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1 Bénédicte. Les temps étaient troublés. L’Allemagne et le Bénélux, durement tou- chés par les dernières crises bancaires et l’effondrement de l’Union Euro- péenne, s’enfonçaient lentement dans le chaos de la guerre civile. L’Espagne et le Portugal, dévastées par une succession de famines et une épidémie de grippe aviaire, avaient retrouvé leur taux de mortalité du Moyen-Âge. Les habitants des pays baltes sortaient de leurs abris et dé- couvraient leurs villes rasées par les bombes, désormais aux mains des as- saillants russes. La Suède, le Danemark et la Finlande s’étaient rapprochés de la Norvège, pour dessiner de nouvelles alliances autour de l’économie pétrolifère ; mais les réserves se tarissaient plus vite que prévu, on était au bord de la pénurie énergétique. Malgré sa sortie de la zone euro, la Grèce avait continué de sombrer dans la misère, et Athènes avait récemment dé- trôné San Pedro Sula, au Honduras, au titre de ville la plus dangereuse au monde. En Roumanie, en Hongrie et en Bulgarie, les mafias locales avaient pris le contrôle des villes et des campagnes, et elles tissaient leur réseau tentaculaire à grand renfort de trafic d’armes et de drogues de syn- thèse importées de Chine et du Cambodge. L’Italie ? La terrible explosion du Vésuve, quelques années plus tôt, l’avait presque rayée de la carte. Le pays était exsangue, ce qui avait permis à de nombreuses communautés de boat-people de s’installer un peu partout sur les côtes. Quant à Chypre et à la Turquie, elles étaient dorénavant sous le contrôle de l’État islamique. Échappée de Francis Rissin chapitre VII

Echappée de Francis Rissin : chapitre VII

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Echappée de Francis Rissin : chapitre VII

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Bénédicte.

Les temps étaient troublés. L’Allemagne et le Bénélux, durement tou-chés par les dernières crises bancaires et l’effondrement de l’Union Euro-péenne, s’enfonçaient lentement dans le chaos de la guerre civile.L’Espagne et le Portugal, dévastées par une succession de famines et uneépidémie de grippe aviaire, avaient retrouvé leur taux de mortalité duMoyen-Âge. Les habitants des pays baltes sortaient de leurs abris et dé-couvraient leurs villes rasées par les bombes, désormais aux mains des as-saillants russes. La Suède, le Danemark et la Finlande s’étaient rapprochésde la Norvège, pour dessiner de nouvelles alliances autour de l’économiepétrolifère ; mais les réserves se tarissaient plus vite que prévu, on était aubord de la pénurie énergétique. Malgré sa sortie de la zone euro, la Grèceavait continué de sombrer dans la misère, et Athènes avait récemment dé-trôné San Pedro Sula, au Honduras, au titre de ville la plus dangereuse aumonde. En Roumanie, en Hongrie et en Bulgarie, les mafias localesavaient pris le contrôle des villes et des campagnes, et elles tissaient leurréseau tentaculaire à grand renfort de trafic d’armes et de drogues de syn-thèse importées de Chine et du Cambodge. L’Italie ? La terrible explosiondu Vésuve, quelques années plus tôt, l’avait presque rayée de la carte. Lepays était exsangue, ce qui avait permis à de nombreuses communautésde boat-people de s’installer un peu partout sur les côtes. Quant à Chypreet à la Turquie, elles étaient dorénavant sous le contrôle de l’État islamique.

Échappée de Francis Rissin

chapitre VII

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Non, décidément, les temps étaient troublés. Mais au milieu de cette grande débâcle, la France brillait comme une

perle d’ormeau dans son écrin de nacre, comme si elle seule eût été épar-gnée par la déroute – comme si elle eût été le dernier eldorado au milieudes ténèbres.

*

Vers le matin, alors qu’il faisait encore très sombre, Francis Rissin seleva et sortit de son hôtel pour aller dans un lieu désert, le long des rivesde la Marne. Là, il contempla longtemps la nuit, il contempla le ciel noir,et puis les premières lueurs de l’aube, quant elles apparurent timidementà l’est. Le soleil n’était plus très loin. Il espérait voir le rayon vert, car celuide l’aurore était plus pur que celui du crépuscule, à ce qu’on disait. Il pensaau roman de Jules Verne. Ce n’était pas ce que l’écrivain français avait faitde mieux dans sa vie. On était quand même très loin du Voyage au centrede la Terre ou des Vingt mille lieues sous les mers, dans lesquels il avait donnélibre cours à son imagination fulgurante et à ses talents d’écrivain vision-naire.

Une fois le jour levé, nous partîmes à sa recherche, et quand nousl’eûmes trouvé, assis au milieu du terrain vague, derrière le centre E. Le-clerc, Dominique et Jackie lui annoncèrent que tout le monde l’attendait.

Il resta encore la tête en l’air pendant plusieurs minutes, perdu dansses pensées, les silhouettes de Pierre Aronnax et d’Otto Lidenbrock flottantau-dessus de la rivière. Et puis il se leva et marcha avec nous jusqu’à l’entréedu centre pénitentiaire, rue des Loyes, où se tenait la foule des journa-listes.

C’était une prison haute sécurité flambant neuve, un petit bijou detechnologie qui avait coûté à la patrie plusieurs centaines de millions defrancs nouveaux. On l’avait d’ailleurs baptisée le « Diamant », à cause desa forme effilée de cerf-volant, dessinée d’une main d’orfèvre par Jean Nou-vel, le Haussmann de la France nouvelle et éternelle.

Rien n’avait été laissé au hasard. C’était un condensé de ce qu’il y avaitde plus perfectionné en la matière, une sorte de prison cinq étoiles, pour

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prisonniers haut de gamme. La construction avait été confiée aux ancienssalariés de Bouygues et de Vinci, qui s’étaient associés en coopérative aprèsavoir congédié leurs patrons – ces derniers avaient été emprisonnés derrièreles murs du château d’If, sur ce petit îlot de l’archipel des Frioul.

On n’avait pas regardé à la dépense, c’était vraiment du bel ouvrage,ces gars-là avaient de l’or dans les doigts. Aucune option n’avait été négli-gée. On y trouvait des caméras de vidéoprotection HD intelligentes, desdrones de reconnaissance armés, et surtout des robots-surveillants NAOde chez Aldebaran Robotics, ces joyaux de la robotique française, bardésde capteurs et capables de détecter n’importe quel type de comportementsuspect – et d’y réagir de façon appropriée.

Dès le lendemain, on devait transférer là la crème des détenus del’Hexagone. C’était les anciens membres de l’élite dirigeante, ceux quiavaient trahi les Français sans le moindre état d’âme, à l’époque, et quis’entassaient aujourd’hui dans des centres de détention miteux, aux quatrecoins du territoire, avec tous ceux qui avaient entraîné la France dans ladébâcle – avant que Francis Rissin vienne lui tirer enfin le nez du ruis-seau.

Le parc des établissements pénitentiaires français était vieillissant.Quelques années plus tôt, le Conseil de l’UE avait épinglé la France, etlui avait infligé de nombreuses sanctions, parce que ses prisons étaient sur-peuplées, et que les détenus y étaient traités à peu près comme des oppo-sants politiques dans les geôles russes ou thaïlandaises. Mais il avaitpourtant bien fallu faire quelque chose de tous ces nantis qu’on avait chas-sés des lieux du pouvoir, de tous ces décideurs qui avaient toujours refuséde se plier à la volonté du peuple, pendant ces trois décennies épouvanta-bles que les historiens avait baptisées les « Trente Scélérates ».

D’abord la France avait payé ses amendes, puisqu’il suffisait de payerpour régler le problème. Mais pour finir, elle en avait eu marre de se fairetaper sur les doigts comme une écolière. Alors elle avait quitté le grandnavire européen, et Francis Rissin souriait intérieurement, aujourd’hui,quand il le voyait couler à pic dans les eaux tumultueuses du XXIe siècle,pendant que la France, qui n’avait jamais connu un tel âge d’or, voguaitfièrement sur les flots. Et pour tout dire, ce n’était pas cher payé, si la paix

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nationale avait pour seul prix des cellules remplies au-delà de leur capacitéd’accueil.

Et puis on avait finalement décidé de construire le centre pénitentiaire« Marnaval » de Saint-Dizier, afin de désengorger un peu les autres éta-blissements. C’était une prison dernier cri, bâtie sur le modèle des prisonsdites « Supermax » aux États-Unis, et censée doubler la prison d’Alençonsur le terrain de la sécurité. Mais qu’on se rassure, les détenus y seraienttoujours traités comme de la merde ! Cette débauche de moyens avait pourseule fonction de leur rendre la vie plus insupportable encore – histoirede faire payer le prix double à ces crevards. En effet, certains d’entre euxavaient encore tendance à prendre les matons pour des majordomes, et lesdouches collectives pour les backrooms d’un club libertin, et tout ça auxfrais du contribuable.

Mais c’était fini la belle vie, c’était déjà de l’histoire ancienne. Les cinqétoiles, justement, on allait les leur enfoncer profondément dans le cul,pour augmenter un peu le plaisir ! À Saint-Dizier, ils seraient savammentséparés les uns des autres, grâce à un système de cellules individuelles fonc-tionnant comme autant de « bulles » indépendantes et autarciques, dansun univers totalement automatisé. Francis Rissin avait personnellementparticipé à l’élaboration de l’organisation générale de la prison, qui s’ins-pirait pour une bonne part des travaux de Michel Foucault sur le panop-tisme et la microphysique du pouvoir – décidément décidément, lephilosophe français était incontournable.

Les matons seraient rassemblés dans un bâtiment à l’écart, depuis lequelils pourraient observer les prisonniers sur des écrans vidéo. En cas de pro-blème, il leur suffirait d’appuyer sur un bouton pour que les robots NAOinterviennent, et fassent regretter à ces connards le temps où ils mordaientles nichons de leur mère. Cerise sur le gâteau, cette prison nouvelle géné-ration possédait un quartier de très haute sécurité (QTHS), pour les pri-sonniers les plus difficiles. En vérité, elle s’inspirait de la structure duquartier Katingal, qui fut construit à l’intérieur du centre correctionnelde Long Bay Correctional Centre, à Sydney. À l’époque, c’est-à-dire en1975, tout y était déjà informatisé – les prisonniers surnommaient l’en-droit le « zoo électronique ». Malheureusement, le centre fut rapidement

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fermé, suite à quelques incidents et à de nombreuses plaintes déposées parles associations de défense des droits de l’homme.

Mais plusieurs décennies plus tard, à Saint-Dizier, en territoire deFrance, on ne se laisserait pas marcher sur les pieds comme ces blaireauxd’Australiens. Les droits de l’homme ? Ici, on se préoccupait d’abord dudroit des Français. Pour le reste, on verrait plus tard. Et si les autres paysnous montraient du doigt, et nous reprochaient nos méthodes, on les en-verrait gentiment se faire voir chez les Papous. Est-ce qu’on n’était paschez nous, après tout ? Est-ce qu’on avait besoin que quelqu’un viennenous faire la morale, et nous dire ce qu’on avait à faire ?

Francis Rissin s’approcha encore de la foule, rassemblée le long de larue des Loyes et de l’avenue Jean-Pierre Timbaud. L’inauguration devaitavoir lieu dans une petite dizaine de minutes. C’était la dernière étape deson grand tour de France des établissements carcéraux, qu’il avait entaméplusieurs mois auparavant. Il avait voulu montrer aux Français que ces sa-lopards étaient bien sous les verrous, et qu’ils avaient compris qui était lechef, à présent. Et puis c’était tellement drôle, d’aller narguer ces anciensministres, ces anciens chefs de la police, ces anciens députés, de leur tendreune cigarette ou une friandise à travers les barreaux, et puis de leur péterau nez, au dernier moment.

Dès le lendemain, aux quatre coins de l’Hexagone, plusieurs centainesd’entre eux quitteraient leurs cellules décaties, et seraient transférés à Saint-Dizier, pour purger leur peine au milieu des caméras intelligentes et desrobots armés, derrière les hauts murs du Diamant.

Il y avait bien quelques voix discordantes, qui s’élevaient dans le pays.Mais elles venaient surtout des familles des détenus, qui pensaient seule-ment aux intérêts de leurs proches, et pas à ceux de la France, pas à ceuxdes Français ; même s’il y avait aussi quelques vieux rabats-joie réaction-naires, dans le lot – quelques opposants inoffensifs dont les couilles trô-neraient tôt ou tard sur son bureau. Du reste, les sondages étaientexcellents, tout le pays était derrière lui.

