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Economie marchande / Economie libidinale Le casse … · Le casse du siècle 1 1 Danièle Epstein ... Pierre Babin, dans son livre « SDF, ... boucler tous les champs de l’humain,

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Economie marchande / Economie libidinale Le casse du siècle11

Danièle Epstein

"C'est l'histoire d'un homme qui tombe du 50ème étage. A chaque étage, il se répète: « Jusqu'ici tout va bien...Jusqu'ici tout va bien.... ». Mais, l’important, c'est pas la chute, c'est l'atterrissage". On aura reconnu le film de Mathieu Kassowitz « La haine ». Jusqu’ici tout va bien, certains du moins voulaient le croire, jusqu’à ce que le système qui préside à la marche du monde défaille, et que le marasme financier ne donne le signal. Le château de carte s’effondre, l’engrenage déraille, le système défaille, et révèle la face cachée de sa structure. La crise crève l’écran du semblant. Son prisme financier, économique, mais aussi climatique et écologique, diffracte le réel, un « réel, disait Lacan, en tant qu'il se met en croix, pour empêcher que marchent les choses ».2 Spasme de l’histoire, ou temps de rupture, la crise fait point de capiton, elle éclaire le passé et relance le travail de la pensée. Une crise, c’est un entre-deux, un suspend, un suspens même, le temps d’une réécriture: de l’analyse de la chute dépend l’atterrissage, fracture ouverte ou coma dépassé? « La psychanalyse, écrivait Lacan, « n’est ni du côté de la nature, de sa splendeur ou de sa méchanceté, ni du côté du destin »3. Si elle n’est pas une Weltanschauung, elle n’en est pas moins en prise directe avec la Kulturarbeit et le malaise dans la civilisation. Les psychanalystes, comme tout un chacun, sont pris dans ce nouage du psychique et du politique, et que ce soit dans leur clinique ou dans leur façon d’habiter leur vie, une même éthique du désir les traverse. D’où l’idée de mettre au travail mes engagements à la lumière de Freud et de Lacan, lecteur de Marx, mais aussi d’interroger le discours dominant et ses effets (« l’inconscient, c’est la politique », « l’inconscient c’est le discours de l’Autre ») sur la façon dont le collectif se subjective. L’hypothèse que je mets ici au travail, c’est que faillite du système et faillite du Sujet sont les rejetons d’une même mécanique délestée de ses arrimages, qui s’emballe en roue libre. Du franchissement des limites à leur effacement, la dérégulation, implique la destruction des montages symboliques. Le système est en faillite de d’être désarrimé du symbolique, le Sujet est en faillite d’avoir à dénier sa faille, sa division et sa castration. Crise financière, économique, écologique, crise du Sujet se court-circuitent. Avers et revers d’une méconnaissance, la crise est systémique qui évoque le déni, le clivage, ou la forclusion. Au cœur de la crise, comme on le verra au cours de l’exposé, le SDF qui incarne cette faillite au carrefour du privé et du publique. Le SDF figure emblématique et sacrificielle de l’homme-marchandise de nos sociétés avancée, le SDF, paradigme du corps et du symptôme dans notre culture de la consommation et du déchet : de la faillite du Sujet au corps déchet. Pierre Babin, dans son livre « SDF, l’obscénité du malheur »4 écrit « Une des grandes tâches matérielle et symbolique qui attend la civilisation, est le traitement des déchets », et un peu plus loin, « des déchets tout en regard, dont la parole, ce luxe perdu, n’est plus que dans le besoin ». Après la post-modernité, et « la fin des grands récits de légitimation » (Lyotard), après le constat désabusé d'une rupture avec les idéaux de progrès, l’homme contemporain plonge dans le désarroi de « l’hypermodernité »5: il n’est plus question de se laisser abuser ou

