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Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Eric Vasseur
Agrégé en Sciences sociales
Maître de Conférences en Sciences économiques
à la Faculté d’économie et de gestion
de l’Université de Picardie Jules Verne
Economie de l’innovation et du progrès technique.
Introduction
Le 20ème siècle s’est achevé avec le boom des technologies de
l’information, la diffusion de l’Internet, de la téléphonie portable, innovations
sur le point de révolutionner, une fois de plus, le siècle qui a connu les plus
grandes mutations technologiques de tous les temps.
Imaginons quelques instants, le vertige que pourrait éprouver Jules Verne,
figure emblématique de notre Université, s’il revenait constater les progrès de la
science aujourd’hui.
Sans doute éprouverait-il des sentiments emprunts de joies et d’amertume,
en constatant que la conquête spatiale n’est plus une gageure, que la maîtrise des
airs est acquise et que l’exploration des fonds marins est banalisée. Mais les
applications militaires de toutes, ces innovations qu’il pressentait déjà à la fin de
son œuvre, lui procureraient un effroi certain. Si le sous-marin du capitaine
Némo, imaginé dans Vingt mille lieux sous les mers, a trouvé sa concrétisation
dans les explorations du commandant Cousteau, l’application militaire de cette
innovation, en a fait des sous-marins d’attaques nucléaires. Le réel dépasse
largement la fiction dans le rêve comme dans le cauchemar.
Le 20ème siècle a vu se développer et se généraliser un nombre très important
d’inventions en gestation au siècle précédent, qu’il s’agisse de l’automobile, de
l’aéronautique, de l’électricité, du cinéma, etc. La liste ne peut être exhaustive
tellement elle est longue.
Pourquoi le 21ème siècle dérogerait-il à cette dynamique ?
Laissons quelques instants divaguer notre imagination. Pourquoi l’homme
de la fin du 21ième siècle, ne se déplacerait-il pas grâce à la téléphonie, permise
par l’extension des multiples fonctions d’un outil dont le téléphone portable était
au début du siècle, le grand ancêtre. Mais bien sûr, ce même outil devenu un
excellent traceur des déplacements, aurait attenté aux libertés individuelles
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confirmant les prémonitions de Georges ORWELL dans son ouvrage 1984
publié en 1948. Cette anticipation d’un futur par définition incertain et
imprévisible à moyen et long terme est sans doute fausse et pourtant….
Confrontés au choc du progrès technique, partagés entre espoirs et craintes, nous
sommes à la fois les acteurs et les sujets de l’innovation, qui nous transforme
dans nos modes de vie, de travail et de penser.
L’innovation recouvre une réalité polymorphe à l’image de la nature humaine.
Dès lors, y a-t-il une discipline qui peut revendiquer une capacité explicative et
analytique supérieure aux autres ? Nous en doutons.
Qui peut le mieux en parler et rendre compte de sa complexité ?
Le philosophe, l’économiste, le sociologue, le mercaticien, le juriste, l’homme
politique, le psychologue, l’ingénieur, le chef d’entreprise, le salarié, le
consommateur, tous, à juste titre peuvent produire une analyse pertinente du
processus d’innovations, mais aucun d’entre eux ne peut imposer sa conception.
Mais faute de pouvoir tous les convoquer pour en parler, nous avons
délibérément fait le choix de privilégier les approches économiques et sociales
de l’innovation, car elles correspondent à l’éclairage que nous souhaitons donner
à ce cours.
De plus, face à l’immensité de notre champ d’étude, l’économie de l’innovation
et surtout face à notre incapacité intrinsèque à prévoir son évolution, nous avons
pris le parti d’une approche théorique du sujet, car comme le disait le
psychologue américain Kurt LEWIN (1890 – 1947) :
"Rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie ".
C’est pourquoi, nous estimons que face à une discipline comme l’économie de
l’innovation aux contours évolutifs et incertains, la condition première à sa
bonne compréhension est la connaissance de l’ensemble des théories
économiques afférentes au sujet.
Une fois, ce travail réalisé, nous pouvons entreprendre le travail de recherche
nécessaire et indispensable à la bonne compréhension et maîtrise de notre
environnement économique, social, technique.
Mais avant d’exposer la structuration de cours, effectuons un détour par les
définitions.
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Comment définir l’innovation ?
L’innovation est très souvent définie comme la mise en application d’une
innovation, résultat du progrès technique.
A l’image des poupées russes, nous faisons face à des définitions imbriquées,
l’innovation étant définie par rapport à l’invention et l’invention par rapport au
progrès technique.
Commençons donc par définir le progrès technique.
La notion de progrès revêt une double dimension, son étymologie fait valoir
l’action d’avancée tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif.
Il s’agit du concept central de la philosophie des lumières et des courants
évolutionnistes qui adhèrent à la croyance du perfectionnement global de
l’humanité. En se développant, la société évolue vers "le mieux" grâce aux
progrès des techniques, de la science, à l’accroissement des richesses, à
l’amélioration des mœurs, des institutions, fruits du progrès de l’esprit humain.
Le progrès économique s’inscrit dans cette approche, où se conjuguent
accroissement quantitatif des richesses et meilleure efficacité d’utilisation des
ressources. Mais le progrès économique entraîne t-il le "mieux être " ?
Il faut donc lui adjoindre, le progrès social, qui ne s’apprécie pas uniquement
quantitativement. L’accroissement du niveau de vie, du bien être matériel,
doivent aussi intégrer des aspects qualitatifs comme les conditions de travail, le
genre de vie, la diffusion du savoir et de l’instruction au plus grand nombre.
Dès lors, le progrès scientifique, le progrès économique et le progrès social se
conjuguent. Le progrès technique constitue donc un terme général qui englobe le
progrès scientifique dont les inventions entraînent des transformations ou des
bouleversements des produits, des méthodes de production, de l’organisation du
travail, des marchés et des structures de l’économie.
Le progrès technique permet d’augmenter l’efficacité des facteurs de production,
soit par un accroissement de leur productivité, soit par la réalisation
d’économies. Ainsi, il est possible d’économiser des matières premières, de
l’énergie ou d’utiliser moins d’hommes, économiser de la main-d’œuvre (labor
saving) ou d’économiser des machines, du capital (capital saving) ou d’accroître
l’efficacité productive des facteurs travail et capital.
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Mais l’invention, la découverte, la création d’un produit doit alors s’inscrire
dans un processus d’innovation. Cette innovation s’inscrit dans un système
économique et social où elle s’impose grâce à un processus de diffusion.
Ainsi la transformation de l’invention en innovation, obéit à un certain nombre
de conditions et le succès de l’innovation dépend de sa capacité de diffusion
économique et sociale.
Ces premières définitions posées, nous allons désormais approfondir ce sujet
dans la première séquence de notre cours qui en compte en cinq, qui sont les
suivantes :
Plan du cours :
Séquence 1 : Les énigmes à résoudre par l’économiste pour aborder
l’innovation.
Séquence 2 : L’innovation dans la théorie économique « classique ».
Séquence 3 : La révolution théorique schumpétérienne.
Séquence 4 : La théorie économique actuelle face à l’innovation.
Séquence 5 : La théorie standard actuelle face à l’innovation et sa principale
théorie alternative.
Séquence 6 : Les entreprises innovantes aujourd’hui.
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Séquence 1 :
Les énigmes à résoudre par l’Economiste.
Pour un économiste, étudier, analyser, comprendre le rôle de l’innovation
et du progrès technique n’est pas chose aisée. En effet au-delà du sujet lui-
même, il est d’emblée confronté à relever des défis et à résoudre des énigmes
dont l’outil d’analyse dont il dispose n’est pas à priori adapté. Au-delà de toute
conception idéologique, imaginons un économiste qui tel un astronome devrait
observer des planètes à des années lumière à la loupe ou qui d’intuition aurait la
conviction de l’existence d’un nouvel astre mais serait tributaire des conceptions
et des préjugés de son époque, la tâche s’avère particulièrement complexe.
Il faut prévoir dans un avenir de plus en plus incertain les destinées d’un
processus lui-même incertain, tel pourrait être résumé le défi que doit relever
l’économiste face au progrès technique.
Il doit en plus faire abstraction de ses propres émotions, espoirs, craintes ou
croyances que lui inspire l’innovation. Tout progrès génère sa cohorte
d’avancées, d’améliorations, d’asservissements et de cataclysmes. Nous savons
après les deux conflits mondiaux du XX ème siècle que contrairement aux
attentes de Jules Verne, le nautilus ne sert pas uniquement à l’exploration des
fonds marins, que si le capitaine Cousteau et son équipage ont largement
contribué à la compréhension et la préservation de la planète, les puissances
nucléaires ont transformé les sous-marins en arme redoutable. Mais c’est depuis
l’origine de l’humanité le cours habituel du progrès car si son initiateur et son
utilisateur sont capables des plus belles réalisations et ils peuvent aussi se livrer
aux horreurs les plus abominables.
Le rôle de l’économiste n’est pas de porter un jugement moral sur l’innovation
et le progrès technique, il se limite à en percevoir les effets sur le bien-être des
individus, les implications pour les entreprises et la main d’œuvre, les impacts
sur la concurrence et l’évolution des systèmes économiques.
Mais avant d’entreprendre une telle tâche, il nous faut mener une enquête au
sens smithien et humien du terme. Lorsque le premier rédigeait Inquiry on the
origin and the causes of the wealth of nations traduit en français par Recherche
sur les causes de la Richesse des nations et le second publiait Inquiry on human
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nature traduit par Enquête sur la nature humaine, tous deux se livraient à un
enquête, il est vrai que le mot inquiry peut être traduit par enquête ou recherche.
Si a priori cette nuance sémantique semble dérisoire, elle n’est pas comme le
dirait Wittgenstein un simple jeu de langage car pour aborder l’innovation, il
nous faut mener une enquête et percer un certain nombre d’énigmes.
Nous limiterons pour l’instant notre champ d’investigation à la résolution de
trois énigmes récurrentes lorsque l’on aborde notre objet d’étude, qui peuvent
être énoncées ainsi :
Première énigme : Comment conceptualiser le temps ?
Seconde énigme : Comment conceptualiser l’incertitude ?
Troisième énigme : Comment l’innovation va-t-elle être reçue ?
En 1939, Joseph Aloïs Schumpeter publiait un ouvrage majeur pour le
développement de la science économique, intitulé : "Business Cycles: Theorical,
historical and statistical analysis of the capitalist process ".
A partir des travaux de l’économiste russe Nicolaï Dimitrievitch Kondratiev qui
en 1925 avait publié un article intitulé "Les grands cycles de la conjoncture" et
révélait l’existence de cycles économiques de longue période, Schumpeter allait
montrer le synchronisme et la concomitance entre le battement de l’activité
économique à long terme et le rôle des innovations technologiques.
Chaque phase ascendante du cycle correspondant au développement d’une
innovation majeure, ainsi la première phase (1792 – 1815) voyait l’émergence
de la sidérurgie et du textile. La seconde (1847/49 – 1873) correspondait au
développement du chemin de fer, la troisième (1896 – 1920) au règne de
l’électricité.
Les continuateurs ont attribué à l’automobile et au pétrole, la quatrième phase
(1945 – 1975), fameuse "Trente Glorieuses" de Jean Fourastié.
La cinquième phase a sans doute commencé vers la fin des années 1990, avec
les technologies de l’information, de la téléphonie et de l’Internet.
L’innovation et le progrès technique s’affirment comme des facteurs moteurs de
la dynamique d’évolution des économies mondiales.
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Mais s’agit-il de facteurs exogènes qui comme le "Deux ex machina" de théâtre
grec, qui tombent du ciel ou un processus endogène voulu consciemment ou
inconsciemment par les acteurs et les marchés ?
La question du statut endogène ou exogène de l’innovation pour les
économistes pose d’emblée une autre question, celle du choix du cadre
conceptuel à retenir pour appréhender toute démonstration analytique ou toute
étude monographique.
Supposons que nous élaborions un raisonnement à court terme, puisqu’aux dires
de Keynes "à long terme nous serons tous morts", ou en vertu de cette
locution prudentielle "toutes choses égales par ailleurs ", nous établissons un cadre
d’analyse où le progrès technique est neutre, c'est-à-dire qu’il ne produit pas de
modifications sur la réalité étudiée ou l’objet cerné. La neutralisation de
l’innovation et du progrès technique, se justifie puisque nous travaillons à court
terme.
Inversement, à long terme, cette neutralisation devient une hypothèse de travail
très réductrice et irréaliste puisque le progrès technique aura produit nombre de
modifications du réel, qui doivent être intégrées.
Mais cette transposition s’avère particulièrement délicate pour l’économiste car
une projection à long terme, fragilise la portée de son analyse et le range parfois
parmi les prédicateurs et autres voyants, qui tentent de prévoir l’avenir.
Cette projection dans le futur le conduit à essayer de prendre en compte des
éléments qu’il ne maîtrise pas totalement. En effet, travailler à long terme, c’est
aller vers l’inconnu, c’est intégrer le temps et l’incertitude, c’est aussi aborder
une énigme majeure le progrès technique lui même.
Comment pouvons-nous conceptualiser le temps et l’incertitude pour saisir le
processus d’innovation ?
Pour répondre à cette question, voyons comment les autres champs
disciplinaires les ont abordés.
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Première énigme à résoudre :
Comment conceptualiser le temps ?
En Sciences Physiques, deux conceptions du temps ont été
développées, celle de Newton puis celle d’Einstein.
Pour Newton, le temps est un absolu qui a une réalité propre et extérieure aux
phénomènes.
Pour Einstein, le temps n’est pas un absolu, même s’il a une réalité propre, il est
inhérent aux phénomènes.
Selon "la loi de la relativité restreinte ", plus vite un corps se déplace, plus le
temps pour lui ralentit, jusqu’à s’arrêter quand sa vitesse tend vers C, vitesse
limite de la propagation de la lumière et de tout déplacement d’un corps.
(Constante universelle C= 300 000 km/s).
Selon "la loi de la relativité générale ", deux observateurs animés de
mouvements différents n’ont pas la même échelle de temps ; celle-ci est relative
à leurs vitesses respectives et elle est fonction de l’intensité du champ
gravitationnel dans lequel ils évoluent.
Quelles implications de ces enseignements pour l’économiste ? Nous pouvons
retenir que le temps n’est pas un cadre dans lequel se déroulent les phénomènes,
il est inhérent aux phénomènes.
Nous ne devons pas penser le temps comme une réalité englobante et extérieure
mais comme inhérent à l’objet étudié.
Ainsi lorsqu’un économiste pense la durée de vie d’un produit, d’une méthode
de production, s’il est conduit à intégrer leur usure et leur obsolescence, il doit
considérer leur propre temporalité.
La philosophie attribue au temps, trois éléments qui sont : l’intériorité, la
relativité et l’ouverture.
Selon Bergson, il n’y a de temps que celui que l’homme éprouve, la durée
"donnée immédiate de la conscience ".
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Le temps s’écoule selon un rythme plus ou moins lent ou rapide, selon l’action
ou l’inaction, leurs perceptions, selon le plaisir ou l’ennui.
Nous intériorisons le temps par notre subjectivité. L’attente d’un correspondant
au téléphone, l’attente à la caisse d’un hypermarché, l’écoute d’un discours, le
cours d’un enseignant, suscite de notre part des réflexions du type :
Qu’est ce que c’était long ! Ça a passé vite ! Je n’ai pas vu le temps
passé ! C’était mortel !
La séquence orale d’un cours dure une ou deux heures et l’appréciation du
temps passé pour l’auditeur n’est pas la même selon la matière enseignée, la
méthode employée, l’intérêt perçu pour la discipline, le degré de facilité ou de
complexité perçu par chacun, la performance révélée par l’évaluation, la plage
horaire dans la journée, le caractère attrayant ou austère des locaux etc.
Tous ces éléments confirment l’intériorité et la relativité du temps pour chacun
d’entre nous. Comme l’écrivait Gilles Deleuse dans l’Image du temps (1985) :
"C’est nous qui sommes intérieurs au temps non l’inverse ".
Nous ne vivons pas dans le temps, nous vivons le temps. Notre condition
humaine nous empêche de nous soustraire au temps, à cause de notre statut de
mortel. L’immortalité supposée de Dieu ou des Dieux, opère une soustraction
voire une domination divine du temps, sauf à supposer comme Nietzsche que "Dieu est mort ".
La mort donne au temps une finitude. Pour l’homme, un jour le temps s’arrête
définitivement, pour l’éternité. La mort étape ultime d’une vie et d’un cycle
biologique implacable révèlè par Œdipe au Sphinx, par le bébé marchant à
quatre pattes, l’homme adulte sur deux jambes et l’homme âgé se déplaçant à
l’aide de sa canne. Simultanément la nature impose son cycle à l’homme et un
déterminisme fatal.
Au quotidien, le temps marque des périodes dictées par la nature pour la vie de
l’homme. Dans une journée, il nous faut assurer le bon fonctionnement de
l’organisme, en nous consacrant des temps pour l’alimentation, le repos, et le
sommeil. Ce cycle circadien s’impose à l’humanité.
De même, les cycles circannuels rythment la vie à chaque époque de l’année, la
nature impose ses saisons, printemps, été, automne, hiver selon une certaine
régularité.
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Mais si l’homme vit et subit le temps, les sociologues nous montrent qu’il le
construit, comme l’a démontré Emile Durkeim dans "Les formes élémentaires de
la vie religieuse".
Chaque société construit son temps et affirme une pluralité des temps sociaux au
sein d’une société.
Le temps scolaire illustre cette construction sociale. A quel âge, la société décide
t-elle qu’il faut avoir tel diplôme ? Quel sens, cette périodisation du temps pour
l’élève et l’étudiant a t-elle en dehors du système scolaire qui l’impose ?
Le temps du travail constitue un autre exemple de cette construction sociale. A
quel âge doit-on quitter la vie active et devenir inactif ? Doit-on imposer ou
laisser chacun choisir, le moment du départ ?
La conception même de l’age d’un homme renvoie explicitement à un processus
de socialisation. Qu’est-ce que la jeunesse ? Qu’est-ce que la vieillesse ? A quel
âge est-on vieux ? Ne s’agit-il pas comme l’affirme Bourdieu, de simples mots.
Peut-on rester longtemps jeune ?
Le temps est-il orienté, a-t-il un sens ?
Nous représentons fréquemment le temps par une ligne, où se succèdent des
étapes. Cette représentation linéaire du temps, nous en faisons une flèche, qui
vise une cible. Cette représentation correspond très souvent à un exposé
déterministe, un évènement A entraîne un évènement B, qui lui-même génère
l’évènement C.
Cette conception de l’Histoire, présentée notamment par Hegel, laisse
transparaître l’exercice d’une logique de causes et de conséquences. Or, parfois,
certains évènements surviennent sans que l’action humaine soit en cause. Le
temps s’oriente t-il vers le retour à un état initial ou présente t-il un caractère
irréversible ?
L’ensemble de ces conceptualisations du temps devront être prises en compte,
lorsque l’économiste va conceptualiser à long terme, le rôle du progrès
technique et de l’innovation, prises en compte lors du développement de
l’innovation.
En effet, à ce stade de notre exposé, pour la première définition que nous
pouvons énoncer de l’innovation consiste à la qualifier d’applications
industrielles et commerciales d’une invention.
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L’innovation est le résultat d’une invention donc d’un processus qui s’inscrit
dans le temps.
Si nous optons pour une représentation linaire de ce processus chronologique,
nous trouvons en premier lieu, la recherche fondamentale ou appliquée,
privée ou publique qui aboutit, ce qui n’est pas forcément le cas, première
perception de l’incertitude du résultat, à une invention.
Cette seconde étape du processus, nécessite la réalisation d’un ensemble de
tests, d’études qui éprouvent la faisabilité, la rentabilité, l’accueil, le débouché
où un ensemble de contraintes de diverses natures, physiques, économiques,
écologiques, sociales, morales, politiques etc.,
Une fois encore, cette phase prend un "certain temps" et se révèle incertaine.
Cette étape nécessite une dépense de moyens financiers, techniques, humains, en
d’autres termes, un investissement dont l’initiateur cherchera le retour sur
investissement.
Cette invention résultat de la découverte concrétise donc un investissement dont
la rentabilité s’avère à priori incertaine et aléatoire. Une découverte peut rester
lettre morte pour ses contemporains qui n’en perçoivent pas l’importance ou
dont l’état des savoirs ne leur permet pas de lui donner une application pratique
et immédiate.