Il s’avança encore un peu. Maxime et Chantal se tenaient à sa droite età sa gauche, le visage rayonnant de joie. Nous étions un peu retrait avecStéphane, Dominique et Jackie, pour contenir les journalistes. Francis Ris-

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sin leva les ciseaux que Claude lui présentait sur un coussin de velours.Un imposant silence se répandit dans l’assistance. On entendait le gron-dement des flots de la Marne, un peu plus loin, car il avait beaucoup plules jours précédents. Il coupa le ruban d’inauguration aux couleurs de laFrance, et immédiatement un grand cri d’allégresse monta dans les airs,en même temps que des nuées de ballons et de colombes, lâchées au-dessusde la prison. Francis Rissin prononça quelques paroles devant l’assistance.Tous les journalistes et tous les spectateurs l’acclamèrent. Et puis il s’enalla – et nous marchâmes à sa suite.

*

Le lendemain on apprenait dans les journaux que Michel Degroise, unjeune technicien d’intervention de la société Veolia Sécurité, s’était défe-nestré sur son lieu de travail, à Tarbes. Le visage de sa femme et de ses en-fants passait en boucle sur les chaînes de télé, les yeux en larmes. Ilssuppliaient les forces de l’ordre de retrouver le coupable, et de venger lamort de leur mari pour l’une, et de leur père pour les autres. Mais c’étaitla France entière qui était sous le choc, et qui réclamait vengeance.

Depuis que Francis Rissin avait pris le pouvoir, ce genre de drame avaitpourtant cessé de faire la une des quotidiens et des flashs d’information.Les DRH et les managers sans scrupules avaient été mis derrière les bar-reaux, aux côtés de leurs patrons, et les salariés, libérés des sautes d’hu-meurs de ces criminels, avaient retrouvé un peu de cœur à la besogne. Etce n’était pas fini encore ? D’autres responsables avaient décidé de faire lesmalins, malgré les mesures drastiques qui avaient été prises pour les em-pêcher de nuire, et un salarié l’avait encore une fois payé de sa vie ? Et est-ce qu’on allait accepter ça ? Est-ce qu’on allait accepter de revenir vingtou trente ans en arrière ? Est-ce qu’on allait accepter de se laisser boufferune nouvelle fois les burnes par ces bêtes sauvages, qui décidément avaientles dents solides ? Francis Rissin promit une sanction exemplaire pour lecoupable, s’il refusait de se livrer aux autorités – et à peu près la mêmechose, d’ailleurs, s’il lui venait l’idée de se rendre.

Justement, Jérémy Berraba, un DRH de l’entreprise aux méthodes très

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discutées, s’était enfui de la boîte, juste après la découverte du corps aupied de l’immeuble. Les collègues et les proches de la victime ne l’avaientpas vu filer, il avait profité de la panique et de l’affolement pour s’éclipser.Des aveux publics n’auraient pas été plus clairs. Du reste, les collègues dela victime se doutaient bien que ça finirait comme ça, un jour ou l’autre.Il harcelait les secrétaires, les cadres, les techniciens, les intérimaires, toutle monde y passait. C’était bien simple, on le surnommait le « Bourreau »,dans le service.

Les enquêteurs de la police se mirent immédiatement à sa recherche,car tout se joue dans les premières minutes. Mais des témoins avaientaperçu le fugitif à la sortie de la ville, sur le pont Saint-Frai. Manifeste-ment, il avait filé par la D632, en direction de Boulin et de Pouyastruc.Les hélicoptères étaient déjà en route, les autorités ne donnaient pas longavant qu’il se fasse intercepter.

Dès qu’il eût appris la nouvelle, Francis Rissin se rendit à Tarbes, et ilprit la parole depuis le hall du grand hôtel Mercure, devant les camérasde télévision.

Il dit : « Je suis très en colère. Je suis très en colère évidemment contrecelui qui a fait ça, et je vous assure qu’il va payer le prix cher ; mais je suistrès en colère aussi contre ceux qui l’ont laissé faire – et en premier lieucontre certains inconscients qui n’ont pas hésité, pour des raisons basse-ment électorales, pour des raisons bassement démagogiques, à abolir lapeine de mort, un triste jour de 1981, et à plonger la France dans quaranteannées de crise, parce que tous les excès de la cupidité animale y devenaientà nouveau permis. Je ne suis pas un tyran sanguinaire ; mais je crois quenous devons être à la hauteur de la nature humaine. Il y a parfois quelquechose de mauvais dans l’homme, de même qu’il y a parfois aussi quelquechose de bon en lui. J’ai fait de mon mieux, toutes ces années, pour chassercette part d’ombre, et pour faire briller la lumière. Mais vous pouvez seri-ner vos enfants avec les dix commandements, vous pouvez leur farcir lesoreilles de leçons de morale, ça ne su•ra pas à calmer la bête qui sommeilleen chacun d’eux – en chacun de nous. Certes, la génétique a fait d’énormesprogrès, et nous sommes capables aujourd’hui de détecter longtemps àl’avance cette part maudite qui sommeille au fond de l’homme, et qui

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peut se réveiller à tout moment – hormis que la technologie n’est jamaisinfaillible.

« J’ai connu un chien qui s’appelait Melki. C’était un labrador adorable,un gros toutou élevé avec amour par des maîtres irréprochables. Il adoraitles enfants, qui jouaient avec lui des après-midi entières comme avec uncamarade de classe. C’était un chien doux et affectueux, comme ces com-pagnons fidèles qui courent en jappant sur les pelouses des pavillons debanlieue, élevés par des familles modèles. Un matin comme les autres, unvieillard est passé devant la grille du jardin. Je ne crois pas qu’il ait faitquoi que ce soit qui ait pu exciter l’animal. Mais Melki lui a sauté à lagorge, et l’a saigné à mort comme un poulet. Le chien a évidemment étéeuthanasié. Mais ça n’a pas ressuscité la victime. Ça n’a pas rendu leurgrand-père à tous ces gosses qui pleuraient si fort le jour de l’enterrement.L’éducation a ses vertus, comme la prévention a les siennes. Mais rien jecrois ne vaut la crainte du châtiment. Et de même que la dissuasion nu-cléaire a ses avantages, je sais que la peine capitale a les siens. Il y a troplongtemps que des hommes et des femmes n’en font qu’à leur tête dansnotre beau pays. En vérité je vous le dis, ces têtes réfractaires, nous allonsles décoller. Je proclame la réhabilitation de la peine de mort en France ! »

Alors partout les Français crièrent leur joie et leur soulagement – parcequ’en vérité ils n’attendaient que ça ! Et devant l’engouement que ses pa-roles suscitèrent, Francis Rissin déclara derechef que cette mesure seraitrétroactive, autrement dit que les criminels ayant été jugés coupables d’uncrime qui tombait dorénavant sous le coup de la peine de mort, et quiavaient écopé jusqu’ici de peines d’enfermement symboliques, seraient re-jugés jusqu’au dernier – et condamnés en conséquence.

Les Français jubilaient en imaginant la haute silhouette de la VeuveCouperet, qui allait trôner à nouveau sur les places des villes et des villages.Ils repensaient à ces exécutions publiques auxquelles tous les citoyensétaient invités à venir assister, autrefois, pour l’exemple, et où l’on se ré-jouissait de voir le sang couler à flot – ce sang qui nettoyait la France, aprèschaque crime qu’on avait commis contre elle. Ça allait rappeler de bonssouvenirs !

Quelques manifestations spontanées d’opposants politiques et de vieux

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universitaires humanistes s’organisèrent à Paris et dans les grandes villesde province. À Tarbes, plusieurs centaines de râleurs se dirigèrent vers l’hô-tel Mercure, mais ils s’arrêtèrent devant les barrières qui avait été installéespour sécuriser le quartier. Quelques affrontements s’en suivirent.

Francis Rissin les observait, au loin, derrière les grandes vitres du res-taurant de l’hôtel. Stéphane et Claude déjeunaient à ses côtés. Il leurdit : « Ces hommes ne savent pas ce qu’ils font. Ce sont des nantis, que lemalheur n’a jamais égratigné. Mais enlevez-leur un fils ou une fille, étran-glez la chair de leur chair et jetez-la dans un vide-ordures après l’avoir so-domisée avec des rameaux de prunellier, et ils seront les premiers à signervotre arrêt d’exécution. La peine de mort n’est pas un acte de barbarie.C’est tout le contraire. Elle est le summum de notre civilisation à la pointedes progrès, puisqu’elle contredit cette partie vile et dégénérée de la naturehumaine qui est toujours avide de sang et de chair fraîche, et qui rapprocheles hommes à peu près des hyènes. »

Les opposants lançaient maintenant des projectiles en direction des vi-tres du restaurant. Un pavé rebondit à hauteur des convives, mais le verreblindé était résistant – et l’appétit est parfois le plus fort. On apercevaitquelques bras tendus à travers les fumées des gaz lacrymogènes. Mais rienpour l’heure ne pouvait déconcentrer Francis Rissin, qui suçait bruyam-ment les os de ces petites carcasses d’ortolan qui faisaient une grande py-ramide dans son assiette.

Claude.

Nous nous étions réfugiés dans un grand hôtel, afin d’échapper à cesgroupes de manifestants hystériques qui hurlaient leur refus de la peinecapitale. Quelques camionnettes de la Police Nationale s’étaient déplacées.Des barrières de sécurité avaient été mises en place dans le centre-ville,mais rien de très impressionnant non plus. Les énervés étaient seulementune petite dizaine. Ils se fatigueraient les premiers.

Stéphane était à mes côtés, le nez collé au vitrage. Alors Francis Rissinnous dit : « Ces hommes et ces femmes ne savent pas ce qu’ils font. Ce

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sont des individualistes sur lesquels le malheur ne s’est jamais abattu. Maisenlevez-leur un fils ou une fille, écorchez-les, offrez-les aux rats et aux cor-beaux après leur avoir coupé les ligaments des coudes et des genoux, et ilsseront les premiers à réclamer la peine capitale. La peine de mort n’est pasun acte de barbarie. C’est tout le contraire. Elle représente le point d’orguede notre humanité civilisée, puisqu’elle nous débarrasse de ces âmes vileset dégénérées qui nous rapprochent à peu près des vautours. »

Nous l’écoutions parler en silence, risquant parfois un léger regard parla fenêtre. Les forces de l’ordre s’étaient déployées autour des manifestants,et ces derniers s’étaient retrouvés pris dans la nasse. Quelques coups dematraque avaient été distribués pour la forme, mais rien de bien méchant,en définitive, et puis après tout c’était eux qui avaient commencé ! Toutce petit monde avait fini les menottes aux poignets. On voyait les oppo-sants monter les uns à la suite des autres dans les fourgons. Certains d’entreeux trouvaient encore le moyen de pigner, mais on les faisait taire d’unegifle. Ils étaient bons pour une longue garde-à-vue, et sans doute pour unjugement en comparution immédiate. Les plus chanceux écoperaientd’une petite peine de prison ferme, histoire d’être vaccinés à jamais contreleur penchant aux manifestations sauvages.

Francis Rissin avait demandé aux juges d’être intraitables avec tous ceuxqui récuseraient sa nouvelle réforme du droit pénal. Aussi bien, les agita-teurs étaient connus des services de police. Ceux qui ne furent pas arrêtéssur place, au moment où le cortège se dispersait, furent cueillis à leur do-micile le lendemain, aux aurores, par les forces spéciales du GIPN.C’étaient d’anciens patrons du CAC40 qui vivaient aujourd’hui dans destaudis, au milieu des cartons et des immondices, ou des sénateurs de laCinquième République qui avaient miraculeusement échappé à la purge,et qui essayaient d’organiser la résistance comme ils pouvaient. Les peinestombaient, et la cote de popularité de Francis Rissin continuait de grimperdans les sondages.

Comme on pouvait s’y attendre, l’annonce de la restauration de la peinede mort avait suscité un tollé auprès de la communauté internationale, etnotamment auprès des pays d’Afrique et d’Asie, qui l’avaient justementabolie quelques années plus tôt. En Europe, toutefois, on assistait à un

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changement de cap. Les populations se disaient de plus en plus favorablesà son rétablissement, au moins pour tous ces politiciens corrompus et cesmagnats du monde de la finance qui avaient ruiné leur pays, et qui méri-taient seulement de crever. Mais la France, comme toujours en matièred’avancée historique, avait été la première à franchir le pas.

