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E DE FER
j érie de livres de fantasy à succès, maintenant adaptée en série télévisée, la saga du Trône de fer de Georges
R. R. Martin dénote de la plupart des œuvres du genre, s'inspirant très clairement de l'histoire
médiévale. En faire la liste ne présente que peu d'intérêt (même si la plupart des observateurs ont noté de très fortes ressemblances avec la guerre des Deux-Roses), d'autant que
les sources de l'auteur semblent plus provenir de voyages et de lectures de romans historiques (par exemple Maurice Druon et Ken Follet) que d'ouvrages d'historiens. Il n'empêche, l'ambiance du Moyen Âge se retrouve par échos lointains dans cette saga, une sorte de médiévalisme diffus qui apparaît lorsqu'on s'intéresse à certains détails, comme l'om
niprésence des animaux.
L'étendard des Stark à l'effigie du direwolf. À Westeros, comme dans l'Europe médiévale, les armes se déclinaient sur de nombreux supports.
Histoire et Ima es Médiévales
u. C co @
DES ANIMAUX ARMÉS lUSQU'AUXllENTS ~
Nous pouvons tout d'abord les apercevoir sur les blasons des
grandes familles se disputant le trône de fer, et ce, dès le géné
rique de la série où le lion des Lannister, le cerf des Baratheon
et le loup des Stark partent à l'assaut du dragon des Targaryen
(fig. 2). Si toutes les familles européennes n'affichaient pas for
cément un blason animalier (pensons évidemment aux rois de
France), Michel Pastoureau note que les animaux représentaient à partir de la seconde moitié du XIIe siècle - date retenue pour
l'apparition de l'utilisation des symboles héraldiques - un tiers
des figures armoriées médiévales et que le lion, à lui seul, occu
pait près de 15 % des armes, suivi, de très loin, par l'aigle (à
peine 2 %) (fig. 3 et 3 bis). La haute noblesse médiévale, comme
dans les quatre grandes maisons de Westeros (le continent où se
déroule en grande partie l'action du Trône de fer), préférait par ail
leurs choisir comme emblèmes des animaux sauvages plutôt que
domestiques (tels le mouton, le bœuf), symbole de soumissiod1).
Certes, les blasons n'étaient pas l'apanage, en Occident, des seuls
nobles (ce que montre peu la série), pas plus qu'ils n'étaient
aussi fixes que dans le monde de Westeros (les héritiers, les
cadets, utilisaient ainsi des brisures pour montrer qu'ils n'étaient
pas les titulaires des armes « pleines »), mais il n'en reste pas
moins que l'héraldique, surtout à partir de sa généralisation au
XIVe siècle, devient un mode d'expression politique. Présents
William Blanc Doctorant, universite Paris 1 lillllOp
Dès le générique de la série télévisée du Trône de ter, les animaux sont omniprésents.
quelque parti (l'aigle pour les partisans de l'empereur ger
manique, le lion pour ses opposants). Il devient ainsi courant de
dénigrer le blason de son adversaire. Michel Pastoureau a ainsi
bien étudié le cas d'un conflit qui fit rage autour des lions pas
sants anglais, que s'était choisis Richard Cœur de Lion à la fin
du XIIe siècle. Rapidement qualifié de léopards parce que leur
visage était placé de face (pour les distinguer des lions dont la
tête était peinte de profil), ce terme fut peu à peu abandonné au XIVe siècle, parce les hérauts du royaume de France se moquaient
de cet animal en le qualifiant, à la suite des bestiaires, d'enfant
bâtard d'une lionne et du mâle de la panthère, le pardus. La
réplique des hérauts Plantagenêt ne se fit pas attendre: ils inven
tèrent un terme héraldique nouveau, le « lion passant guardant »,
pour qualifier l'animal emblématique de leurs rois(2).
sur de nombreux supports (écus, cimiers, mais aussi meubles, littI'ffI vitraux, étendards, etc.), ils peuvent symboliser le ralliement à
le lion, symbole des lannister dans Le Trône de fer, est omniprésent déÎns
les armoiries médiévales. Armorial Bellenville, XV' siècle - Paris, BnF, ms.
tr. 5230, folios 12 et lSv.
