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Monsieur André Babeau Elasticité de substitution entre facteurs. Répartition et croissance In: Revue économique. Volume 15, n°6, 1964. pp. 942-987. Citer ce document / Cite this document : Babeau André. Elasticité de substitution entre facteurs. Répartition et croissance. In: Revue économique. Volume 15, n°6, 1964. pp. 942-987. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reco_0035-2764_1964_num_15_6_407632

Elasticité de Substitution

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Monsieur André Babeau

Elasticité de substitution entre facteurs. Répartition etcroissanceIn: Revue économique. Volume 15, n°6, 1964. pp. 942-987.

Citer ce document / Cite this document :

Babeau André. Elasticité de substitution entre facteurs. Répartition et croissance. In: Revue économique. Volume 15, n°6, 1964.pp. 942-987.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reco_0035-2764_1964_num_15_6_407632

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS

REPARTITION ET CROISSANCE

II a été montré dans une précédente étude x qu'il fallait distinguer deux sortes d'élasticité de substitution entre facteurs de production si l'on voulait faire usage de la notion hors de l'environnement néoclassique dans lequel elle a vu le jour : une élasticité de substitution technique rendant compte de la substitution potentielle à laquelle procéderait l'entrepreneur à la suite d'une variation du rapport des prix des facteurs, s'il ne rencontrait dans son activité aucun obstacle autre que technique ; une élasticité-prix de substitution correspondant à la substitution effectivement réalisée par l'entrepreneur qui a dû tenir compte de toutes les imperfections existant sur les divers marchés 2.

1. André Babeau, « L'élasticité de substitution entre facteurs de production », Revue économique, juillet 1964.

2. Les formules correspondant à chacune des deux élasticités sont les suivantes (cf. notre étude précitée) :

— pour l'élasticité technique de substitution :

-T- I d "t =

b fb a fa

où fa. et fb correspondent aux productivités marginales physiques des facteurs A et B. — pour l'élasticité-prix de substitution :

Op =

, , a \ ■ / Pb d ( — - - ) d b

a Pb T"~P7

où Pa et Pb représentent les rémunérations respectives des facteurs A et B. On voit donc que les deux élasticités ne peuvent être considérées comme égales que dans des cas bien particuliers, entre autres dans le cas où les fac

teurs sont rémunérés suivant leur productivité marginale (sur ce point encore, on pourra se référer à notre étude précitée).

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 943

Cette distinction étant maintenue, il convient de se demander si elle rend tout à fait inutilisable la notion d'élasticité de substitution dans les domaines où l'analyse néoclassique était parvenue à explorer certains mécanismes, à formuler certaines règles. Le réexa- men de la validité de ces règles pourrait être effectué dans trois domaines : ceux du commerce international, de la répartition et de la croissance.

Des études récentes ont montré que la prise en considération de la notion d'élasticité de substitution en matière de commerce international, conduit à mettre en doute le bien fondé du théorème d'Heckscher et Ohlin3; selon ce théorème, un pays exporterait les produits dans lesquels entrent pour une part importante le ou les facteurs dont il est le plus richement doté ; mais Bagicha S. Minhas a réussi à prouver que des pays dans lesquels le capital était rare et la main-d'œuvre abondante, pouvaient avoir un avantage comparatif dans la fabrication de produits demandant relativement beaucoup de capital, si l'élasticité de substitution entre les deux facteurs de production était faible. Il resterait à tester la validité de ce nouveau théorème dans le cas où l'on souhaiterait rejeter les hypothèses néoclassiques et distinguer nettement les deux « visages » de l'élasticité de substitution entre facteurs. Mais la découverte de Minhas est sans doute encore de trop fraîche date poùv pouvoir faire l'objet d'une discussion systématique. Seuls nous retiendrons les deux domaines dans lesquels l'utilisation de la notion d'élasticité de substitution a déjà un certain passé: celui de la ré

partition et celui de la croissance. Aux environs des années 30, l'idée d'élasticité de substitution en

tre facteurs est dans l'air ; J:R. Hicks, le premier, s'en saisit et lui donne une forme — imprécise, contestable certes mais une formé — et une place dans la théorie économique4: l'élasticité de substitution servira de fondement à une règle simple permettant d'expliquer et de prévoir la répartition du dividende national entre les différents facteurs de production. Peu après les rapports de Joan Robinson, Fritz Machlup et A.P. Lerner vinrent jeter la lumière sur

3. Bagicha Singh Minhas, An international comparison of factor costs and factor use, Nprth Holland Publishing Ç0, Amsterdam, 1963, chapitre IV, p. 27 et suiv.