Abolir la peine de mort ? Il n’y avait plus que les Somaliens, les Libyensou les Taïwanais qui nourrissaient ce genre de projet archaïque, pour sefaire bien voir de l’OTAN et du FMI. Pendant ce temps, la délinquancefinancière ravageait la planète, et les peuples se demandaient commentpunir les membres de l’oligarchie économique mondiale, qui dévastaientles États les uns après les autres comme une nuée de criquets pèlerins. Etc’est évidemment le spectre de la peine de mort qui avait surgi dans leurtête, et qui s’agitait maintenant devant leurs yeux. Ils se demandaient com-ment revenir en arrière, et réinscrire dans les Constitutions cette loi vieillecomme le monde, qui stipulait simplement que celui qui les trahissait s’ex-posait tôt ou tard à leur vindicte. De toutes les mesures de justice préven-tive, c’étaient celles qui s’appuyaient sur l’instinct de survie des individusqui avaient toujours connu les résultats les plus probants.

*

Le lundi suivant, accompagné de Stéphane et Chantal, Francis Rissinse déplaça jusque dans l’État du Texas, à la Huntsville Unit, pour y ren-contrer le gouverneur. Le nombre d’exécutions avait un peu baissé, là-bas,pendant les dernières décennies, mais c’était de l’histoire ancienne, le Texasavait récemment retrouvé ses chiffres des années fastes, et il comptait bientransformer l’essai l’année suivante.

Quatre-vingt cinq condamnés, dont vingt-sept femmes, avaient été exé-cutés depuis le dernier Washington’s Day. Certes on n’en était pas encoreici à zigouiller les banquiers et les anciens ministres, mais chaque choseen son temps, il fallait que l’idée fasse son chemin. Comme à son habitude,la France allait montrer l’exemple, et d’ici quelques années, tous les paysdu monde se seraient mis à l’unisson.

Quand Francis Rissin visita la chambre d’exécution, la presse se pas-

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sionnait pour le cas d’un jeune afro-américain de quatorze ans, Steven JoeWallace, qui avait tiré presque à bout portant à la M240 sur ses camaradesde classe, par un beau matin d’été, à la veille des grandes vacances. Il avaitprévu de se donner la mort dans la foulée, mais la balle avait ripé sur sonmaxillaire, et le gamin s’était retrouvé salement défiguré, quelque chosede moche. Il avait le visage en bouillie, mais il était bien vivant – suffi-

samment en tout cas pour sentir les décharges électriques du vieil OldSparky, quand elles lui brûleraient la peau des fesses.

Il laissait un grand bain de sang derrière lui, puisque dix-huit élèvesavaient péri sous les balles, sans compter la vingtaine de blessés, dont cer-tains dans un état grave – ils passeraient le restant de leurs jours en servicede réanimation. Son procès au tribunal de Houston avait été expédié endeux après-midi. Il faut dire qu’il avait immédiatement reconnu les faits,même s’il était difficile de comprendre ce qu’il baragouinait, avec sa mâ-choire en charpie. Le jury fédéral ne s’était pas fait prier pour le condamnerà la peine capitale. On pouvait dire ce qu’on voulait sur les États-Unis,mais ils avaient une justice efficace, une justice qui marchait du feu deDieu. La procédure avait été accélérée ces dernières années, et quelquessemaines séparaient désormais le jour de la condamnation de celui de l’exé-cution.

Quand Francis Rissin atterrit sur le sol américain, Steven Joe Wallacen’avait plus que vingt-quatre heures à vivre. Le chef des Français devaitpasser la journée en compagnie de Rick Perry, le gouverneur républicain,qui veillait sur le Texas en bon père de famille depuis le début des années2000. Ils parlèrent longuement de la nature humaine et de la bête qui dor-mait au plus profond de chacun. Francis Rissin rencontra les parents desvictimes, qui le félicitèrent d’avoir eu le courage de prendre cette décisiondifficile, qui allait de toute façon dans le sens du progrès et de la moralechrétienne. Francis Rissin pleura avec eux, quand ils lui parlèrent de cegrand vide que la mort de leurs enfants avait brutalement creusé dans leursexistences paisibles et sans histoires.

Suite à une série d’exécutions qui avaient mal tourné, la fée électricitéayant soi-disant un peu traîné, au moment de griller la tête des condam-nés, et certaines ONG ayant comme toujours crié au scandale, on avait

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quand même cherché ces derniers temps à réduire leurs souffrances en lesplongeant dans un état de quasi-inconscience – avant de provoquer lamort par overdose.

En l’occurrence, le jeune Steven Joe Wallace devait mourir par injectionde thiopental sodique, ce qui revenait à peu près à s’endormir au beau mi-lieu d’un rêve, la tête dans les nuages, comme après un bon shoot d’hé-roïne. Et Francis Rissin avait demandé à Rick Perry mais qu’est-ce que çaveut dire ? Est-ce que les assassins s’inquiétaient de la douleur de leurs vic-times ? Steven Joe Wallace avait-il proposé à ses camarades de classe detirer quelques taffes sur un joint, avant de les descendre comme une voléede canards sauvages ?

Il ne s’agissait pas de démultiplier inutilement les souffrances ducondamné à mort, et sans doute la torture était-elle une forme de barbarie,du moins lorsqu’elle n’était pas justifiée par l’intérêt national. Mais fallait-il pour autant chercher à les adoucir, voire à les réduire à néant, pour quele condamné rencontre la Mort dans un parfait état d’euphorie ?

À ce titre, le rituel de la dernière cigarette et du dernier repas était déjàparticulièrement choquant. Il ne prenait d’ailleurs son sens qu’à admettreune certaine forme de culpabilité de la société vis-à-vis du futur exécuté –culpabilité qu’elle s’efforçait d’atténuer tant bien que mal, au dernier mo-ment, en reconnaissant sa dignité de personne morale. Mais fallait-il sesentir coupable de rendre la justice ? Et fallait-il se sentir coupable d’ôterla vie à un monstre ?

Encore une fois, Steven Joe Wallace avait-il invité ses petits camaradesau Burger King du coin, avant de leur envoyer ces bouts de métal partoutà travers le corps ? Est-ce qu’il leur avait seulement demandé ce qui leurferait plaisir avant de crever ?

Il ne fallait pas accabler le condamné, certes, mais il n’y avait pas deraison de le ménager non plus, juste pour se donner bonne conscience.La peine de mort devait être ce qu’elle était, ni plus ni moins. C’est pour-quoi, à Saint-Dizier, Francis Rissin avait opté pour la méthode la plus ex-péditive : à savoir la guillotine, qui avait quand même fait ses preuves aucours de l’Histoire, quoi qu’on en dise, et quoi qu’on en pense – et puiselle était plus économique à long terme que la solution médicalisée.

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Stéphane et Chantal avaient vu Rick Perry froncer les sourcils, tordreses lèvres dans une grimace de scepticisme, et puis un grand rayon de soleilavait illuminé son visage. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Déci-dément, Francis Rissin était bien la voix de la raison.

Le lendemain, Steven Joe Wallace ne mangea pas le steak T-bone et lecornet de frites qu’il avait commandés à l’intendant de la prison. Il nefuma pas de dernière cigarette, et il ne rencontra pas l’aumônier du centrepénitentiaire. On vint le chercher à six heures du matin, on l’amena dansla cour de la prison, et six matons déchargèrent leurs armes sur son corpsde gamin, sans lui couvrir le visage, sans lui demander s’il avait une der-nière chose à dire. Et il ne s’agissait pas là d’un surcroît de cruauté. Lepetit devait mourir et il était mort. Et à l’exception peut-être de ses parents,de ses frères et s?urs, et de ses proches, tous les Américains s’en félicitaient.

Après avoir assisté à l’exécution, Francis Rissin et ses disciples se ren-dirent dans un fast-food et ils commandèrent chacun un gros steak T-boneet un cornet de frites bien grasses et bien salées. Après tout, le dernier repasdes condamnés ne devait-il pas revenir aux vivants, à ceux qui avaientrendu la justice, à ceux qui avaient les mains sales, peut-être, mais qui lesavaient salies pour laver l’honneur des victimes, pour laver l’honneur deleurs familles, pour laver les mains de toute la communauté – ceux quiavaient salies leurs mains pour nettoyer la merde qui salopait encore lepays ?

Dominique.

La prison de Huntsville était un édifice gigantesque, construit tout enbriques rouges. Devant l’entrée principale, Francis Rissin raconta à Sté-phane et à Chantal que l’établissement avait accueilli Satanta, un chef deguerre indien de la tribu des Kiowa, qui avait été condamné à mort, puisfinalement à la prison à perpétuité, pour s’être attaqué sauvagement à descolons, quelques années après la première bataille d’Adobe Walls. Il s’étaitfinalement suicidé en sautant d’une fenêtre élevée de l’hôpital de la prisonen 1878, comme si la nature se débarrassait parfois d’elle-même de ses

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monstres ou de ses créatures dégénérées. Sauf qu’à Tarbes, c’était un pauvresalarié de la société Veolia Sécurité qui avait sauté dans le vide, et le cou-pable courait toujours dans la nature.

Ils mangèrent sur le pouce dans un McDonald’s de Huntsville, et ilsrirent un bon coup en constatant qu’ils mangeaient le dernier repas deSteven Joe Wallace à sa place, pendant que ce dernier avalait sa premièreration de terre et de racines. Est-ce que ce n’était pas un juste retour dechoses ? La nature avait horreur de la pourriture comme elle avait horreurdu vide. D’ailleurs, le gamin n’avait-il pas essayé de se donner la mort toutseul, comme un grand – comme si elle avait voulu rendre la justice avantmême que la société des hommes s’en préoccupât ? Le petit avait raté soncoup, c’est vrai. Mais peut-être que la nature était aussi une grande sa-dique, et qu’elle avait jugé plus pertinent, en guise de châtiment, de le gar-der en vie avec le visage en forme de barquette de viande hachée.

Et Francis Rissin dit à ses disciples que la peine capitale avait ses am-bivalences, puisqu’elle offrait au condamné ce qu’il réclamait parfois lui-même de toute ses forces. Et la meilleure chose à faire, dans un cas commecelui-ci, eût peut-être été en effet de laisser le gamin en vie, et simplementde l’obliger à aller à l’école, et de présenter sa gueule de lépreux à toutesles filles du lycée pour leur demander si elles voulaient sortir avec lui. Maisce qui était fait était fait. Et puis il n’était pas question de réécrire la Consti-tution américaine. Ils avaient déjà suffisamment de travail avec la réformedu droit pénal français.

Nous vînmes les chercher à leur retour à Roissy-Charles-de-Gaulle lemercredi après-midi, sous un grand soleil de juillet, et le lendemain, lesforces de police arrêtaient Jérémy Berraba dans un petit hôtel de Samatan,au bord de la D632.

*

C’était un célibataire de quarante-deux ans, qui vivait dans la tour Lde la Résidence Laubadère, au 8 de l’avenue Antoine de Saint-Exupéry, àTarbes. Il avait été fiché quelques années plus tôt pour harcèlement moralsur le personnel de l’agence Veolia Sécurité de Grenoble, et puis il avait

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été muté. La victime, Michel Degroise, avait laissé une longue lettre dans laquelle

il évoquait la pression psychologique permanente que le responsable faisaitpeser sur lui, mais également sur ses collègues. Il racontait les incessanteshumiliations, le travail que Berraba menait en amont, pour les monter lesuns contre les autres, et régner en maître au milieu du troupeau.

Le jour suivant, les quotidiens nationaux exhibaient le visage de celuiqu’on avait rapidement baptisé le « Bourreau de Tarbes ». Et dans l’inter-valle, les enquêteurs avaient reconstitué le fil des événements qui avaientconduits Michel Degroise à se donner la mort.

Jérémy Berraba était arrivé à Tarbes quelques années plus tôt. Il avaitété parachuté dans cette agence des Hautes-Pyrénées après s’être fait re-mercier par la maison-mère de Grenoble, et il avait profité de ce change-ment de cadre de vie pour remettre en œuvre ses méthodes cruelles, quilui avaient déjà valu plusieurs mains courantes.

Peut-être qu’il n’avait pas eu une enfance facile, peut-être que le destinavait été impitoyable avec lui. Mais est-ce que c’était une raison pour sevenger sur ses semblables ? Est-ce que c’était une raison pour se passer lesnerfs sur ses subalternes, et les traiter comme des chiens ? À Tarbes, juste-ment, il était tombé sur Michel Degroise, un jeune technicien qui travail-lait dans la boîte depuis une petite dizaine d’années. En proie à une grandedétresse psychologique, celui-ci allait de dépression en dépression. Il étaitsuivi par le docteur Dequand, un psychiatre débordé de la rue ToulouseLautrec, qui se contentait de lui prescrire des antidépresseurs. Jusqu’ici,les choses ne s’étaient pas trop mal passées au travail ; mais Jérémy Berrabaétait d’une autre race que ses prédécesseurs, c’était un fauve qui jouissaitd’écraser ses subordonnés.