Mais la découverte dont la vocation immédiatement applicable est comprise,
devient une invention qui elle-même se transforme en innovation, une fois,
l’ensemble des contraintes techniques, industrielles et commerciales surmontées.
L’innovation se présente comme l’histoire d’une métamorphose.
La phase de développement confirme ou infirme le lancement de cette
innovation pour une production de masse et une commercialisation de masse.
Mais cette représentation linéaire du processus d’innovation dans le temps, quasi
déterministe peut se doubler d’une lecture séquentielle.
C’est à partir de la mise en relation de deux découvertes, de deux méthodes, de
deux champs disciplinaires, qu’une accélération du processus d’innovation peut
notamment s’opérer et parfois la vie d’un homme s’avère trop courte pour que le
processus amorcé, aboutisse pour son initiateur.
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Le processus d’innovation est donc diachronique. Il a sa propre temporalité qui
ne s’inscrit pas forcément en phase avec l’évolution conjoncturelle des
économies, le développement des sociétés et le quotidien des individus.
Ce processus d’innovation dont la manifestation présente un caractère aléatoire,
possède aussi une dimension incertaine.
En effet, l’innovation de part sa durée de vie inconnue à priori, s’avère elle-
même subir l’incertitude alors qu’elle-même est productrice d’incertitude.
Si nombre d’innovations ont eu, ont, auront, un rôle moteur pour la croissance
économique, elles opèrent selon une logique déstructurante et structurante,
qualifiée par Schumpeter de processus de "destruction créatrice".
Le rôle particulier joué par l’incertitude doit donc être intégré par l’économiste
dans son travail de conceptualisation de l’innovation.
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Seconde énigme à résoudre :
Comment conceptualiser l’incertitude ? Le progrès technique et l’innovation sont à la fois soumis à l’incertitude et à des
facteurs producteurs d’incertitude.
Cette incertitude s’inscrit dans le temps, le futur. Dès lors, un futur proche
s’avère relativement aisé à prévoir, alors qu’un futur lointain, s’avère lui
totalement incertain et presque imprévisible.
En situation d’incertitude radicale, la rationalité des agents les conduit soit à ne
rien faire, soit à calculer les coûts et les avantages prévisibles d’une action dans
un tel contexte, soit à opter pour le mimétisme car si je sais que je ne sais rien,
peut être que les autres en savent plus que moi. Une autre possibilité consiste à
envisager différents états du monde et à chaque scénario, lui attribuer une
probabilité de réalisation.
Ainsi, nous pouvons dresser selon les degrés d’incertitude, l’innovation qui lui
correspond et donner un exemple pour illustrer notre propos :
Situation 1
Incertitude nulle – certitude.
Absence d’innovation.
Situation 2
Incertitude très faible, quasi nulle.
Innovation incrémentale, mineure : légère ou simple amélioration.
Exemples : Modification de l’emballage, le rasoir à x lames auquel
on ajoute une lame supplémentaire.
Différenciation du produit.
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Situation 3
Faible degré d’incertitude
Innovation incrémentale sophistiquée
Exemples : le téléphone portable, amélioration de la qualité de
l’image grâce à un écran de meilleure résolution pour réception
d’images animées.
Situation 4
Degré moyen d’incertitude.
Innovation forte sur une nouvelle génération de produits connus.
Exemples : lancement d’un nouveau jeu de hasard par la Française des
jeux : Euromillions ou renouvellement d’un modèle automobile
"la nouvelle Clio", "la nouvelle Polo" etc.…
Situation 5
Degré élevé d’incertitude.
Innovation radicale de produits ou procédés.
Exemples : Monospace, Espace Renault, nouveau concept car, la
Twingo ou la Smart. Apple : le mac, dont le design et les logiciels
spécifiques opérent une rupture avec l’existant.
Situation 6
Incertitude totale, radicale.
Révolution technologique.
Exemples : Machine à vapeur, électricité, automobile, les
technologies de l’information.
L’impact de l’innovation sur le système économique, sur la société et sur les
individus, renvoie à deux grandes catégories d’innovations :
Les innovations incrémentales ou mineures,
Les innovations radicales ou majeures.
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Les innovations incrémentales ou mineures, portent le plus souvent sur le
perfectionnement ou l’amélioration de l’existant. A titre d’exemple, depuis son
invention par Graham BELL en 1876, le téléphone, innovation radicale en
matière de communication à distance et immédiate a connu de nombreuses
innovations incrémentales.
Le combiné téléphonique a vu des innovations incrémentales, modifier son
apparence, ses performances par des améliorations permanentes sur le haut
parleur, l’écouteur, le clavier, le cadran d’affichage.
Mais la mobilité réduite du téléphone fixe, tributaire de la longueur du fil qui le
reliait en branchement de la ligne téléphonique a été sensiblement améliorée par
l’apparition d’une nouvelle génération d’appareils mobiles, mobilité certes
réduite mais effective.
Les recherches entreprises pour améliorer cette mobilité ont conduit à sa
résolution avec l’apparition de nouveaux téléphones, cette fois-ci complètement
autonomes, téléphones portables.
Ce nouvel objet, bien qu’il s’agisse toujours d’un téléphone bouleverse
profondément l’usage du téléphone, en donnant naissance à de nouvelles
pratiques et en donnant accès à de nouveaux services. Le SMS ou texto s’impose
comme un mode de communication alternatif avec ses adeptes et son langage.
A priori, il s’agissait d’accroître la mobilité d’un produit existant. Désormais il
s’agit d’une innovation majeure.
L’innovation majeure ou radicale correspond à l’apparition d’une innovation
pour laquelle il n y a pas d’équivalent préexistant, présentant les mêmes
caractéristiques. Certaines de ces innovations radicales engendrent de véritables
révolutions technologiques et économiques en déstructurant une situation
existante et en provoquant une nouvelle structuration.
Ainsi, la mécanisation de l’agriculture en Europe au XIXème siècle a
déstructuré l’emploi la vie agricole, l’exode rural a alimenté l’urbanisation et
l’industrialisation, entraînant une déstructuration et une restructuration des
territoires et des systèmes d’emplois.
Ce processus s’est opéré sur plus d’un siècle et a généré une croissance
économique qui selon Alfred Sauvy : "Au XIXème siècle, le progrès
technique a crée plus d’emplois qu’il n’en a détruits ". Quel
oracle aurait pu prévoir que la révolution industrielle aurait comme préalable la
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révolution agricole et que le paysan en faisant l’acquisition de sa moissonneuse
batteuse allait redessiner la structuration de son secteur, de son village et de son
pays.
Le processus d’innovation s’avère donc particulièrement difficile à cerner et
conceptualiser pour l’économiste. Nous ne connaissons ni le moment précis de
son déclenchement, ni sa durée de vie, ni sa vitesse de diffusion, ni sa capacité
d’essaimage, autant d’éléments qui expliquent que par commodité ou honnêteté
intellectuelle, ce processus ait été neutralisé par les économistes.
Le premier qui a entrepris d’élucider cette énigme fut Joseph Aloïs Schumpeter.
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Troisième énigme à résoudre :
Comment l’innovation va-t-elle être reçue ? La problématique des économistes consiste le plus souvent à appréhender
l’innovation du côté de l’offre et à établir à son sujet une loi de Say implicite.
Si comme l’avait jadis expliqué Say, "un produit terminé offre dès cet instant un débouché à d’autres produits pour tout le montant
de sa valeur", cette loi de Say dite des débouchés, résumée par Keynes en
ces termes "l’offre crée sa propre demande", en matière d’innovation,
les économistes font le plus souvent l’hypothèse qu’un nouveau produit trouve
un nouveau débouché et que l’innovation crée sa propre demande.
Or cette automaticité de la causalité doit largement être relativisée à partir de la
réception de l’innovation par la société et en particulier par l’homme.
Cette perception se place sur le plan des opportunités et des menaces, et sur le
plan des coûts et avantages perçus par la société et l’homme.
En effet si d’un point de vue économique, l’impact de l’innovation donnera lieu
à une modification de l’emploi et de la consommation. L’innovation produit
aussi ces impacts sociaux et psychologiques.
Quelle place assigne t-elle à l’homme dans le procédé de production, quelle
place occupe t-il alors dans la société, dans l’entreprise, dans sa famille, dans
l’espace économique et dans l’espace domestique ? Quelle perception a-t-il de
cette évolution ?
L’approche habituelle des économistes consiste à privilégier les analyses
centrées sur l’entreprise, sa stratégie en matière d’innovation. Mais Schumpeter
lui-même avait bien précisé qu’il s’agit aussi d’un processus social.
A priori deux traditions économiques avaient abordé l’innovation et le progrès
technique dans toutes ses dimensions économiques, sociales, politiques et
psychologiques, issues du courant "classique", l’une à priori optimiste
nourrissant de réels espoirs, l’autre pessimiste voyant les effets négatifs et saisie
d’une peur panique.
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L’espoir était placé dans la réduction de la pénibilité du travail, l’amélioration
du bien-être des individus par des éléments de confort et de bien être matériel
pour les consommateurs.
La peur résidait sur le plan économique par le fait que la machine devenait un
concurrent de l’homme. Au lieu d’être au service de l’homme, la machine le
chassait des champs et des entreprises. Elle le condamnait au chômage dit
technologique.
Pour d’autres, l’évolution des techniques de production dépossédait l’homme de
son savoir et savoir-faire par la multiplication des tâches répétitives, tâches
d’exécutions dépourvues d’intérêt intrinsèque mais rendant les individus
parfaitement substituables les uns aux autres. L’innovation sacrifiait l’homme.
Le danger militaire de l’innovation était déjà connu de tous puisque l’homme a
toujours fait preuve d’une aptitude remarquable à trouver des moyens nouveaux
pour tuer ses semblables. Cette méfiance, par le passé, certains gouvernants l’ont
ouvertement exprimée, d’abord l’Empereur Dioclétien au IIIème siècle refuse
une machine qui économise de la main-d’œuvre car il faut conserver l’ouvrage
aux esclaves, leur oisiveté nuirait à l’Empire romain. De même Colbert indique
clairement à un inventeur qu’il aille porter son invention là où l’on manque de
bras, car il doit veiller à occuper le peuple et qu’il puisse vivre de son travail.
Les révolutions industrielles sont aussi marquées par des révoltes d’ouvriers qui
cassent les machines. Ces réactions de dépenses brutales de leurs emplois
commencent en Angleterre avec le leader Ned Laddham. Ce mouvement prend
le nom de Laddisme, au XVIIIème siècle.
En France, il s’agit des luddites, les ouvriers détruisent les machines de peur du
chômage de 1815 à 1830, la révolte des canuts de Lyon en 1831 en est un
exemple célèbre. La gendarmerie doit escorter les convois de machines pour
empêcher les véritables opérations commandos organisées par les ouvriers. La
dimension destructrice est d’emblée perçue, l’innovation, le progrès technique
économise du temps de travail, la productivité globale augmente au détriment de
l’emploi. L’innovation accroît l’efficacité du travail, ou produit plus en un temps
de production moindre.
Entre la dimension destructrice et la dimension créatrice, les avis sont partagés
et oscillent entre pessimisme et optimisme.
Proudhon révèle le double aspect du progrès technique en indiquant que les
machines promettaient aux hommes un surcroît de richesse, elles ont tenu parole
mais elles ont accentué la misère et rétablit l’esclavage.
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Marx indique que ce n’est pas le progrès technique en lui-même qui pose
problème mais l’usage de ce dernier par les capitalistes. Ils l’utilisent pour
accroître l’exploitation. La machine rend superflu la force musculaire et met
immédiatement au travail les femmes et les enfants.
D’autre part, en imposant un rythme de travail, la machine accroît la plus value
relative et donc la plus value totale. Mais la tentation de remplacer les hommes
par les machines, conduit à une élévation de la composition organique du capital
qui à terme, risque de mettre en péril le système capitalisme. En effet, la plus
value provient de l’exploitation de la force de travail, si les machines chassent
les hommes, l’armée industrielle de réserve des chômeurs augmente et permet
d’imposer à ceux qui restent des conditions de travail et salariale qui renforcent
l’exploitation et entraîne un accroissement de la plus value.
Mais si les machines remplacent les hommes, la plus value va chuter puisque
c’est de la force de travail qu’elle provient. Une machine ne peut générer la plus
value, « le capital mort » ne peut pas être exploité.
Sismondi reprend l’histoire de Gandalin, cet apprenti sorcier qui pour soulager
sa tâche d’entretien et de nettoyage transforma son balai en porteur d’eau et
démultiplia les balais. Très vite dépassé par sa création et par la multiplication
exponentielle des balais porteurs d’eau, il dût les abattre à la hache ensuite.
Cette fable fut reprise par Walt Disney où Mickey incarne Gadalin dans
Fantazia.
Ricardo lui aussi s’inquiète d’un progrès technique non maîtrisé qui entraînerait
une réduction du temps de travail voire même du chômage. Malthus abonde
dans ce sens, préoccupé par l’oisiveté des classes laborieuses et les risques de
sous-consommation.
En 1930, Keynes dans un texte intitulé, "les perspectives économiques de nos
petits enfants ", fait part lui aussi de ses craintes face à l’innovation, notamment
avec le chômage technologique qu’il définit ainsi :
"Il faut entendre par là le chômage qui est dû au fait que
nous découvrons des moyens d’économiser de la main-d’œuvre à
une vitesse plus grande que nous ne savons trouver de
nouvelles utilisations du travail humain. Mais ce n’est là
qu’une période passagère d’inadaptation. A long terme, tout
cela signifie que l’humanité est en train de résoudre son
problème économique ".
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Même si Keynes reste sur une note optimiste, en envisageant un progrès infini et
bienfaisant, à long terme, mais le court terme il reste très problématique. Mais
privé de leur fonction économique, quelle place dans la société, trouveront les
hommes et quel sens donneront-ils à leur vie ?
Dès lors, les effets destructeurs du progrès technique et de l’innovation
présentent à court terme un caractère irrémédiable et problématique mais qui
sont compensés par leurs effets créateurs perceptibles à long terme.
Sauvy, dans son ouvrage "La machine et le chômage" met à jour le concept de
déversement et explique qu’au XIXème siècle, le progrès technique a crée plus
d’emplois qu’il n’en a détruit. Cette perspective de long terme, sur un siècle
illustre un transfert d’emplois et d’activités du secteur agricole mécanisé vers
l’industrie en pleine expansion. Le diversement s’opère d’un secteur vers un
autre.
Mais toutes ces positions révèlent le caractère pour le moins énigmatique du
progrès technique, sa perception morale, sociale et psychologique l’est tout
autant.
Quel jugement moral devons-nous porter face aux travaux sur le clonage des
espèces ?
Faut-il entreprendre des recherches sur les organismes et procéder à des
modifications génétiques ?
Entre les perspectives thérapeutiques et les risques de pratiques eugénistes, le
chenal est étroit et inconnu. La perte de contrôle du progrès technique reste
omniprésente.
Mais nous ne devons pas oublier qu’en mai 1843, un savant nommé Arago
manifestait ses inquiétudes à propos du chemin de fer et promettait des
problèmes de santé majeurs "aux malheureux voyageurs " du chemin de fer, qui
risquaient la pneumonie à la vitesse folle de 40 kilomètres par heure alors qu’un
attelage lançait à pleine vitesse ne pouvait dépasser les 20 kilomètres par heure.
Aujourd’hui le T.G.V. a pulvérisé les records de vitesse sans que les passagers
s’émeuvent de faire dans la journée l’aller et le retour entre Paris et Londres ou
entre Paris et Bruxelles.
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La peur de l’innovation, de l’incertitude qu’elle génère reste une constante au fil
des époques, démontrant que l’innovation est aussi un processus social par
lequel se diffuse une invention dont le cheminement s’avère à priori difficile à
prévoir. Au centre du dispositif nous devons examiner avec attention
l’acceptation et l’appropriation de l’innovation par le premier concerné :
l’homme, car elle est faite pour lui. Des lors l’acceptation et l’appropriation de
l’innovation passe d’abord par le consommateur. Ainsi certaines entreprises
octroient à leur service marketing un droit de vie ou de mort aux innovations de
produits.
En effet la consommation et le consommateur constituent la cible que doit
atteindre l’innovation. Il s’agit de faire en sorte que le consommateur adopte,
accepte et s’approprie l’innovation, de sorte qu’elle s’intègre dans son quotidien
selon un processus quasi routinier.
L’irruption d’une innovation dans la vie quotidienne des consommateurs
provoque un certain nombre de changements qui risquent de bouleverser
certaines pratiques.
C’est pourquoi, s’il est normal pour l’entreprise d’envisager l’innovation par
rapport à la production et la concurrence sur le marché, il lui faut aussi la
considérer par rapport à son utilisateur, le consommateur sous différents angles d’approche, technique, économique, social, psychologique.
Cette approche pluridisciplinaire constitue le gage d’une réussite probable.
Pour tout consommateur, l’irruption d’une innovation dans son quotidien, doit
intégrer une logique de coûts/avantages.
Le coût d’adoption de celle-ci est inférieur à l’avantage qu’elle procure ? La
réponse à cette condition détermine le succès du processus d’assimilation de
l’innovation.
Du strict point de vue de l’utilité, le consommateur doit très rapidement
percevoir, si l’innovation répond à un nouveau besoin, ou se substitue
avantageusement à l’existant de sorte que l’utilité soit avérée.
Dans le cas contraire, le statut de gadget, réduit la portée de l’innovation à une
curiosité éphémère, un effet de mode.
A cet effet, la diffusion pendant "les trente glorieuses" "des produits blancs", en
d’autres termes, l’électroménager s’est avéré très rapide. Certes, cette période
correspond à une conjonction d’un pouvoir d’achat croissant, d’une production
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de masse réduisant le prix de vente unitaire mais la démonstration de l’utilité de
la machine à laver le linge, ou du réfrigérateur s’est avérée évidente pour tous.
La marque américaine "frigidaire" avait d’ailleurs réussi l’assimilation du
produit réfrigérateur à sa marque. Combien d’entre nous utilisent encore ce
vocable pour qualifier le produit, une grande majorité.
Tant pour la conservation des aliments que pour laver le linge, l’utilité
s’imposait et en plus s’ajoutait une amélioration de la qualité de la vie pour son
utilisateur. Ne plus saler les aliments leur donnait un goût retrouvé et entre le
lavoir et les lessiveuses, la pénibilité du lavage du linge s’avérait annihilée.
Si le coût économique nécessitait quelques mois d’un salaire minimum, il ne
rendait pas ces innovations inaccessibles au plus grand nombre, au contraire.
Dès lors, il fallait imposer ces produits dans la sphère domestique, en révélant
un contenu social, psychologique et symbolique. L’acceptation de l’innovation
passe aussi par une compréhension et une utilisation des représentations sociales
de l’époque. La prise en compte de ces représentations sociales s’avère
indispensables pour la réussite du processus innovant. Cette prise en compte, ne
signifie pas, bien sûr que nous y adhérions, mais l’éluder constituerait une erreur
majeure. A titre d’exemple, dans les années 1950, la division sexuelle du travail
domestique, conduit à des représentations sociales de la femme et de l’homme
spécifique. La représentation sociale de la femme qui l’emporte est celle de la
ménagère, qui reste au foyer pour élever ses enfants. La représentation sociale
de l’homme est celle du travailleur qui par son activité professionnelle "gagne
l’argent" nécessaire à la vie de la famille. Dans ce type de représentation sociale
de la France des années 1950, Moulinex opte pour une campagne publicitaire où
le slogan retenu est : "Moulinex libère la femme " et l’affiche publicitaire de
1956 représente une ménagère, qui se sépare de son tablier pour laisser
apparaître une tenue soignée et arbore un collier de perles.
Les produits électroménagers de cette firme vont donc permettre aux ménagères
de s’émanciper relativement de leur condition et de s’identifier à l’archétype de
la femme des classes sociales aisées.
Aujourd’hui, une telle campagne n’est plus envisageable d’une part en raison
d’un changement des représentations sociales et d’autre part à cause du
changement du statut social des produits électroménagers.
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Le statut quasi magique de ces produits dans les années 1950, a disparu. Ils ont
investi la sphère domestique comme éléments du confort quotidien faisant partie
d’une routine qui leur confère un statut banal.
Si nous ne savons pas si Moulinex a libéré la femme, nous savons qu’il a
conquis la cuisine du foyer. Ces innovations de jadis ont intégré la sphère
domestique et ont intégré un nouveau système de signes et de symboles.
Lorsque la préservation de l’environnement ou les économies d’énergie
deviennent de nouvelles préoccupations, l’électroménager intègre un programme
"éco".
