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Duchesneau
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Blumenbach et la thorie des forces vitales
Franois Duchesneau (Universit de Montral)
Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) a souvent t considr comme
linitiateur du vitalisme en Allemagne la fin du XVIIIe sicle. Cette interprtation repose
pour lessentiel sur le fait que le clbre professeur de mdecine lUniversit de
Gttingen, form dans la physiologie hallrienne, est rput avoir subverti les vues de
Haller sur les proprits physiologiques, inhrentes aux structures et aux microstructures
organiques, en les greffant une hypothse de formation de lorganisme par pigense et
une thorie des forces vitales. Le Bildungstrieb, le nisus formativus principal concept
invent par Blumenbach dsigne non seulement un principe vital dauto-construction
organique, mais fournit aussi la raison suffisante des forces vitales qui en dcoulent et qui
exercent leur action dans les divers organes : par ce biais, le Bildungstrieb fournirait la
cl explicative des diverses fonctions de lorganisme vivant1. Le recours ce principe
vital hgmonique et aux forces vitales qui en dcoulent signifie-t-il limpossibilit
dexpliquer mcaniquement les processus par lesquels les organismes se forment, se
conservent, se rparent et se reproduisent ? Traduit-il la ncessit de construire
lexplication des organismes vivants et de leurs oprations en faisant appel des concepts
tlologiques ? Ou bien, les concepts de force vitale servent-ils une simple fonction de
supplance par rapport des mcanismes prsums ? voquent-ils des principes
dorganisation vitale qui, en principe, se rduiraient des squences causalement
ordonnes de mcanismes ? Ces questions pointent en direction de la dtermination dune
variante de vitalisme. Celle-ci reprsente une mthodologie particulire de recherche et
dexplication scientifique. Pour en traiter, le retour simpose la thorie de lpigense
1 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires. Empirisme, modles et thories, La Haye, M. Nijhoff, 1982, pp. 340-360; F. Duchesneau, Vitalism in late eighteenth century physiology : the cases of Barthez, Blumenbach, and J. Hunter , in : W.B. Bynum & R.S. Porter (Eds.), William Hunter and the Eighteenth Century Medical World, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, pp. 259-295.
2
que Blumenbach a dveloppe dans Ueber den Bildungstrieb (premire dition en 1781;
seconde et troisime dition en 1789 et 1791) et dans des crits connexes, telles les De
nisu formativo et generationis negotio nuper observationes (1787). Cette doctrine ne
saurait toutefois se comprendre sans quon la resitue dans le cadre de la thorie des forces
vitales quillustrent les Institutiones physiologi (premire dition en 1787), et les
versions postrieures du Handbuch der Naturgeschichte (premire dition en 1779-1780).
En outre, dans les versions postrieures du mmoire De generis humani varietate nativa
(premire dition 1776), Blumenbach a transpos le Bildungstrieb et les forces vitales, du
devenir des organismes individuels celui des espces, comme phylums dorganismes
apparents, aptes la variation. Ainsi slargit le contexte thorique o se profile ce que
lon peut tenir pour une figure ou un style majeur du vitalisme.
1. pigense et Bildungstrieb
Causa latet, vis est notissima. Paraphrasant Ovide, cest par cette formule que
Blumenbach rattache sa conception du Bildungstrieb au modle des inconnues
explicatives newtoniennes. Comme lattraction, le nisus formativus dsigne un pouvoir
naturel, une force dont la dtermination rside dans les effets empiriques constants qui
sy rattachent, alors mme que la cause en reste cache, linstar des qualits
occultes 2. Ce qui dlimite le champ de phnomnes dont le nisus fournirait la raison
suffisante, cest une squence des phnomnes pigntiques entre lamorphisme de la
matire organique de dpart et larchitecture fonctionnelle de lorganisme rsultant. Au
nisus se trouvent rattachs les phnomnes de la gnration proprement dite, mais aussi
ceux de la croissance, de la nutrition et de la reproduction3. Cette force vitale exprime la
constance et la gnralit des processus de structuration organique tels que lexprience
les rvle.
2 J.F. Blumenbach, ber den Bildungstrieb, Gttingen, bey Johann Christian Dieterich, 1791, p. 33. 3 Ibid., p. 32 : Ein Trieb, der folglich zu den Lebenskrften gehrt, der aber eben so deutlich von den brigen Arten der Lebenskraft der organisirten Krper (der Contractilitt, Irritabilitt, Sensilitt etc) als von den allgemeinen physischen Krften der Krper berhaupt, verschieden ist; der die erste wichtigste Kraft zu aller Zeugung, Ernhrung, und Reproduction zu seyn scheint, und den man um ihn von andern Lebenskrften zu unterscheiden, mit dem Namen des Bildungstriebes (nisus formativus) bezeichnen kan .
3
[Depuis mon adhsion premire la position de Haller], explique Blumenbach, je me suis chaque jour de plus en plus convaincu quil est dans tous les corps organiques une force particulire aussi ancienne et aussi durable queux, en vertu de laquelle ils revtent par la Gnration, la forme qui leur convient, la conservent par la Nutrition, et si elle est altre, la rparent autant que possible par la Reproduction. Pour la distinguer des autres forces vitales, je lai appele force de Formation. Jai ainsi dsign dune manire abstraite, non la cause des phnomnes dont je voulois donner une ide, mais leffet soutenu de leur dure et de leur universalit. Nous employons peu prs de la mme manire les termes dattraction ou de gravitation, pour exprimer des forces dont les causes sont encore ensvelies dans les plus profondes tnbres4.
Pour tablir lordre spcifique des phnomnes gnratifs, Blumenbach suit deux
voies. Lune consiste reprer la squence des phnomnes rsultant du mlange des
liqueurs sminales : savoir laccession de leurs composantes organiques un degr de
maturit permettant lmergence du Bildungstrieb, puis la formation dembryons et
denveloppes soumis une structuration progressive. Suivant lautre voie, plus
analogique, Blumenbach entend montrer que la force gnrative et formative se situe
dans le prolongement de dispositions lorganisation propres aux tre inanims de la
nature et que lon explique sans recourir la prexistence de germes. Blumenbach
mentionne, par exemple, les formes dtermines des nuages (tudis par Meister) et
celles des phnomnes induits par la polarit du fluide lectrique (selon les observations
de Georg Christoph Lichtenberg); il mentionne plus particulirement larbre de Diane,
que Maupertuis avait compar aux structures organiques, ainsi que dautres processus
analogues de cristallisation mtallique. Ces exemples indiquent que la tendance la
structuration harmonique est inscrite dans lordre naturel. Si le nisus appartient en propre
des configurations organiques, il prolonge une propension lorganisation qui saffiche
dans toute ltendue des phnomnes physiques 5. Toutefois, les phnomnes de la
4 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, trad. du latin et augmentes de notes par J. Fr. Pugnet, Lyon, chez J. T. Reymann et Cie, 1797. Section 45e. De la Force de formation, 59l, pp. 299-300. 5 Voir J.F. Blumenbach, De nisu formativo et generationis negotio nuper observationes, Gotting, apud J.C. Dieterich, 1787, pp. xi-xii : Etiamsi enim facile largiamur ingens adhuc intercedere discrimen haecce inter mineralia et organica e contrario corpora : ex eo tamen capite ad nostram quam agimus disquisitionem utilia esse possunt, quod determinatarum formarum exempla exhibent, in quibus de germinibus eiusdem formae prexistentibus, neminem serio res agentem cogitare quidem licet; idque eo minus cum idem aurichalcum, ex iisdem quibus constat metallis, pro diverso parandi modo diversas quoque et toto clo ab se invicem differentes crystallorum formas exhibeat; id quod primo statim intuitu comparando eam quam diximus speciem cum altera quam Stck-Messing vocant, apparet . Voir aussi ber den Bildungstrieb, 3. Abschnitt. Erfahrungen zum Erweis des Bildungstriebes, pp. 81-82 : cas de largent natif dans une matrice de quartz (Farnkrautsilber); cas de la texture du bronze bris aprs une premire fusion. Blumenbach indique clairement des traces dun pouvoir formateur dans les corps inorganiques, bey weiten nicht vom
4
nutrition tissulaire, sils manifestent lintervention dune telle propension, prouveraient
de fait la spcificit de lordre gnratif par rapport tout mode de formation
inorganique6.
Les thses de Blumenbach sur la nutrition sont celles quexposent par exemple les
Institutiones physiologi. Blumenbach y avance lide que les parties solides de
lorganisme qui ont la nutrition en partage, ont toutes, corrlativement et des degrs
divers, la facult de se reproduire. Au degr le plus bas, il sagit du simple maintien de
lintgrit organique travers le changement continu et imperceptible des parties
intgrantes; au degr le plus lev, il sagit de la reconstitution des parties lses ou
dtruites en leur structure mme : ce quillustre par exemple la rgnration des os
suivant diverses modalits7. Partant du principe que la lymphe est la matire nutritive
dont se forment ou se reforment les structures organiques, dans les organismes adultes
comme dans les organismes en tat de croissance, Blumenbach distingue deux types de
forces produisant lpanchement du fluide dans les tissus et leur assimilation aux diverses
formes de parenchymes : dune part, les lois de laffinit, qui rapprochent des parties
similaires les lments de mme nature ; dautre part, cet effort de formation, qui, en
faisant nos parties une juste application de la matire lmentaire dont elles ont besoin,
arrte la configuration prcise que les molcules de cette matire doivent prendre 8.
