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Economie comportementale: Dossier Economie et psychologie
Photo: Wikipedia
L’économie comportementale est un domaine des
sciences économiques. Elle se caractérise par le fait
qu’elle intègre des aspects psychologiques et sociolo-
giques dans la théorie économique classique, de sorte à
mieux expliquer le comportement des personnes dans
des situations économiques.
En effet, la conception de l’être humain telle que les
sciences économiques traditionnelles la véhiculent
suffit rarement à expliquer le comportement écono-
mique des personnes. La recherche empirique a révélé
que certaines hypothèses fondamentales étaient systé-
matiquement infirmées. Les êtres humains ne sont pas
uniquement mus par leurs intérêts personnels, ils ne
sont pas toujours rationnels, et ils n’ont pas une volonté
infinie.
Dans les années 1970, l’économie comportementale
s’est établie comme discipline à part entière au sein des
sciences économiques. Contrairement aux partisans des
sciences économiques traditionnelles, les représentants
de l’économie comportementale ont d’autres objectifs
que d’établir continuellement de nouveaux calculs pour
prédire le comportement théorique d’un homo œcono-micus imaginaire.
L’économie comportementale s’attache plutôt à détermi-
ner si les comportements des personnes dans des si-
tuations décisionnelles corroborent les modèles écono-
miques. Pour ce faire, les chercheurs mènent des expé-
riences en laboratoire et sur le terrain, en appliquant
des méthodes issues des sciences naturelles.
Le monde politique et la société peuvent profiter d’une
modélisation plus pertinente du comportement humain.
En effet, les modèles économiques servent souvent de
base à des décisions de politique sociale ou écono-
mique, ou à des règles appliquées dans beaucoup
d’organisations.
L’attribution du prix Nobel à Daniel Kahnemann en 2002
constitue un grand moment de l’économie comporte-
mentale. Depuis, l’importance de ce domaine de l’écono-
mie n’a cessé de croître, aussi bien sur le plan scienti-
fique que dans la pratique.
Englobant plusieurs articles sur l’économie comporte-
mentale, le présent dossier du blog offre un aperçu
captivant de cet univers interdisciplinaire.
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 2 | 26 www.iconomix.ch
Sommaire
Mieux manager grâce à l’économie comportementale 3
Les «Nudges», ces petits coups de pouce qui changent la vie 5
Big Data: quésaco? 6
Comment embarquer dans un avion de manière efficace? 7
Les leçons d’économie des Simpson 9
Le phénomène du «winner’s curse» 10
Le divorce causé par la consommation de margarine? 11
Röstigraben: info ou intox? 11
Des indices surprenants 14
Le football au service de l’économie 16
L’équation du bonheur 18
L’économie mondiale, à la merci des esprits animaux? 19
Expériences pour combattre la pauvreté 21
Est-ce que vous tueriez cette souris? 23
Quand Facebook nous renseigne sur les relations amoureuses 25
Glossaire 26
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 3 | 26 www.iconomix.ch
Mieux manager grâce à l’économie comportementale
Comment s’inspirer de l’économie comportementale pour
devenir un bon manager?
Source: Flickr, nist6dh, ©creative Common License 2.0
La productivité, c’est le Saint Graal du manager. Cepen-
dant, il est fort probable que pour faire un travail particu-
lier, on a déjà beaucoup réfléchi à tout faire pour qu’il soit
le plus productif possible. Dans beaucoup de domaines,
même en investissant beaucoup, on n’arrive plus vrai-
ment à augmenter massivement le rapport entre valeur
produite et coût investi. Cela pourrait bien changer ces
prochaines années lorsque la robotisation ou les intelli-
gences artificielles auront permis un saut technologique.
Mais, d’ici-là, existe-t-il encore des poches de producti-
vité?
On a tous eu un mauvais chef…
Il en existe une: les chefs. Si les processus de travail sont
de plus en plus maitrisés, ceux de management sont en-
core largement négligés en entreprise. La preuve: nous
continuons à recruter des gens en premier lieu pour leurs
«compétences métier», et non pour leurs connaissances
en management. Pourtant de nombreuses études1 démon-
trent que de bonnes pratiques de leadership peuvent in-
fluencer plus de la moitié du résultat.
Le leadership, ça s’apprend!
La part extraordinaire, c’est que les compétences liées au
management peuvent s’apprendre et en particulier grâce
à l’économie comportementale. Par exemple, deux élé-
ments essentiels influençant la productivité dans les en-
treprises sont la motivation et l’honnêteté. Ce sont deux
variables qui dépendent fortement de la culture de l’entre-
prise et du management.
Plus motivés que des robots?
Dans une expérience récente, Dan Ariely a tenté notam-
ment de montrer comment les entreprises pouvaient
améliorer la motivation en redonnant du sens au travail.
On demande à des participants2, rémunérés, de cons-
truire des robots en Lego. Ils doivent d’abord en faire un
jaune. Puis, s’ils sont d’accord, ils peuvent en faire un
violet. Une fois le violet terminé, ils peuvent à nouveau en
faire un jaune, puis un violet, et ainsi de suite. Au bout
d’un moment, les gens en ont marre: malgré le fait qu’ils
soient payés, ils ne sont plus motivés à continuer. Dans
une seconde expérience, on demande exactement la
même chose aux sujets. Mais cette fois-ci, lorsqu’ils ont
fini leur premier robot jaune et qu’ils fabriquent le violet,
on détruit, sous leurs yeux, le fruit de leur travail. S’ils
veulent refaire un violet, ils doivent reconstruire celui
qu’on vient de détruire! Et ce, pendant qu’on démolit aussi
le violet. Inutile de vous dire que, dans ces circonstances,
les sujets arrêtent beaucoup plus rapidement de cons-
truire leurs robots. Ils sont démoralisés. Pourtant, dans
les deux cas, le travail qu’ils devaient accomplir est stric-
tement le même. Ce qui a démotivé les gens, c’est que
leur travail n’avait aucun sens. Les chefs pourraient faire
beaucoup pour redonner du sens au travail des gens.
Le feedback: un élément essentiel
D’ailleurs, dans une autre expérience un peu similaire,
Ariely3 demande à des gens de faire un travail. Dans le
premier cas, il dit merci et regarde le travail avant de le
ranger. Dans un second cas, il range le travail fini, sans
donner de feedback. Dans le troisième cas, il démolit le
travail sous les yeux des travailleurs. Ce qui est particu-
lièrement intéressant dans cette expérience, c’est que les
personnes qui n’avaient pas de feedback étaient quasi-
ment aussi démotivées que celles dont on détruisait leur
travail sous leurs yeux. Cela illustre un problème impor-
tant dans nos entreprises: l’absence systématique de
feedback régulier.
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 4 | 26 www.iconomix.ch
Pourquoi fait-on un effort?
La culture d’entreprise et ce qu’on vit sur le lieu de travail
est aussi essentiel. Nous avons réalisé une expérience4
issue de la question suivante: pourquoi les gens sont-ils
si lents devant les bancomats? J’ai d’abord cru que les
personnes étaient juste incapables d’utiliser la machine,
mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas pos-
sible à si grande échelle. C’est en commençant à mesurer
la vitesse des gens que j’ai constaté quelque chose d’inté-
ressant. Si, en général, tout le monde mettait deux fois
plus de temps que moi à retirer de l’argent, il existait des
fois ou l’ensemble des personnes allait très vite. Donc, en
somme, soit tout le monde prend son temps, soit tout le
monde se dépêche.
Œil pour œil
Nous avons donc conçu une expérience un brin machia-
vélique pour tester les raisons de ce comportement simi-
laire. Les sujets sont amenés à attendre devant une porte,
avec un compteur qui leur dit combien de minutes ils doi-
vent attendre avant que ce soit leur tour. Seulement, de
temps en temps, le compteur augmente d’une minute,
sans explication. Lorsqu’enfin le compteur atteint zéro,
les sujets rentrent dans une salle. Là, ils voient juste un
gros bouton. Il leur est expliqué qu’en appuyant sur le
bouton, ils peuvent augmenter d’une minute le temps d’at-
tente du participant suivant. Plus des trois quarts des
participants n’ont pas hésité à se venger massivement de
l’attente qu’ils avaient subie, alors qu’ils savaient que la
personne sur laquelle ils se vengeaient n’y pouvait abso-
lument rien. À l’inverse, quand des sujets n’avaient pas
fait attendre les suivants, alors ces mêmes suivants ont
eux aussi eu tendance à montrer de la compassion pour
ceux d’après.