Lorsque le rythme de la vie professionnelle et personnelle ne permet plus de
consacrer le temps de préparation de jadis au repas, le four micro ondes
s’impose en facilitant cette vie trépidante. Entre la soupe à préparer en épluchant
les légumes et celle qu’il suffit de faire réchauffer, entre les frites dites
« maison » et celles congelées, entre la salade qu’il faut laver pour lui retirer les
résidus de terre et celle qu’il suffit de retirer de son emballage et à assaisonner,
le choix actuel dépend largement du niveau de vie et du mode de vie de notre
consommateur ou consommatrice. Les innovations ont tenu compte de ce
nouvel acteur domestique qui bien que maîtrisant les divers produits
électroménagers, ne peut plus ou ne veut plus, préparer la soupe de "grand
mère", éplucher des frites "maison" et laver une salade encore pleine de terre.
Une nouvelle identité sociale est apparue que la publicité met remarquablement
en scène.
L’acceptation d’un produit innovant correspond, bien sûr, à un usage, ancien ou
nouveau, résout un problème ou facilite une tâche et projette une symbolique en
phase avec la représentation sociale du moment et de la société concernée, de
ses utilisateurs.
Reprenons l’exemple du téléphone portable, pour caractériser les technologies
de l’information. L’acceptation du produit innovant est à priori facile à
comprendre. Partout et tout le temps, ce téléphone permet de communiquer. La
firme Nokia en a fait son slogan "connecting people", relier les gens et a utilisé
uniquement les deux mains du tableau de Michel Ange représentant la création
de l’Homme par Dieu, pour signifier ce lien au travers de ces affiches
publicitaires.
Mais ce qui à priori devait être simple, l’utilisation d’un téléphone s’est
rapidement complexifiée à cause de la nécessaire interprétation et sélection de
l’offre technique des téléphones liés à des offres forfaitaires d’utilisation
particulièrement obscures sur un marché oligopolistique.
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L’utilisation basique recherchera un téléphone pour téléphoner et à la rigueur
pour envoyer des messages (Texto, SMS). La multifonctionnalité des appareils
transforme le téléphone en réveil, agenda, mini ordinateur pour consulter et
envoyer des "e-mails", appareil photo numérique, baladeur, radio, caméra
numérique, télévision et système de localisation instantanée.
Après avoir décrypté, l’offre de l’opérateur correspondant le mieux à son
utilisation du produit et choisi le "bon" portable, il se rend vite compte qu’être
joignable partout à toute heure présente certains avantages et quelques
inconvénients.
En effet, il n’est pas rare que le temps consacré à la sphère domestique et celui
de la sphère professionnelle se confondent avec ce petit appareil. Les clients, les
employeurs peuvent alors investir la sphère privée. De plus, un scénario tel que
George Orwell dans 1984, l’avait envisagé, devient tout à fait possible, par une
localisation satellitaire de son porteur : « Big brother is watching you
everywhere. » telle pourrait être la reformulation de la célèbre phrase du roman
mais si ce prétendu grand frère nous regarde partout, mais qui est-
il aujourd’hui ?
Dès lors, lorsque les tensions sociales et les charges mentales s’accroissent,
l’individu risque de refuser le produit innovant dont les chances d’acceptation
diminuent.
L’acceptabilité est donc elle aussi soumise à l’incertitude car nous ne pouvons
pas prévoir la trajectoire d’évolution d’un produit innovant, dans la sphère
sociale.
Ainsi nous pouvons constater que l’acceptation d’une innovation repose sur
différents fondements.
Le premier est sans nul doute l’utilité, la réponse apportée par l’innovation à un
usage existant ou à la création d’un nouveau besoin.
Dans cette logique à dominante économique et technique, l’offre génère sa
propre demande. De plus, si l’innovation solutionne un problème où facilite un
mode de vie, l’offre est en phase avec la demande.
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Mais si le premier fondement de l’acceptation de l’innovation nous inscrit dans
une causalité où l’offre crée sa propre demande, la prise en compte de
l’environnement social dans lequel l’innovation va évoluer nous conduit vers un
second fondement, qui renverse la causalité initiale.
En effet, la perception individuelle et sociale, l’inscription sociale conditionnent
largement le processus de diffusion de l’innovation. Le comportement des
consommateurs face à l’innovation conditionne alors son succès.
Les diverses études menées par les sociologues, les économistes et les
mercaticiens laissent transparaître des catégories de consommateurs à la
réceptivité particulière face à l’innovation.
Aux deux extrêmes de notre classement, nous trouvons "les pionniers" et les "les
réfractaires".
"Les pionniers" sont chronologiquement les premiers à adopter l’innovation.
Culturellement à l’affût de la nouveauté, ils en font un critère de distinction
sociale, très réceptifs à la mode et ses changements, ils ont le plus souvent le
pouvoir d’achat qui leur permet de payer le prix fort d’une innovation en phase
de lancement ou en faisant de l’innovation, un bien supérieur dans leur
hiérarchie des biens, ils sont prêts à la payer au prix fort. L’innovation devient
un objet de distinction sociale et une consommation ostentatoire au sens de
Veblen. Ils sont peu nombreux.
"Les réfractaires", opposants systématiques à la nouveauté, leur attitude est le
plus souvent sans rapport avec le coût monétaire de l’innovation face à leur
pouvoir d’achat.
Mais cette attitude renvoie à une prise de position individuelle, psychologique
de démarquage social. Ils sont eux aussi, peu nombreux, heureusement pour
l’innovation.
Ces deux catégories ne sont pas celles qui vont garantir le succès de la diffusion
et de l’acceptation de l’innovation car c’est le plus grand nombre qui l’assure.
Cette majorité est composée des "suiveurs". Ce groupe n’est pas très homogène
puisque ces extrêmes se positionnent par rapport aux deux groupes précédents.
Ainsi, nous avons "les suiveurs dynamiques " très proches des "pionniers ", ils
ne possèdent pas le pouvoir d’achat de ces derniers, mais dès que le prix de
l’innovation amorce une légère baisse, ils l’adoptent. Leurs valeurs sont très
proches de celles des pionniers auxquels d’ailleurs ils s’identifient.
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A l’inverse, nous trouvons "les suiveurs résignés ", très proches des réfractaires,
ils sont le plus souvent contraints de faire le saut technologique et d’adopter
l’innovation. La nécessité et l’utilité s’imposent à eux. Comme il s’avère
impossible de faire autrement, ils se résignent et acceptent l’innovation.
Le cœur de cette catégorie est constitué par ce nous appellerons "les suiveurs
réceptifs", ils ne se distinguent pas par une recherche systématique de la
nouveauté ou par un refus à priori de celle-ci, ils attendent de percevoir
éclairement l’intérêt de l’innovation et qu’une baisse avérée du prix de celle-ci,
pour l’adopter.
Enfin, nous devons mentionner une catégorie trop souvent oubliée des études,
"les exclus" de l’innovation dont nous devons espérer pour différentes raisons
que le nombre soit le plus faible possible. A l’inverse des "réfractaires" qui
refusent l’innovation de façon volontaire alors qu’ils pourraient très bien
l’adopter, "les exclus" subissent leur exclusion. La faiblesse de leur pouvoir
d’achat, leur condition sociale, la faiblesse de leur niveau de diplômes, de
qualification constituent autant de freins à l’adoption de l’innovation dont ils
sont d’ailleurs parfois les victimes.
Un nombre conséquent d’exclus de l’innovation serait pour celle-ci une véritable
menace et ferait peser un risque d’échec d’acceptation non négligeable.
Cette segmentation des consommateurs face à leur réception de l’innovation
nous permet de différencier six catégories de public que nous résumons ainsi :
1. Les pionniers
2. Les suiveurs dynamiques
3. Les suiveurs réceptifs
4. Les suiveurs résignés
5. Les réfractaires
6. Les exclus
Les deux premières catégories constituent les groupes leaders dans le processus
d’acceptation et d’appropriation de l’innovation par les consommateurs. La
conquête de la troisième assure à l’innovation sont succès.
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Une fois, le public concerné par l’innovation repérée, il nous faut pour assurer
son acceptation et envisager ce que nous allons appeler des innovations
combinatoires contingentes, c'est-à-dire la capacité d’une innovation à générer
de probables combinaisons possibles de couplages innovants.
Reprenant le constat Schumpétérien de "grappes d’innovations", une innovation
n’arrivant jamais seule, il s’agit d’ici de penser les applications possibles
dérivées d’une innovation, qui faciliteraient son adoption. Il s’agit alors de
repérer les extensions possibles d’une innovation majeure qui combinée à
d’autres innovations mineures contribuent à l’assimilation de la première. Mais
un usage n’est pas le plus souvent prévisible à l’avance en matière d’innovation.
Questions d'entrainement autoévaluation :
1) Pourquoi le progrès technique et l’innovation posent-ils des problèmes
méthodologiques aux économistes ?
2) Faut-il craindre le progrès technique ?
3) Comment définir le chômage technologique ?
4) Comment le consommateur perçoit-il l’innovation ?
5) La consommation de biens innovants est un atout ou un risque ?
6) Peut-on innover sans inventer ?
7) Peut-on inventer sans innover ?
Exemples de sujets de dissertation sur la séquence :
Sujet : Progrès technique et chômage
Sujet : Pourquoi innover ?
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Séquence 2 : L’innovation dans la théorie
économique « classique »
Comme nous le verrons dans la prochaine séquence, la contribution de
J.A. Schumpeter à l’économie de l’innovation s’avère fondamentale de part son
importance et sa place. Elle jette les fondements d’une réelle intégration du
progrès technique et de l’innovation dans la problématique économique. Mais
avant l’avancée schumpetérienne, la théorie économique hésite. De même qu’il
y a pour la science économique, une période antérieure à Adam Smith et une
période postérieure qui différent radicalement, l’auteur en question ayant par son
analyse révolutionné le savoir, nous pouvons dire la même chose en matière
d’économie de l’innovation, à l’égard de Schumpeter, il y a un avant et un après
Schumpeter.
Nous allons donc dans notre exposé retenir cette dichotomie, en étudiant d’abord
la théorie économique antérieure à l’œuvre de Schumpeter et sa manière
d’appréhender l’innovation, puis la rupture opérée par Schumpeter et les
développements consécutifs à cette rupture donnant naissance à une véritable
économie de l’innovation.
Avant les travaux de Schumpeter, nous ne trouvons pas de théories économiques
consacrées au rôle de l’innovation, lorsqu’elles l’envisagent, il s’agit de
percevoir les effets du progrès technique, effets positifs ou négatifs qui
nourrissent optimisme ou pessimisme selon les auteurs, mais pour nombre
d’entre eux, le processus en jeu demeure une énigme.
D’autres éludent le problème en créant un contexte tel, que par définition, le
progrès technique ne joue aucun rôle ou ne peut jouer aucun rôle, car neutralisé.
Un progrès technique inexistant a donc des effets neutres.
Ainsi en postulant la fameuse clause de "toutes classes égales par ailleurs "
" ceteris paribus ", certains classiques et néoclassiques, ancrent leur
démonstration dans un environnement où le progrès technique par ses effets ne
perturbe pas le raisonnement.
De même, raisonner à court terme présente pour certains économistes, un certain
confort puisqu’ils pensent ainsi s’affranchir des innovations.
Or il est vrai qu’un raisonnement à long terme en économie n’a guère plus de
fiabilité que la prévision de l’avenir par la cartomancie.
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Lorsque l’analyse monétariste postula la stabilité à long terme de la vitesse de
circulation de la monnaie, cela lui valut la fameuse remarque de John Maynard
Keynes, "à long terme, nous serons tous morts ".
S’il est fort probable que l’effet destructeur du progrès technique sur l’emploi
soit annulé à long terme, il n’en demeure pas moins qu’à court terme, cet effet
soit irrémédiable alimentant le chômage technologique.
Ainsi, il devient facile de comprendre, la gène, le malaise et l’incertitude
auxquelles nombre d’économistes fondateurs de la science économique, ont du
faire face lorsqu’ils envisageaient le rôle du progrès technique dans leurs
analyses.
Appréhender le progrès technique et l’innovation dans une analyse économique,
revient à intégrer au mieux une transformation au pire un bouleversement qui
portent sur des produits, des services, des moyens de productions, des méthodes
de production, de commercialisation, des organisations de travail, des marchés
et des structures de l’économie.
Comment ne pas être pris de vertige face à l’ampleur de la tâche ?
Comment ne pas céder à l’optimisme d’un progrès libérateur ou au pessimisme
d’un progrès destructeur ?
Très vite, chacun exprimera un avis plutôt optimiste ou pessimiste sur les effets
prévisibles des innovations. En effet, l’accroissement de l’efficacité productive
d’un secteur, d’une industrie ne s’opère pas de façon neutre tant sur le plan
quantitatif que sur le plan qualitatif.
Produire plus avec moins de facteurs productifs et ainsi réaliser des économies
en nombre hommes et de machines constitue l’effet immédiat du progrès
technique.
Ces combinaisons productives économes en facteurs de productions en matières
premières, en énergie provoquant des effets de substitution aux effets
immédiatement perceptibles, tant sur les coûts, les prix et les salaires.
Produire mieux avec des facteurs productifs dont l’efficacité n’a cessé de croître
au fil du temps. Une main d’œuvre de plus en plus qualifiée, expérimentée,
diplômée s’allie en parfaite complémentarité avec un appareil productif de plus
en plus sophistiqué, compliqué et productif.
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La mutation de l’agriculture illustre parfaitement cette révolution technologique
continue.
L’agriculteur du XIXème siècle, avait appris à lire écrire, compter grâce aux
« hussards noirs » de la République, instituteurs et institutrices qui lui avaient
permis l’obtention du brevet ou au XXème siècle du certificat d’étude.
Mais c’est de son père et de son grand père qu’il avait appris, à humer la terre
pour savoir si l’année en cours serait favorable à la récolte. Il entretenait avec
ses chevaux de traits, un lien affectif, il était ses fidèles compagnons de labeur
dont il s’interdisait d’en manger la chair.
L’agriculteur de la fin du XXème siècle, du début XXIème siècle, a validé bon
nombre de diplômes qui font de lui un érudit face à son ancêtre, entre le
baccalauréat et le brevet de technicien supérieur agricole voire même un
diplôme d’ingénieur agricole.
Pour savoir quel épandage d’engrais selon les surfaces, il doit pratiquer, il
consulte son micro-ordinateur portable, via une analyse satellitaire, qui lui donne
la stricte consommation à réaliser pour optimiser sa récolte.
La terre a toujours la même odeur, mais le calcul informatique a remplacé
l’odorat.
Le tracteur lui-même est un véritable bijou de technologies, équipé de la
climatisation.
Ces deux hommes pratiquent tous deux le même métier et sans doute cultivent-
ils la même terre. Mais s’ils ont cela en commun, leur attachement et leur amour
d’un métier, le métier qu’il pratique s’est métamorphosé comme leur
environnement.
Pour exécuter et conserver le métier de son aïeul, il a fallu pour son descendant
non seulement se former mais aussi intégrer tous les changements intervenus. La
nature même du métier s’est métamorphosée mais il s’agit toujours de cultiver la
terre.
Les innovations ont donc modifié l’efficacité productive de l’agriculteur sur le
plan quantitatif et sur le plan qualitatif. Mais combien n’ont pas pu ou su
intégrer ces changements ?
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Face aux dimensions polymorphiques du progrès technique, aux réels problèmes
de conceptualisation, voyons maintenant comment le courant des économistes
classiques l’a perçu.
Face à la multiplicité de définitions de l’économie classique, nous considérons
pour notre part qu’elle commence avec Adam Smith et s’achève avec Marx sans
l’intégrer, car comme chacun sait Marx ne peut être le dernier des classiques
puisqu’il est le premier des marxistes.
La théorie classique face à l’énigme de l’innovation
S’il est toujours facile d’adresser des critiques rétrospectives aux auteurs
au sujet des insuffisances de leurs analyses ou de leur incapacité à percevoir tels
ou tels phénomènes, ce type de critiques prendrait à propos de l’innovation un
caractère anachronique.
Nombre d’éléments expliquent le relatif mutisme des classiques à ce sujet.
L’économie politique et la sphère des techniques relèvent de deux champs
analytiques à priori, indépendants expliquant leur dichotomie.
Le progrès technique reste un concept extérieur aux champs de l’analyse
économique, voire étranger ou même subalterne.
La position de Lionel Robbins dans son Essai sur la Nature et la Signification de
la Science Economique résume à notre avis, la position de la plupart des
économistes sur le sujet :
"La technique comme telle n’intéresse pas les économistes ".
Ainsi la théorie classique va considérer la technique comme une donnée à
intégrer parmi les d’autres.
De plus, chaque auteur traite une problématique propre où le rôle des techniques
apparaît le plus souvent de façon périphérique, lorsqu’il apparaît.
A cela s’ajoute la capacité des outils analytiques à percevoir et à saisir le réel.
Observer les planètes avec des lunettes de vue est chose faisable mais le degré
de précision n’équivaudra jamais celui du périscope, encore faut-il que nous en
disposions.
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Les classiques travaillent sur des problématiques propres avec les outils de
l’époque. Mais si l’innovation et le progrès technique ne constituent pas le sujet
central de leurs analyses, le points de contact entre la science économique et la
sphère des techniques existent et sont très vite perçus à défaut d’être traités.
Ainsi le rôle de l’innovation sur la production, l’organisation de la production, la
productivité des facteurs de production, l’emploi tant sur le plan quantitatif que
qualitatif, la répartition, est envisagée.
Présenter le progrès technique comme exogène ne conduit pas pour autant à
éluder ses effets. La théorie économique de l’époque en fonction de l’état des
savoirs ne peut pour l’instant, les prendre en compte et ne peut ou n’a pas à
expliquer le progrès technique.
A. Adam Smith et l’innovation
Avec la publication en 1776, de La Richesse des Nations, Adam Smith
révolutionne la science économique. Toutefois, au sujet du progrès technique et
de l’innovation, l’ouvrage reste muet sur les révolutions en cours, révolution
agricole, révolution des transports, révolution des techniques.
Pouvons nous pour autant en déduire que Smith n’avait pas conscience de vivre
une époque de bouleversements économiques, politiques, philosophiques,
sociaux, techniques ?
Loin d’être indifférent à tous ces changements puisqu’il apportait lui aussi sa
contribution à cette ère, Smith ne pouvait percevoir les effets à venir de la
révolution industrielle britannique en cours.
Si la plupart des brevets d’invention ont été déposés avant 1776, les innovations
apparaîtront à la fin de la décennie 1780, début 1790, ce qui explique son relatif
mutisme.
De plus, nombre de ses contemporains ne percevaient pas ce qui se passait,
d’autres s’extasiaient devant les "progrès des arts mécaniques ", d’autres les
redoutaient et comme face à toutes périodes de métamorphoses, la plupart des
individus restaient aveugles ou myopes, incapables de percevoir les implications
des bouleversements en cours.
N’instruisons pas un faux procès à l’égard de Smith à propos de l’innovation,
car au moment où il rédige la Richesse des Nations, la révolution industrielle
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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britannique est en gestation mais il développe des thèses qui vont concourir à
son succès.
En faisant du travail, l’origine et la cause de la richesse d’une nation, Smith
montre les égarements mercantilistes et physiocratiques. Le travail produit la
richesse de la nation, par l’agriculture, l’industrie et le commerce. Aucun de ces
secteurs ne peut s’arroger la primauté ou l’unicité de la création de richesses.
La spécialisation des individus dans l’activité productive où ils s’avèrent les plus
talentueux donc les plus productifs contribuera à accroître la richesse de la
nation. La division du travail va donc accroître "la puissance productive du
travail et créer l’abondance, "l’opulence générale".
En optant pour l’activité productive où il est le plus talentueux, chaque agent
économique, va produire plus et bien. En cela, il peut voire son habileté
productive accrue par une meilleure formation financée par l’Etat et par les
machines. Ce résultat apparaît comme le résultat des échanges de points de vue
qu’il partage lors de ses discussions avec les physiocrates, notamment Quesnay
et Turgot.
L’exemple célèbre de la manufacture d’épingles est d’ailleurs directement
emprunté à l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, par Smith pour montrer
comment la division du travail d’une épingle en dix huit opérations distinctes
permet d’obtenir une production au moins 240 fois supérieur.