4. J.R. Hicks, The Theory of Wages, New York, Peter Smith, 1948 (première édition chez Macmillan, Londres, 1932), chapitre intitulé Distribution and Economie progress, ainsi que l'appendice p. 242 et ss.

Le cas d'un nombre de facteurs supérieurs à deux a été abordé plus récemment par J.E. Meade dans A Neoclassical Theory of Economie Growth Allen and Unwin, Londres, 1961.

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certains points obscurs de la démonstration de Hicks, si bien qu'à l'heure actuelle il est désormais impossible de traiter le fameux problème des parts relatives des facteurs en méconnaissant tout à fait le jeu de l'élasticité de substitution : ce serait se refuser la possibilité de « répondre en quelques lignes à des questions qui eussent autrefois exigé des pages entières, voire des volumes » 5. Mais l'utilisation faite par Hicks de l'instrument n'est simple que si l'on simplifie la réalité jusqu'à la caricature ; il faut, entre autres, que soient réunies les douze conditions nécessaires et suffisantes à l'application de la théorie de la productivité marginale 6. Hors des hypothèses néoclassiques, on tentera de montrer qu'en matière de répartition, la notion d'élasticité de substitution ne peut servir de fondement ù aucune règle simple : elle reste cependant un concept souvent utile, parfois indispensable, mais qui ne peut guère être « modernisé ».

Il en est autrement dans le domaine de la croissance : plus n'est besoin ici — au moins en première approximation — de pont jeté, grâce à la théorie de la productivité marginale, entre production et répartition ; nul doute, bien sûr, qu'à terme, la répartition des revenus ne conditionne en partie la croissance, mais avant d'étudier les répercussions de celle-là sur celle-ci, encore convient-il de se livrer à un inventaire, autant que faire se peut exhaustif, des autres facteurs de la croissance. Or il semble bien que, dans cet inventaire, on ait jusqu'ici un peu sous-estimé le rôle de l'élasticité de substitution entre facteurs ; en matière de stratégie d'allocation du capital par exemple, l'on a beaucoup discuté de l'alternative investissement capital-intensive ou labour-intensive et des innovations capital-saving ou labour-saving, on s'est moins interrogé sur l'importance, dans la croissance, des différentes facilités de substitution entre facteurs inhérentes à tel ou tel investissement. On essaiera de montrer que la valeur de l'élasticité de substitution joue un grand rôle en ce qui concerne les modalités de la croissance : plus l'élasticité de substitution sera élevée et plus les modalités de la croissance seront favorables. Bien que cette conclusion soit obtenue en supposant vérifiées les hypothèses néoclassiques on verra qu'il est possible de les abandonner pour tirer quelques enseignements profitables à la politique économique.

En matière de croissance, on peut ainsi, semble-t-il, écarter de la notion d'élasticité de substitution la lourde chape qui pesait sur

5. Schumpeter, History of economic analysis, p. 1142. 6. Voir sur ce point : André Tiano, L'action syndicale ouvrière et la théorie

du salaire, M. Th. Génin, Paris, 1957.

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 945

elle à sa naissance, pour en faire non seulement un instrument moderne d'analyse, mais encore une variable importante des politiques économiques.

Elasticité de substitution et théorie de la répartition

Les constructions néo-classiques, et entre autres le modèle de Hicks, prétendent « rendre compte du partage du revenu national entre capital et travail en transposant au plan global les rapports qui s'établissent entre ces deux facteurs au sein de la firme » 7. Or il est certain qu'une fois de plus le passage du «micro» au «macro» ne s'opère pas sans difficulté : en passant de la firme à la nation, il sera aisé de constater que l'élasticité de substitution perd de son importance et qu'il n'est plus possible, au niveau global, de la considérer comme la notion centrale permettant d'expliquer — et encore moins de prévoir — la répartition du revenu entre facteurs de production.

Mais le passage brutal du cas de la firme à celui de la nation n'est sans doute pas la meilleure méthode pour mettre en relief le recul de la place de l'élasticité de substitution dans l'analyse de la répartition : aussi procèdera-t-on par gradation en examinant tour à tour le cas de la firme, celui de l'industrie, celui de l'économie dans son ensemble. On verra alors clairement la notion d'élasticité de substitution perdre de son importance à chaque étape, pour ne devenir au stade ultime de la présentation qu'une variable parmi beaucoup d'autres qui contribuent (à des titres divers) a expliquer la répartition du revenu national.

