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   Alexandre Dumas LA TULIPE NOIRE (1850)

Dumas, Alexandre - La Tulipe Noire

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Alexandre Dumas

LA TULIPE NOIRE(1850)

I Un peuple reconnaissant ....................................................... 4 II Les deux frres.....................................................................16 III Llve de Jean de Witt ..................................................... 28 IV Les massacreurs ................................................................ 42 V Lamateur de tulipes et son voisin ...................................... 56 VI La haine dun tulipier ........................................................ 65 VII Lhomme heureux fait connaissance avec le malheur......74 VIII Une invasion ................................................................... 89 IX La chambre de famille....................................................... 99 X La fille du gelier ...............................................................105 XI Le testament de Cornlius Van Baerle............................. 112 XII Lexcution ......................................................................126 XIII Ce qui se passait pendant ce temps-l dans lme dun spectateur .............................................................................. 131 XIV Les pigeons de Dordrecht .............................................. 137 XV Le guichet ........................................................................144 XVI Matre et colire ........................................................... 153 XVII Premier caeu................................................................163 XVIII Lamoureux de Rosa ................................................... 175 XIX Femme et fleur...............................................................185 XX Ce qui stait pass pendant ces huit jours .....................194 XXI Le second caeu............................................................. 207 XXII panouissement...........................................................219

XXIII Lenvieux .................................................................... 228 XXIV O la tulipe noire change de matre........................... 238 XXV Le prsident Van Herysen ........................................... 244 XXVI Un membre de la socit horticole ............................ 254 XXVII Le troisime caeu ..................................................... 266 XXVIII La chanson des fleurs ...............................................277 XXIX O Van Baerle, avant de quitter Loevestein, rgle ses comptes avec Gryphus ......................................................... 288 XXX O lon commence de se douter quel supplice tait rserv Cornlius Van Baerle ............................................... 298 XXXI Harlem ....................................................................... 304 XXXII Une dernire prire ...................................................312 XXXIII Conclusion................................................................319 Bibliographie uvres compltes...................................... 326

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I Un peuple reconnaissantLe 20 aot 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, si coquette que lon dirait que tous les jours sont des dimanches, la ville de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbres inclins sur ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de ses canaux dans lesquels se refltent ses clochers aux coupoles presque orientales, la ville de la Haye, la capitale des sept Provinces-Unies, gonflait toutes ses artres dun flot noir et rouge de citoyens presss, haletants, inquiets, lesquels couraient, le couteau la ceinture, le mousquet sur lpaule ou le bton la main, vers le Buitenhof, formidable prison dont on montre encore aujourdhui les fentres grilles et o, depuis laccusation dassassinat porte contre lui par le chirurgien Tyckelaer, languissait Corneille de Witt, frre de lex-grand pensionnaire de Hollande. Si lhistoire de ce temps, et surtout de cette anne au milieu de laquelle nous commenons notre rcit, ntait lie dune faon indissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quelques lignes dexplication que nous allons donner pourraient paratre un hors-duvre ; mais nous prvenons tout dabord le lecteur, ce vieil ami, qui nous promettons toujours du plaisir notre premire page, et auquel nous tenons parole tant bien que mal dans les pages suivantes ; mais nous prvenons, disons-nous, notre lecteur que cette explication est aussi indispensable la clart de notre histoire qu lintelligence du grand vnement politique dans lequel cette histoire sencadre. Corneille ou Cornlius de Witt, ruward de Pulten, cest--dire inspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht, sa ville natale, et dput aux tats de Hollande, avait quaranteneuf ans, lorsque le peuple hollandais, fatigu de la rpublique, telle que lentendait Jean de Witt, grand pensionnaire de Hollande, sprit dun amour violent pour le stathoudrat, que ldit perptuel impos par Jean de Witt aux Provinces-Unies avait tout jamais aboli en Hollande.4

Comme il est rare que, dans ses volutions capricieuses, lesprit public ne voie pas un homme derrire un principe, derrire la rpublique le peuple voyait les deux figures svres des frres de Witt, ces Romains de la Hollande, ddaigneux de flatter le got national, et amis inflexibles dune libert sans licence et dune prosprit sans superflu, de mme que derrire le stathoudrat il voyait le front inclin, grave et rflchi du jeune Guillaume dOrange, que ses contemporains baptisrent du nom de Taciturne, adopt par la postrit. Les deux de Witt mnageaient Louis XIV, dont ils sentaient grandir lascendant moral sur toute lEurope, et dont ils venaient de sentir lascendant matriel sur la Hollande par le succs de cette campagne merveilleuse du Rhin, illustre par ce hros de roman quon appelait le comte de Guiche, et chante par Boileau, campagne qui en trois mois venait dabattre la puissance des Provinces-Unies. Louis XIV tait depuis longtemps lennemi des Hollandais, qui linsultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il est vrai, par la bouche des Franais rfugis en Hollande. Lorgueil national en faisait le Mithridate de la rpublique. Il y avait donc contre les de Witt la double animation qui rsulte dune vigoureuse rsistance suivie par un pouvoir luttant contre le got de la nation et de la fatigue naturelle tous les peuples vaincus, quand ils esprent quun autre chef pourra les sauver de la ruine et de la honte. Cet autre chef, tout prt paratre, tout prt se mesurer contre Louis XIV, si gigantesque que part devoir tre sa fortune future, ctait Guillaume, prince dOrange, fils de Guillaume II, et petit-fils, par Henriette Stuart, du roi Charles Ier dAngleterre, ce taciturne enfant, dont nous avons dj dit que lon voyait apparatre lombre derrire le stathoudrat.

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Ce jeune homme tait g de vingt-deux ans en 1672. Jean de Witt avait t son prcepteur et lavait lev dans le but de faire de cet ancien prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de la patrie qui lavait emport sur lamour de son lve, il lui avait, par ldit perptuel, enlev lespoir du stathoudrat. Mais Dieu avait ri de cette prtention des hommes, qui font et dfont les puissances de la terre sans consulter le Roi du ciel ; et par le caprice des Hollandais et la terreur quinspirait Louis XIV, il venait de changer la politique du grand pensionnaire et dabolir ldit perptuel en rtablissant le stathoudrat pour Guillaume dOrange, sur lequel il avait ses desseins, cachs encore dans les mystrieuses profondeurs de lavenir. Le grand pensionnaire sinclina devant la volont de ses concitoyens ; mais Corneille de Witt fut plus rcalcitrant, et malgr les menaces de mort de la plbe orangiste qui lassigeait dans sa maison de Dordrecht, il refusa de signer lacte qui rtablissait le stathoudrat. Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutant seulement son nom ces deux lettres : V. C. (vi coactus), ce qui voulait dire : Contraint par la force. Ce fut par un vritable miracle quil chappa ce jour-l aux coups de ses ennemis. Quant Jean de Witt, son adhsion, plus rapide et plus facile, la volont de ses concitoyens ne lui fut gure plus profitable. quelques jours de l, il fut victime dune tentative dassassinat. Perc de coups de couteau, il ne mourut point de ses blessures. Ce ntait point l ce quil fallait aux orangistes. La vie des deux frres tait un ternel obstacle leurs projets ; ils changrent donc momentanment de tactique, quitte, au moment donn, de couronner la seconde par la premire, et ils essayrent de consommer, laide de la calomnie, ce quils navaient pu excuter par le poignard.6

Il est assez rare quau moment donn, il se trouve l, sous la main de Dieu, un grand homme pour excuter une grande action, et voil pourquoi lorsque arrive par hasard cette combinaison providentielle lhistoire enregistre linstant mme le nom de cet homme lu, et le recommande ladmiration de la postrit. Mais lorsque le diable se mle des affaires humaines pour ruiner une existence ou renverser un empire, il est bien rare quil nait pas immdiatement sa porte quelque misrable auquel il na quun mot souffler loreille pour que celui-ci se mette immdiatement la besogne. Ce misrable, qui dans cette circonstance se trouva tout post pour tre lagent du mauvais esprit, se nommait, comme nous croyons dj lavoir dit, Tyckelaer, et tait chirurgien de profession. Il vint dclarer que Corneille de Witt, dsespr, comme il lavait du reste prouv par son apostille, de labrogation de ldit perptuel, et enflamm de haine contre Guillaume dOrange, avait donn mission un assassin de dlivrer la rpublique du nouveau stathouder, et que cet assassin ctait lui, Tyckelaer, qui, bourrel de remords la seule ide de laction quon lui demandait, aimait mieux rvler le crime que de le commettre. Maintenant, que lon juge de lexplosion qui se fit parmi les orangistes la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fit arrter Corneille dans sa maison, le 16 aot 1672 ; le ruward de Pulten, le noble frre de Jean de Witt, subissait dans une salle du Buitenhof la torture prparatoire destine lui arracher, comme aux plus vils criminels, laveu de son prtendu complot contre Guillaume. Mais Corneille tait non seulement un grand esprit, mais encore un grand cur. Il tait de cette famille de martyrs qui, ayant la foi politique, comme leurs anctres avaient la foi7

religieuse, sourient aux tourments, et pendant la torture, il rcita dune voix ferme et en scandant les vers selon leur mesure, la premire strophe du Justum et tenacem, dHorace, navoua rien, et lassa non seulement la force mais encore le fanatisme de ses bourreaux. Les juges nen dchargrent pas moins Tyckelaer de toute accusation, et nen rendirent pas moins contre Corneille une sentence qui le dgradait de toutes ses charges et dignits, le condamnant aux frais de la justice et le bannissant perptuit du territoire de la rpublique. Ctait dj quelque chose pour la satisfaction du peuple, aux intrts duquel stait constamment vou Corneille de Witt, que cet arrt rendu non seulement contre un innocent, mais encore contre un grand citoyen. Cependant, comme on va le voir, ce ntait pas assez. Les Athniens, qui ont laiss une assez belle rputation dingratitude, le cdaient sous ce point aux Hollandais. Ils se contentrent de bannir Aristide. Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation de son frre, stait dmis de sa charge de grand pensionnaire. Celuil tait aussi dignement rcompens de son dvouement au pays. Il emportait dans la vie prive ses ennuis et ses blessures, seuls profits qui reviennent en gnral aux honntes gens coupables davoir travaill pour leur patrie en soubliant eux-mmes. Pendant ce temps, Guillaume dOrange attendait, non sans hter lvnement par tous les moyens en son pouvoir, que le peuple dont il tait lidole, lui et fait du corps des deux frres les deux marches dont il avait besoin pour monter au sige du stathoudrat. Or, le 20 aot 1672, comme nous lavons dit en commenant ce chapitre, toute la ville courait au Buitenhof pour assister la8

