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L'ICONOMIE DANS L'ENSEIGNEMENT D'ANDRI MARTINET* Bert PEETERS o. Vingt-six am s6parent la premiXre edition d'Economie des changements phondtiques1 de la nouvelle version allemande parue recemment A Stuttgart. En vingt-six am, beaucoup de choses ont change, et on saura gre A Andre Martinet de ne pas avoir consenti ' voir publier une traduction toute simple du texte franqais. Sur plus d'un point, Sprachikonomie undLautwandel2 est un livre nouveau. Ce ne sont pas toutefois les nouveautes qui retiendront ici notre attention. Un 61ement important de la theorie d'Andr6 Martinet, et qui n'a pas change depuis 19553, c'est la conception de l'&conomie. Celle-ci - on le sait - reunit deux forces contraires, antinomiques : les besoins communicatifs, et le desir de reduire l'effort. Dans les articles de Martinet, le terme Iconomie apparait pour la premiere fois en 1938, et, en apparence, A ce moment-la il n'a pas encore tout a fait la valeur qui lui sera attribu6e une quinzaine d'annees plus tard. Ce serait toutefois une exageration que de pretendre que la th6orie de Martinet a change ' cet egard. Il n'y a pas eu modification, mais affinement, affermissement des formulations. Le sens du terme iconomie s'est donc pr6cis6 au cours des annees. Dans ce qui suit, nous chercherons d'abord a reconstruire les avatars d'un terme qui, surtout depuis 1955, occupe une place centrale dans la th6orie synchronique et diachronique d'Andre Martinet4. Nous insisterons ensuite sur * Cette etude est dedieeau pr Andr6 Martinet,B l'occasion de son soixante-quinziime anniversaire, le 12 avril 1983. I. Berne, Francke, 1955; plus loin Economie, I955. 2. Stuttgart, Klett-Cotta, I98I. 3. Depuis 1952, en fait, ann6e de la publication de Function, structureand sound change, Word, 8, p. 1-32; plus loin << Function >>, 1952. 4. Avant cette date, le terme est d'une importancebeaucoup moins marqu6e.Il est interessantde comparer a ce propos << Function >>, 1952, et Economie, 1955. Le seul titre de celui-ci rivble d6ja la nouvelle place qu'y prend le terme iconomie, lequel, dans celui-lU, n'apparait qu'assez secondairement au quatritme chapitre consacr6 B la soi-disant asymitrie des organes de la parole. Voir, sur cette derniare notion, l'6tude cit6e dans la note suivante, p. I82-212. L'importance du concept d'6conomie en synchronieressort par ailleurs de l'insistance que montreMartinet a parler, depuis la fin des ann6es soixante, d'une << synchronie dynamique >>. Cf. ibid., p. 26-28. La Linguistique, vol. ig, fasc. 2/1983

Economie Martinet

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Page 1: Economie Martinet

L'ICONOMIE DANS L'ENSEIGNEMENT

D'ANDRI MARTINET* Bert PEETERS

o. Vingt-six am s6parent la premiXre edition d'Economie des changements phondtiques1 de la nouvelle version allemande parue recemment A Stuttgart. En

vingt-six am, beaucoup de choses ont change, et on saura gre A Andre Martinet de ne pas avoir consenti

' voir publier une traduction toute simple du texte franqais. Sur plus d'un point, Sprachikonomie und Lautwandel2 est un livre nouveau. Ce ne sont pas toutefois les nouveautes qui retiendront ici notre attention. Un 61ement important de la theorie d'Andr6 Martinet, et qui n'a pas change depuis 19553, c'est la conception de l'&conomie. Celle-ci - on le sait - reunit deux forces contraires, antinomiques : les besoins communicatifs, et le desir de reduire l'effort. Dans les articles de Martinet, le terme Iconomie apparait pour la premiere fois en 1938, et, en apparence, A ce moment-la il n'a pas encore tout a fait la valeur qui lui sera attribu6e une quinzaine d'annees plus tard. Ce serait toutefois une exageration que de pretendre que la th6orie de Martinet a change

' cet egard. Il n'y a pas eu modification, mais affinement, affermissement des formulations. Le sens du terme iconomie s'est donc pr6cis6 au cours des annees. Dans ce qui suit, nous chercherons d'abord a reconstruire les avatars d'un terme qui, surtout depuis 1955, occupe une place centrale dans la th6orie synchronique et diachronique d'Andre Martinet4. Nous insisterons ensuite sur

* Cette etude est dediee au pr Andr6 Martinet, B l'occasion de son soixante-quinziime anniversaire, le 12 avril 1983.

I. Berne, Francke, 1955; plus loin Economie, I955. 2. Stuttgart, Klett-Cotta, I98I. 3. Depuis 1952, en fait, ann6e de la publication de Function, structure and sound

change, Word, 8, p. 1-32; plus loin << Function >>, 1952. 4. Avant cette date, le terme est d'une importance beaucoup moins marqu6e. Il est

interessant de comparer a ce propos << Function >>, 1952, et Economie, 1955. Le seul titre de celui-ci rivble d6ja la nouvelle place qu'y prend le terme iconomie, lequel, dans celui-lU, n'apparait qu'assez secondairement au quatritme chapitre consacr6 B la soi-disant asymitrie des organes de la parole. Voir, sur cette derniare notion, l'6tude cit6e dans la note suivante, p. I82-212. L'importance du concept d'6conomie en synchronie ressort par ailleurs de l'insistance que montre Martinet a parler, depuis la fin des ann6es soixante, d'une << synchronie dynamique >>. Cf. ibid., p. 26-28.