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désabuser: tout est hyper, ultra, on est dans l’excès, l’urgence, l’instantané, ici et maintenant. Le quantum d’excitation contre le manque-à-jouir. Tout ou rien, super ou nul, la langue se fait binaire, manichéenne, extrémiste, tandis que le corps est à remplir pour échapper au vide d’une dépression archaïque, ou à vider du trop-plein d’une tension non liée. L’homme se veut sans entrave, au mieux émancipé, au pire auto-fondé, sans dette. Désaffilié, pour mieux s’affilier au nom de la marque, comme tenant lieu de Nom-du-Père. Aliéné à la production, selon Marx, aujourd’hui aliéné à la consommation, l’homme soi-disant libéré, est en fait doublement enchaîné. A la place des montages symboliques, communication, gestion, judiciarisation font office de régulation fonctionnelle. La logique financière aux commandes, l’acte est programmé et prescrit par l’ordre gestionnaire. Dès les années 68, Guy Debord épinglait cette folie gestionnaire et son discours totalitaire: « chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs”6. De préceptes en prescriptions, l’homme est assujetti à cette « opération politique » de transparence, qui zoologise l’espèce humaine7, évaluée, triée, et ghettoïsée. Le biopouvoir sait et gère, classe, homogénéise, dicte et « dé-proprie »8 le Sujet du propre de sa vie, pour la formater en « forme-de-vie »9. Aux dépens du Sujet de droit, la biopolitique fait de l’être humain un corps réduit à la vie nue. Ainsi, Agamben, trace une généalogie du concept de vie, et assure que la division entre l’homme et l’animal, entre l’ouvert et le non-ouvert, entre la vie nue et la forme-de-vie est toujours une opération politique.10 Sur le modèle du management d’entreprise qui se doit d’évacuer tout ce qui échappe, le politique se doit de neutraliser les effets de l’inconscient, voire comme le dit Nazir Hamad, de « guérir le sujet de son inconscient ». Le discours dominant fait du dogme de la norme un bien commun, et produit du collectif en défaut de subjectivation. L’Ordre Nouveau voudrait boucler tous les champs de l’humain, et programmer la «casse du Sujet», comme disait Legendre, jusqu’à ce que l’entreprise généralisée de casse ne devienne un casse, le casse du siècle, dans une attaque massive des institutions et du Sujet, ravalé à l’usager/consommateur.11 Devant « l’extension infinie du règne de la marchandise»12 , seule compte la valeur marchande qui balaye la frontière entre les hommes et les choses. La culture a cédé la place au marché des loisirs, tandis que la psychanalyse qui s’offre de « transformer la misère hystérique en malheur banal »13, se heurte au marché du bien-être et du droit au bonheur avec les psychothérapies ready-made, purs produits du discours dominant, en vue de fabriquer des individus conformes. Lacan, après son excommunication, fustigeait la SAMCDA, « Société d’Assistance Mutuelle Contre le Discours Analytique ». Il redoutait que la psychanalyse ne devienne « un discours pesteux, tout entier voué enfin, au service du discours capitaliste »14. Mais la psychanalyse résiste au contrôle administratif qui encage l’acte singulier dans des grilles, protocoles, et normes standardisés et évacue toute question, elle résiste à l’acte programmé, au service du bon ordre économique. Le discours de la psychanalyse fait poche de résistance au discours dominant. La psychanalyse résiste, elle résiste parce que ce qu’il en est du Sujet résiste (mais il y a aussi ceux qu’on rencontre en institution, souvent broyés sur plusieurs générations par la machinerie sociale, et c’est précisément ce travail de faire advenir une