Cette confluence de forces sexplique ainsi : une disposition architectonique
fondamentale dtermine la structuration ou la restructuration organique; partir de cette
structure dtermine, sexercent des forces dassimilation qui relvent proprement dune
mcanique vitale complexe et tel est, par exemple, le statut driv que Blumenbach reconnat la vis essentialis par laquelle Caspar Friedrich Wolff expliquait lpigense
dans sa Theoria generationis (1759) et dans sa Theorie der Generation (1764)9. Lacte
architectonique est celui qui dtermine lavnement de tel ou tel parenchyme spcifique,
Bildungstriebe (nisus formativus) in dem Sinne den dieses Wort in der gegenwrtigen Untersuchung bezeichnet, denn der ist eine Lebenskraft und folglich als solche in der unbelebten Schpfung nicht denkbar [...] (p. 80). 6 Caspar Friedrich Wolff avait entran la discussion avec Blumenbach sur ce terrain : do lessai de Blumenbach, Ueber die Nutritionskrafl (1789) pour le concours de lAcadmie de Saint-Ptersbourg. 7 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, Section Trente-sixime. De la Nutrition, 459, p. 232. 8 Voir Ibid., 463, p. 234. 9 Voir F. Duchesneau, Essential force and formative force : models for epigenesis in the 18th century , in : B. Feltz, M. Crommelinck & P. Goujon (Eds.), Self-Organization and Emergence in Life Sciences, Dordrecht, Springer, 2006, pp. 171-186.
5
sorte de base constante pour lopration ultrieure de nutrition; et celle-ci saccomplit en
fonction des interstices du tissu cellulaire et des forces daffinit qui sy manifestent10.
Lorsquon a affaire des parenchymes constitus, complexes et spcialiss, la tendance
la reproduction sy attnue, au point quils tendent ntre plus rgnrables.
Je pense aussi, nous dit Blumenbach, et je le conclus de diffrentes expriences faites ce sujet, que chez lhomme et les autres animaux sang chaud, cette force reproductive nexiste dans presquaucune des parties solides et similaires, qui jouissent de la contractilit et dune autre espce de force vitale; cest--dire, ou de lirritabilit, ou de la sensibilit, ou de la vie propre11.
Autrement dit, partir du moment o lactivit du nisus a produit une structuration
donnant lieu lactivit de proprits fonctionnelles spcifiques, le nisus lui-mme cde
le pas dans larchitectonique de lorganisme des modalits de conservation et
dactivation des structures acquises. Cette situation est corrlative de lintgration
fonctionnelle des structures dans lorganisme complexe. Cest ce concept de lunit
architectonique des structures-fonctions intgrantes que Blumenbach fait intervenir dans
ber den Bildungstrieb pour justifier lattnuation de la fonction reproductive dans les
structures spcialises :
Chez lhomme et dautres animaux sang chaud, le pouvoir de reproduction est beaucoup plus restreint, par suite de la grande diversit de matriaux entrant dans la composition de leur corps, de la diversit des forces vitales par lesquelles les diverses parties de leur substance sont animes et de linfluence rciproque par laquelle ces parties dpendent les unes des autres; le pouvoir de reproduction y est assurment beaucoup plus restreint que chez le polype cornes12.
Par contraste, le Bildungstrieb tendra se manifester plus intensment dans les
organisations relativement indiffrencies, ainsi que dans les phases premires de
10 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, 461, p. 233 : Quelles que soient ces parties, elles ont pour base constante, un parenchyme toujours le mme. La seule modification quelles prouvent, leur vient pendant que la nutrition se fait, de la turgescence de leurs interstices celluleux, que pntre la lymphe plastique du sang; ou si la nutrition se fait mal ces mmes interstices ne recevant pas une assez grande quantit de cette humeur, saffaissent sur eux-mmes, et mentent (sic) lamaigrissement de la partie quils concourent former . 11 Voir Ibid., 460, p. 232; voir galement J.F. Blumenbach, Manuel dhistoire naturelle, trad. de lallemand par Soulange Artaud, Metz, Chez Collignon, An XI 1803, 19, I, pp. 35-36. 12 ber den Bildungstrieb. p. 98 (trad. par nous).
6
lembryogense, phases aboutissant des modalits de plus en plus complexes de
combinaison des tissus cellulaire, fibreux et autres.
En guise dexprience directe attestant les effets du nisus, Blumenbach se rfre
au dveloppement et la reproduction de la conferva fontinalis et du polype cornes
deau douce (polype de Trembley). Ce sont des structures translucides dont la croissance
est suffisamment rapide pour quon en suive les phases morphogntiques de faon
continue. Les tats observables dans la formation de telles structures ne permettent en
rien de valider une supposition quelconque de formes prexistantes et sujettes un simple
dploiement mcanique. Ainsi semble-t-il naturel de reconnatre que les organismes de ce
type se forment par pigense :
Quand cet animal [le polype] est sur le point davoir ses petits, une petite tumfaction se produit sur un seul point de son corps de substance si simple, et de cette petite enflure informe mais translucide, vont se former sous nos yeux dabord le corps cylindrique du jeune polype, puis ses cornes, models comme par des mains invisibles de la gele transparente granuleuse, mais au demeurant informe. Tout cela de grandeur assez considrable pour tre observ lil nu; ce fait associ toutes les autres circonstances dj mentionnes, il ne semble pas subsister la moindre raison de supposer quun germe organis prexistait l, qui se dvelopperait maintenant13.
Cette conviction se trouve renforce lorsquon examine les mutilations avec
reconstitution de la structure individuelle type. Selon Blumenbach, ces phnomnes de
reproduction reprsentent la rptition partielle du processus gnrateur mme. La
meilleure preuve de lexistence et de lactivit du nisus est en effet offerte par les cas o
des segments reconstituent les membres qui ont t spars des parties concernes, o
lon peut reconstituer un polype entier en accolant deux moitis dorganismes diffrents,
lun vert, lautre brun, et o lon assiste, dans la rdintgration structurale, une pure et
simple rutilisation des matriaux disponibles en fonction de la structure raliser, qui,
elle, nest en rien rductible ces matriaux. Blumenbach infre de ses expriences que
les organes rgnrs sont gnralement de taille plus restreinte que les originaux perdus.
Il note aussi lattnuation, voire la cessation, du pouvoir rgnrateur dans le temps. Ces
constats lui suggrent fortement que lexercice de la force rgnratrice dpend de la
matire organique rassemble et disponible. Force propre la matire organique, le
13 Ibid., p. 89 (trad. par nous).
7
Bildungstrieb est sujet extnuation suivant les conditions matrielles de son exercice.
On peut certes supposer, la faon de Charles Bonnet, une pluralit de germes disperss
dans les parties de lorganisme mutil, mais cette hypothse semble tout au moins
inadquate expliquer dune part la fusion polypale, dautre part la recomposition
fonctionnelle des organismes suivant les lacunes prcises combler aprs la mutilation. Il
sagit de concilier la fois lide dune dtermination finale de la formation par modelage
suivant la structure intgre accomplir et les faits dobservation qui semblent suggrer
que le processus est une pigense rsultant de forces immanentes la matire organise.
Dans ces conditions, la dmonstration tend insrer le projet mme de structuration
organique dans la force responsable de lpigense. Ce projet constitue la dtermination
essentielle de la force, sa forme en un sens aristotlicien ou plutt leibnizien. Do la
diffrence fondamentale par rapport la vis essentialis de C.F. Wolff. Le Bildungstrieb
est une force irrductible aux lments qui composent matriellement lorganisme, et
cette force exerce un pouvoir dorganisation sui generis.
Reste quil sagit dune conjecture dont la seule validit provient des donnes
dobservation auxquelles elle sajuste et auxquelles elle fournit une raison suffisante aussi
adquate que possible dans le cadre des hypothses disponibles :
cause de la faiblesse humaine qui nous afflige tous, il arrive facilement que nous apportions une opinion toute faite une recherche particulire de ce type, o la premire et toute petite erreur commise peut nous carter de plus en plus du chemin de la vrit par progression constante, comme sil sagissait de lignes divergentes. Jestimai que je me prmunirais assez srement contre ce genre derreur pourvu que, faisant de nombreuses observations de divers genre, je les rapportasse cette question de la gnration et que jexaminasse attentivement si toutes et chacune conspiraient de faon correspondre lune ou lautre thorie explicative de la gnration14.
Il est ais de cerner les phnomnes conspirants auxquels Blumenbach rfre la
dmonstration du Bildungstrieb. Outre les observations directes sur le processus
pigntique chez les conferves et les polypes, il sagit de productions de membranes, os
et vaisseaux anormaux, que lon ne peut par consquent attribuer des germes
prexistants et qui cependant manifestent une activit de combinaison organique de
parties intgres. En plus du cas mentionn des os wormiens qui remplissent lcartement
14 J.F. Blumenbach, De nisu formativo, p. ix (trad. par nous).
8
des fontanelles dans les affections dhydrocphalie interne, les exemples les plus
significatifs, selon Blumenbach, sont les dveloppements de structures typiques dans des
parties de lorganisme qui en sont normalement dpourvues (cas de longle qui se
dveloppe sur le moignon dun doigt)15, ou ceux de pseudo-membranes dans des cas
pathologiques, y compris les membranes de ftus extra-utrins. Dans les ossifications
contre nature, qui servent de modle lexplication, on ne peut supposer quil y ait
prdtermination structurale dun dveloppement qui est strictement contingent, mais il
faut admettre lquivalent dun dessein de conservation fonctionnelle dans la structure
issue du dveloppement accidentel et anormal : ces phnomnes requirent une force de
formation sui generis, correspondant une sorte de dessein de compensation
fonctionnelle16.
Un autre ordre de faits voqus peut servir tayer des vues similaires : il sagit
de la formation des monstres (partus monstruosi) et des divers phnomnes
dhybridation. Lorsquil traite de la formation de monstres, Blumenbach exploite
lexemple des porcs domestiques par contraste aux espces sauvages analogues
(sangliers, notamment). Il remarque laptitude lanomalie, infiniment plus rpandue
sous les conditions de la domestication. Selon largument prformationniste, il apparat
incomprhensible que des germes aient t prdtermins lanomalie de faon se
manifester dans les circonstances contingentes de la domestication. Mais, ct de cet
argument, il y a celui plus intressant selon lequel des principes de formation et de
dtermination fonctionnelle dorganismes vivants sont susceptibles de sexercer
diffremment, dans des circonstances changeantes, en produisant des structures plus ou
moins adaptes. Cette forme dadaptation, en un sens videmment non darwinien,
suggre le bien-fond dun pouvoir de production archtypale, modifiable dans ses effets
suivant les circonstances : Combien facilement le nisus formativus, comme dautres
forces de lconomie animale, peut galement tre modifi par une modification du genre
de vie telle que ltat domestique le suppose, cela ne semble rien impliquer dimprobable 15 Voir J.F. Blumenbach, ber den Bildungstrieb. p. 99. 16 Voir J.F. Blumenbach, De nisu formativo. p. xviii : Ni graviter enim fallor, in iis calvariis eiusmodi ossicula et maxima et numerosissima deprehendere mihi videor, quae hydrocephalo interno, vulgatiore sane morbo infantili ac vulgo creditur, obnoxia fuerunt; quod quidem hydropis genus ut in universum vehementia valde discrepat, ita maxime mitiores et leviores eius gradus multimode variare videntur : et spe quidem sanabiles natur medicatricis ope, qu huic malo, ossiculorum de quibus iam sermo est, generatione occurrere, et ita calvari distent turpitur hiantia interstitia explere et claudere nititur .