Le leadership commence par là
L’exemplarité est donc un moyen important de pousser
les gens à agir dans le bon sens… ou le mauvais. S’il est
évident qu’il y a beaucoup de choses à apprendre pour
bien diriger, les chefs, quel que soit leur niveau, pour-
raient déjà s’améliorer massivement s’ils s’efforçaient
d’être plus exemplaires, s’ils garantissaient que le travail
de chacun a un sens, et s’ils avaient des mécanismes de
feedbacks réguliers pour chacun.
1 http://libres.uncg.edu/ir/uncg/f/k_lowe_effectiveness_1996.pdf 2 www.rts.ch/play/tv/toutes-taxes-comprises/video/la-motiva-tion-au-travail?id=7404164 3 https://www.ted.com/talks/ dan_ariely_what_makes_us_feel_good_about_our_work/trans-cript?language=fr 4 www.rts.ch/play/tv/specimen/video/linfluence-des-jeux-video-et-des-adultes?id=4888060
Samuel Bendahan, 7 mars 2016
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 5 | 26 www.iconomix.ch
Les «Nudges», ces petits coups de pouce qui changent la vie
Les Nudges, encore mal connus en Suisse, commencent à
faire leurs preuves dans les pays anglo-saxons. Comment
ont-ils été transposés à la politique publique?
Source: Pixabay – Geralt (CC0 Public Domain)
Cinq ans après la mise sur pieds de la Behavioural In-
sights Team (BIT)1 par le gouvernement anglais, l’heure
est venue de rendre des comptes.
Aussi surnommée la Nudge Unit, cette équipe a été man-
datée par le Premier ministre David Cameron pour rem-
plir principalement deux missions:
tenter te transposer le concept du Nudge à la politique
publique.
tester l’efficacité de certaines mesures expérimen-
tales en évaluant leur impact sur le comportement des
gens.
Quelques exemples de nudges qui influencent les com-portements
De simples traces de pas se dirigeant vers une poubelle
ont réussi à réduire la quantité de déchets jetés par terre;
l’ajout, dans la facture d’électricité, d’une comparaison
par rapport au niveau national a mené à une réduction
conséquente de la consommation d’énergie des ménages
concernés; tout comme l’adjonction d'une simple ligne au
courrier de rappel pour payer ses impôts a rapporté plu-
sieurs millions de recettes supplémentaires.
Il ne s’agit là que de trois exemples, mais il en existe une
pléthore d’autres. En effet, le Nudge a aussi mené à des
améliorations dans d’autres domaines, tels que la santé, la
prévoyance, l’emploi, l’énergie et la prévention. Des me-
sures, à première vue insignifiantes, ont apparemment le
potentiel d'améliorer l'efficacité de certaines politiques
publiques sans contraindre les individus pour autant.
«Inside the Nudge Unit: How small changes can make a
big difference», rédigé par David Halpern, directeur de la
BIT, vient de paraître. Le livre offre un bon aperçu des ex-
périmentations qui ont été conduites par l’équipe au cours
de ces dernières années, ainsi que de leur subtile in-
fluence sur le comportement des gens. Et qui sait? Ce
dernier pourrait peut-être servir de source d’inspiration à
nos autorités…
Si vous n’êtes pas un féru de la langue de Shakespeare,
et en attendant une éventuelle traduction française, vous
pourrez toujours vous rattraper sur le livre à l’origine de
cet engouement pour le Nudge: «Nudge: la méthode douce
pour inspirer la bonne décision» par Cass Sunstein, pro-
fesseur de droit à Harvard, et Richard Thaler, économiste
à la Chicago University.
1 www.behaviouralinsights.co.uk
Noémie Roten, 24 septembre 2015
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 6 | 26 www.iconomix.ch
Big Data: quésaco?
Cité comme la matière première de demain, le «Big Data»
est partout. Mais comment est-il construit et quel est son
utilité?.
Source: Wikimedia - Camelia.boban
Le «Big Data», ou «méga-données», définit la collecte
massive d’informations regroupées sur de gigantesques
serveurs. Ces données sont diverses: comportements de
consommation, flux d’actualités à travers le monde, don-
nées scientifiques,... Souvent enregistrées en flux conti-
nus, elles représentent une telle quantité d’informations
brutes qu’elles peuvent s’avérer compliquées à classifier
et à utiliser. Mais, au fond, à quoi servent-elles?
De multiples utilisations
Un exemple fréquemment cité est celui de Google. Le cé-
lèbre moteur de recherche enregistre toutes nos cybe-
ractions afin de cibler au mieux les profils des utilisa-
teurs. Ainsi, il peut définir des publicités qui sont au plus
proche de nos préférences. D’ailleurs, vous pouvez savoir
ce que Google connait de vous en suivant ce lien1. De
nombreux sites commerciaux (vêtements, chaussures,
livres) collectent des renseignements afin de mieux cibler
les besoins de leurs clients et proposer des articles qui
pourraient leur plaire.
Les cartes de fidélité sont aussi une autre source d’infor-
mations. En effet, un panier type de consommation, tout
comme la fréquence d’achat, peuvent ainsi être définis
pour chaque client. En utilisant ces données, les entre-
prises peuvent identifier les produits à succès, définir
des publicités ciblées et même gérer les stocks de mar-
chandises.
Des méga-données géographiques sont aussi collectées.
En localisant les individus grâce à leurs smartphones, les
prestataires de services enregistrent les mouvements des
utilisateurs. Ainsi, ils déterminent la demande pour les
transports publics ou axes routiers, prédisent les dépla-
cements d’une population (bouchons potentiels) et suggè-
rent ainsi à l’utilisateur des itinéraires lui permettant
d’optimiser son temps de trajet.
Le «Big Data» concerne également les images enregis-
trées par satellite. Cette récolte peut effrayer puisque,
outre l’impression d’être observé, elle n’est que peu ré-
glementée au niveau international. Pourtant, ces données
permettent de véritables avancées dans certains do-
maines de recherche: localiser les navires pollueurs, défi-
nir les besoins d’arrosage dans des régions pauvres en
eau, planifier les secours humanitaires dans des zones de
conflits…
En guise de prolongement
Arte dévoile, via diverses émissions, les enjeux que re-
présentent le «Big Data» :
Arte Future. Big Data, la série2. (25.03.2015)
Emission en 5 volets contenant des vidéos, des textes
et des posters explicatifs.
Arte Future. Souriez, vous êtes cybersurveillés!3 (
22.05.2015)
Explications et débats sur la surveillance globale per-
manente.
Arte Documentaire. Big earth data: Une solution pour
la planète.4 (7.02.2015 - Durée: 52:41)
Reportage sur l’utilisation du «Big Data» pour ré-
soudre des problèmes écologiques et humanitaires.
1 www.presse-citron.net/qui-etes-vous-pour-google 2 http://future.arte.tv/fr/sujet/bigdata#article-anchor-8551 3 http://future.arte.tv/fr/cybersurveillance#article-anchor-25641 4 www.youtube.com/watch?v=M3FVWeymgHQ
Rachel Cordonier, 15 juin 2015
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 7 | 26 www.iconomix.ch
Comment embarquer dans un avion de manière efficace?
Diminuer le temps d’attente lors du processus d’embar-
quement, c’est possible.
Source: photo personnelle
Quelle attente interminable lorsque vous vous retrouvez
coincé dans une file en vue de prendre votre avion;
coincé au milieu de l’allée, la valise du passager 27F vous
dégringolant sur la tête, avec en arrière fond sonore les
pleurs d’un bébé qui manifeste son mécontentement!
Combien de temps encore avant de vous envoler, enfin?
Le pire moyen d’embarquer dans un avion: la méthode traditionnelle
Si, vous aussi, vous vous êtes déjà posé cette question,
c’est que vous voyagez certainement avec une compagnie
aérienne qui, comme le montre cette vidéo1, procède à un
embarquement back‑to‑front.