Ainsi Smith écrit :
"Cette grande augmentation dans la quantité d’ouvrage qu’un
même nombre de bras est en état de fournir, en conséquence de
la division du travail, est due à trois circonstances
différents :
- premièrement, à un accroissement d’habileté, chaque ouvrier
individuellement;
- deuxièmement, à l’épargne de temps qui se perd ordinairement
quand on passe d’une espèce d’ouvrage à une autre ;
- et troisièmement enfin, à l’invention d’un grand nombre de
machines qui facilitent et abrègent le travail et qui
permettent à un homme de remplir la tâche de plusieurs. "
Richesse des Nations, Livre I, chapitre I
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Peu après, il ajoute :
" Tout le monde sent combien l’emploi de machines propres à un
ouvrage abrège et facilite le travail. Il est inutile d’en
chercher des exemples. "
Richesse des Nations, Livre I, chapitre I
Pour Smith, la division du travail en focalisant le travail sur un seul objet s’avère
propice à la découverte de nouveau procédée de fabrications plus efficaces, il
indique d’ailleurs :
"On trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus
facile de remplir sa tâche particulière ".
Richesse des Nations, Livre I, chapitre I
L’innovation perçue par Smith porte ici sur les méthodes de production. Il s’agit
d’accroître l’efficacité productive du travail en réduisant la pénibilité de la tâche,
"s’épargner de la peine ". La machine libère l’homme, en lui facilitant son
travail, en lui donnant plus de temps pour se consacrer à de nouvelles tâches.
Ces innovations proviennent des "inventions de simples ouvriers ", mieux à
même de trouver des solutions à leurs problèmes. Mais conscient du processus
d’industrialisation, Smith fait valoir que le processus d’innovation, en raison de
l’intensification de la division du travail, devient "l’objet d’une profession
particulière " qu’il nomme "savants " ou "théoriciens ". Leur fonction consiste à
accroître l’efficacité productive en accroissant l’habilité et en épargnant du
temps au travail. Par cette complémentarité du travail, la richesse de la nation
augmente en quantité et en variété.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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B. Hésitations et tergiversations ricardiennes à propos de l’innovation.
Deux économistes ont révélé l’importance des écrits de Ricardo à propos du
progrès technique et de l’innovation, il s’agit de Hayek, qui en mai 1942 publie
"l’effet Ricardo ", economica et Hicks, en 1969 dans "Une théorie de l’Histoire
Economique ".
Il s’agit pour Ricardo d’envisager l’impact de l’introduction des innovations
techniques sur les lois qui gouvernent la répartition du revenu entre le profit
pour le capital, le salaire pour le travail et la rente pour la terre, dans un système
économique fondamentalement déterminé par le jeu de forces tendant vers
l’équilibre et assurant une péréquation de la rémunération des facteurs de
production.
La position ricardienne sur le sujet semble hésitante, il tergiverse et sa volte face
déconcerte.
En effet, sa pensée sur le sujet a considérablement évolué au point qu’il ajoute
dans la troisième édition de ses Principes, en 1821, un chapitre intitulé "Des
Machines "qu’il débute ainsi :
"Dans ce chapitre, je propose d’examiner l’influence des
machines sur les intérêts des différentes classes de la
société, sujet très important qui semble m’avoir jamais être
approfondi de façon satisfaisante. Je me sens d’autant plus
obligé d’exposer mon avis sur la question qu’il s’est
considérablement modifié à la suite de mes réflexions et bien
que je ne pense pas avoir publié quoi que ce soit sur les
machines qu’il me faille aujourd’hui retirer, j’ai toutefois,
par d’autres moyens apporté mon soutien à des doctrines que je
sais aujourd’hui erronées, Il est donc de mon devoir de
soumettre à examen mon point de vue actuel, et les raisons qui
m’y ont amenées ".
"Les Principes "
Lors de la première édition des Principes, Ricardo envisage le rôle de la
technologie dans l’agriculture, en ces termes :
" Mais, il existe deux sortes d’améliorations en
agriculture : celles qui augmentent les facultés productives
de la terre et celles qui, par le perfectionnement des
machines, nous permettent d’obtenir le même produit avec moins
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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de travail. Toutes deux entraînent une baisse du prix des
produits bruts, toutes deux modifient la rente, mais pas dans
les mêmes proportions ".
"Les Principes "
L’impact mis à jour par Ricardo, de l’introduction des innovations porte sur la
rente.
A court terme, les innovations en économisant la terre par une augmentation de
la production des terres, notamment par l’utilisation de meilleurs engrais,
conduisent à réduire le nombre de terre mis en culture et par conséquent à
réduire le montant de la rente précédemment versé.
Il apparaît alors normal que les propriétaires fonciers ne montrent pas un grand
empressement à adapter des améliorations qui réduisent le montant de la part de
leur revenu.
L’innovation agricole en économisant la terre réduit la rente. Mais la baisse des
prix consécutive à l’adoption des innovations profitera à la collectivité toute
entière.
La baisse des prix du blé stimulera la croissance démographique par
l’accroissement du pouvoir d’achat des salaires nécessitant alors la mise en
culture de nouvelles terres entraînant un accroissement de la rente.
La baisse de la rente due aux innovations s’avère donc temporaire.
Reste toujours en suspens, le rôle des améliorations qui économisent le travail.
Malthus s’inquiète des inconvénients de la mécanisation pour les salariés alors
que Ricardo persiste à croire que "la collectivité ne peut qu’en
bénéficier même si l’individu en pâtit ". Dans la troisième édition des Principes, la pensée ricardienne a sensiblement
évolué sur le sujet. Dans l’avertissement de la troisième édition, rédigée le 26
mars 1821, il en informe son lecteur ainsi :
"J’ai également introduit un nouveau chapitre sur les
Machines et sur les effets de leur perfectionnement sur les
intérêts des différentes classes de la nation "
"Les Principes "
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Il reconnaît explicitement ne pas avoir immédiatement perçu les
bouleversements en cours car non seulement les machines vont modifier la
répartition du revenu entre les classes mais aussi dessiner une nouvelle
économie et une nouvelle société.
Son changement d’opinion porte sur le rôle des machines pour la classe des
travailleurs alors que pour les autres classes, il maintient sa position précédente.
Comme il le fait valoir les principaux et uniques perdants de l’introduction des
innovations dans le processus productif sont les ouvriers, qui vont subir une
baisse de leur revenu et risque de perdre leur emploi.
Il indique :
"Mais je suis désormais convaincu que la substitution des
machines au travail porte souvent atteinte aux intérêts de la
classe des travailleurs ".
"Les Principes "
En économisant des heures de travail, les machines privent une partie de la
classe ouvrière de son salaire, elles rendent le travail abondant et génère un
chômage que nous pouvons qualifier de technologique.
Il annonce la situation consécutive à la substitution capital- travail ainsi :
"La demande de travail diminuera nécessairement, la
population deviendra excessive et les classes laborieuses se
trouveront dans une situation de détresse et de pauvreté.(…)
Tout ce que j’entends montrer, c’est que la découverte et
l’utilisation des machines peut s’accompagner d’une
diminution du produit brut, la situation sera préjudiciable à
la classe laborieuse, certains travailleurs perdront leurs
emploi et la population deviendra excessive par rapport au
fonds destiné à l’employer ".
"Les Principes "
Les machines modifient alors dramatiquement la répartition du revenu et de
l’emploi, au détriment de la classe ouvrière.
Le remplacement des hommes par les machines instaure une concurrence entre
la force humaine et la force mécanique.
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Ricardo énonce alors ce que Hayek va appeler l’effet Ricardo :
"A chaque accroissement du capital et de la population,
les prix de la nourriture augmentera généralement en raison de
sa plus grande difficulté de production. La hausse du prix de
la nourriture entraînera une augmentation des salaires et
chaque augmentation de salaire aura tendance à diriger une
part toujours croissante du capital épargné vers l’emploi de
machines. Les machines et le travail sont en perpétuelle
concurrence et bien souvent les machines ne sont employées que
lorsque le prix du travail commence à augmenter. "
"Les Principes "
Face à l’augmentation des salaires, l’intérêt des capitalistes consiste à remplacer
la main-d’œuvre par les machines. Hayek qualifiera d’effet Ricardo, l’effet selon
lequel les hausses de salaires réduisent la rentabilité du processus de production
en proportion inverse de la place qu’occupe le capital parmi les facteurs de
production.
Toute augmentation des salaires en valorisant le facteur travail dévalorise le
facteur capital. Pour rétablir la rentabilité du capital, la tentation est alors forte
de diminuer le travail en accroissant le capital.
Même si Ricardo n’est pas opposé à l’emploi des machines et déconseille à tout
Etat d’en entraver l’emploi, il est évident qu’elles chassent certains de l’emploi
et diminuent leur pouvoir d’achat. Il mise sur le fait que des créations d’emplois
s’opèreront d’une part pour la création et la production des nouvelles machines
et d’autre part qu’il y aura des transferts de main-d’œuvre de secteurs de
l’économie vers d’autres secteurs.
Les machines à terme, redessineront l’économie et la société.
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C. Hésitations et embarras des classiques à propos de
l’innovation.
Les hésitations et les tergiversations ricardiennes à propos de l’innovation
caractérise un embarras plus général, partagé par les auteurs classiques à propos
de la neutralité du progrès technique.
Cette neutralité du progrès technique et de l’innovation s’apprécie par rapport à
la répartition du revenu et par rapport à l’emploi du travail et du capital.
Si les rapports entre capital et travail restent inchangés et si la répartition des
revenus entre salaire et profit reste identique, malgré l’introduction des
innovations, alors au niveau global, c'est-à-dire macroéconomique, il y a
neutralité, même si sur le plan individuel, micro économique sont intervenues
des transformations.
Au cœur du débat, se trouve l’adhésion à la thèse de la compensation,
compensation entre les emplois crées et les emplois détruits, la compensation
entre les gains et les pertes.
Si les soldes au niveau global sont nuls, les pertes sont neutralisées par les gains,
le progrès technique est neutre, si tel n’est pas le cas, il est non neutre.
Ricardo initie la thèse de la compensation et du transfert de la main-d’œuvre des
secteurs sinistrés par les innovations vers les secteurs nouvellement créés par ces
mêmes innovations. De nouveaux emplois naissent de la croissance issue des
innovations.
Malthus, J.S. Mill, Say partagent avec quelques nuances ce point de vue et
initient une approche optimiste à propos du progrès technique.
A l’opposé, d’autres auteurs classiques contestent cet optimiste et propagent une
vision pessimiste, en indiquant que le processus de substitution capital-travail
est loin d’être neutre.
Le remplacement des hommes par les machines, provoque non seulement du
sous-emploi pour la main d’œuvre, génère un chômage technologique, structurel
pour l’économie. En effet, la nature des emplois créés diffère de celle des
emplois détruits, de sorte que le transfert de la main-d’œuvre licenciée vers les
secteurs qui embauchent, s’avère impossible.
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Les technologies utilisées exigent une compétence en qualifications,
expériences, formations que tous ne possèdent pas. La compensation devient
alors impossible.
Ce pessimisme est partagé par les philosophes sociaux et les économistes tels
Sismondi, Fourrier, Owen, Proudhon. D’ailleurs, Proudhon dénonce le double
aspect du machinisme, bienfaisant et malfaisant :
"Les machines nous promettaient un surcroît de richesses,
elles ont tenu parole mais nous ont doté d’un surcroît de
misère : l’esclavage ".
La position de Sismondi traduit cet embarras en indiquant :
"Tout n’est pas pour le mieux dans le monde de la libre
concurrence et de la production illimitée ".
Pour illustrer son propos, il reprend l’histoire de Gandalin, l’apprenti sorcier qui
parvient à transformer un manche à balai en porteur d’eau, qu’il dut l’abattre à la
hache ensuite. Un accroissement non maîtrisé débouche sur une surproduction et
une crise.
La seule solution serait que le machinisme puisse provoquer à salaire égal une
réduction de la journée de travail, selon Sismondi, opinion également partagée
par Ricardo.
Sur le sujet, la position exposée par Bastiat présente le dilemme de l’analyse
classique lorsqu’elle envisage la relation entre l’emploi et l’innovation, ainsi il
écrit dans un texte, intitulé "Midi à quatorze heures " :
"- Qu’une machine ne tue pas le travail, mais le laisse
disponible, ce qui est bien différent, car un travail
tué, comme lorsque l’on coupe un bras à un homme est une
perte, et un travail rendu disponible comme si l’on nous
gratifiait d’un troisième bras, est un profit. (..)
- Cependant vous ne pouvez pas nier que, dans l’état
social, une nouvelle machine ne laisse des bras sans ouvrage.
Momentanément certains bras, j’en conviens : mais l’ensemble
du travail, je le nie. Ce qui produit l’illusion, c’est ceci :
on omet de voir que la machine ne peut mettre une certaine
quantité de travail en disponibilité, sans mettre aussi en
disponibilité une quantité correspondante de rémunération ".
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D. Marx : l’innovation comme moyen au service de l’exploitation.
Pour Marx, le progrès technique et l’innovation doivent à priori permettre
d’améliorer le bien–être de l’humanité mais dans le mode de production
capitaliste, leur usage contribue à renforcer les rapports d’exploitation.
Dans un mode de production capitaliste, la machine aliène le travail alors que
dans un autre mode de production, elle pourrait le libérer.
Comme il l’écrit :
"La machine est innocente des misères qu’elle entraîne ".
Marx reprend l’approche ricardienne de la concurrence acharnée entre la
machine et l’ouvrier mais rejette les vues optimistes de la compensation.
L’innovation est avant tout un moyen qui permet d’économiser de la main-
d’œuvre, d’accroître sa productivité et sa plus-value. Alors que la manufacture
décrite par Smith, l’ouvrier utilise ses outils, à l’usine, il est au service de la
machine qui lui impose un rythme de travail.
La plus-value augmente. Avec l’intensification du travail par l’accroissement
des cadences, c’est la plus value relative qui augmente. Avec la prolongation des
journées de travail, c’est la plus value absolue qui augmente.
Comme la machine rend superflu la force musculaire, il devient possible
d’utiliser le travail des femmes et des enfants et d’étendre l’exploitation de la
force de travail en la rendant encore plus abondante donc bon marché.
L’innovation est utilisée par les capitalistes de sorte à accroître l’exploitation, le
surtravail et la plus value.
De plus, la tentation de remplacer les hommes par les machines, entraîne une
augmentation de l’armée industrielle de réserve. Tous les chômeurs, maintenus
volontairement au chômage par les capitalistes constituent une force de pression
et un moyen de chantage à l’emploi. Ainsi les capitalistes imposent leurs
conditions de travail et de rémunération.
Mais cette logique a ses limites, car le profit et la plus value proviennent de
l’exploitation de la force de travail.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Un système capitaliste qui chasserait l’homme, se condamnerait à
l’autodestruction, thèse exposée avec la baisse tendancielle du taux de profit.
Mais comme Marx l’expose dans les trois volumes qui composent le Capital, le
capitalisme sait mettre en place les contre tendances de sorte à renaître de ses
cendres, tel le phoenix.
Comme Marx l’écrit :
"Le progrès industriel qui suit la marche de
l’accumulation non seulement réduit de plus en plus le nombre
des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre une masse
croissante de moyens de production mais il augmente en même
temps la quantité de travail que l’ouvrier individuel doit
nous fournir ".
Le Capital, Livre I chap. XXV
La concurrence et la conflictualité des rapports de production entre le capital et
le travail, conduisent les capitalistes à user de l’innovation pour réduire leurs
coûts de production sans garantie d’accroissement de leur taux de profit, bien au
contraire.
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E. Keynes : L’innovation bienfaitrice de l’humanité à long terme mais à long terme….
L’analyse économique de Keynes ne place pas l’innovation et le progrès
technique au centre de son analyse. D’abord ses problématiques de travail
portent essentiellement sur la monnaie, l’emploi et la demande et s’inscrivent
dans une perspective de court terme.
Il ne néglige pas pourtant la part de chômage qui résulte de l’introduction de
nouvelles techniques, mais le chômage qu’il souhaite traiter est celui lié à court
terme à l’insuffisance de la demande globale et effective.
Toutefois, dans une communication présentée en 1928 et publiée en 1930,
intitulée "les perspectives économiques pour nos petits enfants ", il envisage la
situation économique dans un siècle, aux alentours de 2030. Il laisse entrevoir
un véritable espoir pour le siècle à venir puisque le progrès technique aura selon
lui résolu le problème économique de la rareté.
En effet, les révolutions techniques auront généré une telle augmentation de la
production que le monde connaîtra l’abondance.
Mais avant de parvenir à ce paradis économique, sachant que sa génération n’y
parviendra pas "puisqu’à long terme, nous serons tous morts ", il lui faut
envisager les problèmes du court terme, en ces termes :
"Nous sommes actuellement affligés d’une maladie nouvelle
dont certains lecteurs peuvent bien ignorer encore le nom mais
dont ils entendront beaucoup parler dans les années à venir,
et qui est le chômage technologique.
Il faut entendre par là le chômage qui est dû au fait que nous
découvrons des moyens d’économiser de la main-d’œuvre à une
vitesse plus grande que nous ne savons trouver de nouvelles
utilisations du travail humain ".
"Les perspectives économiques pour nos petits enfants ".
Mais alors un problème majeur se pose à l’humanité, dont la principale
occupation est de travailler pour vivre. Comment va-t-elle occuper son temps
libre ? La nature humaine est telle, qu’elle oscillera entre vices et vertus.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Et même si Keynes se réjouit de voir se réaliser des changements dans un futur
relativement proche, il indique que "les temps ne sont pas encore venus ".
Il précise :
"La vitesse à laquelle nous pourrons atteindre notre
destination de félicité économique dépendra de quatre
facteurs : notre capacité à contrôler le chiffre de la
population, notre volonté d’éviter les guerres et les
discordes civiles, notre consentement à nous en remettre à la
science pour diriger toutes les affaires qui sont proprement
du ressort de la science et le taux d’accumulation tel que le
fixera la marge entre notre production et notre consommation".
"Les perspectives économiques pour nos petits enfants ".
Questions d'entrainement autoévaluation :
1) Peut-on considérer la pensée de Ricardo à propos du progrès technique
comme contradictoire ?
2) Comment Marx perçoit-il le progrès technique ?
Exemples de sujets de dissertation sur la séquence :
Sujet : Pourquoi la conceptualisation de l’innovation est- elle problématique ?
Sujet : Les gains de productivité, issus du progrès technique menacent-ils
l’emploi ?
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Séquence 3 :
La révolution analytique de J.A. Schumpeter
(1883 – 1950) Parmi les auteurs qui ont, par leur œuvre, réussi à révolutionner la science
économique, Schumpeter au XXème siècle occupe une place fondamentale.
Nous pouvons affirmer qu’il est l’économiste qui a fondé l’économie de
l’innovation et du progrès technique. Avant de démontrer en quoi sa conception
de l’innovation a révolutionné la science économique au point que nous
puissions aujourd’hui distinguer nettement dans le savoir économique, un avant
Schumpeter et un après, attardons nous brièvement sur sa vie et son œuvre.
Initié à l’économie par les néoclassiques autrichiens, il étudie à Vienne où il est
l’élève de Böhm Bawerk et de Von Wieser. Fervent admirateur des écrits de
Walras, commentateur de Marx et lecteur de Weber, il participe aux séminaires
des marxistes animés par Otto Bauer et Rudolf Hilferding.
Son éclectisme dans ses sources d’inspiration, le conduit à construire une pensée
qualifiée d’hétérodoxe. D’abord professeur d’économie, puis ministre des
finances du gouvernement autrichien de mars à octobre 1919, puis président de
la Banque Biderman en 1921, il s’exile aux Etats-Unis au moment de la montée
du nazisme et devient professeur à Harvard.
Sa pensée économique oscille entre Walras et Marx. Son paradigme de référence
est sans nul doute, l’équilibre général dont il reproche son incapacité à intégrer
le temps et à produire un raisonnement en dynamique. Soucieux de rendre
compte de l’évolution du capitalisme, il trouve chez Marx, le souffle de
l’histoire et cette capacité explicative de la dynamique économique.
Son œuvre économique se structure à partir de trois ouvrages :
1912, Théorie de l’évolution économique
1939, Business Cycles,
1942, Capitalisme, socialisme et démocratie.
L’élément récurrent de ces trois ouvrages réside dans l’innovation. Le rôle de
l’innovation qu’il y développe est celui d’un facteur structurant et déstructurant
du marché et du système économique.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Mais au fil de cette œuvre, sa conception de l’innovation évolue au point de
développer, deux approches antagonistes.
