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Blumenbach et la théorie des forces vitales François Duchesneau (Université de Montréal) Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) a souvent été considéré comme l’initiateur du vitalisme en Allemagne à la fin du XVIII e siècle. Cette interprétation repose pour l’essentiel sur le fait que le célèbre professeur de médecine à l’Université de Göttingen, formé dans la physiologie hallérienne, est réputé avoir subverti les vues de Haller sur les propriétés physiologiques, inhérentes aux structures et aux microstructures organiques, en les greffant à une hypothèse de formation de l’organisme par épigenèse et à une théorie des forces vitales. Le Bildungstrieb, le nisus formativus – principal concept inventé par Blumenbach – désigne non seulement un principe vital d’auto-construction organique, mais fournit aussi la raison suffisante des forces vitales qui en découlent et qui exercent leur action dans les divers organes : par ce biais, le Bildungstrieb fournirait la clé explicative des diverses fonctions de l’organisme vivant 1 . Le recours à ce principe vital hégémonique et aux forces vitales qui en découlent signifie-t-il l’impossibilité d’expliquer mécaniquement les processus par lesquels les organismes se forment, se conservent, se réparent et se reproduisent ? Traduit-il la nécessité de construire l’explication des organismes vivants et de leurs opérations en faisant appel à des concepts téléologiques ? Ou bien, les concepts de force vitale servent-ils une simple fonction de suppléance par rapport à des mécanismes présumés ? Évoquent-ils des principes d’organisation vitale qui, en principe, se réduiraient à des séquences causalement ordonnées de mécanismes ? Ces questions pointent en direction de la détermination d’une variante de vitalisme. Celle-ci représente une méthodologie particulière de recherche et d’explication scientifique. Pour en traiter, le retour s’impose à la théorie de l’épigenèse 1 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumières. Empirisme, modèles et théories, La Haye, M. Nijhoff, 1982, pp. 340-360; F. Duchesneau, « Vitalism in late eighteenth century physiology : the cases of Barthez, Blumenbach, and J. Hunter », in : W.B. Bynum & R.S. Porter (Eds.), William Hunter and the Eighteenth Century Medical World, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, pp. 259-295.

Duchesneau_Blumenbach Et La Théorie Des Forces Vitales

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  • Blumenbach et la thorie des forces vitales

    Franois Duchesneau (Universit de Montral)

    Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) a souvent t considr comme

    linitiateur du vitalisme en Allemagne la fin du XVIIIe sicle. Cette interprtation repose

    pour lessentiel sur le fait que le clbre professeur de mdecine lUniversit de

    Gttingen, form dans la physiologie hallrienne, est rput avoir subverti les vues de

    Haller sur les proprits physiologiques, inhrentes aux structures et aux microstructures

    organiques, en les greffant une hypothse de formation de lorganisme par pigense et

    une thorie des forces vitales. Le Bildungstrieb, le nisus formativus principal concept

    invent par Blumenbach dsigne non seulement un principe vital dauto-construction

    organique, mais fournit aussi la raison suffisante des forces vitales qui en dcoulent et qui

    exercent leur action dans les divers organes : par ce biais, le Bildungstrieb fournirait la

    cl explicative des diverses fonctions de lorganisme vivant1. Le recours ce principe

    vital hgmonique et aux forces vitales qui en dcoulent signifie-t-il limpossibilit

    dexpliquer mcaniquement les processus par lesquels les organismes se forment, se

    conservent, se rparent et se reproduisent ? Traduit-il la ncessit de construire

    lexplication des organismes vivants et de leurs oprations en faisant appel des concepts

    tlologiques ? Ou bien, les concepts de force vitale servent-ils une simple fonction de

    supplance par rapport des mcanismes prsums ? voquent-ils des principes

    dorganisation vitale qui, en principe, se rduiraient des squences causalement

    ordonnes de mcanismes ? Ces questions pointent en direction de la dtermination dune

    variante de vitalisme. Celle-ci reprsente une mthodologie particulire de recherche et

    dexplication scientifique. Pour en traiter, le retour simpose la thorie de lpigense

    1 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires. Empirisme, modles et thories, La Haye, M. Nijhoff, 1982, pp. 340-360; F. Duchesneau, Vitalism in late eighteenth century physiology : the cases of Barthez, Blumenbach, and J. Hunter , in : W.B. Bynum & R.S. Porter (Eds.), William Hunter and the Eighteenth Century Medical World, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, pp. 259-295.

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    que Blumenbach a dveloppe dans Ueber den Bildungstrieb (premire dition en 1781;

    seconde et troisime dition en 1789 et 1791) et dans des crits connexes, telles les De

    nisu formativo et generationis negotio nuper observationes (1787). Cette doctrine ne

    saurait toutefois se comprendre sans quon la resitue dans le cadre de la thorie des forces

    vitales quillustrent les Institutiones physiologi (premire dition en 1787), et les

    versions postrieures du Handbuch der Naturgeschichte (premire dition en 1779-1780).

    En outre, dans les versions postrieures du mmoire De generis humani varietate nativa

    (premire dition 1776), Blumenbach a transpos le Bildungstrieb et les forces vitales, du

    devenir des organismes individuels celui des espces, comme phylums dorganismes

    apparents, aptes la variation. Ainsi slargit le contexte thorique o se profile ce que

    lon peut tenir pour une figure ou un style majeur du vitalisme.

    1. pigense et Bildungstrieb

    Causa latet, vis est notissima. Paraphrasant Ovide, cest par cette formule que

    Blumenbach rattache sa conception du Bildungstrieb au modle des inconnues

    explicatives newtoniennes. Comme lattraction, le nisus formativus dsigne un pouvoir

    naturel, une force dont la dtermination rside dans les effets empiriques constants qui

    sy rattachent, alors mme que la cause en reste cache, linstar des qualits

    occultes 2. Ce qui dlimite le champ de phnomnes dont le nisus fournirait la raison

    suffisante, cest une squence des phnomnes pigntiques entre lamorphisme de la

    matire organique de dpart et larchitecture fonctionnelle de lorganisme rsultant. Au

    nisus se trouvent rattachs les phnomnes de la gnration proprement dite, mais aussi

    ceux de la croissance, de la nutrition et de la reproduction3. Cette force vitale exprime la

    constance et la gnralit des processus de structuration organique tels que lexprience

    les rvle.

    2 J.F. Blumenbach, ber den Bildungstrieb, Gttingen, bey Johann Christian Dieterich, 1791, p. 33. 3 Ibid., p. 32 : Ein Trieb, der folglich zu den Lebenskrften gehrt, der aber eben so deutlich von den brigen Arten der Lebenskraft der organisirten Krper (der Contractilitt, Irritabilitt, Sensilitt etc) als von den allgemeinen physischen Krften der Krper berhaupt, verschieden ist; der die erste wichtigste Kraft zu aller Zeugung, Ernhrung, und Reproduction zu seyn scheint, und den man um ihn von andern Lebenskrften zu unterscheiden, mit dem Namen des Bildungstriebes (nisus formativus) bezeichnen kan .

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    [Depuis mon adhsion premire la position de Haller], explique Blumenbach, je me suis chaque jour de plus en plus convaincu quil est dans tous les corps organiques une force particulire aussi ancienne et aussi durable queux, en vertu de laquelle ils revtent par la Gnration, la forme qui leur convient, la conservent par la Nutrition, et si elle est altre, la rparent autant que possible par la Reproduction. Pour la distinguer des autres forces vitales, je lai appele force de Formation. Jai ainsi dsign dune manire abstraite, non la cause des phnomnes dont je voulois donner une ide, mais leffet soutenu de leur dure et de leur universalit. Nous employons peu prs de la mme manire les termes dattraction ou de gravitation, pour exprimer des forces dont les causes sont encore ensvelies dans les plus profondes tnbres4.

    Pour tablir lordre spcifique des phnomnes gnratifs, Blumenbach suit deux

    voies. Lune consiste reprer la squence des phnomnes rsultant du mlange des

    liqueurs sminales : savoir laccession de leurs composantes organiques un degr de

    maturit permettant lmergence du Bildungstrieb, puis la formation dembryons et

    denveloppes soumis une structuration progressive. Suivant lautre voie, plus

    analogique, Blumenbach entend montrer que la force gnrative et formative se situe

    dans le prolongement de dispositions lorganisation propres aux tre inanims de la

    nature et que lon explique sans recourir la prexistence de germes. Blumenbach

    mentionne, par exemple, les formes dtermines des nuages (tudis par Meister) et

    celles des phnomnes induits par la polarit du fluide lectrique (selon les observations

    de Georg Christoph Lichtenberg); il mentionne plus particulirement larbre de Diane,

    que Maupertuis avait compar aux structures organiques, ainsi que dautres processus

    analogues de cristallisation mtallique. Ces exemples indiquent que la tendance la

    structuration harmonique est inscrite dans lordre naturel. Si le nisus appartient en propre

    des configurations organiques, il prolonge une propension lorganisation qui saffiche

    dans toute ltendue des phnomnes physiques 5. Toutefois, les phnomnes de la

    4 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, trad. du latin et augmentes de notes par J. Fr. Pugnet, Lyon, chez J. T. Reymann et Cie, 1797. Section 45e. De la Force de formation, 59l, pp. 299-300. 5 Voir J.F. Blumenbach, De nisu formativo et generationis negotio nuper observationes, Gotting, apud J.C. Dieterich, 1787, pp. xi-xii : Etiamsi enim facile largiamur ingens adhuc intercedere discrimen haecce inter mineralia et organica e contrario corpora : ex eo tamen capite ad nostram quam agimus disquisitionem utilia esse possunt, quod determinatarum formarum exempla exhibent, in quibus de germinibus eiusdem formae prexistentibus, neminem serio res agentem cogitare quidem licet; idque eo minus cum idem aurichalcum, ex iisdem quibus constat metallis, pro diverso parandi modo diversas quoque et toto clo ab se invicem differentes crystallorum formas exhibeat; id quod primo statim intuitu comparando eam quam diximus speciem cum altera quam Stck-Messing vocant, apparet . Voir aussi ber den Bildungstrieb, 3. Abschnitt. Erfahrungen zum Erweis des Bildungstriebes, pp. 81-82 : cas de largent natif dans une matrice de quartz (Farnkrautsilber); cas de la texture du bronze bris aprs une premire fusion. Blumenbach indique clairement des traces dun pouvoir formateur dans les corps inorganiques, bey weiten nicht vom

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    nutrition tissulaire, sils manifestent lintervention dune telle propension, prouveraient

    de fait la spcificit de lordre gnratif par rapport tout mode de formation

    inorganique6.

