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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 1–3 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Éditorial Programmer un numéro sur les classifications dans le moment si polémique que l’on connaît avec la sortie du DSM-5 relève peut-être d’une sorte d’inconscience, ou tout au moins représente un défi, tant tout semble avoir été dit ou écrit sur les impasses de la taxinomie en psychiatrie, notamment lorsqu’elle nous vient du monde anglo-saxon. La dénonciation du carcan du DSM, de son extension inconsidérée du domaine de la maladie mentale, de sa conception pour le moins discutable et sans doute dangereuse de maladie potentielle qui doit être traitée préventivement, tout cela et bien autres choses encore, font le fond du débat que nous connaissons. Certains articles du présent numéro ne sont d’ailleurs pas en reste quant à une critique raisonnée des classifications, et en particulier celle du DM-5. Yann Auxemery réfute ainsi l’ambition de fiabilité inter-juges prônée depuis le DSM III et affichée encore davantage avec l’orientation étiopathogénique biologique et neurologique du DSM-5 et les présupposés idéologiques associés. Quant à Franc ¸ois Chapireau, il révèle que la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), si souvent citée dans les études scientifiques mais rarement lue, élément pourtant incontournable dans la loi sur le handicap, cache des positions militantes et des faiblesses classificatoires. Ces deux contributions semblent ainsi confirmer ce que Lantéri-Laura a pu avancer naguère au sujet de toute classification, à savoir qu’elle est constituée de trois éléments : les signes ; les maladies distinguées fortement entre elles ; et les références non cliniques [1]. Parmi ces dernières, les modèles psychopathologiques et étiologiques sont au premier plan, confirmant, cette fois, l’avis de Henri Ey selon lequel il n’y a pas de classification possible sans modèle, mais elles recouvrent tout autant les positions doctrinales ou idéologiques. En l’espèce, rappelons ici que Georges Lantéri-Laura prônait, en toute tolérance, une « épistémologie polythéiste » ou régionale. . . N’est-ce pas une question qui s’impose, aujourd’hui, face aux hégé- monies, d’où qu’elles viennent, et ne serait-ce pas un des éléments du défi que nous évoquions plus haut en voulant encore justifier de l’utilité d’une classification ? Pour Henri Ellenberger, ce troisième élément constitutif des classifications relève de la catégorie de l’« illusion ». L’article reproduit ici, publié en 1963 dans l’Évolution psychiatrique, tente d’attirer l’attention sur ce qui participe, de fac ¸on le plus souvent inconsciente et pertubatrice, à l’édification, voire au rejet (avant même les positions anti-psychiatriques modernes), des 0014-3855/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.10.001

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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 1–3

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Éditorial

Programmer un numéro sur les classifications dans le moment si polémique que l’on connaîtavec la sortie du DSM-5 relève peut-être d’une sorte d’inconscience, ou tout au moins représenteun défi, tant tout semble avoir été dit ou écrit sur les impasses de la taxinomie en psychiatrie,notamment lorsqu’elle nous vient du monde anglo-saxon. La dénonciation du carcan du DSM,de son extension inconsidérée du domaine de la maladie mentale, de sa conception pour le moinsdiscutable et sans doute dangereuse de maladie potentielle qui doit être traitée préventivement, toutcela et bien autres choses encore, font le fond du débat que nous connaissons. Certains articles duprésent numéro ne sont d’ailleurs pas en reste quant à une critique raisonnée des classifications, eten particulier celle du DM-5. Yann Auxemery réfute ainsi l’ambition de fiabilité inter-juges prônéedepuis le DSM III et affichée encore davantage avec l’orientation étiopathogénique biologique etneurologique du DSM-5 et les présupposés idéologiques associés. Quant à Francois Chapireau,il révèle que la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF),si souvent citée dans les études scientifiques mais rarement lue, élément pourtant incontournabledans la loi sur le handicap, cache des positions militantes et des faiblesses classificatoires. Cesdeux contributions semblent ainsi confirmer ce que Lantéri-Laura a pu avancer naguère au sujetde toute classification, à savoir qu’elle est constituée de trois éléments :

• les signes ;• les maladies distinguées fortement entre elles ;• et les références non cliniques [1].

Parmi ces dernières, les modèles psychopathologiques et étiologiques sont au premier plan,confirmant, cette fois, l’avis de Henri Ey selon lequel il n’y a pas de classification possiblesans modèle, mais elles recouvrent tout autant les positions doctrinales ou idéologiques. Enl’espèce, rappelons ici que Georges Lantéri-Laura prônait, en toute tolérance, une « épistémologiepolythéiste » ou régionale. . . N’est-ce pas une question qui s’impose, aujourd’hui, face aux hégé-monies, d’où qu’elles viennent, et ne serait-ce pas un des éléments du défi que nous évoquionsplus haut en voulant encore justifier de l’utilité d’une classification ?

Pour Henri Ellenberger, ce troisième élément constitutif des classifications relève de lacatégorie de l’« illusion ». L’article reproduit ici, publié en 1963 dans l’Évolution psychiatrique,tente d’attirer l’attention sur ce qui participe, de facon le plus souvent inconsciente et pertubatrice,à l’édification, voire au rejet (avant même les positions anti-psychiatriques modernes), des

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.10.001

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nosologies. Illusion pragmatiste, idéaliste, numérique. . . D’où, selon Ellenberger, un problèmerécurrent dans la nosologie psychiatrique. L’actualité lui donne donc raison et aucune résolution« du problème nosologique » n’est en vue, plutôt doit-on constater son aggravation par le côtépassionnel et guerrier qu’il suscite.