DES ANIMAUX SOUS LA PLUME DES POÈTES Le Trône de Fer laisse aussi apparaître quelques moqueries autour
du blason de certains personnages. Ainsi, une charu:on, The Rains of Castamere, évoquée plusieurs fois dans la saga (et interprétée, pour
les besoins de la série, par un groupe de rock indépendant The National), évoque la rébellion de la maison Reyne de Castamere,
au blason marqué d'un lion gueule (rouge) sur fond argent, contre
Tywin Lannister, chef d'une des maisons majeures aux armes très
proches (lion or sur fond gueule). Les quatre premiers vers voient les rebelles s'adresser à leur adversaire en le qualifiant de «chat »(3),
manière infamante de réduire ses prétentions et son autorité. ~
(1) M. Pastoureau, Figures de l'héraldique, Paris, Gallimard, 2009, p. 58-61. (2) M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris , Arléa, 2008 , p. 145-149. (3) "And who are you, the proud lord said, Ithat Imustbow solow? IOnly a catofa
clifferent coat, Ithat's al! the truth l lmow >1. Que nous pouvons traduire par: "Mais qui es-tu, dit le fier seigneur, pour que je doive m'incllner si bas ? Juste un chat d 'une fourrure! d'un blason différent-e [Martin a sans doute joué sur le double sens de coat of arms qui est aussi la traduction du blason] , c'est là tout ce que je sais. "
• Le duc de Bourgogne Jean sans Peur ne s'est pas comporté différemment lorsqu'il lui a fallu expliquer pourquoi il avait
fait assassiner Louis d'Orléans à Paris, en novembre 1407. Il
ordonna rapidement à l'un de ses conseillers, Jean Petit, doc
teur en théologie, de rédiger une « Justification du duc de Bourgogne)} dont plusieurs exemplaires ont été conservés,
notamment à bibliothèque nationale de Yienne, où l'ouvrage
est illustré par une magnifique enluminure (fig. 4) surmon
tant le quatrain suivant: « Par la force le lou [le loup] rompt
et tire / À ses dents et gris [griffes] la couronne, / Et le lyon
par tres grand ire [colère] / De la pate grant coup luy done. )}
Jean sans Peur se donne le beau rôle en se comparant au lion,
emblème présent sur ses armoiries (qu'il hérite de sa mère,
comtesse de Flandre) mais aussi symbole positif (les héros
des chansons de geste possèdent souvent des lions comme
blasons). À l'opposé, ce libelle (qui est certainement diffusé
sous cette forme à un public restreint; mais rien n'empêche
que le quatrain a lui été récité, voir chanté, devant un public
plus large et plus populaire) rejette l'adversaire armagnac
dans la condition infamante du loup, animal honni et chassé.
CHIEN: HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE Mais si le loup est honteux, qu'en est-il du chien? Dans la série
Sandor Clegane, surnommé « le limier)} (the ho und) est un per
sonnage défiguré et inquiétant, ravalé au rang de serviteur,
de brute meurtrière, par ses maîtres, les Lannister (fig. 5). Au
Moyen Âge, la figure canine n'est pas sÏl.négative. Son dévelop
pement va de pair avec celui de l'État, qui implique la création d 'une éthique du service(4). Ainsi, l'ordre des Dominicains,
jouant sur leur nom et celui de leur fondateur Dominique de
Guzman (dont la mère, enceinte, rêvait de porter en son sein
un petit chien comme le raconta Jourdain de Saxe, premier
Le lion bourguignon à l'assaut du loup d'Orléans. Lajustification du duc de Bourgogne, Jean Petit, XV' siècle - Vienne, Osterreichische Nationalbibliothek.
hagiographe de Dominique) se nommeront eux-mêmes, par
un jeu de mots plaisant, les chiens (hounds en anglais) du Sei
gneur (de Dieu), les domini canes, allusion à peine voilée aux
services rendus à la papauté contre l'hérésie cathare. Une fresque du XIye siècle dans la chapelle des Espagnols de la
basilique Santa Maria Novella à Florence montre ainsi le pape
et l'Église protégés par les Dominicains, accompagnés de
chiens qui sont autant d'allégories de leur loyauté. Un siècle
plus tard, dans l'Angleterre de la guerre des Deux-Roses, un
poème, Prelude to the War(5), dresse le portrait des principaux
protagonistes à partir de leurs armes, notamment animalières.
Le douzième vers nous intéresse particulièrement : « That is
Talbott oure good dogge )} (C'est Talbot notre bon chien)}) car il
met en scène John Talbot, premier comte de Sprewsbury et connétable de France (nommé par Henri YI en 1445). La com
paraison à un chien n'a rien d'infamant, car Talbot lui-même
(dont les armes ne comportaient aucun chien, mais des lions
et des merlettes) joua sur le double sens de son nom (le talbot
désignait une race de chiens de chasse, aujourd'hui disparue) .