    Les thses de Blumenbach sur la nutrition sont celles quexposent par exemple les

    Institutiones physiologi. Blumenbach y avance lide que les parties solides de

    lorganisme qui ont la nutrition en partage, ont toutes, corrlativement et des degrs

    divers, la facult de se reproduire. Au degr le plus bas, il sagit du simple maintien de

    lintgrit organique travers le changement continu et imperceptible des parties

    intgrantes; au degr le plus lev, il sagit de la reconstitution des parties lses ou

    dtruites en leur structure mme : ce quillustre par exemple la rgnration des os

    suivant diverses modalits7. Partant du principe que la lymphe est la matire nutritive

    dont se forment ou se reforment les structures organiques, dans les organismes adultes

    comme dans les organismes en tat de croissance, Blumenbach distingue deux types de

    forces produisant lpanchement du fluide dans les tissus et leur assimilation aux diverses

    formes de parenchymes : dune part, les lois de laffinit, qui rapprochent des parties

    similaires les lments de mme nature ; dautre part, cet effort de formation, qui, en

    faisant nos parties une juste application de la matire lmentaire dont elles ont besoin,

    arrte la configuration prcise que les molcules de cette matire doivent prendre 8.

    Cette confluence de forces sexplique ainsi : une disposition architectonique

    fondamentale dtermine la structuration ou la restructuration organique; partir de cette

    structure dtermine, sexercent des forces dassimilation qui relvent proprement dune

    mcanique vitale complexe et tel est, par exemple, le statut driv que Blumenbach reconnat la vis essentialis par laquelle Caspar Friedrich Wolff expliquait lpigense

    dans sa Theoria generationis (1759) et dans sa Theorie der Generation (1764)9. Lacte

    architectonique est celui qui dtermine lavnement de tel ou tel parenchyme spcifique,

    Bildungstriebe (nisus formativus) in dem Sinne den dieses Wort in der gegenwrtigen Untersuchung bezeichnet, denn der ist eine Lebenskraft und folglich als solche in der unbelebten Schpfung nicht denkbar [...] (p. 80). 6 Caspar Friedrich Wolff avait entran la discussion avec Blumenbach sur ce terrain : do lessai de Blumenbach, Ueber die Nutritionskrafl (1789) pour le concours de lAcadmie de Saint-Ptersbourg. 7 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, Section Trente-sixime. De la Nutrition, 459, p. 232. 8 Voir Ibid., 463, p. 234. 9 Voir F. Duchesneau, Essential force and formative force : models for epigenesis in the 18th century , in : B. Feltz, M. Crommelinck & P. Goujon (Eds.), Self-Organization and Emergence in Life Sciences, Dordrecht, Springer, 2006, pp. 171-186.

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    sorte de base constante pour lopration ultrieure de nutrition; et celle-ci saccomplit en

    fonction des interstices du tissu cellulaire et des forces daffinit qui sy manifestent10.

    Lorsquon a affaire des parenchymes constitus, complexes et spcialiss, la tendance

    la reproduction sy attnue, au point quils tendent ntre plus rgnrables.

    Je pense aussi, nous dit Blumenbach, et je le conclus de diffrentes expriences faites ce sujet, que chez lhomme et les autres animaux sang chaud, cette force reproductive nexiste dans presquaucune des parties solides et similaires, qui jouissent de la contractilit et dune autre espce de force vitale; cest--dire, ou de lirritabilit, ou de la sensibilit, ou de la vie propre11.

    Autrement dit, partir du moment o lactivit du nisus a produit une structuration

    donnant lieu lactivit de proprits fonctionnelles spcifiques, le nisus lui-mme cde

    le pas dans larchitectonique de lorganisme des modalits de conservation et

    dactivation des structures acquises. Cette situation est corrlative de lintgration

    fonctionnelle des structures dans lorganisme complexe. Cest ce concept de lunit

    architectonique des structures-fonctions intgrantes que Blumenbach fait intervenir dans

    ber den Bildungstrieb pour justifier lattnuation de la fonction reproductive dans les

    structures spcialises :

    Chez lhomme et dautres animaux sang chaud, le pouvoir de reproduction est beaucoup plus restreint, par suite de la grande diversit de matriaux entrant dans la composition de leur corps, de la diversit des forces vitales par lesquelles les diverses parties de leur substance sont animes et de linfluence rciproque par laquelle ces parties dpendent les unes des autres; le pouvoir de reproduction y est assurment beaucoup plus restreint que chez le polype cornes12.

    Par contraste, le Bildungstrieb tendra se manifester plus intensment dans les

    organisations relativement indiffrencies, ainsi que dans les phases premires de

    10 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, 461, p. 233 : Quelles que soient ces parties, elles ont pour base constante, un parenchyme toujours le mme. La seule modification quelles prouvent, leur vient pendant que la nutrition se fait, de la turgescence de leurs interstices celluleux, que pntre la lymphe plastique du sang; ou si la nutrition se fait mal ces mmes interstices ne recevant pas une assez grande quantit de cette humeur, saffaissent sur eux-mmes, et mentent (sic) lamaigrissement de la partie quils concourent former . 11 Voir Ibid., 460, p. 232; voir galement J.F. Blumenbach, Manuel dhistoire naturelle, trad. de lallemand par Soulange Artaud, Metz, Chez Collignon, An XI 1803, 19, I, pp. 35-36. 12 ber den Bildungstrieb. p. 98 (trad. par nous).

  • 6

    lembryogense, phases aboutissant des modalits de plus en plus complexes de

    combinaison des tissus cellulaire, fibreux et autres.

    En guise dexprience directe attestant les effets du nisus, Blumenbach se rfre

    au dveloppement et la reproduction de la conferva fontinalis et du polype cornes

    deau douce (polype de Trembley). Ce sont des structures translucides dont la croissance

    est suffisamment rapide pour quon en suive les phases morphogntiques de faon

    continue. Les tats observables dans la formation de telles structures ne permettent en

    rien de valider une supposition quelconque de formes prexistantes et sujettes un simple

    dploiement mcanique. Ainsi semble-t-il naturel de reconnatre que les organismes de ce

    type se forment par pigense :

    Quand cet animal [le polype] est sur le point davoir ses petits, une petite tumfaction se produit sur un seul point de son corps de substance si simple, et de cette petite enflure informe mais translucide, vont se former sous nos yeux dabord le corps cylindrique du jeune polype, puis ses cornes, models comme par des mains invisibles de la gele transparente granuleuse, mais au demeurant informe. Tout cela de grandeur assez considrable pour tre observ lil nu; ce fait associ toutes les autres circonstances dj mentionnes, il ne semble pas subsister la moindre raison de supposer quun germe organis prexistait l, qui se dvelopperait maintenant13.

    Cette conviction se trouve renforce lorsquon examine les mutilations avec

    reconstitution de la structure individuelle type. Selon Blumenbach, ces phnomnes de

    reproduction reprsentent la rptition partielle du processus gnrateur mme. La

    meilleure preuve de lexistence et de lactivit du nisus est en effet offerte par les cas o

    des segments reconstituent les membres qui ont t spars des parties concernes, o

    lon peut reconstituer un polype entier en accolant deux moitis dorganismes diffrents,

    lun vert, lautre brun, et o lon assiste, dans la rdintgration structurale, une pure et

    simple rutilisation des matriaux disponibles en fonction de la structure raliser, qui,

    elle, nest en rien rductible ces matriaux. Blumenbach infre de ses expriences que

    les organes rgnrs sont gnralement de taille plus restreinte que les originaux perdus.

    Il note aussi lattnuation, voire la cessation, du pouvoir rgnrateur dans le temps. Ces

    constats lui suggrent fortement que lexercice de la force rgnratrice dpend de la

    matire organique rassemble et disponible. Force propre la matire organique, le

    13 Ibid., p. 89 (trad. par nous).

  • 7

    Bildungstrieb est sujet extnuation suivant les conditions matrielles de son exercice.

    On peut certes supposer, la faon de Charles Bonnet, une pluralit de germes disperss

    dans les parties de lorganisme mutil, mais cette hypothse semble tout au moins

    inadquate expliquer dune part la fusion polypale, dautre part la recomposition

    fonctionnelle des organismes suivant les lacunes prcises combler aprs la mutilation. Il

    sagit de concilier la fois lide dune dtermination finale de la formation par modelage

    suivant la structure intgre accomplir et les faits dobservation qui semblent suggrer

    que le processus est une pigense rsultant de forces immanentes la matire organise.

    Dans ces conditions, la dmonstration tend insrer le projet mme de structuration

    organique dans la force responsable de lpigense. Ce projet constitue la dtermination

    essentielle de la force, sa forme en un sens aristotlicien ou plutt leibnizien. Do la

    diffrence fondamentale par rapport la vis essentialis de C.F. Wolff. Le Bildungstrieb

    est une force irrductible aux lments qui composent matriellement lorganisme, et

    cette force exerce un pouvoir dorganisation sui generis.

    Reste quil sagit dune conjecture dont la seule validit provient des donnes

    dobservation auxquelles elle sajuste et auxquelles elle fournit une raison suffisante aussi

    adquate que possible dans le cadre des hypothses disponibles :

    cause de la faiblesse humaine qui nous afflige tous, il arrive facilement que nous apportions une opinion toute faite une recherche particulire de ce type, o la premire et toute petite erreur commise peut nous carter de plus en plus du chemin de la vrit par progression constante, comme sil sagissait de lignes divergentes. Jestimai que je me prmunirais assez srement contre ce genre derreur pourvu que, faisant de nombreuses observations de divers genre, je les rapportasse cette question de la gnration et que jexaminasse attentivement si toutes et chacune conspiraient de faon correspondre lune ou lautre thorie explicative de la gnration14.

    Il est ais de cerner les phnomnes conspirants auxquels Blumenbach rfre la

    dmonstration du Bildungstrieb. Outre les observations directes sur le processus

    pigntique chez les conferves et les polypes, il sagit de productions de membranes, os

    et vaisseaux anormaux, que lon ne peut par consquent attribuer des germes

    prexistants et qui cependant manifestent une activit de combinaison organique de

    parties intgres. En plus du cas mentionn des os wormiens qui remplissent lcartement

    14 J.F. Blumenbach, De nisu formativo, p. ix (trad. par nous).

  • 8

    des fontanelles dans les affections dhydrocphalie interne, les exemples les plus

    significatifs, selon Blumenbach, sont les dveloppements de structures typiques dans des

    parties de lorganisme qui en sont normalement dpourvues (cas de longle qui se

    dveloppe sur le moignon dun doigt)15, ou ceux de pseudo-membranes dans des cas

    pathologiques, y compris les membranes de ftus extra-utrins. Dans les ossifications

    contre nature, qui servent de modle lexplication, on ne peut supposer quil y ait

    prdtermination structurale dun dveloppement qui est strictement contingent, mais il

    faut admettre lquivalent dun dessein de conservation fonctionnelle dans la structure

    issue du dveloppement accidentel et anormal : ces phnomnes requirent une force de

    formation sui generis, correspondant une sorte de dessein de compensation

    fonctionnelle16.