Il avait justement profité du caractère fragile de Degroise pour en faireson bouc-émissaire. Il le traitait comme un moins que rien, ne ratant au-cune occasion de l’humilier ou de lui dire que c’était une merde. Degroiseaccusait les coups en ravalant sa salive – qu’il accompagnait de comprimésde Xanax. Ses collègues l’avaient vu sombrer lentement, sans savoir cequ’ils devaient faire – sans compter qu’ils en prenaient aussi pour leurgrade. Ils se doutaient bien que ça finirait mal, qu’à le pousser toujours à

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bout, Berraba lui offrait un chèque cadeau pour le grand saut. Et Francis Rissin avait dit : « Je veux un procès exemplaire. »

*

Le procès Berraba s’ouvrit au mois de février suivant. L’accusé compa-raissait devant la cour d’assises du palais de justice de Tarbes, présidée parla terrible Mathilde Chapdelaine, réputée pour son inflexibilité et son sensde l’Histoire. Francis Rissin avait demandé à endosser le rôle de l’avocatgénéral, substitut du procureur – ce que la récente réforme du droit pénalautorisait.

Non seulement le procès fut exemplaire, mais il fut torché en troisaprès-midi, à l’américaine. L’avocate de l’accusé, maître Samara Bakhos,eût beau rivaliser de persuasion pour faire entendre aux jurés les incohé-rences du dossier, la faiblesse des preuves, la dimension éminemment po-litique de l’accusation – ces derniers avaient déjà tranché, si l’on peut dire.Berraba méritait la peine de mort, non seulement pour le crime qu’il avaitcommis, mais aussi pour ce qu’il incarnait d’une humanité d’un autretemps, prête à détruire un homme pour satisfaire ses petites ambitionspersonnelles, ou l’appétit dévorant des actionnaires.

Dans son réquisitoire, Francis Rissin avait longuement insisté sur leprofil psychologique de l’accusé, qui avait développé des tendances sa-diques complexes. Ses voisins l’avaient surpris plusieurs fois à tirer lesoreilles des gamins du quartier, parce que leur ballon avait traversé sa pe-louse, ou à donner des coups de pied dans le ventre de son chat, pour qu’ildégage du paillasson, où il prenait simplement le soleil.

« Un jour, raconta Francis Rissin, j’ai rencontré une ancienne ministrede la Défense qui mendiait dans la rue. C’était l’hiver, elle tremblaitcomme une feuille morte. Elle était frigorifiée. Dans ce genre de circons-tances, les hommes restent rarement insensibles, car il y a aussi quelquechose de bon en eux. Ils sortent quelques pièces ou un billet, qu’ils tendentà la misérable d’un sourire, ou alors ils la conduisent jusque dans le centred’accueil le plus proche. Les hommes vous savez sont parfois des anges.Mais cette femme, une petite marâtre ridée, sentait si mauvais, et elle

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aboyait si fort quand elle parlait, et elle était si laide, mais si laide, que lespassants tournaient presque immédiatement la tête, quand ils l’aperce-vaient. Simplement, elle avait gardé le mal en elle, elle se prenait sans doutetoujours pour le numéro deux du gouvernement.

« Je l’ai vue mourir de froid sous le porche où elle était assise, et où elleavait entassé ses ordures et ses rebuts. Elle respirait tout doucement, lesyeux à demi fermés, et l’instant d’après elle ne respirait plus, elle s’étaitfigée comme un gisant du Père-Lachaise. Et je me souviens que de longuesjournées ont passé, avant que les pompiers osent la dégager de là et aillentla jeter aux animaux du Jardin des Plantes, qui se sont disputés sa carcassede pauvresse.

« En vérité je vous le dis : ce qui se ressemble s’assemble. Là où leshommes passaient leur chemin, les ours et les loups se sont rués commedes charognards. Et c’est la même chose dans le cas qui nous concerne.Vous demandez : cet individu a-t-il tué oui ou non Michel Degroise ? Etmoi je demande simplement : cet individu mérite-t-il de mêler son souffleau nôtre ? Mérite-t-il encore de se faire appeler homme ? Mérite-t-il d’exis-ter plus longtemps à la surface de la terre ? »

Les yeux des jurés brillaient d’une flamme vénéneuse. Depuis le débutdu réquisitoire, l’accusé se tordait en tous sens, comme s’il cherchait à s’ex-traire de sa camisole, et de longs râles de colère perçaient à travers sonbâillon-boule.

Jérémy Berraba fut condamné à la peine de mort à l’unanimité, et onle transféra immédiatement au centre pénitentiaire de Saint-Dizier. Le len-demain, les quotidiens nationaux titraient « Va en enfer ! », « Bon débar-ras ! », « Bon voyage », « À bourreau, bourreau et demi », et certains mêmecomme Le Monde demandaient ironiquement « À qui le tour ? ».

Les Français jubilaient. De grands défilés furent organisés dans tout lepays, pour fêter cette belle décision de justice, preuve que tout n’était paspourri en ce bas-monde.

Il y avait sans doute encore quelques monstres, tapis dans les replis del’humanité, des anciens dirigeants qui se croyaient toujours au-dessus desautres, et qui pouvaient sauter à la gorge du premier venu à la premièreoccasion ; mais ça ferait toujours une raclure de moins ! Et puis les autres

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n’avaient qu’à bien se tenir, car le peuple n’hésiterait plus à se défendrecontre les attaques de ces carnassiers, mus seulement par le goût du sang.Ça faisait trop longtemps qu’on les laissait faire, et que les victimes leurdonnaient presque leur bénédiction, en les traitant comme des alter ego.

Non, les chiens devaient rester avec les chiens, et crever comme deschiens. Et c’était presque une insulte pour le meilleur ami de l’homme.Car celui qui était capable d’humilier un de ses compatriotes au point dele pousser au suicide n’était pas un chien, n’était pas même une bête à pro-prement parler, car jamais un animal n’infligerait un tel traitement à l’unde ses congénères. C’était simplement un ennemi de toute vie, un être quin’eût jamais dû venir à l’existence, un être à éliminer d’office, sans se poserde question – comme on écrase un moustique sur un mur, qu’il vous aitpiqué ou non.

Surtout, la mort de Jérémy Berraba devait laver beaucoup de crimesimpunis, et notamment ceux de tous ces salariés qui avaient sauté euxaussi, ou qui s’étaient tiré une balle dans la tête au milieu de leurs col-lègues, et dont les corps nourrissaient des armées de vers, pendant que lesresponsables se la coulaient douce derrière les barreaux.

Mais c’était fini tout ça, les choses étaient sur le point de rentrer dansl’ordre. Et Francis Rissin donna le signal de départ des procès dits « rétro-actifs », qui devaient se charger de rééquilibrer enfin la balance de la justice.En quelques semaines, plusieurs dizaines de DRH et de managers de chezOrange, anciennement France Télécom, se retrouvèrent devant les jugeset les jurys populaires – et les peines capitales tombèrent. Un formidablesentiment d’euphorie flottait au-dessus du pays. Enfin ces criminels al-laient payer, enfin ils allaient être punis à la hauteur de leurs actes !

Francis Rissin voyagea beaucoup, pendant cette grande période de ré-demption nationale. J’avais la charge de rester à Paris, pour organiser sesfuturs déplacements, mais les autres Témoins étaient toujours avec lui. Ilrencontra des petits commerçants à Roubaix, des ouvriers de la métallurgieà Soissons, des retraités à Mont-de-Marsan, des étudiants à Rennes-le-Château, des chefs de petites et moyennes entreprises à Cannes, des ma-rins-pêcheurs à Dunkerque, des artisans à Dignes, des intermittents duspectacle à Montgiscard. Et tous les Français lui baisaient les mains ou les

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pieds sur son passage, et il lui disaient encore une fois merci, encore millefois merci, et il lui offraient un petit quelque chose, en témoignage de leurgratitude. Et Francis Rissin leur disait : « Ce n’est pas moi qu’il faut re-mercier, il faut remercier la France, car c’est la France qui vous parle quandje vous parle, c’est la France qui se lève quand je me lève, c’est la Francequi condamne quand je condamne. »

Stéphane.

Nous nous rendîmes à Montceau-les-Mines, à Voiron, à Terrasson-La-villedieu, à Challans, à Saint-Chély-d’Apcher, à Lure, à Brive-la-Gaillarde– et à chaque fois c’était le même accueil, le même triomphe. À Guéret,une jeune hémiplégique nous tressa des couronnes de lauriers et nous re-couvrit les cheveux de pétales de roses ; à Honfleur des milliers d’enfantss’agenouillèrent à nos pieds en récitant la « Douce France » de CharlesTrenet ; à Rive-de-Gier des chorales de femmes nues chantèrent noslouanges en levant les mains au ciel ; à Lacanau nous palabrâmes avec desjoueurs de pétanque qui croyaient à la victoire des forces du Bien sur lesforces du Mal ; à Plougastel-Daoulas nous reçûmes plusieurs médailles,ainsi que le trophée de la rade de Brest.

Et Francis Rissin leur disait : « Ce n’est pas nous qu’il faut remercier, ilfaut remercier la France, car c’est la France qui vous parle quand nousvous parlons, c’est la France qui se lève quand nous nous levons, c’est laFrance qui juge quand nous jugeons. La France est un grand pays, avecune grande histoire. Ces dernières années, nous avons été plongés dans lesténèbres de l’égoïsme et de la cupidité ; mais un nouveau soleil s’est levé,et ensemble nous allons retrouver notre honneur. »

De nouvelles affiches fleurissaient partout sur les maisons, sur les troncsnoueux des platanes, sur les murs de briques rouges, sur les devantures deverre ou les façades de granite, et nous souriions en les apercevant car celanous rappelait de bons souvenirs.

*

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Le 23 mars, Francis Rissin devait prononcer un grand discours à Saint-Amant-de-Boixe, dans le département de la Charente, à une dizaine dekilomètres au nord d’Angoulème. Quelques minutes avant de monter surscène, et de s’adresser à la foule, il dit à Maxime : « Ils veulent un père ;mais je ne suis le père de personne. Je suis seulement le fils de la France. »

Plusieurs dizaines de milliers de personnes s’étaient déplacées pour as-sister à ce grand événement. De nombreux militants avaient été mobilisésafin de constituer un important service d’ordre, et parer à toute éventua-lité. En effet, les opposants déclarés au rétablissement de la peine de mortavaient progressivement associé leurs forces, et ils avaient fini par créer uncollectif : « Non à la peine de mort ! ». Et déjà les rumeurs circulaient surla Toile. Certains experts de l’anti-terrorisme n’excluaient pas qu’ils s’enremettent rapidement à l’action directe, pour faire entendre leurs voix dis-cordantes.

Francis Rissin parlait devant son pupitre et d’immenses drapeaux tri-colores flottaient derrière lui. Dans la salle omnisports, les fans et les sup-porters avaient amenés leurs petits fanions bleu-blanc-rouge, c’étaitcomme si tous les drapeaux qui recouvraient le territoire national avaientété réunis là, au-dessus de la foule. Un peu plus tôt, il avait confié à Béné-dicte qu’il ne goûtait pas spécialement ce genre d’exercice, qui tenait unpeu trop de la comédie théâtrale, mais qu’il fallait parfois en passer par là,pour rassembler les Français.

L’assistance applaudissait. Rissin souriait, de ce sourire doux et chaleu-reux qui faisait tomber les murailles et les remparts aussi sûrement qu’unpoing d’acier. Justement, un journaliste avait parlé de ses méthodes enévoquant une main de fer dans un gant de velours ; mais ce n’était pasparce que le gant était doux et chatoyant, que la main qui se cachait à l’in-térieur n’était pas douce elle aussi, et plus tendre encore qu’un filetd’agneau !

Francis Rissin s’apprêtait à citer quelques vers de Victor Hugo, un ex-trait des Châtiments, pour mettre un peu de poésie dans ces affaires graveset sérieuses, lorsqu’une grosse explosion retentit à proximité de la scène.Pendant les minutes qui suivirent, la salle omnisports de Saint-Amant-de-

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Boixe fut plongée dans le chaos. Les plombs avaient sauté, et une épaisse fumée noyait l’assistance dans

les ténèbres. L’écho de la détonation résonnait sourdement dans les tym-pans crevés, étouffant les cris de détresse et de douleur. La salle était jon-chée de débris de bois et de verre, trempés parfois de grandes mares desang. Et puis la poussière et les cendres retombèrent progressivement, etles secours commencèrent à s’organiser.