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parole en souffrance, d’être l’autre d’une parole singulière, et de la faire consister qui est mise à mal en institution). La psychanalyse sub-siste de sub-vertir le discours dominant et globalisant, qui produit des énoncés sans auteur, et des consommateurs en mal de subjectivation. Elle persiste à soutenir l’échappée belle du Sujet, en faisant résonner sa part rebelle, comme dit Nicole Edith Thevenin15. Si « l’inconscient, c’est la politique »16, le discours de l’Autre, n’a de cesse aujourd’hui de s’attaquer au lien social, et de vider l’homme de l’intime qui le fonde. Déresponsabilisé, spectateur en pure perte d’un monde d’images et de bruits, l’homme devient neuronal, comportemental, compartimenté, pour mieux être manipulé, et permettre au système de s’auto-perpétuer (Castoriadis). Patrick Le Lay, ex-PDG de TF1 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible». Incorporation/disparition du Sujet dans l’Un du marché pour fabriquer l’homme-objet qui va se compléter de l’objet prêt-à-porter, l’objet prêt à le porter : l’identification imaginaire au signe écrase l’ordre signifiant. L’objet du désir, dans son occurrence réelle d’objet perdu, s’est trouvé piégé par l’objet de la réalité, l’objet standardisé venu occulter la béance. Du besoin au désir, l’objet (a) qui divise le Sujet a été kidnappé, confisqué, détourné, et ravalé à l’objet commun, manufacturé, consommable et jetable. En renouvelant systématiquement l’habillage des objets de remplissage, le « prêt-à-jouir »17 est venu faire suppléance au manque-à-jouir du parlêtre. A l’économie de désirs illimités répond la consommation de masse de biens standardisés. Le trajet de la pulsion s’en trouve court-circuité par l’objet à consommer : « qu’on soit arrivé à industrialiser le désir, on ne pouvait rien faire de mieux pour que les gens se tiennent tranquilles .18. L’industrialisation du désir conduisit Lacan à ce 5eme discours, le Discours du Capitaliste, « effet de la science sur le discours du Maître, et qui s’y substitue »19 où la plus-value vient à la place du plus-de-jouir du discours du Maître. En inversant l’agent et la Vérité, S1 et S barré, ainsi que le sens des flèches20, le pseudo-discours tourne en circuit fermé dans l’illusion que la consommation viendra à bout de la castration, et de la division . Ainsi, ce dernier discours, formalisé 3 ans après les 4 Discours, s’en détache. Il se caractérise de rompre avec tous les autres en ce sens que contrairement aux 4 Discours, il ne fait pas lien social. Ecoutons Lacan : « la plus-value, c’est la cause du désir dont une économie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. »21 Le superflu est devenu l’essentiel de l’économie marchande. Du producteur au consommateur, plus-value et plus-de-jouir forment ce couple inséparable qui fait de la jouissance un impératif. Marx avait repéré que le rapport entre les choses tenait lieu de lien social entre les hommes aliénés à la production, (pas encore à la consommation), ce qui le mena à cette trouvaille du « fétichisme de la marchandise »22. Le nouvel opium du peuple est fait de fétiches23, dont on renouvelle systématiquement la donne. La loi du marché est promotrice de toxicomanie, elle s’empare de l’inconnu du désir et de la place vide de l’objet, pour monter une entreprise de comblement du manque, de remblayage du vide. Le marché fait du Sujet divisé un consommateur d’objets anti-dépresseurs. Plutôt que se laisser aspirer par une angoisse sans objet, mieux vaut se gaver d’objets24 : du « vide

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dépressif » et mélancolique au «remplissage addictif »25 et maniaque, les effondrements symboliques et idéologiques placent le Sujet face à un trou sans fond, que la boulimie tant marchande que consommatrice n’aura de cesse de combler. L’addiction à la consommation trouve sa programmation en termes prescriptifs : La passion des objets pour saturer le fantasme et suturer le Sujet. La même année, dans son séminaire « Le savoir du psychanalyste », Lacan ajoute : « Ce qui distingue le discours du capitalisme est ceci : la Verwerfung ...le rejet en dehors de tous les champs du symbolique avec…comme conséquence… le rejet de la castration"26, et il ajoute: « Ce n’est pas parce que la Verwerfung rend fou un sujet, .. qu’elle ne règne pas sur le monde comme un pouvoir rationnellement justifié.» Ce qui a été forclos du discours dominant revient en boomerang. Au nom du progrès, le