sortie de prison de Corneille de Witt, partant pour lexil, et voir quelles traces la torture avait laisses sur le noble corps de cet homme qui savait si bien son Horace. Empressons-nous dajouter que toute cette multitude qui se rendait au Buitenhof ne sy rendait pas seulement dans cette innocente intention dassister un spectacle, mais que beaucoup, dans ses rangs, tenaient jouer un rle, ou plutt doubler un emploi quils trouvaient avoir t mal rempli. Nous voulons parler de lemploi de bourreau. Il y en avait dautres, il est vrai, qui accouraient avec des intentions moins hostiles. Il sagissait pour eux seulement de ce spectacle toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte linstinctif orgueil, de voir dans la poussire celui qui a t longtemps debout. Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, ntaitil pas enferm, affaibli par la torture ? Nallait-on pas le voir, ple, sanglant, honteux ? Ntait-ce pas un beau triomphe pour cette bourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, et auquel tout bon bourgeois de la Haye devait prendre part ? Et puis, se disaient les agitateurs orangistes, habilement mls toute cette foule quils comptaient bien manier comme un instrument tranchant et contondant la fois, ne trouvera-t-on pas, du Buitenhof la porte de ville, une petite occasion de jeter un peu de boue, quelques pierres mme, ce ruward de Pulten, qui non seulement na donn le stathoudrat au prince dOrange que vi coactus, mais qui encore a voulu le faire assassiner ? Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France, que, si on faisait bien et que si on tait brave la Haye, on ne laisserait point partir pour lexil Corneille de Witt, qui, une fois dehors, nouera toutes ses intrigues avec la France et vivra de lor du marquis de Louvois avec son grand sclrat de frre Jean.9

Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurs courent plutt quils ne marchent. Voil pourquoi les habitants de la Haye couraient si vite du ct du Buitenhof. Au milieu de ceux qui se htaient le plus, courait, la rage au cur et sans projet dans lesprit, lhonnte Tyckelaer, promen par les orangistes comme un hros de probit, dhonneur national et de charit chrtienne. Ce brave sclrat racontait, en les embellissant de toutes les fleurs de son esprit et de toutes les ressources de son imagination, les tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, les sommes quil lui avait promises et linfernale machination prpare davance pour lui aplanir, lui Tyckelaer, toutes les difficults de lassassinat. Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par la populace, soulevait des cris denthousiaste amour pour le prince Guillaume, et des hourras daveugle rage contre les frres de Witt. La populace en tait maudire des juges iniques dont larrt laissait chapper sain et sauf un si abominable criminel que ltait ce sclrat de Corneille. Et quelques instigateurs rptaient voix basse : Il va partir ! il va nous chapper ! Ce quoi dautres rpondaient : Un vaisseau lattend Scheveningen, un vaisseau franais. Tyckelaer la vu. Brave Tyckelaer ! honnte Tyckelaer ! criait en chur la foule.

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Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du Corneille, le Jean, qui est un non moins grand tratre que son frre, le Jean se sauvera aussi. Et les deux coquins vont manger en France notre argent, largent de nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers vendus Louis XIV. Empchons-les de partir ! criait la voix dun patriote plus avanc que les autres. la prison ! la prison ! rptait le chur. Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets de sarmer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer. Cependant aucune violence ne stait commise encore, et la ligne de cavaliers qui gardait les abords du Buitenhof demeurait froide, impassible, silencieuse, plus menaante par son flegme que toute cette foule bourgeoise ne ltait par ses cris, son agitation et ses menaces ; immobile sous le regard de son chef, capitaine de la cavalerie de la Haye, lequel tenait son pe hors du fourreau, mais basse et la pointe langle de son trier. Cette troupe, seul rempart qui dfendit la prison, contenait par son attitude, non seulement les masses populaires dsordonnes et bruyantes, mais encore le dtachement de la garde bourgeoise, qui, plac en face du Buitenhof pour maintenir lordre de compte demi avec la troupe, donnait aux perturbateurs lexemple des cris sditieux, en criant : Vive Orange ! bas les tratres ! La prsence de Tilly et de ses cavaliers tait, il est vrai, un frein salutaire tous ces soldats bourgeois ; mais peu aprs, ils sexaltrent par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaient pas que lon pt avoir du courage sans crier, ils imputrent la timidit le silence des cavaliers et firent un pas vers la prison entranant leur suite toute la tourbe populaire.

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Mais alors le comte de Tilly savana seul au-devant deux, et levant seulement son pe en fronant les sourcils : Eh ! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pourquoi marchez-vous, et que dsirez-vous ? Les bourgeois agitrent leurs mousquets en rptant les cris de : Vive Orange ! Mort aux tratres ! Vive Orange ! soit ! dit M. de Tilly, quoique je prfre les figures gaies aux figures maussades. Mort aux tratres ! si vous le voulez, tant que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tant quil vous plaira : Mort aux tratres ! mais quant les mettre mort effectivement, je suis ici pour empcher cela, et je lempcherai. Puis se retournant vers ses soldats : Haut les armes, soldats ! cria-t-il. Les soldats de Tilly obirent au commandement avec une prcision calme qui fit rtrograder immdiatement bourgeois et peuple, non sans une confusion qui fit sourire lofficier de cavalerie. L, l ! dit-il avec ce ton goguenard qui nappartient qu lpe, tranquillisez-vous, bourgeois ; mes soldats ne brleront pas une amorce, mais de votre ct vous ne ferez point un pas vers la prison. Savez-vous bien, monsieur lofficier, que nous avons des mousquets ? fit tout furieux le commandant des bourgeois.

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Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, dit Tilly, vous me les faites assez miroiter devant lil ; mais remarquez aussi de votre ct que nous avons des pistolets, que le pistolet porte admirablement cinquante pas, et que vous ntes qu vingt-cinq. Mort aux tratres ! cria la compagnie des bourgeois exaspre. Bah ! vous dites toujours la mme chose, grommela lofficier, cest fatigant ! Et il reprit son poste en tte de la troupe, tandis que le tumulte allait en augmentant autour du Buitenhof. Et cependant le peuple chauff ne savait pas quau moment mme o il flairait le sang dune de ses victimes, lautre, comme si elle et hte daller au-devant de son sort, passait cent pas de la place derrire les groupes et les cavaliers pour se rendre au Buitenhof. En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec un domestique et traversait tranquillement pied lavant-cour qui prcde la prison. Il stait nomm au concierge, qui du reste le connaissait, en disant : Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour lemmener hors de la ville mon frre Corneille de Witt, condamn, comme tu sais, au bannissement. Et le concierge, espce dours dress ouvrir et fermer la porte de la prison, lavait salu et laiss entrer dans ldifice, dont les portes staient refermes sur lui.

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dix pas de l, il avait rencontr une belle jeune fille de dixsept dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait une charmante rvrence ; et il lui avait dit en lui passant la main sous le menton : Bonjour, bonne et belle Rosa ; comment va mon frre ? Oh ! monsieur Jean, avait rpondu la jeune fille, ce nest pas le mal quon lui a fait que je crains pour lui : le mal quon lui a fait est pass. Que crains-tu donc, la belle fille ? Je crains le mal quon veut lui faire, monsieur Jean. Ah ! oui, dit de Witt, ce peuple, nest-ce pas ! Lentendez-vous ? Il est, en effet, fort mu ; mais quand il nous verra, comme nous ne lui avons jamais fait que du bien, peut-tre se calmera-til. Ce nest malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille en sloignant pour obir un signe impratif que lui avait fait son pre. Non, mon enfant, non ; cest vrai ce que tu dis l. Puis, continuant son chemin : Voil, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement pas lire et qui par consquent na rien lu, et qui vient de rsumer lhistoire du monde dans un seul mot.

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Et toujours aussi calme, mais plus mlancolique quen entrant, lex-grand pensionnaire continua de sacheminer vers la chambre de son frre.

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II Les deux frresComme lavait dit dans un doute plein de pressentiments la belle Rosa, pendant que Jean de Witt montait lescalier de pierre aboutissant la prison de son frre Corneille, les bourgeois faisaient de leur mieux pour loigner la troupe de Tilly qui les gnait. Ce que voyant, le peuple, qui apprciait les bonnes intentions de sa milice, criait tue-tte : Vivent les bourgeois ! Quant M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait avec cette compagnie bourgeoise sous les pistolets apprts de son escadron, lui expliquant de son mieux que la consigne donne par les tats lui enjoignait de garder avec trois compagnies la place de la prison et ses alentours. Pourquoi cet ordre ? pourquoi garder la prison ? criaient les orangistes. Ah ! rpondait monsieur de Tilly, voil que vous men demandez tout de suite plus que je ne peux vous en dire. On ma dit : Gardez , je garde. Vous qui tes presque des militaires, messieurs, vous devez savoir quune consigne ne se discute pas. Mais on vous a donn cet ordre pour que les tratres puissent sortir de la ville ! Cela pourrait bien tre, puisque les tratres sont condamns au bannissement, rpondait Tilly. Mais qui a donn cet ordre ? Les tats, pardieu !

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Les tats trahissent. Quant cela, je nen sais rien. Et vous trahissez vous-mme. Moi ? Oui, vous. Ah ! entendons-nous, messieurs les bourgeois ; qui trahirais-je ? les tats ! Je ne puis pas les trahir, puisque tant leur solde, jexcute ponctuellement leur consigne. Et l-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison quil tait impossible de discuter sa rponse, les clameurs et les menaces redoublrent ; clameurs et menaces effroyables, auxquelles le comte rpondait avec toute lurbanit possible. Mais, messieurs les bourgeois, par grce, dsarmez donc vos mousquets ; il en peut partir un par accident, et si le coup blessait un de mes cavaliers, nous vous jetterions deux cents hommes par terre, ce dont nous serions bien fchs, mais vous plus encore, attendu que ce nest ni dans vos intentions ni dans les miennes. Si vous faisiez cela, crirent les bourgeois, notre tour nous ferions feu sur vous. Oui, mais, quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriez depuis le premier jusquau dernier, ceux que nous aurions tus, nous, nen seraient pas moins morts. Cdez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de bon citoyen.