La Linguistique, vol. ig, fasc. 2/1983

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1o6 Bert Peeters

le fait que l'Nconomie, dans sa valeur d'aujourd'hui, est incontestablement un

principe causal, explicatif, qui doit toujours soigneusement 6tre distingue de

l'iconomie descriptive5.

I. Dans ses premiers ecrits, Martinet rappelle ta plusieurs reprises la pens6e de Troubetzkoy, pour qui l'6volution phonologique s'explique par une ten- dance d l'harmonie des systimes. II s'agit 1I, de toute evidence, d'une conception finaliste ou tileologique de l'Cvolution linguistique : une force invisible attire les 6lements d'un systeme linguistique et les pousse dam une structure < par- faite >> (c'est-a-dire sans lacunes, ous toutes les possibilitis inherentes sont

exploit6es)6.

[Les phonologues] ont le merite (...) d'avoir attird I'attention sur

l'importance, pour la linguistique synchronique et diachronique, de la tendance i l'harmonie (...)7.

Le postulat de la phonologie historique ou diachronique est que tout systtme phonologique tend A devenir le plus harmonieux possible8.

L'apport positif de la phonologie a la solution du probl6me de l'6vo- lution phonologique se fonde sur ce qu'on a appel6 une tendance A l'harmonie des syst6mes phonologiques9

Les phonologues estiment (...) que [l']evolution n'est pas aveugle, mais qu'elle a directement pour but l'6tablissement d'un syst~me harmo- nieux. Le jeu de cette tendance i l'harmonie a etd d6crit plusieurs fois (...)1o.

2. La tendance i l'harmonie des systemes, ecrit Martinet dans << Phono-

logie >>, 938, P. 144, se ramene a une tendance i l'aconomie des moyens :

A ceux qui voudraient contester le postulat de la tendance i l'har- monie, on doit faire remarquer que les effets de cette tendance sont manifestes dans toute langue. Elle s'explique d'ailleurs tras naturelle- ment comme une tendance ia l'conomie des moyens (...).

5. L'expos6 qui suit s'inspire d'un chapitre de notre m*moire de licence, L'itude du changement phonologique << spontanb >) d'apris Andri Martinet. Un essai de synthese (Katholieke Universiteit Leuven, 1982), p. IoI-I 19. Nous remercions le comit6 de lecture de La Linguistique pour les nombreuses suggestions dont il nous a fait part, et qui ont notamment permis de nuancer certains de nos points de vue.

6. Voir, sur cette terminologie, notre communication lue au VIIIe Colloque de la S.I.L.F. (Universit6 de Toulouse-Le Mirail, France), et publi'e dans les Actes (Cahiers du Centre interdisciplinaire des Sciences du langage, 4, p. I04-ro5).

7. La phonologie synchronique et diachronique (Confirences de l'Institut de Linguistique de Paris, 6, 1938, p. 41-58; plus loin<< Synchr. et diachr. >>, 1938), p. 51. Il est interessant de rapprocher ce premier passage de sa reprise dans La linguistique synchronique. Etudes et recherches (Paris, P.U.F., 1965, plus loin Synchr., 1965), p. 56, oil Martinet ne recourt plus au mot mirite.

8. La phonologie, Le Franfais moderne, 6, I938, p. 131-146; plus loin<< Phonologie>>, I938, p. 143.

9. R61le de la corr6lation dans la phonologie diachronique, Travaux du Cercle linguis- tique de Prague, 8, 1939, P. 273-288; plus loin << Correlation >>, 1939, P. 273.

Io. Equilibre et instabilit6 des syst6mes phonologiques, Proceedings of the third inter- national Congress of phonetic sciences, 1939, P. 30-34; plus loin << Equilibre >>, 1939, P. 31.

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L'enseignement d'A. Martinet 10o7

On dtcouvre une affirmation analogue dans un autre texte :

Tout s'&claire (...) si l'on fait intervenir la tendance a l'harmonie des syst~mes qui n'est, a proprement parler, qu'une tendance & l'aconomie des moyens mis en oeuvre (...)11

Etant donne que le recours h l'adjectif harmonieux ne permet pas cependant de rendre compte de la r6alit6 du changement, il est preferable aux yeux de Martinet d'abandonner la

faton de parler troubetzkoyenne et de la remplacer

partout par la formule tendance d l'iconomie des moyens.

Il y a bien moins tendance & l'harmonie, que tendance & l'Fconomie des moyens mis en ceuvre12.

L'emploi de l'6pithete d'harmonieux pour caractdriser un syst~me, a sans doute l'avantage de frapper l'imagination, mais il a le grave incon-

v6nient d'obscurcir la nature veritable des faits. II serait plus exact de dire qu'il y a, non pas tendance A l'harmonie, mais tendance A l'6conomie des moyens13.

La tendance & l'6conomie des moyens est decrite par Martinet (<< Synchr. et diachr. >>, 1938, p. 52-53) comme un effort visant a ameliorer leur rendement, comme la tendance a leur exploitation optimale. Cet effort, cette tendance se cristallise avant tout, semble-t-il, dans l'apparition de correlations.

3. Dam le m~me expose, le terme iconomie s'emploie egalement dam un autre contexte, oi l'interpretation qu'on vient de voir est moins 6vidente :

A la lumibre de la phonologie, l'dvolution phonique des langues se

presente souvent comme une lutte entre deux tendances contradictoires : entre l'inertie des organes et les necessites anatomiques et physiologiques d'une part, et d'autre part une activite organisatrice de l'esprit, en lutte pour une bonne economie du syst6me14.

