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Sylvie Duval L’Observance au féminin. Les moniales dominicaines entre réforme religieuse et transformations sociales, 1385-1461. Thèse de doctorat dirigée par Mme Nicole Bériou (Université Lumière – Lyon 2) et Mme Gabriella Zarri (Università degli Studi di Firenze) Volume 1

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Sylvie Duval

LObservance au fminin. Les moniales dominicaines entre rforme religieuse et transformations sociales, 1385-1461.

Thse de doctorat dirige par

Mme Nicole Briou (Universit Lumire Lyon 2) et Mme Gabriella Zarri (Universit degli Studi di Firenze)

Volume 1

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Merci

A Mesdames Nicole Briou et Gabriella Zarri, qui mont guide au cours de ces six annes ; lintelligence de leurs suggestions, la constance de leur soutien et de leurs encouragements ont t indispensables laboutissement de mes recherches, Aux professeurs et docteurs Anna Benvenuti Papi, Daniel Bornstein, Isabelle Chabot, Jacques Chiffoleau, Stphane Gioanni, Tamar Herzig, Christiane Klapisch-Zuber, Maiju Lehmijoki, Paulette LHermite-Leclercq, Federica Mas, Denis Menjot, Martin Morard, Silvia Mostaccio, Marilyn Nicoud, Mauro Ronzani, Fernanda Sorelli, Giuliano Tanturli et Andr Vauchez pour la perspicacit de leurs remarques et la gentillesse de leur accueil, Aux archivistes sans laide et la disponibilit desquels ces recherches nauraient pas t possibles : au Pre Luciano Cinelli, qui ma permis de consulter sans restriction les archives du monastre San Domenico conserves au couvent San Marco de Florence, Monsieur JeanLuc Eichenlaub, qui ma aide dans mes recherches alsaciennes, Madame Marina Laguzzi, qui ma permis de consulter le fonds du monastre San Pier Martire bien quil nait pas encore t catalogu, au Pre Lazaro Sastre pour sa connaissance des archives dominicaines, Sur Margherita, qui nest pas archiviste mais prieure, et qui de ce fait a pu me renseigner sur le devenir des archives de son monastre, Aux collgues et amis, pour leur aide prcieuse, leurs ides, leur disponibilit, et particulirement aux membres du laboratoire junior VilMA, aux membres de lEcole Franaise de Rome, Samy et Marianne, A mes parents Eugne et Franoise et mon oncle Etienne, sur qui jai pu compter tout moment, A Davide et Luisa enfin, qui mont patiemment supporte et encourage, et qui me rendent tous deux quotidiennement la vie plus belle.

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Remarques liminaires

Dates : Afin dviter toute quivoque et de faciliter la lecture, toutes les dates mentionnes dans cette tude ont t converties en style universel (anne commenant le 1er janvier, millsime de Rome) sauf mention contraire et sauf, bien sr, dans la retranscription des documents darchives. Les dates mentionnes dans les documents que nous avons consults obissent en effet des computs diffrents, dont les principaux sont ceux de Pise et de Florence : - comput de Pise : dbut danne le 25 mars, un an davance sur Rome. - comput de Florence : dbut danne de 25 mars, mme millsime que Rome. La conversion ncessite, dans le cas des documents pisans, la soustraction dun an pour toutes les dates comprises entre le 25 mars et le 31 dcembre inclus ; inversement, dans le cas des documents florentins, il faut ajouter un an pour toutes les dates comprises entre le 1er janvier et le 24 mars inclus.

Principales abrviations utilises dans les notes : AAP : Archives Archipiscopales de Pise ADHR : Archives Dpartementales du Haut-Rhin ASF : Archivio di Stato de Florence ASF, NA: Archivio di Stato de Florence, fonds du Notarile Antecosimiano ASM : Archives du couvent San Marco de Florence, fonds du monastre San Domenico ASP : Archivio di Stato de Pise ASV : Archivio di Stato de Venise BOP: Bullarium Ordinis Fratrum Praedicatorum, d. Th. Ripoll, Rome, Mainardi, 17291740, 8 vol. Campione : document n3 du fonds du monastre San Domenico des aux Archives du couvent San Marco de Florence. Il sagit dun registre de possession, utilis de 1423 1491. Comptes: Libro di entrate e uscite 1430-1480 (Livre des comptes du monastre San Domenico, tenu sans interruption de 1429 1480, 1430 1480 m.p.), Archives du couvent

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San Marco de Florence, fonds du monastre San Domenico, n4. Le registre est organis de faon chronologique, en deux parties ( entrate puis uscite ). DBI : Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1923-, 75 vol. DIP : Dizionario degli Istituti di Perfezione, Rome, Edizioni Paoline, 1974-1997, 9 vol. DSAM : Dictionnaire de Spiritualit Asctique et mystique, Paris, Beauchesne, 1932-1995, 14 vol. Libro Rosso : Archivio di Stato de Florence, fonds du monastre San Pier Martire, document n75. m. p. : more pisano (datation pisane, cf. remarques liminaires ) m. f. : more florentino nP ou nF : renvoi la fiche prosopographique dune moniale (listes dans Annexes, p. 94 et 126). La lettre P (pour Pise ) renvoie aux surs du monastre San Domenico, la lettre F (pour Florence ) celles de San Pier Martire. Vita : Texte de la Vie de Chiara Gambacorta, qui se trouve dans les Annexes, p. 14-33

Les rfrences bibliographiques sont cites une premire fois en entier, puis de faon abrge (AUTEUR, Titre de larticle ou de louvrage). Elles figurent toutes dans la bibliographie gnrale situe la fin du volume dAnnexes (lorsquil sagit dun article, il faut parfois se reporter au recueil qui le contient). Les sources manuscrites et imprimes sont elles aussi dtailles la fin du second volume.

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Introduction

Dabord confine dans lhistoriographie des ordres religieux par eux-mmes, puis dans lide, fconde mais sans doute trop simplificatrice, de lexistence dune pr-Rforme , lObservance nest que rcemment devenue pour elle-mme lobjet dtudes approfondies. Ce mouvement de rforme, encore insuffisamment dfini et circonscrit, se trouve au carrefour entre les deux priodes, distingues par les traditions acadmiques, de lhistoire mdivale et de lhistoire moderne, ce qui ne facilite gure lmergence dtudes de synthse son propos. LObservance, en tant que phnomne religieux et social la fois, est cependant lune des clefs de la comprhension de la priode de grands bouleversements qua connus lOccident entre la fin du XIVe sicle et le dbut du XVIe sicle, et que lon appelle encore aujourdhui la Renaissance . La volont des religieux observants de revenir un ge dor de la vie religieuse rgulire et de lEglise en gnral nest dailleurs pas si trangre, contrairement ce que lon pourrait penser, au concept culturel de la Re-naissance. La part fminine du mouvement, cest--dire principalement la rforme des ordres de religieuses, a commenc, ces dernires annes, intresser les chercheurs, notamment par le biais de la gender history. Parmi les religieuses, les Dominicaines nont encore bnfici daucune tude de synthse ; fait trange, si lon songe que lune des principales inspiratrices de ce mouvement de rforme nest autre que Catherine de Sienne. Mais chroniqueurs et rudits ont souvent trop bien russi occulter consciemment ou non la place des femmes dans lhistoire des ordres religieux. La vie religieuse fminine mdivale fait pourtant depuis longtemps dj lobjet dtudes pousses : la premire publication du matre-ouvrage dHerbert Grundmann date de 19351, mais il est vrai que celui-ci na pas trouv un cho immdiat dans la communaut des historiens. Cest partir des annes 1970, que les tudes portant sur la vie religieuse foisonnante des femmes la fin du Moyen Age ont commenc se multiplier. Bguines, tertiaires et pnitentes de toute sorte ont fait lobjet de recherches qui ont jet une lumire nouvelle sur un monde oubli : celui des mulieres religiosae, ces trsGRUNDMANN, H.: Religise Bewegungen im Mittelalter. Untersuchungen ber die geschichtlichen Zusammenhnge zwischen der Ketzerei, den Bettelorden und der religisen Frauenbewegungen im 12. und 13. Jahrhundert, und ber die geschichtlichen Grundlagen der Deutschen Mystik, Berlin, E. Ebering, 1935.1

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nombreuses femmes qui, de la fin du XIIe sicle et jusquau dbut du XVIe sicle, ont fait entendre leur voix en Occident, pares de dons charismatiques et prophtiques, ou simplement engages dans une vie religieuse souvent pleinement choisie, avant que lEglise et la socit ne fassent, pour presque trois sicles, retomber sur elles lombre svre des murs du clotre et du foyer. Les grandes saintes de lEglise catholique, proclames, dailleurs, en 1970, docteurs de lEglise, Catherine de Sienne et Thrse dAvila, sont apparues tout coup moins seules, et leurs cas sont devenus pour une part moins extraordinaires lorsque le contexte de la vie religieuse fminine pr-moderne leur a t rendu. Par contraste, la priode post-tridentine, caractrise par ses immenses monastres clos, o des centaines de religieuses, en majorit sans vocation, vivaient retires du monde et dune socit qui ne savait que faire de ses femmes surnumraires , est apparue plus noire encore aux yeux des historien(ne)s de la priode moderne. La stricte clture, impose aux communauts fminines par les prlats de la Contre-rforme, Charles Borrome en tte, a t analyse par les chercheurs comme la preuve par excellence du silence impos aux femmes par une socit moderne fortement hirarchise et discipline. La dcouverte de textes indits, tels le fameux Inferno monacale de la vnitienne Arcangela Tarabotti2, lanalyse de la prolifique documentation des archevchs post-tridentins portant la trace de la rsistance des religieuses comme de leur soumission, ont donn une vision nouvelle et riche du monde des clotres fminins de lpoque moderne. Ainsi, la religieuse clotre qui tait devenue, depuis les Lettres portugaises jusqu Manzoni, en passant par Diderot, une simple figure littraire, a retrouv sa place dans lhistoire des socits occidentales. Si ce cadre historiographique est trop simple, il nest certes pas faux. Le contraste entre les deux priodes est cependant trop fort. Ce ne sont pas seulement les courants idologiques des annes 1970, par ailleurs ncessaires la premire pousse de lhistoire des femmes, qui ont contribu accentuer ce contraste, en insistant, dune part, sur la grande libert de parole des femmes mdivales et, dautre part, sur linhumanit du sort rserv aux religieuses forces ; cest aussi lexistence dun hiatus historiographique entre les deux priodes qui a contribu les opposer : comment passe-t-on du monde des mulieres religiosae celui des religieuses clotres ? Quels sont les processus religieux, mais aussi sociaux et culturels, qui ont contribu une telle volution ? Les dcisions du Concile de Trente propos de la clture des tablissements fminins constituent un repre commode, qui a parfois t vu comme une vritable rupture. Or force est de constater que ces dcisions nont2

MEDIOLI, F. : Linferno monacale di Arcangela Tarabotti. Turin, Rosenberg et Sellier, 1990