discours capitaliste fait passer sous la barre l’entreprise de pillage, de destruction, et de gaspillage, qui en sont le revers . Sous l’opulence, le dénuement. Sous la consommation, les déchets. En 29, Freud était sans illusion : « La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction ? »27 Pour Freud, l’objet de la Kulturarbeit était de protéger l’homme contre la nature, et de régler les rapports des hommes entre eux.28. Mais il posait aussi «Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine » . « La réglementation des hommes entre eux » sous la pression de cette hostilité primaire, n’en finit pas de montrer ses limites, quant à protéger l’homme contre la nature, quelques décennies auront suffi pour que se retourne l’objectif : il s’agit aujourd’hui de protéger la nature contre l’homme prédateur, seule espèce à détruire, non pour subvenir à ses besoins, mais pour satisfaire à sa pulsion d’emprise, qui ouvre le champ de la destructivité. Si l’objet (a) qui anime le circuit de la pulsion est au cœur de la vie libidinale, au cœur de la vie, la pulsion d’emprise délestée des montages symboliques a versé du côté de la pulsion de mort. Comme en écho au Freud du Malaise, un journaliste, Alain Hervé , écrivait dès les années 70 « les malheurs qui nous attendent sont étranges, car ils sont le fruit de l’homme lui-même…depuis un siècle au nom du progrès..a commencé la plus gigantesque entreprise de destruction qu’une espèce ait jamais menée contre le milieu qui soutient sa vie, et contre la vie elle-même ». 40 ans plus tard, l’homme se détruit toujours de détruire l’écosystème dont il participe. Si Freud faisait de l’assèchement du Zuydersee le symbole du travail civilisateur, aujourd’hui l’assèchement accidentel de la mer d’Aral, pourrait en être le contre-exemple. Injonction de productivité, de rentabilité, de gaspillage, injonction de plus-de-jouir pour toujours plus de plus-value, injonction de plus-value pour toujours plus de plus-de-jouir, le signifiant de castration disparaît derrière l’infini du désir instrumenté . Dans le déni de la finitude des ressources. s’affirme le principe de croissance illimitée. L’économie de marché se soutient de vivre à crédit sur des ecosystèmes qui se dégradent plus rapidement qu’ils ne peuvent se reconstituer, jusqu’à ce que l’homme, dans sa toute-puissance cannibalique et maniaque, se trouve rattrapé par le réel. « Nous n’héritons pas (seulement) de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants » écrivait Saint Exupéry. Je sais bien, mais quand même ...

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La logique de croissance reflue ses déchets industriels, humains. L’homme puise et épuise les ressources, jusqu’à produire ces hommes hors d’usage, hommes-déchets au rebut, que Pierre Babin situe en ce « point de démaillage du symbolique et du somatique ,…des humains sans pacte »29. A l’esclave antique, remarque Lacan30, s’est substitué le « matériel humain », consommable et jetable. Si le clochard pouvait autrefois se permettre d’être subversif et d’affirmer son choix dans un lien critique à la société, aujourd’hui, le SDF est le site incarné d’une déliaison. Naufragé économique et psychique, le sans-abri l’est aussi d’avoir été sans abri symbolique. Au carrefour du somatique, de l’analytique et du politique, il est ce corps qui ne tient plus, de n’avoir pu se soutenir d’un Nom. Sans répondant devant les coups de la vie, il s’abandonne à expier une faute insue, impensée, insensée. Il y a de l’impayé, qui a traversé les générations, impayable sans doute « tant, dit Pierre Babin, l’insolvabilité est élevée »31 . Des « réprouvés »32, écrivait Rilke. Peut-être parce qu’ils nous éprouvent, nous mettent à l’épreuve de soutenir ce que leur déchéance révèle: l’homme dépouillé de ses attributs, réduit à sa qualité de « sans », l’homme réduit à son Etre qui annonce le néant33. Sans bouée et sans ancrage, sans recours devant la béance d’un narcissisme