On n'ira pas jusqu'd exclure totalement une interpretation du terme Jconomie dam ce passage allant dans le sens d'une << exploitation optimale des moyens dont on dispose >>. Mais il faut bien admettre que le lecteur est laisse sur sa faim : Martinet ne nous dit pas explicitement ce qu'il entend par la tendance d l'iconomie des systines a laquelle il semble ici faire allusion. Une dizaine de lignes plus bas, cependant, on trouve l'affirmation suivante :

Contre [les] resultats de la tendance au moindre effort, lutte avec

plus ou moins de succes la tendance i l'organisation des oppositions phonologiques.

II faut regarder de plus prts le texte afin de decouvrir que les deux affirma- tions se recoupent. Il apparait alors que la tendance a l'aconomie des syst6mes

i i. Description phonologique du parler franco-provenCal d'Hauteville (Savoie), Revue de Linguistique romane, 15, 1939 p. I-86; plus loin << Hauteville >> 1939, p. 3.

12. << Synchr. et diachr. >>, 1938, p. 52. Ces mots se retrouvent tels quels dans Synchr., I965, p. 57. Ce recueil renouvelle ainsi une terminologie que la lecture de << Function >>, 1952, et d'Economie, 1955, chap. 4, aurait pu faire croire d6pass6e. Mais il s'agit sans doute d'une r6vision insuffisante du texte republi6.

13. << Equilibre >>, 1939, p. 31. 14. << Synchr. et diachr. >>, 1938, p. 56.

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o108 Bert Peeters

n'est rien d'autre qu'une tendance A l'organisation des oppositions phonolo- giques, ou, autrement dit, une tendance la constitution de correlations. Elle n'est cependant pas identique & la tendance

. l'aconomie des moyens, en ce

que celle-ci implique une augmentation des possibilites distinctives, allant de pair avec un maintien de l'effort, tandis que celle-lh implique le maintien des possibilit6s distinctives, allant de pair avec une r6duction de l'effort. Diffrentes sur ce point-li, les deux tendances se ressemblent en ce qu'elles donnent I'air d'etre toutes deux des tendances & une certaine < parcimonie >, une << limi- tation de I'effort par rapport aux possibilitds distinctives ,.

4. AprAs 1938, plus de dix anndes s'ecoulent sans que l'on retrouve une trace du terme iconomie dam les textes de Martinet. Le terme ne ressurgit qu'en 1949, annie ois est dnonc6, pour la premiere fois, de fagon claire et explicite, le fameux principe de la double articulation15, laquelle apparait comme une double mani- festation de la tendance d l'&conomiex.

La premiere articulation linguistique apparait (...) comme le resultat indluctable de la tendance & l'6conomie qui caractdrise large- ment, sinon exclusivement, toute l'activitd humaine.

A son tour, I'articulation du signifiant semble s'imposer comme un resultat ineluctable de ce que nous avons appeld la tendance & l'aconomie.

Que represente done cette tendance ' l'aconomie ? S'agit-il toujours d'une tendance A l' conomie des moyens ou d'une tendance & l'dconomie des sys- t6mes17 ? Une note renvoyant & Zipf nous met sur la bonne voie :

[La tendance i 'l'6conomie, nous] la concevons assez peu diff6rente de ce que G. K. Zipfdesigne sous le terme de << principe du moindre effort >; cf. son livre Human Behavior and the Principle of Least Efort, Cambridge, Mass., 194918.

Or, Zipf part du postulat que I'homme, dans la satisfaction de ses besoins (ou dans la recherche de solutions a des probl6mes), tend A limiter son travail A un minimum. En d'autres termes, il reconnait dans l'activitd humaine un << principe du moindre effort >>, sous lequel deux forces contraires se cachent, is savoir la satisfaction des besoins et la limitation de l'effort19. La derni&re de ces

15. Pour une bibliographie, avec commentaires, de ce principe, voir notre commu- nication au IXe Colloque de la S.I.L.F., a paraitre dans les Actes sous le titre de L'extra- linguistique, le linguistique et le paralinguistique, et la triple articulation des langues. Voir aussi L'itude cit., p. 228.

16. La double articulation linguistique, Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, 5, 1949, P. 30-37; plus loin<< Double art. >, 1949, p. 34-35. Les deux passages cites se retrou- vent, sans modifications, dans Synchr., 1965, p. I6, 18. Cf. n. 12.

I7. La question n'est pas sans fondement, puisque la premiere de ces deux formules reapparait, tout a coup, dans la pr6face i l'Essai pour une histoire structurale du phonFtisme franfais que nous devons ' Andr6 HAUDRICOURT et A Alphonse G. JUILLAND, Paris, Klincksieck, 1949; rd6dition The Hague/Paris, 1970, p. 7-1 I; plus loin Pr6face A Essai, 1949, p. 8 de la r&6dition.

I8. < Double art. ), 1949, P. 34- 19. Aussi ne comprend-on pas que MARTINET ait pu faire remarquer, dans son

compte rendu de l'ouvrage de Zipf (Word, 5, 1949, p. 280-282), qu'il y a plus, dans le human behavior, que le seul principle of least effort, et qu'il faut prevoir aussi une place pour la satisfaction des besoins (p. 280). Nous verrons plus loin (cf. n. 21), que dans Economic, 1955, il ne restera plus rien de ces reserves.

