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Review urticle Ecriture et construction culturelle Joyce Marcus, Mesoamerican writing systems. Propaganda, myth, and history in four ancient civilizations. Princeton, NJ: Princeton University Press. 1992. 517 pp. Joaquin Galarza et Albert0 Siliotti, Tlacuilo. I1 segreto svelato della scrittura azteca. Disegni di Luca Rossi. SupplCment 1 Archeologia Viva, 30, Florence; Giunti, 1992. 64 pp. Le livre de Joyce Marcus Mesoamerican writing systems, est un CvCnement h double titre. D’abord parce qu’il est en soi une rCussite iditoriale, ensuite parce qu’il corre- spond i une prise de position majeure dans un dCbat qui divise profondCment les amiricanistes, celui de la nature de l’icriture mCsoamCricaine. I1 faut rendre hommage h l’auteur qui, professeur d’anthropologie i 1’Universiti de Michigan, a su prisenter en 517 pages d’un fort volume et 250 illustrations au trait ou au point d’une grande lisibiliti la quintessence d’un savoir extensif, nourri de vingt ans de recherches de terrain. Joyce Marcus s’est d’abord dCdiee h l’kpigraphie maya et a consacrC sa thirse soutenue i Harvard en 1974 aux glyphes toponymiques mayas et h l’organisations du territoire dans les basses terres mayas de l’ipoque ‘classique’ (300- 900ap. J.C.). Puis ses recherches se sont portCes sur 1’Ccriture zapotkque de 1’Etat d’Oaxaca au Mexique (-500, +700). A la fois archCologue, Cpigraphiste et ethno- historienne, Marcus posskde une culture scientifique qui lui permet d’embrasser son sujet en parfaite connaissance de cause. I1 en rCsulte un livre allkgre, fort bien docu- menti,’ de lecture aisie, au plan finement biseautk. En effet, pour ichapper au risque de l’approche comparative et pour Cviter le pi6ge du plan chronologique bien trop dClicat i mettre en oeuvre, l’auteur a opt6 pour une dominante thkmatique tout en introduisant des chapitres plus synthbtiques et interpretatifs (ch. 2, 3, 5, 9, 12). Joyce Marcus traite donc successivement du calendrier, de la toponymie, de l’onomastique, de l’union matrimoniale des souverains, de la place des ancCtres royaux, de l’accession au tr6ne et de la guerre. Notons au passage que l’on est loin du temps oi~ l’on considCrait que 1’Ccriture misoamCricaine ne se rapportait qu’i l’astronomie et h la religion ! 1 Au milieu d’une iconographie remarquable, seule la carte de lap. 31 est defectueuse: le groupe maya n’a jamais occupi la cbte Pacifique et le groupe mixe-zoque n’etait pas present sur la cbte du Golfe du Mexique la veille de la Conqucte. Social Anthropology (1994), 2, 1, 61-64. @ 1994 European Association of Social Anthropologists 61

Ecriture et construction culturelle

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Review urticle

Ecriture et construction culturelle

Joyce Marcus, Mesoamerican writing systems. Propaganda, myth, and history in four ancient civilizations. Princeton, NJ: Princeton University Press. 1992. 517 pp.

Joaquin Galarza et Albert0 Siliotti, Tlacuilo. I1 segreto svelato della scrittura azteca. Disegni di Luca Rossi. SupplCment 1 Archeologia Viva, 30, Florence; Giunti, 1992. 64 pp.

Le livre de Joyce Marcus Mesoamerican writing systems, est un CvCnement h double titre. D’abord parce qu’il est en soi une rCussite iditoriale, ensuite parce qu’il corre- spond i une prise de position majeure dans un dCbat qui divise profondCment les amiricanistes, celui de la nature de l’icriture mCsoamCricaine.