De prime abord, la méthode back-to-front semble être
une méthode sensée, mais plusieurs tests et simulations2
ont démontré qu’il s’agissait, en fait, de la méthode la plus
chronophage. En effet, puisque tout le monde essaie d’ac-
céder aux mêmes rangées et aux mêmes casiers à ba-
gages en même temps, la probabilité est élevée qu’une
personne déjà assise doive se relever pour laisser passer
son voisin. Résultat garanti: embouteillages dans les
allées.
Embarquer de manière complètement aléatoire (voir
vidéo3) serait étonnement une technique plus efficace!
Une émission de télévision américaine a fait le test
En 2012, l’émission Mythbusters a engagé 173 personnes
pour simuler le processus d’embarquement dans une ré-
plique d’avion selon différentes méthodes:
Source: Représentation personnelle à partir de Mythbusters, épi-sode 197 Il aura fallu 24,48 minutes aux 173 passagers fictifs pour
embarquer selon la méthode traditionnelle et 7 de moins
pour embarquer de façon aléatoire.
En 3ème position, la méthode Outside-In4. Il s’agit ici de
faire entrer tout d’abord tous les passagers possédant
une place à la fenêtre, puis ceux du milieu et en dernier
ceux placés à côté du couloir. L’inconvénient? Les passa-
gers voyageant ensemble seront séparés à l’embarque-
ment.
Cette méthode est suivie de près par la méthode South-
west, nommée d’après la compagnie aérienne du même
nom qui la pratique. Celle-ci n’assigne pas de siège et
laisse les passagers s’asseoir où ils le désirent. Il s’agit
d’une méthode efficace mais source de stress et d’éner-
vement pour les passagers.
En théorie, la méthode la plus efficace serait de faire la
queue à la porte d’embarquement dans l’ordre et d’em-
barquer siège par siège5. Néanmoins cela serait un peu
trop contraignant à mettre en pratique…
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 8 | 26 www.iconomix.ch
Un dernier procédé (théorique): la méthode Steffen
Il existerait bien encore une dernière méthode, du moins
sur le papier, qui permettrait de gagner du temps à l’em-
barquement et qui ne serait pas aussi stressante que la
méthode Southwest. Il s’agit de la méthode élaborée par
le Docteur Jason Steffen, astrophysicien de profession.
C’est en utilisant un algorithme d’optimisation (méthode
de Monte‑Carlo par chaînes de Markov) et en program-
mant une simulation que Steffen a élaboré sa méthode6.
De manière assez similaire à la méthode Outside-in, les
passagers embarquent selon le type de siège qui leur a
été attribué (fenêtre, milieu, couloir), mais Steffen y
ajoute une petite chorégraphie, afin de supprimer tout
risque d’embouteillage dans les couloirs: voir vidéo7.
La stratégie optimale de boarding de Steffen permettrait
de diviser le temps nécessaire à l’embarquement par 4
par rapport à la méthode traditionnelle (et même plus sui-
vant la taille de l’avion).
Steffen est forcé d’admettre que l’industrie aérienne n’a
pas encore montré un énorme engouement à mettre en
pratique sa méthode, mais il cite quelques chiffres assez
parlants dans The Economist: selon ses calculs, chaque
minute passée sur le tarmac d’un aéroport coûterait, en
moyenne, 30 dollars à la compagnie. En partant de l’hypo-
thèse, qu’en moyenne, une compagnie affrète 1500 vols
par jour et qu’elle économiserait environ six minutes par
vol en utilisant sa méthode d’embarquement, le potentiel
d’épargne se monterait à 100 millions de dollars par an-
née. Assez pour les inciter à convaincre les compagnies
et respectivement les passagers que cela vaut la peine
d’entrer dans la danse. L’occasion, pour les compagnies,
de réduire d’autant le prix du billets et, pour les passa-
gers, d’en profiter!
1 www.youtube.com/watch?v=CsRfFhrNtho 2 www.vox.com/2014/4/25/5647696/the-way-we-board-air-planes-makes-absolutely-no-sense 3 www.youtube.com/watch?v=QJMuXZrV3gY&t=16 4 www.youtube.com/watch?v=cHFWuP37Ha4 5 www.youtube.com/watch?v=oTnYSsVIHSE&t=13 6 www.youtube.com/watch?v=o9-XjEI8VmA 7 www.youtube.com/watch?v=o9-XjEI8VmA 8 www.economist.com/node/21528218
Noémie Roten, 23 mars 2015
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 9 | 26 www.iconomix.ch
Les leçons d’économie des Simpson
Source : Wikimedia / Malikdahra
Regarder les Simpson tout en révisant ses concepts éco-
nomiques, qui l’eût cru? Dans son livre «Homer Economi-
cus», Joshua Hall revisite, à travers les nombreux épi-
sodes de la célèbre famille de Springfield, les théories
économiques fondamentales (la continuité des choix, la
rareté, les monopoles, l’utilité de la monnaie comme
moyen d’échange…).
Un exemple? Le chili et l’incohérence temporelle
La théorie économique traditionnelle postule que les
choix des agents sont cohérents et continus dans le
temps. Autrement dit, ce que je désigne comme un choix
optimal aujourd’hui, le restera dans le futur. Ces hypo-
thèses sont importantes car elles déterminent la façon
dont nous actualisons les coûts et bénéfices futurs com-
parés au présent. Mais sommes-nous tous cohérents
dans nos choix? La réplique d’Homer dans l’épisode
«L’amour au curry»1 offre un parfait contre-exemple:
Homer : «Oh… J’boufferai plus jamais de chili.» Quelques
secondes plus tard: «Oh du chili!»
Les préférences d’Homer fluctuent d’un moment à un
autre, ce qui contredit la théorie traditionnelle. Même si
cet exemple parait un peu extrême, ce type d’incohérence
n’est pas si éloigné de notre vie de tous les jours. N'avez-
vous jamais remis à plus tard votre décision d’arrêter de
fumer ou de faire le ménage alors que vous étiez déter-
miné à le faire auparavant? Les économistes du compor-
tement utilisent d’ailleurs la notion d’incohérence tempo-
relle, combinée au désir d’une gratification immédiate,
pour expliquer des phénomènes comme la procrastination
ou l’addiction (concept d’actualisation hyperbolique).
Le livre «Homer Economicus» offre plein d’autres
exemples permettant d’illustrer des concepts parfois peu
intuitifs de manière ludique. Quoi de mieux qu’incorporer
un extrait d’Homer Simpson pour revitaliser un cours
d’économie?
1 www.youtube.com/watch?v=5s51DxwBZcI
Maude Lavanchy, 27 février 2015
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 10 | 26 www.iconomix.ch
Le phénomène du «winner’s curse»
La malédiction du vainqueur: comment perdre de l’argent
en remportant une enchère?
«Auction Room, Christie's» par T. Rowlandson et A. Pugin. Source: Wikimedia Commons
La malédiction du vainqueur est bien connue en économie
de l’information. Elle sévit en général lors d’une enchère
avec valeur commune1. Dans le cadre d’une telle enchère,
la valeur objective de l’objet est la même pour tous les
participants, mais ces derniers ne la connaissent pas
avec précision. Ils disposent en effet d’informations pri-
vées hétérogènes qui peuvent conduire à des estimations
très différentes de la valeur de l’objet. Certains enchéris-
seurs auront tendance à en sous-évaluer la valeur,
d’autres, à la surévaluer. Au final, celui qui remporte l’en-
chère est celui qui l’aura le plus surestimée. Comme le
rappelle Florence Naegelen, dans le cadre d’une procé-
dure d’appel d’offres, c’est l’entreprise qui aura le plus
sous-estimé les coûts de production qui emporte le mar-
ché (p.605).
Le vainqueur de l’enchère est donc maudit
Un acteur rationnel anticipera ce phénomène en enché-
rissant moins que son estimation de l’objet, afin de préve-
nir une éventuelle perte. L’observation répétée du «win-
ner’s curse» prouve une fois de plus que tous les ac-
teurs n’agissent pas de manière rationnelle, surtout
lorsque l’information est incomplète et/ou imparfaite.