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L'enseignement d'A. Martinet o09

forces, en I949, n'est pas Ctrangbre A la pens6e de Martinet (cf. les paragraphes pr6c6dents); la premiere, par contre, apporte un 616ment apparemment nouveau. Il semble que la lecture de l'ouvrage de Zipf ait amen6 Martinet & insister plus qu'il n'en avait l'habitude sur l'importance des besoins communicatifs dans l'Pvolution linguistique, besoins somme toute assez vidents, juges auparavant trop 6vidents pour etre mis en relief. Nouvelle explicitation done, et nouvelle definition, plus pr6cise : la tendance & l'&conomie revient A une synth~se de deux tendances contraires, a savoir celles & la r6duction de l'effort et celle a la satisfaction des besoins communicatifs.

5. Dbs les annies cinquante, Martinet explicite encore mieux ce qu'dvoque pour lui le terme Iconomie. Tout en 6vitant l'emploi du mot tendance20, il affirme que l'&conomie est une realit6 que l'on devine & tout instant au travail dans les syst6mes linguistiques. L'dconomie se prbsente done comme un principe omni- temporel; elle apparait comme la r6solution de besoins antinomiques, comme la synthhse permanente de la r6duction de l'effort et des besoins communicatifs.

L'6volution linguistique en g6ndral peut etre conCue comme rigie par l'antinomie permanente des besoins communicatifs et expressifs de l'homme et de sa tendance & r6duire au minimum son activit6 mentale et physique. (...) Le comportement linguistique sera done r6gld par ce que Zipf a appeld le << principe du moindre effort >>, expression que nous

pr6fdrons remplacer par le simple mot << dconomie >>21. We have to reckon with an internal economy of the system which

results, at every moment, from the unstable balance between man's expressive and communicative needs and the necessity for him to spare his energy for the satisfaction of other needs (...)2s.

L'6volution linguistique peut etre conCue comme rdgie par l'anti- nomie permanente entre les besoins communicatifs de l'homme et sa tendance a rdduire au minimum son activit6 mentale et physique. (...) Ce qu'on peut appeler l'Nconomie d'une langue est cette recherche permanente de I'6quilibre entre des besoins contradictoires qu'il faut satisfaire (...)23.

20. Il s'agit d'un terme impr6cis auquel il vaut mieux ne pas recourir. 21. Economic, 1955, P. 94. D6jk en anglais dans << Function >>, 1952, p. 26. Il convient

de remarquer que, dans l'original anglais, Martinet renvoie a << Double art. >>, 1949 - o' il est encore question d'une tendance i l'aconomie. Ce renvoi ne se retrouve pas dans Economic, 1955. On constate par ailleurs qu'il ne reste plus aucune trace des reserves que Martinet s'6tait faites ' propos du point de vue de Zipf. Bien au contraire, a en croire Martinet (Economie, 1955, P. 97), conomie et principe du moindre effort se recouvrent parfaitement.

22. Phonetics and linguistic evolution, Louise KAISER edit., Manual of phonetics, Amsterdam, North-Holland publishing Company, 1957, p. 252-273; plus loin << Pho- netics>>, 1957, p. 257. Il est a noter qu'on trouve, dans le meme texte (p. 262), un 6lar- gissement - rests unique - de la notion de << besoins communicatifs >> :

It is clear that the causes of unbalance of phonological systems must, in the last analysis, normally be found in pressures exerted by communicative needs if, under this fairly vague heading, we put non only those needs which characterize a homogeneous linguistic community - assuming that such com- munities do exist -, but also those which develop when people using different lan- guages, dialects, or even different usages of the same language come in contact.

23. Eliments de linguistique gindrale, Paris, Colin, Ig6o; plus loin Eliments, Ig6o, A 6-5, 6-6.

Page 6: Economie Martinet

I o Bert Peeters

Il y a conflit permanent entre la tendance de l'individu i restreindre sa depense d'6nergie et les besoins de la communaut6 qui r6clament le maintien de distinctions jug6es n6cessaires par l'ensemble des usagers de langue. C'est ce conflit, que resume la theorie du moindre effort, qu'on designe 6galement comme le principe d'6conomie24.

La lingua, cosi' come A trasmessa all'individuo dai suoi antenati, 6 esposta al conflitto tra il bisogno, che questi ha, di comunicare coi suoi simili, e il suo desiderio di ridurre al minimo il suo dispendio di energia. (...) Questo 6 il gioco di forze che abbiamo potuto designare come << economia linguistica >>5.

Il convient de remarquer que, dans un certain nombre de passages ant6- rieurs a 1950, le terme tendance fait dej& defaut, comme le montrent les exemples suivants (c'est nous qui soulignons) :

(...) toutes les caracteristiques pertinentes ne jouent pas necessaire- ment dans l'dconomie de la langue un r61le identique (...)26.

Ce qu'on a appele d'un terme commode la conscience phonologique n'est pas autre chose que la necessit6 que sentent plus ou moins obscure- ment les sujets parlants de s'opposer A cette inertie [des organes] toutes les fois ous elle menace l'Nconomie d'un systhme qui est le fondement indis- pensable de l'existence m6me de la langue'7.

Une etude phonologique doit tre conque comme une classification des faits phoniques du parler 6tudi6, 6tablie en se fondant sur la fonction qu'exercent ces faits dans I'Iconomie de la langue28.