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constitu quun sujet marginal pour les pres du Concile qui, en outre, se sont limits pour lessentiel dans ce domaine la remise en vigueur de normes promulgues, dj, au Moyen ge. Le Concile na eu un vrai rle dans limposition de la clture et de la discipline aux communauts de femmes que parce quil a profondment renouvel les structures de lEglise, et non parce quil aurait propos une vision nouvelle du rle et de la fonction des religieuses. Le travail thorique , ce propos, avait dj t entrepris depuis longtemps : les Observant(e)s sy employaient en effet depuis la fin du XIVe sicle. La revalorisation de la vie monastique, la sparation stricte des clercs et des lacs, lassignation chacun de rles bien dfinis dans la socit : ces thmes sont ceux de la rforme observante qui traverse, durant un long XVe sicle, tous les ordres religieux et, par lintermdiaire de rformateurs et de prdicateurs engags dans lEglise sculire, une bonne partie de la socit laque. Lapplication concrte de ces thmes aboutit, pour les religieuses, la mise en vigueur de normes trs strictes concernant la clture. La disciplinisation3 des religieuses et, plus largement, des femmes, par la voie dune morale et dun modle de comportement religieux de mieux en mieux dfinis laube de lpoque moderne est un processus qui a dj t mis en valeur par les chercheurs, mais de faon pour lors assez disperse4. Lide quune rgle de vie devait tre impose tous, et particulirement aux femmes, quelles soient religieuses ou laques, est pourtant tout fait prsente chez les rformateurs observant(e)s (par exemple, en Italie, chez les dominicains Jean Dominici et Antonin de Florence), si bien que lenfermement dans le clotre de religieuses toujours plus nombreuses et la valorisation du rle de la mre de famille en contradiction avec lhagiographie mdivale, dinspiration asctique, prnant le dtachement des liens familiaux peuvent tre compris comme un seul et mme processus de

Le concept historiographique de Sozialdisziplinierung (G. OESTREICH) nest pas facile traduire en franais. Les Italiens ont opt pour disciplinamento sociale . Nous avons opt pour le nologisme de disciplinisation , par ailleurs utilis aussi parfois en anglais, qui rend lide de processus contenue dans le terme allemand. Cf. SCHULZE, W. : Il concetto di "disciplinamento sociale nella prima et moderna" in Gerhard Oestreich , in Annali dellIstituto storico italo-germanico di Trento/Jahrbuch des italienisch-deutschen historichen Instituts in Trient, 1992 (nXVIII), p. 371-411. 4 Trois articles importants, tous bass sur des sources principalement de nature littraire, convergent vers lide dune disciplinisation des femmes et, plus largement, des lacs, partir des principes de comportement dicts par la religion et, plus spcifiquement, par les ordres religieux rguliers. Cette ide conduit rviser le modle propos par Norbert Elias, qui situe principalement dans les cours europennes lorigine des bonnes manires et, surtout, reculer dans le temps lmergence des modles de comportement individuel des socits occidentales. HASENOHR, G. : La vie quotidienne de la femme vue par lEglise. Lenseignement des "journes chrtiennes" la fin du Moyen Age in Frau und Sptmittelalterlicher Alltag. Internationaler Kongress, Krems an der Donau, 2. bis 5 oktober 1984, Vienne, Verlag der sterreichischen Akademie der Wissenschaften, 1986, p. 19-102 ; POZZI, G. : Occhi bassi in Pozzi, G. et Marsch, E. (dir.) : Thematologie des kleinen. Petits thmes littraires, Fribourg, Editions Universitaires, 1986, p. 161-211 ; KNOX, D. : "Disciplina". Le origine monastiche e clericali della civilt delle buone maniere in Europa in Annali dellIstituto storico italogermanico di Trento/Jahrbuch des italienisch-deutschen historichen Instituts in Trient, 1992 (nXVIII), p. 335370.

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disciplinisation n du rapport fondamental tabli ds lorigine par les rformateurs observants entre respect de la rgle, exigence spirituelle et comportement social5. Les ides de lObservance se sont diffuses lentement : dabord marginales, la fin du XIVe sicle, elles sont devenues majoritaires dans presque tous les ordres religieux la fin du XVe sicle (aboutissant parfois, comme dans le cas des Franciscains, une rupture dfinitive entre deux branches de lOrdre). La rforme des monastres de femmes et donc, limposition de la stricte clture a progress en parallle, de faon lente et disperse au dbut du XVe sicle, puis avec toujours plus dampleur. Ltude du mouvement de lObservance, de ses principes et de sa diffusion, permet de comprendre la lente transition qui sest opre entre lEurope des mulieres religiosae et celle des monastres strictement clos. Lune et lautre ont en effet longtemps cohabit, au rythme de lexpansion progressive de la rforme dans les monastres fminins et de llaboration de nouvelles normes pour les religieuses des divers ordres, si bien que les prlats post-tridentins nont eu qu tendre aux monastres encore non strictement clotrs une pratique dj fort rpandue la fin du XVIe sicle. Il ny a dailleurs pas eu seulement cohabitation entre ces deux mondes, mais plutt interpntration : on ne trouve pas dun ct des mulieres religiosae dfendant farouchement leur libert et de lautre des moniales clotres et soumises. Cest ainsi quil faut envisager ce processus historique si lon souhaite mieux comprendre, en vacuant la simplicit du modle prcdemment voqu, la rgularisation de la vie religieuse fminine. LObservance na en rien t, comme lont longtemps fait croire les chroniques et histoires des diffrents ordres religieux, un mouvement lanc et ds le dpart organis par les ordres masculins, qui se serait ensuite, de faon toute hirarchique, rpercut sur les religieuses dont ils avaient la charge. Parmi les rformateurs, les femmes ont occup des places de choix, depuis celles de mres spirituelles du mouvement (Catherine de Sienne, Brigitte de Sude) jusqu celles de rformatrices actives, ayant contribu par la parole et par lexemple la diffusion de la stricte clture dans les tablissements rforms ou nouvellement fonds. Le mouvement de renouveau qui touche les ordres religieux a vu les femmes au moins dans sa premire phase prendre une part considrable dans llaboration des nouvelles normes, quitte assumer pleinement lexigence de la stricte clture, ou bien chercher des solutions intermdiaires, quiCette ide est souligne aussi par G.G. MERLO, propos de lObservance franciscaine : Ce quil faut restaurer, ce nest pas seulement la discipline interne dun ordre religieux, mais la discipline sociale , et cela en lui imposant une loi morale rigoureuse mise en pratique directement dans la quotidiennet des relations entre individus (MERLO, G. G.: Au nom de saint Franois. Histoire des frres mineurs et du franciscanisme jusquau dbut du XVIe sicle, Paris, Cerf Histoire/Editions franciscaines, Paris 2006 (1re d. Editrici Francescane 2003), p. 250.5

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furent nombreuses chez les Dominicaines et plus encore chez les Clarisses, et qui donnrent souvent aux rformatrices loccasion de sopposer fermement aux instances gouvernantes de leurs ordres respectifs. La connaissance du point darrive du mouvement et de sa russite, figure par le Concile de Trente et par le renouveau tant attendu de lEglise, ne doit pas nous empcher de considrer la multitude dinitiatives qui ont contribu le former, dans la premire partie du XVe sicle, et au sein desquelles les femmes ont pris une part importante. Le choix des moniales dominicaines comme sujet de notre recherche rsulte la fois de circonstances fortuites (un sjour la Scuola Normale Superiore de Pise et la rdaction dun mmoire de matrise sur le monastre San Domenico de Pise) et de lintrt particulier que prsentent ces religieuses. La prcocit de leur engagement dans la rforme, par lintermdiaire, notamment, de Chiara Gambacorta, fondatrice du monastre San Domenico de Pise (1385) et disciple de Catherine de Sienne, est tout fait remarquable ; en outre, la complexit mme de leur condition juridique a constitu un levier important de notre rflexion : pour tre observantes , les Dominicaines nont pas pu, en effet, se contenter d observer une rgle dont elles ne disposaient pas vraiment, contrairement aux Clarisses : lObservance ne peut donc tre rduite un simple retour la rgle . Les annes 1380/1460 correspondent la premire priode de lObservance pour tous les ordres religieux concerns par ce mouvement qui, bien des gards, se poursuit jusquau XVIe sicle. Les dates prcises que nous avons choisies pour encadrer notre priode dtude sont en revanche plus particulirement significatrices pour lhistoire des Dominicaines. 1385 est en effet la date de fondation du monastre San Domenico de Pise, premier monastre observant de moniales dominicaines, dont les statuts seront ensuite donns dautres communauts rformes. Quant 1461, il sagit de la date bien connue de la canonisation de Catherine de Sienne, mre de lObservance dominicaine, qui marque symboliquement la pleine

institutionalisation de la rforme fminine observante et lentre du mouvement dans une seconde phase, marque par lacclration de la rforme des monastres grce laction des congrgations dobservance et lextension progressive de limposition des normes de la clture aux tertiaires. Le contexte dans lequel sinscrit lhistoire de la rforme observante dominicaine fminine est des plus troubls : le monastre de San Domenico est fond alors que lEglise dOccident est en proie au Grand Schisme qui, de 1378 1417, a profondment divis lEurope. Le schisme touche la plupart des ordres religieux, et en particulier lOrdre des Prcheurs, imposant durablement sa marque sur lObservance naissante, diffuse

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diffremment dans les provinces relevant de lobdience romaine ou de lobdience avignonnaise (ces dernires tant pendant longtemps peu concernes par la rforme). Malgr la rsolution du schisme au concile de Constance, la crise politique au sein de lEglise se poursuit, et le concile de Ble (1431-1441) voit saffronter les tenants dun pouvoir pontifical fort (dont les Observants) et les partisans dune participation plus active de lassemble des clercs la direction de lEglise, conformment la thorie conciliariste. Un nouveau schisme, de moindre importance, cependant, que le premier, a lieu en 1440, avec llection de Flix V. Ainsi le long pontificat dEugne IV (1431-1447), lui-mme issu dun groupe de religieux rformateurs vnitiens, est surtout marqu par les problmes politiques. Laccession au pouvoir de Pie II en 1458 marque lentre dans une priode marque par un renforcement de la suprmatie pontificale. Si lEglise est en proie une crise profonde, les Etats sculiers nchappent pas eux non plus aux troubles : la Guerre de Cent ans (1337-1453) modle les alliances entre les royaumes dOccident presque jusqu la fin de notre priode dtude ; elle entrane aussi, notamment par le biais des compagnies daventures (mercenaires employs par les diffrentes parties engages dans le conflit) de nombreux ravages dans les villes et les campagnes, des famines, et une inscurit latente durant toute la premire moiti du XVe sicle, non seulement en France mais aussi dans dautres rgions voisines comme lAlsace. LItalie est elle aussi en proie linstabilit ; les rgions du nord et du centre voient saffronter quelques grandes puissances autour desquelles, ou contre lesquelles, se forment peu peu les Etats rgionaux : ce sont dsormais les rpubliques de Venise, Florence et Gnes ainsi que lEtat milanais des Visconti puis des Sforza qui prsident aux destines de la moiti nord de la pninsule. Malgr cette forte instabilit des structures dencadrement politiques et religieuses, la priode est caractrise par une relative prosprit conomique, lie lexpansion du commerce et de la banque, mais aussi (et peut-tre surtout) la redfinition des cadres de lconomie europenne qui a suivi les hcatombes dmographiques du XIVe sicle. Et de fait, cest bien lensemble de lEurope qui, durant notre priode dtude, se reconstruit selon de nouveaux modles conomiques et politiques et sur la base de nouvelles valeurs religieuses et culturelles. Le cataclysme de la peste (flau qui, dailleurs, revient avec rgularit toucher les populations europennes durant tout le XVe sicle) est une rupture sans prcdent. Si son effet court terme est immdiatement visible et marque demble les esprits (villes dpeuples, villages abandonns), ses effets long terme sont plus complexes et plus profonds mais touchent lensemble des structures des socits europennes. Les richesses confluent dans les mains dune noblesse rgnre et dune bourgeoisie plus puissante mais 16