Le cas classique souvent cité dans la littérature est celui
de l’appel d’offres concernant l’attribution des droits d’ex-
ploitation pétrolière dans le Golfe du Mexique où il était
difficile d’estimer la quantité des réserves de pé-
trole existantes et où l’exploitant a fini par subir
d’énormes pertes. Néanmoins, ce phénomène a été ob-
servé à de nombreuses autres reprises: attribution de
concessions téléphoniques2, de droits de rediffusion ou
introduction en bourse de grandes sociétés comme Face-
book (surestimation de la valeur de l’action par les inves-
tisseurs) n’en sont que trois exemples. Dans tous ces cas,
l’enchérisseur qui l’emporte finit soit par débourser plus
que la valeur objective de l’objet, soit par constater que
les profits attendus du contrat ne sont pas au rendez-
vous, l’exploitation postérieure du bien ne couvrant pas
les frais d’acquisition initiaux.
Faites le test
Marche à suivre d’un petit exercice pratique pour tester
le phénomène:
1. Prenez un bocal transparent.
2. Remplissez-le de pièces de 10 ou/et de 20 centimes.
3. Organisez une vente aux enchères.
4. La personne qui remporte l’enchère devra s’acquitter
du montant enchéri et repartira avec le bocal.
Si le montant déboursé pour le bocal dépasse la valeur de
son contenu en pièces de monnaie, le vainqueur de l’en-
chère aura bel et bien été victime du phénomène décrit
par cet article.
Plus il y a de participants, plus la concurrence sera rude,
plus la surestimation sera grande et plus le gagnant sera
maudit.
1 http://junon.univ-cezanne.fr/bornier/ench.pdf 2 www.economist.com/node/657390
Noémie Roten, 10 février 2015
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 11 | 26 www.iconomix.ch
Le divorce causé par la consommation de margarine?
Le taux de divorce dans le Maine est fortement corrélé
avec la consommation de margarine aux Etats-Unis. Que
peut-on en conclure?
Source: Wikimedia - Jennifer Pahlka
Lorsque deux variables évoluent dans la même direction
(ou dans un sens opposé), on parle de variables positi-
vement (ou négativement) corrélées. Par exemple, dans le
graphique ci-dessous, les observations de chacune des
variables sont représentées par des points de couleurs
différentes reliés entre eux. Visiblement, l’évolution des
deux variables est très proche; la corrélation est en effet
de 99%. Il serait donc tentant de conclure que la variable
orange (consommation de margarine) est une potentielle
explication aux variations de la variable bleue (taux de di-
vorce). Cette conclusion parait évidemment absurde…
Source: Spurious Correlations
Ce phénomène est connu sous le nom de corrélation fal-
lacieuse ou trompeuse. Il s’agit d’une relation forte entre
deux variables qui n’ont pourtant aucun lien logique ou
causal. Un étudiant, Tyler Vigen, a même une page inter-
net1 sur laquelle il présente une multitude de corrélations
fallacieuses amusantes.
Lien logique ou de causalité
Il existe des procédures économétriques permettant de
détecter ces corrélations trompeuses. Il s’agit souvent de
méthodes en plusieurs étapes, tels que le test de Granger
ou la procédure Durbin-Watson, qui reposent sur des hy-
pothèses concernant la distribution des variables.
Si de tels outils ne sont pas disponibles, le lecteur avisé
se posera la question de l’existence d’un lien réel entre
les deux variables: est-ce que la consommation de mar-
garine a un rapport avec les divorces? Sûrement pas.
1 www.tylervigen.com
Rachel Cordonier, 22 janvier 2015
Röstigraben: info ou intox?
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 12 | 26 www.iconomix.ch
Des chercheurs de l’EPFL démontrent l’existence du Rös-
tigraben lors des votations fédérales.
Source: Wikimedia / Mussklprozz
Bien plus qu’une spécialité culinaire suisse allemande, le
rösti est devenu un symbole: celui du fossé culturel divi-
sant les Romands et les Alémaniques. Selon certains pré-
jugés, nous mangeons, nous nous habillons et nous pen-
sons différemment. Mais, votons-nous également autre-
ment? Une récente étude de l’EPFL nous indique que oui!
Le modèle de l’EPFL
En utilisant des données sur les votations fédérales de
ces dernières années (au niveau communal et au Conseil
national), des chercheurs de l’EPFL ont démontré l’exis-
tence du Röstigraben. Grâce à une méthode statistique
permettant d’obtenir le résumé le plus pertinent d’un
grand nombre de variables quantitatives (analyse en
composantes principales), les chercheurs peuvent cons-
truire un graphique global incorporant un large panel de
données. Les votations fédérales peuvent ainsi être divi-
sées en deux axes:
Sur l’axe horizontal: les thèmes concernant l’ouver-
ture de la Suisse vers l’étranger ou les assurances
sociales,
Sur l’axe vertical: les politiques liées aux transports,
l’environnement ou encore l’agriculture.
Quelques résultats
Le graphique ci-dessous présente l’une des applications
du modèle, où l’on résume les habitudes de vote des com-
munes suisses depuis 1981 selon leur région linguistique.
Source: EPFL, Mining Democracy, 2014
Les fortes différences dans le positionnement des com-
munes francophones et germanophones sont flagrantes.
Ce constat est renforcé par la cartographie ci-dessous.
Chaque commune est représentée par une couleur reflé-
tant son positionnement dans l’espace à deux dimensions
décrit précédemment. Une commune se situant dans le
cadran sud-ouest du graphique ci-dessus prendra une
couleur bleu/turquoise, tandis que celle dans le quart
nord-est sera plutôt représentée par du rouge. En appli-
quant cette approche aux politiciens et partis politiques,
les auteurs trouvent des résultats compatibles avec les
clivages traditionnels gauche-droite et conservateurs-li-
béraux. Cependant, ce n’est pas le cas pour les municipa-
lités.
Source: EPFL, Mining Democracy, 2014
Les chercheurs ont également mis en place une plate-forme permettant de visualiser et prédire les résultats de votations. Pour l’anecdote, les résultats du vote de la pe-tite commune lucernoise d’Ebikon permettent de prédire le résultat correct au niveau fédéral dans 96% des cas.
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 13 | 26 www.iconomix.ch
Conclusion
La fracture linguistique est claire: les Romands et les
Alémaniques votent bel et bien différemment. Cependant,
la cohabitation de cultures variées fait partie des ri-
chesses de la Suisse. Le Röstigraben symbolise ainsi la
volonté «d’unité dans la pluralité». Après tout, on mange
aussi des röstis en Suisse romande!
Maude Lavanchy, 12 décembre 2014
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 14 | 26 www.iconomix.ch
Des indices surprenants
Certains indices économiques portent les noms de ré-
seaux sociaux ou de vêtements; mais à quoi peuvent-ils
bien servir?
Source: Wikimedia / Paul Duke
Les indices économiques et autres statistiques sont im-
portants afin de définir l’état de la conjoncture ou
d’émettre des prévisions économiques. Au cours du
temps, des indices originaux sont apparus. En effet, l’uti-
lisation extensive et croissante de nouvelles technologies
a fortement accru la masse de données disponible et
ainsi permis la création de nouveaux indicateurs (source
principale: SwissQuote Magazine. Jupes, dragons, ga-
zouillis: les indices insolites de l’économie. 03.2014).
The R-word index
Source: The Economist, 17.09.2011
Cet indice compte l’apparition du mot «récession» dans la
presse. Selon The Economist, une utilisation fréquente du
mot indique l’arrivée imminente d’une récession. Dans le
graphique ci-dessus, on remarque que l’indice à plutôt
bien anticipé les crises de ces vingt dernières années
bien que ses sommets ne correspondent pas tout à fait au
plus fort des récessions. L’avantage de cet indice est de
ne pas réagir à d’autres statistiques mais plutôt de prédire
le tournant de la conjoncture. Ses détracteurs lui repro-
chent cependant d’affecter négativement la confiance des
managers et consommateurs précipitant ainsi l’économie
dans une récession.
Google trend index
Le géant américain mesure le volume de requêtes concer-
nant un thème spécifique relativement au total des re-
cherches effectuées. Les thèmes sont très divers et con-
cernent aussi bien l’économie, que la cinématographie ou
le marché immobilier.