Dans quelques textes plus anciens (<< Synchr. et diachr. >>, 1938; << Haute- ville >>, 1939), nous constatons ainsi une concurrence entre deux formules : tendance d l'dconomie des moyens d'une part, et 6conomie de la langue/du systbme d'autre part. Dans un cas, il est question d'un concept diachronique; dans l'autre, du moins dans les passages cit6s, d'un concept plut6t, mais pas exclusivement, synchronique. Par opposition

' ce qui precede, il est interessant de rappeler (cf. n. 16) que, dans Synchr., 1965, Martinet nous parle toujours de la tendance a l'6conomie qui se manifeste dans la double articulation linguistique.

Dans ses definitions plus re'centes de l'economie linguistique, au lieu de paraphrases telles que riduction de l'effort, Martinet se sert assez souvent du terme inertie. Il le fait notamment dans << Function >>, 1952, p. 26; dans Ellments, 1960,

24. Les problemes de la phonetique 6volutive, Proceedings of the Vth international Congress of phonetic sciences, 1965, p. 82-104; plus loin << Phon. 6vol. >>, 1965, p. 86. Reprise dans Evolution des langues et reconstruction, Paris, P.U.F., 1975; plus loin Evolution, 1975 p. 52.

25. La linguistica, Enciclopedia del novecento, vol. 3, p. 102-o1034; plus loin << Linguis- tica >>, I979, P. 1030.

26. << Synchr. et diachr. >>, 1938, p. 46-47- 27. << Corr6lation >>, 1939, P. 288. 28. << Hauteville >>, 1939, p. 16. On observera que le mot iconomie n'apparait pas dans

la reprise de cette itude intitulie La description phonologique avec application au parlerfranco- provenfal d'Hauteville (Savoie), Paris, Minard, 1956.

Page 7: Economie Martinet

L'enseignement d'A. Martinet III

A 6-6, et dans Functional view, 196220, p. 139 (cf. plus loin), et aussi dans quelques autres passages :

(...) l'conomie du langage est bien pour l'essentiel r6gl'e par le moindre effort, c'est-a-dire, il faut le rappeler, l'Cquilibre entre l'inertie naturelle et la satisfaction des besoins30.

(...) d6sir de communiquer et inertie (...) se combinent dans ce

qu'on a appel la loi du moindre effort et que je ddsignerais plus volon- tiers comme l'dconomie31.

En r sum6 et sur un plan trbs g6neral, on dira que l'dconomie de la langue rdsulte de la solution permanente d'un conflit entre les besoins de la communication et l'inertie naturelle32.

Si le terme inertie, deji, n'est pas trop heureux, a cause de sa connotation

n6gative33, que faut-il dire de l'emploi de la formule (principe du) moindre effort dans le meme sens, c'est-a-dire dans un sens plus etroit que celui que lui confbre

Zipf? C'est 1l pourtant un emploi qui apparait dans << Funct. and Str. >>, I97234, p. 24 (cf. plus loin), et aussi dans Functional view, I962, p. 139 :

In order to understand how and why a language changes, the linguist has to keep in mind two ever-present and antinomic factors : first the

29. A functional view of language, Oxford, Clarendon, 1962. 30. << Phon. &vol. >>, 1965, p. 86; Evolution, 1975, P- 53- 31. La dynamique du frangais contemporain, Revue tunisienne de Sciences sociales, z3,

1968, p. 33-41; plus loin << Dyn. fr. >>, 1968, p. 34. Reprise dans Lefranfais sans fard, Paris, P.U.F., 1969; plus loin Sans fard, 1969, p. 35.

32. Dynamique et diachronie, Henriette WALTER edit., Dynamique, diachronie, panchronie en phonologie, Paris, U.E.R. de Linguistique g6ndrale et appliqu6e de l'Uni- versit6 Ren6-Descartes, 1980, p. 7-12, p. Io.

33. Marcel COHEN (L'Annee sociologique, 1957-1958, p. 514) s'est clairement laiss6 prendre au piege :

Tous les hommes seraient-ils indolents, paresseux et aspirants A I'h6b6tude ? Au contraire, plus il y a dconomie et, dans l'autre sens du mot, bonne economie des moyens, plus la vitalit6 totale en est favoris6e.

C'est peut-etre cette affirmation que Martinet a eue en tate en nous prevenant dans Fonction et structure en linguistique (Scientia, mo6, 1971, p. i-so), p. 8 (reprise dans Studies in functional syntax. Etudes de syntaxe fonctionnelle, Munich, Fink, 1975, p. 40), que la loi du moindre effort (...) ne suppose pas, comme on feint parfois de le croire, un triomphe de la paresse, mais un iquilibre entre l'effort et le risultat. Dans le meme ordre d'id6e, Martine refuse, dans une d6claration faite a Herman Parret, d'identifier << economie >> et << parcimonie >> (Herman PARRET, edit., Discussing language, The Hague/Paris, Mouton, 1974, P. 239) :

- << Economy is sometimes taken in the sense of parsimony. In that sense, it applies to cases where there is less effort for an equivalent result or an equivalent effort for a better result. But in the framework of my own theory, it has pretty much the same value as in << political economy >>, that is to say, it implies that the functioning of language is determined by the communicative needs of man within this framework. Speakers tend - not automatically, since there are restrictions of all kinds - to correlate the energy spent with the communicative goals they are aiming at.

Nous nous demandons si les premieres definitions du principe d'6conomie chez Martinet, a un moment ois I'existence des besoins communicatifs n'est pas encore suf- fisamment mise en 6vidence, n'invitent pas le lecteur a voir dans (la tendance ") l'eco- nomie une forme de (tendance A la) parcimonie. Voir la fin du A 3. D'autre part, lors- qu'on nous dit dans Evolution, I975, P- 7, que le changement repr6sente une iconomie d'inergie pour l'usager, faut-il exclure l'interpr6tation < parcimonie >> ?