Dans le manuscrit appelé le Shewsbury's book qu'il offrit à la reine d'Angleterre Marguerite d'Anjou, il se fait représenter
dans une enluminure offrant le livre à sa souveraine, accom
pagné (fig. 7) par un petit chien, en insistant bien sur le fait
que « Mon seul desir Au Roy et vous et [est] bien server jusqu au mourir. »
Sandor Clegane, le limier des Lannister au heaume en forme de tête de chien.
MAÎTRE DES BÊTES, MAÎTRE DES HOMMES Cette profusion de symboles n'était pas gratuite, car au
Moyen Âge, pas plus que dans le monde fantastique du
Trône de fer, il ne s'agit de simples métaphores, de jeux litté
raires. Par exemple, l'une des caractéristiques les plus éton
nantes de la série reste les liens puissants unissant plusieurs
personnages majeurs de haut lignage avec des animaux fan
tastiques. Les enfants de Ned, chef de la maison Stark, se
le chien blanc, un talbot, sur la robe de John Talbot à l'effigie de l'ordre de la jarretière, loyal serviteur
d'Henri VI et de Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre.
Talbot Shrewsbury book, XV· siècle - British library,
Royal 15 E VI, f2v.
Daenerys, maîtresse des dragons, preuve de son ascendance Targaryen.
distinguent dès le début de la saga par leurs relations sin
gulières avec des brewolf (terme qui a été traduit un peu
maladroitement en français par loup-garou) sorte de loups
gigantesques qui les accompagnent et les protègent. On
pourrait croire que cet aspect est directement lié à la touche
de fantasy qui imprègne l'œuvre de GRRM. Pourtant, le
monde médiéval offre plusieurs exemples de ce genre. Pour
comprendre ce type de phénomène, il faut d'abord se sou
venir que, schématiquement, les sociétés médiévales n'envi
sagent pas les relations humain-animal de la même manière
que les sociétés occidentales contemporaines, qui marquent
une nette séparation, depuis les XVII" et XVIIIe siècles, entre
les bêtes et les êtres humains, schémas de pensée que l'an
thropologue Philippe Descola désigne sous le nom de natu
ralisme(6), que l'on peut opposer à la pensée analogique
dominant en Europe occidentale, dans laquelle la création
est constituée de différentes hiérarchies parallèles permet
tant d'établir des comparaisons et des justifications. Ainsi,
s'il existe une hiérarchie chez les anges, chez les hommes,
il en existe aussi une chez les animaux (le lion par exemple:
roi des animaux depuis qu'il a détrôné l'ours dans le cou
rant du Moyen Âge central). Avoir des relations privilégiées
avec des animaux nobles revient à dire que l'on a la capacité
d'en ê tre un soi-même.
(4) J.-P. Genet. La genèse de J'État moderne: culture et société politique en Angleterre, Paris, PUF. 2003.
(5) Poème analysé dans un article d'Aude Mairey (que nous remercions pour nous l'avoir transmis) . C( La poésie ~omme mode de communication politique dans la guerre des Deux Roses », dans The Languages ofthe Political Society, dir. J .-P. Genet, A. Zorzi et A. Gamberini, Rome. Viella. 2011, p.189-207.
(6) P. Desola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
Histoire et Images Médiévales 49 -
• Dans la saga du Trône de fer, Daenerys Targaryen est la première de son
lignage, depuis plusieurs généra
tions, à établir un lien quasi empa
thique avec des dragons, prouvant
ainsi qu'elle est bien - à ses yeux
du moins - l'héritière du trône de
fer (fig. 6). Dans l'Europe médié
vale, le dragon est un animal ambi
valent, qui est certes souvent associé
au Diable, mais que les bestiaires ont
aussi sacré comme roi des reptiles.
Plus que les chansons de geste, les
récits hagiographiques les mettent
Saint Clément domptant le Graouilly à Metz.
Vie de Saint Clément. XV' siécle - Paris, BnF,
Arsenal 5227, f 17r.
Histoire et Images Médiévales
Sainte Marthe domptant la Tarasque à Tarascon, preuve de sa sainteté. De nombreuses villes ont leur saint sauroctone, comme saint Clément à Metz (voir image ci-dessous). Heures de Louis de Laval, XV' siècle - Paris, BnF, ms. latin 920 f317r.
en scène et les confrontent avec des saints
ou des saintes (comme sainte Marthe à Tarascon, faisant ' face à la Tarasque, ani
mal fantastique familier des amateurs de
Donjons & Dragons) , suivant une trame
sans cesse reproduite : le monstre, venant
des marges d'une ville (ruines, fleuves,
marais à Paris, pour le dragon de saint Marcel (7)), sème la terreur. Le saint inter
vient et le dompte (sans le tuer, l'histoire de
saint Georges étant une exception), parade
dans la cité pour montrer sa victoire à la
population avant de la repousser dans les
confins de l'espace urbain (lit du fleuve par
exemple), espace qu' il n'aurait jamais dû
quitter (fig . 8 bis) . En se laissant ainsi sou
mettre, le dragon permet à son adversaire
victorieux de prouver sa sainteté. Légende ?