Twitter index
En 2010, des chercheurs (Johan Bollen, Huina Mao et
Xiao-Jun Zeng) ont publié les résultats de leur étude: ils
utilisent les tweets afin de prédire les fluctuations des
marchés financiers. En effet, en regroupant les mots ap-
paraissant dans les publications du site Twitter selon six
catégories d’humeur, cet indicateur aide à prédire les
mouvements du Dow Jones Industrial Average jusqu’à 6
jours en avance. En particulier, il existe une forte corréla-
tion entre l’humeur de «quiétude» et les performances des
marchés. Cependant, il est difficile de comprendre la cau-
salité de ce lien, d’autant plus que certains tweets analy-
sés ont été postés en dehors des États-Unis.
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Skyscraper boom indicator
Source: Bloomberg Businessweek, 08.08.2013
Selon cet indice, la construction d’un gratte-ciel d’une
taille record indiquerait la fin d’un cycle économique.
L’explication pourrait venir de la confiance exagérée des
investisseurs lorsqu’ils décident de construire ces im-
menses tours et de la facilité avec laquelle ils obtiennent
les crédits nécessaires à leur réalisation. Ces deux fac-
teurs étant souvent interprétés comme l’avertissement
d’une surchauffe économique.
Men's underwear index
Les sous-vêtements masculins sont des biens définis
comme nécessaires. Les achats de caleçons seraient
donc constants, sauf lorsque l’économie est en crise (ré-
duction des dépenses). D’autres indicateurs similaires
existent: en temps de crise, les dépenses chez le coiffeur
ainsi que pour le nettoyage à sec diminueraient égale-
ment. A l’inverse, les achats de cravates augmenteraient
avec le taux de chômage.
Certains indices sont vraiment insolites. Le «Hemlines in-
dex» mesure la longueur des jupes en pourcentage de la
distance entre la taille et le sol. Ainsi, l’économie irait
mieux lorsque les jupes sont courtes. Autre indicateur un
peu mystique: le «Years of the dragon indicator». Le
dragon étant un signe du zodiaque chinois très populaire,
les années du dragon seraient corrélées avec de meil-
leures performances des marchés, tout particulièrement
en Asie.
Des indices utiles?
Certains indicateurs semblent à la frontière entre plaisan-
terie et bien-fondé. Les constructeurs de ces indices sou-
tiendront leur pertinence en présentant des corrélations
avec la conjoncture économique ou autre variable sensée.
Toutefois, une forte corrélation entre un indice et une va-
riable ne signifie pas nécessairement qu’il explique cette
variable. Sans fondement logique, il ne pourrait s’agir que
d’une coïncidence.
Rachel Cordonier, 27 novembre 2014
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 16 | 26 www.iconomix.ch
Le football au service de l’économie
En plus d’être le sport le plus populaire au monde, le
football permet de tester un nombre important de théories
économiques, dont l’efficience des marchés.
Source: Wikimedia / Phillip Chambers
Trois mois après la finale de le Coupe du Monde de la
FIFA au Brésil et ses 64 matchs suivis par plus de 3 mil-
lions de spectateurs, les souvenirs de cet événement sont
encore présents parmi bon nombre d’entre nous. Alors
que les fans de football se réunissent dans un stade ou un
pub pour profiter du spectacle, certains économistes en
profitent pour collecter des données. La raison? Plus
qu’un sport, le football est un parfait laboratoire pour
tester diverses théories économiques (abondance de
données, présence de professionnels expérimentés avec
des objectifs connus et clairs, etc.). Dans son dernier
livre, Ignacio Palacios-Huerta, professeur à la London
School of Economics, utilise une base de données sur
un grand nombre de matchs de football afin de tester
quelques théories économiques et d’explorer le compor-
tement humain.
De la théorie des jeux à l’efficience des marchés
Comme expliqué dans deux blogs précédents, les tirs au
but, en plus d’être un événement particulièrement exci-
tant, offrent une opportunité de tester le fameux équilibre
de Nash en théorie des jeux. Cependant, bien d’autres
concepts économiques peuvent être testés, parmi les-
quels figure l’hypothèse d’efficience des marchés. Cette
thèse avance que les marchés incorporent rapidement
et totalement toute l’information disponible dans les
prix des actifs financiers: tous les titres sont donc éva-
lués à leur «juste prix». Ainsi, le prix d’un actif financier
devrait réagir instantanément lors de bonnes ou mau-
vaises nouvelles.
Tester cette théorie directement peut s’avérer complexe
au vu du flux d’informations quasiment continu et de la
difficulté d’incorporer dans un modèle toutes les informa-
tions disponibles sur le marché. Le monde du football
offre une excellente opportunité de tester cette théorie.
En analysant l’évolution des cotes des paris sportifs des
matchs de football, Karen Croxson et J. James Reade ont
réussi à construire un test. En effet, pendant la mi-temps,
plus aucune information n’est disponible (le match est
suspendu pendant 15 minutes), alors que le marché des
paris reste ouvert. Si l’hypothèse d’efficience des mar-
chés est vérifiée, il ne devrait pas y avoir de mouvement
des cotes pendant la mi-temps.
Qu’est-ce qu’une cote?
Imaginez deux individus, David et Sara, et un match
donné: la finale de la coupe d’Angleterre entre Wigan et
Manchester City en 2013. David est convaincu que Man-
chester City remportera la finale et, par conséquent, il
offre à Sara la chance de parier 10 francs à la cote 7:1
(«sept contre un») pour une victoire de Wigan. En
d’autres mots, si Wigan l’emporte, David paiera à Sara sa
mise de départ plus un profit de 7x10 = 70 francs. Par
contre, si Manchester City gagne, alors David garde les 10
francs de Sara. Les cotes sont inversement reliées à la
probabilité de l’événement: Wigan (relégué en 2ème divi-
sion en fin de saison) aurait une probabilité de (1/(7+1)) =
12.5 % de l’emporter face à Manchester City (2ème en fin
de saison). Dans cet exemple, David tient le rôle du book-
maker. Pour l’anecdote, Wigan remporta la finale!
Le test
Grâce aux nouvelles technologies, les parieurs peuvent
parier à tout moment du match sur des plateformes en
ligne. Il est ainsi possible de miser sur une équipe, se-
conde après seconde, même pendant un match. Analyser
l’évolution de la cote après un but marqué juste avant la
mi-temps permet ainsi de tester la théorie d’efficience
des marchés.
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 17 | 26 www.iconomix.ch
Tottenham Hotspur vs Manchester United, 04.02.2007 à 16h, victoire 4-0 de Manchester United
Source: I. Palacios-Huerta, Beautiful Game Theory: How Soccer Can Help Economics, (2014)
Le match entre Tottenham Hotspur et Manchester United
offre une bonne illustration. Sur le graphique de gauche,
on voit la probabilité que Manchester United remporte le
match (la cote inversée). Au début du match, cette proba-
bilité était de 56 %. À la 44ème minute, cette probabilité
n’était plus que de 50 % (Manchester n’ayant toujours pas
inscrit de but). Cependant, juste avant le coup de sifflet
annonçant la mi-temps, Manchester United marque un
but. L’effet sur les marchés est alors instantané: la proba-
bilité sous-entendue par la cote indique une chance de
victoire de 77 % pour Manchester. Alors que le volume
des paris augmente significativement durant la mi-temps
(graphique de droite), la cote reste inchangée. Les au-
teurs trouvent des résultats similaires pour d’autres ren-
contres, ce qui leur permet d’affirmer que le marché des
paris sportif est économiquement efficient.
Conclusion
L’analyse de données liées au football permet également
d’apporter des réponses aux questions liées à la discrimi-
nation, la peur, la pression sociale, la corruption ou en-
core le côté obscur des incitations dans les organisations.
On y trouve des réponses à des questions telles que: y a-
t-il un avantage à tirer le premier lors d’une séance de
penalties? Est-ce que les arbitres sont biaisés par les
préférences des spectateurs présents? Y a-t-il de la dis-
crimination au sein du football? Les footballeurs ont-ils
des incitations à réduire la performance de leur adver-
saire?