34. Fonction and structure in linguistics, Revue de la Faculti des Lettres et des Sciences humaines (TUheran), I8, 3, 1972, p. 1-32.

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112 Bert Peeters

requirements of communication, the need for the speaker to convey his message, and, second, the principle of least effort, which makes him restrict his output of energy, both mental and physical, to the minimum compatible with achieving his ends. (...) It is the interplay of these two main factors that constitutes the essentials of linguistic economy.

Les besoins communicatifs se manifestent sous forme d'une recherche d'&l6- ments plus varies, plus diff6rents, moins frequents; la r6duction de l'effort, par contre, se revile dans la recherche d'1C6ments plus communs :

Sur le plan des mots et des signes, chaque communaute linguistique trouve A chaque instant un 6quilibre entre les besoins d'expression qui demandent des unites plus nombreuses, plus spdcifiques et proportion- nellement moins frequentes, et I'inertie naturelle qui pousse vers un nombre plus restreint d'unites plus gendrales et d'emploi plus frequentss.

A chaque stade de l'dvolution, se rdalise un dquilibre entre les besoins de la communication qui demandent des unites plus nombreuses, plus specifiques, dont chacune apparait moins fr6quemment dans les 6nonces, et l'inertie de l'homme qui pousse A I'emploi d'un nombre restreint d'unites de valeur plus gendrale et d'emploi plus frequentm".

At every stage, the structure of language is nothing but the unstable balance between the needs of communication, which require more numerous and more specific units, each of them of comparatively rare occurrence, and man's inertia, which favours less numerous, less specific, and more frequently occurring units37.

There is a permanent antinomy in a language between the needs of communication, which require numerous and specific elements, on the one hand, and, on the other hand, what we call << least effort >>, i.e. the tendency to reduce the output of energy to a minimum, which implies reducing the number of different formss".

Les besoins communicatifs sont variables, c'est-A-dire changent d'une epoque A l'autre, mais sans jamais disparaitre. La reduction de l'effort, par contre, est un facteur constant, fixe, immuable :

L'inertie est un element permanent qu'on peut supposer immuable, mais les besoins communicatifs et expressifs sont, d'un Age A un autre, soumis A variations (...)39.

Ce qui change, d'une 6poque A une autre, et qui entraine des change- ments dans la langue, ce sont les besoins et les conditions de la commu- nication qui sont, A leur tour, sous la d6pendance directe des structures changeantes de la societe40.

Possiamo postulare che [il desiderio di ridurre il dispendio di energia] sia costante nel tempo e nello spazio. Quanto ai bisogni comunicativi,

35. Economic, 1955, p. 94. D6ja en anglais dans << Function >>, 1952, p. 26. 36. Eliments, i96o, A 6-5. 37. Functional view, 1962, p. 139. 38. << Funct. and str. >>, 1972, p. 24. 39. Economic, 1955, p. 94. Ddja en anglais dans << Function >>, 1952, p. 26. 40. << Dyn. fr. >, 1968, p. 34; Sans fard, 1969, p. 35-36.

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L'enseignement d'A. Martinet I13

questi restano forse quantitativamente costanti, ma la loro natura varia come variano i bisogni di ogni natura nell'ambito dell'evoluzione della

La synth~se des deux forces sera de ce fait essentiellement instable : la nature de l'dquilibre se modifiera au cours du temps (Economie, 1955, p. 94; trad. de << Func- tion >>, 1952, p. 26). C'est dire qu'une langue, tant qu'elle s'emploie, ne peut qu'6voluer, dans un effort de s'adapter aux besoins de ceux qui la parlent.

6. L'&conomie linguistique, synthbse de deux forces antinomiques en pr6- sence, est un principe incontestablement causal. Elle n'est pas le principe pure- ment descriptif (c'est-a-dire sans valeur explicative) ni le principe teleologique proche de la tendance I l'harmonie (cf. n. 6) que certains critiques ont voulu y voir. Klaus Heger (Zeitschriftfor romanische Philologie, 79, 1963, P. 2o1) refuse de

reconnaitre A l'&conomie une valeur explicative :

(...) diese Methode [bietet] nur - iiberaus niitzliche - Beschrei-

bungen, aber keine Erklirungen (...). Antinomische Prinzipien, die einem bestimmten historischen Vorgang in derselben Weise motivieren wie sein Gegenteil, k6nnen beim besten Willen nicht den Anspruch erheben, Erkliirungen zu sein.

Marcel Cohen (L'Annde sociologique, 1957-1958, p. 513) et Robert A. Hall Jr. Language, 41, 1965, p. 497) voient dans l'6conomie un principe teleologique :

[En matibre d'economie], A. Martinet se retrouve comme A son point de depart sp6cialement pros des phonologues de Prague, qui ont toujours proclame le caractbre teleologique qu'ils attribuaient aux volu- tions, avec la volont6 de le d&couvrir chaque fois qu'il est possible; la question est en allemand wozu << a quelle fin ? >>.

One cannot, of course, deny the existence of any teleological behavior at all on the part of humans in connection with their language; but no group of people ever have clearly defined goals that they follow deci- sively enough or for a long enough time to affect the speech of the community as a whole. (No, not even the Academie Franqaise!) Each one of us may have his own little partial, more or less ephemeral teleolo- gies, that he may set up for himself (...), but these are all too partial and too contradictory to have any lasting effect in any aspect of language except perhaps vocabulary.