sinistré, encombré, plein de lui-même, « quand plus rien ne l’habite que l’existence elle-même »34, il reste sans recours devant l’attraction mortelle de la Chose, jusqu’à se perdre dans des retrouvailles océaniques : suture de la division jusqu’à saturation, bouchon du manque jusqu’à la boucherie. Témoin muet de la barbarie moderne, qui vide le sujet de l’intime qui l’étreint, il paye de sa chair la question inarticulée qu’il porte à même son corps délabré, laissant entrevoir l’autre scène 35, celle de l’obscène d’un corps, désintriqué du langage. Le verbe se fait corps, sans écart, dans l’obscénité de ses propos. Si « la chair est cet excès en nous qui s’oppose aux lois de la décence »36, l’obscène, c’est ce qui advient d’un Sujet, quand il perd ce lien ultime au regard de l’autre, qu’on appelle la honte, ultime rempart à l’indécence, c’est l’indécence d’un corps qui s’effondre quand le Sujet du désir a perdu raison de vivre et se laisse engloutir dans le réel qu’il est : un corps qui ne tient plus, qui ne retient plus les humeurs (organiques et psychiques), qui ne se soutient plus d’un désir vectorisé par l’autre, par le désir de l’autre, par le désir à l’autre. En-deçà du semblant, l’horreur de la Chose. Homme usagé, hors d’usage, homme brisé, débris d’homme ramené par le reflux de la vague économique, il tombe hors du monde et chute comme déchet : « pelures d'hommes, que le destin a recrachées »37, écrivait Rilke. Aujourd’hui les pelures d’homme, métaphore de la tragédie humaine, sont remplacées par un sigle massifiant: SDF, dés-incarné, dés-affecté, dés-infecté, dé-subjectivé, autant de dé privatifs, qui désignent la face cachée de la rationalité économique, et de l’efficacité technocratique. Les SDF ne sont pas les musulmans des camps, et pourtant, eux aussi ont vu la Gorgone. Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu social, les décrit " dans un stade ultime de l'abandon, des ulcères géants jusqu'à l'os, couverts de pus, des pansements oubliés depuis des mois, couverts de crasse et de vers...ils étaient passés de l'autre côté du miroir". Massifiés par l’impact des pertes qui se sont agglutinées en traumas, « la mémoire effacée par la sidération est devenue plaie béante »38, écrit Pierre Babin. La plaie, figure de mémoire, vient là où l’homme vacille, anonyme, désubjectivé.

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Privé d’issue instrumentale et sublimatoire, exclu du monde marchand, sans même la rage pour soutenir son désir, sa liberté ultime consiste à s’affirmer dans la négativité : NON aux circuits socio-sanitaires, au risque d’en mourir : « Je préfèrerais ne pas » expiait et expirait Bartleby39 : le SDF, victime expiatoire d’une économie libérale qui le rend coupable de sa propre exclusion40. Le discours du capitaliste promet et promeut des hommes dans le déni de leur faille, pleins de leur corps magnifié, il promet et promeut des visages étincelants et lisses de papier glacé, mais en-deçà de la prothèse phallique zéro défaut, pointe le réel d’un corps-déchet : gueules éteintes, ravinées, avinées, corps qui chutent, corps déchus. Il promet et promeut le bonheur à portée d’objet, le bonheur d’un Sujet complété, mais produit des restes qui nous entraînent dans leur chute. Lacan, en 72, prétendait que le discours capitaliste était « voué à la crevaison »41... «ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement, ça marche trop vite, …ça se consomme si bien que ça se consume » . Pas sûr que le discours capitaliste se consume sur l’autel de la crise, en revanche ce que le consumerisme consume, ce sont les ressources naturelles et humaines, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il y a ceux qui meurent de faim et ceux que l’obésité tue. Le discours du capitaliste fonctionne d’être marchand d’illusions, miroir aux alouettes -si tu veux, tu peux. La béance du signifiant mène à cette course éperdue, course perdue d’avance sous le joug d’un « Jouis » que l’on dit