    Un autre ordre de faits voqus peut servir tayer des vues similaires : il sagit

    de la formation des monstres (partus monstruosi) et des divers phnomnes

    dhybridation. Lorsquil traite de la formation de monstres, Blumenbach exploite

    lexemple des porcs domestiques par contraste aux espces sauvages analogues

    (sangliers, notamment). Il remarque laptitude lanomalie, infiniment plus rpandue

    sous les conditions de la domestication. Selon largument prformationniste, il apparat

    incomprhensible que des germes aient t prdtermins lanomalie de faon se

    manifester dans les circonstances contingentes de la domestication. Mais, ct de cet

    argument, il y a celui plus intressant selon lequel des principes de formation et de

    dtermination fonctionnelle dorganismes vivants sont susceptibles de sexercer

    diffremment, dans des circonstances changeantes, en produisant des structures plus ou

    moins adaptes. Cette forme dadaptation, en un sens videmment non darwinien,

    suggre le bien-fond dun pouvoir de production archtypale, modifiable dans ses effets

    suivant les circonstances : Combien facilement le nisus formativus, comme dautres

    forces de lconomie animale, peut galement tre modifi par une modification du genre

    de vie telle que ltat domestique le suppose, cela ne semble rien impliquer dimprobable 15 Voir J.F. Blumenbach, ber den Bildungstrieb. p. 99. 16 Voir J.F. Blumenbach, De nisu formativo. p. xviii : Ni graviter enim fallor, in iis calvariis eiusmodi ossicula et maxima et numerosissima deprehendere mihi videor, quae hydrocephalo interno, vulgatiore sane morbo infantili ac vulgo creditur, obnoxia fuerunt; quod quidem hydropis genus ut in universum vehementia valde discrepat, ita maxime mitiores et leviores eius gradus multimode variare videntur : et spe quidem sanabiles natur medicatricis ope, qu huic malo, ossiculorum de quibus iam sermo est, generatione occurrere, et ita calvari distent turpitur hiantia interstitia explere et claudere nititur .

  • 9

    ni de difficile 17. Blumenbach suppose volontiers la ritration avec variation des

    processus gnratifs dans une srie donne et la mutation plus grande des forces

    architectoniques garantes du type dans telles ou telles circonstances dtermines. La

    limite de cette mutabilit des principes est atteste par la relative impossibilit dobtenir

    des hybrides fconds et reproducteurs, mais surtout par le principe dune conomie

    interne, dune harmonie relative des composantes formant les types :

    lexamen, on constate facilement que la figure organique impartie nimporte quel genre de corps organiques, particulirement les corps anims, est celle qui rpond avec prcision son genre de vie, aux fonctions qui dpendent de cette figure et aux actions quelle aura subir18.

    Do une conservation relativement stricte de la structure des espces, que lon doit

    concevoir comme inscrite dans le Bildungstrieb comme raison suffisante adquate de la

    reproduction typique au fil des gnrations. Lorsque le mlange des deux semences

    provient dindividus despces diffrentes, le Bildungstrieb mergent produit un hybride,

    avec toutes les caractristiques fonctionnelles dun tel organisme. La force formative

    incarne dans ces conditions un projet de structuration la fois dtermin suivant lordre

    naturel, et contingent en raison des facteurs de variation ou daltration qui prvalent

    dans la production des effets organiques. Par ailleurs, comme concept explicatif, le

    Bildungstrieb reflte la fois lordre squentiel des dveloppements pigntiques et

    lordre fonctionnel des dispositifs organiques une fois raliss.

    2. La thorie des forces vitales

    La thorie physiologique selon Blumenbach prsente deux caractristiques

    significatives. Elle tient dune part au modle de la physiologie hallrienne et, par suite,

    une grande partie des analyses que ralise Blumenbach semble sinscrire dans une

    perspective de stricte corrlation entre les proprits physiologiques et les complexes

    organiques o elles se manifestent. Mais, par ailleurs, cette physiologie met en avant une

    17 Ibid., p. xxii (trad. par nous). 18 Ibid., p. xxx (trad. par nous).

  • 10

    pluralit de forces vitales particulires, formant par leur corrlation un systme

    dynamique, hirarchiquement ordonn et fonctionnellement intgr.

    En quoi le modle hallrien consistait-il ? La modalit propre de lexplication

    physiologique se rapporte ici linvention des proprits physiologiques . Le

    prototype nous en est fourni par Albrecht von Haller (1708-1777) dont Blumenbach

    recueillit lhritage mthodologique Gttingen, l prcisment o ce prototype tait

    devenu caractristique dune discipline dcole.

    Le modle de lorganisme dont Haller avait lui-mme hrit par lintermdiaire

    de son matre, Hermann Boerhaave, tait celui des petites machines juxtaposes et

    embotes, formant par leur intgration le vivant complexe : par suite, les oprations de

    ce vivant complexe devaient en principe sexpliquer mcaniquement par les dispositifs

    structuraux ainsi agencs auxquels devait sappliquer des lois similaires celles rgissant

    la nature inorganique. Haller conoit la physiologie comme une anatomie anime :

    prime abord, cette formule semble nous rabattre sur le modle de lorganisme comme

    machine de la nature; mais, en fait, une rvolution mthodologique et thorique est en

    marche. Haller conoit la physiologie comme une science des mouvements vitaux dans

    leur ralit propre. Ladquation des structures organiques intgres aux fonctions qui sy

    exercent lui apparat si complexe dmler quil propose de dterminer strictement par

    lobservation et lexprience les proprits dynamiques (forces) et les constantes

    fonctionnelles (processus) propres aux divers lments structuraux qui se combinent pour

    former les organes et les systmes. Sa mthode dobservation et dexprimentation

    autorise nanmoins des hypothses infres des donnes empiriques et contrles par

    elles, et ces hypothses font appel des transferts danalogies dun champ de

    lexprience lautre. Ainsi seraient jetes les bases indfiniment perfectibles des seules

    thories physiologiques lgitimes.

    Parmi les hypothses cls de la physiologie selon Haller, figure la composition

    fibrillaire de lorganisme. La fibre est pour le physiologiste ce quest la ligne pour le

    gomtre, savoir ce dont naissent toutes les figures 19. Cest llment dorganisation

    vitale qui entre dans la composition des diverses structures organiques; cet lment

    19 A. von Haller, Elementa physiologi corporis humani, Lausann, Sumptibus M.M. Bousquet & Sociorum (- F. Grasset : Bern, Sumptibus Societatis typographic, 1757-1766 I, p. 2 : Fibra enim physiologo id est, quod linea geometr, ex qua nempe figur omnes oriuntur .

  • 11

    dorganisation vitale se diffrencie suivant les proprits dynamiques sy rattachant, qui

    expriment la vitalit et dterminent les processus fonctionnels de niveau suprieur. Haller

    se refuse rduire les proprits fonctionnelles de la fibre lmentaire aux seules

    proprits physico-chimiques des parties matrielles qui la composent. Partant des

    donnes fournies par lanalyse des structures organiques et des processus qui sy

    droulent, il prfre supposer que ces units de structure vitale possdent des proprits

    spcifiques susceptibles de rendre compte des oprations vitales plus globales, comme les

    proprits dune unit de figure gomtrique, en se combinant aux proprits dautres

    units de figure, peuvent rendre compte des fonctions des structures complexes qui les

    intgrent. Dans lorganisme, cest cet lment, cette unit que se rattache la

    comprhension du rapport entre les fonctions organiques complexes dune part et les

    structures internes les plus infimes dautre part. Chez Haller, les paliers dintgration de

    lorganisme ne correspondent plus strictement lordre mcanique des petites machines

    juxtaposes et embotes, mais, compte tenu des micro-dispositifs fibrillaires et des

    proprits fonctionnelles spcifiques sy rattachant, le physiologiste tablira comment les

    membranes qui intgrent de tels dispositifs se composent et se combinent entre elles pour

    produire lagencement et les mouvements fonctionnels attribuables aux organes et aux

    systmes organiques.

    Les sries exemplaires dexpriences que Haller ralise lUniversit de

    Gttingen compter de 1746 et qui aboutissent en 1752 aux mmoires De partibus

    corporis humani sensilibus et irritabilibus visaient essentiellement une systmatisation

    des mouvements vitaux en relation aux structures organiques lmentaires et aux types de

    dispositifs dynamiques inhrents aux fibres qui les composent. La fibre irritable est celle

    qui, lorsquelle est physiquement stimule, se contracte par un mouvement spontan,

    irrductible la contractilit lastique. La fibre sensible est celle qui, stimule, transmet

    limpression de cette stimulation aux organes centraux de la sensibilit en y dterminant

    des effets qui se traduisent, leur tour, par des signes de douleur ou dincommodit. Sur

    ces proprits fonctionnelles des structures organiques de base, Haller exprimente

    systmatiquement en vue dtablir la typologie des parties respectivement dotes de ces

    dispositions dynamiques distinctes et lchelle dintensit qui sy rattache. Dans le mme

    temps o il accumule des donnes empiriques discriminantes sur les types de

  • 12

    constitutions organiques et sur les processus fonctionnels qui sy dploient, Haller

    sattache, en dpit dun scepticisme mthodologique avr, dgager la porte thorique

    de lanalyse de lirritabilit et de la sensibilit comme proprits vitales. Le concept

    dirritabilit fibrillaire sert alors fixer le caractre diffrentiel des structures de la vie

    organique, commencer par le muscle cardiaque, par rapport aux organes de la vie

    animale, qui rpondent surtout pour leur part aux stimulations affectant le rseau des

    fibres nerveuses. En dernier ressort, Haller est en mesure dtablir une loi de corrlation

    entre structure et fonction : La sensibilit est en mme raison que le nombre de nerfs et

    leur nudit : au lieu que lirritabilit est en gnral en raison du nombre des fibres

    exposes la cause irritante 20. Or cette double loi dpend non seulement des donnes

    dexprience rassembles et de leur classification, mais aussi de la distinction

    fonctionnelle de lagent de la sensibilit, responsable de lexcitation des fibres nerveuses

    en rseau intgr, par rapport aux agents plus dcentraliss des autres mouvements

    vitaux, intervenant isolment au sein des fibres de type musculaire. Haller ouvre ainsi la

    porte la distinction des diverses forces en jeu dans lorganisme et linterrogation sur le

    rapport de ces forces comme proprits la typologie des structures lmentaires formant

    la combinatoire organique. Haller brise en fait lhgmonie dun systme structuro-

    fonctionnel unitaire, reposant soit sur luniformit des processus attribuables toute la

    mcanique vitale, comme chez Boerhaave et Friedrich Hoffmann, soit sur la rgulation

    intgrale de la machine organique par un unique agent de type psychique, comme chez

    Georg Ernst Stahl.