9
ni de difficile 17. Blumenbach suppose volontiers la ritration avec variation des
processus gnratifs dans une srie donne et la mutation plus grande des forces
architectoniques garantes du type dans telles ou telles circonstances dtermines. La
limite de cette mutabilit des principes est atteste par la relative impossibilit dobtenir
des hybrides fconds et reproducteurs, mais surtout par le principe dune conomie
interne, dune harmonie relative des composantes formant les types :
lexamen, on constate facilement que la figure organique impartie nimporte quel genre de corps organiques, particulirement les corps anims, est celle qui rpond avec prcision son genre de vie, aux fonctions qui dpendent de cette figure et aux actions quelle aura subir18.
Do une conservation relativement stricte de la structure des espces, que lon doit
concevoir comme inscrite dans le Bildungstrieb comme raison suffisante adquate de la
reproduction typique au fil des gnrations. Lorsque le mlange des deux semences
provient dindividus despces diffrentes, le Bildungstrieb mergent produit un hybride,
avec toutes les caractristiques fonctionnelles dun tel organisme. La force formative
incarne dans ces conditions un projet de structuration la fois dtermin suivant lordre
naturel, et contingent en raison des facteurs de variation ou daltration qui prvalent
dans la production des effets organiques. Par ailleurs, comme concept explicatif, le
Bildungstrieb reflte la fois lordre squentiel des dveloppements pigntiques et
lordre fonctionnel des dispositifs organiques une fois raliss.
2. La thorie des forces vitales
La thorie physiologique selon Blumenbach prsente deux caractristiques
significatives. Elle tient dune part au modle de la physiologie hallrienne et, par suite,
une grande partie des analyses que ralise Blumenbach semble sinscrire dans une
perspective de stricte corrlation entre les proprits physiologiques et les complexes
organiques o elles se manifestent. Mais, par ailleurs, cette physiologie met en avant une
17 Ibid., p. xxii (trad. par nous). 18 Ibid., p. xxx (trad. par nous).
10
pluralit de forces vitales particulires, formant par leur corrlation un systme
dynamique, hirarchiquement ordonn et fonctionnellement intgr.
En quoi le modle hallrien consistait-il ? La modalit propre de lexplication
physiologique se rapporte ici linvention des proprits physiologiques . Le
prototype nous en est fourni par Albrecht von Haller (1708-1777) dont Blumenbach
recueillit lhritage mthodologique Gttingen, l prcisment o ce prototype tait
devenu caractristique dune discipline dcole.
Le modle de lorganisme dont Haller avait lui-mme hrit par lintermdiaire
de son matre, Hermann Boerhaave, tait celui des petites machines juxtaposes et
embotes, formant par leur intgration le vivant complexe : par suite, les oprations de
ce vivant complexe devaient en principe sexpliquer mcaniquement par les dispositifs
structuraux ainsi agencs auxquels devait sappliquer des lois similaires celles rgissant
la nature inorganique. Haller conoit la physiologie comme une anatomie anime :
prime abord, cette formule semble nous rabattre sur le modle de lorganisme comme
machine de la nature; mais, en fait, une rvolution mthodologique et thorique est en
marche. Haller conoit la physiologie comme une science des mouvements vitaux dans
leur ralit propre. Ladquation des structures organiques intgres aux fonctions qui sy
exercent lui apparat si complexe dmler quil propose de dterminer strictement par
lobservation et lexprience les proprits dynamiques (forces) et les constantes
fonctionnelles (processus) propres aux divers lments structuraux qui se combinent pour
former les organes et les systmes. Sa mthode dobservation et dexprimentation
autorise nanmoins des hypothses infres des donnes empiriques et contrles par
elles, et ces hypothses font appel des transferts danalogies dun champ de
lexprience lautre. Ainsi seraient jetes les bases indfiniment perfectibles des seules
thories physiologiques lgitimes.
Parmi les hypothses cls de la physiologie selon Haller, figure la composition
fibrillaire de lorganisme. La fibre est pour le physiologiste ce quest la ligne pour le
gomtre, savoir ce dont naissent toutes les figures 19. Cest llment dorganisation
vitale qui entre dans la composition des diverses structures organiques; cet lment
19 A. von Haller, Elementa physiologi corporis humani, Lausann, Sumptibus M.M. Bousquet & Sociorum (- F. Grasset : Bern, Sumptibus Societatis typographic, 1757-1766 I, p. 2 : Fibra enim physiologo id est, quod linea geometr, ex qua nempe figur omnes oriuntur .
11
dorganisation vitale se diffrencie suivant les proprits dynamiques sy rattachant, qui
expriment la vitalit et dterminent les processus fonctionnels de niveau suprieur. Haller
se refuse rduire les proprits fonctionnelles de la fibre lmentaire aux seules
proprits physico-chimiques des parties matrielles qui la composent. Partant des
donnes fournies par lanalyse des structures organiques et des processus qui sy
droulent, il prfre supposer que ces units de structure vitale possdent des proprits
spcifiques susceptibles de rendre compte des oprations vitales plus globales, comme les
proprits dune unit de figure gomtrique, en se combinant aux proprits dautres
units de figure, peuvent rendre compte des fonctions des structures complexes qui les
intgrent. Dans lorganisme, cest cet lment, cette unit que se rattache la
comprhension du rapport entre les fonctions organiques complexes dune part et les
structures internes les plus infimes dautre part. Chez Haller, les paliers dintgration de
lorganisme ne correspondent plus strictement lordre mcanique des petites machines
juxtaposes et embotes, mais, compte tenu des micro-dispositifs fibrillaires et des
proprits fonctionnelles spcifiques sy rattachant, le physiologiste tablira comment les
membranes qui intgrent de tels dispositifs se composent et se combinent entre elles pour
produire lagencement et les mouvements fonctionnels attribuables aux organes et aux
systmes organiques.
Les sries exemplaires dexpriences que Haller ralise lUniversit de
Gttingen compter de 1746 et qui aboutissent en 1752 aux mmoires De partibus
corporis humani sensilibus et irritabilibus visaient essentiellement une systmatisation
des mouvements vitaux en relation aux structures organiques lmentaires et aux types de
dispositifs dynamiques inhrents aux fibres qui les composent. La fibre irritable est celle
qui, lorsquelle est physiquement stimule, se contracte par un mouvement spontan,
irrductible la contractilit lastique. La fibre sensible est celle qui, stimule, transmet
limpression de cette stimulation aux organes centraux de la sensibilit en y dterminant
des effets qui se traduisent, leur tour, par des signes de douleur ou dincommodit. Sur
ces proprits fonctionnelles des structures organiques de base, Haller exprimente
systmatiquement en vue dtablir la typologie des parties respectivement dotes de ces
dispositions dynamiques distinctes et lchelle dintensit qui sy rattache. Dans le mme
temps o il accumule des donnes empiriques discriminantes sur les types de
12
constitutions organiques et sur les processus fonctionnels qui sy dploient, Haller
sattache, en dpit dun scepticisme mthodologique avr, dgager la porte thorique
de lanalyse de lirritabilit et de la sensibilit comme proprits vitales. Le concept
dirritabilit fibrillaire sert alors fixer le caractre diffrentiel des structures de la vie
organique, commencer par le muscle cardiaque, par rapport aux organes de la vie
animale, qui rpondent surtout pour leur part aux stimulations affectant le rseau des
fibres nerveuses. En dernier ressort, Haller est en mesure dtablir une loi de corrlation
entre structure et fonction : La sensibilit est en mme raison que le nombre de nerfs et
leur nudit : au lieu que lirritabilit est en gnral en raison du nombre des fibres
exposes la cause irritante 20. Or cette double loi dpend non seulement des donnes
dexprience rassembles et de leur classification, mais aussi de la distinction
fonctionnelle de lagent de la sensibilit, responsable de lexcitation des fibres nerveuses
en rseau intgr, par rapport aux agents plus dcentraliss des autres mouvements
vitaux, intervenant isolment au sein des fibres de type musculaire. Haller ouvre ainsi la
porte la distinction des diverses forces en jeu dans lorganisme et linterrogation sur le
rapport de ces forces comme proprits la typologie des structures lmentaires formant
la combinatoire organique. Haller brise en fait lhgmonie dun systme structuro-
fonctionnel unitaire, reposant soit sur luniformit des processus attribuables toute la
mcanique vitale, comme chez Boerhaave et Friedrich Hoffmann, soit sur la rgulation
intgrale de la machine organique par un unique agent de type psychique, comme chez
Georg Ernst Stahl.
Si Haller adopte ainsi une conception dcentralise du fonctionnement organique
qui repose sur les proprits physiologiques des diverses structures lmentaires, il est
nanmoins embarrass lorsquil sagit de fixer le statut thorique de ces proprits
fonctionnelles. Il les identifie certes, en leur appliquant lanalogie de la force
newtonienne dattraction, par les effets observables qui en traduisent la prsence et la
spcificit; mais, alors mme quil les prsente comme des forces inhrentes (vires
insitae) aux units vivantes lmentaires que sont les fibres, il laisse en suspens leur
statut de forces vitales, en laissant en quelque sorte flotter une prsomption invrifiable
20 A. von Haller, Mmoires sur la nature sensible et irritable des parties du corps animal, Lausanne, M.M. Bousquet ( - S. DArnay), 1756-1760, IV, p. 92.