moins nombreuse ; presque partout, le pouvoir se concentre dans les mains du prince. Lhonneur, le travail, lordre sont valoriss, en particulier au sein des villes o lon exclut dsormais les pauvres oisifs et les personnes dont ltat nest pas clairement dfini, comme les bguines. La pratique religieuse, elle, se fait plus individuelle et la devotio moderna rencontre un franc succs auprs des classes urbaines aises. La culture europenne se modifie peu peu radicalement, dans loptique dune renaissance des sciences et des lettres. LObservance est consubstantielle ces transformations, et ne peut se comprendre quen gardant lesprit que ses partisans sadressent des populations en qute de nouveaux modles de comportement et de foi, alors que lEglise institutionnelle ne parat aucunement en mesure de rpondre ces attentes. Le prsent travail se caractrise par une double approche, gnrale et particulire. Le lecteur trouvera en effet dans les pages suivantes une premire partie gnrale consacre ltude du mouvement de lObservance, travers des questionnements sur sa nature, ses buts, ses modes de diffusion, avant daccder une deuxime partie consacre ltude particulire des communauts de moniales dominicaines de San Domenico de Pise et de San Pier Martire de Florence. Cette dichotomie rsulte de la ncessit qui nous est apparue, au fil des recherches que nous avons effectues, dadopter une vision la fois large et bien des gards thorique propos de lObservance comme mouvement, en mme temps quune approche prcise et concrte de lObservance comme pratique quotidienne. Nous avons ainsi tent de faire correspondre la forme de ltude lobjet tudi, afin de faciliter lapproche et la comprhension dune rforme religieuse et spirituelle qui a prtendu transformer les comportements des individus au cur de la socit. La premire partie, consacre ltude du mouvement de lObservance chez les moniales dominicaines pose la question fondamentale de la nature de la rforme (Quest-ce que lObservance ?) travers lexemple de lordre des moniales dominicaines. Lapproche plus concrte de la seconde partie est complmentaire : elle affine la question de dpart en proposant une voie possible pour y rpondre de faon plus prcise, mais aussi peut-tre plus complte, car prenant en compte le contexte conomique et social (Qui sont les Observantes ?). Les mthodologies employes dans chacune de ces parties sont fort diffrentes, nous y reviendrons plus prcisment dans leurs introductions respectives. De mme, les sources employes sont de natures trs varies : les introductions des deux parties et des sept chapitres en donnent une prsentation dtaille.

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Une riche documentation, largement indite et en tout cas peu accessible, constitue lassise de cette recherche. Elle se trouve en partie rassemble dans le volume dannexes qui comprend les documents normatifs sur lesquels repose la rforme des moniales, les principaux documents hagiographiques concernant les Dominicaines observantes italiennes6, au sein desquels mergent les modles de lObservance, des extraits de la correspondance des rformatrices permettant de mieux saisir les rapports quelles ont entretenu entre elles et avec la socit laque, quelques actes notaris (testaments, professions, oblations) et des extraits de documents darchives destins illustrer plus particulirement la seconde partie. Un fichier prosopographique, enfin, rassemble toutes les informations glanes sur chacune des moniales de chur ayant vcu dans les monastres de San Domenico de Pise et de San Pier Martire de Florence entre 1385 et 14617.

Except le Necrologio du monastre du Corpus Christi de Venise, compos par Bartolomea Riccoboni, et qui a dj bnfici de plusieurs ditions facilement consultables : BARTOLOMEA RICCOBONI: Necrologio del monastero del Corpus Christi di Venezia, in JEAN DOMINICI : Lettere spirituali, d. M.T. Casella et G. Pozzi, Fribourg, Editions Universitaires (Spicilegium friburgense, 13), 1969, p. 294-330 ; BARTOLOMEA RICCOBONI: Life and death in a Venetian Convent. The Chronicle and Necrology of Corpus Domini, 13951436. d. D. Bornstein, Chicago, The University of Chicago press, 2000. 7 Le lecteur pourra commodment sy reporter tout moment laide de la numrotation et du sommaire correspondant (Annexes, p. 94 et p. 126).

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Premire partie : Le Mouvement de lObservance chez les moniales dominicaines

Confondevansi li huomini, vedendo che le donne antecedevano loro in virt. Anonyme, Vita della Beata Chiara Gambacorta, 1450ca

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Quest-ce que lObservance ? Afin de mieux cerner ce mouvement complexe il convient sans doute de sinterroger en premier lieu sur le terme d observance lui-mme1. Celui-ci prsuppose lexistence dune rgle observer, ainsi que dun point de rfrence idal, une sorte dge dor auquel il faudrait revenir : la premire observance des fondateurs de lordre. Or, cela na rien dvident. Certes, chaque ordre religieux possde une rgle, qui fait de ses membres des clercs rguliers , mais lapplication de cette rgle est toujours sujette des interprtations et des commentaires. De plus, la rdaction de constitutions vient en gnral complter les lacunes ventuelles de cette rgle et ladapter aux conditions du temps. Le retour lobservance initiale de la rgle peut donc apparatre demble comme un objectif utopique, ou du moins uniquement thorique. Que faut-il observer, et de quelle manire ? Prenons lexemple des Dominicains, puisque cest leur observance que nous allons nous intresser de plus prs au cours de cette recherche. Les frres prcheurs sont tenus de suivre la rgle de saint Augustin qui ne contient en fait que des injonctions morales sur la vie commune2 assortie des constitutions rdiges par le premier concile de Toulouse, revues ensuite plusieurs reprises3, et pouvant encore tre modifies par les chapitres gnraux4. De plus, Dominique et les premiers frres ont instaur ds 1216 un systme de dispenses de diverses observances contraignantes (assistance aux offices, au chapitre conventuel, respect des jenes) pour raison dtude et de ministre, en vertu de la double orientation de lordre : vie rgulire et prdication dans le monde5. Comment revenir une observance premire alors que le fondateur lui-mme a prvu des dispenses pour les frres et que les Constitutions contiennent en elles-mmes la possibilit dtre modifies ? On pourrait en conclure, comme lont fait certains auteurs, que lobservance dominicaine na tout simplement pas respect les volonts

Voici la dfinition du terme osservanza par Marcello FOIS: Il termine indica, in sede storica, il moto di riforma verificatosi tra la seconda met del sec. XIV e il primo trentennio del sec. XVI allinterno di quasi tutti gli ordini religiosi della Chiesa occidentale, eccetuati cio i Certosini e gli Ordini di recente istituzione come gli Olivetani e i Gesuati. Tale termine deriva dalla tendenza fondamentale ed essenziale della riforma, che perseguiva la observantia ad normam regulae o la regularis observantia oppure la stricta observantia regularis reagendo contro il rilassamento e la decadenza (o contro le attenuazioni con dispense papali a norme qualificanti della Regola, per es., la povert francescana) introdottisi negli Ordini monacali e mendicanti per cause diverse sia esterne che interne ai medesimi. (DIP, vol. 6, col. 1036). Notons demble que notre thse sinscrit en faux contre la suite de cet article: Si noti che il moto di Osservanza, verificatosi negli ordini maschili, non esiste presso le monache . 2 La Rgle de saint Augustin, telle quelle est suivie au XIIIe sicle, ne contient pas la partie pratique contenue dans le texte de lOrdo monasterii, mais seulement le Praeceptum. Cf. VERHEIJEN, L. : Regula Augustini in DIP, vol. 7, col. 1542-1554. 3 Elles ont t revues au chapitre gnral de 1221, puis remises en ordre par le matre gnral Raymond de Peafort, et enfin assorties dun commentaire par le matre gnral Humbert de Romans. 4 Trois chapitres gnraux de suite doivent approuver une proposition pour quelle soit considre comme intgre aux constitutions. 5 VICAIRE, M.H. : Histoire de saint Dominique, Paris, Cerf, 2004 (1957), p. 414

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premires du fondateur, et quelle a bris, par son fondamentalisme , la souplesse qui caractrisait les statuts de lordre des Prcheurs. Cette conclusion parat toutefois bien rductrice si lon songe que le mouvement de rforme de lOrdre dominicain sinscrit en ralit dans une dynamique de rforme trs vaste ; elle est mme en grande partie errone, puisque les Observants nont jamais interdit les dispenses6 ni mme renonc la possibilit de modifier leurs constitutions. Il ne faut donc pas faire une lecture littrale du terme observance . Poursuivons donc lanalyse de ce terme en tentant den cerner lorigine. Son usage rsulte sans doute dune lecture franciscaine du phnomne. Cest en effet lOrdre des Mineurs que le mot dobservance a t premirement appliqu7. Nest-ce pas, dailleurs, au sein de cet Ordre que la question de la rgle, de son interprtation, de son application, fut la plus souvent pose et la plus violemment discute ? Du vivant mme de saint Franois et jusqu la sparation dfinitive des deux branches de lOrdre en 1517, ces questions ont t au cur de la dfinition de la mission franciscaine dans le monde. Lorsque, dans les annes 1380, des Franciscains amorcent une nouvelle phase de rforme, autour de Paolo Trinci entre autres, il a pu sembler aux contemporains et peut-tre aux rformateurs eux-mmes quil ne sagissait que dune nouvelle phase de dfinition et dapplication stricte de la rgle de saint Franois, aprs les graves crises qui avaient secou lOrdre, notamment lors de la confrontation avec le pape Jean XXII. Cest en ralit un mouvement beaucoup plus vaste qui apparat alors, dans lequel lide d observance de la rgle sert de base une rnovation de la vie des religieux en gnral, perue comme dcadente. Ds les annes 1380, puis durant tout le XVe sicle, ce ne sont pas seulement certains Franciscains qui lancent une rforme de leur Ordre, mais cest le monde rgulier dans son ensemble frres mendiants et moines, hommes et femmes qui se trouve impliqu dans un grand mouvement de rforme appel commodment, mais imparfaitement, Observance . Les ordres des Dominicains, des Augustins, puis des Bndictins, entre autres, voient natre en leur sein des courants favorables la rforme qui, grce des politiques centralises et/ou des initiatives individuelles, aboutissent dans un second temps, la fondation des congrgations

A. Barthelm pense que Conrad de Prusse, le premier vicaire de lobservance en Teutonie, a supprim ces dispenses pendant un temps. Elle ajoute : Entraner des couvents entiers sur cette voie dangereuse [de lexistence contemplative], supprimer le rgime des dispenses si utile pour des Prcheurs tait certainement une faute grave que les observants du XVe sicle ne parviendront pas entirement rparer . BARTHELME, A. : La rforme dominicaine au XVe sicle en Alsace et dans lensemble de la Province de Teutonie, Strabourg, Heitz, 1931, p. 26 et 27. 7 Cf. MERLO, G. G.: Au nom de saint Franois. Histoire des frres mineurs et du franciscanisme jusquau dbut du XVIe sicle, Paris, Cerf Histoire/Editions franciscaines, Paris 2006 (1re d. Editrici Francescane 2003)