I1 faut rendre hommage h l’auteur qui, professeur d’anthropologie i 1’Universiti de Michigan, a su prisenter en 517 pages d’un fort volume et 250 illustrations au trait ou au point d’une grande lisibiliti la quintessence d’un savoir extensif, nourri de vingt ans de recherches de terrain. Joyce Marcus s’est d’abord dCdiee h l’kpigraphie maya et a consacrC sa thirse soutenue i Harvard en 1974 aux glyphes toponymiques mayas et h l’organisations du territoire dans les basses terres mayas de l’ipoque ‘classique’ (300- 900ap. J.C.). Puis ses recherches se sont portCes sur 1’Ccriture zapotkque de 1’Etat d’Oaxaca au Mexique (-500, +700). A la fois archCologue, Cpigraphiste et ethno- historienne, Marcus posskde une culture scientifique qui lui permet d’embrasser son sujet en parfaite connaissance de cause. I1 en rCsulte un livre allkgre, fort bien docu- menti,’ de lecture aisie, au plan finement biseautk. En effet, pour ichapper au risque de l’approche comparative et pour Cviter le pi6ge du plan chronologique bien trop dClicat i mettre en oeuvre, l’auteur a opt6 pour une dominante thkmatique tout en introduisant des chapitres plus synthbtiques et interpretatifs (ch. 2, 3, 5, 9, 12). Joyce Marcus traite donc successivement du calendrier, de la toponymie, de l’onomastique, de l’union matrimoniale des souverains, de la place des ancCtres royaux, de l’accession au tr6ne et de la guerre. Notons au passage que l’on est loin du temps o i ~ l’on considCrait que 1’Ccriture misoamCricaine ne se rapportait qu’i l’astronomie et h la religion !

1 Au milieu d’une iconographie remarquable, seule la carte de lap. 31 est defectueuse: le groupe maya n’a jamais occupi la cbte Pacifique et le groupe mixe-zoque n’etait pas present sur la cbte du Golfe du Mexique la veille de la Conqucte.

Social Anthropology (1994), 2, 1, 61-64. @ 1994 European Association of Social Anthropologists 61

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Fort intiressante Cgalement est l’approche mithodologique de Joyce Marcus. Elle se riclame ouvertement de 1’Ccole ‘anthropologique’ et cite nommiment ses inspira- teurs dans sa didicace: Henrich Berlin, Alfonso Caso, Tatiana Proskouriakoff, Albert0 Ruiz Lhuillier et Eric Thompson. Qu’entend l’auteur en se rifirant de la sorte h ‘1’Ccole anthropologique’? Joyce Marcus prend en l’occurrence nettement position contre l’icole phonktiste nord-amCricaine. En effet, jusque dans les annies 1975, l’interprCtation des glyphes et des signes trouvis sur les monuments du Mexique et de l’AmCrique centrale Ctait faite par les archiolgues eux-m2mes ou par des ethno- historiens spicialistes de la Mtso-AmCrique. 11s prockdaient dans leur dichiffrement en rattachant les signes i des traits culturels prChispaniques, h des pratiques rituelles en usage chez les indigknes ou encore en les rapprochant de donnies contenues dans les chroniques du XVIkme sikcle. Puis se leva dans le sillage de Linda Schele une nouvelle gCnCration d’autodidactes passionnis par le monde maya qui dCcrita pouvoir lire les glyphes de cette civilisation disparue en appliquant une mCthode purement phonologi- que et sans recourir aux rCfirences culturelles. I1 y a Cvidemment derrikre ce projet un postulat qui tient lieu de credo: les Ccritures mCsoamCricaines ont semi h transcrire des langues. Or, non seulement il n’y a aucune evidence d’un tel fait, mais au contraire tous les indices tendent h suggirer que l’icriture mCsoamCricaine, fondamentalement idCo- graphique, a plut8t transcrit la pensCe. Quoiqu’il en soit, les dCrives de l’Ccole maya- niste phonitique sont aujourd’hui patentes; ses tenants ont renforci le postulat de base: pour eux, non seulement 1’Ccriture maya transcrit bien une langue parlie mais, qui plus est, elle est de mime nature que les Ccritures de 1’Ancien Monde, c’est-h-dire qu’elle comporte (sous-entendu, comme en anglais) des verbes, des adjectifs, des noms, des pronoms, etc. A quand le glyphe du cas possessif gravC sur une sdle de Palenque? Les phonitistes listent donc le maya avec une assurance dkroutante. Retrouve-t-on un vase funiraire ayant contenu du chocolat, viatique traditionnel des difunts pour leur marche dans l’infra-monde? I1 y a immkdiatement quelqu’un pour ‘lire l’itiquette’ et dicouvrir dans les glyphes peints sur le vase le signe du chocolat! Les Mayas itaient certainement dktenteurs de la culture des super-march& . . .