obscène et féroce. Producteurs/consommateurs sont censés effacer leur différence dans une même course libidinale jusqu’au bord de l’abîme : un tour de passe-passe où exploiteurs/exploités seraient unis pour une même cause, la cause du désir dans l’entrelac de la plus-value et du plus-de-jouir, un « plus-de-jouir en toc »42, qui vient à la place -dit Lacan- de « l’élément qu’on qualifie d’humain » . « Travailler plus pour gagner plus » pour l’un, « gagnant-gagnant » pour l’autre, l’exploitation a pris pour nom productivité, et le dégraissage s’appelle flexibilité43, quant aux licenciements, ce privilège revient au ressources humaines. De l’usage de la langue, selon le discours qui la porte... Le marché dérégulé a besoin d’un individu affranchi de ses repères, émancipé de l’instance symbolique, pour mieux être soumis au Grand Autre du marché. La visée du discours capitaliste est de reléguer le Sujet derrière le consommateur, et le citoyen derrière l’usager. Sans reste. La crise du système est aussi celle de l’homme aliéné à ce système, dont il est tout à la fois le produit, le rouage et le moteur, à la fois pris dans la crise, et partie prenante de la crise. Freud en 29 s’inquiétait du « destin de l’humanité »44. Dix ans plus tard, de son exil, il constatait « Le progrès a conclu un pacte avec la barbarie »45, n’imaginant pas qu’avec l’appui des technosciences, une machinerie qui portait le nom d’humain se préparait à acter l’impensable. Depuis, la Déclaration des Droits de l’Homme n’a pas fait barrage aux ravages de la pulsion de mort désintriquée. La planète s’embrase, le brasier de la crise découvre un réel en mutation. L’ingeneerie génétique reconfigure le réel en modifiant l’écriture du vivant46, l’irreprésentable d’hier se présente aujourd’hui, l’impossible à nommer a muté en réalité : « l’analyse, était pour Lacan, la seule chose qui puisse nous permettre de survivre au

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réel, […] à l’entrée de ce réel qui maintenant nous écrase, nous empêche de respirer, nous étrangle »47, Lacan/Milan/74. A Rome, la même année, il pointait l’« envahissement du réel…le réel (qui) pourrait bien prendre le mors aux dents, surtout depuis qu’il a l’appui du discours scientifique»48, le réel, poursuivait-il, que l’analyste a pour mission de contrer49. De la rencontre réussie du discours capitaliste avec les technosciences est née la création de faux besoins avec gaspillage organisé pour soutenir la croissance. En 72, le Club de Rome avait déjà publié son fameux rapport : « Halte à la croissance », et Lacan d’évoquer les savants saisis d’angoisse, symptôme-type, ajoutait-il, devant tout événement de réel50. Si « le réel auquel nous accédons avec des petites formules, le vrai réel »51 se définit de ne pouvoir se représenter, l’écriture du réel prend corps aujourd’hui comme « manifestation du réel à notre niveau d’êtres vivants »52. Savants hier, experts aujourd’hui, s’autorisent devant les chiffres à prendre la parole: « Il est trop tard, pour être pessimiste »53 ou « on n’a plus le temps d’avoir peur »54. De quoi se livrer aveuglément à la passion de l’instant, au passage à l’acte de l’« ici/maintenant », quand la logique de l’insatiable pousse-à-jouir nous confronte au plus irreprésentable des rocs. A l’instar des psychothérapies adaptatrices dont l’objectif est de colmater les failles, les politiques cherchent à colmater la crise , à bâillonner le symptôme à coup de mesures ponctuelles, à condition de ne rien toucher à l’essentiel… Jusqu’à ce que la vitrine ne vole en éclats qui dévoile le réel, un réel qui insiste et oriente notre écoute et nos pas. La crise, en révélant ce qui a chu d’une logique sans foi ni loi, vient faire interprétation pour subvertir le discours, et produire une nouvelle écriture de l’économie de marché à l’économie du vivant. « Ce qu’on nomme crise, selon Jacques Attali55, n’est que la longue et difficile réécriture qui sépare deux formes provisoires