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dobservance 8. LEglise sculire, alors en pleine crise cause du Grand Schisme, est elle aussi touche par ce mouvement : les papes du milieu du XVe sicle adoptent une politique de soutien actif la rforme des ordres religieux (Eugne IV tant le pape le plus reprsentatif de cette politique9) et les religieux issus du mouvement de lObservance cherchent rgnrer lactivit pastorale des clercs sculiers grce une forte implication dans la gestion des diocses et des paroisses (saint Antonin de Florence tant larchtype du prlat observant ) ; tout cela se fait sans que jamais la structure interne de lEglise ne soit conteste, les religieux rformateurs tant au contraire les plus fermes soutiens du pouvoir du pape10. Au-del de la rnovation de leur ordre, les religieux observants cherchent en effet le renouveau de lEglise. Il ne sagit donc pas simplement pour les religieux rguliers de retrouver lobservance originelle de leur rgle. Cest en fait le sens mme de leur vocation, tel que lauraient conu les fondateurs de leurs Ordres, que ces religieux tentent de retrouver, aprs les graves crises qui ont secou, et secouent encore, lEglise et la socit en cette fin de Moyen Age. A travers linsistance sur lapplication de la ou des rgles religieuses apparat en effet un projet plus vaste : celui de la redfinition de la mission des religieux rguliers au sein dune Eglise et dune socit profondment transformes par les crises. Ce projet traduit peuttre aussi le dsir de la part des rguliers daccentuer leur influence sur la socit. Pourquoi, ds lors, continuer parler dObservance si ce terme ne recouvre pas lampleur du mouvement de rforme des religieux ? Avant tout parce que ce terme se retrouve dans la documentation de lpoque et que son emploi vite lhistorien de faire explicitement rfrence la Rforme, celle du protestantisme, qui se dclenchera au sicle suivant, marquant une rupture sans prcdent dans lhistoire de la chrtient occidentale11. Le mot dobservance illustre ainsi parfaitement ltat desprit des promoteurs du mouvement qui8 M. Fois prfre mentionner les ordres qui nont pas connu la rforme de lobservance partir du XIVe sicle (les Chartreux et les rares Ordres nouveaux: Gsuates et Olivtains) plutt que dnumrer tous les autres (DIP, vol. 6, col. 1036). 9 Gabriele Condulmer tait lui-mme issu du milieu rformateur vnitien, et plus prcisment de la congrgation des chanoines de San Giorgio in Alga. Entour de collaborateurs issus eux aussi de la rforme, comme Tommaso Tomasini Paruta, disciple de Jean Dominici, il a constamment favoris les initiatives rformatrices. On sait toutefois combien son rgne fut occup par des questions internes lEglise sculire, en particulier par la crise conciliariste et le schisme de Flix V provoqu par le concile de Ble. 10 La frontire entre la critique du relchement des ordres religieux et la critique de lEglise sculire sera toutefois franchie par un frre issu du plus pur courant observant dominicain, Jrme Savonarole. Le rle des papes dcadents de la fin du sicle est videmment crucial dans ce retournement de situation. 11 Le concept de prrforme est dpass depuis longtemps. Rien ninterdit toutefois de considrer, comme lont fait les historiens modernistes, quil existe un ge des rformes (P. Chaunu) englobant les hrsies, les rformes mdivales, la Rforme et la Contre-rforme. Il faut toutefois bien se garder dtablir une nette frontire entre les hrtiques dune part (Jean Hus, Wyclif, Luther) et les orthodoxes dautre part (observants puis tenants de la contre-rforme), sous peine de verser dans la tlologie. Sur le sens du mot observance en tant que rnovation et non pas de rforme , cf. LE GALL, J. M. : Rformer lEglise catholique aux XVe-XVIIe sicles : Restaurer, rnover, innover ? in Bulletin de lAssociation dtude sur lhumanisme, la rforme et la renaissance, 2003 (n56), p. 61-75.

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nont eux-mmes jamais appel la rupture, mais ont prfr au contraire se rfrer constamment des pratiques anciennes, des textes sacrs et la (re)construction dune socit parfaitement chrtienne, dans une vision encore toute mdivale de la rforme . Au sens traditionnel du terme dobservantia, issu du vocabulaire monastique et signifiant simplement lobissance la rgle, vient sajouter, partir de la fin du XIVe sicle, une nuance rvlatrice : lemploi de ce mot va peu peu souligner lexistence dune diffrence entre un certain mode de vie religieux relch et un mode de vie observant ou rform . Ce terme est en effet appliqu commodment aux diffrentes tentatives de rforme des ordres religieux de lpoque. En ce qui concerne lOrdre dominicain, on trouve ce terme ds 1390, et cinq reprises, dans la lettre adresse par Raymond de Capoue tous les provinciaux et prieurs pour leur demander de fonder un couvent rform dans chaque province lettre qui marque le dbut officiel de la rforme observante de lOrdre12. Il est ensuite peu peu utilis pour qualifier tout ce qui se rapporte la rforme : monasterium de observantia, congregatio de observantia13. Dans les textes, lexpression de observantia, applique en particulier aux couvents et monastres rforms, finit donc par devenir le signe de lappartenance de groupes religieux au mouvement de la rforme. Cela nchappe dailleurs pas aux lacs qui, dans leurs testaments, quils prfrent destiner leurs legs aux frres et/ou aux surs de lobservance 14. Bien entendu, la cohrence gnrale du mouvement de lObservance na sans doute pas t perue par les contemporains de la mme faon quelle peut aujourdhui ltre par les historiens, et le terme dObservance ne servait pas au XVe sicle qualifier lensemble de la rforme15. Les religieux rformateurs avaient toutefois une conscience aige de leur mission (et du bien fond de leur action) qui les a conduits entretenir des rapports constants entre eux bien au-del des limites des ordres religieux, et mme, nous lavons vu, entre le monde rgulier et sculier. Dans certaines villes italiennes comme Venise, Gnes ou Rome, les rformateurs se mlangent, changent leurs points de

RAYMOND DE CAPOUE, Opuscula et litterae, Rome, tipografia poliglotta (S.C. de propaganda fide), 1899, p. 52-56. 13 Cette expression se rpand surtout partir de la deuxime moiti du XVe sicle avec, notamment lapprobation pontificale quobtiennent, dans plusieurs ordres, les congrgations dObservance . Il est nanmoins possible de la croiser plus tt dans certains documents notaris, Venise en particulier (cfr. note suivante). 14 Voici un exemple parmi dautres : en 1457, la vnitienne Isabella Belandi laisse par testament 10 ducats aux frres du monastre o elle sera enterre. La testatrice ne prcise pas toutefois lordre religieux auquel devra appartenir ltablissement choisi pour abriter sa spulture, la seule condition pour obtenir le legs tant que les religieux de la communaut choisie soient des fratribus de observantia. ASV, Archivio notarile, Giannino Rizzo, Testamenti busta 868, testament n185. 15 Cf. MERLO, G.G. : Au nom de saint Franois, p. 245.

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vue, et estiment sans nul doute appartenir un mme mouvement qui cherche la rnovation de lEglise16. La rforme, la nouveaut, le respect de la rgle mais aussi de lEvangile apparaissent en tout cas aux yeux des lacs comme tant du ct des religieux de lObservance, ou du moins des religieux rformateurs , quel que soit leur ordre dorigine. La rforme se doit en effet dtre visible aux yeux des lacs, en particulier chez les Dominicains et les Franciscains, puisque ces religieux ont pour mission notamment de prcher par lexemple. Cest bien ainsi quil faut comprendre lobservance fminine, qui rhabilite et promeut la stricte clture : les moniales dominicaines choisissent, en senfermant dans une clture exceptionnellement rigide, une faon de vivre spectaculaire pour lpoque. Quoi de plus remarquable, en effet, que de respecter une clture absolue alors que la plupart des moniales ne la respectent plus ou ne lont jamais respecte, et que les mulieres religiosae (tertiaires, mantellate, pinzochere), libres de leurs mouvements et non sujettes une rgle religieuse, parcourent les villes? Les moniales dominicaines observantes vont, grce leur mode de vie, remplir au XVe sicle un magistre religieux fminin dun trs haut niveau spirituel. Mais nont-elles pas cependant, long terme, contribu lappauvrissement de la vie religieuse fminine, peu peu confine lobscurit des clotres ? Voil un paradoxe qui se trouve au cur de notre recherche. La riche et complexe Observance fminine mrite dtre tudie plus en dtail, et de ntre surtout pas considre comme un simple parallle, voire comme une simple consquence, du mouvement observant promu par les frres. Les religieuses sont dailleurs prsentes ds le dbut du mouvement au sein des milieux rformateurs, les initiatives fminines ayant trs largement contribu lancer le mouvement de rforme. Au sein de lOrdre dominicain, Catherine de Sienne est trs vite perue comme la mre de lObservance et le monastre de moniales San Domenico de Pise est lun des tout premiers centres de lObservance dominicaine en Italie. Cest bien ainsi que lhagiographe de la bienheureuse Chiara Gambacorta, dans les annes 1450, interprte les dbuts de lObservance dominicaine :Sur le milieu rformateur vnitien (le plus actif entre la fin du XIVe sicle et les dbut du XVe) voir notamment SORELLI, F. : Predicatori a Venezia (fine sec. XIV met secolo XV) in Le Venezie francescane, 1989, NS n1, p. 131-157. Sur le milieu rformateur gnois, et en particulier limportance dAlfonso de Jan, voir ici plus loin p. 93. Le milieu rformateur romain sest form autour de Brigitte de Sude puis de Catherine de Sienne, toutes deux mortes Rome, et reste li la cour pontificale. Les Florentins (et les Toscans en gnral) enfin ont eux aussi jou un rle ; on pourra se rfrer ce propos aux actes du colloque : Antonino Pierozzi O.P. (1389-1459). La figura e lopera di un santo arcivescovo nellEuropa del XV secolo, paratre dans Memorie Domenicane, fin 2012. Voir aussi ce propos la mise au point de K. Elm dans Reformbemhungen und Observanzbestrebungen im sptmittelalterlichen Ordenwesen, Berlin, Duncker & Humblot, 1989, introduction, p. 13.16

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Confondevansi li huomini, vedendo che le donne antecedevano loro in virt, per ho che non si trovava in quel tempo quasi nessun convento che osservasse comunit, et cosi erano venute meno lordine delle religione, quando apparve al mondo questa nuova luce, non inmerito chiamata fu Chiara.17