Dieu merci, Francis Rissin était sain et sauf, et la bombe n’avait pasfait de victime dans l’assemblée. Si le sang avait coulé ici ou là, les blessuresétaient superficielles. C’étaient surtout des coupures liées à un éclat deverre ou des échardes plantées profondément dans les mains ou les genoux.En revanche, Bénédicte avait bondi sur l’orateur, au moment de l’explo-sion, pour le protéger de son corps, et un fragment de métal lui avait sec-tionné la carotide. Claude et Dominique avaient surgi derrière lui, dansla brume épaisse. Ils avaient soulevé son corps, afin de libérer celui deFrancis Rissin, et ils avaient emporté ce dernier en lieu sûr, laissant leurcondisciple au milieu de l’estrade, ses artères déjà vidées de leur sang.

Le lendemain, à l’occasion d’une allocution télévisée suivie par plusieursdizaines de millions de téléspectateurs, Francis Rissin précisa aux Françaisque les terroristes avaient utilisé un rat domestique téléguidé. Ils lui avaientbranché un émetteur et des électrodes directement sur le cerveau, de ma-nière à pouvoir contrôler ses moindres mouvements. La bombe avait étéplacée à l’intérieur de l’animal, ce qui l’avait rendue indétectable par leservice d’ordre. Ils l’avaient piloté avec leurs manettes, à travers les conduitsd’air chaud et les tuyauteries, jusqu’aux pieds de l’orateur – et puis ilsavaient appuyé sur le bouton.

*

Les jours suivants, les enquêteurs procédèrent à de nombreuses inter-pellations dans les milieux radicaux, notamment parmi les membres actifsdu collectif « Non à la peine de mort ! » – car qui d’autre pouvait avoir agide la sorte ? C’étaient ces anciens décideurs, qui avaient été banquiers d’af-faires, secrétaires d’État, conseillers fiscaux, chefs de cabinet, préfets de ré-

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gion, et qui essayaient aujourd’hui de rétablir leur souveraineté perdue,quitte à employer des moyens extra-légaux – et pourquoi pas à verser dansl’action directe et la lutte armée.

Les forces de l’ordre avaient retrouvé de nombreuses traces d’ADN surles morceaux de l’engin explosif. Ils avaient bon espoir de pincer les cou-pables dans les prochaines vingt-quatre heures. Ensuite, ce serait au tourde la justice de faire son travail. Et celle-ci n’avait aucune raison d’être clé-mente avec les assassins. Même, elle allait leur apprendre quel était le vraigoût du sang.

De grandes funérailles devaient être organisées à la fin de la semaine,pour accompagner Bénédicte dans le séjour des défunts. Ensuite, l’heureserait au deuil et à la contrition nationale. Mais les choses se passèrent au-trement.

En effet, les militants du collectif « Non à la peine de mort ! » s’étantrapprochés de certains opposants politiques qui séjournaient derrière lesbarreaux, leur combat s’était lentement propagé à l’intérieur des prisons.Les jours qui suivirent l’attentat de Saint-Amant-de-Boixe, un mouvementde protestation concerté émergea simultanément dans plusieurs centrespénitentiaires de la région parisienne, avant de s’étendre à la grande ma-jorité des prisons françaises. Mais c’est à Saint-Dizier qu’il atteignit sonparoxysme.

Depuis le procès Berraba, et la révision des peines des anciens diri-geants, aucun condamné à mort n’avait encore été exécuté. Berraba devaitavoir l’honneur d’être le premier à monter sur l’échafaud. En revanche,les futurs guillotinés avaient été rassemblés dans le quartier de très hautesécurité du Diamant, qui ressemblait maintenant à peu de choses près ausuperbe couloir de la mort de la Huntsville Unit. Et s’il était di•cile de sa-voir ce qui se passait à l’extérieur, quand on était isolé dans une cellule duQTHS, les autres détenus, informés par leurs proches, s’étaient lancés dansune éprouvante grève de la faim. Ils avaient d’ailleurs été immédiatementsoutenus à l’extérieur par les militants du collectif, qui avaient installé unesorte de camp de protestation sur le parking du centre E. Leclerc. On re-trouvait là d’anciens rentiers, d’anciens dirigeants d’entreprise ou simple-ment des grands bourgeois dont les biens avaient été saisis par la patrie, et

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qui craignaient d’être les prochains sur la liste. Ce n’étaient pas des hu-manistes, loin de là. Ils pensaient surtout à leur pomme. Du reste, ils sefaisaient régulièrement dégager de là par les forces de l’ordre, mais ils ré-installaient leurs tentes et leurs tables de camping au même endroit, lelendemain matin, avec la résignation d’un Sisyphe.

*

Maître Samara Bakhos, l’avocate de Jérémy Berraba, avait demandé larévision du procès de son client, mais la Commission de révision descondamnations pénales refusa de transmettre le dossier à la Cour de révi-sion. L’exécution devait avoir lieu quelques jours plus tard. Il restait évi-demment le recours en grâce, mais seul Francis Rissin était en mesure del’accorder.

Celui-ci fit savoir par voie de presse que l’avocate qui avait demandé lagrâce était mère de famille, que c’était une honte, que seule une incons-ciente pouvait exprimer ce genre de demande – est-ce qu’elle pensait seu-lement à ses enfants ? Il l’avait tout naturellement refusée. Et Dieu saitque ça n’avait pas été une décision facile à prendre. Plût au ciel qu’il aitpu laisser la vie sauve à ce dégénéré, quand bien même ses mains étaienttachées de sang ! Mais ce n’était pas possible, ce n’était pas loyal. FrancisRissin n’avait pas rétabli la peine de mort pour arranger les affaires desmarchands de guillotines, et on n’allait pas décapiter Berraba pour le plaisird’épater la galerie – même si ça pouvait aussi avoir ce genre d’effet !

Certes, il avait le pouvoir de lui laisser la vie sauve, mais c’était secondamner à l’indignité pour le restant de ses jours. Car que diraient lesFrançais, s’il ne tenait pas parole ? Il n’était pas tout seul ici-bas sur la terre.Si cela s’était joué seulement entre lui et sa conscience, peut-être eût-il ac-cordé à Berraba la grâce que Bakhos réclamait. Mais il y avait le peuple,mais il y avait les Français, et il n’était pas question de les décevoir. Il avaitfait une promesse, et il la tiendrait, quoi qu’il lui en coûte, et la tête deBerraba tomberait dans un joli panier d’osier, et ceux qui voudraient laplanter au bout d’un pique et l’exhiber partout comme un trophée pour-raient le faire aussi longtemps qu’ils voudraient.

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Le lendemain, le visage du condamné faisait la une de tous les quoti-diens nationaux, qui titraient : « Demain cet homme sera mort », « Guillo-tinez-le ! », « L’heure est venue », « Francis Rissin a tranché », et les Françaissentaient monter quelque chose autour d’eux et en eux, comme un sangnouveau, une sève nouvelle, et ce n’est pas mentir de dire que ça faisaitgentiment bander les pères de famille, et que les étudiantes en mouillaientle fond de leurs strings.

Un état d’excitation inouï avait envahi l’Hexagone, le pays était toutélectrisé. Dans vingt-quatre heures tout serait fini. Et chacun comptait lesminutes qui séparaient Berraba de son destin – et la France de son salut.Plus que vingt-quatre heures et l’humanité serait débarrassée à jamais decette vermine, de cette anomalie du vivant, de ce monstre qui avait poussétous ces salariés par la fenêtre de leur agence, ou en tout cas qui leur avaitdéroulé le tapis rouge jusqu’au rebord, qui les avait sommé de monter là-haut, et puis qui les avait invités à se jeter tête en avant dans le vide.

Chantal.

Samara Bakhos avait demandé la grâce de son client par principe. Ellesavait que Francis Rissin ne l’accorderait pas, qu’il ne l’accorderait jamais– il restait seulement quelques jours avant l’exécution, et la France atten-dait fiévreusement que Berraba paie le prix de son crime.

Néanmoins, si son client devait nécessairement y passer, elle pouvaitpeut-être profiter de sa mort pour retourner l’opinion publique, et sauverla tête des prochains condamnés.

Pendant cette journée où le pays entier retenait son souffle, elle prit laparole à plusieurs reprises dans les médias, montrant que la mort de Ber-raba n’était pas le fait d’une fatalité inflexible, d’une nécessité transcen-dante, mais qu’elle tenait seulement à la volonté contingente d’un homme– d’un homme qui se prenait pour Dieu. Ce faisant, elle attisa encore lacolère et la détermination des opposants, et notamment des militants ducollectif « Non à la peine de mort ! », mais également celles des condamnéseux-mêmes.

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La veille de l’exécution, alors que les grands médias se félicitaient de cequi allait se passer, des émeutes éclatèrent simultanément dans plusieurscentres pénitentiaires des régions PACA, Bretagne et Nord-Pas-de-Calais.Dans ceux de Vezin-le-Coquet, de Fleury-Mérogis et de Lyon-Corbas, lessurveillants parvinrent rapidement à maîtriser les fauteurs de trouble, etFrancis Rissin demanda immédiatement des sanctions historiques. À lamaison centrale de Clairvaux et au centre pénitentiaire de Lannemezan,des heurts violents opposèrent les détenus et les gardiens jusque tard dansla journée. Mais à Saint-Dizier, la situation devint progressivement incon-trôlable.

Pour bien comprendre la suite des événements, il faut se rappeler quele Diamant était une prison high-tech. Les détenus étaient enfermés seulsdans des cellules de deux mètres sur trois dépourvues de fenêtres, commes’ils étaient placés à l’isolement. Toutes les tâches était informatisées et au-tomatisées. Les robots-surveillants se chargeaient de leur amener les pla-teaux-repas, de leur ouvrir les portes, de les escorter jusqu’à l’infirmerieou au parloir. Les gardiens n’avaient de contact avec les prisonniers quepar écrans interposés.

Dans ces conditions, rien ne devait pouvoir arriver. Hormis que siquelque chose arrivait malgré tout, ce que les concepteurs de l’établisse-ment avaient évidemment refusé d’envisager, il était d’autant plus di•cilepour les gardiens d’intervenir, et d’éteindre les premières étincelles, queplusieurs murailles épaisses les séparaient des condamnés. Certes les robotsNAO étaient armés, mais ils n’avaient pas encore la faculté d’adaptationd’un homme entraîné. Dans ces conditions, si pour une raison ou uneautre les détenus parvenaient à sortir de leurs cellules, et à échapper à cesnabots automatisés qui étaient programmés pour leur tirer dessus, ils pou-vaient se retrouver rapidement ensemble, sans gardiens autour d’eux.

Dans la journée du 24 juin, une série de dysfonctionnements dans lesdispositifs de sécurité, probablement liés à des actes de sabotage à l’exté-rieur de la prison, permit ainsi à plusieurs dizaines de détenus de se re-trouver dans la cour centrale de l’établissement. Ils neutralisèrent les robotsde la société Aldebaran en quelques secondes. Ces derniers gisaient à pré-sent en morceaux sur le sol, leurs batteries fumantes. Décidément, les in-

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génieurs allaient devoir revoir un peu leur copie. Depuis le poste de com-mande, les gardiens avaient déclenché à distance les canons à gaz lacry-mogène et ouvert le feu grâce à des caméras équipées de flashballs, maispas de quoi arrêter les fugitifs, c’est à peine s’ils furent ralentis par ces vé-tilles.

C’étaient déjà des individus dangereux, des politiciens sans foi ni loi,des patrons sans scrupules qui avaient travaillé chez Axa ou chez PSA Peu-geot Citroën et qui avaient empoisonné la vie de leurs salariés. Ils avaientété mis sous les verrous parce qu’ils avaient refusé de s’agenouiller devantFrancis Rissin ; parce qu’ils avaient voulu continuer à faire leurs petitesmagouilles dans leur coin, à presser la force de travail et à se servir copieu-sement dans les caisses de l’État, comme ils avaient toujours fait ; parcequ’ils avaient enculé les Français pendant des dizaines d’années, et qu’au-cun d’entre eux n’avait voulu faire amende honorable.

Deux d’entre eux, l’ancien PDG de la société Areva, et un ancien pré-sident de la République, un bouffon qui se réclamait de Charles Pasqua,étaient parvenus à s’évader, on ne sait trop comment ; mais on les avaitrepêchés en train de courir à demi nus sur un terrain vague adjacent. Lesautres se dirigeaient vers les ateliers, qui se trouvaient au niveau de l’entréeprincipale du Diamant. Là-bas, ils pourraient peut-être trouver un peu dematériel, et pourquoi pas quelques armes, avant de prendre le chemin duQTHS.