du monde ». Qu’en sera-t-il du sort de l’espèce humaine, posait Freud ? Son devenir n’est ni au bout de l’amour (religion), ni au bout du fusil (révolution), ni au bout de la psychanalyse. La psychanalyse ne changera pas la face du monde, un monde pris dans les enjeux pulsionnels de vie et de mort qui nous traversent. Avec Lacan, nous savons que l’analyse «ne fait de l’interprétation…une connaissance, d’aucune façon, illuminante ou transformante »56, mais la psychanalyse déplace le réel, tout comme la poussée du réel nous déplace et oriente notre discours, et notre acte. « Pouvoir résister à la mort, écrivait Nathalie Zaltzman, c’est d’abord en reconnaître la présence, sans faux-fuyants »57. S’appuyer sur les pulsions de mort pour se faire passeur d’une économie du vivant, n’est-ce pas là ce qui fait Acte : Acte analytique, et Acte politique ? Tenir sa position d’analyste, c’est résister au fatum, pour cultiver la « pulsion anarchiste »58, forme vivante de Thanatos, décrite par Nathalie Zaltzman, c’est faire résonner

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la part rebelle de son désir59, comme marque de l’incomplétude. Gouverner, analyser s’originent tous deux d’un impossible, de ce qui échappe et choit , le réel du symptôme qui nous précède, nous devance, et qui pourtant guide nos pas. Tous deux ont en commun cet impossible de devoir contrer le réel , d’avoir à « rendre aux pulsions de mort leurs formes de vie psychique »60. Enjeu sublimatoire de la Kulturarbeit, pour un gain de civilisation. Au-delà de la chute, l’atterrissage. La crise dans sa dimension de vérité du symptôme peut faire entame du discours capitaliste, bouclé sur son économie de marché. Parions sur ce qu’elle peut engendrer, un glissement du discours, qui donne lieu à une nouvelle écriture du vivant et fasse du réel une réalité vivable. 1/ D’après l’exposé dans le cadre de Convergencia, sur le thème : Corps et symptôme dans la culture. 31 Janvier/1er février 2009, Paris 2/ Lacan, « La troisième », 1974, paru Lettre de l’Ecole Freudienne N° n°16, 1975 3/ Lacan : « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », 1968, in Autres écrits, Le Seuil 4/ Pierre Babin « L’obscénité du malheur », ed Eres Coll Humus, 2004 5/ « Du malaise dans la culture à la violence dans la civilisation », in Cliniques méditérranéennes n° 78, ed Eres 6/ « Commentaires, nouvelles considérations sur la société du spectacle » Guy Debord, ed Poche 7/ Des adolescents se suicident en prison. Réponse : à leur arrivée une « grille d’évaluation du potentiel suicidaire » 8/ cf : Fethy Benslama 9/ Giorgio Agamben : « L’Ouvert : De l’homme et de l’animal », Rivages 10/ Idem 11/ Danièle Epstein : »Lettre ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient » , Nov 2005, Internet 12/ Dany-Robert Dufour ; « de la réduction des têtes au changement des corps », in Le monde diplomatique, Avril 2005 13/ Freud : « Etudes sur l’hystérie » p247PUF , 1981 14/ « Du discours psychanalytique », conférence à l’Université de Milan, 12 Mai 72, Ed La Salamandra 15/ Nicole Edith Thévenin : « Le prince et l’hypocrite », « Ethique, politique et pulsion de mort ». ed Syllepse, 2008 16/ Lacan « La logique du fantasme » 10 Mai 67 17/Colette Soler 18/ Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, p. 78-97. Intervention dans une réunion organisée par la Scuola freudiana à Milan, le 4 février 1973. Ed La Salamandra 19/« Du discours psychanalytique », conférence à l’Université de Milan, 12 Mai 72, paru dans « En Italie Lacan, Milan, La Salamandra 20/

21/ Lacan, Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, 22/ Marx : « Le Capital », Livre 1, tome 1, 1867 23/ Nicole Edith-Thévenin : « Le prince et l’hypocrite », p83 ; ed Syllepse, 2008 24/ Danièle Epstein, « La violence à l’œuvre », in Correspondance Freudienne, Juillet 2003, n° 46 25/ Alain Ehrenberg : « La fatigue d’être soi »p 120, ed Odile Jacob 1998 26/ « Le savoir du psychanalyste »leçon du 6janvier 1972.