Certe;;, mais il ne faut pas oublier que les
médiévaux considère le dragon comme un
animal bien réel existant dans des contrées
lointaines (alors que les habitants de Wes
teros pensent qu'ils sont éteints) . Le saint,
de son côté, est toujours présent à travers
ses reliques. Le récit hagiographique et
la victoire sur le dragon rappellent leur
efficacité et leur qualité d ' intermédiaire
avec le divin.
le cerf s'agenouillant devant Charles VII à Rouen, en 1449, et tenant é1àns sa bouche une pièce. Une allusion au paiement du chevage ? Un rite vassalique devant l'autel de l'église?
Vigiles de Charles VII, Martial d'Auvergne, XV· siècle - Paris, BNF, ms. fr. 5054.
LES CERFS SORTENT DU BOIS Les rois eux aussi tentent de montrer qu'ils entretiennent
des relations privilégiées avec des animaux aristocratiques.
À travers les ménageries par exemple, espace fermé, acces
sible au souverain et à sa suite, mais aussi dans l'espace
public. Les rois de France adjoignent souvent des animaux
aux cérémonies, notamment les entrées royales dans les
villes. Outres les chevaux, les cerfs, animaux dont la chasse
est réservée aux nobles depuis le XIIe siècle, animaux chris
tiques également (pensons à la légende de Saint-Hubert),
jouent un rôle déterminant dans la mise en scène royale.
Ainsi, en 1449, lors de l'entrée de Charles VII à Rouen (qu'il
vient juste de reprendre aux troupes d'Henri VI), Martial
d'Auvergne, dans ses Vigiles du roi Charles VII, écrit ceci:
« Puis au carrefour de l'eglise / y avoit ung beau cerf volant
[cerf ailé, emblème de Charles VI] / Et quant le roy illec
alla / Dire ses graces à l'eglise / Ledit cerf si sagenoulla /
Par honneur et plaisance exquise. » L'animal fait donc une
révérence à son souverain, comme le montre l'enluminure
tirée de Vigiles conservée à la BnF (fig. 9). Sommes-nous ici
confrontés à une pure œuvre de propagande ? Il est vrai
que les Vigiles ont été rédigées après la mort de Charles VII
dans le contexte troublé du règne de Louis XI, aussi dans un
but de construction du mythe royal, dans lequel les images
du cerf, de Saint-Denis, de Dagobert, sont intimement liées
(fig. 10)(8) . Et pourtant, rien n'interdit de penser qu'un cerf,
élevé en captivité et marqué au fer comme n'importe quel
animal d'élevage (c'était le cas à Vincennes notamment), et
donc rendu moins craintif à la présence des humains, ait pu
être entraîné pour faire un pareil geste et appuyer, par sa soumission, l'autorité du roi(9) .
Le cerf est aussi un animal clef du cycle du Trône de fer.
À ce titre, la scène d'introduction (qui n'existe pas dans les
livres) de l'épisode 7 de la première saison intitulé Gagner
ou mourir est saisissante. On y voit Tywin Lannister (inter
prété par un incroyable Charles Dance) discutant avec son
fils Jaime tout en dépeçant un cerf mort, tué sans doute
lors d'une chasse. Le propos et évidemment métaphorique (fig. 11). La maison Lannister s'apprête à dévorer littérale- ~
(7) J . Le Goff a livré une brillante analyse de la légende de saint Marcel dans cet article: " Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen âge: saint Marcel de Paris et le dragon li, dans Pour un autre Moyen âge, Paris, Gallimard, 1977, p.236·279. François d 'Assise, d 'après les Fioretti, ne domptera pas un dragon, mais un loup, qu'il installera dans la ville de Gubbio en échange d'un véritable serment vassalique.
(8) Voir à ce titre l'ouvrage d'A. Lombard·Jourdan, Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005. Si l'on doit s'incliner devant la formidable érudition de l'auteure, on a par contre un peu de mal à la suivre lorsqu'elle veut voir dans le cerf· volant de Charles VI un signe de la survivance du culte (christianisé) du dieu celte Cernunnos.
(9) Sur les capaCités des animaux à modifier leur comportement en fonction de leur relation avec les humains , voir le très beau livre de V. Despret, Quand le loup habitera avec l'agneau, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.