Aux yeux de Martinet - qui s'oppose par 1a aux premiers phonologues -, il n'y a pas de tileologie dans le fonctionnement de la langue :

(...) il n'y a aucune force mysterieuse qui pousse les langues & choisir des phonemes qui se laissent facilement ordonner en beaux tableaux reguliers sous la plume du phonologue42.

Il y a bien plut6t, de l'avis de Martinet, amelioration de l'outil b l'usage : des changements favorisant la communication sont toleres, tandis que d'autres, portant atteinte au bon fonctionnement de la langue, sont stoppes.

41. << Linguistica >>, 979, . o1030. 42. << Synchr. et diachr. >>, 1938, p. 52; Synchr., 1965, p. 56-57.

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114 Bert Peeters

II faut plut6t comprendre que l'outil s'amdliore A l'usage. Ce que nous

croyons devoir appeler harmonie n'est que la somme d'une myriade de

petites deviations qui n'ont pu se fixer que parce qu'elles n'dtaient pas pr6judiciables au bon fonctionnement de la langue, tandis qu'une infinite d'autres deviations ont dtd corrigees sur-le-champ parce que in-

compatibles avec les n6cessitis de la comprehension". Puisque, dans l'immense majorit6 des cas, on parle pour se faire

comprendre, les deviations accidentelles, inbvitables, auront des chances d'6tre 6limindes si elles tendent a empecher la comprehension mutuelle, puisque le locuteur devra se corriger s'il veut atteindre son but. Elles auront, en revanche, des chances de s'dtendre et de se fixer si elles favo- risent le fonctionnement de la langue".

Si le rejet du principe tdldologique fournit une preuve indirecte du fait que l'conomie est un principe causal, l'emploi frequent que Martinet fait des mots cause, causal, causaliti en fournit une autre. Le concept << cause > est sous-entendu dans le passage suivant :

Si l'on doit considdrer tout idiome comme un syst.me

ou plut6t un

complexe de systbmes dans lesquels tout se tient, il est 6vident qu'une innovation phonique spontande et une innovation propag6e, c'est-A-dire due a l'imitation d'un autre idiome, poseront aux linguistes des problkmes tout diff~rents : dans le premier cas le changement sera, au moins partiellement, conditionne par le systeme phonologique du parler dans lequel il se manifeste; dans le second cas, le changement adoptd ne

repondra normalement a aucune necessitd interne du systeme (...)45 Les formules importantes de cet extrait sont dvidemment le verbe conditionner

et le groupe nominal nicessiti interne. Ce dernier reapparait dans la preface aux

Principes de phonologie de Troubetzkoy :

Quiconque a suivi attentivement I'dvolution de la pensme phonolo- gique n'a pu manquer d'acqudrir, outre une connaissance plus appro- fondie de la nature des faits linguistiques, une conception plus riche, plus precise, et plus nuancde de la fagon dont dvoluent les langues, soit du fait de ndcessitds internes, soit au contact d'autres idiomes dont la structure vient influencer la leur"6.

43. Ibid.; Synchr., 1965, p. 57. 44. Pr6face A Essai, 1949, p. 9 de la r66dition. 45. Propagation phon6tique ou 6volution phonologique ? Assourdissement et sono-

risation d'occlusives dans l'Asie du Sud-Est (avec Andr6 HAUDRICOURT, Bulletin de la Socie'ti de Linguistique de Paris, 43, I, p. 82-92), p. 82-83. Le texte qu'on vient de lire a 6tc repris dans Evolution, 1975, P. 39, sous la forme suivante :

Si l'on doit consid6rer tout idiome comme une structure, il est clair qu'une innovation phonique originale et une innovation propag6e, c'est-a-dire due A l'imitation d'un autre idiome, poseront aux linguistes des problkmes tout dif- firents. Dans le premier cas, le changement aura 6t6, au moins partiellement, conditionn6 par le systeme phonologique du parler dans lequel il apparait. Dans le second cas, le changement adopt6 ne r6pondra normalement A aucune n6cessit6 interne (...).

On notera que l'6pithtte spontani, 6quivoque parce que opposable 'galement A condi- tionne', a 6t6 remplac6 par l'6pithcte original.

46. Pr6face aux Principes de phonologie de Nicolas Sergueievitch TROUBETZKOY, Paris, Klincksieck, 1949, p. ix-xi, p. x.

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L'enseignement d'A. Martinet 115

Sauf erreur de notre part, le terme cause lui-m6me apparait pour la premi&re fois dam Pr6face Essai, 5949, P. 7, de la rA6dition :

(...) une structure linguistique porte en elle-m6me une partie des causes qui doivent contribuer A son propre renouvellement.

Toujours en 1949, dans le compte rendu d'une &tude d'Albert Willem de Groot (Lingua, 2, 1949, p. 74-77), P- 74, apparait le terme causalite :

(...) une explication tdl6ologique (...) ne devient valable que lors- qu'on I'a transposee sur le plan de la causalitd.

A partir des anndes cinquante, les mots cause et causalite vont constamment se retrouver sous la plume de Martinet. Notons toutefois que, dam Economie, 1955, le mot cause est d'un emploi rare : il n'apparait meme pas dans l'index. Le mot causaliti est plus frequent'7. Au lieu de cause, on trouve le plus souvent des termes moins directs tels quefacteur, condition(nement) et autres. La m~me chose se voit dam El'ments, I960, oh ni cause ni causalit' ne figurent dam l'index. L'emploi d'autres termes timoigne sans doute des precautions terminologiques qu'il faut prendre afin de ne pas effrayer ceux que rebute une explication trop manifestement causale:

Twentieth century scholars, linguists in particular, are afraid of

professing that effects result from causes. Speaking (...) of conditioning instead of causes is symptomatic of the terminological precautions one has to resort to when dealing with causal relationships. Still, openly or

tacitly, causality remains the backbone of all truly scientific investigation'.