Par son ambigut (les moniales dominicaines ont un statut juridique fort complexe), par sa radicalit (imposition de la stricte clture) et, enfin par sa remarquable intgration aux rseaux rformateurs italiens, la rforme des moniales dominicaines constitue un exemple trs fcond pour ltude de lObservance. Notre enqute va se drouler en trois temps. Notre premier chapitre prendra la forme dun tat des lieux juridique et historique sur l ordre des moniales dominicaines ; il sagira de jeter les bases indispensables notre enqute : si lObservance est un retour la rgle, quelle est donc, pour les moniales dominicaines, cette rgle ? Dans un deuxime temps, nous tenterons de mettre en vidence ce qui, en ralit, fait la nouveaut et loriginalit du mouvement observant fminin : nous analyserons en particulier le contexte dans lequel sont imposes les nouvelles normes de clture, ainsi que les nouveaux modles de saintet qui sont alors proposs aux religieuses ; notons que la question de limposition ou du choix libre de ces nouvelles normes par les religieuses sera dbattue. Enfin, nous reporterons notre attention sur des problmes plus pratiques : savoir la faon dont les modles et les normes de lObservance ont pu se diffuser dans lEurope du XVe sicle. Notre tude repose sur des sources trs diverses. Nous avons choisi de nous intresser tout particulirement aux trois premiers monastres de lObservance fminine dominicaine, savoir San Domenico de Pise18, le Corpus Christi de Venise19 et Sainte-Brigitte de Schnensteinbach en Alsace20. Quelques rfrences dautres monastres, notamment celui

Annexes, p. 25. Les archives du monastre San Domenico de Pise sont conserves pour une part aux Archives dEtat de Pise et pour une autre part au couvent San Marco de Florence (cf. Introduction de la deuxime partie, p. 249 et sq.) 19 Les archives du Corpus Christi de Venise sont conserves aux Archives dEtat de Venise (Corporazioni Religiose Soppresse, Monastero del Corpus Domini). Elles y ont t verses aprs la suppression de la communaut, en 1810. Le fonds du monastre est divis, comme cela est lhabitude en Italie, en deux parties : lune rassemble les actes sur parchemin (Diplomatico) et lautre tout le reste de la documentation, dont le support est le papier (Documenti cartacei). Les documents du monastre se trouvent rangs dans des cartons ou buste, lensemble du Diplomatico tant contenu dans les buste n1 6, et les documents sur papier occupant les trente autres buste. Notons que le fonds du Diplomatico a t catalogu par nos soins. Nous signalons dans les Sources (Annexes p. 152) les buste dans lesquelles nous avons trouv les documents les plus intressants pour notre recherche. 20 Les archives du monastre sont conserves dans la srie 27H. Elles sont regroupes dans plusieurs cartons, correspondant des thmes (et non pas des supports, comme en Italie). Nous indiquons dans les sources les cartons que nous avons consults. Le monastre Saint-Jean-Baptiste dUnterlinden de Colmar a aussi retenu notre attention, de par son importance dans lhistoire des Dominicaines et en vertu du fait quil fut le premier monastre rform par les surs de Schnensteinbach. Nous indiquons l encore dans les sources les cartons (srie 24H) qui ont retenu notre attention.18

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de San Pier Martire de Florence, auquel nous nous intresserons tout particulirement au cours de la deuxime partie de cette tude, seront aussi effectues. Pour autant, nous ne ferons pas ici un examen dtaill des archives des monastres, qui rvlent, avant tout, la vie pratique et intime des communauts : cet exercice est rserv la deuxime partie de notre tude. Les sources fondamentales qui vont ici nous occuper sont, dune part, les sources purement normatives et, dautre part, les sources de type narratif, quil serait plus judicieux peut-tre de qualifier de spirituelles . La plupart de ces sources sont imprimes21. Parmi les sources normatives, les bulles pontificales (qui vont former les Statuts de lObservance) et les Constitutions des moniales dominicaines ont bien entendu tout particulirement retenu notre attention. Les plus importantes dentre elles se trouvent ici reproduites en annexe afin que le lecteur puisse sy reporter commodment tout moment22. Quant aux sources spirituelles , qui doivent nous servir cerner la nouveaut des ides observantes, il sagit en particulier de textes hagiographiques23, ainsi que de lettres des rformateurs qui nous sont parvenues, y compris celles de Catherine de Sienne. Certaines dentre elles, parmi les plus importantes, se trouvent elles aussi reproduites dans les annexes. La bibliographie, enfin, est loin dtre abondante pour notre sujet ; toutefois, si le thme que nous nous proposons de traiter a t jusqu maintenant fort peu tudi, il se situe la croise de plusieurs champs historiographiques qui ont t considrablement renouvels ces dernires annes. Nous avons ainsi pu regrouper les informations contenues dans plusieurs types douvrages, savoir les recherches portant sur lhistoire de lOrdre de saint Dominique, les tudes dhistoire des femmes et, plus particulirement dhistoire des religieuses et, enfin, les travaux portant sur les rformes religieuses et tout particulirement sur lObservance ces derniers tant les plus rares24.Le lecteur trouvera dans les Sources, la fin du volume dannexes (p. 151-164), la liste des ouvrages imprims ayant t utiliss pour cette recherche. Ils sont classs par type (sources normatives, crits des rformateurs et sources hagiographiques, chroniques et correspondances). 22 P. 5 et sq. 23 Dont des documents issus des procs en batification de Marguerite de Savoie et Chiara Gambacorta (Archivio Segreto Vaticano, Congregazione dei Riti, processi 165 et 3205). 24 Il souligner limportance du chapitre sur lObservance dans louvrage rcent de MERLO, G. G.: Au nom de saint Franois. Histoire des frres mineurs et du franciscanisme jusquau dbut du XVIe sicle, Paris, Cerf Histoire/Editions franciscaines, Paris 2006 (1re d. Editrici Francescane 2003). Par ailleurs, lhistoriographie allemande, sous limpulsion de G. Melville et de K. Elm, a entam depuis plusieurs annes une large rflexion sur les ordres religieux, leur structure et leurs mouvements de rforme. Cf. notamment : MELVILLE, G. et MLLER, A. (dir.) : Regula Sancti Augustini. Normative Grundlage differenter Verbnde im Mittelalter, Paring, Augustiner-Chorherren-Verlag, 2002 et ELM, K. (dir.) : Reformbemhungen und Observanzbestrebungen im sptmittelalterlichen Ordenwesen, Berlin, Duncker & Humblot, 1989. Par ailleurs, une srie de congrs se sont tenus ces dernires annes, en France et en Italie, sur lObservance : ils se sont en gnral limits, toutefois, un ordre particulier (les Franciscains surtout) : cf. notamment Il rinnovamento del francescanesimo : lOsservanza. Atti del XI convegno internazionale, Assisi, 20-22 ottobre 1983, Societ internazionale di studi francescani. Assise, Pubblicazioni dellUniversit di Perugia, 1985 et MEYER, F. et21

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VIALLET, L. : Identits franciscaines lge des rformes, Clermont-Ferrand, Presses de lUniversit Blaise Pascal, 2005. Il faut signaler, enfin, un ouvrage ancien mais dont le sujet est trs proche du ntre : il sagit de ltude de la communaut du monastre blois de Klingental lors de la rforme qui lui a t impose (sans succs) en 1480 : WEIS-MLLER, R. : Die Reform des Klosters Klingental und ihr Personenkreis, Ble et Stuttgart, Verlag von Helbing & Lichtenhahn (Basler beitrge zur Geschichtswissenschaft, 59), 1956. Mme Weis-Mller sest attache dcrire les diffrents personnages ayant pris part lentreprise de rforme, ou sy tant opposs. On trouve mme, au centre du livre, un petit fichier prosopographique des moniales de la communaut (peu lisible, toutefois).

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Chapitre 1: Les moniales dominicaines de la fondation de Prouille aux dbuts de lObservance (1207-1390). Enqute historique et juridique.

Aborder le problme de la dfinition du mouvement observant travers lexemple des moniales dominicaines est un exercice stimulant. Ces religieuses, en effet, ne possdent pas de rgle proprement dite ; elles ne font pas pleinement partie de lOrdre des frres prcheurs ; elles ne dpendent officiellement des clercs hommes que pour leur cura spirituelle. Elles vont pourtant, en Italie, ds 1385, sassujettir une stricte clture, faisant ainsi de leurs monastres des centres incontournables de la rforme. Si la notion d observance nous force des exercices de dfinition, cest donc encore plus vrai lorsquil sagit de lObservance fminine1. Avant dtudier plus en dtail les caractristiques du mouvement observant des moniales dominicaines, il va donc nous falloir mieux dfinir le statut des moniales au sein de lOrdre et au sein de lEglise, afin de savoir ce quelles ont observer . Afin de mener bien cette enqute, nous allons devoir commencer par remonter le temps jusquau dbut du XIIIe sicle : ce petit cart par rapport la priode dtude que nous avons choisie (1385-1461) nous parat essentiel pour pouvoir comprendre le statut complexe des moniales dominicaines. De la mme faon, une tude historique et pratique de la stricte clture des tablissements religieux fminins doit nous permettre de mieux envisager la place que va prendre cette norme dans les nouveaux statuts de lObservance dominicaine ; ce sont ces statuts que, finalement, nous exposerons dans un troisime temps.

Chaque anne depuis 2006 en Ombrie se tient une journe dtude consacre lOsservanza francescana al femminile . Ces rencontres ont donn lieu deux publications : DALARUN, J. et alii: Uno Sguardo oltre. Donne, letterate e sante nel movimento dellOsservanza francescana. Edizioni Porziuncola, Assise, 2007 BARTOLI LANGELI, A. et alii : Cultura e desiderio di Dio. LUmanesimo e le Clarisse dellOsservanza. Atti della II giornata di studio sullOsservanza francescana al femminile, Assise, La Porziuncola, 2009.

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I- Moniales et dominicaines ? Moniales et dominicaines , lassociation de ces deux mots peut sembler paradoxale. Comment concilier en effet ltat monastique avec la mission prdicatrice de lOrdre dominicain ? Cette combinaison a dailleurs sembl incongrue une partie des frres prcheurs eux-mmes, qui ont essay dexclure les moniales de leur ordre durant une bonne partie du XIIIe sicle. Il semble pourtant que Dominique, qui avait fond le monastre de Prouille bien avant de fonder lOrdre des Prcheurs, ait eu pleinement conscience de la complmentarit entre les moniales et les prdicateurs. Il est certain toutefois quil ne rattacha pas lui-mme son ordre la branche fminine, laissant ses successeurs dans lincertitude quant au statut des religieuses.