13
de rduction des dispositions internes particulires qui reprsenteraient une sorte de
mcanisme organique : Un mouvement ne peut tre dans le corps humain, sans quil y
ait des causes suffisantes dans la structure de la partie, et leffet ne saurait se dduire sans
la cause 21. Les phnomnes que signifient lirritabilit et la sensibilit pourraient-ils
donc ntre que la rsultante dagencements mcaniques spciaux, mais inatteignables,
internes aux units de la combinatoire organique ? Haller soutient dune part
lirrductibilit des proprits fonctionnelles du vivant comme autant de pouvoirs vitaux
inhrents aux structures lmentaires de lorganisme; il suppose dautre part que la
drivation ventuelle de ces proprits partir de leurs causes donnerait lieu, suivant une
formule par nous suggre, une hypothse mcaniste spciale 22. Confront ce
dilemme thorique quil estime ne pouvoir trancher par recours lexprience, Haller se
maintient ultimement en suspens entre des positions que lon pourra ultrieurement
rattacher une antinomie entre mcanisme et vitalisme dans lexplication des
phnomnes vitaux.
Lexplication fonctionnelle reposant sur lidentification de proprits
physiologiques prsente une certaine ambigut. Expliquer les fonctions des organes et
surtout des appareils regroupant fonctionnellement les organes revient en effet en
21 Ibid., I, p. 297. 22 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires, p. 156 : [Chez Haller], la postulation [mcaniste] sous-entend que le phnomne de lirritabilit ne serait que la rsultante dun agencement mcanique spcial des parties lmentaires. Mais pas nimporte quel agencement mcanique : le caractre spcial de lagencement est affirm, en prenant en compte que les effets de lirritabilit sont htrognes par rapport aux phnomnes de llasticit et de la contractilit morte. La nature et lordre spcifique des phnomnes vitaux sont sauvegards dans le cadre dune hypothse mcaniste spciale . Notre interprtation a t depuis reprise par plusieurs historiens des sciences. Voir par exemple M.T. Monti, Congettura ed esperienza nella fisiologia di Haller. La riforma dellanatomia animata e il sistema della generazione, Firenze, Leo S. Olschki, 1990, p. 110 : Natura e ordine sono salvaguardati nel quadro di unipotesi che Duchesneau definisce con molta efficacia meccanicista speciale. Meccanicista (o meglio: micromeccanicista Duchesneau, Ibid., p. 234) perch la stretta connessione postulata tra struttura e funzione esclude archei fantasiosi o nature plastiche nella spiegazione dei dinamismi organici. Speciale, per la riconosciuta specificit che sussiste fra i diversi tipi di elementi strutturali, fra le vires (da questi innescati) e fra i rispettivi modelli dintegrazione . Voir aussi H. Steinke, Irritating Experiments. Hallers Concept and the European Controversy on Irritability and Sensibility 1750-90, Amsterdam / New York, Rodopi, 2005: The essential characteristics of Hallers concept, however, was neither the maintenance of the correlation between structure and function nor the division of the body into irritable and sensible parts but and this has always been stressed the postulation of a strict connection between specific structure and specific function. Franois Duchesneau has described this as a special mechanist hypothesis; mechanist because of the correlation between structure and function, special because of both their specificity, and hypothesis because the fibres which should account for the property were not experimentally accessible, they were only visible in their more compound formations as nervous and muscular filaments .
14
dcomposer les structures suivant leurs lments morphologiques, cerner les actions et
les pouvoirs spcifiques ces dispositifs lmentaires, puis prsumer que la
combinaison des processus lmentaires suivant la combinaison des microstructures
impliques peut fournir un quivalent des processus globaux que reprsentent les
fonctions proprement dites. Cette dernire partie, conjecturale ou hypothtique, de la
dmarche incite projeter sur les lments morphologiques et sur leurs proprits
proprement organiques le pouvoir, la force de faire merger les combinaisons de parties
organiques de complexit suprieures; corrlativement, les fonctions quaccomplit la
machine de la nature en raison de sa composition organique, sont appeles rendre
compte du rle causal des proprits physiologiques dans lensemble intgr que
constitue lorganisme. Dans cette perspective, lexplication des fonctions pourra aisment
prendre la forme dun recours des forces ou principes vitaux que symbolisent les
proprits physiologiques, mais qui les dpassent par la figuration virtuelle des fonctions
mergentes.
Dans lanalyse quil proposait il y a quelques dcennies du vitalisme de
Blumenbach, Thomas S. Hall soulignait quelques traits majeurs de la doctrine des forces
vitales chez cet auteur :
Our prime concern with Blumenbach is centered in his concept of vitality and of what he terms vital powers. He considered vitality more easily known than defined, [...] its effects [...] ascribable to peculiar powers only. He considered these powers (vires) not referable to physical, chemical, or mechanical properties, however important these properties may be to the economy of the body. Nor did he acknowledge them to be in any sense mental, although he saw them as interacting with mental faculties. On the issue of numbers whether vital powers are one or many Blumenbach preferred the latter alternative23.
De fait, si les conceptions de Blumenbach se rattachent celles de Haller, Blumenbach
tente nanmoins dlaborer un nouveau modle de lconomie particulire des forces
vitales dans leur ordre. Le dcalage des deux types dapproche mthodologique et
thorique se signale lattention. Dentre de jeu, les forces vitales se trouvent
caractrises par les effets dynamiques qui surviennent dans les dispositifs organiques,
impliquant solides et fluides. Les forces vitales sont de ce fait corrlatives des
23 T.S. Hall, Ideas of Life and Matter, Chicago, University of Chicago Press, 1969, II, pp. 100-101.
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proprits physiologiques de lorganisme et reprsentent les divers agents prsums
des modifications et processus affectant ses structures et ses microstructures; mais, dans
le mme temps, les forces vitales en interrelation les unes avec les autres sont comprises
comme formant un ensemble fonctionnel intgr. Cest ce que traduit la dclaration
principielle des Institutiones physiologi :
Dans le corps humain vivant, dont les fonctions sont lobjet de la physiologie, il est trois choses considrer : les solides ou les parties contenantes, les fluides ou les humeurs qui y sont contenues; &, ce qui est beaucoup plus important, les forces vitales. Les forces vitales disposent les solides recevoir les fluides, les chasser loin deux, & excuter plusieurs autres mouvemens. On les retrouve dans les fluides eux-mmes, au moins dans certains; & si elles ne constituent pas lessence des corps organiss elles en sont lme. Quoique nous considrions sparment ces trois choses, & quelles soient rellement distinctes entrelles; le corps vivant les runit dune manire si intime, quil nest pas possible de les abstraire. [] Enfin, il nest pas une seule fibre dans le corps vivant, quelque dlie quon la suppose, qui soit totalement dpourvue de force vitale24.
Dans cette perspective, Blumenbach nous fournit une thorie des forces vitales
distingues suivant les actes fonctionnels qui leur correspondent : cette thorie comporte
des dterminations qui outrepassent les limites de la stricte corrlation structure-fonction,
telle quelle apparaissait au fondement de la physiologie de Haller. De cette thorie se
trouvent exclues les proprits relevant de la nature inorganique, mme si elles sont
appeles jouer un rle considrable dans le fonctionnement organique telle
llasticit, qui constitue par ailleurs lune des grandes proprits de lconomie
animale 25. Mais lon doit aussi en exclure les proprits de lme, alors mme quelles
semblent contribuer produire certains mouvements dans le corps. Les forces vitales sont
celles qui appartiennent exclusivement la matire organique dont nous sommes
composs 26. Il sagit l dune restriction fondamentale et, en mme temps, dune
affirmation de porte thorique, car les forces, tant vitales que mcaniques ou physico-
mcaniques, se trouvent assignes comme proprits la seule sphre matrielle : il ne
saurait tre question dattribuer quelque statut non matriel que ce soit aux forces de
lordre naturel.
24 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques. Section Premire. Du Corps humain vivant, en gnral, 1-2, pp. 1-2. 25 Ibid., Section Quatrime. Des Forces vitales en gnral, 42, p. 24. 26 Ibid., 42, p. 24.
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partir de l, lon peut procder une diffrenciation en quelque sorte empirique
des pouvoirs vitaux spcifiques : le premier est la contractilit ou force cellulaire qui
rsidant dans le tissu cellulaire, [...] se dploie dans son domaine entier, et commande
presque tout le corps 27. Le tissu dit cellulaire est ici le tissu conjonctif composant un
grand nombre de parenchymes organiques : cest en quelque sorte, pour les
physiologistes des Lumires mme avant le Trait des membranes (1800) et lAnatomie
gnrale (1801) de Bichat, la matrice par excellence des formations membranaires. Dans
lordre physiologique normal, ce principe de force contractile suscite les phnomnes que
Stahl rapportait au motus tonicus : par exemple, les phnomnes dabsorption par les
tissus, notamment celle de la lymphe comme lment nourricier, restaurateur et formateur
des tissus28. Le deuxime pouvoir est lirritabilit au sens de Haller ou force musculaire :
elle appartient en propre aux fibres musculaires et se caractrise par un mouvement
doscillation et de tremblement particulier sous leffet de stimuli spcifiques. Puis, vient
la sensibilit ou force nerveuse : ses effets sont, de rapporter au sensorium les
impressions dont sont affects les organes dans lesquels elle existe 29; son sige est la
moelle des nerfs. Blumenbach qualifie de forces communes, ces trois pouvoirs puisquon
les retrouve dans toutes les parties qui prsentent la structure typique dont ils semblent
dpendre. Mais l ne sarrte pas la typologie. Sous le nom de vie propre, Blumenbach
identifie les forces en vertu desquelles seules certaines parties de notre corps
remplissent les fonctions spciales dont la nature les a charges 30. Il ne faut pas
confondre cette notion de vie propre avec celle que Bordeu avait forge pour
caractriser le degr spcifique de sensibilit dvolu chaque organe31. La vie propre
signifie ici la raison dtre dynamique (principe ou force), capable de rendre compte du
rapport existant entre une opration fonctionnelle dtermine et une structure organique
spcialise. Lopration dont il sagit parat correspondre lintgration ou la
concertation de divers actes fonctionnels. Lidentification de telles forces se fait par
27 Ibid., 43, p. 24; voir aussi 50, pp. 26-27 : Dj nous avons observ que, rsidente dans le tissu cellulaire, elle [la contractilit] tend son empire dans presque tout le corps humain , savoir dans tout ce qui tire sa formation de ce tissu : membranes, viscres et os mmes. 28 Ibid., 5l, p. 28. 29 Ibid., 45, p. 25. 30 Ibid., 47, p. 25. 31 Voir ce sujet F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires, pp. 362-384. Sur ce point, la thse de Bordeu serait reprise et considrablement dveloppe par Barthez.