En 1911, il explique comment l’innovation modifie la structure du marché,
plongeant l’économie dans une concurrence imparfaite, où l’entrepreneur
innovateur par son action cherche à obtenir une situation de monopole. Mais
cette situation s’avère précaire car à terme tout monopole sera remis en cause
par de nouveaux entrepreneurs innovateurs.
En 1939, l’innovation explique l’évolution séculaire du capitalisme, en rythmant
les cycles économiques de longue période. L’innovation majeure constitue le
facteur explicatif endogène du cycle Kondratiev.
En 1942, la constitution de marchés monopolistiques, résultat du processus
d’innovation, affirme le règne de quelques grandes entreprises qui selon
Schumpeter deviennent maîtresses du processus d’innovation étouffant
complètement l’entrepreneur innovateur.
Ainsi la pensée schumpétérienne place l’innovation au centre de l’analyse
économique mais propose trois approches différentes que nous allons
successivement étudier.
A. Schumpeter version 1 : Théorie de l’évolution économique (1912)
Dans cet ouvrage, Schumpeter tente de rendre compte de la dynamique
d’évolution du capitalisme et des limites de l’analyse au terme d’équilibre
statique.
Pour comprendre les sources du changement, il convient de s’interroger sur les
facteurs moteurs qu’il identifie dans l’art de combiner autrement pour produire
autrement autre chose. Cet art est le fait d’un personnage hors du commun :
l’entrepreneur innovateur.
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L’innovation présentée comme l’exécution de nouvelles combinaisons prend
cinq formes :
La première est celle de la fabrication d’un nouveau bien, l’innovation de
produit.
La seconde est celle qu’introduit une nouvelle méthode de production ou
de commercialisation, l’innovation de procédés.
La troisième est celle qui ouvre de nouveaux marchés et de nouveaux
débouchés.
La quatrième est celle qui porte sur de nouvelles sources de matières
premières.
La cinquième est celle qui concourt à la réalisation d’une structure de
marché monopolistique.
Ainsi, sont exposés les facteurs innovants dans le chapitre II, intitulé "Le
phénomène fondamental de l’évolution économique ".
Les innovations se substituent progressivement à l’existant par une simple
juxtaposition et apparaissant par groupes ou par grappes d’innovations et sont le
fait des entrepreneurs.
L’entrepreneur innovateur constitue le principal acteur du processus
d’innovation.
L’entrepreneur n’est pas l’inventeur, il n’est pas non plus le capitaliste, celui qui
possède l’entreprise, il n’est pas celui qui supporte les risques car seuls ceux qui
financent l’activité supportent les risques, les capitalistes, les actionnaires ou les
banquiers.
Il n’est pas non plus un simple manager ou un gestionnaire.
L’entrepreneur schumpetérien n’est pas motivé par la recherche du profit s’il le
reçoit c’est comme la récompense du succès, comme le militaire reçoit une
médaille pour sa bravoure ou un fait d’arme remarquable. C’est un capitaine
d’industrie qui relève des défis.
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Comme le précise Schumpeter :
"Etre entrepreneur n’est pas une profession ni surtout, en
règle générale, un état durable ".
"Théorie de l’évolution économique ".
Ils appartiennent à une classe sociale en devenir. Selon leur réussite dans leur
entreprise, ils deviendront soit des capitalistes soit des propriétaires fonciers, à
la tête d’empires industriels qu’ils auront constitués.
Ainsi, on ne naît pas entrepreneur innovateur, ce statut ne se transmet pas de
père en fils, on n’hérite pas de ce talent, on le conquiert.
Schumpeter ajoute :
"Il est le révolutionnaire de l’économie et le pionnier
involontaire de la révolution sociale et politique ".
"Théorie de l’évolution économique ".
Il s’agit donc d’un homme d’exception qui dépasse ses contemporains par une
capacité particulière, il sait créer, il sait innover. Ce personnage hors du
commun dont la construction théorique emprunte beaucoup au concept d’idéal
type wébérien, trouve très vite des archétypes empiriques.
Sans doute lorsque Schumpeter élabore ce portrait, pense t-il à quelques
entrepreneurs autrichiens ou européens de son époque ou du siècle passé.
Mais si nous devions opérer une transposition actuelle, certes délicate en
identifiant deux entrepreneurs schumpétériens au début et à la fin du XXème
siècle, deux figures marquantes se dégagent :
Le premier est Henry Ford, dont le génie pour l’automobile a révolutionné
la manière de concevoir la fabrication d’une automobile et de répartir les
fruits de la prospérité économique pour chaque contributeur au point
qu’aujourd’hui la science économique dénomme ces innovations
économiques et sociales : le fordisme.
Le second est Bill Gates ou Steve Jobs , dont le génie pour l’informatique
a révolutionné les applications de cet outil.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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Partis de presque rien, ils ont construit un empire économique et vulgarisé
l’usage du produit objet de leur travail.
Une fois que nous gardons en tête ces figures emblématiques, l’entrepreneur
schumpétérien prend tout son sens. "Il crée sans répit ", car il ne peut rien faire
d’autres ", mais s’il crée pour lui, il crée surtout et aussi pour les autres.
Il a un rêve, fonder un royaume, un empire pour acquérir un espace et un
sentiment de puissance. Il a la motivation du vainqueur, il assimile son activité
économique à un sport, et pour Schumpeter, il s’agit d’un sport de combat, il
prend l’exemple de la boxe. Il veut lutter, se confronter et bien sûr l’emporter
pour le succès. Ces motivations d’action ne sont pas économiques.
Schumpeter écrit à ce sujet :
"Il aspire à la grandeur du profit comme à l’indice du
succès, par absence souvent de tout autre indice et comme à un
arc de triomphe ".
"Théorie de l’évolution économique ".
La volonté d’ascension sociale, la joie de créer, le plaisir de lutter, tous ces
mobiles expliquent sa soif d’innover.
Ce personnage d’exception devient l’acteur crucial du changement économique,
le moteur du système capitaliste.
Dans l’hypothèse d’une économie centralement planifiée, il serait urgent selon
Schumpeter de lui trouver une organisation équivalente. Si l’on perçoit ici en
filigrane la sensibilité socialiste de Schumpeter que nous retrouverons avec
Socialisme, Capitalisme et Démocratie, il manifeste sa crainte avérée pour le
communisme.
Ces entrepreneurs que nous qualifions d’innovateurs qui désormais doivent être
perçus uniquement par cette aptitude à innover. Ils opèrent dans toutes les
sphères de l’économie, nous retrouverons chez Schumpeter des entrepreneurs
innovateurs dans l’industrie, la banque, la finance, le commerce etc.…, car ils
développent leurs compétences dans différents secteurs.
Dans cet ouvrage, Schumpeter a fixé le cadre analytique qu’il va alors
développer et perfectionner.
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50
La seconde étape est alors celle de la compréhension des cycles économiques.
B. Schumpeter version 2 : Business cycles, cycles des affaires (1939)
Schumpeter est le premier théoricien à proposer une véritable explication des
cycles économiques. Il est aussi le premier à attribuer explicitement la paternité
de la démonstration de l’existence des cycles à leur découvreur, Juglar, Kitchin
et Kondratiev. Il montre aussi que la gravité de la dépression économique
dépend aussi de la conjonction simultanée des trois cycles, court, majeur et long.
Tout cycle économique se décompose en quatre périodes ou phases. La phase de
croissance, puis le premier moment du retournement du cycle est celle de la
phase de crise, puis la troisième phase est celle de la dépression, le second
moment de retournement étant la reprise. La crise constitue le point maximum
du cycle, et la reprise le point minimum à partir duquel s’enclenche une nouvelle
phase de croissance.
Si les cycles économiques ne peuvent prétendre à la périodicité et à la régularité
des cycles astronomiques, ils le doivent au statut de la science économique elle
même. On ne peut exiger ou même retrouver une régularité et une périodicité du
même type que celui qui caractérise les sciences exactes pour les sciences
humaines et sociales. La relativité du cycle économique ne conduit pas pour
autant à nier son existence et même si les économistes ignorent à priori
l’amplitude et la durée exacte des cycles, leur répétition et leur reconduction
rythment l’évolution économique.
L’existence des cycles économiques, une fois supposée encore faut-il trouver le
facteur explicatif du cycle pour le comprendre puis intervenir.
Lorsque Keynes postule l’existence des cycles dans la Théorie Générale, il
explique que la politique économique à deux missions, soit d’accompagner la
phase de croissance de sorte à empêcher si possible l’apparition de la crise, soit
de contrer la phase de dépression pour faciliter la reprise. Il s’agit des politiques
pro cycliques ou contra cycliques.
Schumpeter explique que le facteur endogène du cycle long dit Kondratiev est
l’innovation majeure. Cette innovation génère un processus de destruction
créatrice pour le système économique et la concurrence.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
51
L’innovation se déclenche sous l’impulsion des entrepreneurs et des
investissements, elle se déclenche par "grappes ", à l’ensemble du système
productif en ce moment coexistent innovations et anciens produits et procédés.
La généralisation de l’innovation et le boom de l’investissement s’achèvent
après quelques temps. Les perspectives de profit se dégradent. L’innovation en
se généralisant ruine en partie ou totalité l’ancien appareil productif.
Aux procédés ou produits archaïques se sont substituées les innovations. La
destruction créatrice fait son œuvre. Les entreprises qui ont innové avec succès,
connaissent l’expansion à l’inverse de celles qui ne l’ont pas fait ou n’ont pas pu
ou su le faire, vont disparaître.
Le processus de destruction créatrice s’inscrit dans une approche de l’évolution
naturelle conforme à celle de Darwin.
Si sur la marché, la concurrence comptait n entreprises, à l’instant t, après le
passage de l’innovation, il ne reste que n-x entreprises en t+1, n intégrant les
nouvelles apparues et les anciennes entreprises qui ont résistées et x celles qui
ont disparues.
Au voisinage de l’équilibre, sans jamais l’atteindre, car l’innovation empêche la
stabilité de l’équilibre et rend particulièrement instable le système toujours
soumis à un processus de dépassement qu’il appelle « l’overshooting ».
Comme le nombre total d’entreprises toujours présentes sur le marché en t+1,
est inférieur à celles présentent initialement en t : n – x < n, il y a eu une
disparition nette d’entreprise et la logique d’évolution à l’œuvre est celle d’un
processus à terme de monopolisation du marché. Ainsi à terme, n sera égal à 1.
La destruction créatrice correspond à une diminution d’entreprises présentes sur
le marché, si le processus jouait de façon inverse, nous pourrions parler de
création destructrice mais tel n’est pas le cas retenu par Schumpeter.
La dépression peut se transformer en récession car le système économique
complètement déstabilisé, amorce un processus de liquidation excessive
("abnormal liquidation "). Mais cette liquidation excessive est revue à la baisse
et le système revient au voisinage de l’équilibre.
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52
Mais déjà de nouvelles innovations sont en gestation et leur lancement va
réamorcer le cycle de la croissance.
Le cycle se présente ainsi : 2
X
1 3 1 3
4
Temps
1 : la croissance, phase A du cycle, expansion de l'économie, postérité.
2 : la crise, point de retournement du cycle.
3 : la dépression, phase B du cycle, contraction de l'économie.
4 : la reprise, point de retournement du cycle.
Dès lors, il suffit à Schumpeter de reprendre les périodisations de Kondratiev,
pour montrer que chaque période de croissance longue entre 20 et 30 ans,
correspond à la diffusion des innovations majeures :
1792 - 1815 : Sidérurgie – Textile
1847/49 - 1873 : Chemin de fer
1896 - 1920 : Electricité
Si l’on complète cette approche :
1845 - 1970 : Automobile
1997 / 98 - 20.. : Technologies de l’information
C’est lors des phases dépressives que les innovations majeures entrent en
gestation et que les entrepreneurs innovateurs mettent en place les conditions
d’une expansion longue.
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53
L’innovation permet donc de saisir le mouvement d’un capitalisme sans cesse en
mouvement. Elle modifie la structure du marché et la structure du système
économique. La concentration croissante des entreprises constitue un fait
caractéristique de l’évolution du capitalisme vers le monopole, sorte de
capitalisme monopolistique, selon une dynamique auto entretenue.
Mais désormais quelle est la place de l’homme, de l’entrepreneur innovateur ?
Que devient-il, si c’est l’entreprise capitaliste qui génère le processus
d’innovation, tend à la monopolisation du marché ? Cette problématique,
Schumpeter va l’aborder dans son ouvrage de 1942.
C. Schumpeter version 3 : Capitalisme, socialisme et démocratie (1942)
Avec cet ouvrage, Schumpeter touche pour la première fois un très large public
dépassant largement la sphère des économistes.
Ce best seller régulièrement réédité, constitue une synthèse de la pensée de
l’auteur dont nous pouvons recommander la lecture, même si l’avis de l’auteur
laisse transparaître une certaine amertume, considérant qu’il doit sa notoriété à
un ouvrage qui n’est pas le meilleur de sa production scientifique.
Mais dans cet ouvrage, Schumpeter fait œuvre d’économiste, de sociologue et
d’historien, et dès la lecture des premiers chapitres, plane l’ombre de son seul
véritable modèle et rival, Karl Marx.
Dans ce livre, Schumpeter tente de saisir l’évolution du capitalisme qu’il
anticipe comme Marx, avec l’avènement du socialisme, mais pour des causes
radicalement opposées à celles de Marx. Comme son illustre modèle, il fait
œuvre prophétique et envisage les modalités de fonctionnement de ce système
économique. Concernant le rôle de l’innovation, nous retrouvons certaines
constantes qui traversent l’œuvre Schumpétérienne et des changements
radicaux.
"La destruction créatrice " s’avère être l’une de ses constantes permanentes, à
laquelle il consacre un chapitre entier le chapitre 7.
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Il s’agit même du concept central de l’analyse schumpétérienne. Ainsi, pour
comprendre la dynamique d’évolution du système capitaliste, il faut
obligatoirement s’y référer.
Il écrit à ce sujet :
"Le point essentiel à saisir consiste en ce que, quand nous
traitons du capitalisme, nous avons affaire à un processus
d’évolution. Il peut paraître singulier que d’aucuns puissent
méconnaître une vérité aussi évidente et au demeurant depuis
si longtemps mise en lumière par Karl Marx (…). Le
capitalisme, répétons-le constitue, de par sa nature, un type
ou une méthode de transformation économique et non seulement
il n’est jamais stationnaire mais il ne pourrait jamais le
devenir ".
"Capitalisme, socialisme et démocratie ".
Le processus de destruction créatrice est à la fois un processus évolutionnaire et
révolutionnaire. Les structures économiques éliminent les éléments vieillis par la
création de nouveaux éléments. Il s’agit d’un processus organique de
fonctionnement du système capitaliste dont la concurrence est le premier
moteur.
C’est la compétition concurrentielle qui en mettant sous pression les
entrepreneurs, les a poussé à développer un ensemble de stratégies pour se
maintenir sur le marché et chercher à le monopoliser. Les entrepreneurs sont
devenus "des chasseurs " et l’innovation une technique de chasse.
Ainsi Schumpeter écrit :
"En effet, la mise en application de ces innovations
techniques a précisément constitué le gros de l’activité de
ces chasseurs (…). Il est donc tout à fait faux et aussi tout
à fait anti-marxiste, de dire, comme le font tout
d’économistes, que l’initiative capitaliste et le progrès
technique ont été deux facteurs distincts du développement
constaté de la production, en fait, il s’agit là
essentiellement d’une seule et même entité, ou encore, si l’on
préfère, le premier a été la propulsive du second. "
"Capitalisme, socialisme et démocratie "chapitre 9.
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Le conditionnement opéré par le système capitaliste, la lutte permanente pour
survivre, ont fait des entrepreneurs les acteurs de l’innovation. Mais désormais,
selon Schumpeter "la chasse est fermée "titre du chapitre 9.
Nous assistons alors à un changement radical du point de vue de la part de
Schumpeter qui signe le crépuscule du rôle de l’entrepreneur.
Jadis, principal initiateur de l’innovation, l’entrepreneur ne joue pour
Schumpeter plus aucun rôle en la matière. Il explique que le processus
d’innovation est devenu un processus routinier et qui est le fait d’équipes
oeuvrant dans le cadre du monopole.
L’innovation jadis productrice de monopole devient le résultat du monopole lui-
même. Ce renversement de causalités traduit le résultat de l’évolution du
système capitaliste. Engagé dans une lutte féroce de monopolisation du marché,
l’entrepreneur y est parvenu grâce à l’innovation mais par là même, il a signé
son acte de décès, en s’effaçant devant une entreprise monopolistique qui
désormais est la seule à innover. La capacité innovatrice de ces très grandes
entreprises s’avère pour Schumpeter beaucoup plus importante.
La destruction créatrice amène un transfert de pouvoir de la petite entreprise et
de l’entrepreneur innovateur vers la grande entreprise et le monopoleur
innovateur. Il convient alors selon Schumpeter d’étudier les organisations et leur
fonctionnement institutionnel qui ont pris le pas sur les mécanismes
économiques. Ce constat est bien sûr largement conditionné par l’évolution du
capitalisme vers le socialisme.
Si comme l’écrit Schumpeter, rien ne résiste à "l’ouragan perpétuel de la
destruction créatrice " n’a-t-il pas lui aussi soumis sa pensée à cet ouragan, au
point de donner une dimension prophétique à son œuvre dont on sait depuis
Marx, les risques d’une telle ambition. Mais laissons là, ce que nous considérons
comme une faille de l’analyse schumpétérienne pour dresser un bilan
particulièrement élogieux. Lorsqu’il écrit :
"Les possibilités technologiques peuvent être comparées à une
mer dont la carte n’a pas été dressée ".
"Capitalisme, socialisme et démocratie ".
Nous pouvons dire de Schumpeter, comme l’avait fait jadis Mercator, pour la
géographie et la cartographie, il a changé notre conception du monde en
donnant naissance à l’économie de l’innovation.
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Il en fixe les fondements et dresse les nouveaux axes de recherches dont les
principales orientations portent sur :
Le rôle de l’entrepreneur dans l’innovation,
L’innovation et les cycles économiques,
L’innovation et la structure du marché,
Le rôle de la grande entreprise dans l’innovation,
La dynamique d’évolution du capitalisme,
Le concept de destruction créatrice,
Les grappes d’innovations,
Le lien crédit innovation combinaison productive.
Nombre d’économistes néo-schumpétériens vont approfondir ces différents
axes, de sorte que nous puissions affirmer que Schumpeter a véritablement
révolutionné l’économie de l’innovation.
Questions d'entrainement autoévaluation :
1) Le remplacement des magnétoscopes par les lecteurs de CD correspond à
quel type d'innovation ?
2) Le remplacement des attelages de chevaux par les automobiles correspond
à quel type d'innovation ?
3) L'énergie éolienne est-elle une révolution énergétique ?
4) Qu’est-ce que la « destruction créatrice »?
5) Donner une illustration empirique au concept de « destruction créatrice » ?
6) Pourquoi Schumpeter a-t-il retenu le concept de « destruction créatrice »?
et non celui de « création destructrice »?
7) En quoi la personnalité de l’entrepreneur innovateur est-elle fondamentale
dans le processus d’innovation ?
8) Quelles sont les différentes figures possibles d'entrepreneurs ?
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9) Peut-on considérer la pensée de Schumpeter à propos du progrès technique
comme contradictoire ?
10) Qui sont « les héritiers » de Schumpeter ?
11) L’innovation conditionne t-elle le cycle économique ?
12) Comment le concept de "destruction créatrice", permet-il d'expliquer la
crise comme le passage de la phase A à la phase B puis la reprise comme
le passage de la phase B à la phase A d'un cycle Kondratiev ?
13) Steve Jobs est-il l’archétype de l’entrepreneur innovateur ?
Exemple d'un sujet de dissertation et éléments de correction:
Sujet : Pourquoi la conceptualisation de l’innovation dans l’analyse
« classique » est-elle problématique ?
Eléments de correction :
Le traitement de ce sujet implique une bonne connaissance du cours et une
aptitude à en extraire les éléments essentiels pour construire la problématique du
sujet.
Il ne faut ni le citer ni le plagier, mais réfléchir.
La définition du sujet nous conduit à définir le champ d’étude de l’économie
« classique » qui recouvre soit les auteurs d’Adam Smith jusque Marx, voire
jusque Pigou donc les néo-classiques. Ces deux courants ont en commun leur
difficulté à faire de l’innovation un concept de leur analyse économique.
Les raisons de cette difficulté tiennent d’abord à un raisonnement où
l’incertitude est absente, le futur est supposé connu et stable. En univers de
certitude, l’innovation n’a pas sa place. Cette hypothèse de travail qui consiste à
neutraliser le progrès technique, s’explique par un raisonnement qui s’opère à
court terme.