    Si Haller adopte ainsi une conception dcentralise du fonctionnement organique

    qui repose sur les proprits physiologiques des diverses structures lmentaires, il est

    nanmoins embarrass lorsquil sagit de fixer le statut thorique de ces proprits

    fonctionnelles. Il les identifie certes, en leur appliquant lanalogie de la force

    newtonienne dattraction, par les effets observables qui en traduisent la prsence et la

    spcificit; mais, alors mme quil les prsente comme des forces inhrentes (vires

    insitae) aux units vivantes lmentaires que sont les fibres, il laisse en suspens leur

    statut de forces vitales, en laissant en quelque sorte flotter une prsomption invrifiable

    20 A. von Haller, Mmoires sur la nature sensible et irritable des parties du corps animal, Lausanne, M.M. Bousquet ( - S. DArnay), 1756-1760, IV, p. 92.

  • 13

    de rduction des dispositions internes particulires qui reprsenteraient une sorte de

    mcanisme organique : Un mouvement ne peut tre dans le corps humain, sans quil y

    ait des causes suffisantes dans la structure de la partie, et leffet ne saurait se dduire sans

    la cause 21. Les phnomnes que signifient lirritabilit et la sensibilit pourraient-ils

    donc ntre que la rsultante dagencements mcaniques spciaux, mais inatteignables,

    internes aux units de la combinatoire organique ? Haller soutient dune part

    lirrductibilit des proprits fonctionnelles du vivant comme autant de pouvoirs vitaux

    inhrents aux structures lmentaires de lorganisme; il suppose dautre part que la

    drivation ventuelle de ces proprits partir de leurs causes donnerait lieu, suivant une

    formule par nous suggre, une hypothse mcaniste spciale 22. Confront ce

    dilemme thorique quil estime ne pouvoir trancher par recours lexprience, Haller se

    maintient ultimement en suspens entre des positions que lon pourra ultrieurement

    rattacher une antinomie entre mcanisme et vitalisme dans lexplication des

    phnomnes vitaux.

    Lexplication fonctionnelle reposant sur lidentification de proprits

    physiologiques prsente une certaine ambigut. Expliquer les fonctions des organes et

    surtout des appareils regroupant fonctionnellement les organes revient en effet en

    21 Ibid., I, p. 297. 22 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires, p. 156 : [Chez Haller], la postulation [mcaniste] sous-entend que le phnomne de lirritabilit ne serait que la rsultante dun agencement mcanique spcial des parties lmentaires. Mais pas nimporte quel agencement mcanique : le caractre spcial de lagencement est affirm, en prenant en compte que les effets de lirritabilit sont htrognes par rapport aux phnomnes de llasticit et de la contractilit morte. La nature et lordre spcifique des phnomnes vitaux sont sauvegards dans le cadre dune hypothse mcaniste spciale . Notre interprtation a t depuis reprise par plusieurs historiens des sciences. Voir par exemple M.T. Monti, Congettura ed esperienza nella fisiologia di Haller. La riforma dellanatomia animata e il sistema della generazione, Firenze, Leo S. Olschki, 1990, p. 110 : Natura e ordine sono salvaguardati nel quadro di unipotesi che Duchesneau definisce con molta efficacia meccanicista speciale. Meccanicista (o meglio: micromeccanicista Duchesneau, Ibid., p. 234) perch la stretta connessione postulata tra struttura e funzione esclude archei fantasiosi o nature plastiche nella spiegazione dei dinamismi organici. Speciale, per la riconosciuta specificit che sussiste fra i diversi tipi di elementi strutturali, fra le vires (da questi innescati) e fra i rispettivi modelli dintegrazione . Voir aussi H. Steinke, Irritating Experiments. Hallers Concept and the European Controversy on Irritability and Sensibility 1750-90, Amsterdam / New York, Rodopi, 2005: The essential characteristics of Hallers concept, however, was neither the maintenance of the correlation between structure and function nor the division of the body into irritable and sensible parts but and this has always been stressed the postulation of a strict connection between specific structure and specific function. Franois Duchesneau has described this as a special mechanist hypothesis; mechanist because of the correlation between structure and function, special because of both their specificity, and hypothesis because the fibres which should account for the property were not experimentally accessible, they were only visible in their more compound formations as nervous and muscular filaments .

  • 14

    dcomposer les structures suivant leurs lments morphologiques, cerner les actions et

    les pouvoirs spcifiques ces dispositifs lmentaires, puis prsumer que la

    combinaison des processus lmentaires suivant la combinaison des microstructures

    impliques peut fournir un quivalent des processus globaux que reprsentent les

    fonctions proprement dites. Cette dernire partie, conjecturale ou hypothtique, de la

    dmarche incite projeter sur les lments morphologiques et sur leurs proprits

    proprement organiques le pouvoir, la force de faire merger les combinaisons de parties

    organiques de complexit suprieures; corrlativement, les fonctions quaccomplit la

    machine de la nature en raison de sa composition organique, sont appeles rendre

    compte du rle causal des proprits physiologiques dans lensemble intgr que

    constitue lorganisme. Dans cette perspective, lexplication des fonctions pourra aisment

    prendre la forme dun recours des forces ou principes vitaux que symbolisent les

    proprits physiologiques, mais qui les dpassent par la figuration virtuelle des fonctions

    mergentes.

    Dans lanalyse quil proposait il y a quelques dcennies du vitalisme de

    Blumenbach, Thomas S. Hall soulignait quelques traits majeurs de la doctrine des forces

    vitales chez cet auteur :

    Our prime concern with Blumenbach is centered in his concept of vitality and of what he terms vital powers. He considered vitality more easily known than defined, [...] its effects [...] ascribable to peculiar powers only. He considered these powers (vires) not referable to physical, chemical, or mechanical properties, however important these properties may be to the economy of the body. Nor did he acknowledge them to be in any sense mental, although he saw them as interacting with mental faculties. On the issue of numbers whether vital powers are one or many Blumenbach preferred the latter alternative23.

    De fait, si les conceptions de Blumenbach se rattachent celles de Haller, Blumenbach

    tente nanmoins dlaborer un nouveau modle de lconomie particulire des forces

    vitales dans leur ordre. Le dcalage des deux types dapproche mthodologique et

    thorique se signale lattention. Dentre de jeu, les forces vitales se trouvent

    caractrises par les effets dynamiques qui surviennent dans les dispositifs organiques,

    impliquant solides et fluides. Les forces vitales sont de ce fait corrlatives des

    23 T.S. Hall, Ideas of Life and Matter, Chicago, University of Chicago Press, 1969, II, pp. 100-101.

  • 15

    proprits physiologiques de lorganisme et reprsentent les divers agents prsums

    des modifications et processus affectant ses structures et ses microstructures; mais, dans

    le mme temps, les forces vitales en interrelation les unes avec les autres sont comprises

    comme formant un ensemble fonctionnel intgr. Cest ce que traduit la dclaration

    principielle des Institutiones physiologi :

    Dans le corps humain vivant, dont les fonctions sont lobjet de la physiologie, il est trois choses considrer : les solides ou les parties contenantes, les fluides ou les humeurs qui y sont contenues; &, ce qui est beaucoup plus important, les forces vitales. Les forces vitales disposent les solides recevoir les fluides, les chasser loin deux, & excuter plusieurs autres mouvemens. On les retrouve dans les fluides eux-mmes, au moins dans certains; & si elles ne constituent pas lessence des corps organiss elles en sont lme. Quoique nous considrions sparment ces trois choses, & quelles soient rellement distinctes entrelles; le corps vivant les runit dune manire si intime, quil nest pas possible de les abstraire. [] Enfin, il nest pas une seule fibre dans le corps vivant, quelque dlie quon la suppose, qui soit totalement dpourvue de force vitale24.

    Dans cette perspective, Blumenbach nous fournit une thorie des forces vitales

    distingues suivant les actes fonctionnels qui leur correspondent : cette thorie comporte

    des dterminations qui outrepassent les limites de la stricte corrlation structure-fonction,

    telle quelle apparaissait au fondement de la physiologie de Haller. De cette thorie se

    trouvent exclues les proprits relevant de la nature inorganique, mme si elles sont

    appeles jouer un rle considrable dans le fonctionnement organique telle

    llasticit, qui constitue par ailleurs lune des grandes proprits de lconomie

    animale 25. Mais lon doit aussi en exclure les proprits de lme, alors mme quelles

    semblent contribuer produire certains mouvements dans le corps. Les forces vitales sont

    celles qui appartiennent exclusivement la matire organique dont nous sommes

    composs 26. Il sagit l dune restriction fondamentale et, en mme temps, dune

    affirmation de porte thorique, car les forces, tant vitales que mcaniques ou physico-

    mcaniques, se trouvent assignes comme proprits la seule sphre matrielle : il ne

    saurait tre question dattribuer quelque statut non matriel que ce soit aux forces de

    lordre naturel.

    24 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques. Section Premire. Du Corps humain vivant, en gnral, 1-2, pp. 1-2. 25 Ibid., Section Quatrime. Des Forces vitales en gnral, 42, p. 24. 26 Ibid., 42, p. 24.