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27/ Freud : Malaise dans la civilisation, Ed Puf 1971,p107 28/ Freud : idem p32 et 37 29/ Pierre Babin : idem 30/ Lacan : « L’envers de la psychanalyse », ed Seuil, séance du 17 Décembre 69, p35 31/Pierre Babin, idem 32/ Rilke : « Les carnets de Malte Laurids Brigge », ed GF Flammarion, 1997 33/ Danièle Epstein « Désaffiliation et corps délabré » colloque APM 2002 « La livre de chair, au vif du Sujet » 34/ Lacan : « Le désir et son interprétation », 10/12/58 35/ Danièle Epstein : « Désaffiliation et corps délabré, in La livre de chair » idem 36 /Bataille : « L’érotisme » Ed de Minuit, 1957 37/ Rilke : « Les carnets de Malte Laurids Brigge », ed GF Flammarion, 1997 38/ Pierre Babin, idem 39/ Herman Melville « Bartleby », ed Allia 40/ Jean-Claude Guillebaud : « La refondation du monde », ed Seuil, 1999 41/ Lacan : « Du discours psychanalytique », Milan , 12 Mai 72, Ibid 42/ Lacan : « L’envers de la psychanalyse », Ed, Seuil 199&, p92/93 43/ Irene Foyentin « Tous proletaires ? », internet 44/ Freud « Malaise dans la culture »,p 45, ibid 45/ Freud : » L’homme moïse »1938, Gallimard 1986, p131 46/ Danièle Epstein : « Gène Ethique : La Bourse ou la vie » in « Le corps a ses raisons », sous la direction de Houchang Guilyardi. Actes du Colloque, Novembre 2000, Ed. APM 47/ J. Lacan, « Conférence au centre culturel français de Milan, le 30 mars 1974 », dans Lacan in Italia 1953-1978, La Salamandra, 1978, p. 104-147. 48/ Lacan : « La troisième » Discours de Rome, 1974, in Lettres de l’Ecole Freudienne, n° 16 49/ La troisième, idem 50/ Lacan : « La troisième » idem 51/ Lacan : Conférence Rome, 29 octobre 1974, in Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, pp. 6-26. 52/ Ibid 53/ Le monde : Yann Arthus Bertrand, Geneviève Ferone « 2030 le krach écologique, Grasset 54/ Paul Virilio : Le Monde19/20 Octobre 20 55/ Jacques Attali: « Les Trois Mondes: Pour une théorie de l'après-crise. » Ed fayard, 1981 56/ Lacan« De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » 1968 57/ Nathalie Zaltzman : « De la guerison psychanalytique », ed PUF, 1999 58/ Nathalie Zaltzman : idem 59/ cf Nicole Edith Thévenin : « Le prince et l’hypocrite », ed Syllepse, 2008 60/ Nathalie Zaltzman, idem