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Dabord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier, ce qui est bien diffrent ; et puis je ne suis pas Hollandais, je suis Franais, ce qui est plus diffrent encore. Je ne connais donc que les tats, qui me paient ; apportez-moi de la part des tats lordre de cder la place, je fais demi-tour linstant mme, attendu que je mennuie normment ici. Oui, oui ! crirent cent voix qui se multiplirent linstant par cinq cents autres. Allons la maison de ville ! allons trouver les dputs ! allons, allons ! Cest cela, murmura Tilly en regardant sloigner les plus furieux, allez demander une lchet la maison de ville et vous verrez si on vous laccorde, allez, mes amis, allez. Le digne officier comptait sur lhonneur des magistrats, qui de leur ct comptaient sur son honneur de soldat, lui. Dites donc, capitaine, fit loreille du comte son premier lieutenant, que les dputs refusent ces enrags que voici ce quils leur demandent, mais quils nous envoient nous un peu de renfort, cela ne fera pas de mal, je crois. Cependant Jean de Witt, que nous avons quitt montant lescalier de pierre aprs son entretien avec le gelier Gryphus et sa fille Rosa, tait arriv la porte de la chambre o gisait sur un matelas son frre Corneille, auquel le fiscal avait, comme nous lavons dit, fait appliquer la torture prparatoire. Larrt de bannissement tait venu, qui avait rendu inutile lapplication de la torture extraordinaire. Corneille, tendu sur son lit, les poignets briss, les doigts briss, nayant rien avou dun crime quil navait pas commis, venait de respirer enfin, aprs trois jours de souffrances, en apprenant que les juges dont il attendait la mort, avaient bien voulu ne le condamner quau bannissement.

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Corps nergique, me invincible, il et bien dsappoint ses ennemis si ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres de la chambre du Buitenhof, voir luire sur son ple visage le sourire du martyr qui oublie la fange de la terre depuis quil a entrevu les splendeurs du ciel. Le ruward avait, par la puissance de sa volont plutt que par un secours rel, recouvr toutes ses forces, et il calculait combien de temps encore les formalits de la justice le retiendraient en prison. Ctait juste ce moment que les clameurs de la milice bourgeoise mles celles du peuple, slevaient contre les deux frres et menaaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rempart. Ce bruit, qui venait se briser comme une mare montante au pied des murailles de la prison, parvint jusquau prisonnier. Mais si menaant que ft ce bruit, Corneille ngligea de senqurir ou ne prit pas la peine de se lever pour regarder par la fentre troite et treillisse de fer qui laissait arriver la lumire et les murmures du dehors. Il tait si bien engourdi dans la continuit de son mal que ce mal tait devenu presque une habitude. Enfin il sentait avec tant de dlices son me et sa raison si prs de se dgager des embarras corporels, quil lui semblait dj que cette me et cette raison chappes la matire, planaient au-dessus delle comme flotte au-dessus dun foyer presque teint la flamme qui le quitte pour monter au ciel. Il pensait aussi son frre. Sans doute, ctait son approche qui, par les mystres inconnus que le magntisme a dcouvert depuis, se faisait sentir aussi. Au moment mme o Jean tait si prsent la pense de Corneille que Corneille murmurait presque son nom, la porte souvrit ; Jean entra, et dun pas empress vint au lit du19

prisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses mains enveloppes de linge vers ce glorieux frre quil avait russi dpasser, non pas dans les services rendus au pays, mais dans la haine que lui portaient les Hollandais. Jean baisa tendrement son frre sur le front et reposa doucement sur le matelas ses mains malades. Corneille, mon pauvre frre, dit-il, vous souffrez beaucoup, nest-ce pas ? Je ne souffre plus, mon frre, puisque je vous vois. Oh ! mon pauvre cher Corneille, alors, votre dfaut, cest moi qui souffre de vous voir ainsi, je vous en rponds. Aussi, ai-je plus pens vous qu moi-mme, et tandis quils me torturaient, je nai song me plaindre quune fois pour dire : Pauvre frre ! Mais te voil, oublions tout. Tu viens me chercher, nest-ce pas ? Oui. Je suis guri ; aidez-moi me lever, mon frre, et vous verrez comme je marche bien. Vous naurez pas longtemps marcher, mon ami, car jai mon carrosse au vivier, derrire les pistoliers de Tilly. Les pistoliers de Tilly ? Pourquoi donc sont-ils au vivier ? Ah ! cest que lon suppose, dit le grand pensionnaire avec ce sourire de physionomie triste qui lui tait habituel, que les gens de la Haye voudront vous voir partir, et lon craint un peu de tumulte.

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Du tumulte ? reprit Corneille, en fixant son regard sur son frre embarrass ; du tumulte ? Oui, Corneille. Alors cest cela que jentendais tout lheure, fit le prisonnier comme se parlant lui-mme. Puis revenant son frre : Il y a du monde sur le Buitenhof, nest-ce pas ? dit-il. Oui, mon frre. Mais alors, pour venir ici Eh bien ? Comment vous a-t-on laiss passer ? Vous savez bien que nous ne sommes gure aims, Corneille, fit le grand pensionnaire avec une amertume mlancolique. Jai pris par les rues cartes. Vous vous tes cach, Jean ? Javais dessein darriver jusqu vous sans perdre de temps, et jai fait ce quon fait en politique et en mer quand on a le vent contre soi : jai louvoy. En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place la prison. Tilly dialoguait avec la garde bourgeoise. Oh ! oh ! fit Corneille, vous tes un bien grand pilote, Jean ; mais je ne sais si vous tirerez votre frre du Buitenhof, dans cette houle et sur les brisants populaires, aussi heureusement que vous21

avez conduit la flotte de Tromp Anvers, au milieu des bas-fonds de lEscaut. Avec laide de Dieu, Corneille, nous y tcherons, du moins, rpondit Jean ; mais dabord un mot. Dites. Les clameurs montrent de nouveau. Oh ! oh ! continua Corneille, comme ces gens sont en colre ! Est-ce contre vous ? est-ce contre moi ? Je crois que cest contre tous deux, Corneille. Je vous disais donc, mon frre, que ce que les orangistes nous reprochent au milieu de leurs sottes calomnies, cest davoir ngoci avec la France. Oui, mais ils nous le reprochent. Les niais ! Mais si ces ngociations eussent russi, elles leur eussent pargn les dfaites de Rees, dOrsay, de Vesel et de Rheinberg ; elles leur eussent vit le passage du Rhin, et la Hollande pourrait se croire encore invincible au milieu de ses marais et de ses canaux. Tout cela est vrai, mon frre, mais ce qui est dune vrit plus absolue encore, cest que si lon trouvait en ce moment-ci notre correspondance avec M. de Louvois, si bon pilote que je sois, je ne sauverais point lesquif si frle qui va porter les de Witt et leur fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui prouverait des gens honntes combien jaime mon pays et quels sacrifices joffrais de faire personnellement pour sa libert, pour sa gloire, cette correspondance nous perdrait auprs des22

orangistes, nos vainqueurs. Aussi, cher Corneille, jaime croire que vous lavez brle avant de quitter Dordrecht pour venir me rejoindre la Haye. Mon frre, rpondit Corneille, votre correspondance avec M. de Louvois prouve que vous avez t dans les derniers temps le plus grand, le plus gnreux et le plus habile citoyen des sept Provinces-Unies. Jaime la gloire de mon pays ; jaime votre gloire surtout, mon frre, et je me suis bien gard de brler cette correspondance. Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tranquillement lex-grand pensionnaire en sapprochant de la fentre. Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons la fois le salut du corps et la rsurrection de la popularit. Quavez-vous donc fait de ces lettres, alors ? Je les ai confies Cornlius Van Baerle, mon filleul, que vous connaissez et qui demeure Dordrecht. Oh ! le pauvre garon ! ce cher et naf enfant ! ce savant qui, chose rare, sait tant de choses et ne pense quaux fleurs qui saluent Dieu, et qu Dieu qui fait natre les fleurs ! Vous lavez charg de ce dpt mortel ; mais il est perdu, mon frre, ce pauvre cher Cornlius ! Perdu ? Oui, car il sera fort ou il sera faible. Sil est fort (car si tranger quil soit ce qui nous arrive ; car, quoique enseveli Dordrecht, quoique distrait, que cest miracle ! il saura, un jour ou lautre, ce qui nous arrive), sil est fort, il se vantera de nous ; sil est faible, il aura peur de notre intimit ; sil est fort, il criera le secret ; sil est faible, il le laissera prendre. Dans lun et lautre cas,23

Corneille, il est donc perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frre, fuyons vite, sil en est encore temps. Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frre, qui tressaillit au contact des linges : Est-ce que je ne connais pas mon filleul ? dit-il ; est-ce que je nai pas appris lire chaque pense dans la tte de Van Baerle, chaque sentiment dans son me ? Tu me demandes sil est faible, tu me demandes sil est fort ? Il nest ni lun ni lautre, mais quimporte ce quil soit ! Le principal est quil gardera le secret, attendu que ce secret, il ne le connat mme pas. Jean se retourna surpris. Oh ! continua Corneille avec son doux sourire, le ruward de Pulten est un politique lev lcole de Jean ; je vous le rpte, mon frre, Van Baerle ignore la nature et la valeur du dpt que je lui ai confi. Vite, alors ! scria Jean, puisquil en est temps encore, faisons-lui passer lordre de brler la liasse. Par qui faire passer cet ordre ? Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner cheval et qui est entr avec moi dans la prison pour vous aider descendre lescalier. Rflchissez avant de brler ces titres glorieux, Jean. Je rflchis quavant tout, mon brave Corneille, il faut que les frres de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renomme. Nous morts, qui nous dfendra, Corneille ? Qui nous aura seulement compris ?