A- Brve histoire des moniales dominicaines de 1207 la fin du XIVe sicle

1- Un aperu bibliographique de la questionCe prologue, qui ne traite pas directement des moniales observantes, objet de notre recherche, nous a paru ncessaire car les moniales dominicaines nont jamais fait lobjet jusqu prsent dune vritable synthse historique. On peut sinterroger sur les raisons de ce silence. A-t-on eu tendance penser, limage du p. Mortier2, que les moniales ont toujours fait pleinement partie de lOrdre de Prcheurs et quil tait donc inutile de leur consacrer des tudes particulires ? Cette ide, qui ignore poliment le rejet dont les moniales ont t lobjet durant le XIIIe sicle de la part des frres, a pour rsultat de confiner lhistoire des moniales aux derniers chapitres des sommes sur lhistoire de lordre des Prcheurs ou aux quelques pages qui sont toujours consacres, dans ce type douvrage, au monastre de Prouille3. Reprenant les travaux des historiens dominicains, des chercheurs ont rcemment renouvel laIl faut reconnatre que D. A. Mortier, contrairement ses prdcesseurs et mme ses successeurs, a accord aux moniales (bien quil ne soit pas toujours trs indulgent leur gard) une place importante dans son ouvrage, incitant ainsi les chercheurs des recherches plus pousses leur sujet. Cf. MORTIER, D.A., Histoire des Matres Gnraux de lOrdre des frres prcheurs, Paris, Picard, 1903-1920, 7 vol. 3 Cest le cas pour certains classiques de lhistoire dominicaine comme le Saint Dominique, lide, lhomme et luvre du p. P. MANDONNET (Paris, Descle de Brouwer, 1938, 2 vol.) qui ignore presque totalement les moniales ou le Compendium Historiae Ordinis Praedicatorum du p. A. WALZ (Rome, Angelicum, 1948), o lon trouve seulement en fin de volume un petit chapitre qui leur est consacr.2

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vision que lon pouvait avoir de la fondation de Prouille et de la lgislation donne par Dominique aux surs des premiers monastres. De nouveaux documents et de nouvelles approches ont notablement chang la vision traditionnelle de saint Dominique en tant que fondateur de Prouille4. Mais l encore il sagit de ne parler de Prouille et des moniales que pour mieux comprendre le processus de fondation de lOrdre des Prcheurs, et non pas vraiment dans le but dtudier lhistoire des moniales pour elle-mme. Trs rcemment, lhistorienne australienne J. A. Smith a propos une nouvelle synthse sur les premiers monastres de moniales dominicaines, en reprenant les importants travaux du p. Tugwell et en enrichissant le dossier de lhistoire des moniales dominicaines par de nouvelles recherches aux archives de Sainte-Sabine Rome. Cet article vient complter le travail remarquable effectu ce sujet depuis quelques annes par G. Cariboni5. Les documents les plus importants de ce dossier ont t pour lessentiel publis ds les annes 1940 par les grands historiens dominicains quont t le p. V. J. Koudelka et le p. R. Creytens. Ce dernier, en publiant les constitutions du monastre de Montargis6, composes par Humbert de Romans dans les annes 1240, a ouvert la voie une tude plus pousse de la progressive rgularisation du statut des moniales dominicaines. Cette voie a t notamment aborde par M. de Fontette7. Il nous semble toutefois que ltude fondamentale et dailleurs constamment reprise sur le sujet reste louvrage que H. Grundmann a consacr, ds 1935, aux mouvements religieux fminins : le grand historien allemand y voque en effet longuement lapparition des moniales dominicaines au XIIIe sicle non pas dans loptique dune tude sur la naissance de lOrdre des frres prcheurs mais dans le but de mieux comprendre la place des femmes dans les diffrents mouvements religieux du temps : les moniales y tiennent donc lun des rles principaux8. Cet important ouvrage nest toutefois pas

Voir ce sujet : PEYTAVIE, C. : Construction de deux lieux de la mmoire dominicaine, Prouille et Fanjeaux (XIIIe-XVe sicles) in Cahiers de Fanjeaux : LOrdre des prcheurs et la France mridionale, Cahier de Fanjeaux, 2001, n36, p. 419-446. 5 SMITH, J. A.: Prouille, Madrid, Rome : the evolution of the earliest Dominican Instituta for nuns , Journal of Medieval History, 2009, n35/4, p. 340-352; TUGWELL, S., Early dominicans. Selected writings, New-YorkRamsey-Toronto, Paulist press, 1982 ; CARIBONI, G.: Domenico e la vita religiosa femminile. Tra realt e finzione instituzionale in Domenico di Caleruega e la nascita dellOrdine dei frati predicatori. Atti del XLI Convegno storico, Todi (2004), Spolte, Fondazione Centro italiano di studi sullalto medioevo, 2005, p. 327360. 6 CREYTENS, R. : Les constitutions primitives des surs dominicaines de Montargis , Archivum Fratrum Praedicatorum, n17, 1947, p. 41-84 7 FONTETTE (de), M.: Les Religieuses lge classique du droit canon. Recherche sur les structures juridiques des branches fminines des ordres, Paris, Vrin, 1967 8 GRUNDMANN, H.: Religise Bewegungen im Mittelalter. Untersuchungen ber die geschichtlichen Zusammenhnge zwischen der Ketzerei, den Bettelorden und der religisen Frauenbewegungen im 12. und 13. Jahrhundert, und ber die geschichtlichen Grundlagen der Deutschen Mystik, Berlin, E. Ebering, 1935.

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centr uniquement sur les Dominicaines, et il manque encore aujourdhui des tudes de cas portant sur ces monastres qui furent pris dans la tourmente de la dispute sur la cure spirituelle des moniales par les frres prcheurs dans les annes 1230/60. De telles tudes pourraient clairer bien des points qui demeurent obscurs, et permettraient de mieux comprendre le passage dune phase o la gestion des monastres de femmes restait dans lensemble pragmatique , cest--dire laisse lapprciation des couvents de frres locaux, une phase de gestion dtache , cest--dire rgule par les constitutions de 1259 et le compromis de 1267 qui na laiss aux frres que la cura spirituelle des moniales. Cela permettrait aussi de mieux comprendre la progressive imposition, ds le dbut du XIIIe sicle, de la clture et de la vie monastique des femmes pratiquement toutes issues de ce que H. Grundmann a appel le mouvement religieux fminin . Quant lOrdre de la pnitence, il a bnfici depuis les annes 1950, grce au p. Meersseman, dimportants travaux9. Les tertiaires ce nom ne leur tant donn, dans le cas des Dominicaines, qu partir du XVe sicle10 qui ont lavantage de compter dans leur rang la plus clbre sainte du XIVe sicle, Catherine de Sienne, ont bnfici de la part des historiens dun intrt particulier. Les problmes poss par la nature du lien de la mantellata siennoise avec les Dominicains, par son mode de vie et par la fortune du modle que les Observants ont tir de sa Vita ont t poss, tudis11. A la suite du p. Meersseman, M. Wehrli-Johns a tudi lpineuse question de lorigine de la rgle des tertiaires dominicain(e)s, approuve par le pape Innocent VII en 1405 seulement. La recherche de lorigine de la rgle des tertiaires12 aurait d cependant inciter les chercheurs sinterroger non pas seulement sur les semi-religieuses mais sur lensemble des rseaux fminins de lOrdre dominicain qui, avant lObservance, formaient une nbuleuse complexe et peu rgule au sein de laquelle on trouvait des moniales, des mantellate, de simples laques, sans que ces religieuses ne sinscrivent dans le schma des deuxime et troisime ordres qui a t dvelopp par les franciscains.Traduction italienne: Movimenti religiosi nel medioevo. Ricerche sui nessi storici tra leresia, gli ordini mendicantie il movimento religioso femminile nel XII e XIII secolo e sulle origini della mistica tedesca, Bologne, Il Mulino, 1970. 9 Voir notamment ce sujet la mise au point bibliographique de G. CASAGRANDE: Il movimento penitenziale nei secoli del basso medioevo. Note su alcuni recenti contributi , in Benedictina, 1983, n30, p. 217-233 10 Voir chapitre 2 p. 118. 11 Voir notamment le rcent ouvrage de LUONGO, F. T. : The saintly politics of Catherine of Siena, IthacaLondres, Cornell University Press, 2006 12 WEHRLI-JOHNS, M. : LOsservanza dei domenicani e il movimento penitenziale laico. Studi sulla regola di Munio e sul TerzOrdine domenicano in Italia e in Germania in Chittolini G. et Elm K. (dir.), Ordini religiosi e societ politica in Italia e Germania nei secoli XIV e XV, Bologne, Il Mulino, 2001, p. 287-329

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Le huitime centenaire de la fondation du monastre de Prouille en 2007 a fourni un prtexte lorganisation de plusieurs colloques sur lhistoire des Dominicaines13. Faisant le point sur les travaux en cours, ces colloques ont permis de souligner dune part tout lintrt historique et les potentialits quoffre ltude des monastres de Dominicaines, et dautre part de mettre en vidence les nombreuses avances de ces dernires annes, les moniales profitant enfin de lintrt considrable qui a t port aux tertiaires par les gender studies.

2- Saint Dominique et les monialesLhistoire des moniales dominicaines commence avant mme la fondation de lOrdre des Prcheurs. Le premier monastre fond par Dominique et Digue dOsma est celui de Prouille, en 1206/7, dans le contexte de la lutte contre les Cathares et les Vaudois dans le Languedoc. Dominique a donc eu trs tt conscience du rle des femmes dans le mouvement religieux qui caractrisait son poque, et de la ncessit de leur donner la possibilit de se consacrer Dieu. En choisissant de fonder un monastre, il reste nanmoins trs traditionnel. Il sest sans doute principalement inspir, pour donner une rgle de vie aux moniales de Prouille, des constitutions des moniales cisterciennes14. Dominique reste constamment proccup par la tendre plantation de Prouille durant les annes qui prcdent la fondation de lOrdre des Prcheurs15. Il est de nouveau appel fonder un monastre de femmes en 1219, quand le pape Honorius III lui confie la mission de rformer le mode de vie des religieuses de Rome et de les regrouper dans un nouveau monastre, San Sisto (un projet initi par Innocent III). Dominique accomplit cette tche dans la continuit de sa mission : il fait appel des religieuses de Prouille pour instruire les moniales romaines qui ont accept dadopter un mode de vie rform. Un autre monastre est fond en 1220 Madrid, par la volont de Dominique, grce laide de son frre Mams. Ces trois monastres, apparus du vivant de saint Dominique et marqus par son influence

Le premier colloque a t publi en partie dans le n23 (2008) de Mmoire dominicaine. Le second a t publi en 2009, comme hors-srie de Memorie Domenicane : FESTA, G. et ZARRI, G. (dir.): Il velo, la penna e la parola. Le Domenicane: storia, istituzioni e scritture, Florence, Nerbini (Biblioteca di Memorie Domenicane n1), 2009 14 Cest notamment ce que pensent C. MORON ( Thorie et pratique de la clture: lexemple dominicain in Les Religieuses dans le clotre et dans le monde des origines nos jours. Actes du Deuxime colloque du CERCOR, Saint-Etienne, Publications de lUniversit de Saint-Etienne, 1994, p. 515-529 et M. H. VICAIRE (Histoire de Saint Dominique). 15 M. H. VICAIRE : Histoire de Saint Dominique, p. 272.