Ils étaient menés par un certain Achille Gaudemar, un ancien élu de laville de Poitiers qui avait écopé d’une peine de trente ans d’enfermementpour détournement d’argent public, suite à un projet de construction pha-raonique en centre-ville, qui devait profiter seulement à ses copains desagences immobilières. Il tombait sous le coup de la nouvelle réforme dudroit pénal. Il devait être jugé en révision quelques mois plus tard, et il nese faisait aucune illusion quant à l’issue de ce nouveau procès. Autrementdit, il n’avait plus grand chose à perdre.

Les militants du collectif « Non à la peine de mort ! » avaient quittéleur campement et ils s’étaient rassemblés devant l’entrée principale ducentre pénitentiaire, à l’angle de la rue des Loyes et de l’avenue Jean-PierreTimbaud. Quelques heurts avec les pelotons de gendarmes mobiles avaient

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déjà été signalés. Certains militants déterminés avaient apporté des armesà feu, des explosifs et des grenades, et ils les lançaient au petit bonheurpar-dessus les hauts murs de la prison, en espérant qu’ils atterrissent dansde bonnes mains. Et c’était justement ce qui s’était passé. Achille Gaude-mar et les autres détenus étaient tombés sur plusieurs armes de poing, quiles attendaient sur le parking des livraisons, et ils s’étaient dit que décidé-ment la chance était de leur côté.

D’autant qu’ils avaient une petite idée en tête. Ils projetaient d’allerjusqu’à la cellule de Jérémy Berraba, de le prendre en otage, et de négocierleur libération sans conditions contre la tête de l’ancien DRH.

*

Quand il apprit ce qui se passait à Saint-Dizier, Francis Rissin nousconvoqua sur-le-champ et nous courûmes avec lui jusqu’à l’aéroport leplus proche. Une demi-heure plus tard, nous atterrissions sur le tarmacde la base aérienne Saint-Dizier-Robinson. Nous y aperçûmes quelquesMirages IV A, qui attendaient probablement d’être démantelés, ou de re-joindre un musée de l’armée de l’air, mais également quelques Rafales Bet C, qui attendaient pour leur part de rejoindre le Charles de Gaulle, etde lâcher bientôt leurs missiles air-air MICA ou Meteor sur les quartiersd’affaires des métropoles chinoises ou brésiliennes.

Francis Rissin fut saisi par un sentiment de fierté, en voyant ce fleuronde l’aviation française. Maintenant que le fils Dassault était sous les ver-rous, c’était un vrai plaisir de construire des avions de chasse. Le procèsen révision de ce vaurien devait avoir lieu d’ici quelques jours. Est-ce qu’ilserait condamné à mort lui aussi ? Francis Rissin ne donnait pas cher desa peau. Jean-Paul Herteman, le PDG de Safran, devait être guillotiné lasemaine suivante.

Mais aussitôt après, il se souvint que cette lavette de Saint-Exupéryavait servi ici au moment de la deuxième guerre mondiale, et il ne pût ré-primer une grimace de dégoût, en pensant à ces contes niaiseux qu’il avaitécrits, et qui représentaient peut-être tout ce que les étrangers connais-saient de la littérature française !

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Nous rejoignîmes le poste de commandement opérationnel qui avaitété installé à proximité de l’entrée de la prison. Francis Rissin ne s’attendaitpas à trouver là un tel chaos. Il se revit un instant dans la salle omnisportsde Saint-Amant-de-Boixe, le jour de l’attentat au rat piégé.

La porte principale de la prison avait complètement disparu derrièreun épais nuage de gaz CS, qui s’élevait haut dans le ciel. On pouvait en-tendre résonner l’écho des grenades assourdissantes et des tirs de flashball,mais Maxime crut distinguer d’autres sons encore, sans parvenir tout àfait à les identifier.

Francis Rissin ferma les yeux et des images qu’il pensait avoir refouléesà tout jamais remontèrent également dans sa mémoire. Il se vit une maindevant les yeux, l’horizon bouché par une tempête de sable, perdu avecles hommes du groupement terre de la force Épervier, au Tchad. Il se vitmarchant dans la jungle centrafricaine, une machette à la main, pendantla troisième journée de l’opération Baliste. Il se vit avec tous les officiersde la marine Nationale sur le pont de la frégate Guépratte, ou peut-êtrede l’aviso Commandant Bouan, pendant la mission Corymbe – juste avantde passer l’équateur et d’entrer dans les eaux Neptuniennes.

Les gendarmes mobiles avaient de plus en plus de mal à repousser lesassauts des opposants. Ces derniers avaient été rejoints par une foule demanifestants aguerris, prêts à aller au clash. Certains d’entre eux étaientcagoulés et armés de barres de fer, et Francis Rissin se dit que c’était unebonne chose, au bout du compte, que ça ferait la différence, quand il fau-drait justifier les tirs à balles réelles devant l’opinion publique.

Le préfet et le capitaine de gendarmerie avaient les yeux braqués surde petits écrans qui diffusaient en temps réel les images provenant de l’in-térieur de la prison. Ils avaient encore du mal à y croire. Seules dix-septcaméras de surveillance avait résisté au passage des mutins, mais c’étaitsuffisant pour se faire une idée du massacre. Ces derniers n’avaient pas hé-sité à tirer sur les gardiens, quand ils étaient sortis du poste de commande,et qu’ils leur avaient demandé de se rendre. Sur l’asphalte de la cour cen-trale, leurs corps tièdes se mêlaient aux carcasses froides et désarticuléesdes robots.

Un peu plus tôt, un hélicoptère de la Gendarmerie s’était positionné

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en vol stationnaire au-dessus de la prison, dans l’intention d’y faire des-cendre des agents du RAID, mais ces derniers s’étaient fait tirer dessus parles rebelles, deux hommes s’étaient fait toucher et ils avaient chuté de vingtmètres sur le sol bitumé du Diamant.

Toute nouvelle intervention depuis l’extérieur semblait compromise.Le bâtiment était coupé du reste du monde. Ils pouvaient encore ouvrirles portes principales pour lancer une intervention terrestre, mais c’étaitprendre le risque que les insurgés fassent un carnage, s’ils les attendaientderrière et qu’ils étaient lourdement armés. D’autant que les opposants enprofiteraient sans doute pour les prendre à revers.

Les rangs des manifestants, justement, n’en finissaient pas de grossir,et pendant quelques secondes Francis Rissin fut saisi par le doute. Il savaitque la grande majorité des Français était favorable au rétablissement de lapeine de mort, il savait que la France ne le lâcherait pas. Mais à voir tousces hurluberlus débouler là en criant le contraire, et en réclamant la sus-pension immédiate de sa réforme, il se demanda s’il avait fait le bon choix,s’il n’était pas allé un peu trop vite en besogne, s’il n’allait pas le regretterplus tard.

Justement, les dépêches AFP tombaient les unes après les autres, et ellestémoignaient d’un lent retournement de l’opinion publique. Si les Françaisvoulaient un chef intraitable à la main de fer et à la queue de béton, ilsvoulaient aussi un chef qui soit capable de pardonner. Jamais un roi ouun prince n’affermissait autant son pouvoir que lorsqu’il faisait preuve declémence et de magnanimité, comme Jules César quand il laissait la viesauve aux gladiateurs, alors que tous les spectateurs réclamaient leur miseà mort – jamais un empereur n’était aussi près d’être un dieu que dans cesmoments-là.

Et même, à bien y réfléchir, est-ce que Berraba n’avait pas tout à gagnerà mourir demain ? Pourquoi lui faire une fleur en mettant fin à ses tour-ments, quand il pouvait passer le restant de sa vie enfermé entre quatremurs à penser à ce qu’il avait fait, et à affronter le regard du fantôme deMichel Degroise, qui le poursuivrait dans ses cauchemars jusqu’à la fin deses jours ?

N’importe, c’était cette putain d’avocate qui avait tout manigancé, en

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réclamant la grâce et en l’accusant, lui, Francis Rissin, de n’être qu’un en-fant gâté, dont la France et les Français devaient satisfaire les moindres ca-prices – un mégalo qui ne valait pas mieux que tous ceux qu’il avait misderrière les verrous. On allait s’occuper d’elle aussi, tiens ! On allait luifaire passer l’envie de défendre les ennemis de la nation. Dans un sursautde colère, Francis Rissin donna l’autorisation au chef d’escadron de tirerà balles réelles sur les manifestants.

D’après les dernières informations qui venaient de la prison, les mutinsavaient traversé le Diamant jusqu’à sa pointe nord-est, autrement ditjusqu’au QTHS, et ils avaient commencé à libérer leurs camaradescondamnés à mort. Ils avaient été un peu ralenti par les drones, qui lesavaient lourdement mitraillés, mais ils s’étaient servi des gardiens pour seprotéger des balles, et puis ils les avaient fait sauter d’une rafale de mitrail-lette, et ils avaient continué leur chemin.

Tout n’était pas encore perdu pour les forces de l’ordre, qui avaient en-core quelques sérieux atouts à jouer. Du reste, les insurgés allaient êtredéçus, s’ils espéraient mettre la main sur le DRH de Veolia Sécurité. Àvingt-quatre heures de son exécution, en effet, Jérémy Berraba avait déjàété transféré dans une autre aile du centre pénitentiaire, et placé dans unepièce spéciale, à proximité de la salle d’exécution.

L’architecte Jean Nouvel, qui avait dessiné les plans de la prison, avaitété appelé de toute urgence par l’état-major. Il avait répondu dès la pre-mière sonnerie. Il était en train d’attendre une entrecôte-frites au Pied deCochon. La communication établie, Francis Rissin lui demanda s’il existaitun moyen de rejoindre directement la salle d’exécution depuis l’extérieur.Et justement c’était le cas, il existait bien un passage. Les exécutions devantêtre ouvertes au public, il y avait une petite porte, située sur le mur est dela prison, censée permettre aux familles et aux volontaires d’assister à ladécollation – dans la limite des places disponibles.

Francis Rissin jeta un rapide coup d’?il aux plans qu’on avait dépliésdevant lui. Il demanda au directeur-adjoint de l’établissement de le suivre,et il nous pria de venir eux eux, en prenant soin de rester en contact télé-phonique avec l’architecte et l’état-major. Nous contournâmes le bâtimentpar la droite et nous tombâmes en effet sur une lourde porte blindée qui

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s’ouvrait sur le mur est. Elle était surmontée d’un petit écriteau qui disait« Entrée du public ».

Francis Rissin nous regarda longuement, et il nous dit pour finir : « Onn’est jamais aussi bien servi que par soi-même. »

Alors il enfila une paire de Google Glass Pro Hero7+ directement reliéeau PC, et il demanda au directeur de lui ouvrir la porte. Celui-ci sortitune carte en plastique qu’il agita devant la borne du digicode. Une petiteLED passa du rouge au vert, et la porte s’ouvrit sur un long corridorplongé dans la pénombre, et éclairé par intermittence par des néons rougesqui clignotaient.

Francis Rissin dit encore : « On se croirait dans les entrailles du Terri-ble », et il disparut dans le boyau étroit, alors que la porte blindée se re-fermait sur lui.

Maxime.

Francis Rissin convoqua le directeur-adjoint de la prison, Fabrice LeCoq, et Jean Nouvel, l’architecte qui avait conçu les plans. Ce dernier lesrejoignit trente-cinq minutes plus tard, après avoir traversé la régionChampagne-Ardennes en hélicoptère. Les trois hommes discutèrent pen-dant une vingtaine de minutes, et puis ils jugèrent que le moment étaitvenu de passer à l’action. Ils retournèrent devant le PC, où ils retrouvèrentJackie et Dominique, et où nous les rejoignîmes avec Stéphane et Chantalquelques minutes plus tard.

Le plan était simple. Francis Rissin voulait essayer de rejoindre laChambre du Rachat, où se trouvait Jérémy Berraba. Pour cela, il devaittraverser d’abord un long couloir, passer plusieurs portiques de sécurité,rejoindre la chambre d’exécution, et passer encore un dernier sas. Au vudes dernières informations recueillies par les caméras de surveillance, lesmutins n’avaient pas encore envahi cette aile de la prison. Ils avaient pensésans doute que Berraba serait avec les autres condamnés à mort, dans leQTHS. Autrement dit, ils s’étaient bien fait niquer ces cons !

Jackie et Chantal lui proposèrent de l’accompagner, mais Francis Rissin

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leur répondit qu’il préférait agir seul, parce qu’on est toujours seul avecsoi-même dans la vie. Il nous cita Louis-Ferdinand Céline : « Être seulc’est s’entraîner à la mort. » Tout était calé. Un opérateur devait lui ouvrirles portes et les sas depuis le PC, au fur et à mesure de sa progression. Avecun peu de chance, il tomberait sur des gardiens venus se réfugier dans lesecteur. Ils pourraient facilement le conduire jusqu’à l’ancien DRH.