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diffrenciation des caractristiques formelles des parties concernes, tant en termes de
structures que de fonctions :
II ne rpugne certainement pas la saine raison dadmettre que des parties dont la structure, lorganisation & les usages forment une classe part, aient reu des forces particulires. Dun autre ct, des observations exactes nous ont fait apercevoir dans les viscres surtout, des forces quon ne peut attribuer, sous aucun rapport, linfluence des forces communes32.
Les exemples fournis concernent les mouvements de liris, ceux des trompes de Fallope,
ceux du placenta et de lutrus dans laccouchement, etc., mais aussi les squences de
mouvements dans les cas de scrtion.
propos des scrtions, Blumenbach claire la signification du terme vie
propre en montrant dans le cas des diverses glandes que le mcanisme des
secrtions combine des sries complexes de conditions structuro-fonctionnelles de faon
telle que le processus rsultant semble rpondre un dessein dadaptation rgulatrice.
Ainsi doit-on situer dans la construction profonde des organes scrteurs, cest--dire
dans la dynamique de leur formation, les facteurs dterminants des processus de
scrtion, soit quil sagisse de la distribution et de la direction des vaisseaux
sanguins, soit quil sagisse de structures spcifiques des parenchymes qui en dcoulent.
ces facteurs dorganisation intgre se conjuguent des facteurs de type fonctionnel.
Ainsi les processus se caractrisent-ils par une absorption rgle et circulaire des liqueurs
scrtes :
Il faut encore admettre que le systme absorbant contribue beaucoup au mcanisme des scrtions. Cest lui qui aspire dans chaque viscre, et fait rentrer dans le torrent de la circulation lespce de liqueur analogue lhumeur que tel organe doit secrter : ainsi il absorbe la bile dans le foie, et le sperme dans les testicules. De l rsulte, pour chaque scrtion, un cercle perptuel de lhumeur qui en est la matire : ses lments puiss dans les organes o elle se dpose, sont ports la masse du sang; et le sang, en circulant, les reporte ces mmes organes, qui en vertu des lois de laffinit, sunissant avec ce qui leur est homogne, se les approprient de nouveau33.
32 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, 47, p. 25. 33 Ibid., Section Trente-septime. Des Scrtions, 476, pp. 240-241.
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Dans certains cas, sajoutent dautres facteurs dintgration des processus : ainsi en est-il
de la rgulation des flux sanguins parvenant aux organes scrtoires, par exemple celle du
sang supposment charg de phlogistique fourni par la veine-porte et conditionnant les
modalits de scrtion de la bile. Selon linterprtation de Blumenbach, le processus de
ces diverses fonctions renvoie, par del les squences causales impliques, un principe
capable dintgrer les oprations organiques de niveau infrieur en vue de leffet
produire; ou plutt, les squences causales impliqus, que lon peut analyser en termes de
microstructures et de mouvements organiques, forment un systme intgr tant du point
de vue de lorganisation que du point des oprations : do lhypothse dune force vitale
oprant dans et par lensemble des composantes du dispositif et constituant lexpression
formelle des mcanismes organiques corrls34. Ainsi un parenchyme organique
particulier correspond une force spcifique relevant dun ordre distinct de celui qui
prvaut dans les lments de cette structure, distinct aussi des oprations vitales que lon
peut rattacher ces lments et qui sexpliquent respectivement par rfrence la
contractilit, lirritabilit et la sensibilit, elles-mmes proprits vitales irrductibles
la seule analyse structurale.
Le cinquime et dernier type de force est le Bildungstrieb :
[Cette force de formation] est la cause efficiente de tout acte conservateur et reproducteur. Cest par elle que les matires gnratives et nutritives sont introduites dans des rservoirs favorables, quelles y sont convenablement labores, quelles y subissent les changements de forme ncessaires; enfin, quelles y sont commues en parties susceptibles ou de contractilit, ou dirritabilit ou de sensibilit, ou de vie propre35.
Pouvoir de faonnement de matires organiques prexistantes, mergeant en quelque
sorte de combinaisons appropries de ces matires, manifestant, dans lorganogense
rsultante, lordre dun type donn dorganisme, cette force organisatrice dtermine son
tour lmergence des forces vitales plus spcialises.
La divergence par rapport la typologie des forces immanentes (vires insit) de
Haller est considrable. La force cellulaire na pas dquivalent chez celui-ci, car elle
34 Ibid., 475, p. 240 : II est au moins vraisemblable, et nous avons essay de ltablir ailleurs, que de mme que chaque organe a un parenchyme particulier, de mme il a une vie propre ou une force vitale distinctes de toutes les autres forces communes, de la contractilit, de lirritabilit, et de la sensibilit . 35 Ibid., 48, p. 26.
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concerne un tissu lmentaire, alors que les proprits physiologiques hallriennes
dcoulaient de structures complexes agrgeant ou combinant des dispositifs fibrillaires de
types distincts. On aurait donc affaire une proprit fonctionnelle irrductible une
combinatoire de structures. Or la force cellulaire exerce son emprise sur les processus
gnriques de lorganogense36. Cette force lmentaire accomplit dans lorganisme une
fonction rgulatrice gnrale, sans laquelle lexercice de fonctions plus spcialises ne
saurait avoir lieu. Par ailleurs, la contractilit vitale fournit le prototype des forces vitales
qui exercent leur fonction intgrative et prservatrice par del les structures dans
lesquelles elles mergent et se manifestent.
Cela vaut, semble-t-il, pour la rinterprtation des proprits hallriennes comme
forces vitales. Prenons le cas de la sensibilit. Selon Haller, cette proprit tait
structuralement dtermine par le rseau des fibres nerveuses aboutissant au cerveau,
instrument du sensorium commune, et elle tait fonctionnellement identifie par
limpression sensible perue, concomitante de la stimulation physique ou chimique de ces
fibres; la stimulation des fibres nerveuses donnait alors lieu des effets moteurs dlibrs
et ceux-ci pouvaient par la suite soprer mcaniquement et inconsciemment en vertu
dune forme daccoutumance. Chez Blumenbach, la sensibilit devient une proprit
sinscrivant dans lordre des processus physiologiques intgrs en tant que tels. Le
rapport au sensorium est encore tenu pour fondamental, car le systme nerveux dans son
ensemble remplit deux fonctions corrlatives : transmettre le mouvement aux diverses
parties du corps, et distribuer le sentiment, cest--dire, [...] transmettre au sensorium
les impressions sensibles dont les corps sont affects, pour y exciter une perception 37.
Le concept de sensibilit implique des connotations distinctes de celles que lon trouvait
chez Haller. Blumenbach accrdite en effet la thse selon laquelle une activit
fonctionnelle de sensibilit peut sexercer indpendamment de lensemble des parties
constituant le cerveau : certains mouvements peuvent en effet sengendrer et sinscrire
dans une activit intgrative, rgie et rgule au seul niveau de la moelle pinire, voire
celui de nerfs isols. Si Blumenbach a recueilli la leon de Robert Whytt sur les
36 Voir Ibid., 43 : La premire, celle dont les effets sont plus tendus, et sur laquelle reposent en quelque sorte toutes les autres, est la contractilit . 37 Ibid., Section Seizime. Des fonctions du systme nerveux en gnral 214, p. 118.
20
rgulations spinales de la sensibilit et de la motricit38, il a par contre rduit lanimisme
de ce dernier une thse organiciste, selon laquelle le fonctionnement de la sensibilit est
strictement corrlatif de ltat des forces sexerant dans et par le dispositif nerveux.
Lintgration du systme nerveux est certes corrlative de la complexit et du type de
combinaison que ralisent les structures organiques : ainsi observe-t-on une hgmonie
fonctionnelle diffrente des parties du systme nerveux suivant quil sagit danimaux
sang chaud ou sang froid39. Mais lessentiel de la nouvelle notion de sensibilit tient
ce quelle implique une fonction de ractivit proprement organique suivant les niveaux
dintgration des parties auxquels on a affaire : Le sensorium ne reoit pas seulement
[les] impressions, explique Blumenbach : il ragit et sur les nerfs qui les lui ont
communiques, et sur plusieurs autres avec lesquels il se met aussitt en rapport 40. Il
donne des exemples significatifs : la contraction ou la dilatation de liris suivant les
stimuli lumineux affectant la rtine, les effets des motions ou de limagination sur les
fonctions organiques, les sympathies entre organes suivant la configuration du rseau
des nerfs, et surtout la rgulation observable de toutes les fonctions de lconomie
animale. Conformment la notion de ractivit nerveuse intgre divers niveaux,
Blumenbach semble prt endosser la thse de Johann Gottfried Zinn selon laquelle les
ganglions et les plexus exerceraient vraisemblablement des fonctions de coordination et
de corrlation entre les squences dactions et de ractions attribuables la sensibilit41.