A court terme, l’incertitude peut être neutralisé, et non à long terme. De plus les
« classiques » n’analyse pas l’innovation mais ses effets, d’où leur approche
optimiste pour certains, l’innovation économise du travail et augmente sa
productivité (Say, Bastiat), d’autres privilégient les effets négatifs, la machine
chasse l’homme et entraine une élévation des compétences, (Malthus). Ricardo
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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incarne à lui seul cette hésitation conceptuelle. Mais peut-on reprocher à des
auteurs leur incapacité à conceptualiser l’innovation alors que leurs
problématiques sont ailleurs ?
Le seul économiste de formation « classique », walrasienne qui opère ce
dépassement analytique, n’est autre que Schumpeter qui parvient tout en restant
dans un cadre « classique » à en démontrer les limites, l’innovation empêchera
la convergence vers l’équilibre par son « processus de destruction créatrice ».
Les aspects du sujet à développer :
Introduction : Qu’est-ce qu’un « classique » ?
1) Les raisons des difficultés à conceptualiser l’innovation.
a) Le rôle de l’incertitude et du long terme non pris en compte.
b) Une approche des effets et non de l’origine de l’innovation.
c) Des problématiques où le progrès technique est mineur voire absent.
2) Le dépassement par un économiste de formation « classique » du cadre
analytique « classique » : Schumpeter.
a) La destruction créatrice et l’impossible équilibre.
b) La prise en compte du long terme : les cycles.
Conclusion : La conceptualisation pour tous les courants s’avère somme toute
délicate
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Séquence 4 :
La théorie économique actuelle face à l’innovation.
Comme nous allons le voir l’économie de l’innovation doit nombre de ses
développements à l’héritage schumpétérien. Schumpeter lui a fixé plusieurs
voies de recherche, dont deux se dégagent. L’une explorée par l’analyse
macroéconomique qui va approfondir le lien entre innovation et croissance, et
l’impact de l’innovation sur la création et la destruction des emplois. La
seconde voie privilégiera l’étude du rôle de l’innovation dans la structuration
des marchés. La concurrence monopolistique s’avère t-elle l’effet du processus
d’innovation ou la cause ? La microéconomie va se saisir de cette
problématique.
I. Approches macroéconomiques de l’innovation
a) Innovation et croissance
Comme nous l’avons vu précédemment, la question du progrès technique et de
l’innovation est éludée par l’analyse néoclassique, d’une part parce qu’elle les
considère comme des données ou d’autre part parce qu’il s’agit d’éléments
exogènes n’ayant rien à voir avec l’analyse économique.
Comme le goût, la technique est une donnée externe. Si le goût influence
l’échelle des préférences du consommateur, si la technique modifie la rareté
relative de certains biens, influe sur les prix et les coûts relatifs, tous deux ne
bouleversent pas l’existence de l’équilibre.
Au cours des années 1950, nombre d’économistes y compris parmi les
néoclassiques vont tenter d’expliquer les origines de la croissance.
A partir de la fonction Cobb- Douglas où :
Y correspond au revenu national, et dY/Y correspond au taux de croissance de
ce même revenu national ; K correspond au facteur Capital, au capital productif
nécessaire à la production nationale et dK/K au taux de croissance de ce facteur
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de production ; L correspond au facteur travail, la main d’œuvre nécessaire pour
produire et dL/L est le taux de croissance du facteur production travail. Sachant
que conformément à la démarche néoclassique, les hypothèses de travail
microéconomiques sont généralisées au plan macroéconomique, ces deux
facteurs de production sont supposés complémentaires et parfaitement
substituables.
Ainsi on peut écrire :
α (1- α )
Y = A . K . L ,
Les coefficients α et β expliquent les rendements factoriels du facteur de
production auquel ils sont affectés et leur combinaison (α + β), rendent compte
des rendements d’échelle.
La fonction Cobb-Douglas peut donc mesurer la croissance du revenu national à
partir des facteurs de production. La croissance du revenu (dY/Y) est le résultat
de la contribution de chaque facteur de production et à l’innovation de nouveaux
facteurs de production.
Ainsi on a :
dY/Y = dA/A + α dK/K + (1- α). dL/L
Or, il apparaît que l’accroissement dK/K consécutif à un accroissement du taux
d’épargne et que dL/L consécutif à l’augmentation de la population s’avèrent
insuffisants pour expliquer l’ampleur de la croissance, l’accroissement de dY/Y.
On en déduit que la fraction de la croissance non expliquée par celle du Capital
et du Travail l’est par le progrès technique, perçu au travers de A, qualifié de
résidu.
La mesure du progrès technique est donc :
dA/A= dY/Y - αdK/K – (1- α) dL/L
A titre d’exemple, si le capital et le travail expliquent 2% de la croissance qui
s’élève à 5%, on considère alors que la contribution du progrès technique est de
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61
3%. Il apparaît dans la plupart des études empiriques, que le résidu expliquait
50% de la croissance, ce qui posait problème.
C’est pourquoi, il a semblé plus réaliste de supposer le progrès technique
comme incorporé en partie ou en totalité aux facteurs capital et travail. Dès lors,
l’hypothèse selon laquelle l’investissement constitue l’un des vecteurs du
progrès technique est affirmée.
Cette hypothèse permet de construire des modèles à génération de capital. Le
stock de capital est décomposé en générations successives d’autant plus
productives qu’elles correspondent à des équipements plus récents.
Ainsi, une partie du ralentissement des gains de productivité observée, pendant
la crise peuvent être imputée au vieillissement du stock de capital. Inversement,
la croissance résulterait au rajeunissement du capital mais sachant que l’on ne
rachète jamais le même type de machine, se pose alors un problème soulevé par
Joan Robinson, à savoir l’hétérogénéité du capital qui empêche sa
quantification.
Lorsque nous achetons un nouveau micro-ordinateur, nous privilégions le
dernier modèle sorti qui sera obsolète dans six mois ou un an. Il nous est
impossible d’acheter celui que nous avions dix ans plus tôt, aux capacités
techniques obsolètes et d’ailleurs abandonnées depuis.
De même, la formation et la qualification influent sur la productivité du facteur
travail mais ces éléments bien que présent s’avèrent difficilement quantifiables.
Mais si cet exposé présente des limites certaines, nous devons reconnaître à
Solow, le mérite dans le cadre d’un modèle de croissance, d’avoir cherché à
rompre avec l’hypothèse d’un progrès technique neutre et d’avoir tenté de
l’endogénéiser par un progrès technique désormais incorporé.
De plus, la question de l’intégration du progrès technique ne peut se faire ici
qu’au travers des équipements supplémentaires, donc l’investissement.
Ce travail, ouvre la voie de travaux sur l’identification des moteurs principaux
du progrès technique, que sont l’investissement en capital technique et en capital
humain dont vont largement s’inspirer les théories de la croissance endogène.
Nous pouvons remarquer que l’innovation permet d’infirmer la loi des
rendements croissants, constants puis décroissants appelée habituellement loi
des rendements décroissants. En innovant, la productivité marginale peut
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continuer à croître. Cette remarque n’est pas sans conséquence pour la théorie
néoclassique.
b) Les théories de la croissance endogène.
Les théories de la croissance endogène constituent un renouvellement de
l’analyse des sources de la croissance et ambitionnent à partir de cette nouvelle
compréhension d’influencer les facteurs déterminants par la politique
économique.
Considérant le modèle de Solow comme l’amorce d’un raisonnement sur la
croissance, elles souhaitent approfondir la notion de progrès "autonome " qui
reste inexpliquée. L’ambition commune de ces théories amorcée par Paul Romer
en 1986 et Robert Lucas en 1988, vise à rendre compte des facteurs qui
gouvernent l’accumulation du facteur A, le fameux résidu de Solow.
Ces théories proposent trois types d’explications :
1er type : Le moteur de la croissance réside dans un phénomène et processus
d’apprentissage, l’apprentissage, résumé par l’expression "learning by doing ",
apprendre en pratiquant. Ce processus s’opère notamment à l’intérieur de
l’entreprise.
2ème type : Le moteur de la croissance réside dans l’accumulation de capital
humain au sein du système éducatif.
3ème type : Le moteur de la croissance réside dans la Recherche et le
Développement. A correspond à un stock d’innovations produit par l’activité
volontaire de R. D.
Le progrès technique dépend donc :
de la capacité d’apprentissage des entreprises et de la main-d’œuvre,
du niveau de formation de la main-d’œuvre,
de l’importance des investissements en recherche et développement.
Pour les économistes de la croissance endogène, le progrès technique ne tombe
pas du ciel mais renvoie à des ressources investies en capital humain, en capital
technique et en capital public.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
63
La croissance devient un processus de l’accumulation de ces trois types de
capital, le capital humain, c'est-à-dire la main-d’œuvre, le capital technique,
c'est-à-dire le progrès technique.
Pour ces théoriciens l’innovation ne tombe pas du ciel de façon brutale et
inexpliquée, mais elle est le résultat complexe d’un processus d’investissement
dans différentes formes de capital dont l’émergence engendrent d’autres
innovations qui ensemble génèrent la croissance économique.
Le progrès technique ne présente plus une caractéristique quasi-mystérieuse et
exogène. Il s’agit d’un processus endogène au fonctionnement du système
économique.
Le progrès technique et l’innovation résultent donc de quatre types de capital : le
capital humain, le capital physique, le capital technique et le capital public.
La capacité de la main-d’œuvre à se former ainsi que son niveau de
qualification, d’expérience de formation acquis constituent le capital humain.
L’investissement en capital humain consiste alors à acquérir de nouvelles
connaissances de nouveaux savoirs et savoir-faire de sorte à accroître la capacité
productive et innovatrice de la main-d’œuvre. La théorie du capital humain a été mise en évidence par deux économistes de
l’école de Chicago, T. Schultz et G. Becker et reprise par Lucas sans ses travaux
sur la croissance endogène.
Le capital humain recouvre l’ensemble des capacités apprises par un individu
qui accroissent l’efficacité productive de ce dernier. Chaque individu est alors
propriétaire d’un certain nombre de connaissances qui se traduisent en
compétences professionnelles qu’il valorise en les vendant sur le marché du
travail.
Dès lors, dès qu’il se forme, il investit en lui-même. Cet investissement a un
coût total qui se décompose en différents coûts : coût monétaire, coût
d’opportunité, etc. mais une fois la formation effectuée et validée, il attend un
retour sur investissement qui se traduit par un accroissement de son niveau de
salaire, une amélioration de ces conditions de travail, une promotion au sein de
l’entreprise etc.
De plus, son efficacité productive sera d’autant plus effective qu’il sera entouré
de personnes ayant elles aussi le même niveau de formation et le même niveau
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64
de productivité. Mais le coût de l’investissement peut donner lieu à un partage
entre l’individu, l’entreprise et l’Etat dont l’intérêt commun est l’élévation du
niveau de formation, de qualification et de compétences de la main-d’œuvre.
A l’inverse, un individu qui n’actualiserait pas son niveau de formation initiale,
soit parce qu’il en serait incapable pour diverses raisons, soit parce qu’il s’y
refuserait, s’exposerait à moyen et long terme à une obsolescence de son stock
de connaissances. Les risques d’une mise à l’écart voire d’un licenciement
deviendraient très élevés.
Ainsi l’allongement de la durée moyenne de la scolarité qui s’affirme comme
une tendance séculaire dans les pays occidentaux apparaît comme une des
causes explicatives de la croissance économique.
L’investissement en capital humain devient donc un axe privilégié de la
politique publique d’éducation pour la formation initiale et continue. De même,
les entreprises procèdent elles aussi à cet investissement qui assure une capacité
d’apprentissage permanente de la main-d’œuvre au sein de l’entreprise et sa
capacité à maîtriser le capital technique de celle-ci.
La capacité des entreprises à investir dans la recherche-développement ainsi
qu’à adopter, assimiler des idées, des informations, au statut de biens publics,
accessibles à tous sans coût, permet de faire progresser le niveau des techniques
et des technologies, il s’agit du capital technique.
Les entreprises innovatrices par cette recherche, sont à l’origine de biens et
procédés nouveaux, qu’elles protègent par des brevets de sorte à rentabiliser par
une source de revenu l’investissement opéré. Elles acquièrent par cette
opération, une situation de monopole. Mais elles sont aussi pourvoyeuses
d’idées et de stimulations, point de départ à des innovations ultérieures pour
elles-mêmes ou pour leurs concurrents. L’accumulation de connaissances
nouvelles, issues de connaissances anciennes et de la recherche fait progresser la
technologie et la productivité. Une main-d’œuvre bien formée s’avère capable
de maîtriser ces technologies, de les créer, et d’innover.
La capacité d’un Etat à fournir des infrastructures et des institutions nécessaires
à la croissance économique, à l’implantation et le développement des entreprises
et à la valorisation de la main-d’œuvre constitue le capital public.
Il recouvre une partie du capital physique, équipements à la charge de l’Etat ou
des collectivités locales. Les infrastructures de transport, (routes, autoroutes,
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chemin de fer, aéroport), de communication, les investissements opérés dans les
secteurs de l’éducation, de la formation, de la recherche, traduisent le rôle du
capital public à créer les conditions favorables à l’émergence d’un processus
d’innovations, combiné aux autres types de capital.
L’autre partie du capital physique non pris en charge par le secteur public, est
financée par le secteur privé.
En investissant dans de nouveaux équipements, les firmes se donnent non
seulement les moyens d’accroître chacune leur production mais également celle
des autres, concurrentes ou non.
En effet, l’investissement dans de nouveaux bâtiments (capital physique privé)
et dans de nouvelles technologies (capital technique) est le point de départ à la
diffusion de nouveaux apprentissages par la pratique (capital humain). Comme
ces savoirs et savoir-faire ne peuvent rester l’unique propriété de la firme
innovatrice, ils se diffusent à l’ensemble des firmes et génèrent donc des
externalités positives.
Cette décision a pu avoir comme origine, l’impulsion de nouvelles politiques
d’aménagement du territoire par l’Etat et les collectivités locales (capital
public).
Un processus de symbiose et de synergies entre les différentes formes de capital,
démontre que l’investissement à un double effet, il agit directement sur la
croissance et indirectement sur le progrès technique. La croissance est un
phénomène auto entretenu par l’accumulation de quatre facteurs principaux,
capital physique, technique, humain et public.
Les théories de la croissance endogène marquent une rupture fondamentale pour
l’économie de l’innovation, de l’information et de la connaissance.
En effet, alors que la théorie néoclassique postulait la loi des rendements
décroissants pour le capital et le travail, les théories de la croissance endogène
ont infirmé ce postulat, en affirmant la constance des rendements voire même la
possibilité de leur croissance.
Selon la croissance endogène, plus on investit, plus la croissance tend à
augmenter. L’efficacité du capital supplémentaire investi, ne fléchit pas car il
engendre un ensemble d’effets internes et externes positifs pour son investisseur
et pour la collectivité.
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66
L’investissement doit ici être envisagé sous ses aspects matériels et
immatériels, quantitatifs et qualitatifs.
Les investissements en formation, en recherche, en infrastructures génèrent un
accroissement du niveau de connaissances, de savoirs et de savoir-faire. La loi
des rendements décroissants ne s’applique pas à la connaissance.
Chaque connaissance nouvelle améliore le savoir existant et ouvre de nouvelles
perspectives pour le progrès du savoir.
Comme l’écrivait Bernard de Charles au XIIème siècle, et le reprenait après,
Newton :
"Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ".
Dans ce cas, le nain voit plus loin que le géant et perfectionne le savoir.
En investissant, un agent économique, une entreprise ou un salarié, voire même
l’Etat, tous améliorent la connaissance globale.
Ces investissements cumulés produisent une efficacité productive non seulement
pour celui qui les a initiés mais aussi pour tous. Les externalités positives se
généralisent.
Lorsqu’une entreprise met en place une nouvelle méthode de production, celle-
ci essaime très rapidement, l’effet d’imitation joue mais au-delà une nouvelle
structuration de l’appareil productif et du territoire peut en découler.
A titre d’exemple, lorsque Henry Ford, conçoit la chaîne de production de sa
"Ford T" selon les méthodes tayloristes, il ne redoute aucunement l’imitation de
ces concurrents, au contraire s’ils l’imitent, c’est qu’il aura le premier gagné le
pari de l’innovation.
Dès lors l’innovateur prend le risque, le premier. Il assume le coût. Il essaie, par
la reconnaissance d’un droit de propriété en déposant un brevet, de contrôler et
de bénéficier de l’utilisation que pourraient faire ses concurrents de son
innovation.
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67
Il évite ainsi le comportement des passagers clandestins "free riders", qui
tireraient avantage sans avoir à supporter les coûts. L’innovateur crée donc un
monopole et instaure une situation de concurrence imparfaite.
Dans certains cas, l’Etat peut devenir l’innovateur, transformer l’innovation en
bien public gratuit dont le coût aura été supporté par la collectivité.
En matière de formation, de recherche, de dépenses d’infrastructures pour ces
secteurs, l’Etat impulse le mouvement d’accumulation et de diffusion des
connaissances et d’innovations. L’innovation devient ici l’objet d’une stratégie
individuelle ou/et collective.
Ces investissements deviennent des moyens essentiels aux résultats incertains
d’améliorer le stock des connaissances existantes. De ces investissements résulte
la croissance.
Une nuance doit toutefois être apportée.
Les savoirs, s’y progressent, ne font pas uniquement l’objet d’un processus
d’agrégation, d’ajout. Les techniques nouvelles peuvent purement et simplement
éliminer les anciennes en les remplaçant.
Un processus de destruction créatrice œuvre aussi en matière de savoirs et de
savoir-faire. Il y a donc là production d’une externalité négative.
Lorsque l’ordinateur et le traitement de texte remplacent la machine à écrire, par
la même occasion, la secrétaire doit acquérir de nouvelles compétences et de
nouvelles connaissances.
Les théories de la croissance endogène initiées par des économistes
néoclassiques parviennent à réhabiliter le rôle de l’Etat. Il ne s’agit pas d’une
nième version d’un nouveau keynésianisme mais il s’agit de faire jouer à l’Etat
un rôle nouveau.
En matière d’infrastructures, seul l’Etat peut créer les conditions propices à la
croissance, en structurant le territoire en mobilisant les moyens financiers
conséquents et en fédérant les acteurs.
En matière de Recherche Développement, l’Etat peut s’impliquer directement,
intervention maximale par la recherche publique au service de l’innovation ou
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s’impliquer indirectement, intervention minimale, par la mise en place d’un
système de brevets et en garantir le respect.
L’information et la connaissance technologiques qui par nature sont des biens
sans exclusion d’usage, bien publics.
Une fois produits, ils ne coûtent rien de les mettre à la disposition de tous. Le
problème réside alors dans le fait que si l’innovateur ne rentabilise pas le coût de
son innovation et qu’il ne peut en tirer aucun profit, son intérêt pour l’innovation
est inexistant.
Le brevet donne alors à la connaissance technologique le caractère économique
d’un bien privé à usage privatif ou conditionné. Ainsi, la vente de ce bien privé
assure la rentabilité de la recherche qui lui a donné naissance.
Dès lors, le détenteur du brevet se trouve en situation de monopole.
L’exploitation de cette situation lui permet de réaliser une rente de monopole.
L’innovation génère inéluctablement une concurrence imparfaite. Mais la rente
de monopole possède par définition un statut provisoire, pour différentes
raisons.
L’Etat par la loi accorde une validité temporaire au brevet qui le délai expiré,
donne à l’innovation le statut de bien public, donne à l’innovation le statut de
bien public, dont l’utilisation légale est permis gratuitement.
De nouvelles innovations ont fait tomber en désuétude le brevet devenu sans
objet.
L’innovation devient alors un moyen dans la lutte perpétuelle entre les firmes,
pour conquérir ou reconquérir de nouvelles positions temporaires de monopole
dont la croissance générale est le résultat de cet effort.
Alors que pour l’analyse néoclassique, les situations de monopole doivent
obligatoirement être combattues car elles conduisent à des distorsions de prix
préjudiciables à l’efficacité globale de l’économie, les modèles de croissances
endogènes, dans la lignée de Schumpeter, soutiennent une défense nuancée du
rôle des monopoles.
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69
Pour P. Romer, le progrès technique et l’innovation sont des résultats. Leur
production dépend de la rémunération attendue, sous la forme de droits de
propriété, c'est-à-dire de rente de monopole.