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Vous croyez donc quils nous tueraient sils trouvaient ces papiers ? Jean, sans rpondre son frre, tendit la main vers le Buitenhof, do slanaient en ce moment des bouffes de clameurs froces. Oui, oui, dit Corneille, jentends bien ces clameurs ; mais ces clameurs, que disent-elles ? Jean ouvrit la fentre. Mort aux tratres ! hurlait la populace. Entendez-vous maintenant, Corneille ? Et les tratres, cest nous ! dit le prisonnier en levant les yeux au ciel et en haussant les paules. Cest nous, rpta Jean de Witt. O est Craeke ? la porte de votre chambre, je prsume. Faites-le entrer, alors. Jean ouvrit la porte ; le fidle serviteur attendait en effet sur le seuil. Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frre va vous dire. Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que jcrive, malheureusement.25

Et pourquoi cela ? Parce que Van Baerle ne rendra pas ce dpt ou ne le brlera pas sans un ordre prcis. Mais pourrez-vous crire, mon cher ami ? demanda Jean, laspect de ces pauvres mains toutes brles et toutes meurtries. Oh ! si javais plume et encre, vous verriez ! dit Corneille. Voici un crayon, au moins. Avez-vous du papier, car on ne ma rien laiss ici ? Cette Bible. Dchirez-en la premire feuille. Bien. Mais votre criture sera illisible ? Allons donc ! dit Corneille en regardant son frre. Ces doigts qui ont rsist aux mches du bourreau, cette volont qui a dompt la douleur, vont sunir dun commun effort, et, soyez tranquille, mon frre, la ligne sera trace sans un seul tremblement. Et en effet, Corneille prit le crayon et crivit. Alors, on put voir sous le linge blanc transparatre les gouttes de sang que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille crivit : Cher filleul,26

Brle le dpt que je tai confi, brle-le sans le regarder, sans louvrir, afin quil te demeure inconnu toi-mme. Les secrets du genre de celui quil contient tuent les dpositaires. Brle, et tu auras sauv Jean et Corneille. Adieu et aime-moi. 20 aot 1672. CORNEILLE DE WITT. Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang qui avait tach la feuille, la remit Craeke avec une dernire recommandation et revint Corneille, que la souffrance venait de plir encore, et qui semblait prs de svanouir. Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre son ancien sifflet de contrematre, cest quil sera hors des groupes, de lautre ct du vivier Alors nous partirons notre tour. Cinq minutes ne staient pas coules, quun long et vigoureux coup de sifflet pera de son roulement marin les dmes de feuillage noir des ormes et domina les clameurs du Buitenhof. Jean leva les bras au ciel pour le remercier. Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.

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III Llve de Jean de WittTandis que les hurlements de la foule assemble sur le Buitenhof, montant toujours plus effrayants vers les deux frres, dterminaient Jean de Witt presser le dpart de son frre Corneille, une dputation de bourgeois tait alle, comme nous lavons dit, la maison de ville, pour demander lexpulsion du corps de cavalerie de Tilly. Il ny avait pas loin du Buitenhof au Hoogstraat ; aussi vit-on un tranger, qui depuis le moment o cette scne avait commenc en suivait les dtails avec curiosit, se diriger avec les autres, ou plutt la suite des autres, vers la maison de ville, pour apprendre plus tt la nouvelle de ce qui allait sy passer. Cet tranger tait un homme trs jeune, g de vingt-deux ou vingt-trois ans peine, sans vigueur apparente. Il cachait car sans doute il avait des raisons pour ne pas tre reconnu sa figure ple et longue sous un fin mouchoir de toile de Frise, avec lequel il ne cessait dessuyer son front mouill de sueur ou ses lvres brlantes. Lil fixe comme celui de loiseau de proie, le nez aquilin et long, la bouche fine et droite, ouverte ou plutt fendue comme les lvres dune blessure, cet homme et offert Lavater, si Lavater et vcu cette poque, un sujet dtudes physiologiques qui dabord neussent pas tourn son avantage. Entre la figure du conqurant et celle du pirate, disaient les anciens, quelle diffrence trouvera-t-on ? Celle que lon trouve entre laigle et le vautour. La srnit ou linquitude. Aussi cette physionomie livide, ce corps grle et souffreteux, cette dmarche inquite qui sen allaient du Buitenhof au28

Hoogstraat la suite de tout ce peuple hurlant, ctait le type et limage dun matre souponneux ou dun voleur inquiet ; et un homme de police et certes opt pour ce dernier renseignement, cause du soin que celui dont nous nous occupons en ce moment prenait de se cacher. Dailleurs, il tait vtu simplement et sans armes apparentes ; son bras maigre mais nerveux, sa main sche mais blanche, fine, aristocratique, sappuyait non pas au bras, mais sur lpaule dun officier qui, le poing lpe, avait, jusquau moment o son compagnon stait mis en route et lavait entran avec lui, regard toutes les scnes du Buitenhof avec un intrt facile comprendre. Arriv sur la place de Hoogstraat, lhomme au visage ple poussa lautre sous labri dun contrevent ouvert et fixa les yeux sur le balcon de lHtel de Ville. Aux cris forcens du peuple, la fentre du Hoogstraat souvrit et un homme savana pour dialoguer avec la foule. Qui parat l au balcon ? demanda le jeune homme lofficier en lui montrant de lil seulement le harangueur, qui paraissait fort mu et qui se soutenait la balustrade plutt quil ne se penchait sur elle. Cest le dput Bowelt, rpliqua lofficier. Quel homme est ce dput Bowelt ? Le connaissez-vous ? Mais un brave homme, ce que je crois du moins, monseigneur. Le jeune homme, en entendant cette apprciation du caractre de Bowelt faite par lofficier, laissa chapper un mouvement de dsappointement si trange, de mcontentement si visible, que lofficier le remarqua et se hta dajouter :29

On le dit, du moins, monseigneur. Quant moi, je ne puis rien affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt. Brave homme, rpta celui quon avait appel monseigneur ; est-ce brave homme que vous voulez dire ou homme brave ? Ah ! monseigneur mexcusera ; je noserais tablir cette distinction vis--vis dun homme que, je le rpte Son Altesse, je ne connais que de visage. Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nous allons bien voir. Lofficier inclina la tte en signe dassentiment et se tut. Si ce Bowelt est un brave homme, continua laltesse, il va drlement recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire. Et le mouvement nerveux de sa main qui sagitait malgr lui sur lpaule de son compagnon, comme eussent fait les doigts dun instrumentiste sur les touches dun clavier, trahissait son ardente impatience si mal dguise en certains moments, et dans ce moment surtout, sous lair glacial et sombre de la figure. On entendit alors le chef de la dputation bourgeoise interpeller le dput pour lui faire dire o se trouvaient les autres dputs ses collgues. Messieurs, rpta pour la seconde fois M. Bowelt, je vous dis que dans ce moment je suis seul avec M. dAsperen, et je ne puis prendre une dcision moi seul. Lordre ! lordre ! crirent plusieurs milliers de voix.

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M. Bowelt voulut parler, mais on nentendit pas ses paroles et lon vit seulement ses bras sagiter en gestes multiples et dsesprs. Mais voyant quil ne pouvait se faire entendre, il se retourna vers la fentre ouverte et appela M. dAsperen. M. dAsperen parut son tour au balcon, o il fut salu de cris plus nergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes auparavant, accueilli M. Bowelt. Il nentreprit pas moins cette tche difficile de haranguer la multitude ; mais la multitude prfra forcer la garde des tats, qui dailleurs nopposa aucune rsistance au peuple souverain, couter la harangue de M. dAsperen. Allons, dit froidement le jeune homme pendant que le peuple sengouffrait par la porte principale du Hoogstraat, il parat que la dlibration aura lieu lintrieur, colonel. Allons entendre la dlibration. Ah ! monseigneur, monseigneur, prenez garde ! quoi ? Parmi ces dputs, il y en a beaucoup qui ont t en relation avec vous, et il suffit quun seul reconnaisse Votre Altesse. Oui, pour quon maccuse dtre linstigateur de tout ceci. Tu as raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent un instant du regret quil avait davoir montr tant de prcipitation dans ses dsirs ; oui, tu as raison, restons ici. Dici, nous les verrons revenir avec ou sans lautorisation, et nous jugerons de la sorte si M. Bowelt est un brave homme ou un homme brave, ce que je tiens savoir.

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Mais, fit lofficier en regardant avec tonnement celui qui il donnait le titre de monseigneur ; mais Votre Altesse ne suppose pas un seul instant, je prsume, que les dputs ordonnent aux cavaliers de Tilly de sloigner, nest-ce pas ? Pourquoi ? demanda froidement le jeune homme. Parce que sils ordonnaient cela, ce serait tout simplement signer la condamnation mort de MM. Corneille et Jean de Witt. Nous allons voir, rpondit froidement lAltesse ; Dieu seul peut savoir ce qui se passe au cur des hommes. Lofficier regarda la drobe la figure impassible de son compagnon, et plit. Ctait la fois un brave homme et un homme brave que cet officier. De lendroit o ils taient rests, lAltesse et son compagnon entendaient les rumeurs et les pitinements du peuple dans les escaliers de lHtel de Ville. Puis on entendit ce bruit sortir et se rpandre sur la place, par les fentres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaient paru MM. Bowelt et dAsperen, lesquels taient rentrs lintrieur, dans la crainte, sans doute, quen les poussant, le peuple ne les fit sauter par-dessus la balustrade. Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer devant ces fentres. La salle des dlibrations semplissait. Soudain le bruit sarrta ; puis, soudain encore, il redoubla dintensit et atteignit un tel degr dexplosion que le vieil difice en trembla jusquau fate.

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Puis enfin le torrent se reprit rouler par les galeries et les escaliers jusqu la porte, sous la vote de laquelle on le vit dboucher comme une trombe. En tte du premier groupe volait, plutt quil ne courait, un homme hideusement dfigur par la joie. Ctait le chirurgien Tyckelaer. Nous lavons ! nous lavons ! cria-t-il en agitant un papier en lair. Ils ont lordre ! murmura lofficier stupfait. Eh bien ! me voil fix, dit tranquillement lAltesse. Vous ne saviez pas, mon cher colonel, si M. Bowelt tait un brave homme ou un homme brave. Ce nest ni lun ni lautre. Puis continuant suivre de lil, sans sourciller, toute cette foule qui roulait devant lui. Maintenant, dit-il, venez au Buitenhof, colonel ; je crois que nous allons voir un spectacle trange. Lofficier sinclina et suivit son matre sans rpondre. La foule tait immense sur la place et aux abords de la prison. Mais les cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le mme bonheur et surtout avec la mme fermet. Bientt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait en sapprochant ce flux dhommes, dont il aperut bientt les premires vagues roulant avec la rapidit dune cataracte qui se prcipite.

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En mme temps, il aperut le papier qui flottait en lair, audessus des mains crispes et des armes tincelantes. Eh ! fit-il en se levant sur ses triers et en touchant son lieutenant du pommeau de son pe, je crois que les misrables ont leur ordre. Lches coquins ! cria le lieutenant. Ctait en effet lordre, que la compagnie des bourgeois reut avec des rugissements joyeux. Elle sbranla aussitt et marcha les armes basses et en poussant de grands cris lencontre des cavaliers du comte de Tilly. Mais le comte ntait pas homme les laisser approcher plus que de mesure. Halte ! cria-t-il, halte ! et que lon dgage le poitrail de mes chevaux, ou je commande : En avant ! Voici lordre ! rpondirent cent voix insolentes. Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut : Ceux qui ont sign cet ordre, dit-il, sont les vritables bourreaux de M. Corneille de Witt. Quant moi, je ne voudrais pas pour mes deux mains avoir crit une seule lettre de cet ordre infme. En repoussant du pommeau de son pe lhomme qui voulait le lui reprendre : Un moment, dit-il. Un crit comme celui-l est dimportance et se garde.