On ne peut donc que louer Joyce Marcus, chercheur sCrieux et cultivC, d’avoir souhait6 indiquer fermement quelles ttaient les limites de l’exploration phonologique et d’avoir insisti sur la nCcessaire lecture anthropologique de l’icriture mCsoamCri- caine. L’idCe de base demeure que les sociitis prihispaniques d’hmirique ont une spCcificitC et qu’il est erronni de chercher h les lire et h les comprendre comme des sociCtCs de l’Ancien Monde. Cela Ctant posC, l’auteur dCveloppe tout au long de son livre une idCe-force parfaitement exacte, i savoir qu’en MCso-Amirique, mythe, his- toire et propagande ne forment qu’une seule et mime chose. Je ne peux qu’abonder dans ce sens, en en ayant fait moi-mime la dkmonstration pour l’histoire azteque il y a une quinzaine d’annkes.’ Prenons quelques exemples: une date m6soamCricaine peut ne pas avoir &implication chronologique, mais elle aura en revanche toujours une valeur symbolique dont le dicodage implique nicessairement un dCtour par les croyances. Une date est associCe h une direction de l’univers, i une sirie de divinitis, h une couleur spicifique, i des caractkristiques physiques telles que l’ariditi ou la fkcon- ditC, le chaud, le froid, le cileste, le tellurique . . . On voit qu’il est vain de chercher systimatiquement et seulement des Cquivalents pricis dans le calendrier grCgorien. Autre exemple, les scknes de capture montrant un souverain dominant un adversaire ne

2 Christian Duverger, L’origine des AztPques. 1983. Paris: Editions du Seuil.

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correspondent pas nicessairement h des conquttes rielles; elles participent plutBt d’une idiologie politique oii l’identiti de la cite s’affirme h travers de telles reprisen- tations. De mtme, les ginkalogies des ancttres revendiquis par tel ou tel dynaste ne peuvent se lire au premier degri comme s’il s’agissait de ginialogies europiennes; dans le Mexique ancien, mythe et histoire se superposent indiscernablement et nu1 miso- amiricain ne s’offusquait de voir affecties h d’illustres ancttres des duries de rtgne cycliques de 52 ans. C’est en effet, dans ce cas, la structure du ricit historique qui est en elle-mtme signifiante.

Joyce Marcus a donc raison d’expliquer et de dicoder cette part de la spicificiti de l’icriture misoamiricaine. Pourtant son propos semble, h plusieurs reprises, comme rifrini, riprimk, emprisonni par la resurgence de quelques vieilles idCes repes typi- quement nord-amiricaines.

On peut par exemple ttre surpris de voir h l’oeuvre dans cet ouvrage de tonaliti moderne une conception diveloppementaliste passablement datie. L’idie que les sociitis misoamiricaines de l’ipoque prkclassique (- 1500, -500) sont des ‘sociktis igalitaires’, puis que l’on passe ensuite au stade des chefferies (chiefdoms) puis enfin h l’Etat est une idie qui a privalu dans certains cercles anglo-Saxons des annies 1960 mais qui est fort contestable. I1 s’agit de la projection idialisie d’une ivolution que n’a vraisemblablement pas connue le Mexique ancien. C’est I’Occident qui a consider6 l’Etat-nation du XIXeme sitcle comme la forme la plus Claborie de l’ivolution sociale et certains ont cru retrouver dans 1’Amkrique pricortisienne les traces d’une semblable ‘progression’ vers la civilisation. O r l’archiologie ne livre aucune donnie pour per- mettre d’ktayer une telle hypothtse. Des qu’imerge la MCso-Amirique, c’est-i-dire avec les Olmtques (1500av. J.C.), elle se manifeste avec la totaliti de ses attibuts culturels. I1 s’agit be1 et bien d’une sociiti complexe, mais la perspective d’ktalonner la Miso-Amirique 8 partir de modkles occidentaux (1’Etat) ou de moddes rtvis (les sociitis d’agriculteurs igalitaires) parait en contradiction avec le projet anthropolo- gique qui vise i restituer aux sociktis non-occidentales leur pleine spicificiti.