Mais cette rente de monopole n’existe qu’à partir du moment où la
connaissance, l’information nouvelle a donné lieu à un produit ou une technique
nouvelle.
L’Etat devient alors le garant de la rémunération de l’innovateur par les brevets
ou/et la fiscalité compensatrice sur les innovations.
c) Innovation et Emploi
L’innovation permettant de percevoir concrètement le progrès technique, il
s’agit désormais d’examiner les suites données par les économistes aux craintes
partagées par la plupart des classiques à propos des destructions d’emplois
redoutées par l’adoption de nouvelles machines.
Un rapide bilan des faits postérieurs à la seconde guerre mondiale, puis pour la
période des « trente glorieuses » et enfin pour la période de 1974 à nos jours, fait
apparaître que l’impact du progrès technique sur l’emploi au niveau
macroéconomique conduit à des constatations contradictoires.
Les phases de croissance rapide de la productivité ont été le plus souvent des
périodes de prospérités caractérisées par un niveau d’emploi élevé.
En France, la productivité de la main-d’œuvre de 1960 à 1974 s’est accrue de
4.75 % par an en moyenne, le taux de chômage moyen était alors de 2% de la
population active.
De 1974 à 1990, la productivité moyenne de la main-d’œuvre s’élevait à 2,5 par
an et le taux de chômage moyen s’élevait à 8%.
Une croissance économique élevée assise sur une progression rapide des gains
de productivité donne lieu à une progression sensible de l’emploi.
Conformément à la loi Kaldor-Verdoorn, du nom des économistes hongrois et
néerlandais, une explication simple peut être donnée.
Cette loi établit que les croissances de la production et de la productivité vont
de pair, plus la production croît, plus la productivité croît, et compte tenu du fait
que la croissance de la production dépasse celle de la productivité, elle entraîne
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la croissance de l’emploi. Inversement, une croissance de la production plus
faible que celle de la productivité, se traduit par des destructions d’emplois.
Si on considère le taux de croissance de la productivité comme une mesure
indirecte et satisfaisante des effets du progrès technique et des innovations, on
ne peut établir le fait qu’ils aient des effets déterminants sur la croissance de
l’emploi.
La véritable variable déterminante réside dans le contenu en emplois de la
croissance.
L’augmentation du chômage au début des années 1970, marque le passage
d’une croissance forte riche en création d’emplois à une croissance ralentie
faiblement créatrice d’emplois.
Les mutations structurelles en Europe expliquent la destruction massive
d’emplois dans les secteurs traditionnels et la création de nouveaux emplois
dans le secteur tertiaire, la thèse de la compensation réapparaît sous la plume
d’Alfred Sauvy.
Dans un ouvrage intitulé "la machine et le chômage"en 1980, Sauvy enrichit la
thèse de la compensation par sa théorie du déversement, selon laquelle les
gains de productivité créent à terme, plus d’emplois qu’il n’en suppriment au
travers des effets prix, qui provoquent une hausse de la demande intérieure et au
travers des effets revenus qui permettent de repartir les gains de productivité par
un accroissement des profits et des salaires et/ou par la réduction du temps de
travail.
Appliquée au XIXème siècle, la thèse du déversement fait valoir que la
modernisation de l’agriculture par sa mécanisation, l’agrandissement des
exploitations a entraîné des gains de productivité importants.
La main-d’œuvre agricole libérée de ce secteur, trouvait un emploi dans
l’industrie.
Ainsi, au XIXème siècle, le progrès technique a crée plus d’emplois qu’il n’en a
détruit, en en laissant le contenu des emplois quasi identiques.
Les qualifications possédées par l’ouvrier agricole licencié convenaient à son
recrutement comme ouvrier d’usine.
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71
Mais Sauvy a conscience que le progrès technique au XXème siècle, change les
contenus des emplois et exige de la main-d’œuvre de nouvelles qualifications.
Ainsi, il distingue deux types de progrès technique. Le progrès technique
récessif qui entraîne effectivement des suppressions définitives pour des métiers
à faibles qualifications tel fut le sort des canuts de Lyon ou des poinçonneurs du
métro.
Le progrès processif crée des emplois qui répondent à de nouveaux besoins réels
ou suscités, les emplois liés à la production des appareils électroménagers ou
aux moyens de communication, illustrent ce type de progrès.
Enfin, le progrès d’abord récessif puis processif, crée des emplois à haute
qualification.
Un problème de décalage se pose, décalage humain entre les emplois crées et les
emplois détruits, les exigences en qualifications et formation différent
complètement.
Un problème de décalage géographique entre les régions d’un même pays ou
entre les pays eux-mêmes.
Dès lors, l’effet de déversement va dépendre du contexte dans lequel il opère.
Le progrès technique est à l’origine de créations d’emplois susceptibles de
compenser voire même de dépasser l’effet direct de destruction d’emplois. Cet
impact dépend notamment du positionnement du pays dans la concurrence
internationale. La seule différence entre la thèse de déversement et la thèse classique de la
compensation, réside dans la prise en compte de la nature, de la demande
adressée aux branches bénéficiaires.
En longue période, le progrès technique ne crée pas uniquement des revenus
supplémentaires, il provoque un transfert de la demande. Le phénomène
essentiel du déversement ou transfert d’utilisation du revenu va de pair avec un
transfert de la demande occasionnelle et un transfert d’emploi.
Comme l’écrit Sauvy :
"Quel que soit le bénéficiaire et quelles que soient les
justifications ou les reproches qui peuvent être formulés,
l’utilisation de ce ou de ces revenus supplémentaires crées
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des emplois ailleurs, mais ces emplois ne sont identiques ni
en nature ni en nombre aux emplois perdus ".
La Machine et le Chômage.
La question des effets des nouvelles technologies sur l’emploi apparaît
extrêmement complexe à saisir.
Sur le long terme, la position de la plupart des économistes consiste à considérer
que l’innovation est créatrice nette d’emplois.
A court et moyen terme, le chômage technologique apparaît comme la résultante
inévitable de l’introduction de l’innovation.
Il y a un décalage temporel entre les effets immédiats sur l’emploi, où le solde
entre les créations et les destructions est négatif et les effets différés sur les
capacités productives, la productivité et la production où le solde devient positif.
Le chômage technologique, que l’on peut définir en reprenant la définition de F.
Perroux comme un "déséquilibre entre la quantité de main-d’œuvre disponible et
la quantité de main-d’œuvre employée", consécutif à l’introduction d’une
invention nouvelle dans une branche d’activité économique, s’avère donc
transitoire.
Les postes de travail immédiatement détruits sont ainsi plus que compensés par
les créations d’emploi dont la date est différée. C’est donc un mouvement
diachronique dans la diffusion du processus d’innovation qu’explique le
chômage technologique et pour paraphraser quelque peu Schumpeter, nous
pouvons indiquer qu’il procède selon un processus de créations destructrices
et pas de destruction créatrice ", puisque les créations d’emploi l’emportent sur
les destructions alors que pour Schumpeter les destructions d’entreprises
prenaient le pas sur les créations.
Questions d'entrainement autoévaluation :
1) L’innovation s’inscrit-elle dans une logique de l’offre ou de la demande ?
2) Quelles innovations ont permis des gains de productivité dans l'agriculture
depuis le XVIIIe siècle ?
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73
3) Pourquoi la révolution agricole a-telle été un préalable à la révolution
industrielle ?
4) En quoi les gains de productivité dans l'agriculture expliquent-ils l'exode
rural, l'industrialisation et l'urbanisation au XIXe siècle ?
5) Qu’est-ce que l’effet de déversement ? Est –il toujours un concept
pertinent ?
6) Peut-on dire que le progrès technique est à l'origine du chômage selon
l'effet de déversement ?
7) Comment l'effet de déversement peut s’opérer efficacement sur l'emploi ?
8) Comment définir le chômage technologique à partir de l'effet de
déversement ?
9) Qu'est-ce que le paradoxe de Solow ?
10) En quoi consiste le paradoxe de la productivité ?
11) Qu'est-ce que le capital humain ?
12) Pourquoi le capital humain est-il la source de l'innovation ?
Exemples de sujets de dissertation sur la séquence :
Sujet : Innovation et compétitivité
Sujet : Le rôle du capital public en matière d’innovation dans l’attractivité des
territoires.
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74
Séquence 5 :
La théorie standard actuelle face à l’innovation et sa principale théorie alternative.
L’intégration du rôle de l’innovation dans la théorie économique standard, c'est-
à-dire néoclassique constitue un véritable défi car elle implique une adaptation
du paradigme et des hypothèses constitutives.
Nombre des hypothèses de travail ou des résultats établis par cette analyse
apparaissent remis en cause par l’innovation. Comme nous l’avons vu
précédemment Schumpeter a le premier montré les limites du modèle walrasien.
La stabilité voire l’existence d’un équilibre général s’avèrent difficiles à
démontrer dès lors que les changements techniques oeuvrent.
La thèse de Schumpeter fait valoir à cause de l’innovation, la possible
convergence vers une situation d’équilibre mais inaccessible, l’innovation
empêchant la possibilité d’un arrêt, c’est sa thèse de "l’overshooting ", du
dépassement.
L’économie peut converger au voisinage de l’équilibre sans jamais y parvenir
car sa dynamique historique est par nature cyclique.
De plus, l’hypothèse de la loi des rendements décroissants, nécessaire à la
détermination d’un optimum, s’avère elle aussi remise en cause par
l’introduction de l’innovation.
Des rendements croissants peuvent être expliqués par une innovation qui
empêche alors la détermination de l’optimum économique pour la firme,
situation particulièrement inconfortable.
D’autre part, l’innovation fruit de la concurrence vise à introduire une
différenciation significative qui octroie un pouvoir de marché.
Deux conditions de la concurrence pure et parfaite volent en éclat puisque les
agents supposés être de simples atomes incapables de ce fait d’influer sur les
prix et les quantités, visent par l’innovation à monopoliser le marché et cette
stratégie s’obtient notamment par une hétérogénéité des produits obtenus par la
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différenciation apportée par l’innovation alors que le module postule
l’homogénéité des produits. L’innovation change aussi l’environnement analytique en introduisant
l’incertitude alors que le cadre de prédilection de l’analyse néoclassique est celle
d’un monde certain.
Dès lors, l’intégration de l’innovation dans la théorie standard constitue un
véritable défi, qu’elle va bien sûr relever.
A) L’économie standard de l’innovation : compétition technologique,
taille des firmes, incitation à innover et monopolisation du marché. La relation entre la structure du marché et la capacité innovatrice de la firme est
posée par Schumpeter.
La recherche d’un pouvoir de marché et de la rente de monopole pousse
l’entreprise à innover.
Une fois, la position de monopole acquise, l’innovation constitue le moyen de
conservation de la position qui écarte les concurrents potentiels.
Ainsi, l’incitation à innover dépend de l’aptitude de l’innovation :
1. à monopoliser le marché,
2. à dégager la profitabilité escomptée au travers de la rente de monopole,
3. à assurer la conservation de la position acquise par l’existence de droits
de propriété.
L’innovation accroît un pouvoir de marché à la firme, mais encore faut-il que
l’entreprise innovatrice puisse durablement centraliser l’innovation.
L’attrait ou le déficit d’incitation à innover dépendent de l’existence ou non de
barrières à l’entrée sur le marché, thèse développée par E. Mansfield.
En effet, la connaissance est un bien public pur.
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76
Toute information produite, toute connaissance produite, tout savoir produit
dans le cadre de l’activité de Recherche et de Développement ont à priori un
coût d’usage nul, ne peuvent être l’objet d’une appropriation par leurs auteurs et
sont incertaines.
Ainsi, l’activité inventive ne peut à priori donner lieu à une allocation optimale
des ressources par le mécanisme du marché, nous sommes ici confrontés à des
défaillances du marché.
La firme innovatrice a pris des risques en décidant à innover, le premier réside
bien sûr dans la non garantie d’aboutissement des recherches.
L’activité innovatrice a généré un certain nombre de coûts, évaluables
monétairement. Dans, l’hypothèse où elle ne pourrait pas par les gains
monétaires attendus couvrir et même dépasser les frais engagés, l’incitation à
innover devient inexistante.
Cette situation devient effective à partir du moment où les informations sont
divulguées ou dès que l’innovation est copiée.
Les autres firmes qui ont eu connaissance des informations ou qui ont imité
l’innovation se retrouvent alors dans la situation du passager clandestin, "free
rider" qui profite sans en supporter le coût et empêchent la firme innovatrice de
rentabiliser son initiative.
La protection contre cette stratégie, qualifiée de "Hit and Run", terme emprunté
au vocabulaire militaire des troupes commandos dont la principale mission
consiste à frapper l’ennemi sur son terrain puis à se retirer, pour les entreprises,
il s’agit de capter le marché puis de le quitter une fois les profits engrangés,
consiste dans la mise en place d’un marché de droits de propriété (COASE).
Le droit de propriété reconnu à l’entreprise innovatrice lui donne la paternité et
la jouissance de l’innovation. Elle peut en conserver l’exclusivité d’exploitation
ou consentir un droit d’utilisation moyennement une rétribution monétaire.
Ainsi, le brevet apparaît à la fois comme un dispositif protecteur de la propriété
de l’innovation à son initiateur mais aussi comme un dispositif incitatif parce
que protecteur.
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Comme l’écrit E. Mansfield (1977) :
"La rentabilité de l’innovation, l’existence et la durée du
brevet portant sur le produit et la taille de
l’investissement requis pour produire l’innovation semblent
avoir l’effet prévu sur le taux d’imitation ".
Il s’agit d’une stratégie dite de la protection légale pour garantir l’incitation à
innover. Pour le brevet, la production d’externalités positives au bénéfice de
concurrents adoptant un comportement de passagers clandestins, en imitant, se
trouve contrôlée.
Mais d’autres stratégies génériques peuvent assurer l’incitation à innover et la
conquête d’un pouvoir de marché.
Nous pouvons citer :
La stratégie de domination par les coûts,
La stratégie de différenciation de produits,
La stratégie de barrières à l’entrée.
La stratégie de domination par les coûts consiste par l’introduction de
nouveaux procédés de fabrication de modifier la courbe d’apprentissage de sorte
que la firme innovatrice obtient un coût moyen unitaire inférieur pour un volume
donné.
L’innovation lui assure le coût moyen et marginal le plus bas du marché, de
sorte que l’entreprise innovatrice devient "price maker", elle fixe le prix, puisque
le prix du marché se cale sur le sien.
Les concurrents s’adaptent en réduisant eux aussi leurs coûts ou s’ils ne peuvent
le faire, en disparaissant du marché. La monopolisation est en marche.
La stratégie de différenciation consiste à offrir des produits perçus comme
différents de ceux fournis par les autres producteurs, notamment parce qu’ils
intègrent des différenciations technologiques.
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L’innovation permet de rendre le produit hétérogène. Cette différenciation peut
soit être horizontale, elle porte alors sur la variété, soit être verticale, elle
concerne les caractéristiques même du produit notamment la qualité.
A titre d’exemple, une stratégie de différenciation horizontale pour une
entreprise qui produit des téléphones portables serait la possibilité d’en modifier
l’apparence par une personnalisation du produit.
Appliquée au même produit, une stratégie de différenciation verticale porterait
sur la multiplicité de ses fonctions, son autonomie, sa qualité acoustique,
ensemble d’éléments distinctifs reposant sur des innovations intégrées au
produit.
La capacité à innover pour différencier assure un pouvoir de marché à la firme.
La stratégie des barrières à l’entrée consiste à instaurer des coûts fixes
irrécupérables, appelés "sunk costs ", (coûts qui coulent), de sorte à empêcher
les tentatives d’imitation et à réduire les tentatives de "Hit an Run".
Selon Stigler (1968), une barrière à l’entrée se définit comme "un coût de production qui doit être supporté par les firmes cherchant à
entrer dans une industrie mais qui ne l’est pas par la firme,
déjà installée dans cette industrie". La justification de cette barrière réside dans la nécessaire incitation à la
rentabilité de l’innovation.
Nous pouvons distinguer cinq types de barrières à l’entrée : 1er type : Existence d’économies d’échelle qui ne se manifestent pas
seulement au niveau de la production mais aussi au niveau de
l’apprentissage technologique.
A titre d’exemple, un concurrent de la S.N.C.F. qui souhaiterait
produire et exploiter des trains à grande vitesse, se trouve confronter à des
investissements et une acquisition de savoirs et savoir-faire dont le coût
total constitue une forte dissuasion à l’entrée sur le marché.
2ème type : Les barrières à l’entrée liées aux investissements immatériels
complémentaires de la R.D.
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79
3ème type : Les barrières à l’entrée liées à la mise en œuvre d’un système
de relations contractuelles en forme de réseau. Il s’agit de faire en sorte
que le nouvel entrant devienne plus un allié qu’un concurrent. Il s’agit le
plus souvent d’alliances technologiques où il y a partage des coûts de
R.D, des risques des informations et des connaissances. Il y a cession
d’informations sur une technologie en échange d’un accès aux capacités
de production ou de commercialisation. Il y a collaboration sur les
technologies existantes.
Il y a une mobilisation de la recherche et mise en commun des résultats
pour l’élaboration de technologies futures.
A titre d’exemple, la plupart des programmes européens concernant
l’espace ou l’aéronautique fonctionnent selon cette logique.
4ème type : La mise en place d’un système de normes, réglementant l’accès
aux marchés, normes de sécurité, environnementales.
Ainsi, les firmes qui ont fait des efforts pour améliorer leur produit en
innovant ont une protection réglementaire. Tout nouvel entrant doit
satisfaire à ce cahier des charges.
5ème type : L’instauration de coûts fixes irrécupérables appelés "sunk cost
" (les coûts qui coulent), il s’agit de dissuader l’entrée en rendant la sortie
extrêmement coûteuse. La barrière à la sortie empêche l’accès au marché.
A titre d’exemple, la déréglementation du marché des compagnies
aériennes a vu l’entrée des compagnies à bas prix (low cost), mais ces
dernières dans l’espace aérien européen, doivent satisfaire aux mêmes
normes et règlements que les compagnies existantes et doivent avant
d’entrer sur le marché s’assurer de la rentabilité de leur activité car en cas
d’échec, elles seront confrontées à des coûts fixes irrécupérables s’élevant
à des millions d’euros ou de dollars car il n’est pas aisé de vendre à bon
prix un Airbus ou un Boeing d’occasion même s’il a peu servi.
Pour conclure, nous pouvons dire que l’intégration de l’innovation dans la
théorie standard, l’amène dans le champ analytique de la concurrence
imparfaite, voie empruntée par la théorie des marchés contestables.
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80
B) La principale alternative à la théorie standard : la théorie de
l’innovation dans l’économie évolutionniste.
La principale analyse alternative à la théorie standard qualifiée ainsi parce
qu’elle s’inscrit dans une problématique néo-classique est celle développée par
l’économie évolutionniste ("evolutionary economics ").
Cette analyse revendique un héritage schumpetérien et un héritage darwinien.
L’entrepreneur innovateur comme l’a montré Schumpeter bouleverse les
comportements routiniers, il impulse une dynamique d’évolution du système
capitaliste. Comme les activités innovatrices s’avèrent particulièrement
sélectives et cumulatives, elles engagent les entreprises innovatrices sur "des
trajectoires technologiques " d’évolutions irréversibles. Nous retrouvons les
principes darwiniens de sélection et d’évolution.
L’économie évolutionniste conteste le caractère transmissible et disponible de
l’information postulée par la théorie standard.
En effet, les risques de "fuites informationnelles " sont rejetés, l’innovation
reposant sur un ensemble de savoirs et savoir-faire opérationnels. Cet ensemble
s’inscrit dans le fonctionnement de routines spécifiques aux organisations qui les
développent, et cette spécificité complexifie singulièrement le transfert
d’informations. L’économie évolutionniste s’appuie sur la remise en cause de l’efficacité du
principe de maximisation d’une fonction objectif en univers incertain. En
matière d’innovation et de Recherche-développement, une firme ne connaît pas
ex ante, si la stratégie choisie va être payante, elle ne sait pas le niveau des
investissements qu’elle devra consentir pour qu’il y ait succès.
Dès lors, le processus de sélection compétitive qui engage la survie de la firme
par le succès du processus innovant ne repose pas sur la maximisation d’un
profit ex ante mais la réalisation du profit ex post. Seule l’évolution des
évènements valorisera ou sanctionnera la stratégie choisie.
Dès lors, la firme peut opter entre la stratégie d’innovation et la politique
d’imitation, toutes deux coûteuses et non aisées.