Mais Jean Garrabé nous rappelle qu’à d’autres moments de l’histoire de la psychiatrie, lesquestions nosologiques ont également suscité des débats houleux. Notre polémique actuelle ausujet des DSM est donc à resituer dans la longue histoire de la psychiatrie, et par conséquent, ilest permis de penser qu’elle n’est qu’une péripétie de plus de celle-ci. D’ailleurs, Jean Garrabé,passant de l’historien à l’acteur, nous indique que s’est constitué un groupe de cliniciens qui s’estattelé à l’élaboration d’une nouvelle classification plus en phase avec une certaine tradition de lapensée clinique francaise, dans le droit fil de la CFTMEA. L’histoire continue donc et n’est pasécrite d’avance.

Mais le DSM-5 n’aurait-il donc aucune vertu ? Sa condamnation serait-elle sans appel ?L’article de Renato Alarcòn, dans ce numéro, apporte une première réponse, en positif : le DSM-5,plus que ses prédécesseurs, quoique de facon encore limitée, intègre la prise en compte d’élémentsculturels dans l’approche diagnostique et la classification. Pour Alarcòn, il ne fait pas de douteque les considérations culturelles, et les variables qu’elles contiennent, sont aussi importantesaujourd’hui en psychiatrie que les avancées des neurosciences. La mondialisation a donc aussipour conséquence de donner une place aux altérités, pour peu qu’elles ne soient pas réduites à cequi fait folklore stigmatisant ou qu’elles ne fassent le lit des replis identitaires.

Quant à l’article de Jean-Daniel Guelfi, il livre un autre aspect de l’utilité possible, quoiquenon recherchée, du DSM-5, car il pointe une limite atteinte par son système : pas de révolutiondimensionnelle nette pour l’approche des troubles de la personnalité, et renvoi à des études futurespour trancher une question apparue pourtant comme une des plus importantes. Au fond, quelquechose résiste, une objection se forme, car, tout de même, au passage, il s’agit de formuler descritères – des degrés – pour évaluer la transition entre la normalité et la pathologie. Qui a la bonnenorme ?

C’est bien cette question de la norme que retiennent Marion Robin et Richard Rechtman dansleur article, au sujet de la validité du syndrome de la Personnalité borderline adolescente. Si cesyndrome est remis en cause dans le DSM-5, c’est que son repérage pose le problème de cequi se différencie d’une norme. Dès lors, les cliniciens sont conduits vers, non plus un accordsur l’objectivité d’un trouble, mais vers la validité de ce qui est construit comme catégorie. Lesyndrome de la Personnalité borderline adolescente n’a pas résisté à ce changement.

Nous serons donc d’accord avec Jean-Louis Feys pour déclarer qu’aucune classification nesemble satisfaisante, et que toute entreprise classificatoire doit procéder de la définition du cadreépistémologique qu’elle se donne. Feys recommande ici de se pencher sur les travaux de Vuilleminet enfin Schotte.

Le pari du numéro que nous présentons est donc, sans doute, qu’il ne faut pas désespérerdes classifications, en tenant compte toutefois que la langue psychiatrique n’est pas bien faite(référence faite à Chaslin) et conduit au malentendu tout autant qu’à la symbolisation, maisaussi que toute classification ne peut définitivement classer le sujet, qui reste irréductible à unseul trait ou à plusieurs critères. Ce que démontre l’article de Christophe Chaperot avec le casconcret de Lola. Classer doit donc rester un art de la division, associé à un art vivant de laclinique, lesquels sont pourtant soumis à un régime d’interprétation culturellement, historiquementet anthropologiquement daté. Pour l’heure, pas sans la psychanalyse.

Concluons alors par cette mise en garde propre à prévenir toute ambition dominatrice ouhégémonique en matière de classification :

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« Chaque fois que la psychiatrie s’est un peu avancée, approfondie, elle a aussitôt perdu leterrain conquis par la facon même de conceptualiser ce qui était immédiatement sensible dansles observations. Nulle part n’est plus manifeste la contradiction qu’il y a entre l’observation etla théorisation. On peut presque dire qu’il n’y a pas de discours de la folie plus manifeste et plussensible que celui des psychiatres. . . » [2].

Déclaration d’intérêts

L’auteur n’a pas transmis de déclaration de conflits d’intérêts.

Références

[1] Lantéri-Laura G. La sémiologie psychiatrique : son évolution et son état en 1982. Evol Psychiatr 1982;2:327–64.[2] Lacan J. Les psychoses. Le Séminaire, Livre III. Paris: Le Seuil; 1981. p. 27–8.

(Responsable de la rubrique « Revue de la littérature », coordinateur du numéro, Professeurde psychologie clinique)

Pascal Le Maléfan ∗Département de psychologie laboratoire Psy-NCA (EA4700), université de Rouen, rue

Lavoisier, 76821 Mt-St-Aignan cedex, France

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]