Mme si la thse reste ici imprcise et ne semble pas tenir compte des analyses de Johann
August Unzer sur lactivit rflexe ganglionnaire, historiquement antrieures dune
38 Sur la thorie de Whytt, voir G. Canguilhem, La Formation du concept de rflexe aux XVIIe et XVIIIe sicles, Paris, PUF, 1955, pp. 101-107; R.K. French, Robert Whytt : The Soul and Medicine, London, Wellcome Institute of the History of medicine, 1969; F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires, pp. 192-201. 39 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, 213, pp. 117-118 : Pour nous, nous ne croyons mme pas que toute lnergie du systme nerveux appartienne uniquement lensemble des parties qui constituent le cerveau; nous sommes persuads quelle dpend aussi de la moelle pinire, que chaque nerf a son tat de forces propres, laide desquelles il peut mouvoir les masses charnues quil pntre, et que lun des usages de la gaine vasculeuse dont il est revtu, est dentretenir cet tat de forces. Nous avouerons cependant quil est une diffrence cet gard, surtout entre lhomme et les animaux sang froid, et que chez lui cest le cerveau qui a la principale influence. 40 lbid., 215, p. 118. 41 Ibid., 207-208, pp. 115-116.
21
quinzaine dannes42, lide dune sensibilit, fonction intgrative, se dgage nettement
de lexpos des lnstitutiones physiologi. Cest en raison de cette fonction dintgration
des processus nerveux que Blumenbach a prcisment recours un principe vital
spcifique : la proprit de sensibilit a alors perdu son statut de simple vis insita que lon
pourrait en principe driver du mode mme de composition des dispositifs organiques.
Lanalyse de lirritabilit comme force vitale, et non plus comme proprit
dtermine et spcifique dune structure, aboutirait des rsultats analogues. Signalons
seulement que la section des Institutiones physiologi consacre aux Forces qui
dterminent la circulation du sang dveloppe lide dune complmentarit des effets
dynamiques dus lirritabilit dans les diverses parties du systme vasculaire. Les
phnomnes dirritabilit prennent alors lallure de squences deffets traduisant des
enchanements fonctionnels, ce que Blumenbach traduit par lide de forces vitales
spcifiques que lon suppose dvolues aux parties des systmes circulatoire et
lymphatique et dont les effets se conjugueraient. Do le caractre intgrateur de la
fonction dirritabilit, reporte sur le principe, irrductible aux conditions structurales,
qui en serait la raison suffisante43.
Muni de cette thorie des forces vitales, Blumenbach envisage dtendre son
modle de lordre et de lintgration des individualits organiques, de la physiologie la
thorie des espces et de leurs variations.
3. Types spcifiques et variations
Dans son analyse du Handbuch der Naturgeschichte et des mmoires de
Blumenbach relatifs la varit de lespce humaine, Phillip Sloan souligne juste titre
que lauteur du De generis humani varietate nativa (1re dition : 1776) a adopt et
soutenu la thse monogntique44. Blumenbach prsume que le type spcifique subit
divers processus de dgnrescence et daltration suivant lincidence de facteurs
42 Voir J. A. Unzer, Erste Grnde einer Physiologie der eigentlichen thierischen Natur thierischer Krper, Leipzig, Weidmanns, Erben und Reich, 1771; G. Canguilhem, La formation du concept de rflexe aux XVIIe et XVIIIe sicles, pp. 108-131. 43 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, Section Dixime, pp. 62 sq. 44 Phillip. R. Sloan, Buffon, German Biology, and the historical interpretation of biological species , British Journal for the History of Science, 12 (1979), p. 109-153.
22
externes. Mais, sil admet que le critre dinterfcondit est susceptible dassigner les
limites de transformation du type ou des types originels, son critre didentification des
diverses structures susceptibles de reproduction repose sur une caractrisation
morphologique, plutt que gntique : loin dadopter un principe de descendance pour
reconnatre la continuit des types travers la variation, cest la similarit dhabitus
morphologique et physiologique qui joue le rle discriminant cet gard45. Pour lheure,
Blumenbach fonde sa notion despce vivante, non directement sur linterfcondit, mais
sur la similarit morphologique et fonctionnelle et sur le recours lanalogie entre degrs
de variation affectant les divers types : ainsi la constitution de varits (Varietten)
menant du sanglier au porc domestique permet de supposer un schma de dgnrescence
partir dune race-souche (Stammrasse). Ce schma de dgnrescence dfinit les limites
du pouvoir de transformation de lespce (Gattung) qui sexerce travers les variantes
proprement individuelles et contingentes (Spielarten), et il permet de se figurer
analogiquement le degr de variation qui a pu affecter lespce humaine46. Cest donc
apparemment par recours au seul principe de lanalogie morpho-physiologique que doit
se rsoudre la question de lunicit ou de la diversit des espces. Selon le De generis
humani varietate nativa :
Nous disons que des tres anims appartiennent une seule et mme espce, si et seulement si leur forme et leur habitus conviennent de telle sorte que les traits par lesquels ils diffrent ne peuvent tre apparus que par dgnrescence; nous qualifions par contre de diverses des espces dont la diffrence est si essentielle quelle ne pourrait sexpliquer par des sources connues de dgnrescence47.
Comme Peter McLaughlin la soulign48, lordonnancement de la nature qui dtermine
lappartenance spcifique et ses variations repose sur les paramtres de lhabitus. Celui-ci
45 Selon cette position, Blumenbach rcuse les mthodes dites artificielles, telle celle de Linn, mais il dveloppe sa propre mthode naturelle sans lien, du moins sans lien immdiat avec la thse de la filiation par croisement et reproduction du type. Or cette thse qui constituait lhritage mthodologique de Buffon est prcisment celle que Kant et les Naturphilosophen intgreront leur conception du systme de la nature vivante. 9 P.R. Sloan, Ibid., p. 136, cite ce propos J. F. Blumenbach, Ueber Menschen-Rassen und Schweine-Rassen , Voigts Magasin fr das Neueste aus der Physik und Naturgeschichte, 6 (1789), pp. 6-7. 47 J.F. Blumenbach, De generationis humani varietate nativa, edition tertia, Gotting, Apud Vandenhoek & Ruprecht, 1785, 23, p. 66. 48 P. McLaughlin, Blumenbach und der Bildungstrieb , Medizinhistorisches Journal, 17 (1982), pp. 357-372.
23
se dcline certes suivant la similarit des traits structuraux et fonctionnels des organismes
concerns, mais, un niveau plus profond, cette similarit phnomnale rsulte de
similarits causales, qui tiennent lconomie des forces particulires sous-tendant la
formation et le fonctionnement des individualits organiques. Au dbut de son Handbuch
der Naturgeschichte, Blumenbach distingue en effet, parmi les corps naturels, ceux dont
la formation rsulte dune chane continue dexistences successives dindividus
semblables eux , dont la croissance sopre intrieurement par intussusception, et dont
la structure est organise de faon permettre la nutrition et la reproduction de lespce.
Il conclut alors quil faut que les organes requis cette fin soient pour cet effet anims
par ce quon nomme les forces vitales 49. Il sagit, dans ces conditions, de se reprsenter
lordre naturel comme lexpression de similarits et de diffrences dans la dynamique
propre des units dorganisation que constituent les organismes originels, en tenant
compte du fait que de nouvelles sries gnratives peuvent se former dans le temps50.
Cette expression se trouve par ailleurs module suivant les facteurs du milieu externe qui
interviennent aux diverses phases de lpigense et du dveloppement.
Les causes daltration de lhabitus originel se rattachent la dynamique vitale
selon laquelle tout corps vivant se dfinit par le jeu de forces corrlatives de susceptibilit
aux stimuli et de ractivit. La dgnrescence provient donc ncessairement dune
modification de cette dynamique vitale rpondant des dterminations diverses, tant
exognes quendognes. Lconomie physiologique est rgie par les forces vitales
spcifiques contractilit, irritabilit, sensibilit, vie propre actualisant les mouvements
particuliers aux diverses structures, mais elle dpend dans sa constitution mme du
Bildungstrieb : celui-ci dveloppe le corps vivant et impartit lembryon sa forme
spcifique, immdiatement ou successivement, sous leffet de stimuli aptes provoquer
la mtamorphose programme, mais dans une certaine mesure variable, des composs
organiques originels.
49 J.F. Blumenbach,, Manuel dhistoire naturelle, 2, I, p. 4. 50 Ibid., I, p. 3 note : [] car, dans la premire partie de mes observations pour servir lhistoire naturelle (Beytrge zur Naturgeschichte), jai avanc des faits qui rendent plus que vraisemblable que, mme dans la cration actuelle, il nat de nouvelles espces de corps organiss qui sont, pour ainsi dire, crs aprs-coup .
24
Blumenbach identifie trois modes dinflexion possible de la structure en devenir
mergeant de la puissance active et ractive du Bildungstrieb : la production danomalies
monstrueuses, la gnration dhybrides provenant du mlange de semences despces
diffrentes, et la production de varits par dgnrescence. Le premier mode lui parat
tre le fait dune perturbation du Bildungstrieb par des causes fortuites et adventices :
cette perturbation induit, comme par erreur, une structure difforme et contre nature dans
le corps organique. Il ny a l aucune tendance la mutation qui soit immanente lordre
organique. Le deuxime mode se situe en marge des dispositions constitutives de lordre
organique et rsulte le plus souvent dune contrainte arbitraire exerce par lhomme
lgard des espces naturelles. Or, clair par les expriences de Joseph Gottlieb
Klreuter (1733-1806) sur la cration artificielle despces de nicotiana51, Blumenbach
reconnat la possible persistance des formes ainsi produites qui ne sauraient tre toutes
striles argument majeur contre toute thse prformationniste. Mais le processus est tenu pour marginal, car lhtrognit des combinaisons organiques produites tend
empcher et ruiner la disposition organisatrice des semences; et ce qui subsiste de cette
disposition dtermine une direction singulire et anormale du dveloppement. La
troisime modalit daltration se caractrise par une dflexion de laction
organisatrice sous leffet de stimuli rcurrents sexerant au fil de plusieurs gnrations et
produisant de ce fait des variations adaptatives :
[] ainsi laction constante et durable de certains stimuli particuliers sur les corps organiques au fil de longues sries de gnrations compte de mme pour beaucoup dans la dflexion progressive du nisus formativus par rapport son cours habituel; cette dflexion est dailleurs la source la plus considrable de dgnrescence et elle est la mre de toutes les varits proprement dites52.