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Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justaucorps. Puis se retournant vers sa troupe : Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file droite ! Puis demi-voix, et cependant de faon ce que ses paroles ne fussent pas perdues pour tout le monde : Et maintenant, gorgeurs, dit-il, faites votre uvre. Un cri furieux, compos de toutes les haines avides et de toutes les joies froces qui rlaient sur le Buitenhof, accueillit ce dpart. Les cavaliers dfilaient lentement. Le comte resta derrire, faisant face jusquau dernier moment la populace ivre qui gagnait au fur et mesure le terrain que perdait le cheval du capitaine. Comme on voit, Jean de Witt ne stait pas exagr le danger quand, aidant son frre se lever, il le pressait de partir. Corneille descendit donc, appuy au bras de lex-grand pensionnaire, lescalier qui conduisait dans la cour. Au bas de lescalier, il trouva la belle Rosa toute tremblante. Oh ! M. Jean, dit celle-ci, quel malheur ! Quy a-t-il donc, mon enfant ? demanda de Witt. Il y a que lon dit quils sont alls chercher au Hoogstraat lordre qui doit loigner les cavaliers du comte de Tilly. Oh ! oh ! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers sen vont, la position est mauvaise pour nous.

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Aussi, si javais un conseil vous donner dit la jeune fille toute tremblante. Donne, mon enfant. Quy aurait-il dtonnant que Dieu me parlt par ta bouche ? Eh bien ! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue. Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours leur poste ? Oui, mais tant quil ne sera pas rvoqu, cet ordre est de rester devant la prison. Sans doute. En avez-vous un pour quils vous accompagnent jusque hors la ville ? Non. Eh bien ! du moment o vous allez avoir dpass les premiers cavaliers, vous tomberez aux mains du peuple. Mais la garde bourgeoise ? Oh ! la garde bourgeoise, cest la plus enrage. Que faire, alors ? votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille, je sortirais par la poterne. Louverture donne sur une rue dserte, car tout le monde est dans la grande rue, attendant lentre principale, et je gagnerais celle des portes de la ville par laquelle vous voulez sortir.36

Mais mon frre ne pourra marcher, dit Jean. Jessaierai, rpondit Corneille avec une expression de fermet sublime. Mais navez-vous pas votre voiture ? demande la jeune fille. La voiture est l, au seuil de la grande porte. Non, rpondit la jeune fille. Jai pens que votre cocher tait un homme dvou, et je lui ai dit daller vous attendre la poterne. Les deux frres se regardrent avec attendrissement, et leur double regard, lui apportant toute lexpression de leur reconnaissance, se concentra sur la jeune fille. Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste savoir si Gryphus voudra bien nous ouvrir cette porte. Oh ! non, dit Rosa, il ne voudra pas. Eh bien ! alors ? Alors, jai prvu son refus et, tout lheure, tandis quil causait par la fentre de la gele avec un pistolier, jai pris la clef au trousseau. Et tu las, cette cl ? La voici, monsieur Jean. Mon enfant, dit Corneille, je nai rien te donner en change du service que tu me rends, except la Bible que tu37

trouveras dans ma chambre : cest le dernier prsent dun honnte homme ; jespre quil te portera bonheur. Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, rpondit la jeune fille. Puis elle-mme et en soupirant : Quel malheur que je ne sache pas lire ! dit-elle. Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean ; je crois quil ny a pas un instant perdre. Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir intrieur, elle conduisit les deux frres au ct oppos de la prison. Toujours guids par Rosa, ils descendirent un escalier dune douzaine de marches, traversrent une petite cour aux remparts crnels, et la porte cintre stant ouverte, ils se retrouvrent de lautre ct de la prison dans la rue dserte, en face de la voiture qui les attendait, le marchepied abaiss. Eh ! vite, vite, vite, mes matres, les entendez-vous ? cria le cocher tout effar. Mais aprs avoir fait monter Corneille le premier, le grand pensionnaire se retourna vers la jeune fille. Adieu, mon enfant, dit-il ; tout ce que nous pourrions te dire ne texprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous te recommandons Dieu, qui se souviendra, jespre que tu viens de sauver la vie de deux hommes. Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et la baisa respectueusement. Allez, dit-elle, allez, on dirait quils enfoncent la porte.

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Jean de Witt monta prcipitamment, prit place prs de son frre, et ferma le mantelet de la voiture en criant : Au Tol-Hek ! Le Tol-Hek tait la grille qui fermait la porte conduisant au petit port de Scheveningen, dans lequel un petit btiment attendait les deux frres. La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands et emporta les fugitifs. Rosa les suivit jusqu ce quils eussent tourn langle de la rue. Alors elle rentra fermer la porte derrire elle et jeta la clef dans un puits. Ce bruit qui avait fait pressentir Rosa que le peuple enfonait la porte, tait en effet celui du peuple, qui, aprs avoir fait vacuer la place de la prison, se ruait contre cette porte. Si solide quelle ft, et quoique le gelier Gryphus il faut lui rendre cette justice se refust obstinment douvrir cette porte, on sentait quelle ne rsisterait pas longtemps ; et Gryphus, fort ple, se demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cette porte, lorsquil sentit quon le tirait doucement par lhabit. Il se retourna et vit Rosa. Tu entends les enrags ? dit-il. Je les entends si bien, mon pre, qu votre place Tu ouvrirais, nest-ce pas ? Non, je laisserais enfoncer la porte.

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Mais ils vont me tuer. Oui, sils vous voient. Comment veux-tu quils ne me voient pas ? Cachez-vous. O cela ? Dans le cachot secret. Mais toi, mon enfant ? Moi, mon pre, jy descendrai avec vous. Nous fermerons la porte sur nous et, quand ils auront quitt la prison, eh bien ! nous sortirons de notre cachette. Tu as pardieu raison, scria Gryphus ; cest tonnant, ajouta-t-il, ce quil y a de jugement dans cette petite tte. Puis, comme la porte sbranlait la grande joie de la populace : Venez, venez, mon pre, dit Rosa en ouvrant une petite trappe. Mais cependant, nos prisonniers ? fit Gryphus. Dieu veillera sur eux, mon pre, dit la jeune fille ; permettez-moi de veiller sur vous. Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tte, juste au moment o la porte brise donnait passage la populace.

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Au reste, ce cachot o Rosa faisait descendre son pre, et quon appelait le cachot secret, offrait aux deux personnages, que nous allons tre forcs dabandonner pour un instant, un sr asile, ntant connu que des autorits, qui parfois y enfermaient quelquun de ces grands coupables pour lesquels on craint quelque rvolte ou quelque enlvement. Le peuple se rua dans la prison en criant : Mort aux tratres ! la potence Corneille de Witt ! mort ! mort !

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IV Les massacreursLe jeune homme, toujours abrit par son grand chapeau, toujours sappuyant au bras de lofficier, toujours essuyant son front et ses lvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regardait seul, en un coin du Buitenhof, perdu dans lombre dun auvent surplombant une boutique ferme, le spectacle que lui donnait cette populace furieuse, et qui paraissait approcher de son dnouement. Oh ! dit-il lofficier, je crois que vous aviez raison, Van Deken, et que lordre que messieurs les dputs ont sign est le vritable ordre de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous ce peuple ? Il en veut dcidment beaucoup aux MM. de Witt ! En vrit, dit lofficier, je nai jamais entendu de clameurs pareilles. Il faut croire quils ont trouv la prison de notre homme. Ah ! tenez, cette fentre ntait-elle pas celle de la chambre o a t enferm M. Corneille ? En effet, un homme saisissait pleines mains et secouait violemment le treillage de fer qui fermait la fentre du cachot de Corneille, et que celui-ci venait de quitter il ny avait pas plus de dix minutes. Hourra ! hourra ! criait cet homme, il ny est plus ! Comment, il ny est plus ? demandrent de la rue ceux qui, arrivs les derniers, ne pouvaient entrer tant la prison tait pleine. Non ! non ! rptait lhomme furieux, il ny est plus, il faut quil se soit sauv.42

Que dit donc cet homme ? demanda en plissant lAltesse. Oh ! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heureuse si elle tait vraie. Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle tait vraie, dit le jeune homme ; malheureusement elle ne peut pas ltre. Cependant, voyez dit lofficier. En effet, dautres visages furieux, grinant de colre, se montraient aux fentres en criant : Sauv ! vad ! ils lont fait fuir. Et le peuple rest dans la rue, rptait avec deffroyables imprcations : Sauvs ! vads ! courons aprs eux, poursuivons-les ! Monseigneur, il parat que M. Corneille de Witt est bien rellement sauv, dit lofficier. Oui, de la prison, peut-tre, rpondit celui-ci, mais pas de la ville ; vous verrez, Van Deken, que le pauvre homme trouvera ferme la porte quil croyait trouver ouverte. Lordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc t donn, monseigneur ? Non, je ne crois pas, qui aurait donn cet ordre ? Eh bien ! qui vous fait supposer ?43

Il y a des fatalits, rpondit ngligemment lAltesse, et les plus grands hommes sont parfois tombs victimes de ces fatalits-l. Lofficier sentit ces mots courir un frisson dans ses veines, car il comprit que, dune faon ou de lautre, le prisonnier tait perdu. En ce moment, les rugissements de la foule clataient comme un tonnerre, car il tait bien dmontr que Cornlius de Witt ntait plus dans la prison. En effet, Corneille et Jean, aprs avoir long le vivier, avaient pris la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage de leur carrosse nveillt aucun soupon. Mais arriv au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille, quand il sentit quil laissait derrire lui la prison et la mort et quil avait devant lui la vie et la libert, le cocher ngligea toute prcaution et mit le carrosse au galop. Tout coup, il sarrta. Quy a-t-il ? demanda Jean en passant la tte par la portire. Oh ! mes matres, scria le cocher, il y a La terreur touffait la voix du brave homme. Voyons, achve, dit le grand pensionnaire. Il y a que la grille est ferme.