Le commandant nous avait rejoint. Il équipa Francis Rissin d’une minicaméra embarquée, d’une oreillette et d’un micro-cravate, et il lui donnaégalement un trousseau de cartes à puce, censées lui ouvrir les portes quirésisteraient au contrôle à distance.

Nous étions tous les six autour de lui et nous le regardions avec desyeux inquiets. Est-ce que nous pouvions le laisser faire ça ? Est-ce que cen’était pas tout simplement fou ? Claude s’approcha de lui, pour essayerde le retenir, mais Francis Rissin nous dit : « Ne vous inquiétez pas, en vé-rité je ne suis pas seul, avec moi il y a la France. Je marcherai d’un pas sûret confiant, car c’est elle qui m’ouvrira le chemin. »

Fabrice Le Coq lui désigna du doigt la porte qui devait permettre aupublic de rejoindre directement la chambre d’exécution. Francis Rissinnous salua, puis il salua le directeur-adjoint, l’architecte et le commandant,et il s’engouffra dans l’étroit couloir.

*

L’état-major avait vu juste, les mutins s’étaient rendus d’abord auQTHS, pensant y trouver Jérémy Berraba. Mais après avoir libéré tous lescondamnés, ils avaient dû se rendre à l’évidence – il n’était pas parmi eux.Ils avaient interrogé brutalement un gardien qu’ils avaient gardé avec euxen otage. Une partie de son bras gauche avait été emportée par un morceaude tôle, projeté par l’explosion d’un hangar, mais la blessure était propre,il tiendrait bien encore quelques heures.

Aussi bien, il ne s’était pas fait prier pour leur expliquer la situation.Vingt-quatre heures avant l’exécution, le protocole exigeait qu’on transfèrele condamné dans la « Chambre du Rachat », dans l’aile sud de la prison,à proximité de la salle d’exécution. Pendant cette ultime journée, on arrê-

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tait de le nourrir et de s’adresser à lui. C’était le temps de la rédemption.Sur l’un des murs de la salle, il y avait un grand drapeau de la France ; carc’était la France qui jugeait et qui condamnait – à bon entendeur, salut.

Alors la compagnie des insurgés prit rapidement la direction du bâti-ment C, où le rasoir national attendait de chatouiller le cou de JérémyBerraba.

*

Au même moment, Francis Rissin traversait le couloir de jonction, quireliait l’extérieur de la prison à une première salle, dans laquelle les spec-tateurs étaient censés patienter un peu, avant d’être installés sur des rangéesde fauteuils de cinéma en velours rouge, séparés de la salle d’exécution parun grand miroir sans tain.

Jusqu’ici, les choses s’étaient passées à la perfection. Il avait trouvé unfusil à pompe derrière une étagère métallique, et il faisait maintenant sau-ter les serrures des portes les unes après les autres, avant même qu’elless’ouvrent automatiquement devant lui. Il repensa à son court séjour auxÉtats-Unis. Il se prenait pour Arnold Schwartzenegger dans Terminator 2.

Il faisait une vraie chaleur d’étuve, les systèmes d’aération et de clima-tisation avaient probablement été détruits par les rebelles, mais il se dé-plaçait à vive allure. Pour tout dire, il était dans son élément. Il fendaitl’espace comme un félin dans la nuit.

À l’extérieur, le directeur-adjoint et le commandant, assistés de nom-breux gradés et d’agents des renseignements, suivaient sa progression surun grand écran plat HD. Ils n’en revenaient pas, le chef des Français n’avaitrien perdu de sa jeunesse. Le maréchal Pétain eût été bien en peine d’ac-complir un tel exploit, du haut de ses quatre-vingt printemps.

Ils avaient à peine besoin de le guider ou de lui annoncer les différentsobstacles qui l’attendaient sur sa route. Il traçait son chemin d’un pas sûr,d’un coup de fusil à l’autre, presque les yeux fermés, comme s’il connaissaitles arcanes de la prison. Alors ils se contentaient de compter les secondeset d’essuyer de temps en temps la sueur qui perlait abondamment sur leurfront.

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*

De leur côté, les insurgés atteignirent rapidement les équipements spor-tifs. Le Diamant possédait en effet un terrain de football et un autre decroquet – il fallait bien ça pour ôter aux prisonniers une partie de cettemauvaise énergie qui bouillonnait dans leurs veines. Ceux qui n’avaientpas d’armes à feu brandissaient des disqueuses et des perceuses indus-trielles, qu’ils avaient récupérés un peu plus tôt dans les armoires à outilsde l’atelier, dont ils avaient abattu les portes en verre incassable d’un grandcoup de pioche.

D’après le gardien, ils devaient traverser d’abord les terrains de jeux,puis emprunter l’allée nord-est, avant d’atteindre le bâtiment C. Ilsn’avaient plus rien à perdre et ils marchaient, emportés par un grand éland’orgueil. Ils couraient presque, détruisant tout sur leur passage, vidantleurs chargeurs sur les robots-surveillants et les gardiens de prison qui sur-gissaient parfois de derrière les murs comme dans un jeu vidéo, faisantsauter les sas et les cloisons d’une grenade.

C’était leur cri du cœur, leur vengeance longtemps attendue. Ils sevoyaient déjà sortir de la prison dans les débris et la poussière d’une for-midable explosion, des otages plein les bras et des bombes incendiairesplein les poches, menaçant de tout faire péter si Francis Rissin campaitdans ses galoches, et refusait de leur rendre le trône et la couronne.

Leur imagination ne s’arrêtait plus. Pour un peu ils se voyaient faire larévolution, ils se voyaient égorger Francis Rissin d’un coup de cutter etprendre à nouveau le contrôle de l’appareil d’État. Et si la chance étaitavec eux, si l’occasion leur était donnée d’arriver encore une fois au som-met de la République, sûr qu’ils ratifieraient la nouvelle réforme du droitpénal, et qu’ils enverraient tous les partisans de leur tortionnaire se fairevoir sous le grand massicot de la Veuve Rasibus.

Ils avaient peu d’informations sur ce qui se passait au-dehors, mais ilsétaient d’un optimisme de fer. Ils avaient l’impression d’avoir le Diamantà leurs pieds, d’avoir toute la France entre le pouce et l’index – ils n’avaientqu’à appuyer encore un peu pour la faire péter comme un gros grain de

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raison, et en gober la pulpe. C’était la lutte finale, l’insurrection dont ilsavaient toujours rêvé, depuis que Francis Rissin les avaient dégagé de leursfauteuils Louis XVI comme des gueux, et avait pris leur place sans leurdemander leur avis.

*

À l’extérieur, justement, rue des Loyes, les gardes mobiles avaient lancéune deuxième sommation aux manifestants. La prochaine fois, ils leur ti-reraient dessus à balles réelles. Ce serait bien fait pour leur gueule, ilsn’avaient qu’à déguerpir de là la première fois, quand on le leur avait de-mandé gentiment.

Bernard Frontigny, le chef d’escadron, s’était résigné à contre-cœur àemployer la manière forte, mais depuis le couloir de la prison, Francis Ris-sin lui précisa par radio que ce n’était pas la peine, qu’il s’était un peu em-porté, qu’il lui demandait seulement de contenir la foule encore une petiteheure, le temps qu’il finisse son travail et qu’il ressorte de l’enceinte. Même,ça pouvait arranger leurs affaires, s’il laissait les opposants s’approcher len-tement de l’entrée principale de la prison. Mais il lui expliquerait la suitede son plan dès qu’il serait de retour.

Frontigny fut infiniment soulagé. L’idée de tirer à balles réelles sur ceshommes et ces femmes lui paraissait insupportable. En trente ans de car-rière, il n’avait jamais eu à déplorer la mort d’un seul manifestant – cedont peu de ses collègues pouvaient se féliciter. Il ordonna aux pelotonsde gardes mobiles de reculer lentement. À chaque pas qu’ils faisaient enarrière, la foule grouillante, la foule toujours plus nombreuse, faisait unpas en avant, comme si l’espace qui les séparait dût rester aussi resserréque possible.

*

Francis Rissin atteignit la chambre d’exécution deux minutes et trente-trois secondes après être entré à l’intérieur du Diamant. La pièce était vide,mais la guillotine, qu’on avait surélevée sur une petite estrade en contre-

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plaqué, dégageait une sorte de chaleur féminine. Il resta quelques instants à la contempler. Il avait en tête l’image de ces

guillotines anciennes, qu’on fabriquait avec des vieilles planches et des tas-seaux de bois. En comparaison, celle-ci ressemblait à un véritable enginde science-fiction. C’était un modèle tout en élégance, qu’on devait àl’imagination de Philippe Starck. Elle était blanche et lisse, et elle semblaitrecouverte d’une sorte de velours synthétique. Ses formes étaient incon-testablement pulpeuses, et Francis Rissin devina que le designer avait dûles calquer sur les courbes d’une femme – certainement une actrice fran-çaise. À y regarder de près, avec ses lignes parfaites et ses rondeurs agui-cheuses, est-ce que la Louisette n’avait pas un petit quelque chose d’EvaGreen, de Ludivine Sagnier ou de la sublime Léa Seydoux, qui portaienttoutes avec fierté ces formes fermes et galbées des femmes qui savent yfaire ?

En tout cas, c’était un objet magnifique, qui possédait une vraie per-sonnalité. Il ne comprenait pas pourquoi Victor Hugo s’était acharnécontre elle avec tant de hargne – à croire pour finir qu’il avait quelquechose à se reprocher. Quelle honte, quand même, qu’on ait remisé ses an-cêtres toutes ces années dans les musées ou chez les brocanteurs !

Le couperet était dissimulé dans une sorte de poche rétractable. Enguise de panier en osier, il y avait au sol un cube transparent qui pouvaitfaire penser à un aquarium. Devant un engin si séduisant, la mort parais-sait bien lointaine – et même presque désirable. Et Francis Rissin essayad’imaginer un instant quel effet ça pouvait faire, de poser sa tête là, surcette matière qui avait l’air infiniment douce, infiniment chaude. Il s’ap-procha encore de l’échafaud et cala sa nuque sur la lunette blanche. Ilsentit la texture du velours lui chatouiller la base du cou. Il ferma les yeuxet imagina le glissement du couperet, la rencontre du métal avec la chair.Non vraiment, c’était du bel ouvrage ! Merci Monsieur Guillotin ! MerciPhilippe Starck ! Merci la France !

Son oreillette émit un léger bruissement et la voix du directeur-adjointle tira subitement de se rêverie. Il lui demanda où il en était, il avait l’airun peu excédé. Francis Rissin se releva rapidement, comme un collégienprit en flagrant délit d’école buissonnière, et il chercha la porte qu’on lui

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indiquait. Elle débouchait sur un nouveau couloir. Il lui restait deux por-tiques de sécurité à franchir. Il arma son fusil à pompe et il tira encore uncoup. Il se rapprochait. Il n’était plus très loin de la Chambre du Rachat,il n’était plus très loin de l’horrible Jérémy Berraba.

*

Quelques heures plus tôt, juste avant le début de la mutinerie, le DRHavait été sorti de sa cellule et traîné jusqu’ici, dans le pavillon C. Depuisplusieurs nuits, il avait cessé de dormir, du moins de ce sommeil profondet réparateur qui permet à ceux qui vivent loin des murmures de la mortde profiter pleinement de l’état de veille qui lui succède. Il était dans unétat de détresse psychologique avancé. Les pensées se bousculaient danssa tête, il était incapable de poser son esprit ou son attention sur un objetparticulier. Tout flottait autour de lui. Parfois il se disait qu’il était déjàmort, d’autres fois il se disait qu’il était simplement en train de rêver, quetout ça n’était qu’un abominable cauchemar, qu’il allait se réveiller d’uneminute à l’autre.

Il avait pourtant pressenti que quelque chose clochait en écoutant lesdeux gardiens qui l’avaient amené jusqu’ici – ces deux connards qui luiavaient dit de se tenir tranquille, quand il avait essayé de se débattre, etqui lui avaient dit en riant qu’il serait bientôt calmé, de toute façon.

Il avait collé son oreille contre la porte, et il avait entendu des échangesradio. Manifestement ça chauffait dans l’aile ouest de la prison, les détenusétaient parvenus à sortir de leurs cellules et ils marchaient à présent versle QTHS. Beaucoup de gardiens s’étaient fait tuer, les autres avaient im-médiatement besoin de renforts.