Rempli d’histoires et d’anecdotes, le livre d’Ignacio Pala-
cios-Huerta offre une excellente illustration de comment
le football peut être utilisé pour apporter des réponses à
certaines énigmes économiques.
Maude Lavanchy, 15 octobre 2014
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 18 | 26 www.iconomix.ch
L’équation du bonheur
Peut-on vraiment capturer le bonheur par une équation?
Source: Screenshot de l’application «The Great Brain Experi-ment»
La recherche du bonheur est une question qui a toujours
préoccupé l’humanité: de Platon qui considérait le bon-
heur comme une fin en soi à John Stuart Mill et autres
utilitaristes pour qui la recherche du bonheur équivaut à
maximiser le plaisir et minimiser la souffrance.
Cette fois-ci, c’est le bonheur instantané qui a occupé une
équipe de chercheurs en neurosciences de l’University
College de Londres (UCL). Ils ont en effet dérivé l’équa-
tion du bonheur instantané à l’aide d’une application, d’un
scanner IRM et d’une simple question: à quel point êtes-vous heureux en cet instant (sur une échelle de 1 à 10)?
Cette équation, la voici:
Ainsi, celle-ci stipule que le bonheur instantané dépend
des trois facteurs suivants:
CR: la récompense
EV: les attentes que l’on a
RPE: la différence entre la récompense obtenue et
celle que l’on espérait
On peut effectivement déduire du RPE que plus les at-
tentes sont élevées par rapport au résultat, plus on sera
malheureux sur le moment.
Mais donc, cela signifie que plus on est pessimiste, plus on est heureux? Apprenez-en plus à ce sujet dans l’article du
Temps «Le bonheur fugitif, attrapé en une équation»1.
1 www.letemps.ch/Page/Uuid/b7474462-248c-11e4-9a79-d749102b8541%7C0
Noémie Roten, 10 septembre 2014
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 19 | 26 www.iconomix.ch
L’économie mondiale, à la merci des esprits animaux?
Souvent négligés dans la théorie économique, les esprits
animaux permettent d'expliquer les fluctuations de l'éco-
nomie. Que sont ces esprits animaux? Quelles réponses
apportent-ils?
Source: Wikimedia / Cliff - Arlington, Virginia, USA
En 2009, alors que l'économie mondiale vivait l'un des re-
culs les plus importants depuis la Grande Dépression, de
nombreux économistes et observateurs se sont posé les
mêmes questions: que s'est-il passé? Pourquoi n'avons-
nous pas été capables de prévenir une telle crise? Com-
ment éviter que cela se reproduise?
Seul un petit nombre d'économistes avait prédit un tel dé-
sastre, et parmi eux figurent Robert Shiller et George
Akerlof. Dans leur livre «Les esprits animaux - Comment
les forces psychologiques mènent la finance et l'écono-
mie», ces deux économistes apportent un point de vue
original sur les crises monétaires et financières de ces
dernières années. Il est essentiel, selon eux, d'intégrer
des facteurs psychologiques dans la modélisation écono-
mique du comportement humain afin de mieux com-
prendre les fluctuations économiques.
Les esprits animaux
La théorie économique traditionnelle considère chaque
décision comme le fruit d'un calcul rationnel pesant le
pour et le contre. Elle ignore ainsi toute action induite par
les émotions. Ces dernières ont été surnommées les «es-
prits animaux» («animal spirits» en anglais) par le célèbre
économiste John M. Keynes. En remettant sur le devant
de la scène l'influence des sentiments et émotions dans
les actions humaines, Robert Shiller et George Akerlof
apportent une perspective différente de la théorie libérale.
Grâce à de nombreuses anecdotes et exemples, ils per-
mettent de comprendre facilement chacun de leurs argu-
ments. Ils décrivent, par exemple, que toutes les déci-
sions importantes qu'a dû prendre le PDG de la multina-
tionale General Electric venaient «directement de l'esto-
mac» (ce qui est bien éloigné du processus rationnel tra-
ditionnellement supposé).
Cet ouvrage est divisé en deux parties. La première ca-
ractérise les cinq éléments des «esprits des animaux»,
soit: la confiance, l'équité, la corruption et la mauvaise foi,
l'illusion monétaire et les histoires. Tandis que la deu-
xième partie comprend huit questions/réponses, dévoilant
ainsi le rôle de ces fameux «esprits». Au fil des chapitres,
on apprend notamment pourquoi les économies connais-
sent des dépressions, la raison de la présence du chô-
mage, ou encore des réponses sur le pouvoir des
banques centrales et le caractère aléatoire de l'épargne.
Pourquoi les marchés immobiliers procèdent-ils par cycles?
La récente bulle immobilière américaine offre une par-
faite illustration de la présence (et du déchaînement) de
quatre des cinq «esprits animaux».
Tout commence par la forte hausse des prix des biens
immobiliers (qui ont presque doublé en 10 ans). La popu-
lation commence alors à penser que l'immobilier ne peut
être qu'un bon investissement: après tout, une maison,
c'est quelque chose de tangible. La croyance d'un marché
immobilier en hausse continue est alors devenue une his-
toire acceptée par l'opinion, renforçant ainsi la demande
de ces biens.
Une des explications de cette croyance erronée est l'illu-
sion monétaire, soit la non-prise en compte de l'inflation
dans les calculs. Les gens ont tendance à se rappeler du
prix de leur maison, mais ne le comparent pas au prix des
autres biens à la même époque. L'appréciation réelle du
prix de la maison s'avère donc bien plus faible que l'aug-
mentation nominale.
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 20 | 26 www.iconomix.ch
Le scandale d'Enron en 2001 (une affaire de corruption,
où une comptabilité créative a permis de soutenir artifi-
ciellement les bénéfices) a également plongé Wall Street
dans une crise de confiance, incitant ainsi les investis-
seurs à se rabattre sur «la pierre», alors considérée
comme un investissement peu risqué. L'émergence des
prêts «subprimes» a accentué (puis fait éclater) la bulle
immobilière.
La confiance, la corruption, l'illusion monétaire et les his-
toires ont donc ainsi, irrationnellement, renforcé les fluc-
tuations sur le marché immobilier.
La mort de l'homo œconomicus aurait-elle sonné?
Le futur étant par nature incertain, il semble tout à fait
pertinent de considérer des facteurs non-rationnels afin
de mieux comprendre les fluctuations. Cependant, même
si l'argumentation tout au long des chapitres est convain-
cante, un doute persiste quant à son application globale.
Les recommandations pratiques évoquées sont, en effet,
plutôt vagues et peu concrètes.
De plus, les auteurs affirment que le rôle du gouverne-
ment est d'agir comme des parents, imposant les limites
nécessaires afin que leurs enfants n'abusent pas de leurs
«esprits animaux». Ce qui s'impose comme un frein aux
libertés individuelles. Mais nous sommes en droit de nous
poser la question suivante: le gouvernement serait-il plus
sage et moins sujet à ces «esprits animaux» que ses élec-
teurs?
Chaque crise nous rappelant les limites de la rationalité,
ce livre permet de mieux en comprendre les limites et ap-
porte ainsi une vision plus humaine du monde.
Maude Lavanchy, 20 août 2014
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 21 | 26 www.iconomix.ch
Expériences pour combattre la pauvreté
A quoi sert l'aide au développement? Poser cette ques-
tion, c’est s’aventurer sur un champ de mines idéolo-
giques. Deux jeunes chercheurs ont mené des expé-
riences avec les plus pauvres pour identifier les aides
vraiment efficaces.
Photo: Wikimedia
Comment aider les peuples les plus pauvres du monde?
Ces pays doivent-ils rattraper en accéléré leur retard par
rapport aux nations industrialisées? Ou est-ce que la libé-
ralisation des marchés peut suffire? Devons-nous en-
voyer en Afrique des moustiquaires pour lutter contre la
malaria ou vaut-il mieux nous abstenir?
Les idées et les recettes des économistes sont multiples
et ont toutes un point commun: elles reposent la plupart
du temps sur des données fantaisistes et sur une théorie
unique et déformée par l’idéologie censée expliquer une
bonne fois pour toute le problème de la pauvreté.