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Comment, la grille est ferme ? Ce nest pas lhabitude de fermer la grille pendant le jour. Voyez plutt. Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la grille ferme. Va toujours, dit Jean, jai sur moi lordre de commutation, le portier ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne poussait plus ses chevaux avec la mme confiance. Puis en sortant sa tte par la portire, Jean de Witt avait t vu et reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons, fermait sa porte toute hte pour aller les rejoindre sur le Buitenhof. Il poussa un cri de surprise, et courut aprs deux autres hommes qui couraient devant lui. Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla ; les trois hommes sarrtrent, regardant sloigner la voiture, mais encore peu srs de ceux quelle renfermait. La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek. Ouvrez ! cria le cocher. Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison, ouvrir et avec quoi ? Avec la clef, parbleu ! dit le cocher. Avec la clef, oui ; mais il faudrait lavoir pour cela.

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Comment ! vous navez pas la clef de la porte ? demanda le cocher. Non. Quen avez-vous donc fait ? Dame ! on me la prise. Qui cela ? Quelquun qui probablement tenait ce que personne ne sortt de la ville. Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tte de la voiture et risquant le tout pour le tout, mon ami, cest pour moi Jean de Witt et pour mon frre Corneille, que jemmne en exil. Oh ! M. de Witt, je suis au dsespoir, dit le portier se prcipitant vers la voiture, mais sur lhonneur, la clef ma t prise. Quand cela ? Ce matin. Par qui ? Par un jeune homme de vingt-deux ans, ple et maigre. Et pourquoi la lui avez-vous remise ? Parce quil avait un ordre sign et scell. De qui ?46

Mais des messieurs de lHtel de Ville. Allons, dit tranquillement Corneille, il parat que bien dcidment nous sommes perdus. Sais-tu si la mme prcaution a t prise partout ? Je ne sais. Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne lhomme de faire tout ce quil peut pour conserver sa vie ; gagne une autre porte. Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture : Merci de ta bonne volont, mon ami, dit Jean, au portier ; lintention est rpute pour le fait ; tu avais lintention de nous sauver, et, aux yeux du Seigneur, cest comme si tu avais russi. Ah ! dit le portier, voyez-vous l-bas ? Passe au galop travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prends la rue gauche ; cest notre seul espoir. Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes que nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps et pendant que Jean parlementait avec le portier, stait grossi de sept ou huit nouveaux individus. Ces nouveaux arrivants avaient videmment des intentions hostiles lendroit du carrosse. Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils en travers de la rue en agitant leurs bras arms de btons et criant : Arrte ! arrte !47

De son ct, le cocher se pencha sur eux et les sillonna de coups de fouet. La voiture et les hommes se heurtrent enfin. Les frres de Witt ne pouvaient rien voir, enferms quils taient dans la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer, puis prouvrent une violente secousse. Il y eut un moment dhsitation et de tremblement dans toute la machine roulante, qui semporta de nouveau, passant sur quelque chose de rond et de flexible, qui semblait tre le corps dun homme renvers, et sloigna au milieu des blasphmes. Oh ! dit Corneille, je crains bien que nous nayons fait un malheur. Au galop ! au galop ! cria Jean. Mais, malgr cet ordre, tout coup le cocher sarrta. Eh bien ! demanda Jean. Voyez-vous ? dit le cocher. Jean regarda. Toute la populace du Buitenhof apparaissait lextrmit de la rue que devait suivre la voiture, et savanait hurlante et rapide comme un ouragan. Arrte et sauve-toi, dit Jean au cocher ; il est inutile daller plus loin ; nous sommes perdus. Les voil ! les voil ! crirent ensemble cinq cents voix.

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Oui, les voil, les tratres ! les meurtriers ! les assassins ! rpondirent ceux qui venaient au-devant de la voiture, ceux qui couraient aprs elle, portant dans leurs bras le corps meurtri dun de leurs compagnons, qui, ayant voulu sauter la bride des chevaux, avait t renvers par eux. Ctait sur lui que les deux frres avaient senti passer la voiture. Le cocher sarrta ; mais quelques instances que lui ft son matre, il ne voulut point se sauver. En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui couraient aprs lui et ceux qui venaient au-devant de lui. En un instant, il domina toute cette foule agite comme une le flottante. Tout coup, lle flottante sarrta. Un marchal venait, dun coup de masse, dassommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits. En ce moment le volet dune fentre sentrouvrit et lon put voir le visage livide et les yeux sombres du jeune homme se fixant sur le spectacle qui se prparait. Derrire lui apparaissait la tte de lofficier presque aussi ple que la sienne. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! monseigneur, que va-t-il se passer ? murmura lofficier. Quelque chose de terrible bien certainement, rpondit celui-ci.

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Oh ! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de la voiture, ils le battent, ils le dchirent. En vrit, il faut que ces gens-l soient anims dune bien violente indignation, fit le jeune homme du mme ton impassible quil avait conserv jusqualors. Et voici Corneille quils tirent son tour du carrosse, Corneille dj tout bris, tout mutil par la torture. Oh ! voyez, donc, voyez donc. Oui, en effet, cest bien Corneille. Lofficier poussa un faible cri et dtourna la tte. Cest que, sur le dernier degr du marchepied, avant mme quil et touch terre, le ruward venait de recevoir un coup de barre de fer qui lui avait bris la tte. Il se releva cependant, mais pour retomber aussitt. Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirrent dans la foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant quil y traait et qui se refermait derrire lui avec de grandes hues pleines de joies. Le jeune homme devint plus ple encore, ce quon et cru impossible, et son il se voila un instant sous sa paupire. Lofficier vit ce mouvement de piti, le premier que son svre compagnon et laiss chapper, et voulant profiter de cet amollissement de son me : Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voil quon va assassiner aussi le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait dj ouvert les yeux.50

En vrit ! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon le trahir. Monseigneur, dit lofficier, est-ce quon ne pourrait pas sauver ce pauvre homme, qui a lev Votre Altesse ? Sil y a un moyen, dites-le, et duss-je y perdre la vie Guillaume dOrange, car ctait lui, plissa son front dune faon sinistre, teignit lclair de sombre fureur qui tincelait sous sa paupire et rpondit : Colonel Van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes, afin quelles prennent les armes tout vnement. Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de ces assassins ? Ne vous inquitez pas de moi plus que je ne men inquite, dit brusquement le prince. Allez. Lofficier partit avec une rapidit qui tmoignait bien moins de son obissance que de la joie de nassister point au hideux assassinat du second des frres. Il navait point ferm la porte de la chambre que Jean, qui par un effort suprme avait gagn le perron dune maison situe en face de celle o tait cach son lve, chancela sous les secousses quon lui imprimait de dix cts la fois en disant : Mon frre, o est mon frre ? Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau dun coup de poing. Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-l venait dventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre

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loccasion den faire autant au grand pensionnaire, tandis que lon tranait au gibet le cadavre de celui qui tait dj mort. Jean poussa un gmissement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux. Ah ! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise, eh bien ! je vais te les crever, moi ! Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sang jailli. Mon frre ! cria de Witt essayant de voir ce qutait devenu Corneille, travers le flot de sang qui laveuglait : mon frre ! Va le rejoindre ! hurla un autre assassin en lui appliquant son mousquet sur la tempe et en lchant la dtente. Mais le coup ne partit point. Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant deux mains par le canon, il assomma Jean de Witt dun coup de crosse. Jean de Witt chancela et tomba ses pieds. Mais aussitt, se relevant par un suprme effort : Mon frre ! cria-t-il dune voix tellement lamentable que le jeune homme tira le contrevent sur lui. Dailleurs il restait peu de chose voir, car un troisime assassin lui lcha bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois et lui fit sauter le crne. Jean de Witt tomba pour ne plus se relever. Alors chacun des misrables, enhardi par cette chute, voulut dcharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner un52

coup de masse, dpe ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau dhabits. Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien dchirs, bien dpouills, la populace les trana nus et sanglants un gibet improvis, o des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds. Alors arrivrent les plus lches, qui nayant pas os frapper la chair vivante, taillrent en lambeaux la chair morte, puis sen allrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille dix sous la pice. Nous ne pourrions dire si travers louverture presque imperceptible du volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scne, mais au moment mme o lon pendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule qui tait trop occupe de la joyeuse besogne quelle accomplissait pour sinquiter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours ferm. Ah ! monsieur, scria le portier, me rapportez-vous la cl ? Oui, mon ami, la voil, rpondit le jeune homme. Oh ! cest un bien grand malheur que vous ne mayez pas rapport cette clef seulement une demi-heure plus tt, dit le portier en soupirant. Et pourquoi cela ? demanda le jeune homme. Parce que jeusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que, ayant trouv la porte ferme, ils ont t obligs de rebrousser chemin. Ils sont tombs au milieu de ceux qui les poursuivaient.

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La porte ! la porte ! scria une voix qui semblait tre celle dun homme press. Le prince se retourna et reconnut le colonel Van Deken. Cest vous, colonel ? dit-il. Vous ntes pas encore sorti de la Haye ? Cest accomplir tardivement mon ordre. Monseigneur, rpondit le colonel, voil la troisime porte laquelle je me prsente, jai trouv les deux autres fermes. Eh bien ! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami, dit le prince au portier qui tait rest tout bahi ce titre de monseigneur que venait de donner le colonel Van Deken ce jeune homme ple auquel il venait de parler si familirement. Aussi, pour rparer sa faute, se hta-t-il douvrir le Tol-Hek, qui roula en criant sur ses gonds. Monseigneur veut-il mon cheval ? demanda le colonel Guillaume. Merci, colonel, je dois avoir une monture qui mattend quelques pas dici. Et, prenant un sifflet dor dans sa poche, il tira de cet instrument, qui cette poque servait appeler les domestiques, un son aigu et prolong, au retentissement duquel accourut un cuyer cheval et tenant un second cheval en main. Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de ltrier, et piquant des deux, il gagna la route de Leyde. Quand il fut l, il se retourna. Le colonel le suivait une longueur de cheval. Le prince lui fit signe de prendre rang ct de lui. Savez-vous, dit-il sans sarrter, que ces coquins-l ont tu aussi M. Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille ?54

Ah ! monseigneur, dit tristement le colonel, jaimerais mieux pour vous que restassent encore ces deux difficults franchir pour tre de fait le stathouder de Hollande. Certes, il et mieux valu, dit le jeune homme, que ce qui vient darriver narrivt pas. Mais enfin ce qui est fait est fait, nous nen sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arriver Alphen avant le message que certainement les tats vont menvoyer au camp. Le colonel sinclina, laissa passer son prince devant, et prit sa suite la place quil tenait avant quil lui adresst la parole. Ah ! je voudrais bien, murmura mchamment Guillaume dOrange en fronant le sourcil, serrant ses lvres en enfonant ses perons dans le ventre de son cheval, je voudrais bien voir la figure que fera Louis le Soleil, quand il apprendra de quelle faon on vient de traiter ses bons amis MM. de Witt ! Oh ! soleil, soleil, comme je me nomme Guillaume le Taciturne ; soleil, gare tes rayons ! Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, lacharn rival du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encore dans sa puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de la Haye venaient de faire un marchepied avec les cadavres de Jean et de Corneille, deux nobles princes aussi devant les hommes et devant Dieu.