Berraba avait entendu des bruits de clés, des bruits de pas, et puis plusrien, le silence. C’était comme si la zone avait été évacuée.

Depuis quelques heures, il s’était résigné à son triste sort. Quand il re-levait les yeux, il voyait le drapeau tricolore, glorieusement déployé au-dessus de lui. Comme s’il allait se mettre à genoux et demander pardon àla France ! Si le drapeau avait été par terre, il aurait pissé dessus. Un flotde bile épais lui remonta le long de l’?sophage. Et puis soudain une bouffée

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d’espoir s’empara de lui. Les détenus s’étaient révoltés, les surveillantsétaient en position de faiblesse. Peut-être que la situation allait tourner àson avantage, finalement. Peut-être que les autres prisonniers allaient lesortir de là, peut-être qu’ils allaient mettre le feu à ce drapeau de malheuret chier un grand coup sur la gueule de la France, sur la gueule de ce taréde Francis Rissin !

Berraba gardait son oreille collée sur la porte de métal, à l’affût dumoindre bruit de pas, du moindre souffle d’air. Mais pour le moment, lepavillon C était plongé dans un silence de mort.

Jackie.

Les gardes mobiles reculaient lentement et la foule avançait au mêmepas. Frontigny, le chef d’escadron, craignait qu’un petit malin fasse dégé-nérer la situation en lançant un projectile ou en faisant rouler sur eux unebonbonne de gaz enflammée. Si les manifestants perdaient leur calme, ily aurait probablement quelques morts dans la mêlée, car ses hommes neréfléchiraient pas, ils auraient seulement le réflexe de tirer. Ce qui ne lesempêcherait sans doute pas de se faire laminer, ensuite, le rapport de forcene jouant vraiment pas en leur faveur.

Plusieurs dizaines de milliers d’opposants étaient massés devant eux, àprésent, prêts à tout pour faire entendre leur colère, prêts à tout pour en-trer dans le Diamant et aller libérer Berraba, et à la moindre provocationde leur part, Frontigny sonnerait la retraite générale. Il ne voulait pas ris-quer la vie de ses gars.

Mais il n’en était pas là encore. Les manifestants avançaient, au son de« Non à la peine de mort ! », « Libérez-le ! » ou « Il est innocent ! », et ilespérait que ces slogans contiendraient encore un peu leur rage, le tempsque Francis Rissin finisse le job.

*

Contrairement à ce qu’ils s’étaient figurés, les mutins perdirent pas mal

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de temps en traversant les terrains de jeux. Le stade de foot était surmontéde deux miradors, et les snipers de la prison les arrosèrent copieusementde plomb. Trois détenus se prirent des balles dans le crâne ou dans le cou,et ils tombèrent là, sur le bitume où ils avaient l’habitude de jouer au cro-quet ou de tourner en rond pendant les heures de sortie, sous le regarddes caméras et des robots-surveillants NAO. Les autres furent légèrementblessés par les projectiles.

Mais passé l’effet de surprise, il ne fallut que quelques dizaines de se-condes aux rebelles pour reprendre le dessus, et neutraliser les gardes. Unpeu plus tôt, Gaudemar avait trouvé un lance-roquette AT6 CS HP, dansune pièce originellement réservée au personnel de la prison. Il se mit der-rière le mur du bâtiment B, et pendant que les autres le couvraient, il tiradans le tas.

Les deux miradors éclatèrent dans une grande gerbe de débris et defumée. En voyant le projectile arriver sur eux, l’un des gardiens du miradorouest sauta par la fenêtre, et il s’écrasa sur l’asphalte, quinze mètres plusbas. La voie était libre, les mutins reprirent leur marche, bien décidés àretrouver Berraba avant qu’on lui sépare la tête des épaules.

*

Des pas. Quelqu’un approchait de sa cellule. Les intestins de Berrabase serrèrent. Tout allait se jouer maintenant pour lui. Soit c’étaient les gar-diens qui apparaissaient derrière la porte, et alors il était bon pour montersur l’échafaud, il était bon pour crever comme un rat. Soit c’étaient lesmutins, et alors il partirait avec eux, alors il rejoindrait la fronde – et ad-vienne que pourra.

Une voix qu’il ne connaissait pas lui cria : « Écarte-toi. » Il reculajusqu’au fond de la cellule et une violente détonation fit sauter la serrure,le plaquant brutalement contre le mur.

Berraba avait fermé les yeux, et pendant quelques instants il se dit quec’était bon, qu’il était sauvé. Si ça avait été les gardiens, ils auraient ouvertla porte avec leur pass magnétique.

Il ouvrit doucement les paupières, s’attendant à voir les visages vain-

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queurs de ses camarades de tôle. Mais c’est un autre visage triomphantqui se tenait devant lui.

Berraba poussa un cri de terreur. Tous ses espoirs s’envolèrent d’uncoup. Il était nez-à-nez avec Francis Rissin.

*

Les gardes mobiles avaient suffisamment reculé, et les opposants setrouvaient désormais devant l’entrée principale de la prison, rue des Loyes.Ils se désintéressèrent alors des forces de l’ordre et commencèrent à tam-bouriner sur la grande porte métallique. Celle-ci paraissait d’une soliditéà toute épreuve, elle était soi-disant capable de résister à un assaut de charou de véhicule blindé ; mais la colère des hommes peut avoir raison parfoisdes plus hautes forteresses, et ses gonds montrèrent rapidement des signesde faiblesse.

Frontigny avait songé à cette éventualité, il avait demandé à FrancisRissin ce qu’il devait faire, si les manifestants essayaient de la faire tomber,et Francis Rissin avait répondu : « Laissez-les taper, laissez-les entrer s’ilsle souhaitent. Ils ne savent pas ce qu’ils font. » Et la foule justement tam-bourinait dessus à tout va, dans un tapage infernal. Et quand la porte cédaenfin, quand elle s’ouvrit en grand sur l’intérieur de la prison, et que lamarée des opposants disparut dans la brèche, il eut un moment d’hésita-tion.

Il se tourna vers le préfet, qui était resté paralysé de peur pendant toutce temps-là, pour lui demander d’un regard s’ils devaient tirer quandmême, mais celui-ci avait un sourire radieux, à présent, le sourire de celuiqui sait qu’une petite surprise se prépare. À ses côtés en effet se tenait Fran-cis Rissin, les vêtements tachés de sang, miraculeusement revenu des pro-fondeurs du Diamant.

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Quand Gaudemar vit qu’on avait fait sauter la porte de la Chambredu Rachat, il eut comme un mauvais pressentiment. Les insurgés péné-

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trèrent dans la cellule. Le corps sans vie de Jérémy Berraba était replié dansun coin, au milieu de débris de plâtre et de métal.

Ils pensèrent d’abord à un suicide, mais en s’approchant ils comprirentqu’il avait été saigné comme un goret. Une large entaille se dessinait sousson menton, et manifestement c’était tout frais car le sang continuait des’échapper de la blessure, crevé ici et là de petites bulles d’air, et de se ré-pandre sur le sol bétonné de la pièce, qui le buvait lentement – comme sila prison se nourrissait du sang de ses prisonniers.

Les membres de Jérémy Berraba étaient encore parcourus de légerstremblements, mais il était mort, et Gaudemar se demanda qui avait pufaire ça, quel monstre avait pu l’égorger ici, dans cette pièce dégueulassequi faisait penser à un cagibi ou un local poubelle, avec ce drapeau françaisdéployé dans une pose impudique, comme l’imperméable d’un exhibi-tionniste.

Un sentiment de colère monta en lui et il se jura de venger cet homme,de régler son compte à l’ordure qui était venue jusqu’ici pour faire justiceelle-même – d’autant qu’ils venaient de perdre le seul atout qu’ils avaientpour sortir d’ici sains et saufs.

De l’autre côté, un couloir étroit s’enfonçait vers l’est, un couloir donttous les sas étaient restés grand ouverts. Gaudemar pressa le pas et invitales autres détenus à le suivre. Quelqu’un était venu jusqu’ici depuis l’exté-rieur, et était reparti par le même chemin, après avoir accompli son saletravail de bourreau. Et même, il ne devait pas être loin, il venait juste defiler, puisque le corps de Berraba était encore tiède. Avec un peu de chanceils pourraient le rattraper, et lui régler une bonne fois son compte – d’au-tant que la Monte-à-regret était dans les parages, s’il avait bien compris.

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Le Dassault Rafale C décolla de la base militaire de Saint-Dizier à16h46. Quinze minutes plus tôt, sur ordre de Francis Rissin, la zone mi-litaire avait été totalement évacuée. Les gardes mobiles avaient rejointsleurs fourgons et quitté les lieux, suivis de près par l’état-major de l’arméede terre, et les forces spéciales du RAID et du GIPN.

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Seuls quelques cars de journalistes étaient restés plantés là, guettantavec avidité le retour des manifestants qui s’étaient précipités dans l’en-ceinte du Diamant à la recherche de Jérémy Berraba. Même, certains en-voyés spéciaux n’avaient pas pu résister à la tentation, et ils s’étaientaventurés derrière eux à l’intérieur du bâtiment, avec leurs appareils photoen bandoulière, et ils mitraillaient de leurs flashs ces cellules grandes ou-vertes et ces corps de gardiens ou de détenus criblés de balles – comme siune guerre impitoyable avait eu lieu ici, à l’insu du monde extérieur.

L’avion de chasse s’envola plein ouest, il prit un peu d’altitude dans lecrépuscule et il fit une grande boucle dans le ciel, virant de cap à 180 de-grés. Quelques secondes plus tard, il avait déjà le centre pénitentiaire enligne de mire. C’est vrai qu’il ressemblait à un diamant, vu d’ici – un dia-mant gigantesque à faire bisquer le père Cullinan. Les gars de Vinci avaientvraiment fait du bon boulot. C’était malheureux, tout de même, de devoiren arriver là ; mais les insurgés ne lui avaient pas laissé le choix.

Francis Rissin largua la bombe thermobarique MOAB en appuyant surun petit bouton rouge, qui se trouvait à l’arrière de la manette de pilotage.C’était aussi simple que d’appuyer sur le bouton d’une machine à café.

L’engin explosif sembla flotter quelques instants dans les airs, pendantque l’avion militaire changeait brusquement de trajectoire en faisant unnouveau looping, laissant ses traînées de fumigènes bleu, blanc et rougedans le ciel pur de la fin de journée. Et puis la bombe tomba comme uneboule de fonte, se rapprochant du sol à toute vitesse.

Alors ce fut un vrai cataclysme. Le centre pénitentiaire fut rasé d’uncoup, dans un grand bouquet de flammes et de vapeurs de suie, fauchantaussi bien les manifestants hébétés que les rebelles, qui venaient à peinede sortir de là par l’entrée de la prison réservée au public – sans comptertous ces journalistes qui s’étaient aventurés partout sans autorisation.

Francis Rissin jubilait. Vu du ciel, ça faisait un sacré feu d’artifice – ilne manquait que David Guetta aux platines ! Comme quoi, les diamantsn’étaient pas toujours aussi éternels qu’on disait, héhé.

Les habitations du quartier de la Plaine furent soufflées par l’onde dechoc, de même que le centre E. Leclerc qui jouxtait la prison, et de nom-breux entrepôts de la zone commerciale du Chêne Saint-Armand furent

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partiellement détruits. Mais c’était un mal pour un bien, on mettrait çasur le compte des dégâts collatéraux. Et puis on ne faisait pas de blanquettesans abattre quelques têtes de bétail.

Ça ne devait pas être joli joli à voir, en contrebas, ça devait ressemblerun peu à la ville de Lorient, après que les Alliés avaient jeté dessus leursquatre mille tonnes de bombes incendiaires. Une chance que les habitantseussent été prévenus, ce jour-là. Pour le centre pénitentiaire, en revanche,c’était ballot, on avait oublier d’avertir les occupants – on essaierait d’êtreplus prévenant la prochaine fois, héhé. Ce qui était sûr, c’est que ça devaitressembler un peu à une boucherie, une grande boucherie pleine de ril-lettes, de tripes à la mode de Caen, et de boudins accrochés aux murs,comme celle qui faisait l’angle de la rue Bouchardon et de la rue du Châ-teau d’eau, dans le dixième arrondissement de Paris, dans les années 60.

Un gigantesque champignon de poussières et de cendres s’éleva dansle ciel, au-dessus de Saint-Dizier. Et Francis Rissin, qui survolait déjà lelac du Der-Chantecoq, à plusieurs kilomètres de là, souriait d’un souriresatisfait de bon père de famille – car le travail avait été fait, car la justiceavait enfin été rendue.

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