  • 16

    partir de l, lon peut procder une diffrenciation en quelque sorte empirique

    des pouvoirs vitaux spcifiques : le premier est la contractilit ou force cellulaire qui

    rsidant dans le tissu cellulaire, [...] se dploie dans son domaine entier, et commande

    presque tout le corps 27. Le tissu dit cellulaire est ici le tissu conjonctif composant un

    grand nombre de parenchymes organiques : cest en quelque sorte, pour les

    physiologistes des Lumires mme avant le Trait des membranes (1800) et lAnatomie

    gnrale (1801) de Bichat, la matrice par excellence des formations membranaires. Dans

    lordre physiologique normal, ce principe de force contractile suscite les phnomnes que

    Stahl rapportait au motus tonicus : par exemple, les phnomnes dabsorption par les

    tissus, notamment celle de la lymphe comme lment nourricier, restaurateur et formateur

    des tissus28. Le deuxime pouvoir est lirritabilit au sens de Haller ou force musculaire :

    elle appartient en propre aux fibres musculaires et se caractrise par un mouvement

    doscillation et de tremblement particulier sous leffet de stimuli spcifiques. Puis, vient

    la sensibilit ou force nerveuse : ses effets sont, de rapporter au sensorium les

    impressions dont sont affects les organes dans lesquels elle existe 29; son sige est la

    moelle des nerfs. Blumenbach qualifie de forces communes, ces trois pouvoirs puisquon

    les retrouve dans toutes les parties qui prsentent la structure typique dont ils semblent

    dpendre. Mais l ne sarrte pas la typologie. Sous le nom de vie propre, Blumenbach

    identifie les forces en vertu desquelles seules certaines parties de notre corps

    remplissent les fonctions spciales dont la nature les a charges 30. Il ne faut pas

    confondre cette notion de vie propre avec celle que Bordeu avait forge pour

    caractriser le degr spcifique de sensibilit dvolu chaque organe31. La vie propre

    signifie ici la raison dtre dynamique (principe ou force), capable de rendre compte du

    rapport existant entre une opration fonctionnelle dtermine et une structure organique

    spcialise. Lopration dont il sagit parat correspondre lintgration ou la

    concertation de divers actes fonctionnels. Lidentification de telles forces se fait par

    27 Ibid., 43, p. 24; voir aussi 50, pp. 26-27 : Dj nous avons observ que, rsidente dans le tissu cellulaire, elle [la contractilit] tend son empire dans presque tout le corps humain , savoir dans tout ce qui tire sa formation de ce tissu : membranes, viscres et os mmes. 28 Ibid., 5l, p. 28. 29 Ibid., 45, p. 25. 30 Ibid., 47, p. 25. 31 Voir ce sujet F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires, pp. 362-384. Sur ce point, la thse de Bordeu serait reprise et considrablement dveloppe par Barthez.

  • 17

    diffrenciation des caractristiques formelles des parties concernes, tant en termes de

    structures que de fonctions :

    II ne rpugne certainement pas la saine raison dadmettre que des parties dont la structure, lorganisation & les usages forment une classe part, aient reu des forces particulires. Dun autre ct, des observations exactes nous ont fait apercevoir dans les viscres surtout, des forces quon ne peut attribuer, sous aucun rapport, linfluence des forces communes32.

    Les exemples fournis concernent les mouvements de liris, ceux des trompes de Fallope,

    ceux du placenta et de lutrus dans laccouchement, etc., mais aussi les squences de

    mouvements dans les cas de scrtion.

    propos des scrtions, Blumenbach claire la signification du terme vie

    propre en montrant dans le cas des diverses glandes que le mcanisme des

    secrtions combine des sries complexes de conditions structuro-fonctionnelles de faon

    telle que le processus rsultant semble rpondre un dessein dadaptation rgulatrice.

    Ainsi doit-on situer dans la construction profonde des organes scrteurs, cest--dire

    dans la dynamique de leur formation, les facteurs dterminants des processus de

    scrtion, soit quil sagisse de la distribution et de la direction des vaisseaux

    sanguins, soit quil sagisse de structures spcifiques des parenchymes qui en dcoulent.

    ces facteurs dorganisation intgre se conjuguent des facteurs de type fonctionnel.

    Ainsi les processus se caractrisent-ils par une absorption rgle et circulaire des liqueurs

    scrtes :

    Il faut encore admettre que le systme absorbant contribue beaucoup au mcanisme des scrtions. Cest lui qui aspire dans chaque viscre, et fait rentrer dans le torrent de la circulation lespce de liqueur analogue lhumeur que tel organe doit secrter : ainsi il absorbe la bile dans le foie, et le sperme dans les testicules. De l rsulte, pour chaque scrtion, un cercle perptuel de lhumeur qui en est la matire : ses lments puiss dans les organes o elle se dpose, sont ports la masse du sang; et le sang, en circulant, les reporte ces mmes organes, qui en vertu des lois de laffinit, sunissant avec ce qui leur est homogne, se les approprient de nouveau33.

    32 J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, 47, p. 25. 33 Ibid., Section Trente-septime. Des Scrtions, 476, pp. 240-241.

  • 18

    Dans certains cas, sajoutent dautres facteurs dintgration des processus : ainsi en est-il

    de la rgulation des flux sanguins parvenant aux organes scrtoires, par exemple celle du

    sang supposment charg de phlogistique fourni par la veine-porte et conditionnant les

    modalits de scrtion de la bile. Selon linterprtation de Blumenbach, le processus de

    ces diverses fonctions renvoie, par del les squences causales impliques, un principe

    capable dintgrer les oprations organiques de niveau infrieur en vue de leffet

    produire; ou plutt, les squences causales impliqus, que lon peut analyser en termes de

    microstructures et de mouvements organiques, forment un systme intgr tant du point

    de vue de lorganisation que du point des oprations : do lhypothse dune force vitale

    oprant dans et par lensemble des composantes du dispositif et constituant lexpression

    formelle des mcanismes organiques corrls34. Ainsi un parenchyme organique

    particulier correspond une force spcifique relevant dun ordre distinct de celui qui

    prvaut dans les lments de cette structure, distinct aussi des oprations vitales que lon

    peut rattacher ces lments et qui sexpliquent respectivement par rfrence la

    contractilit, lirritabilit et la sensibilit, elles-mmes proprits vitales irrductibles

    la seule analyse structurale.

    Le cinquime et dernier type de force est le Bildungstrieb :

    [Cette force de formation] est la cause efficiente de tout acte conservateur et reproducteur. Cest par elle que les matires gnratives et nutritives sont introduites dans des rservoirs favorables, quelles y sont convenablement labores, quelles y subissent les changements de forme ncessaires; enfin, quelles y sont commues en parties susceptibles ou de contractilit, ou dirritabilit ou de sensibilit, ou de vie propre35.

    Pouvoir de faonnement de matires organiques prexistantes, mergeant en quelque

    sorte de combinaisons appropries de ces matires, manifestant, dans lorganogense

    rsultante, lordre dun type donn dorganisme, cette force organisatrice dtermine son

    tour lmergence des forces vitales plus spcialises.

    La divergence par rapport la typologie des forces immanentes (vires insit) de

    Haller est considrable. La force cellulaire na pas dquivalent chez celui-ci, car elle

    34 Ibid., 475, p. 240 : II est au moins vraisemblable, et nous avons essay de ltablir ailleurs, que de mme que chaque organe a un parenchyme particulier, de mme il a une vie propre ou une force vitale distinctes de toutes les autres forces communes, de la contractilit, de lirritabilit, et de la sensibilit . 35 Ibid., 48, p. 26.

  • 19

    concerne un tissu lmentaire, alors que les proprits physiologiques hallriennes

    dcoulaient de structures complexes agrgeant ou combinant des dispositifs fibrillaires de

    types distincts. On aurait donc affaire une proprit fonctionnelle irrductible une

    combinatoire de structures. Or la force cellulaire exerce son emprise sur les processus

    gnriques de lorganogense36. Cette force lmentaire accomplit dans lorganisme une

    fonction rgulatrice gnrale, sans laquelle lexercice de fonctions plus spcialises ne

    saurait avoir lieu. Par ailleurs, la contractilit vitale fournit le prototype des forces vitales

    qui exercent leur fonction intgrative et prservatrice par del les structures dans

    lesquelles elles mergent et se manifestent.

    Cela vaut, semble-t-il, pour la rinterprtation des proprits hallriennes comme

    forces vitales. Prenons le cas de la sensibilit. Selon Haller, cette proprit tait

    structuralement dtermine par le rseau des fibres nerveuses aboutissant au cerveau,

    instrument du sensorium commune, et elle tait fonctionnellement identifie par

    limpression sensible perue, concomitante de la stimulation physique ou chimique de ces

    fibres; la stimulation des fibres nerveuses donnait alors lieu des effets moteurs dlibrs

    et ceux-ci pouvaient par la suite soprer mcaniquement et inconsciemment en vertu

    dune forme daccoutumance. Chez Blumenbach, la sensibilit devient une proprit

    sinscrivant dans lordre des processus physiologiques intgrs en tant que tels. Le

    rapport au sensorium est encore tenu pour fondamental, car le systme nerveux dans son

    ensemble remplit deux fonctions corrlatives : transmettre le mouvement aux diverses

    parties du corps, et distribuer le sentiment, cest--dire, [...] transmettre au sensorium

    les impressions sensibles dont les corps sont affects, pour y exciter une perception 37.

    Le concept de sensibilit implique des connotations distinctes de celles que lon trouvait

    chez Haller. Blumenbach accrdite en effet la thse selon laquelle une activit

    fonctionnelle de sensibilit peut sexercer indpendamment de lensemble des parties

    constituant le cerveau : certains mouvements peuvent en effet sengendrer et sinscrire

    dans une activit intgrative, rgie et rgule au seul niveau de la moelle pinire, voire

    celui de nerfs isols. Si Blumenbach a recueilli la leon de Robert Whytt sur les

    36 Voir Ibid., 43 : La premire, celle dont les effets sont plus tendus, et sur laquelle reposent en quelque sorte toutes les autres, est la contractilit . 37 Ibid., Section Seizime. Des fonctions du systme nerveux en gnral 214, p. 118.

  • 20

    rgulations spinales de la sensibilit et de la motricit38, il a par contre rduit lanimisme

    de ce dernier une thse organiciste, selon laquelle le fonctionnement de la sensibilit est

    strictement corrlatif de ltat des forces sexerant dans et par le dispositif nerveux.

    Lintgration du systme nerveux est certes corrlative de la complexit et du type de

    combinaison que ralisent les structures organiques : ainsi observe-t-on une hgmonie

    fonctionnelle diffrente des parties du systme nerveux suivant quil sagit danimaux

    sang chaud ou sang froid39. Mais lessentiel de la nouvelle notion de sensibilit tient

    ce quelle implique une fonction de ractivit proprement organique suivant les niveaux

    dintgration des parties auxquels on a affaire : Le sensorium ne reoit pas seulement

    [les] impressions, explique Blumenbach : il ragit et sur les nerfs qui les lui ont

    communiques, et sur plusieurs autres avec lesquels il se met aussitt en rapport 40. Il

    donne des exemples significatifs : la contraction ou la dilatation de liris suivant les

    stimuli lumineux affectant la rtine, les effets des motions ou de limagination sur les

    fonctions organiques, les sympathies entre organes suivant la configuration du rseau

    des nerfs, et surtout la rgulation observable de toutes les fonctions de lconomie

    animale. Conformment la notion de ractivit nerveuse intgre divers niveaux,

    Blumenbach semble prt endosser la thse de Johann Gottfried Zinn selon laquelle les

    ganglions et les plexus exerceraient vraisemblablement des fonctions de coordination et

    de corrlation entre les squences dactions et de ractions attribuables la sensibilit41.