Avant d'entreprendre cette démarche, encore convient-il d'indiquer que J.R. Hicks utilise, dans son modèle de répartition, une formulation de l'élasticité de substitution que les auteurs ne retiendront pas par la suite et que nous n'avons pas présentée dans notre précédente étude 8. Dans la formulation de Hicks, nos deux « visages » de l'élasticité de substitution deviennent :

7. Jacques Lecaillon, étude sur le modèle de Hicks non encore publiée et obligeamment communiquée par l'auteur, p. 23.

8. Cette étude reprenait la formule d'élasticité donnée par Allen, dans Analyse mathématique et théorie économique, P.U.F., Paris, 1950, p. 371.

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— pour l'élasticité technique de substitution .

Ail s Ahl

_û_ fj_ b f\

— pour l'élasticité-prix de substitution9 :

(1-2) op = -

Tant que ne se trouve pas vérifiée l'une des conditions d'égalité de ces deux élasticités énumerées précédemment 10, elles doivent être soigneusement distinguées.

A) Le cas de la firme isolée.

Le problème à résoudre peut être posé dans les termes suivants : si l'offre à la firme d'un facteur de production A augmente — ou alternativement si son prix Pa baisse — que devient la part relative de chacun des facteurs A et B engagés dans la production?

1° A ce niveau, certaines hypothèses peuvent être raisonnablement faites en ce qui concerne la demande du produit fini et l'offre du facteur B. On peut supposer que la firme étudiée n'est pas d'une dimension telle que l'augmentation de sa production entraîne une baisse du prix du produit : la demande du produit sera donc considérée comme parfaitement élastique. De même le niveau d'emploi de B par l'entreprise peut n'exercer qu'une action limitée, voire inexistante, sur le prix de ce facteur ; l'offre de B à la firme sera également considérée comme parfaitement élastique.

9. Dans ces formules, /'a et j\ représentent respectivement les productivités marginales des facteurs A et B cependant que Pa et Pb correspondent à leurs rémunérations. Les formules (1.1) et (1.2) donnent des valeurs de l'élasticité variant entre zéro et moins l'infini alors que les formules de la note 2 et de notre étude précitée donnent des valeurs variant entre zéro et l'infini. En outre, à l'intérieur des intervalles, les deux séries de formules donnent des élasticités qui varient de façon différente.

10. L'énumération des différents cas d'égalité entre les deux élasticités peut être trouvée dans notre étude déjà citée.

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 947

Po Pb

V

FIGURE a .... ■■■ :.;■>..- 1 Sur le tracé de la figure, l'élasticité-prix a été considérée, pour des raisons de conve

nance, comme variant de façon continue.

2° Ces hypothèses restrictives une fois posées, il est possible d'apporter une réponse au problème en utilisant, avec J.R. Hicks, une courbe de substituabilité d'un type un peu spécial11 : celle qui enregistre la décroissance de l'inverse du taux marginal de substitution entre facteurs à mesure que la substitution de A à B s'effectue.

L'élasticité de cette nouvelle courbe de substituabilité (fig. 1) est appelée, par Hicks et Lerner, élasticité de substitution. Cette représentation graphique permet d'exposer clairement la règle d'or de J.R. Hicks en matière de répartition.

En effet, la courbe classique de la demande d'un facteur ne peut nous renseigner que sur l'évolution de la « part absolue » de ce facteur, non de sa « part relative » : suivant que l'élasticité-prix de la demande d'un facteur est supérieure ou inférieure à un, la « part absolue » de ce facteur augmentera ou diminuera. Par contre, la nouvelle courbe de « substituabilité » peut être considérée comme une courbe de demande d'un type un peu spécial susceptible de nous renseigner sur l'évolution des parts relatives : elle correspond à la courbe de demande de A par unité de B employée si l'on mesure le prix de A en se servant du prix de B comme étalon (voir fig. 1).

Comme la part absolue de A est Pa X a et celle de B : Pb X b, la surface du rectangle bistré sur la figure mesure le rapport 12 de ces deux

P X a parts — - — • ; suivant que l'élasticité de cette courbe est supérieure ou Pb X b

inférieure à un, la surface du rectangle augmentera ou diminuera à mesure que s'élèyera le rapport a/b et donc la part relative de A croîtra ou décroîtra.

Pour prévoir l'évolution des part relatives de A et B, il est donc nécessaire de connaître la valeur de l'élasticité-prix de substitution, mais il ne l'est pas moins çle connaître le changement du rapport d'utilisation des facteurs à la suite de la baisse de prix de A.