Des expériences pour combattre l’idéologie
Pourtant, cela ne se passe pas ainsi avancent deux cher-
cheurs – la Française Esther Duflo et l’Indien Abhijit Ba-
nerjee – du renommé Massachuchusetts Insitute of Tech-
nology (MIT): «De nos jours, l’économie du développe-
ment en est scientifiquement au même stade que la mé-
decine au Moyen-Age. Le patient se voit prescrire un mé-
dicament. S'il va mieux, c’est peut-être grâce au médica-
ment, mais aussi à d'innombrables autres facteurs. On ne
sait rien sur l’efficacité réelle du médicament en lui-
même».
Duflo et Banarjee abordent les choses différemment. Tout
comme la médecine moderne étudie systématiquement
l'effet des nouveaux médicaments, ces chercheurs testent
les effets des mesures de développement. Ils y ont consa-
cré près de deux décennies, car seules des études con-
trôlées permettent de dire si offrir des moustiquaires est
utile ou si approvisionner les paysans en engrais les aide
à sortir de la pauvreté.
Comprendre le mode de fonctionnement des plus dému-
nis, c’est pouvoir mieux identifier les instruments qui leur
seront le plus utiles. Et c’est justement ce qui est intéres-
sant dans ce livre: les hommes fonctionnent générale-
ment de manière singulière – bien différente de ce qu'ont
imaginé les experts occidentaux en pauvreté confortable-
ment assis derrière leur bureau. Les programmes de dé-
veloppement bien intentionnés et a priori ingénieux pè-
chent sur de petites choses et échouent à porter les fruits
escomptés.
Plutôt regarder la télé que manger
Qui dit pauvreté, sous-entend faim. Il est vrai que la mal-
nutrition est un grave problème pour les pays en voie de
développement. Or, il ne s’agit pas uniquement d’une
question de quantité, mais bien plus d’une question de
qualité. Le manque de micronutriments comme l’iode, la
vitamine A ou le fer amoindrit les capacités physiques et
entraîne des maladies. Une bonne alimentation rend les
adultes plus résistants et performants. Mais elle influe
surtout sur les capacités futures des enfants nés ou à
naître.
Les pauvres se nourrissent mal et sont donc en moins
bonne forme; de ce fait, ils sont moins productifs, ce qui
les empêche, une nouvelle fois, de pouvoir s'offrir une
meilleure alimentation. Ce cercle vicieux est qualifié de
«trappe à la pauvreté alimentaire».
Pourquoi les individus ne se nourrissent-ils pas mieux?
La réponse coule de source: parce qu’ils n’en ont pas les
moyens ou parce qu’il y a une pénurie de denrées alimen-
taires. Une mesure de développement logique consisterait
alors à leur donner de l’argent pour qu’ils puissent
s’acheter de meilleurs aliments. C’est la théorie. La réalité
est tout autre.
Economie comportementale: Dossier
Version octobre 2018 22 | 26 www.iconomix.ch
Mis à part les famines dévastatrices survenant à la suite
de catastrophes naturelles, la pénurie des denrées ali-
mentaires est rarement un problème. La faiblesse des re-
venus n’explique pas tout non plus. Les plus démunis,
ceux qui doivent vivre avec à peine un US-dollar par jour
ne consacrent «que» 36 à 79% de leurs revenus à leur
alimentation. Est-ce que les personnes souffrant de la
faim ne devraient pas dépenser chaque centime dispo-
nible dans l’achat de nourriture?
Duflo et Banarjee se sont rendus dans des villages isolés
et, à titre d’expérimentation, ont donné un peu d’argent à
certaines personnes. Leur constat: cet argent supplémen-
taire n’a pas servi à l’achat d’aliments en plus grande
quantité ou de meilleure qualité, mais au financement de
menus plaisirs (un téléviseur, de l’alcool, des cigarettes
ou des fêtes dispendieuses). Et si ces personnes ont ef-
fectivement acheté davantage de nourriture, alors ce ne
sont pas forcément des aliments plus sains, mais surtout
des aliments qu’elles trouvent meilleurs au goût.
Or, même si une telle attitude est condamnable de prime
abord, elle n’est pas totalement incompréhensible. La faim
et la malnutrition ne vont pas toujours de pair avec la
pauvreté. Si les pauvres n’ont pas faim, pourquoi de-
vraient-ils dépenser cet argent supplémentaire pour une
alimentation, certes plus saine, mais moins goûteuse?
Un appareil de télévision ou de l’alcool leur procure sur le
moment un bienfait largement supérieur. Evidemment, si
elles s’alimentaient mieux, les personnes concernées au-
raient alors un avenir plus souriant, mais le présent
compte apparemment beaucoup plus pour elles. Peut-être
parce que l’intérêt d’une alimentation saine n’est pas di-
rectement perceptible ou parce que le présent prime
avant tout.
Le luxe c’est de ne pas avoir à décider
Que ce soit à St-Moritz ou dans un camp de tentes au
Congo, les hommes ont tendance à accorder davantage
d’importance au présent et à repousser au lendemain les
tâches désagréables, même si elles sont indispensables
(procrastination). Or, les conséquences d’une telle vision
à court terme sont fatales pour les populations des pays
en voie de développement.
Les plus démunis doivent prendre activement un plus
grand nombre de décisions, et ce bien qu’ils soient géné-
ralement moins bien informés que les populations des
pays industrialisés. Pour notre part, moult décisions nous
sont épargnées ou des recommandations nous sont pré-
sentées, par exemple avec le régime de la prévoyance
vieillesse, l’école obligatoire ou les recommandations
pour les vaccins. Banerjee formule les choses ainsi: «Si
nous ne prenons pas activement de décision, nous
sommes sur la bonne voie. Si les pauvres n’en prennent
pas, ils sont sur la mauvaise.»
Et l’aide au développement qui consiste à distribuer des
denrées alimentaires, certes bonnes pour la santé, mais
mauvaises au goût, ne fonctionne pas. Personne ne man-
gera de tels aliments. Duflo et Banerjee suggèrent en
conséquence de mélanger les nutriments essentiels dans
autre chose, par exemple dans l’eau ou le sel. Cela per-
mettrait de soulager les plus démunis d’une des nom-
breuses décisions qu’ils doivent prendre.
Pour l’équipe d’iconomix, Patrick Keller, 29 avril 2014
Economie comportementale: Dossier
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Est-ce que vous tueriez cette souris?
Vous devez vous décider: soit vous sauvez la vie de cette
souris, soit vous gagnez 10 francs. Ce qu’une expérience
avec des souris nous apprend sur les marchés et la morale.
Source: Wikimedia
Cela semble paradoxal. Alors que la grande majorité de la
population se déclare contre le travail des enfants, l’ex-
ploitation et la pollution de l’environnement, ces valeurs
perdent nettement de leur importance lorsqu’il s’agit de
rechercher le produit le moins cher. Bien avant l’effon-
drement tragique d’une usine au Bangladesh, nous sa-
vions tous que d'autres souffrent pour que nous puissions
nous vêtir avec des jeans et des t-shirts à bas prix.
Mais le t-shirt bon marché a-t-il été acheté directement
dans le magasin d’usine où l’on a peut-être pu apercevoir
les conditions de travail inhumaines des employés? Pas
vraiment. De là à soupçonner que la distance créée par le
marché mondial et le commerce global modifie nos va-
leurs morales, il n’y a qu’un pas. Le débat n’est pas nou-
veau: le marché nous rend-il plus mauvais?
Encaisser l’argent ou sauver la souris
Une expérience menée par deux économistes allemands,
Nora Szech et Armin Falk, nous livrera peut-être de nou-
veaux enseignements en la matière. Des cobayes ont dû
se décider entre deux options possibles: sauver la vie
d’une souris ou recevoir de l’argent.
Les souris étaient en bonne santé, mais trop nombreuses.
Elevées pour des expériences de laboratoire, elles ne
pouvaient désormais plus être utilisées par la recherche
et auraient de toute façon été tuées. Si les cobayes déci-
daient de sauver la vie de la souris, celle-ci était alors ra-
chetée et se voyait offrir une vie de souris en première
classe dans les meilleures conditions qui soient.