    Mme si la thse reste ici imprcise et ne semble pas tenir compte des analyses de Johann

    August Unzer sur lactivit rflexe ganglionnaire, historiquement antrieures dune

    38 Sur la thorie de Whytt, voir G. Canguilhem, La Formation du concept de rflexe aux XVIIe et XVIIIe sicles, Paris, PUF, 1955, pp. 101-107; R.K. French, Robert Whytt : The Soul and Medicine, London, Wellcome Institute of the History of medicine, 1969; F. Duchesneau, La Physiologie des Lumires, pp. 192-201. 39 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, 213, pp. 117-118 : Pour nous, nous ne croyons mme pas que toute lnergie du systme nerveux appartienne uniquement lensemble des parties qui constituent le cerveau; nous sommes persuads quelle dpend aussi de la moelle pinire, que chaque nerf a son tat de forces propres, laide desquelles il peut mouvoir les masses charnues quil pntre, et que lun des usages de la gaine vasculeuse dont il est revtu, est dentretenir cet tat de forces. Nous avouerons cependant quil est une diffrence cet gard, surtout entre lhomme et les animaux sang froid, et que chez lui cest le cerveau qui a la principale influence. 40 lbid., 215, p. 118. 41 Ibid., 207-208, pp. 115-116.

  • 21

    quinzaine dannes42, lide dune sensibilit, fonction intgrative, se dgage nettement

    de lexpos des lnstitutiones physiologi. Cest en raison de cette fonction dintgration

    des processus nerveux que Blumenbach a prcisment recours un principe vital

    spcifique : la proprit de sensibilit a alors perdu son statut de simple vis insita que lon

    pourrait en principe driver du mode mme de composition des dispositifs organiques.

    Lanalyse de lirritabilit comme force vitale, et non plus comme proprit

    dtermine et spcifique dune structure, aboutirait des rsultats analogues. Signalons

    seulement que la section des Institutiones physiologi consacre aux Forces qui

    dterminent la circulation du sang dveloppe lide dune complmentarit des effets

    dynamiques dus lirritabilit dans les diverses parties du systme vasculaire. Les

    phnomnes dirritabilit prennent alors lallure de squences deffets traduisant des

    enchanements fonctionnels, ce que Blumenbach traduit par lide de forces vitales

    spcifiques que lon suppose dvolues aux parties des systmes circulatoire et

    lymphatique et dont les effets se conjugueraient. Do le caractre intgrateur de la

    fonction dirritabilit, reporte sur le principe, irrductible aux conditions structurales,

    qui en serait la raison suffisante43.

    Muni de cette thorie des forces vitales, Blumenbach envisage dtendre son

    modle de lordre et de lintgration des individualits organiques, de la physiologie la

    thorie des espces et de leurs variations.

    3. Types spcifiques et variations

    Dans son analyse du Handbuch der Naturgeschichte et des mmoires de

    Blumenbach relatifs la varit de lespce humaine, Phillip Sloan souligne juste titre

    que lauteur du De generis humani varietate nativa (1re dition : 1776) a adopt et

    soutenu la thse monogntique44. Blumenbach prsume que le type spcifique subit

    divers processus de dgnrescence et daltration suivant lincidence de facteurs

    42 Voir J. A. Unzer, Erste Grnde einer Physiologie der eigentlichen thierischen Natur thierischer Krper, Leipzig, Weidmanns, Erben und Reich, 1771; G. Canguilhem, La formation du concept de rflexe aux XVIIe et XVIIIe sicles, pp. 108-131. 43 Voir J.F. Blumenbach, Institutions physiologiques, Section Dixime, pp. 62 sq. 44 Phillip. R. Sloan, Buffon, German Biology, and the historical interpretation of biological species , British Journal for the History of Science, 12 (1979), p. 109-153.

  • 22

    externes. Mais, sil admet que le critre dinterfcondit est susceptible dassigner les

    limites de transformation du type ou des types originels, son critre didentification des

    diverses structures susceptibles de reproduction repose sur une caractrisation

    morphologique, plutt que gntique : loin dadopter un principe de descendance pour

    reconnatre la continuit des types travers la variation, cest la similarit dhabitus

    morphologique et physiologique qui joue le rle discriminant cet gard45. Pour lheure,

    Blumenbach fonde sa notion despce vivante, non directement sur linterfcondit, mais

    sur la similarit morphologique et fonctionnelle et sur le recours lanalogie entre degrs

    de variation affectant les divers types : ainsi la constitution de varits (Varietten)

    menant du sanglier au porc domestique permet de supposer un schma de dgnrescence

    partir dune race-souche (Stammrasse). Ce schma de dgnrescence dfinit les limites

    du pouvoir de transformation de lespce (Gattung) qui sexerce travers les variantes

    proprement individuelles et contingentes (Spielarten), et il permet de se figurer

    analogiquement le degr de variation qui a pu affecter lespce humaine46. Cest donc

    apparemment par recours au seul principe de lanalogie morpho-physiologique que doit

    se rsoudre la question de lunicit ou de la diversit des espces. Selon le De generis

    humani varietate nativa :

    Nous disons que des tres anims appartiennent une seule et mme espce, si et seulement si leur forme et leur habitus conviennent de telle sorte que les traits par lesquels ils diffrent ne peuvent tre apparus que par dgnrescence; nous qualifions par contre de diverses des espces dont la diffrence est si essentielle quelle ne pourrait sexpliquer par des sources connues de dgnrescence47.

    Comme Peter McLaughlin la soulign48, lordonnancement de la nature qui dtermine

    lappartenance spcifique et ses variations repose sur les paramtres de lhabitus. Celui-ci

    45 Selon cette position, Blumenbach rcuse les mthodes dites artificielles, telle celle de Linn, mais il dveloppe sa propre mthode naturelle sans lien, du moins sans lien immdiat avec la thse de la filiation par croisement et reproduction du type. Or cette thse qui constituait lhritage mthodologique de Buffon est prcisment celle que Kant et les Naturphilosophen intgreront leur conception du systme de la nature vivante. 9 P.R. Sloan, Ibid., p. 136, cite ce propos J. F. Blumenbach, Ueber Menschen-Rassen und Schweine-Rassen , Voigts Magasin fr das Neueste aus der Physik und Naturgeschichte, 6 (1789), pp. 6-7. 47 J.F. Blumenbach, De generationis humani varietate nativa, edition tertia, Gotting, Apud Vandenhoek & Ruprecht, 1785, 23, p. 66. 48 P. McLaughlin, Blumenbach und der Bildungstrieb , Medizinhistorisches Journal, 17 (1982), pp. 357-372.

  • 23

    se dcline certes suivant la similarit des traits structuraux et fonctionnels des organismes

    concerns, mais, un niveau plus profond, cette similarit phnomnale rsulte de

    similarits causales, qui tiennent lconomie des forces particulires sous-tendant la

    formation et le fonctionnement des individualits organiques. Au dbut de son Handbuch

    der Naturgeschichte, Blumenbach distingue en effet, parmi les corps naturels, ceux dont

    la formation rsulte dune chane continue dexistences successives dindividus

    semblables eux , dont la croissance sopre intrieurement par intussusception, et dont

    la structure est organise de faon permettre la nutrition et la reproduction de lespce.

    Il conclut alors quil faut que les organes requis cette fin soient pour cet effet anims

    par ce quon nomme les forces vitales 49. Il sagit, dans ces conditions, de se reprsenter

    lordre naturel comme lexpression de similarits et de diffrences dans la dynamique

    propre des units dorganisation que constituent les organismes originels, en tenant

    compte du fait que de nouvelles sries gnratives peuvent se former dans le temps50.

    Cette expression se trouve par ailleurs module suivant les facteurs du milieu externe qui

    interviennent aux diverses phases de lpigense et du dveloppement.

    Les causes daltration de lhabitus originel se rattachent la dynamique vitale

    selon laquelle tout corps vivant se dfinit par le jeu de forces corrlatives de susceptibilit

    aux stimuli et de ractivit. La dgnrescence provient donc ncessairement dune

    modification de cette dynamique vitale rpondant des dterminations diverses, tant

    exognes quendognes. Lconomie physiologique est rgie par les forces vitales

    spcifiques contractilit, irritabilit, sensibilit, vie propre actualisant les mouvements

    particuliers aux diverses structures, mais elle dpend dans sa constitution mme du

    Bildungstrieb : celui-ci dveloppe le corps vivant et impartit lembryon sa forme

    spcifique, immdiatement ou successivement, sous leffet de stimuli aptes provoquer

    la mtamorphose programme, mais dans une certaine mesure variable, des composs

    organiques originels.

    49 J.F. Blumenbach,, Manuel dhistoire naturelle, 2, I, p. 4. 50 Ibid., I, p. 3 note : [] car, dans la premire partie de mes observations pour servir lhistoire naturelle (Beytrge zur Naturgeschichte), jai avanc des faits qui rendent plus que vraisemblable que, mme dans la cration actuelle, il nat de nouvelles espces de corps organiss qui sont, pour ainsi dire, crs aprs-coup .

  • 24

    Blumenbach identifie trois modes dinflexion possible de la structure en devenir

    mergeant de la puissance active et ractive du Bildungstrieb : la production danomalies

    monstrueuses, la gnration dhybrides provenant du mlange de semences despces

    diffrentes, et la production de varits par dgnrescence. Le premier mode lui parat

    tre le fait dune perturbation du Bildungstrieb par des causes fortuites et adventices :

    cette perturbation induit, comme par erreur, une structure difforme et contre nature dans

    le corps organique. Il ny a l aucune tendance la mutation qui soit immanente lordre

    organique. Le deuxime mode se situe en marge des dispositions constitutives de lordre

    organique et rsulte le plus souvent dune contrainte arbitraire exerce par lhomme

    lgard des espces naturelles. Or, clair par les expriences de Joseph Gottlieb

    Klreuter (1733-1806) sur la cration artificielle despces de nicotiana51, Blumenbach

    reconnat la possible persistance des formes ainsi produites qui ne sauraient tre toutes

    striles argument majeur contre toute thse prformationniste. Mais le processus est tenu pour marginal, car lhtrognit des combinaisons organiques produites tend

    empcher et ruiner la disposition organisatrice des semences; et ce qui subsiste de cette

    disposition dtermine une direction singulire et anormale du dveloppement. La

    troisime modalit daltration se caractrise par une dflexion de laction

    organisatrice sous leffet de stimuli rcurrents sexerant au fil de plusieurs gnrations et

    produisant de ce fait des variations adaptatives :

    [] ainsi laction constante et durable de certains stimuli particuliers sur les corps organiques au fil de longues sries de gnrations compte de mme pour beaucoup dans la dflexion progressive du nisus formativus par rapport son cours habituel; cette dflexion est dailleurs la source la plus considrable de dgnrescence et elle est la mre de toutes les varits proprement dites52.