Blumenbach examine ainsi laction de stimuli rattachables aux conditions climatiques,
alimentaires, thologiques sexerant sur les gnrations successives de reprsentants
dune espce donne. Il sagit, somme toute, de facteurs daltration graduelle et
progressive des caractres et des habitus reprsentatifs du type. Sur les varits ainsi
51 J.G. Klreuter, Vorlufige Nachricht von einigen das Geschlecht der Pflanzen betreffenden Versuchen und Beobachtungen, nebst Fortsetzungen 1, 2 und 3 (1761-1766), hrsg. von W. Pfeffer, Leipzig, W. Engelmann, 1893. 52 J.F. Blumenbach, De generationis humani varietate nativa, 33, p. 87-88.
25
produites, peut se greffer un mode de variation plus soudain, lorsque se croisent et se
reproduisent des reprsentants de varits distinctes : le schme gntique auquel
Blumenbach se rfre alors est celui dun mlange des caractres issus de ressemblances
propres aux varits de gniteurs concernes. Il sagit, dans ce cas, de generatio hybrida
se produisant dans un mme cadre spcifique dorigine53.
Selon Blumenbach, les variations principales de caractre adaptatif affectant les
types dorganismes consistent en altrations des effets en quelque sorte programms du
Bildungstrieb pour les types considrs. Il faut toutefois sentendre ici sur le sens
donner une telle programmation des effets fonctionnels de la force formatrice. Cette
pr-ordination est celle dun pouvoir ordonn produire un type donn dorganisation
des oprations vitales, mais cette organisation nest nullement prexistante au sein des
structures organiques dorigine ; elle advient par suite de la transformation vitale de ces
structures ; cela prsume quun pouvoir architectonique est luvre, qui provoque
lintgration et lajustement dynamique des structures aux conditions dactualisation du
nisus. Il est somme toute impossible de dterminer a priori quelles structures le processus
fera advenir, voire mme de prsumer quelles soient prdtermines; on ne peut que
constater a posteriori que le pouvoir dinvention des formes vivantes semble norm selon
des projets ou des plans dorganisation caractristiques de types donns : ces projets ou
ces plans nadmettraient que certaines altrations structurales et fonctionnelles limites de
lorganisation vitale, sous peine dextinction des types.
Le pouvoir dordination fonctionnelle qui sexprime ainsi dans la constance
comme dans la variation des types spcifiques dpend des dterminations du
Bildungstrieb, et celles-ci consistent en un pouvoir immanent de raliser un plan
dorganisation fonctionnelle des structures et des processus tant dans la reproduction avec
variation des individus que dans la conservation relative des types spcifiques. Or le
Bildungstrieb est un pouvoir sexerant dans et par lorganisation de la matire, suivant
des lois defficience causale. Comment linterprtation tlologique de lactivit
fonctionnelle des organismes, au fondement de la conception de lordre biologique selon
Blumenbach, se conjugue-t-elle dans ces conditions avec une explication causale des
processus conforme au modle des forces physico-mcaniques ?
53 Ibid., 37, p. 99.
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4. Tlologie et explication causale
Le mmoire Ueber die Nutritionskraft prsente une illustration rvlatrice de
laccord entre tlologie et mcanisme que permet le recours aux forces vitales selon
Blumenbach. Ce mmoire fut couronn par lAcadmie impriale des sciences de Saint-
Ptersbourg la suite dun concours lanc linstigation de Caspar Friedrich Wolff. Il fit
alors lobjet dune publication assortie dexplications additionnelles de la part de Wolff54.
La question pose portait sur la nature de la force de nutrition : celle-ci se rduisait-elle
la force commune dattraction ou sen distinguait-elle comme propre la substance
vivante; et, dans ce cas, par quelles proprits exprimerait-elle cette nature singulire
irrductible la force commune dattraction.
Lexplication que formule Blumenbach repose sur deux prmisses. Selon la
premire, dans les animaux possdant un rseau sanguin, les vaisseaux se prolongeraient
en artrioles sreuses suivant les observations de lanatomiste Jan Bleuland, ce que
confirment des expriences dinjection pratiques dans divers organes et diverses
membranes : corne de lil, substance corticale des reins; de ces artrioles sreuses ou,
comme le suggrait Alexander II Monro, de vaisseaux encore plus fins prolongeant ces
artrioles, sopreraient diverses scrtions dhumeurs. Ces vaisseaux fourniraient la
matire nutritive requise pour la formation et la conservation du corps organique.
Lexemple des animaux sang froid, voire des animaux dpourvus de sang, suggre la
relative indpendance des fluides nutritifs par rapport la masse sanguine elle-mme.
La deuxime prmisse concerne lextension du concept de vaisseau pour inclure
toute cavit des tissus o peuvent circuler des fluides, telles les prsumes cellules du
tissu cellulaire, cest--dire les mats internes des tissus conjonctifs. La comparaison est
ici approprie avec les pores des tissus vgtaux qui se forment progressivement en
canaux de forme cylindrique. Mais, plus fondamentalement, il convient de remonter des
corps organiques qui ne prsentent plus aucune forme mme primordiale de vaisseau :
54 Voir Zwo Abhandlungen ber die Nutritionskraft welche von der Kayserlichen Academie der Wissenschaften in St. Petersburg den Preis getheilt erhalten haben. Die erste von Herrn Hofrath Blumenbach, die zwote von Herrn Prof. Born. Nebst einer fernern Erluterung eben derselben Materie, von C.F. Wolff, St. Petersburg, gedruckt bey die Kayserl. Akademie der Wissenschaften, 1789.
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tels seraient, parmi les vgtaux, le cas des trmelles, des conferves et de certaines
algues, et, parmi les animaux, celui des polypes cornes, dont toute la substance ne serait
quune matire glatineuse, absorbant les lments nutritifs et produisant des scrtions
internes la substance organique.
Toutes ces structures vasculaires au sens large comme au sens troit sont animes
de forces vitales (Lebenskrfte) dont la fonction est de recevoir et de contenir des
humeurs particulires. Lorsque celles-ci sy accumulent en excs ou subissent des
changements qualitatifs anormaux, les forces vitales tendent les expulser55. Il sensuit
que les vaisseaux en question affichent une premire proprit : celle de retenir
slectivement les humeurs appropries lexclusion de toute autre56. Ainsi les vaisseaux
lacts des mammifres nabsorbent que certaines matires slectivement, ce quillustrent
les expriences ralises avec lindigo. De mme, lobservation des polypes cornes
rvle que ceux-ci sassimilent des daphnies, voire en cas de besoin des fibres de poisson
cuit, mais quils rejettent les matires vgtales. Le cur des animaux sang chaud
prsente la mme slectivit positive pour le sang ltat sain, mais ngative, et se
manifestant par des contractions vives, pour le sang fortement altr, et surtout pour des
fluides htrognes qui sy mlent.
La seconde proprit des vaisseaux au sens large se caractrise par la facult
dvacuation des humeurs contenues57. Celle-ci se rvle particulirement dans la
capacit des cellules du tissu cellulaire de produire une exsudation de matires
originairement extraites du sang et den provoquer lmission dans les ramifications
premires des vaisseaux lymphatiques. Considrant les espces animales pourvues de
cur, les physiologistes sont naturellement enclins se reprsenter que la pousse
exerce par lorgane cardiaque sur le fluide sanguin provoque la sparation de fluides
plus subtils dans les vaisseaux pellucides et dtermine par la suite des dpts de matire
organique dans le tissu cellulaire, comme si le mouvement de ces humeurs tait
primordialement promu et conserv par la dynamique cardiaque. Contre la prvalence de
cette interprtation, Blumenbach fait ici intervenir la considration de phnomnes
analogues tant dans le rgne vgtal que chez les classes danimaux dpourvus de cur
55 J.F. Blumenbach, Erste Abhandlung ber die Nutritionskraft, 3, p. 10. 56 Ibid., 4, p. 10. 57 Ibid., 5, p. 10.
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vritable. Lon en est alors rduit observer des mouvements humoraux dans des
vaisseaux pour lesquels laction dynamique dun cur ne peut tre invoque. Telle est
labsorption qui sopre dans les vaisseaux lymphatiques qui avoisinent lpiderme ou
encore la plvre ou le pritoine, comme le rvlent les observations ralises laide de
colorant. Il faut donc rcuser la thse de Haller qui rattachait tous ces phnomnes la
seule irritabilit du cur rgissant le systme vasculaire58. Chez nombre de plantes et
danimaux, voire chez les animaux pourvus de cur, eu gard aux processus proprement
nutritifs, vivre et crotre renvoient des forces vitales dun autre ordre, aptes
promouvoir et accomplir de telles pulsions59. Do une interprtation de la nutrition
tissulaire qui recourt la conjonction de deux forces : 1) dans les vaisseaux appropris,
une force capable de diriger les fluides quils contiennent vers leur mission; 2) dans les
tissus qui sen nourrissent, une rceptivit particulire lgard de ces fluides et une
forme particulire dattraction et de capacit assimilatrice pour les composantes qui leur
sont homognes60. Lessence et le mode daction de ces forces sinfrerait par analogie
des donnes disponibles.
Concernant la premire force en jeu dans la nutrition, celle de direction des fluides
internes, lon peut voquer lanalogie du mouvement pristaltique des diverses parties du
tube digestif, comme aussi le pouvoir dploy dans les ramifications de la veine porte ou
du systme veineux placentaire61. Mais le principal argument proviendrait du
prolongement des vaisseaux par la matire scrte qui prendrait, en se solidifiant, la
forme de fibres orientes de faon similaire celles des canaux de provenance62. Les
exemples voqus rappellent ici la formation des cils et des sourcils, ainsi que la
formation distincte de la partie osseuse et de lmail des dents par des scrtions
diversement orientes. De la formation de lmail, se rapproche celle de lpiderme. Une
ressemblance de fonctions se trouve associe une ressemblance de modes de gnration
58 Ibid., 6, p. 10-11. 59 Voir Ibid., 7, p. 11: Also giebt es unzhlige organisirte Geschpfe die ohne alles Herz leben und wachsen : und bey den mit einem Herzen versehenen Thieren wieder unzhlige Gefe die auerhalb des Wrkungskreises jener Triebfeder liegen, und folglich so wie alle Gefe der weibltigen Thiere und des Pfanzenreichs durch andre Lebenskrfte in den stand gesetzt seyn mssen, ihre forttreibenden und nlichen Geschfte zu vollziehen . 60 Ibid., 8, p. 11-12. 61 Ibid., 9, p. 12. 62 Ibid., 10, p. 12-13.