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81
La stratégie d’innovation est plus incertaine que l’imitation, la première vise à
découvrir de nouvelles connaissances, la seconde vise à capter des
connaissances d’autres firmes.
Toutes deux sont incertaines, pour la seconde, la captation et l’appropriation
sont incertaines.
La sélection par le marché, s’opérera de sorte que subsisteront les firmes
parvenues à dégager les profits les plus élevés, par un niveau de rente retirée des
pratiques d’innovation ou d’imitation supérieures au coût des investissements
nécessaires à la pratique choisie.
Sur la base des profits réalisés, le marché n’est plus ici conceptualisé comme le
mécanisme d’allocation des ressources mais comme un mécanisme d’adaptation
sélectionnant entre les types de comportements. Pour Nelson et Winter (1982), la population des firmes est assimilée à une
population d’organismes biologiques, où la sélection qui s’opère, porte sur les
routines, définies comme "une forme de comportement qu’est suivie de façon répétée mais qui peut changer si les conditions
changent ". Les firmes qui ont les routines les mieux adaptées à l’environnement du
moment, génèrent des profits et ont la croissance la plus rapide et la plus forte.
La sélection opère en fonction du caractère aléatoire de la capacité à innover, ou
à imiter.
Mais la domination du marché peut résulter d’une décision d’innovation,
d’imitation ou de ne rien faire.
Ainsi, il faut prendre en compte les opportunités technologiques et les coûts
afférents. Il y a un coût de l’innovation par rapport au coût de l’imitation. Dans
une structure de marché concurrentiel, il n’est pas certain que le choix d’innover
soit pertinent pour survivre lorsque le coût d’innovation est élevé et le coût
d’imitation relativement faible car la copie aisée.
Une firme qui opte pour l’imitation peut in fine, dominer le marché.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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De même, une firme qui adopte un comportement conservateur, attendre et voir,
court un risque certain, une élimination du marché si ces concurrents
aboutissent, mais dans le cas d’un échec, sa prudence l’aura préservée.
Winter propose alors deux régimes technologiques, un régime
entrepreunarial et un régime routinier.
Le régime entrepreunarial caractérise les activités innovatrices des firmes de
petites tailles, la fréquence de mise à jour des innovations est relativement
faible, mais il s’agit le plus souvent d’innovations radicales. La source
d’innovations est à l’extérieur de l’industrie.
Le régime routinier concerne les firmes de grande taille, la fréquence de mise à
jour des innovations est relativement élevée mais il s’agit d’innovations
incrémentales et la source d’innovation est puisée à l’intérieur de l’industrie.
Pour Nelson et Winter, le changement technologique suit "une trajectoire
naturelle " dans le cadre d’un des régimes technologiques.
Le changement technologique s’avère stochastique dans un environnement
sélectif. La sélectivité de l’environnement relève de la compétition sélective que
se livrent les firmes et des effets des décisions prises par les acteurs, institutions
publiques ou privées.
Cette approche de l’innovation fait valoir une vision "interactive" du
processus d’innovation où les interactions entre les différents acteurs de
l’innovation et la manière dont ceux-ci accèdent aux connaissances et les
distribuent, assurent la diffusion de l’innovation possible d’une population
assujettie à un principe de contingence et de variété, ce qui conduit à mettre
l’accent sur la nature génétique des enchaînements et sur l’émergence de
phénomènes d’irréversibilités.
Les travaux de l’approche évolutionniste impulsée dans les années 1980 par
Nelson et Winter (1982), Dosi (1984), Rosenberg (1986), Pavitt (1984) puis
poursuivit dans les années 1990 par Dosi, Pavitt, Soete (1990), Saviotti,
Metclafe (1991) proposent une approche particulièrement renouvelée du
processus d’innovation.
En interprétant le comportement des firmes à partir d’un principe de sélection,
l’innovation est appréhendée comme un processus d’apprentissage cumulatif,
localisé, spécifique, en partie tacite.
Eric Vasseur Economie de l’innovation Master économie U.P.J.V.
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L’innovation engage la firme dans un processus d’irréversibilités technologiques
et de "dépendance de sentier ".
Ce processus est spécifique à chaque industrie. Les travaux de l’approche
évolutionniste impulsée dans les années 1980 par Nelson et Winter (1982), Dosi,
Pavitt (1984), Rosenberg (1986) poursuivit par les mêmes auteurs dans les
années 1990, notamment par Dosi, Pavitt, Soete (1990), Soviotti, Metclafe
(1991) ont totalement renouvelé l’approche économique de l’innovation.
En interprétant le comportement des firmes à partir du principe de sélection,
l’innovation est appréhendée comme un processus : un processus
d’apprentissage et un processus d’irréversibilités technologiques.
Ce processus est spécifique à chaque industrie. L’innovation est processus
localisé, cumulatif et spécifique.
Le caractère "localisé" signifie que les activités innovatrices sont fortement
sélectives et finalisées dans les directions prises.
Le caractère cumulatif tient à l’acquisition graduelle de connaissances et
d’expériences qui s’accumulent.
La spécificité de ces savoirs, le caractère local et cumulatif implique un choix
de trajectoire technologique qui connaîtront des modifications afin d’améliorer
les performances du processus, mais le choix devient irréversible. Les choix
passés conditionnent les résultats présents et futurs, le processus d’innovation
revêt donc aussi un caractère historique lié à "la dépendance du sentier " (path
dependent ou path dependency ".
Une fois que les évènements ont produit un effet de localisation sur une
technologie, un mécanisme de verrouillage impose la domination de cette
technologie.
Lorsqu’une firme parvient à imposer son innovation au marché, son standard
devient la norme.
Elle impose sa trajectoire technologique et "une dépendance de sentier " dans la
diffusion et l’évolution future de l’innovation.
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Les travaux de la fin des années 1990, et début 2000, s’orientent sur l’étude du
cadre institutionnel dans lequel le processus de création et de diffusion des
innovations prend place.
Au centre le rôle des interactions dans le processus d’innovation, interactions
entre les technologies, entre les agents et entre les deux.
En 1993, Nelson indiquait déjà le rôle du système local ou national d’innovation
en mettant en évidence le rôle des interactions.
Le développement des réseaux d’innovation mettait l’accent sur les interactions
par la complémentarité des compétences spécifiques mis en commun.
Mais les interactions entre les technologies peuvent prendre trois formes :
La symbiose, où une technologie se développe grâce à la combinaison de
deux autres technologies,
La prédation où une technologie se développe en remplaçant une autre
technologie,
La concurrence qui débouche soit sur la symbiose ou la prédation.
Les interactions entre les agents renvoient aux stratégies des agents eux-mêmes.
Sur ce sujet, les microéconomistes de la théorie des jeux et les théoriciens de
l’évolution proposent des résultats où les intérêts des agents oscillent entre
coopération, partage et non coopération, jeux évolutionnaires.
Lundvall a montré que l’innovation dans certaines industries implique des
échanges entre firmes, car l’innovation est le fruit du travail collectif, ce qu’il
appelle learning by interacting, l’apprentissage par l’interaction.
Les interactions entre les technologies et les agents revoient au apprentissage par
l’usage, Learning by doing, ou by using.
L’innovation devient le résultat d’un apprentissage. Ce cadre analytique a
profondément renouvelé la recherche économique sur l’innovation.
Ces voies de recherche s’orientent vers une intervention de l’Etat qui vise à la
constitution de réseaux innovateurs assurant la mise à disposition des
connaissances nécessaires agents pour innover.
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De même pour les droits de propriété, cette approche préconise un système de
droits incitatifs pour que les agents optent pour des stratégies coopératives,
l’inventeur se voit accorder des droits forfaitaires qui le protègent et l’incitent à
continuer son activité et l’utilisateur en acquittant un droit d’accès forfaitaire,
conserve un coût marginal nul d’accès aux informations de sorte qu’il faut
poursuivre l’amélioration des connaissances acquises par son travail. Le droit de
propriété ne doit plus être considéré comme une barrière à l’entrée ou comme un
obstacle à la diffusion de la connaissance.
Conclusion
Comme nous venons de le démontrer, la théorisation du rôle de l’innovation en
économie s’est opérée par étapes successives.
D’abord neutralisée parce que considérée comme exogène puis incorporée, le
statut de l’innovation s’est métamorphosé au fil du temps.
Cette énigme, source de crainte ou d’espoir a commencé à être percée par
l’apport fondamental de Schumpeter.
L’innovation, élément moteur du processus de croissance et simultanément
facteur déstructurant le marché, de simple figurant elle constitue l’acteur
essentiel de certaines théories. Nombre des champs de l’analyse économique
l’ont intégrée, l’économie industrielle, l’économie du commerce international,
l’économie du travail, l’économie des institutions, l’économie publique, la
théorie des jeux.
D’autres théories, lui donnent un rôle central, comme les théories de la
croissance endogène, l’économie de l’évolution, les théories des marchés
contestables et affirment l’économie de l’innovation comme un champ
disciplinaire à part entière.
L’économie de marché respire au rythme des innovations. Nos systèmes
économiques se transforment par les innovations. Nos méthodes de travail, de
communiquer se métamorphosent avec les innovations.
N’est-il pas opportun de rendre alors l’hommage mérité à son précurseur dans
l’analyse économique et déclarer aujourd’hui : nous sommes tous
schumpétériens ?
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Questions d'entrainement autoévaluation :
1) Dans quelle mesure la firme doit-elle intégrer l’innovation dans sa
stratégie générale ?
2) L’innovation et la structure du marché.
3) Qu’est ce qu’un brevet ?
4) Peut-il être assimilé à une barrière à l'entrée ?
5) En quoi l’innovation est-elle au cœur de la nouvelle productivité ?
Exemples de sujets de dissertation sur la séquence :
Sujet : En quoi un contexte de crise économique renforce le caractère incertain
du processus d’innovation pour la firme ?
Sujet : Quelle stratégie pour la firme face à l’innovation en situation de crise
économique ?
Sujet : L'innovation est-elle une barrière à l'accès au marché ?
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Séquence 6 :
Les entreprises innovantes aujourd'hui
I) Photographie des entreprises innovantes en France1 Avec la crise de 2008, l'innovation est devenue un impératif pour résister à la
crise. L'enjeu de l'innovation est d'abord lié à la survie de l'entreprise. Il s'agit
par l'innovation de maintenir les parts de marché acquises voire de profiter de la
crise et de la possible déstabilisation des concurrents pour accroitre les parts de
marché.
Les entreprises innovent en lançant de nouveaux produits sur le marché, ou de
nouveaux services voire une combinaison des deux. Elles innovent aussi en
changeant les procédés d'élaboration et en améliorant de façon radicale
l'organisation de l'entreprise. Elles innovent aussi, par leur stratégie marketing,
en améliorant la visibilité du produit, de l'entreprise et des actions marketing.
Le premier constat sur les entreprises innovantes porte sur le fait qu'elles
procèdent à une combinaison d'innovations. Ainsi, elles déclinent deux types de
combinaisons : la combinaison produit-procédé-marketing, elles innovent sur les
trois dimensions simultanément en changeant le produit, le mode de production
et les méthodes de commercialisation.
D'autres procèdent à une combinaison produit-procédé. Enfin, certaines se
limitent à des innovations organisationnelles.
Les secteurs les plus innovants portent sur l'information et la communication, et
les activités scientifiques et techniques.
La taille des sociétés, qui innovent, influe sur leur tendance à innover. 80 % des
entreprises de plus de 250 salariés contre 40 % des entreprises de 10 à 49
salariés ont innové.
Les entreprises exportatrices innovent plus que les autres car l'exportation exige
une recherche constante de l'amélioration de la qualité des produits pour faire
face à la concurrence mondiale et une adaptation constante du produit sur un
1 La photographie proposée a été réalisée à partir des documents publiés par INSEE Première numéros : 1521,
1420, 1314 et 1256.
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marché mondial où la position de l'entreprise est sans cesse contestée par de
nouveaux concurrents.
L'innovation la plus fréquente est l'innovation organisationnelle pour les services
sauf pour le secteur de l'information et de la communication.
Les entreprises de l'industrie manufacturière innovent plus que les autres en
raison de leur taille et de leur exposition à la concurrence internationale.
Les grandes entreprises innovent le plus souvent selon le triptyque produit-
procédé-marketing.
Les entreprises de petite taille innovent le plus souvent uniquement sur le
produit.
Les combinaisons d'innovation s'avèrent particulièrement coûteuses, c'est
pourquoi elles sont plus fréquentes chez les grandes entreprises. De plus, les
résultats sur les parts de marché et le chiffre d'affaire ne sont pas observable
immédiatement.
Toutefois, il est facile de distinguer les entreprises qui ont innové de celles que
ne l'ont pas fait, car les premières ont accru leurs parts de marché alors que les
secondes ont au mieux préservé l'existant. Les combinaisons d'innovations les
plus complètes et donc les plus coûteuses s'avèrent les plus performantes en
matière de conquête de parts de marché. Ainsi, l’on n’innove jamais en vain.
Le rôle de l'Etat, des collectivités territoriales et des institutions européennes,
s'avère aussi déterminant dans la capacité d'innovation des entreprises.
Les aides publiques émanant du niveau régional, national et européen stimulent
l'innovation. Le crédit d'impôt recherche, mesure fiscale visant à soutenir les
investissements de recherche-développement permet de renforcer la
compétitivité des entreprises. Pour la plupart d'entre elles, il s'agit de privilégier
la compétitivité qualité et d'élargir la gamme des produits proposés. Une fois
encore, la priorité porte sur la conquête des nouveaux débouchés et des
nouvelles parts de marché. L'accroissement des capacités productives et
l'abaissement du coût du travail ne sont pas les priorités recherchées.
Un constat important à noter porte sur l'impact environnemental de l'innovation.
Pour les 2/3 des entreprises innovantes, l'innovation a un effet positif sur
l'environnement. Les procédés innovants s'avèrent plus économes en
consommations intermédiaires, ce qui diminue les coûts de fabrication, réduit la
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consommation d'énergies et de matières premières. De plus, une filière de
recyclage des déchets, de l'eau et des matières premières boucle désormais la
chaîne de production. L'industrie automobile, les activités immobilières et la
construction s'illustrent particulièrement dans ce domaine.
Il s'agit à la fois d'obéir à une contrainte interne de minimisation des coûts mais
aussi de satisfaire aux contraintes externes publiques souvent couplées à des
aides gouvernementales.
Malgré la crise, ou à cause de la crise, le bilan de la capacité innovatrice des
entreprises en France s'avère positif.
Entre 2010 et 2012 plus de la moitié des entreprises de plus de 10 salariés ont
innové. Une entreprise sur six pendant cette période a introduit des innovations
de produits qui n'étaient pas présents sur le marché national et mondial.
Les entreprises bénéficient en France d'un environnement propice à l'innovation
mais qui les positionne sur une spécialisation qualité avec une main d'œuvre
qualifiée.
II. Les stratégies d'innovations
La photographie des entreprises innovantes en France, pour le début de la
décennie 2010, permet de démontrer plusieurs réalités de l'innovation que nous
avons successivement envisagée.
1. L'innovation est un processus continu et divers.
Contrairement, aux thèses des économistes pessimistes qui considèrent que les
économies avancées seraient sur un plateau technologique, principal facteur
explicatif de la Grande stagnation, les entreprises continuent à innover en
permanence sous diverses formes.
L'innovation n'est pas l'apanage des seules entreprises de la netéconomie, les
plus médiatisées, symbolisées par le terme GAFA, (Google, Apple, Facebook,
Amazon).
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2. L'innovation est une stratégie de sortie de crise au plan microéconomique
et macroéconomique.
Les dirigeants d'entreprises et les gouvernants ont réalisé la corrélation positive
qui existe entre l'innovation et la croissance.
Pour les entreprises, l'innovation s'avère une source de profits par les débouchés
qu'elle assure.
Pour les Etats, l'innovation s'avère un facteur de compétitivité qui permet des
créations d'emplois et stimule la croissance économique.
Dés lors, les entreprises expérimentent diverses méthodes d'innovation comme
l'open innovation et les incubateurs.
L'Etat pratique des politiques d'incitations à l'innovation, incitations monétaires
pour les entreprises et de garantie de la jouissance des droits de propriété.
Les entreprisses et l'Etat partagent comme intérêt commun l'investissement dans
le capital humain, dans sa fidélisation dans l'entreprise et le pays et dans le
développement de sa motivation à innover.
3. Les hommes toujours au cœur du processus d'innovation.
Lorsque Schumpeter envisageait la disparition des entrepreneurs innovateurs
avec la professionnalisation de la fonction d'innovation au sein de grands
groupes monopolistiques, sa prophétie ne s'est pas réalisée.
Certes, les grandes firmes ont plus de facilités à innover mais l’espèce des
entrepreneurs innovateurs ne s'est pas éteinte, bien au contraire.
L'économie de l'information compte parmi ses principaux entrepreneurs
innovateurs, Bill Gates pour Microsoft, Steve Jobs pour Apple, Larry Page pour
Google, Jeff Bezos pour Amazon, Mark Zuckerberg pour Facebook, Travis
Kalanick pour Uber, Jack Ma pour Alibaba, et la liste n'est pas exhaustive.
L'entrepreneur innovateur reste toujours une figure essentielle du processus
d'innovation.
Certes, la professionnalisation du processus d'innovation a permis aux
ingénieurs d'initier des programmes comme Airbus, Ariane Espace, le TGV,
dans la sphère publique ou le concept du Monospace chez Renault dans la
sphère privée.
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D'autres acteurs contribuent au processus d'innovation dans l'entreprise, les
salariés du sommet à la base.
Dans la lignée de Ford, concepteur de la Ford T, les patrons innovateurs peuvent
initier le processus d'innovation à l'image de Louis Schweitzer avec la
conception de la Logan ou de Steve Jobs avec l’IPhone et l’IPad.
Mais il existe aussi une capacité d'innovation des salariés lorsqu'ils bricolent des
solutions personnelles pour adapter leurs méthodes de production.
Très longtemps négligée, cette ingéniosité des exécutants est désormais de
mieux en mieux prise en compte dans le potentiel d'innovation des entreprises
comme pour la SNCF, Renault, AXA France etc. où une véritable démarche
d'innovation participative est mise en place.
Dans la logique des cercles de qualité japonais, l'avis des salariés est demandé et
pris en compte pour l'amélioration du produit, des services et des conditions de
travail. Le processus d'innovation est recherché alors en interne.
Les innovateurs amateurs et les bricoleurs, adeptes du "système D" apportent
toujours leurs modestes contributions au processus d'innovation.
De plus en plus se développe la recherche d'un processus d'innovation externe
avec les incubateurs.
Il s'agit de faciliter l'émergence d'innovations non pas au sein de l'entreprise
mais à côté.
Cette approche permet de porter un regard nouveau hors du cadre de la culture
d'entreprise et ainsi de sauter ou de contourner les barrières internes à
l'innovation et d'entrer dans une logique d'open innovation entre les salariés.
A l'image d'une Start-up, l'incubateur développe un management horizontal et
une culture d'innovation partagée entre tous les collaborateurs. Il rompt avec le
management vertical et l'inertie, voire la résistance à l'innovation de certaines
grandes entreprises.
4. L'homme victime de l'innovation ?
L'innovation contribue à la division internationale du travail. Les entreprises
dans une stratégie de fragmentation de leur production profitent de la
mondialisation pour concevoir les produits innovants dans les pays où les
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conditions sont les plus favorables, notamment par la qualité innovante du
capital humain.
Elles transfèrent vers les pays à faible coût de main d'œuvre car cette main
d'œuvre est peu qualifiée, l'assemblage du produit. Apple, avec son IPhone
constitue un exemple remarquable de cette fragmentation du processus de
production.
Il y a une division internationale du travail, où l'innovation voit le jour dans les
entreprises des économies avancées et est exécutée dans les entreprises des
économies émergentes.
L'innovation technologique et la mondialisation provoquent l'apparition d'un
chômage massif dans les économies avancées car ils conduisent à une
délocalisation des emplois peu ou pas qualifiés dans les pays à bas coût.
Dans certains de ces pays, le coût du travail augmente progressivement car leur
économie a entamé un processus de rattrapage qui modifie leur position dans la
division internationale du travail.
La Chine n'a-t-elle pas entrepris cette dynamique, jadis empruntée par la Corée
du Sud et bien avant par le Japon ? Ainsi, le processus d'innovation tend à se
généraliser dans une économie mondialisée.
Nous n'avons donc pas fini de vivre ce que Schumpeter appelait : "L'ouragan
perpétuel de la destruction créatrice".
A suivre ...