    Blumenbach examine ainsi laction de stimuli rattachables aux conditions climatiques,

    alimentaires, thologiques sexerant sur les gnrations successives de reprsentants

    dune espce donne. Il sagit, somme toute, de facteurs daltration graduelle et

    progressive des caractres et des habitus reprsentatifs du type. Sur les varits ainsi

    51 J.G. Klreuter, Vorlufige Nachricht von einigen das Geschlecht der Pflanzen betreffenden Versuchen und Beobachtungen, nebst Fortsetzungen 1, 2 und 3 (1761-1766), hrsg. von W. Pfeffer, Leipzig, W. Engelmann, 1893. 52 J.F. Blumenbach, De generationis humani varietate nativa, 33, p. 87-88.

  • 25

    produites, peut se greffer un mode de variation plus soudain, lorsque se croisent et se

    reproduisent des reprsentants de varits distinctes : le schme gntique auquel

    Blumenbach se rfre alors est celui dun mlange des caractres issus de ressemblances

    propres aux varits de gniteurs concernes. Il sagit, dans ce cas, de generatio hybrida

    se produisant dans un mme cadre spcifique dorigine53.

    Selon Blumenbach, les variations principales de caractre adaptatif affectant les

    types dorganismes consistent en altrations des effets en quelque sorte programms du

    Bildungstrieb pour les types considrs. Il faut toutefois sentendre ici sur le sens

    donner une telle programmation des effets fonctionnels de la force formatrice. Cette

    pr-ordination est celle dun pouvoir ordonn produire un type donn dorganisation

    des oprations vitales, mais cette organisation nest nullement prexistante au sein des

    structures organiques dorigine ; elle advient par suite de la transformation vitale de ces

    structures ; cela prsume quun pouvoir architectonique est luvre, qui provoque

    lintgration et lajustement dynamique des structures aux conditions dactualisation du

    nisus. Il est somme toute impossible de dterminer a priori quelles structures le processus

    fera advenir, voire mme de prsumer quelles soient prdtermines; on ne peut que

    constater a posteriori que le pouvoir dinvention des formes vivantes semble norm selon

    des projets ou des plans dorganisation caractristiques de types donns : ces projets ou

    ces plans nadmettraient que certaines altrations structurales et fonctionnelles limites de

    lorganisation vitale, sous peine dextinction des types.

    Le pouvoir dordination fonctionnelle qui sexprime ainsi dans la constance

    comme dans la variation des types spcifiques dpend des dterminations du

    Bildungstrieb, et celles-ci consistent en un pouvoir immanent de raliser un plan

    dorganisation fonctionnelle des structures et des processus tant dans la reproduction avec

    variation des individus que dans la conservation relative des types spcifiques. Or le

    Bildungstrieb est un pouvoir sexerant dans et par lorganisation de la matire, suivant

    des lois defficience causale. Comment linterprtation tlologique de lactivit

    fonctionnelle des organismes, au fondement de la conception de lordre biologique selon

    Blumenbach, se conjugue-t-elle dans ces conditions avec une explication causale des

    processus conforme au modle des forces physico-mcaniques ?

    53 Ibid., 37, p. 99.

  • 26

    4. Tlologie et explication causale

    Le mmoire Ueber die Nutritionskraft prsente une illustration rvlatrice de

    laccord entre tlologie et mcanisme que permet le recours aux forces vitales selon

    Blumenbach. Ce mmoire fut couronn par lAcadmie impriale des sciences de Saint-

    Ptersbourg la suite dun concours lanc linstigation de Caspar Friedrich Wolff. Il fit

    alors lobjet dune publication assortie dexplications additionnelles de la part de Wolff54.

    La question pose portait sur la nature de la force de nutrition : celle-ci se rduisait-elle

    la force commune dattraction ou sen distinguait-elle comme propre la substance

    vivante; et, dans ce cas, par quelles proprits exprimerait-elle cette nature singulire

    irrductible la force commune dattraction.

    Lexplication que formule Blumenbach repose sur deux prmisses. Selon la

    premire, dans les animaux possdant un rseau sanguin, les vaisseaux se prolongeraient

    en artrioles sreuses suivant les observations de lanatomiste Jan Bleuland, ce que

    confirment des expriences dinjection pratiques dans divers organes et diverses

    membranes : corne de lil, substance corticale des reins; de ces artrioles sreuses ou,

    comme le suggrait Alexander II Monro, de vaisseaux encore plus fins prolongeant ces

    artrioles, sopreraient diverses scrtions dhumeurs. Ces vaisseaux fourniraient la

    matire nutritive requise pour la formation et la conservation du corps organique.

    Lexemple des animaux sang froid, voire des animaux dpourvus de sang, suggre la

    relative indpendance des fluides nutritifs par rapport la masse sanguine elle-mme.

    La deuxime prmisse concerne lextension du concept de vaisseau pour inclure

    toute cavit des tissus o peuvent circuler des fluides, telles les prsumes cellules du

    tissu cellulaire, cest--dire les mats internes des tissus conjonctifs. La comparaison est

    ici approprie avec les pores des tissus vgtaux qui se forment progressivement en

    canaux de forme cylindrique. Mais, plus fondamentalement, il convient de remonter des

    corps organiques qui ne prsentent plus aucune forme mme primordiale de vaisseau :

    54 Voir Zwo Abhandlungen ber die Nutritionskraft welche von der Kayserlichen Academie der Wissenschaften in St. Petersburg den Preis getheilt erhalten haben. Die erste von Herrn Hofrath Blumenbach, die zwote von Herrn Prof. Born. Nebst einer fernern Erluterung eben derselben Materie, von C.F. Wolff, St. Petersburg, gedruckt bey die Kayserl. Akademie der Wissenschaften, 1789.

  • 27

    tels seraient, parmi les vgtaux, le cas des trmelles, des conferves et de certaines

    algues, et, parmi les animaux, celui des polypes cornes, dont toute la substance ne serait

    quune matire glatineuse, absorbant les lments nutritifs et produisant des scrtions

    internes la substance organique.

    Toutes ces structures vasculaires au sens large comme au sens troit sont animes

    de forces vitales (Lebenskrfte) dont la fonction est de recevoir et de contenir des

    humeurs particulires. Lorsque celles-ci sy accumulent en excs ou subissent des

    changements qualitatifs anormaux, les forces vitales tendent les expulser55. Il sensuit

    que les vaisseaux en question affichent une premire proprit : celle de retenir

    slectivement les humeurs appropries lexclusion de toute autre56. Ainsi les vaisseaux

    lacts des mammifres nabsorbent que certaines matires slectivement, ce quillustrent

    les expriences ralises avec lindigo. De mme, lobservation des polypes cornes

    rvle que ceux-ci sassimilent des daphnies, voire en cas de besoin des fibres de poisson

    cuit, mais quils rejettent les matires vgtales. Le cur des animaux sang chaud

    prsente la mme slectivit positive pour le sang ltat sain, mais ngative, et se

    manifestant par des contractions vives, pour le sang fortement altr, et surtout pour des

    fluides htrognes qui sy mlent.

    La seconde proprit des vaisseaux au sens large se caractrise par la facult

    dvacuation des humeurs contenues57. Celle-ci se rvle particulirement dans la

    capacit des cellules du tissu cellulaire de produire une exsudation de matires

    originairement extraites du sang et den provoquer lmission dans les ramifications

    premires des vaisseaux lymphatiques. Considrant les espces animales pourvues de

    cur, les physiologistes sont naturellement enclins se reprsenter que la pousse

    exerce par lorgane cardiaque sur le fluide sanguin provoque la sparation de fluides

    plus subtils dans les vaisseaux pellucides et dtermine par la suite des dpts de matire

    organique dans le tissu cellulaire, comme si le mouvement de ces humeurs tait

    primordialement promu et conserv par la dynamique cardiaque. Contre la prvalence de

    cette interprtation, Blumenbach fait ici intervenir la considration de phnomnes

    analogues tant dans le rgne vgtal que chez les classes danimaux dpourvus de cur

    55 J.F. Blumenbach, Erste Abhandlung ber die Nutritionskraft, 3, p. 10. 56 Ibid., 4, p. 10. 57 Ibid., 5, p. 10.

  • 28

    vritable. Lon en est alors rduit observer des mouvements humoraux dans des

    vaisseaux pour lesquels laction dynamique dun cur ne peut tre invoque. Telle est

    labsorption qui sopre dans les vaisseaux lymphatiques qui avoisinent lpiderme ou

    encore la plvre ou le pritoine, comme le rvlent les observations ralises laide de

    colorant. Il faut donc rcuser la thse de Haller qui rattachait tous ces phnomnes la

    seule irritabilit du cur rgissant le systme vasculaire58. Chez nombre de plantes et

    danimaux, voire chez les animaux pourvus de cur, eu gard aux processus proprement

    nutritifs, vivre et crotre renvoient des forces vitales dun autre ordre, aptes

    promouvoir et accomplir de telles pulsions59. Do une interprtation de la nutrition

    tissulaire qui recourt la conjonction de deux forces : 1) dans les vaisseaux appropris,

    une force capable de diriger les fluides quils contiennent vers leur mission; 2) dans les

    tissus qui sen nourrissent, une rceptivit particulire lgard de ces fluides et une

    forme particulire dattraction et de capacit assimilatrice pour les composantes qui leur

    sont homognes60. Lessence et le mode daction de ces forces sinfrerait par analogie

    des donnes disponibles.