7. L'economie linguistique ne doit jamais 6tre confondue avec une 6conomie dam la description linguistique, autrement dit avec une 6conomie descriptive. Assez malheureusement le terme iconomie, tout court, sert ' indiquer tant6t l'un, tant6t I'autre :

Le terme d'dconomie se trouve (...) utilis6, non seulement pour ddsigner la fagon dont les locuteurs s'efforcent inconsciemment d'6qui- librer coo^t et rendement, mais dgalement, et c'est grave, en rdf6rence au comportement des linguistes choisissant, parmi les analyses possibles, celle qui va leur permettre de presenter les faits a moindre frais, sans se soucier de savoir si elle est plus ou moins conforme 'a la rdalitd de la langue'9.

On voit d'ois vient l'interprdtation parasite : I'adjectif linguistique, qu'on trouve souvent attachd au terme Iconomie, est ambigu, puisqu'il signifie tant6t

<< propre aux langues et au langage >>, tant6t << propre a la linguistique comme

discipline scientifique >>.

La langue frangaise est trhs ddmunie lorsqu'il s'agit de distinguer, au moyen d'un adjectif, entre ce qui caractdrise le langage, voire les lan-

gues particuli&res, et ce qui a rapport aux pratiques des linguistes. II est,

47. On pourrait faire valoir que cet << oubli>> s'explique par le fait que pour Martinet la causalit6 est une 6vidence. A quoi nous r'pondrions que le mot causaliti, lui, figure bel et bien dans l'index, B c6te de tant d'autres termes qui sont 6galement, aux yeux de Martinet, des << vidences >>.

48. The internal conditioning of phonological change (Revue de phonitique appliqude, 49-50, 1979, p. 59-67,) p. 61.

49. Economie descriptive ou 6conomie de la langue? Le cas du /b/ vietnamien (Langues et techniques. Nature et socidti, I; Approche linguistique, Paris, Klincksieck, 1972, p. I73-174; plus loin << /b/ vietnamien >>, 1972), p. 173.

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certes, clair que << les methodes linguistiques >> sont celles des linguistes, tandis que < les moyens linguistiques >> designent plut6t les moyens que le

langage offre A l'homme. Mais << la pratique linguistique >> est certainement une expression ambiguE, et l'on comprend que certains sp6cialistes aient propos6 le ndologisme langagier comme correspondant A langage, r6servant ainsi linguistique pour servir d'adjectif au substantif qui designe la discipline.

De fagon gendrale, il est rare que la distinction soit bien faite entre ce

qui se rapporte A l'objet de la recherche et ce qui caracterise la recherche elle-meme, et il ne faut pas se lasser de mettre les jeunes chercheurs en garde contre un type de confusion determind par une polysemie abusive5,0

Dans la pensie de Martinet, Iconomie linguistique signifie toujours << Aconomie de la langue >>, jamais << iconomie descriptive >>. Certains cependant ont d i mal interpreter; toujours est-il que nous disposons actuellement de bon nombre de descriptions structurales << &conomiques >> qui neanmoins se veulent le reflet fiddle de tel ou tel systbme linguistique. Or, le plus grand risque que l'on court en prbsentant une description << 6conomique >>, c'est justement celui d'aboutir

t une d6formation de la realit6 linguistique :

(...) it should be clear that descriptive economy is [often] achieved (...) through blurring the actual synchronic relationship between two pho- nemic units. Descriptive economy does not necessarily do full justice to functional and structural reality61.

(...) le d6sir de simplifier la presentation peut aboutir a rejeter dans l'ombre des traits tras caracteristiques de la r6alitd linguistique en cause"2.

Meme si l'on s'en tient Ba une dtude synchronique, les consequences d'une 6conomie descriptive ne peuvent 6tre que ndfastesss; et elles le sont encore plus d~ qu'on se decide A s'attacher a des probl~mes diachroniques :

Le point de vue diachronique exige un beaucoup plus vif souci de la r6alitd phon6tique que celui qui est de mise lorsqu'on s'escrime a r6duire au minimum le nombre des traits distinctifs".

En effet, l'iconomie descriptive aboutit souvent a masquer certains change- ments, en particulier dans l'approche binariste :

Ce qui rend la position binariste absolument inacceptable en matibre diachronique, c'est l'dlimination arbitraire, comme << redondantes >>, de

caract6istiques phoniques resultant d'evolutions qui ont change les

rapports a l'interieur du systeme, ce qui aboutirait A poser que ces chan-

gements sont nuls et non avenus".

On comprend des lors que Martinet refuse d'accepter I'idde d'une dconomie

descriptive. Seule compte pour lui l'economie reelle de la langue, concept dont nous avons tente, dans l'dtude qui pricede, d'esquisser la mise au point.

50. Ibid. 51. << Function >, 1952, p. 16, note. 52. << /b/ vietnamien >>, 1972, p. 173. 53. Qu'il nous soit permis de renvoyer ici A la description qu'a donn6e Knud Togeby

de la langue franeaise aux d6buts des ann6es cinquante (cf. sa Structure immanente de la langue franpaise, Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, 6, 1951).

54. Economic, 1955, P. 76. D6ji en anglais dans << Function >>, 1952. p. I6. 55. Economic, 1955, P. 76.