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des structures organiques. Lanalogie porte donc en particulier sur lorganisation qui
sassimile et se diffrencie suivant la spcialisation des microstructures mettrices. Mais
les considrations analogiques prennent toute leur force lorsquon rapproche les
squences de la nutrition de celles de la reproduction63. Les processus de la nutrition
associent lorientation des processus scrteurs dans les vaisseaux nourriciers et
lorganisation correspondante des parties issues de la nutrition par solidification des
humeurs scrtes. Ainsi observe-t-on que lpiderme se reconstitue de faon diffrente
suivant que les structures vasculaires du derme sont intactes, ou quelles sont lses ou
dtruites. Dans ce dernier cas, la cicatrisation traduit des pertes dadhrence et la
formation de cals qui divergent dune reconstitution des organisations normales
pralables. Blumenbach y voit la preuve quune force vitale propre aux vaisseaux
nourriciers oriente et ordonne les processus de nutrition dans le sens dune organisation
structurale et fonctionnelle particulire : celle-ci reflterait la convergence requise des
principes defficience physico-mcanique pour lobtention dun tel rsultat.
La seconde force en jeu dans la nutrition est celle qui structure les tissus de
lorgane par attraction ou affinit de parties homognes la forme particulire
dorganisation de ces tissus. Ici les termes dattraction et daffinit nexplicitent pas le
systme causal sous-jacent, mais signifiant seulement une classe de faits avrs. Quon
appelle [cette force] un pouvoir dattraction, une sorte daffinit, ou de quelque autre
faon quon lentende, il suffit que la chose apparaisse incontestable 64. Certains
phnomnes se prtent cette interprtation : par exemple, les exsudations sreuses dans
la coagulation sanguine et surtout les scrtions de lymphe plastique dans les
inflammations. Lexsudation de texture glatineuse peut alors prendre peu peu la
consistance et lorganisation dun tissu cellulaire, et dans celui-ci peuvent se former de
nouveaux vaisseaux sanguins et leurs structures connexes, comme cela se produit dans
certains cas de ftus (conceptus) abdominal. Se rattache aussi la mme force la
63 Voir Ibid., 11 p. 13 : Was hier von der bestimmten Richtung der Endungen an den ernhrenden Gefaen und der davon abhngenden Regelmigkeit in der Textur des nachher aus dem ergonen Safte verhrtenden Theils gesagt worden, erhlt durch die Vergleichung mit Reproductions-Phnomene ein merkliches Gewicht . 64 Voir Ibid., 12, p. 14 : Nenne man das ein Anziehungsvermgen, eine Art Affinitt, oder wie man sonst will, genug die Sache scheint unleugbar .
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capacit des tissus solidifis dabsorber des substances htrognes vhicules par le flux
sanguin : le cas voqu est celui de la teinture de la moelle osseuse par la garance.
Blumenbach tire occasion de cette analyse des phnomnes de nutrition tissulaire
pour aborder la question de la pluralit des forces vitales selon le modle quil propose.
Sagit-il dautant de forces vitales intrinsquement distinctes ou plutt de diverses
modifications dun mme force ?65 Sa prfrence va la reconnaissance de la pluralit,
voire de la multiplicit des principes dynamiques. lencontre dune tendance
spculative la simplification artificielle, il semble favoriser ladmission dunits de
force vitale disperses dans la matire organique et susceptibles dintgrer leurs actions
suivant un dessein fonctionnel plus global. Il se contente alors de prsenter ces forces
particulires comme des moyens au service de la vritable force essentielle (vis
essentialis), non plus celle que concevait Caspar Friedrich Wolff, mais celle que constitue
le Bildungstrieb rattach ses effets fonctionnels constants66. Ce statut pistmologique
est celui qui sapplique toute force vitale, y compris celle dont dpend la scrtion des
humeurs au-del du rseau vasculaire, processus de base de la nutrition des tissus. Ce
mme statut sappliquerait dans leur ordre aux forces gnrales de la matire non vivante.
Ce qui se situe au-del de toute explication possible, cest la nature des diverses forces
comme causes des lois qui en expriment lefficace, notamment lorsque cette efficace
englobe des projets dorganisation fonctionnelle : ces projets concernent les diverses
parties et oprations du vivant dans leurs rapports mutuels, depuis la premire formation
des organismes, jusqu laccomplissement final de leurs structures et de leurs fonctions
spcialises. La force essentielle peut reprsenter de faon gnrique les effets
dassimilation et de scrtion de substances organiques dans le cadre dune construction 65 Voir Ibid., 13, p. 14 : Ob diese verschiednen Krfte deren ich bisher gedacht habe fr eben so viele besondere eigne Gattungen oder aber blos fr Modificationen einer und eben derselben Lebenskraft genommen werden men, will ich zwar nicht zuentscheiden mir anmaen . 66 P. McLaughlin, Blumenbach und der Bildungstrieb , op. cit., pp. 364-366, nous rappelle que la vis essentialis de Wolff se prsentait comme une force appartenant lordre mcanique gnral de la Nature et susceptible de former des structures organiques partir de matires inorganiques; laction de cette force sanalyserait ultimement en processus physicochimiques dus des affinits spcifiques. Par contraste, le Bildungstrieb apparatrait comme une force exclusivement vitale, qui ne se dploierait que dans une matire elle-mme dote de proprits organiques. Si tel pourrait tre le fondement ontologique rductionniste de la vis essentialis wolffienne, assimile une proprit mcanique spciale de la matire en gnral, il nest pas sr, notre avis, que lanalyse des squences deffets rsultant de laction de cette force ne caractrisent pas un ordre spcifique de fonctionnement vital, ce qui donnerait quelque crdit la r-interprtation non rductionniste que Blumenbach tend en donner dans le mmoire Ueber die Nutritionskraft.
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progressive des organismes vivants; elle dsigne surtout, selon Blumenbach, la forme de
processus physicochimiques spciaux, propres la matire organise, qui constituent des
conditions ncessaires, mais non suffisantes de la formation et de la conservation de
lorganisme. Le physiologiste doit recourir en sus lhypothse dune disposition
dynamique apte reprsenter les effets de Bildung que les modalits diverses
dassimilation-dsassimilation organiques contribuent raliser. Tout se passe comme si
de tels effets fonctionnels dpendaient dune orientation programme des mouvements en
lesquels se traduit la vis essentialis prsume. Cette orientation programme est celle que
signifie le pouvoir organogntique du Bildungstrieb, lui-mme source des forces vitales
qui assurent leur tour des fonctions organiques spcifiques. Comme le rvle le trait
Ueber den Bildunstrieb, la force essentielle comme agent des processus dassimilation-
dsassimilation spcifiques la matire vivante est subordonn au systme des forces
vitales qui assurent la coordination, lintgration et le dploiement fonctionnel de tous les
processus organiques suivant la forme du type dorganisme raliser. Dans ces
conditions, la vis essentialis, linstar de toutes les forces se dployant dans le corps
organis et servant de causes efficientes des oprations du vivant, se prsente comme un
rquisit du Bildungstrieb et du systme de forces vitales qui en dcoule :
Selon lui [Wolff], sa vis essentialis nest que cette force par laquelle la substance nutritive est impulse dans la plante ou dans le jeune animal. Elle nest donc par consquent quun rquisit pour le Bildungstrieb, mais certes non le Bildungstrieb mme. Car cette vis essentialis par laquelle les humeurs nutritives sont fournies la plante, se manifeste tout aussi bien par la croissance des difformits les moins organises, les plus contre nature chez les plantes (sur les troncs darbre, etc.) l o aucun Bildungstrieb nimpose sa dtermination. Et tel le cas chez les avortons, etc. Rciproquement, la vis essentialis peut tre trs faible dans des corps organiss mal nourris sans porter prjudice pour autant laction propre du Bildungstrieb, etc.67
Si la thorie de lorganisation vitale, chez Blumenbach, donne lieu une conception des
variations de types spcifiques articule la notion de Bildungstrieb, il faut se reprsenter 67 J.F. Blumenbach, Ueber den Bildungstrieb, pp. 40-41 : Ihm ist seine vis essentialis blos diejenige Kraft, wodurch der Nahrungsstoff in des Pflanze oder in das junge Thier getrieben wird. Die ist folglich zwar ein Requisit zum Bildungstrieb aber bey weitem nicht der Bildungstrieb selbst. Denn jene vis essentialis wodurch die Nahrungssfte in die Pflanze gebracht werden, zeigt sich auch bey den unfrmlichsten, widernatrlischsten, wuchernden Auswchsen der Gewchse, (an Baumstmmen, etc.) wo gar kein bestimmter Bildungstrieb statt hat. Eben so bey Mondklbern etc. Umgekehrt kan die vis essentialis bey schlecht ernhrten organischen Krpern sehr schwach seyn, dem eigentlichen Bildungstrieb brigens unbeschadet u. s. w.
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que la source profonde de cette thorie rside dans le modle des forces vitales quelle
implique. Et ce modle conjugue, comme notre avis Kant la compris, le principe
physicomcanique et le mode purement tlologique dexpliquer la Nature organise 68.
Lexplication causale des phnomnes physiologiques se construit en effet, dans
le cadre dune physique spciale , en prsumant quune sorte d ide rgulatrice
prside la comprhension des dispositifs et des processus, comme totalit de squences
causales lmentaires. Cette ide rgulatrice est celle de lagencement intgr des
parties (structures et oprations) en vue dassurer et de maintenir les fonctions