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Dominique connat personnellement la plupart des moniales des trois communauts16 constituent la premire tape du dveloppement de la vie religieuse dominicaine fminine. Pourtant, ils nont pas rellement servi de modle pour les monastres de Dominicaines qui se multiplient au cours du XIIIe sicle. Aprs la mort de Dominique en effet, la position des frres prcheurs vis--vis des moniales change. En 1221, le patriarche de lOrdre laisse ses fils spirituels dans une situation bien inconfortable vis--vis des moniales puisque, dune part, il a lui-mme fond plusieurs monastres et, dautre part, il semble quil nait jamais donn de relles instructions quant linstitutionnalisation des rapports entre frres et moniales, ni mme laiss entendre quil devait y en avoir une. Pourquoi les frres ont-ils, ds le chapitre de 1224, tent dexclure les moniales de la juridiction de lOrdre ? Il est trs peu probable que Dominique ait recommand ses frres dabandonner les moniales17, lui qui leur avait consacr tant de temps et dattention. Sest-il rendu compte, la fin de sa vie, du danger que pouvait reprsenter lexistence dun trop grand nombre de monastres de moniales dont la charge reposerait sur lOrdre des prcheurs ? En cas de multiplication des monastres, les frres auraient en effet d se consacrer la cura des religieuses au dtriment de leur mission premire, cest--dire le combat contre les hrtiques par la parole et la recherche de la conversion des lacs dans leur ensemble une vie de pit et de pnitence. Toutefois, la mort de Dominique en 1221, la situation tait loin dtre proccupante, puisquil nexistait que quelques monastres de femmes rattachs, formellement ou non, lOrdre ; il est donc peu vraisemblable que Dominique ait pu donner de consignes prcises cet gard. Il serait dailleurs tout aussi peu crdible daffirmer que le fondateur des Prcheurs ait dsir crer une branche fminine lie son Ordre. Dominique a fond le monastre de Prouille bien avant la fondation de lOrdre des Prcheurs puis accept de rformer le monastre San Sisto Rome, sans jamais rellement fonder un ordre de moniales ; on peut donc mettre lhypothse, tant donn le pragmatisme bien connu qui le caractrisait, quil considrait simplement que la fondation de monastresDominique a pass de nombreuses annes Prouille ; il connat par ailleurs bien les moniales de San Sisto Rome avec qui il a d mener bien un long processus de refondation pour leur communaut (cf. KOUDELKA, V. J. : Le monasterium Tempuli et la fondation dominicaine de San Sisto in Archivum Fratrum Praedicatorum, 1961, n31, 1961, p. 5-81) 17 H. GRUNDMANN (Movimenti religiosi nel medioevo. p. 178) souligne que, daprs le Libellus de principiis Ordinis Praedicatorum de Jourdain de Saxe, Dominique aurait, sur son lit de mort, mis en garde ses frres contre la frquentation des femmes (Libellus Iordani de Saxonia, d. de H. C. Scheeben dans Monumenta Ordinis Praedicatorum Historica, tome XVI, 1935, p. 69). Rien ne permet toutefois daffirmer que cette mise en garde ait fait rfrence aux moniales. Cette exhortation, qui sadresse des jeunes hommes destins vivre dans le monde de manire totalement chaste, na dailleurs rien de surprenant. Elle correspond de plus lorientation hagiographique du texte, qui souligne la virginit de Dominique. Voir ce sujet L. CANETTI, Linvenzione della memoria. Il culto e limmagine di Domenico nella storia dei primi frati predicatori, Spolte, Centro Italiano di Studi sullAlto Medioevo, 1996, p. 282.16

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fminins faisait partie des moyens mis la disposition des frres pour combattre lhrsie et amorcer la rforme de la socit chrtienne18. Malgr les constantes oppositions de nombreux frres hostiles la prise en charge des moniales par la suite, cette ide que les monastres de femmes pouvait avoir un rle jouer dans la rforme et mme dans le prche a toujours perdur dans lOrdre ; elle est dailleurs parvenue presque intacte jusquaux promoteurs de lObservance19.

3- La lutte pour lintgration lOrdreDs le chapitre gnral de Paris en 1224, la volont dune bonne partie des frres de se sparer des monastres de moniales apparat au grand jour. Les frres souhaitent alors non seulement empcher toute nouvelle fondation de monastre mais aussi abandonner la cura des monastres dj fonds. Les chapitres gnraux suivants deviennent toujours plus svres contre les religieuses, en particulier sous les gnralats de Raymond de Peafort et de Jean le Teutonique. On peut en fait considrer que, jusque dans les annes 1240, et malgr lopposition du matre gnral Jourdain de Saxe puis des papes, lOrdre a adopt une constante politique de rejet des moniales20. La polmique qui clate alors au sein de lordre ce sujet est, semble-t-il, due laction de certains frres de la province de Teutonie, qui fondent durant cette priode un grand nombre de monastres et y rassemblent aussi bien des veuves et des jeunes filles que danciennes prostitues. Cest du moins ce quexplique le matre gnral Jourdain de Saxe son amie Diana degli Andal, fondatrice du monastre de Bologne21. Beaucoup de monastres sont aussi fonds cette poque en Italie, pour rpondre18

M. H. VICAIRE (Histoire de saint Dominique) pense que si les Cisterciens navaient pas eux-mmes refus partir des annes 1210 lincorporation de nouveaux monastres dans leur Ordre, Prouille en aurait fait partie. 19 Et en tous cas chez Raymond de Capoue. Voici ce quil crit Jean Dominici en 1393 au dbut de la lettre lautorisant fonder le monastre du Corpus Christi de Venise : Quamvis per constitutiones nostri Ordinis sit expresse inhibitum, ne aliquis Fratrum curam mulierum ipsi Ordinis nostro procuret, propter multiplicia scandala, quae quandoque sequuntur : quia tamen ubi fructus animarum, et salus manifeste apparet, non debemus nos retrahere a labore, potissime cum Ordo noster secundum dictarum constitutionum tenorem noscatur institutus pro animarum salute [],RAYMOND DE CAPOUE, Opuscula et litterae, p. 79. 20 Voir FONTETTE (de), M., Les dominicaines en France au XIIIe sicle , dans M. Parisse (dir.) : Les religieuses en France au XIIIe sicle. Table ronde organise par lInstitut dtudes mdivales de luniversit de Nancy II et le CERCOM, Nancy, 1985. 21 Diana degli Andal a t convertie par Dominique lui-mme et connat Jourdain de Saxe de longue date. Son monastre nayant pas t fond avant la mort de Dominique, son statut au sein de lordre est instable. En 1228, en vertu de la dcision du chapitre gnral dinterdire toute nouvelle fondation de monastre, la communaut des surs de Bologne se trouve condamne disparatre. Jourdain sinsurge alors contre lattitude des frres qui ont la charge du monastre et qui souhaitent labandonner. Selon lui, cette dcision du chapitre gnral ne concerne pas le monastre de Diana. De fait, il semble que le texte adopt ait donn lieu diffrentes interprtations selon quon ait t, comme Jourdain, favorable au maintien de certains monastres au sein de lOrdre ou oppos, comme les frres de Bologne, leur maintien dans lOrdre. Le matre gnral explique ainsi son amie la dcision du chapitre : [] Nec enim unquam in aliquorum definitorum conscientiam hoc ascendit nisi propter eos dumtaxat fratres, qui in aliquibus provinciis velut in Teutonia et etiam alias, dum in praedicatione exirent,

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la demande religieuse des femmes, et viter quelles ne tombent dans lhrsie ou quelles ne mnent une vie religieuse sans direction spirituelle (ce qui, au fond, pour les clercs, revient au mme). Presque toutes les grandes villes de Toscane ou de Lombardie possdent, ds le milieu du XIIIe sicle, leur monastre de Dominicaines. La suprmatie des rgions germaniques, en ce qui concerne le nombre de monastres de moniales dominicaines demeure patente jusqu la Rforme : en 1277, Bernard Gui dnombre cinquante-huit monastres de Dominicaines, dont quarante dans la seule province de Teutonie (ils sont presque tous situs en Alsace, en Rhnanie et dans le Nord de la Suisse actuelle)22. Vers 1450, Antonin de Florence dnombre dans ses Chronicorum23 cent cinquante-huit monastres de Dominicaines dans toute lEurope ; sur ces cent cinquante-huit, soixante-dix, dit-il, se trouvent dans les deux provinces de Teutonie et de Saxonie, soit prs de la moiti. Cette profusion de monastres est due non seulement un grand nombre de fondations, mais aussi au rattachement progressif lOrdre de nombreux monastres de religieuses (telles ceux des pnitentes de Sainte-MarieMadeleine) en qute dune direction spirituelle officiellement reconnue la fin du XIIIe sicle. Il est en tout cas bien difficile, dans laffaire du rattachement des monastres de Dominicaines lOrdre des Prcheurs, de faire la part des choses entre ce qui a sans doute relev de linquitude des frres pour lavenir de leur tout jeune ordre et de ce qui peut tre imput simplement leur misogynie, malheureusement bien normale lpoque. Les nombreuses fondations de monastres fminins ont-elles rellement menac la mission des frres prcheurs ? Nont-elles pas t, en un sens, le signe mme de laccomplissement de celle-ci, puisquelles peuvent aussi tre considres comme le signe de la conversion dun nombre toujours plus grand de femmes? Pour les frres, il sagit bien ici de rflchir sur lessence mme de leur mission, ce qui explique sans doute la vhmence de ceux qui furent hostiles une implication majeure de leur ordre dans lencadrement religieux des femmes. Les frres, en tout cas, ont d faire face des moniales tenaces, qui ont trouv un appui dcisif dans la papaut. Les premires rsister efficacement cette offensive des frres sont

meretrices aut iuvenculas virgines sive converti volentes ad poenitentiam, sive ad votum se continentiae offerentes, facile tondere, induere vel ad professionem recipere consueverunt. Ego enim, cum facta et institutiones et intentiones instituentium omnium capitulorum plene cognoverim, scio, quod, cum praedicta institutio facta fuit, nec verbum nec intentio de sororibus ordinis ulla fuit. Id enim esset eas a nobis quasi penitus sequestrare. Epistula XLIX, in Beati Iordani de Saxonia Epistulae, d. du p. A. Walz, MOPH 1951, p. 57 22 Cit par DUVAL, A. : Lvolution historique de la condition juridique des moniales dominicaines in Mmoire dominicaine, 2002, n16, p. 31-54 (p. 32). 23 ANTONIN DE FLORENCE : Chronicorum, Lyon, ex officina Iuntarum et Pauli Guittii, 1586, 3 vol. (vol. 3 p. 689)

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les religieuses de San Sisto de Rome, qui obtiennent en 1244 leur rintgration dans lordre grce une bulle dInnocent IV. De nombreux monastres suivent, faisant chaque fois appel au pape contre lOrdre. Il serait inutile de revenir en dtail sur toutes les dcisions contradictoires (incorporations de monastres lOrdre, puis exclusions) qui caractrisent cette priode ; Micheline de Fontette sest, dans un tableau fort clair, charge de cette tche ingrate24. La situation, sous le pontificat dInnocent IV et le gnralat de Jean le Teutonique finit par devenir tristement absurde : le conflit oppose dun ct des religieuses qui veulent tre officiellement rattaches lOrdre de saint Dominique, ou du moins ne pas en tre exclues, de lautre, des frres prcheurs dont la majorit ne veut pas soccuper de ces femmes. Les frres, comme les moniales, souhaitent travers leurs positions respectives rester fidles la spiritualit dominicaine quils ont choisie. En 1254, le pape confie au cardinal dominicain Hugues de Saint-Cher le soin de faire un rapport sur la situation des moniales dominicaines ; le cardinal est plutt favorable ces dernires, et la situation ne tarde pas se dbloquer. Cest Humbert de Romans, qui avait lui-mme dirig un grand monastre de moniales (celui de Montargis25) qui est lu matre gnral de lOrdre la mme anne. Aprs avoir fait approuver par le chapitre gnral de Milan en 1255 une rforme dcisive (les monastres ne pourront tre fonds quavec lautorisation du chapitre gnral), il est officiellement charg en 1257 par le pape Alexandre IV de rdiger des constitutions pour les moniales qui seront soumises la cura des frres prcheurs. Ladoption de ces Constitutions en 1259 qui resteront, peu de choses prs, les mmes jusquau XXe sicle - marque enfin la reconnaissance du lien unissant les moniales aux frres prcheurs26. Il faut toutefois attendre 1267 pour quun modus vivendi dfinitif soit trouv : selon la bulle accorde par Clment IV les frres nauront assurer que la cura spirituelle des moniales, et ce sans obligation de rsidence dans les monastres, o ils peuvent mme se faire reprsenter par des chapelains sculiers. Ainsi se trouve tabli le lien officiel, mais trs lche, qui unit les frres aux moniales dominicaines27. Il est important de mettre en parallle, comme la fait H. Grundmann28, le long parcours des Dominicaines vers le rattachement lOrdre des Prcheurs avec les difficults quont rencontres les Clarisses et les Cisterciennes pour se voir elles aussi reconnues par leur ordre24 25

FONTETTE (de), M., Les dominicaines en France au XIIIe sicle , p. 97. Cf. CREYTENS, R. : Les constitutions primitives des surs dominicaines de Montargis . 26 Selon Humbert de Romans, Dominique aurait bien fond deux branches, lune masculine et lautre fminine, son ordre. Cf. CARIBONI, G.: Problemi didentit. Le prime comunit femminili legate ai predicatori tra distinzione e appartenenza , in Revue Mabillon, 2009, n20, p. 151-172, p. 170. 27 BOP, vol. 1, p. 481. 28 GRUNDMANN, H.: Movimenti religiosi nel medioevo, chapitre 5 (en particulier p. 173).