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V Lamateur de tulipes et son voisinCependant, tandis que les bourgeois de la Haye mettaient en pices les cadavres de Jean et de Corneille, tandis que Guillaume dOrange, aprs stre assur que ses deux antagonistes taient bien morts, galopait sur la route de Leyde suivi du colonel Van Deken, quil trouvait un peu trop compatissant pour lui continuer la confiance dont il lavait honor jusque-l, Craeke, le fidle serviteur, mont de son ct sur un bon cheval et bien loin de se douter des terribles vnements qui staient accomplis depuis son dpart, courait sur les chausses bordes darbres jusqu ce quil ft hors de la ville et des villages voisins. Une fois en sret, pour ne pas veiller les soupons, il laissa son cheval dans une curie et continua tranquillement son voyage sur des bateaux qui par relais le menrent Dordrecht en passant avec adresse par les plus courts chemins de ces bras sinueux du fleuve, lesquels treignent sous leurs caresses humides ces les charmantes bordes de saules, de joncs et dherbes fleuries, dans lesquelles broutent nonchalamment les gras troupeaux reluisant au soleil. Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sa colline seme de moulins. Il vit les belles maisons rouges aux lignes blanches, baignant dans leau leur pied de briques, et faisant flotter par les balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis de soie diaprs de fleurs dor, merveilles de lInde et de la Chine, et prs de ces tapis, ces grandes lignes, piges permanents pour prendre les anguilles voraces quattire autour des habitations la sportule quotidienne que les cuisines jettent dans leau par leurs fentres. Craeke, du pont de la barque, travers tous ces moulins aux ailes tournantes, apercevait au dclin du coteau la maison blanche et rose, but de sa mission. Elle perdait les crtes de son toit dans le feuillage jauntre dun rideau de peupliers et se56

dtachait sur le fond sombre que lui faisait un bois dormes gigantesques. Elle tait situe de telle faon que le soleil, tombant sur elle comme dans un entonnoir, y venait scher, tidir et fconder mme les derniers brouillards que la barrire de verdure ne pouvait empcher le vent du fleuve dy porter chaque matin et chaque soir. Dbarqu au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke se dirigea aussitt vers la maison dont nous allons offrir nos lecteurs une indispensable description. Blanche, nette, reluisante, plus proprement lave, plus soigneusement cire aux endroits cachs quelle ne ltait aux endroits aperus, cette maison renfermait un mortel heureux. Ce mortel heureux, rara avis, comme dit Juvnal, tait le docteur Van Baerle, filleul de Corneille. Il habitait la maison que nous venons de dcrire, depuis son enfance ; car ctait la maison natale de son pre et de son grand-pre, anciens marchands nobles de la noble ville de Dordrecht. M. Van Baerle, le pre, avait amass dans le commerce des Indes trois quatre cent mille florins que M. Van Baerle, le fils, avait trouvs tout neufs, en 1668, la mort de ses bons et chers parents, bien que ces florins fussent frapps au millsime, les uns de 1640, les autres de 1610 ; ce qui prouvait quil y avait florins du pre Van Baerle et florins du grand-pre Van Baerle ; ces quatre cent mille florins, htons-nous de le dire, ntaient que la bourse, largent de poche de Cornlius Van Baerle, le hros de cette histoire, ses proprits dans la province donnant un revenu de dix mille florins environ. Lorsque le digne citoyen, pre de Cornlius, avait pass de vie trpas, trois mois aprs les funrailles de sa femme, qui semblait tre partie la premire pour lui rendre facile le chemin de la mort, comme elle lui avait rendu facile le chemin de la vie, il avait dit son fils en lembrassant pour la dernire fois :57

Bois, mange et dpense si tu veux vivre en ralit, car ce nest pas vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de bois ou sur un fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un magasin. Tu mourras ton tour et, si tu nas pas le bonheur davoir un fils, tu laisseras teindre notre nom, et mes florins tonns se trouveront avoir un matre inconnu, ces florins neufs que nul na jamais pess que mon pre, moi et le fondeur. Nimite pas surtout ton parrain, Corneille de Witt, qui sest jet dans la politique, la plus ingrate des carrires, et qui bien certainement finira mal. Puis il tait mort, ce digne M. Van Baerle, laissant tout dsol son fils Cornlius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoup son pre. Cornlius resta donc seul dans la grande maison. En vain son parrain Corneille lui offrit-il de lemploi dans les services publics ; en vain, voulut-il lui faire goter de la gloire, quand Cornlius, pour obir son parrain, se fut embarqu avec de Ruyter sur le vaisseau les Sept Provinces, qui commandait aux cent trente-neuf btiments avec lesquels lillustre amiral allait balancer seul la fortune de la France et de lAngleterre runies. Lorsque, conduit par le pilote Lger, il fut arriv une porte du mousquet du vaisseau le Prince, sur lequel se trouvait le duc dYork, frre du roi dAngleterre, lorsque lattaque de Ruyter, son patron, eut t faite si brusque et si habile que, sentant son btiment prs dtre emport, le duc dYork neut que le temps de se retirer bord du Saint-Michel ; lorsquil eut vu le Saint-Michel, bris, broy sous les boulets hollandais, sortir de la ligne ; lorsquil eut vu sauter un vaisseau, le Comte de Sandwick, et prir dans les flots ou dans le feu quatre cents matelots ; lorsquil eut vu qu la fin de tout cela, aprs vingt btiments mis en morceaux, aprs trois mille tus, aprs cinq mille blesss, rien ntait dcid ni pour ni contre, que chacun sattribuait la victoire, que ctait recommencer, et que seulement un nom de plus, la bataille de Southwood-Bay, tait ajout au catalogue des batailles ; quand il eut calcul ce que perd de temps se boucher les yeux et les oreilles un homme qui veut58

rflchir mme lorsque ses pareils se canonnent entre eux, Cornlius dit adieu Ruyter, au ruward de Pulten et la gloire, baisa les genoux du grand pensionnaire, quil avait en vnration profonde, et rentra dans sa maison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huit ans, dune sant de fer, dune vue perante et plus que de ses quatre cent mille florins de capital et de ses dix mille florins de revenus, de cette conviction quun homme a toujours reu du ciel trop pour tre heureux, assez pour ne ltre pas. En consquence et pour se faire un bonheur sa faon, Cornlius se mit tudier les vgtaux et les insectes, cueillit et classa toute la flore des les, piqua toute lentomologie de sa province, sur laquelle il composa un trait manuscrit avec planches dessines de sa main, et enfin, ne sachant plus que faire de son temps et de son argent surtout, qui allait saugmentant dune faon effrayante, il se mit choisir parmi toutes les folies de son pays et de son poque une des plus lgantes et des plus coteuses. Il aima les tulipes. Ctait le temps, comme on sait, o les Flamands et les Portugais exploitant lenvie ce genre dhorticulture, en taient arrivs diviniser la tulipe et faire de cette fleur venue de lorient ce que jamais naturaliste navait os faire de la race humaine, de peur de donner de la jalousie Dieu. Bientt de Dordrecht Mons il ne fut plus question que des tulipes de mynheer1 Van Baerle ; et ses planches, ses fosses, ses chambres de schage, ses cahiers de caeux furent visits comme jadis les galeries et les bibliothques dAlexandrie par les illustres voyageurs romains.

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Mynheer : monsieur 59

Van Baerle commena par dpenser son revenu de lanne tablir sa collection, puis il brcha ses florins neufs la perfectionner ; aussi son travail fut-il rcompens dun magnifique rsultat : il trouva cinq espces diffrentes quil nomma la Jeanne, du nom de sa mre, la Baerle, du nom de son pre, la Corneille, du nom de son parrain ; les autres noms nous chappent, mais les amateurs pourront bien certainement les retrouver dans les catalogues du temps. En 1672, au commencement de lanne, Corneille de Witt vint Dordrecht pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille ; car on sait que non seulement Corneille tait n Dordrecht, mais que la famille des de Witt tait originaire de cette ville. Corneille commenait ds lors, comme disait Guillaume dOrange, jouir de la plus parfaite impopularit. Cependant, pour ses concitoyens, les bons habitants de Dordrecht, il ntait pas encore un sclrat pendre, et ceux-ci, peu satisfaits de son rpublicanisme un peu trop pur, mais fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la ville quand il entra. Aprs avoir remerci ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille maison paternelle, et ordonna quelques rparations avant que madame de Witt, sa femme, vint sinstaller avec ses enfants. Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul peut-tre Dordrecht ignorait encore la prsence du ruward dans sa ville natale. Autant Corneille de Witt avait soulev de haines en maniant ces graines malfaisantes quon appelle les passions politiques, autant Van Baerle avait amass de sympathies en ngligeant compltement la culture de la politique, absorb quil tait dans la culture de ses tulipes.

