens à Delphes, témoigne de ce moment historique de l'adaptation tragique d'éléments narratifs :

??? d? ?p? t? da?? ?????, ?? d??e?? µ?? ?p? ?????? t? ???a?a, ?e?e???? d? ?? p??te??? £de? t?? te?e?t?? s?µß??a? p??? ? ?p? p???? ?fa??s???a? t?? da??? ?a? ?? ?p? t?? ??µ?? ?atap??se?e? a?t?? ? ???a?a, t??t?? t?? ????? F??????? ? ????f??dµ???? p??t?? ?? d??µat? ?de??e ??e?????a??·

???e??? ??? ??? ????e? µ????, ??e?a d? ??? f??? ?ateda?sat?,

da??? pe???µ???? µat??? ?p' a??a? ?a??µ??????. ?? µ?? fa??eta? ?e ? F??????? p??a?a??? t?? ????? e? p???? ?? e???µa a? t?? ?'??e???, p??sa??µe??? d? a?t?? µ???? ate e? d?pa? ?d? d?aßeß??µ???? t? ?????????,

quant à la légende relative au tison, qui dit qu'il avait été donné à Althéa par les Destinées, que la mort de Méléagre ne devait pas se produire tant qu'il ne serait pas consumé par le feu, et qu'Althéa le brûla sous l'effet de la colère, c'est Phrynichos, fils de Polyphradmon, qui le premier la présenta dans ses Pleuroniennes : car il n 'échappa pas à un sort glacial, mais la flamme rapide le brûla, quand le tison fut détruit par son effroyable mère. Phrynichos ne semble pas avoir introduit cette légende comme une invention qui fût de lui, mais y avoir touché comme à une tradition répandue dans tout le monde grec (?, 31)37.

Phrynichos semble avoir été un peu plus âgé qu'Eschyle, et serait mort aux alentours de 470. Entre Homère et la tragédie attique les jalons nous manquent, le naufrage de la poésie nous empêchant d'avoir des certitudes. Mais ce témoignage de Pausanias, s'il est crédible, nous rappelle que quand la tragédie, pour se constituer, a puisé au fonds mythique, elle a été amenée à jouer, pour le plaisir des spectateurs, de certains éléments narratifs légués par la tradition. C'est apparemment le cas du tison.

Dans cette perspective, compte tenu de la signification du mythe de Méléagre et compte tenu de sa vogue, la mise en spectacle à laquelle il a donné lieu, ainsi que le travail d'adaptation et de remaniement qu'il a dû subir, ont pu suggérer à Sophocle de

Ed. E. Page, London, Loeb, 1965 ; traduction de l'auteur.

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1 travailler la légende de la fin d'Héraclès dans ce sens - le flocon constituant un | j « accessoire » théâtral particulièrement exploitable et un auxiliaire dramaturgique- I ment efficace, comme il aime les mettre en uvre. | Mais notre flocon tragique pris à la toison d'une brebis de la maison reste un l accessoire annonciateur de la mort du héros, quand le tison, véritable substitut du t héros donné par les Moires, représente sa vie même. C'est pourquoi sans doute la vie ¦ du flocon fut si courte : moins riche symboliquement, le flocon n'a pas fait aussi long | feu que le tison. í

Université de Limoges Bernadette MORTN