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masculin de tutelle. Toutes ces moniales souhaitaient se voir accorder la possibilit de vivre religieusement sous la direction de lOrdre quelles avaient choisi et qui leur paraissait en mesure de combler leur soif spirituelle. Le combat des moniales dominicaines pour obtenir un statut au sein de leur ordre de tutelle et de lEglise nest donc quun aspect dun mouvement bien plus vaste, qui a touch lpoque tous les ordres religieux, et mme toute la socit. Bien que ces femmes aient choisi de vivre dans des monastres et non pas de rester dans le monde, elles font en effet partie du vaste mouvement des mulieres religiosae au mme titre que les bguines, tertiaires, et autres pnitentes, dont les motivations spirituelles sont les mmes. Cest peut tre dailleurs chez les Dominicaines, dont les monastres se multiplient considrablement au sein des villes des Flandres, des pays rhnans, de Toscane et de Lombardie, que cette proximit entre moniales et mulieres religiosae a t la plus visible. Dans ces rgions, les communauts de Dominicaines se multiplient dans les villes, de la mme faon que les communauts de bguines ou de pinzochere (pnitentes). A Strasbourg, on trouve sept monastres de dominicaines ds le milieu du XIIIe sicle (en plus du monastre de Clarisses, des maisons de bguines et autres tertiaires), alors que la ville compte moins de vingt mille habitants. Diffrentes gnrations de monastres finissent dailleurs par sajouter les unes aux autres. Pise est au XVe sicle une ville denviron dix mille habitants (mais elle en comptait au moins quarante mille au XIIIe sicle) ; on y trouve alors trois monastres de Dominicaines : lun, extrieur la ville, a t fond au XIIIe sicle (Santa Croce), il a donn naissance au XIVe sicle deux autres tablissements situs lintrieur des murailles, San Silvestro (1332)29 puis le monastre observant de San Domenico (1385). Notons que la ville abrite en outre un important monastre de Clarisses (San Martino) et dautres tablissements de moniales ou de semi-religieuses. Moniales, bguines et pnitentes sont simplement rattaches spirituellement au couvent des frres prcheurs le plus proche. Au cours du XIVe sicle, malgr les accords trouvs entre lOrdre, la papaut et les moniales, la confusion rgne. Beaucoup de monastres de Dominicaines nabritent que de modestes communauts (souvent moins de dix moniales) ; cette situation difficile tant accentue par les crises dmographiques rptition. Les frres, forts du privilge de 1267, ne sen occupent pas toujours assidment, surtout en Italie. Les moniales respectent donc assez peu la clture, parce que les frres ne les y forcent pas mais aussi parce que, en labsence de personnel masculin, elles doivent soccuper elles-mmes des affaires de leur monastre. A la fin du XIVe sicle, cette situation devient problmatique. Dans une socit bouleverse par29

Sur le transfert dune partie des moniales de Santa Croce San Silvestro, lintrieur de la ville, en 1332, cf. AAP, Mensa Arcivescovile, Notai, n8, f. 583r-589v.

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une mortalit omniprsente, en qute de repres spirituels, les moniales dominicaines, dont la rgle nest pas toujours bien identifiable pour les lacs, apparaissent parfois comme le symbole de la dcadence. Il faut toutefois se garder de considrer la fameuse dcadence religieuse du XIVe sicle, stigmatise par les Observants, comme gnralise. Lide de dcadence est sans doute avant tout le reflet dun changement des mentalits la suite des bouleversements sociaux causs par les crises dmographiques, beaucoup plus que dune relle dpravation des religieuses. Dailleurs, plusieurs grands monastres, bien gouverns et forts dune tradition spirituelle remarquable, ont travers presque sans encombre les crises du XIVe sicle. Cest en particulier le cas du monastre colmarien dUnterlinden, dont les moniales mystiques contriburent faire rayonner la spiritualit dominicaine et en particulier celle des matres de la devotio moderna30 - Colmar fut dailleurs le premier centre de la rforme observante en Teutonie. A laube de la rforme qui nous occupe, le statut des moniales dominicaines est donc encore trs flou : aprs un XIIIe sicle marqu par une incessante lutte pour ne pas se voir exclues de lordre quelles avaient choisi, les moniales subissent le contrecoup des crises du XIVe sicle, mais aussi de lincertitude de leur statut, caractris par un rattachement partiel (in spiritualibus seulement) lordre des Prcheurs.

B- Moniales ordinis sancti augustini sub cura et secundum instituta fratrum praedicatorum viventiumTelle est la dnomination canonique des moniales dominicaines. Elle rvle, par la complexit mme de sa formulation, les difficults qui se sont poses pour la dfinition de leur statut. Laperu chronologique des deux premiers sicles dhistoire des Dominicaines nous a montr quil tait impossible de donner une date de fondation prcise pour leur ordre - il serait peut-tre plus correct de dire leur religio ? et que la diversit des monastres tait reste importante tout au long du XIVe sicle. Il ne faudrait pas, nanmoins, nous contenter de ce constat dincertitude. En effet, constater que les moniales dominicaines ne forment pas un vritable ordre religieux la fin du Moyen Age, la diffrence des Clarisses, cest en quelque sorte prendre le problme lenvers : ce sont les Clarisses, premier ordre fond par une femme et pour des femmes, qui constituent lexception. Notons que plusieurs autres ordres fminins ont suivi le mme cheminement que les Dominicaines :Cf. HAMBURGER, J. F., BLONDEL, M., LEROY, C. (dir.) : Les Dominicaines dUnterlinden, Colmar, Muse dUnterlinden, 2000, 2 vol.30

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cest en particulier le cas des moniales rattaches lOrdre des ermites de Saint-Augustin31. Le modle des grandes abbayes bndictines, dont la fondation remonte souvent au Moyen Age central, si ce nest au haut Moyen Age, et qui dpendent le plus souvent de grandes familles aristocratiques, ne pouvait tre utilis pour rpondre une demande religieuse aussi importante que celle des femmes de la fin du Moyen Age, cest pourquoi la papaut a entrin lexistence de monastres de moniales rattachs aux nouveaux ordres, sous des conditions prcises.

1- Le statut juridique des monialesBien que la distinction entre moniales et tertiaires ou pnitentes nait pas toujours t vidente ni pour les lacs du XIVe sicle, ni mme pour les historiens du XXe et du XXIe sicle, il existe entre elles une diffrence essentielle : les moniales prononcent en effet des vux solennels (le plus souvent les trois vux monastiques de pauvret, de chastet et dobissance), tandis que les tertiaires , elles, ne formulent que des vux simples. Les moniales, bien que ntant pas au sens propre des clercs , puisque ce sont des femmes, bnficient donc de tous les privilges (et empchements) affrents au corps des clercs, ce qui nest pas le cas pour les pnitentes (une incertitude persistante leur sujet a conduit certains historiens les appeler semi-religieuses ). Cette distinction canonique essentielle se doit dtre visible : pour les religieuses, elle entrane, en vertu de la bulle Periculoso, lobligation de respecter une clture stricte, mais elle permet, plus prosaquement, aussi le port du scapulaire, interdit aux semi-religieuses en tant que symbole de la vie monastique. Les pnitentes dominicaines devaient se contenter dun simple manteau de couleur noire, do leur appellation de mantellate dans certaines villes italiennes.

a- Ce quelles doivent observer Les Moniales Ordinis Sancti Augutini sub cura et [secundum] instituta fratrum praedicatorum [viventes]32 ont, ainsi que lindique la formule, une double appartenance : dune part elles sont fictivement rattaches un Ordre de saint Augustin - ce qui signifie simplement que la rgle quelles suivent est celle de saint Augustin ; dautre part, elles sont

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Voir ce sujet la belle tude de P. PIATTI : Il movimento femminile agostiniano nel Medioevo. Momenti di storia dellOrdine eremitano, Rome, Citt Nuova, 2007 32 On trouve aussi degentes, ou viventium. Secundum est parfois omis.

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soumises la cura et aux instituta des frres prcheurs, cest--dire que les frres ont la charge de leurs mes et quelles doivent suivre les Constitutions rdiges pour elles par Humbert de Romans en 1259 et approuves par le Chapitre gnral de lOrdre des Prcheurs. Les textes qui rgissent la vie des Dominicaines sont trs proches de ceux qui rgissent celle des Dominicains, puisquil sagit de la rgle de saint Augustin, qui napporte que des prescriptions trs gnrales sur la vie commune, et de Constitutions trs fortement inspires de celles des frres. Humbert de Romans connaissait particulirement bien les Constitutions des frres dont il avait compos un commentaire33. Avant 1259, il avait aussi eu loccasion de rdiger des constitutions particulires pour le monastre de Montargis34 dont il sest ensuite servi pour la mise au point des Constitutions des moniales. La version la plus ancienne que nous possdions de ces constitutions se trouve dans le Codex Ruthenensis, un recueil de manuscrits ayant trait lOrdre des Prcheurs et datant de la fin du XIIIe sicle et du dbut du XIVe sicle35. Le manuscrit du Codex contenant les constitutions de 1259 date vraisemblablement du dbut du XIVe sicle36 ; nous nous servirons de cette version, dite la fin du XIXe sicle, pour notre tude37. Les trente et un chapitres des Constitutions traitent tour tour de la vie quotidienne des surs (offices, nourriture, vtements), du fonctionnement de la communaut (rception des novices, lection de la prieure, fonctions des officires) et de la faon de punir les fautes selon leur gravit (faute lgre, moyenne, grave, trs grave). Parmi les chapitres qui nont rien de commun avec les constitutions des frres, on notera en particulier : - les chapitres 28 et 29 (De edificiis et De ingressu et egressu domorum) instaurent des normes prcises de stricte clture. La prcision de ces normes est remarquable : elle traduit la volont, de la part dHumbert de Romans et des frres en gnr