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Aussi Van Baerle tait-il chri de ses domestiques et de ses ouvriers, aussi ne pouvait-il supposer quil existt au monde un homme qui voult du mal un autre homme. Et cependant, disons-le la honte de lhumanit, Cornlius Van Baerle avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement froce, bien autrement acharn, bien autrement irrconciliable, que jusque-l nen avaient compt le ruward et son frre parmi les orangistes les plus hostiles de cette admirable fraternit qui, sans nuage pendant la vie, venait se prolonger par le dvouement au del de la mort. Au moment o Cornlius commena de sadonner aux tulipes, et y jeta ses revenus de lanne et les florins de son pre, il y avait Dordrecht et demeurant porte porte avec lui, un bourgeois nomm Isaac Boxtel, qui, depuis le jour o il avait atteint lge de connaissance, suivait le mme penchant et se pmait au seul nonc du mot tulban, qui, ainsi que lassure le floriste franais, cest--dire lhistorien le plus savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du Chingulais, ait servi dsigner ce chef duvre de la cration quon appelle la tulipe. Boxtel navait pas le bonheur dtre riche comme Van Bearle. Il stait donc grandpeine, force de soins et de patience, fait dans sa maison de Dordrecht un jardin commode la culture ; il avait amnag le terrain selon les prescriptions voulues et donn ses couches prcisment autant de chaleur et de fracheur que le codex des jardiniers en autorise. la vingtime partie dun degr prs, Isaac savait la temprature de ses chssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de faon quil laccommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits commenaient-ils plaire. Ils taient beaux, recherchs mme. Plusieurs amateurs taient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel avait lanc dans le monde des Linn et des Tournefort une tulipe de son nom. Cette tulipe avait61

fait son chemin, avait travers la France, tait entre en Espagne, avait pntr jusquen Portugal, et le roi don Alphonse VI, qui, chass de Lisbonne, stait retir dans lle de Terceire, o il samusait, non pas comme le grand Cond, arroser des illets, mais cultiver des tulipes, avait dit : PAS MAL en regardant la susdite Boxtel. Tout coup, la suite de toutes les tudes auxquelles il stait livr, la passion de la tulipe ayant envahi Cornlius Van Baerle, celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous lavons dit, tait voisine de celle de Boxtel et fit lever dun tage certain btiment de sa cour, lequel, en slevant, ta environ un demi-degr de chaleur et, en change, rendit un demi-degr de froid au jardin de Boxtel, sans compter quil coupa le vent et drangea tous les calculs et toute lconomie horticole de son voisin. Aprs tout, ce ntait rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel. Van Baerle ntait quun peintre, cest--dire une espce de fou qui essaie de reproduire sur la toile en les dfigurant les merveilles de la nature. Le peintre faisant lever son atelier dun tage pour avoir meilleur jour, ctait son droit. M. Van Baerle tait peintre comme M. Boxtel tait fleuriste-tulipier ; il voulait du soleil pour ses tableaux, il en prenait un demi-degr aux tulipes de M. Boxtel. La loi tait pour M. Van Baerle. Bene sit. Dailleurs, Boxtel avait dcouvert que trop de soleil nuit la tulipe, et que cette fleur poussait mieux et plus colore avec le tide soleil du matin ou du soir quavec le brlant soleil de midi. Il sut donc presque gr Cornlius Van Baerle de lui avoir bti gratis un parasoleil. Peut-tre ntait-ce point tout fait vrai, et ce que disait Boxtel lendroit de son voisin Van Baerle ntait-il pas62

lexpression entire de sa pense. Mais les grandes mes trouvent dans la philosophie dtonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes. Mais hlas ! que devint-il, cet infortun Boxtel, quand il vit les vitres de ltage nouvellement bti se garnir doignons, de caeux, de tulipes en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la profession dun monomane tulipier ! Il y avait les paquets dtiquettes, il y avait les casiers, il y avait les botes compartiments et les grillages de fer destins fermer ces casiers pour y renouveler lair sans donner accs aux souris, aux charanons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de tulipes deux mille francs loignon. Boxtel fut fort bahi lorsquil vit tout ce matriel, mais il ne comprenait pas encore ltendue de son malheur. On savait Van Baerle ami de tout ce qui rjouit la vue. Il tudiait fond la nature pour ses tableaux, finis comme ceux de Grard Dow, son matre, et de Miris, son ami. Ntait-il pas possible quayant peindre lintrieur dun tulipier, il et amass dans son nouvel atelier tous les accessoires de la dcoration ? Cependant, quoique berc par cette dcevante ide, Boxtel ne put rsister lardente curiosit qui le dvorait. Le soir venu, il appliqua une chelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin Baerle, il se convainquit que la terre dun norme carr peupl nagure de plantes diffrentes, avait t remue, dispose en plates-bandes de terreau ml de boue de rivire, combinaison essentiellement sympathique aux tulipes, le tout contre-fort de bordures de gazon pour empcher les boulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre mnage pour tamiser le soleil de midi ; de leau en abondance et porte, exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions compltes, non seulement de russite, mais de progrs. Plus de doute, Van Baerle tait devenu tulipier.

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Boxtel se reprsenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses ressources morales et physiques la culture des tulipes en grand. Il entrevit son succs dans un vague mais prochain avenir, et conut, par avance, une telle douleur de ce succs, que ses mains se relchant, les genoux saffaissrent, il roula dsespr en bas de son chelle. Ainsi, ce ntait pas pour des tulipes en peinture, mais pour des tulipes relles que Van Baerle lui prenait un demi-degr de chaleur. Ainsi Van Baerle allait avoir la plus admirable des expositions solaires et, en outre, une vaste chambre o conserver ses oignons et ses caeux : chambre claire, are, ventile, richesse interdite Boxtel, qui avait t forc de consacrer cet usage sa chambre coucher, et qui, pour ne pas nuire par linfluence des esprits animaux ses caeux et ses tubercules, se rsignait coucher au grenier. Ainsi porte porte, mur mur, Boxtel allait avoir un rival, un mule, un vainqueur peut-tre, et ce rival, au lieu dtre quelque jardinier obscur, inconnu, ctait le filleul de matre Corneille de Witt, cest--dire une clbrit ! Boxtel, on le voit, avait lesprit moins bien fait que Porus, qui se consolait davoir t vaincu par Alexandre justement cause de la clbrit de son vainqueur. En effet, quarriverait-il si jamais Van Baerle trouvait une tulipe nouvelle et la nommait la Jean de Witt, aprs en avoir nomm une la Corneille ? Ce serait en touffer de rage. Ainsi, dans son envieuse prvoyance, Boxtel, prophte de malheur pour lui mme, devinait ce qui allait arriver. Aussi Boxtel, cette dcouverte faite, passa-t-il la plus excrable nuit qui se puisse imaginer.

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VI La haine dun tulipier partir de ce moment, au lieu dune proccupation, Boxtel eut une crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse aux efforts du corps et de lesprit, la culture dune ide favorite, Boxtel le perdit en ruminant tout le dommage quallait lui causer lide du voisin. Van Baerle, comme on peut le penser, du moment o il eut appliqu ce point la parfaite intelligence dont la nature lavait dou, Van Baerle russit lever les plus belles tulipes. Mieux que qui que ce soit Harlem et Leyde, villes qui offrent les meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornlius russit varier les couleurs, modeler les formes, multiplier les espces. Il tait de cette cole ingnieuse et nave qui prit pour devise, ds le VIIe sicle, cet aphorisme dvelopp en 1653 par un de ses adeptes : Cest offenser Dieu que mpriser les fleurs. Prmisse dont lcole tulipire, la plus exclusive des coles, fit en 1653 le syllogisme suivant : Cest offenser Dieu que mpriser les fleurs. Plus la fleur est belle, plus en la mprisant on offense Dieu. La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs. Donc qui mprise la tulipe offense dmesurment Dieu. Raisonnement laide duquel, on le voit, avec de la mauvaise volont, les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de France et du Portugal, nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de lInde et65

de la Chine, eussent mis lunivers hors la loi, et dclar schismatiques, hrtiques et dignes de mort plusieurs centaines de millions dhommes froids pour la tulipe. Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoique ennemi mortel de Van Baerle, net march sous le mme drapeau que lui. Donc Van Baerle obtint des succs nombreux et fit parler de lui, si bien que Boxtel disparut tout jamais de la liste des notables tulipiers de la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht fut reprsente par Cornlius Van Baerle, le modeste et inoffensif savant. Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetons les plus fiers, et lglantier aux quatre ptales incolores commence la rose gigantesque et parfume. Ainsi les maisons royales ont pris parfois naissance dans la chaumire dun bcheron ou dans la cabane dun pcheur. Van Baerle, adonn tout entier ses travaux de semis, de plantation, de rcolte, Van Baerle, caress par toute la tuliperie dEurope, ne souponna pas mme qu ses cts il y eut un malheureux dtrn dont il tait lusurpateur. Il continua ses expriences, et par consquent ses victoires, et en deux annes couvrit ses plates-bandes de sujets tellement merveilleux que jamais personne, except peut-tre Shakespeare et Rubens, navait tant cr aprs Dieu. Aussi fallait-il, pour prendre une ide dun damn oubli par Dante, fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que Van Baerle sarclait, amendait, humectait ses plates-bandes, tandis quagenouill sur le talus de gazon, il analysait chaque veine de la tulipe en floraison et mditait les modifications quon y pouvait faire, les mariages de couleurs quon y pouvait essayer, Boxtel, cach derrire un petit sycomore quil avait plant le long du mur, et dont il se faisait un ventail, suivait, lil gonfl, la bouche66

cumante, chaque pas, chaque geste de son voisin, et, quand il croyait le voir joyeux, quand il surprenait un sourire sur ses lvres, un clair de bonheur dans ses yeux, alors il leur envoyait tant de maldictions, tant de furieuses menaces, quon ne saurait concevoir comment ces souffles empests denvie et de colre nallaient point sinfiltrant dans les tiges des fleurs y porter des principes de dcadence et des germes de mort. Bientt, tant le mal, une fois matre dune me humaine, y fait de rapides progrs, bientt Boxtel ne se contenta plus de voir Van Baerle. Il voulut voir aussi ses fleurs, il tait artiste au fond, et le chef-duvre dun rival lui tenait au cur. Il acheta un tlescope, laide duquel, aussi bien que le propritaire lui-mme, il put suivre chaque volution de la fleur, depuis le moment o elle pousse, la premire anne, son ple bourgeon hors de terre, jusqu celui o, aprs avoir accompli sa priode de cinq annes, elle arrondit son noble et gracieux cylindre sur lequel apparat lincertaine nuance de sa couleur et se dveloppent les ptales de la fleur, qui seulement alors rvle les trsors secrets de son calice. Oh ! que de fois le malheureux jaloux, perch sur son chelle, aperut-il dans les plates-bandes de Van Baerle des tulipes qui laveuglaient par leur beaut, le suffoquaient par leur perfection ! Alors, aprs la priode dadmiration quil ne pouvait vaincre, il subissait la fivre de lenvie, ce mal qui ronge la poitrine et qui change le cur en une myriade de petits serpents qui se dvorent lun lautre, source infme dhorribles douleurs. Que de fois, au milieu de ses tortures, dont aucune description ne saurait donner lide, Boxtel fut-il tent de sauter la nuit dans le jardin, dy ravager les plantes, de dvorer les oignons avec les dents, et de sacrifier sa colre le propritaire lui-mme sil osait dfendre se