Histoire et Images Médiévales 51
t /th/#taI1t!uf tlrt! !t? }Pu& &S(lhS~~Ûr
• ment les Baratheon, but pour lequel Tywin est prêt à se salir les
mains. Dans le même épisode, le roi Robert Baratheon meurt.
La mort de l'animal-emblème entraîne celle de son maître .
. Cette forme de totémisme, dirait Philippe Descola, existe
aussi au Moyen Âge. Tout d'abord, rappelons que, comme l'a
montré Joseph Morsel, chasser un animal implique de s'emparer de l'espace sur lequel il évolue(1O). Mais l'animal peut aussi
être le double de son seigneur. L'un des plus grands héros
de la littérature médiévale, Alexandre le Grand, voit ainsi
sa mort annoncée par celle de son cheval Bucéphale (l'épi
sode de la mort du cheval est bien plus développé au Moyen
âge que dans les versions antiques de l'histoire d'Alexandre,
fig . 12). Baudouin Van Den Abeele rapporte que, dans
Il Novellino, recueil d'histoires courtes écrit en langue ver
naculaire à la fin du XIIIe siècle, un bref récit mettant en
scène l'empereur Frédéric II le montre ordonnant la décol
lation d'un de ses faucons favoris, qu'il aimait plus qu'une
ville «< che l'avea caro più c' una cittade »), sous prétexte qu'il
aurait tué un aigle, « son seigneur » «< perch ' avea morto 10 sua
signore »). La phrase peut être interprétée de deux manières.
Tout d'abord, l'empereur aurait voultl),rétablir l'ordre natu
rel, car l'aigle, roi des oiseaux si l'on en croit les bestiaires, ne
peut être la victime d 'un de ses vassaux. Mais l'auteur ano-
Le lit de justice de Vendôme, présidé par Charles VII. Sur les murs, les armes fleurdelisées du roi de France accompagné par des cerfs volants (rappelant, entre autre, que la royauté ne meurt jamais) en supports. De casibus virorum iIIustrium, XV' siècle -Munich, Bayerische Staatsbibliothek.
L'assassinat rituel de la famille Baratheon par le lion Tywin Lannister.
L'enterrement de Bucéphale par Alexandre le Grand, sur la tombe duquel le monarque va fonder une ville. Le mort du cheval annonce le décès du roi. Les faicts et les conquestes d 'Alexandre le Grand, XV· siècle - Paris, BnF, ms. fr 9342 p.18S.
nyme a sans doute p rêté à Frédéric II une autre motivation.
L'aigle, symbole de l'empereur (Frédéric II fu t un de ceux
qu i encouragèrent le retour à l'utilisation de cet emblèm e)
représente, au -delà de l'oiseau lu i-mêm e, la personne m ême
d u souverain (son corps politiqu e pour reprend re les termes d'Ernst Kantorowicz)(l1 l . Cette confusion entre l'aigle (an imal
sou vent présent dan s les armoiries médiévales, à la d iffé
rence du fau con) et le souverain explique en partie la quasi
absence de ce dernier dans la chasse au vol eu ropéenne (alors
qu'il est utilisé par les peuples des steppes), b ien qu'il faille
au ssi prendre en compte la crainte du faucon à son égard
(ce qu i empêche une utilisation conjoin te).
Étudier le Moyen âge, et notamment la relation qu'entre
tenaient les méd iévaux avec les an imaux, à travers le p risme
du Trône de fer, n'est p as une démarche dénu ée de sens. Au
contraire. Le m édiévalisme d iffu s qui règne dans la série
permet d'éclairer cette période h istoriqu e par un biais nou
veau. Un peu comme si les créations li ttéraires et audiovi
suelles du XXIe siècle nou s d isaient quelque chose de l'his
toire méd iévale ... .
• V. Despret. J. Porcher, Être bête, Arles, Actes Sud, 2007. • M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008. • M. Pastoureau, Bestiaires du Moyen Age, Paris, Seuil, 2011 . • J. Salisbury, The beast within : animais in the middle ages, New-York,
Routledge, 2011 .
Retrouvez la saga du Trône de fer en vidéo à la demande sur le portail Orange :
http://video-a-Ia-demande.orange.frj Ainsi qu1en DVD.
(la) J. Morsel, article" Chasse» du Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p.271-272.
(11) B. Van Den Abeele, dans son livre La fauconnerie au Moyen âge' connaissance, affaitage et médecine des oiseaux de chasse d'après les traités latins, Paris, Klincksieck, 1994, note l'existence d'un épisode similaire rapporté à la fin du XII' siècle par le théologien Alexandre Neckarn, mettant en scène un roi d'Angleterre faisant pendre un faucon.
Histoire et Images Médiévales 53 -