L’autre surprise majeure est la difinition restrictive de l’icriture qui est proposke par I’auteur. En argumentant sa dicision, Joyce Marcus a choisi de ne considirer comme de l’icriture que quatre systkmes misoamiricains, ceux des Mayas, des Zapo- tsques, des Mixteques et des Azttques. Ce choix revient concretement a Climiner les Olmkques et Teotihuacan. ‘Writing has a format and a correspondence to spoken language which allow us to distinguish it from complex iconography’ icrit l’auteur (p. 17). Bien que je puisse comprendre le bien-fond6 thkorique d’une telle dkfinition qui a l’avantage de tracer une frontikre nette entre l’icriture et le signe, je pense qu’elle est inappropriie au contexte misoamiricain. Et ce pour deux raisons. D’abord, ripitons- le, parce que rien ne dit que les Misoamiricains aient tenti de vouloir transcrire le langage parli. Dicider de fixer l’oraliti est un choix culture1 parmi d’autres, qui n’est lii h aucun niveau de diveloppment particulier. Ce n’est pas parce que les Misoamiri- cains ont ivolui dans des sociCtCs diveloppies qu’ils ont automatiquement souhaiti inscrire l’oral dans l’icrit. L’enregistrement phonitique n’est en rien supirieur h l’enre- gistrement conceptuel et, d’un point de vue objectif, il n’est nullement dishonorant pour une civilisation de n’avoir pas retenu la solution phonitique! Rappelons aussi au passage que la Miso-Amirique comptait environ 200 langues, parmi lesquelles bon nombre de langues tonales impropres a la transcription phonktique et bon nombre de langues agglutinantes oii il serait vain de chercher h isoler des mots-sons. A quelles fins aurait pu correspondre le recours i une stratigie phonitique?

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La seconde raison est que la difinition de 1’Ccriture retenue a tendance i gommer l’originaliti du systkme mCsoamCricain. En un mot, disons que Ie systkme est glyphi- que et qu’il possi.de en soi une aptitude naturelle i l’iconisation. Les Mayas eux-mtmes ont beaucoup jouC de cette possibiliti: au lieu d’icrire les chiffres avec la notation traditonnelle ii I’aide de points (=I) et de barres (=5), ils ont parfois utilist les ‘figures entikres’ c’est-h-dire des personnages mi-hommes mi-bites oc le non-initii est Cvidem- ment dans l’impossibilite de reconnaitre des chiffres. Or, c’est, je crois, ce qui se passe i Teotihuacan. On est en presence d’une codification dominie par l’iconisation et l’extrapolation graphique. Ce qui fait que le signe d’icriture n’est plus perceptible comme tel. Le glyphe toponymique y devient un veritable paysage, le glyphe onomas- tique qui dCsigne un dieu se trouve confondu avec sa coiffure, etc. Evidemment, cette conception s’oppose h la perspective phonktiste qui associe Ccriture et langue parlie, perspective qu’adopte finalement Joyce Marcus.

I1 y a donc une sorte de contradiction entre la promesse faite par l’auteur de respecter le point de vue anthropologique et son acceptation - m2me pondCree - du postulat phonitique qui l’empiche de montrer en quoi l’Ccriture mCsoamCricaine est fondamentalement spicifique et originale. Au fond, peut-ttre fallait-il oser - quitte a dCplaire aux mayanistes - parler de ‘Mesoamerican writing system’, sans mettre le pluriel qui figure dans le titre du livre. Mais l’on ne peut douter que cet ouvrage, tel qu’il est, avec son extrsme prCcision didactique et son excellente iconographie, servira de base a une reflexion fCconde sur l’icriture misoamiricaine.

Peut-ttre peut-on enfin trouver surprenant de ne pas rencontrer dans I’itendue bibliographie de Joyce Marcus le nom de Joaquin Galarza. Ce chercheur mexicain, directeur de recherches au CNRS (Paris), est pourtant I’un des pionniers du dichiffre- ment de l’icriture azteque et des manuscrits indigknes coloniaux. I1 a formalisi, dans de nombreux travaux publiis en franpis et en espagnol, une thCorie de l’icriture iconisie et a ClaborC une mCthodologie particulikrement fine pour l’itude des codex. Dans un petit opuscule rCcemment publiC en italien avec l’aide &Albert0 Siliotti, il applique sa mithode i la lecture de la planche 1 du Codex Mendoza. Conqu dans un esprit didactique, ce petit livre montre de faGon parfaitement Claire que ce que l’on a pris jusqu’alors pour du dessin est en rialitC, pleinement, de l’icriture.

Christian Duverger EHESS 105 Boulevard Raspail 75006 Paris France

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