Les sujets de l’expérience ont pu voir la souris sur des
photos et regarder un film présentant la manière dont la
souris serait tuée s'ils optaient pour l'argent. Près de 45%
des cobayes ont pris les 10 euros – et ont ainsi, de fait,
condamné la souris à mort.
Mais que se passe-t-il si on laisse les individus «négo-
cier» la vie de la souris? Pour le savoir, une variante de
cette expérience impliquait deux personnes: un vendeur
et un acheteur. Le vendeur recevait la souris en cadeau.
Puis, les deux protagonistes devaient s’entendre sur un
prix.
S’ils arrivaient à s’entendre sur un prix, la souris était sa-
crifiée et l’acheteur recevait alors 20 euros desquels il
devait déduire le montant convenu et le remettre au ven-
deur. En l’absence d’accord de transaction, la souris res-
tait certes en vie, mais le vendeur comme l'acheteur re-
partait les mains vides. Résultat: beaucoup plus de souris,
en fait 72%, ont été tuées sur ce marché «bilatéral». Une
autre version de l’expérience encore prévoyait davantage
de vendeurs et d’acheteurs afin de simuler un marché
plus important. Dans ce cas, encore plus de souris ont été
sacrifiées – près de 75%.
Les institutions influencent la moralité
Si les valeurs morales dépendent de la culture de chacun
et qu’elles évoluent parfois au fil du temps, il y a néan-
moins un consensus de base: faire du mal aux autres, en
toute connaissance de cause et sans raison aucune, est
considéré par la plupart des gens comme totalement im-
moral. Même si l’on ne peut pas réellement comparer le
meurtre d’une souris avec le travail des enfants ou la pol-
lution environnementale, les cobayes se trouvaient néan-
moins confrontés à une situation de conflit d'ordre moral :
«Suis-je prêt à faire du mal à autrui pour en tirer un bé-
néfice personnel?»
Il ressort de cette expérience que, dans le cadre d'inte-
ractions sur les marchés, les individus ont généralement
Economie comportementale: Dossier
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tendance à accepter des conséquences négatives (en
économie, on parle d’«effets externes négatifs») lorsque
celles-ci concernent un tiers. Il semble donc que les va-
leurs morales s’érodent lorsqu’elles sont confrontées au
marché. Pourquoi?
D’après Szech et Falk, plusieurs effets différents peuvent
être responsables de cette situation. Si deux personnes
se mettent d’accord sur une transaction, alors la respon-
sabilité et les éventuels sentiments de culpabilité sont di-
visés en deux et, ainsi, ils sont moindres pour chacun des
protagonistes. Sur un marché comptant un grand nombre
d’acheteurs et de vendeurs, l’individu se sent moralement
moins concerné, car il peut toujours se justifier en ar-
guant qu’il n’a eu, de toute façon, qu’une faible incidence
sur l’événement. Lorsque l’on voit les autres faire pareil,
on estime implicitement qu'un tel acte est socialement ac-
cepté: «Si ce n'est pas moi qui l'achète, ce sera de toute
façon quelqu’un d’autre». Par ailleurs, l’acte d’achat, la re-
cherche d’un produit bon marché ou le marchandage pour
le meilleur prix requièrent une grande partie de l’atten-
tion, de sorte que les éventuelles conséquences pour les
tiers passent au second plan.
Les institutions, comme le système juridique ou, juste-
ment, le marché, déterminent le comportement des indivi-
dus. Et elles peuvent aussi inciter à agir en fonction
d’autres critères moraux.
Les marchés sont-ils donc le diable en personne?
Lors du «Forum for Economic Dialog 2013» qui s’est tenu
à Zurich, il a été question d’équité et d’efficience des
marchés. L’expérience que nous venons de décrire y a
également été évoquée. L’auteur de l’étude, Armin Falk, a
souligné qu’il n’a pas comme objectif de critiquer les mar-
chés. Les avantages que le commerce apporte sont im-
pressionnants. Il n’y a vraisemblablement aucune autre
forme d’organisation qui soit plus juste ni plus efficace
que celle de l’économie de marché.
Mais les campagnes qui en appellent à la moralité des ac-
teurs du marché n’empêcheront pas la pollution de l'envi-
ronnement ni que des enfants travaillent dix heures par
jour dans des bâtiments insalubres pour coudre des t-
shirts – puisque, justement, le mécanisme du marché a
fait passer les valeurs morales au second plan. En consé-
quence, Falk plaide pour l’interdiction légale de certaines
activités dommageables, comme l’interdiction de l’impor-
tation de certains textiles.
En la matière, il évoque le commerce des esclaves dans
l’histoire des Etats-Unis. Là encore, des acheteurs et des
vendeurs s’enrichissaient – sur le dos des esclaves. Ce
n’est que lorsque l’esclavage a été interdit dans les Etats
du Sud que cette pratique a pu prendre fin. «Une société
doit toujours se demander où les marchés sont appro-
priés, et où ils ne le sont pas» estime Falk.
Saint-Paul Gilles, un professeur d’économie à Paris, a si-
gnalé à Armin Falk qu’il n’est pas toujours facile de déter-
miner si une action est moralement correcte ou non. «Si
nous n’achetons plus de t-shirts en provenance du Ban-
gladesh, car nous ne voulons plus encourager le travail
des enfants, l’usine pourrait faire faillite. Les ouvriers de
l’entreprise ne pourraient alors plus nourrir leurs enfants,
et le propriétaire risquerait même de se suicider. Une in-
tervention régulatrice, même bien-pensante, peut tout à
fait avoir des conséquences négatives.»
Pour l’équipe d’iconomix, Patrick Keller, 1 avril 2014
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Quand Facebook nous renseigne sur les relations amoureuses
Une étude réalisée par Lars Backstrom et Jon Kleinberg
nous indique que les couples ont tendance à avoir une
forte dispersion dans leurs amis.
Source: «Romantic Partnerships and the Dispersion of Social Ties: A Network Analysis of Relationship Status on Facebook»
Cette étude1, basée sur des observations du réseau social
Facebook, a été très bien résumée et vulgarisée par le
journaliste Nic Ulmi dans un article du Temps2.
La recherche avait pour but de répondre à une «simple»
question: en regardant uniquement la structure du réseau
d’amis d’une personne, peut-on trouver la personne avec
laquelle elle a une relation amoureuse?
La réponse est assez surprenante puisque l’algorithme
montre que c’est via l’aspect dispersion qu’il est possible
de trouver avec le plus de probabilité les amoureux (envi-
ron 50%). En effet, une fois sur deux, les amis du couple
sont très dispersés.
Ce résultat peut paraître contre-intuitif. On pourrait pen-
ser que les relations amoureuses se cachent derrière une
montagne d’amis en commun. Que nenni! Ce n’est le cas
que pour le quart des observations étudiées par les deux
chercheurs. Pire, une autre conclusion de la recherche
veut que moins la dispersion est élevée, plus la relation
risque d’être courte…
Morale de l’étude: ne jamais accepter de rendez-vous ar-
rangé par un de ses amis!
1 http://arxiv.org/pdf/1310.6753v1 2 www.letemps.ch/Page/Uuid/ae2951f6-47ae-11e3-ab11-3ec806394038/Facebook_modélise_lamour_qui_dure
Pour l’équipe d’iconomix, Bertrand Bise, 16 janvier 2014
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Glossaire
Aversion pour la perte Disposition à accorder une importance plus grande aux pertes qu’aux bénéfices.
Effet de dotation; aversion à la dépossession
Tendance d’un individu à conférer une plus grande valeur à un bien qu’il possède
qu’à un bien identique qu’il ne possède pas.
Effet de formulation Constatation selon laquelle la manière dont un message est énoncé influence le
comportement du destinataire, indépendamment du contenu du message.
Equilibre de Nash Situation dans laquelle aucun joueur ne souhaite modifier sa stratégie quel que soit
le comportement des autres joueurs.
Option par défaut Option standard
Procrastination Comportement tendant à remettre au lendemain des travaux nécessaires, mais dé-
sagréables.
Stratégie
(théorie des jeux)
Plan d’action complet indiquant ce qu’un joueur donné fera à chaque étape de déci-
sion et face à chacune des situations possibles au cours du jeu.