    Concernant la premire force en jeu dans la nutrition, celle de direction des fluides

    internes, lon peut voquer lanalogie du mouvement pristaltique des diverses parties du

    tube digestif, comme aussi le pouvoir dploy dans les ramifications de la veine porte ou

    du systme veineux placentaire61. Mais le principal argument proviendrait du

    prolongement des vaisseaux par la matire scrte qui prendrait, en se solidifiant, la

    forme de fibres orientes de faon similaire celles des canaux de provenance62. Les

    exemples voqus rappellent ici la formation des cils et des sourcils, ainsi que la

    formation distincte de la partie osseuse et de lmail des dents par des scrtions

    diversement orientes. De la formation de lmail, se rapproche celle de lpiderme. Une

    ressemblance de fonctions se trouve associe une ressemblance de modes de gnration

    58 Ibid., 6, p. 10-11. 59 Voir Ibid., 7, p. 11: Also giebt es unzhlige organisirte Geschpfe die ohne alles Herz leben und wachsen : und bey den mit einem Herzen versehenen Thieren wieder unzhlige Gefe die auerhalb des Wrkungskreises jener Triebfeder liegen, und folglich so wie alle Gefe der weibltigen Thiere und des Pfanzenreichs durch andre Lebenskrfte in den stand gesetzt seyn mssen, ihre forttreibenden und nlichen Geschfte zu vollziehen . 60 Ibid., 8, p. 11-12. 61 Ibid., 9, p. 12. 62 Ibid., 10, p. 12-13.

  • 29

    des structures organiques. Lanalogie porte donc en particulier sur lorganisation qui

    sassimile et se diffrencie suivant la spcialisation des microstructures mettrices. Mais

    les considrations analogiques prennent toute leur force lorsquon rapproche les

    squences de la nutrition de celles de la reproduction63. Les processus de la nutrition

    associent lorientation des processus scrteurs dans les vaisseaux nourriciers et

    lorganisation correspondante des parties issues de la nutrition par solidification des

    humeurs scrtes. Ainsi observe-t-on que lpiderme se reconstitue de faon diffrente

    suivant que les structures vasculaires du derme sont intactes, ou quelles sont lses ou

    dtruites. Dans ce dernier cas, la cicatrisation traduit des pertes dadhrence et la

    formation de cals qui divergent dune reconstitution des organisations normales

    pralables. Blumenbach y voit la preuve quune force vitale propre aux vaisseaux

    nourriciers oriente et ordonne les processus de nutrition dans le sens dune organisation

    structurale et fonctionnelle particulire : celle-ci reflterait la convergence requise des

    principes defficience physico-mcanique pour lobtention dun tel rsultat.

    La seconde force en jeu dans la nutrition est celle qui structure les tissus de

    lorgane par attraction ou affinit de parties homognes la forme particulire

    dorganisation de ces tissus. Ici les termes dattraction et daffinit nexplicitent pas le

    systme causal sous-jacent, mais signifiant seulement une classe de faits avrs. Quon

    appelle [cette force] un pouvoir dattraction, une sorte daffinit, ou de quelque autre

    faon quon lentende, il suffit que la chose apparaisse incontestable 64. Certains

    phnomnes se prtent cette interprtation : par exemple, les exsudations sreuses dans

    la coagulation sanguine et surtout les scrtions de lymphe plastique dans les

    inflammations. Lexsudation de texture glatineuse peut alors prendre peu peu la

    consistance et lorganisation dun tissu cellulaire, et dans celui-ci peuvent se former de

    nouveaux vaisseaux sanguins et leurs structures connexes, comme cela se produit dans

    certains cas de ftus (conceptus) abdominal. Se rattache aussi la mme force la

    63 Voir Ibid., 11 p. 13 : Was hier von der bestimmten Richtung der Endungen an den ernhrenden Gefaen und der davon abhngenden Regelmigkeit in der Textur des nachher aus dem ergonen Safte verhrtenden Theils gesagt worden, erhlt durch die Vergleichung mit Reproductions-Phnomene ein merkliches Gewicht . 64 Voir Ibid., 12, p. 14 : Nenne man das ein Anziehungsvermgen, eine Art Affinitt, oder wie man sonst will, genug die Sache scheint unleugbar .

  • 30

    capacit des tissus solidifis dabsorber des substances htrognes vhicules par le flux

    sanguin : le cas voqu est celui de la teinture de la moelle osseuse par la garance.

    Blumenbach tire occasion de cette analyse des phnomnes de nutrition tissulaire

    pour aborder la question de la pluralit des forces vitales selon le modle quil propose.

    Sagit-il dautant de forces vitales intrinsquement distinctes ou plutt de diverses

    modifications dun mme force ?65 Sa prfrence va la reconnaissance de la pluralit,

    voire de la multiplicit des principes dynamiques. lencontre dune tendance

    spculative la simplification artificielle, il semble favoriser ladmission dunits de

    force vitale disperses dans la matire organique et susceptibles dintgrer leurs actions

    suivant un dessein fonctionnel plus global. Il se contente alors de prsenter ces forces

    particulires comme des moyens au service de la vritable force essentielle (vis

    essentialis), non plus celle que concevait Caspar Friedrich Wolff, mais celle que constitue

    le Bildungstrieb rattach ses effets fonctionnels constants66. Ce statut pistmologique

    est celui qui sapplique toute force vitale, y compris celle dont dpend la scrtion des

    humeurs au-del du rseau vasculaire, processus de base de la nutrition des tissus. Ce

    mme statut sappliquerait dans leur ordre aux forces gnrales de la matire non vivante.

    Ce qui se situe au-del de toute explication possible, cest la nature des diverses forces

    comme causes des lois qui en expriment lefficace, notamment lorsque cette efficace

    englobe des projets dorganisation fonctionnelle : ces projets concernent les diverses

    parties et oprations du vivant dans leurs rapports mutuels, depuis la premire formation

    des organismes, jusqu laccomplissement final de leurs structures et de leurs fonctions

    spcialises. La force essentielle peut reprsenter de faon gnrique les effets

    dassimilation et de scrtion de substances organiques dans le cadre dune construction 65 Voir Ibid., 13, p. 14 : Ob diese verschiednen Krfte deren ich bisher gedacht habe fr eben so viele besondere eigne Gattungen oder aber blos fr Modificationen einer und eben derselben Lebenskraft genommen werden men, will ich zwar nicht zuentscheiden mir anmaen . 66 P. McLaughlin, Blumenbach und der Bildungstrieb , op. cit., pp. 364-366, nous rappelle que la vis essentialis de Wolff se prsentait comme une force appartenant lordre mcanique gnral de la Nature et susceptible de former des structures organiques partir de matires inorganiques; laction de cette force sanalyserait ultimement en processus physicochimiques dus des affinits spcifiques. Par contraste, le Bildungstrieb apparatrait comme une force exclusivement vitale, qui ne se dploierait que dans une matire elle-mme dote de proprits organiques. Si tel pourrait tre le fondement ontologique rductionniste de la vis essentialis wolffienne, assimile une proprit mcanique spciale de la matire en gnral, il nest pas sr, notre avis, que lanalyse des squences deffets rsultant de laction de cette force ne caractrisent pas un ordre spcifique de fonctionnement vital, ce qui donnerait quelque crdit la r-interprtation non rductionniste que Blumenbach tend en donner dans le mmoire Ueber die Nutritionskraft.

  • 31

    progressive des organismes vivants; elle dsigne surtout, selon Blumenbach, la forme de

    processus physicochimiques spciaux, propres la matire organise, qui constituent des

    conditions ncessaires, mais non suffisantes de la formation et de la conservation de

    lorganisme. Le physiologiste doit recourir en sus lhypothse dune disposition

    dynamique apte reprsenter les effets de Bildung que les modalits diverses

    dassimilation-dsassimilation organiques contribuent raliser. Tout se passe comme si

    de tels effets fonctionnels dpendaient dune orientation programme des mouvements en

    lesquels se traduit la vis essentialis prsume. Cette orientation programme est celle que

    signifie le pouvoir organogntique du Bildungstrieb, lui-mme source des forces vitales

    qui assurent leur tour des fonctions organiques spcifiques. Comme le rvle le trait

    Ueber den Bildunstrieb, la force essentielle comme agent des processus dassimilation-

    dsassimilation spcifiques la matire vivante est subordonn au systme des forces

    vitales qui assurent la coordination, lintgration et le dploiement fonctionnel de tous les

    processus organiques suivant la forme du type dorganisme raliser. Dans ces

    conditions, la vis essentialis, linstar de toutes les forces se dployant dans le corps

    organis et servant de causes efficientes des oprations du vivant, se prsente comme un

    rquisit du Bildungstrieb et du systme de forces vitales qui en dcoule :

    Selon lui [Wolff], sa vis essentialis nest que cette force par laquelle la substance nutritive est impulse dans la plante ou dans le jeune animal. Elle nest donc par consquent quun rquisit pour le Bildungstrieb, mais certes non le Bildungstrieb mme. Car cette vis essentialis par laquelle les humeurs nutritives sont fournies la plante, se manifeste tout aussi bien par la croissance des difformits les moins organises, les plus contre nature chez les plantes (sur les troncs darbre, etc.) l o aucun Bildungstrieb nimpose sa dtermination. Et tel le cas chez les avortons, etc. Rciproquement, la vis essentialis peut tre trs faible dans des corps organiss mal nourris sans porter prjudice pour autant laction propre du Bildungstrieb, etc.67

    Si la thorie de lorganisation vitale, chez Blumenbach, donne lieu une conception des

    variations de types spcifiques articule la notion de Bildungstrieb, il faut se reprsenter 67 J.F. Blumenbach, Ueber den Bildungstrieb, pp. 40-41 : Ihm ist seine vis essentialis blos diejenige Kraft, wodurch der Nahrungsstoff in des Pflanze oder in das junge Thier getrieben wird. Die ist folglich zwar ein Requisit zum Bildungstrieb aber bey weitem nicht der Bildungstrieb selbst. Denn jene vis essentialis wodurch die Nahrungssfte in die Pflanze gebracht werden, zeigt sich auch bey den unfrmlichsten, widernatrlischsten, wuchernden Auswchsen der Gewchse, (an Baumstmmen, etc.) wo gar kein bestimmter Bildungstrieb statt hat. Eben so bey Mondklbern etc. Umgekehrt kan die vis essentialis bey schlecht ernhrten organischen Krpern sehr schwach seyn, dem eigentlichen Bildungstrieb brigens unbeschadet u. s. w.

  • 32

    que la source profonde de cette thorie rside dans le modle des forces vitales quelle

    implique. Et ce modle conjugue, comme notre avis Kant la compris, le principe

    physicomcanique et le mode purement tlologique dexpliquer la Nature organise 68.

    Lexplication causale des phnomnes physiologiques se construit en effet, dans

    le cadre dune physique spciale , en prsumant quune sorte d ide rgulatrice

    prside la comprhension des dispositifs et des processus, comme totalit de squences

    causales lmentaires. Cette ide rgulatrice est celle de lagencement intgr des

    parties (structures et oprations) en vue dassurer et de maintenir les fonctions