11. La courbe de substituabilité utilisée dans notre étude de juillet 1964 enregistrait la croissance du taux marginal de substitution entre facteurs à mesure que la substitution de A à B s'effectuait. •

12. Hicks, «Distribution and economic progress. A revised - version », The Review of Economie Studies, octobre 1936.

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3° Le niveau d'emploi des deux facteurs dépend de deux effets que Ion peut distinguer pour la clarté de l'exposé 13. Un effet de substitution qui, dans le cas normal, tend au remplacement d'une fraction du facteur B par A ; un effet d'échelle provenant du fait que la baisse du prix de A diminue le prix de revient d'une production donnée et permet une augmentation de la production dont l'importance dépend de la valeur de Y élasticité-prix de la demande du produit

a) Dans le cas présent, l'effet de substitution est très simple car il n'y a pas de « réaction » du prix de B à une réduction de l'emploi de ce facteur. La substitution de A à B va donc seulement dépendre de la facilité technique plus ou moins grande à substituer A à B, et des obstacles économiques qui pourront ou non se présenter lors de la substitution.

2

I 1 1

FIGURE 2 L'effet de substitution correspond au passage de M en M' à la suite du

cnangement du rapport des prix (l'élasticité-prix a été supposée ici égale à l'élasticité technique). L'effet d'échelle ' correspond au passage de M' en N'. (Pour l'emploi de B, cet effet ne suffit pas sur la figure à compenser l'effet de substitution).

13. Les deux « effets » sont bien mis en évidence par Jora Minassian, dans son article Elasticities of substitution and constant-output demand curves for labor, Journal of Political Economy, juin 1961.

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b) L'effet d'échelle se traduira par le passage à une courbe plus élevée de production constante ; l'écart entre les niveaux de production dépendra uniquement de la remontée de la courbe de coût de la firme, puisque le prix du produit restera constant, l'élasticité de la demande étant infinie (fig. 2).

Dans ces conditions, il est certain que l'emploi de A augmentera et. que celui de B peut augmenter ou diminuer suivant que l'effet d'échelle fera ou non plus que compenser la réduction dans l'emploi de B provenant de la substitution (voir fig. 2). Mais, de toute façon, l'emploi de A augmentera plus que celui de B, car l'effet d'échelle élève l'emploi des deux facteurs dans la même proportion.

4° En ce qui concerne les parts relatives de A et B, il faut distinguer le cas où élasticité-prix et élasticité technique de substitution sont les mêmes et le cas où elles diffèrent.

a) Si les deux élasticités sont les mêmes, l'évolution des parts relatives dépend uniquement de la valeur de l'élasticité technique de substitution : si les facteurs sont bons substituts (ot > 1), la part de A. augmente, celle de B diminue 14.

h) Si les deux élasticités diffèrent, le cas le plus probable est celui où l'élasticité-prix est inférieure à l'élasticité technique de substitution. [1 apparaît donc dans cette hypothèse que l'évolution de la part relative de A ne peut plus être jugée sur le vu de la valeur de la seule élasticité technique.

Pour que la part de A augmente -, il faudra que l'élasticité technique soit bien supérieure à l'unité : l'élasticté-prix aura alors en effet de bonnes chances d'être elle aussi supérieure à 1.

C'est seulement au niveau de la firme que la relation est simple entre élasticité de substitution et évolution des parts relatives des facteurs. Aux autres niveaux la relation devient beaucoup plus complexe et perd progressivement de sa signification.

14. Cette hypothèse est celle qui correspond à la règle donnée par HicKs dans sa Theory of wages, mais rappelons que Hicks, dans son chapitre « Distribution and Economie Progress » n'envisage pas le problème de la répartition au niveau de l'entreprise, mais à celui de l'économie nationale tout entière.

Revue Economique — N° 6, 1964 60

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B; Le cas de l'industrie.

1° Les hypothèses de départ doivent être révisées; l'offre du fac teur B ne peut plus être considérée comme infiniment élastique : les variations dans l'emploi de ce facteur auront pour conséquence un changement dans son prix.

D'autre part, la demande du produit à l'industrie ne possède certainement plus une élasticité infinie, mais une élasticité dont la valeur fera plus ou moins fléchir le prix du produit en cas d'augmentation de la production (flexibilité du prix).

Dans ces nouvelles conditions quelle sera l'évolution prévisible de la part relative du facteur A, si l'offre de ce facteur à l'industrie considérée vient à augmenter ou, ce qui revient au même, si son prix baisse ?

2° A la suite de la substitution de A à B, un changement de prix du facteur B peut provoquer un effet second de substitution ; or un tel changement de prix est maintenant devenu possible, quand la demande de B varie, du fait que l'élasticité d'offre de ce facteur n'est plus infinie.

L'évolution de la demande du facteur B exige donc une analyse particulière. On admettra, avec R.G.D. Allen, que les modifications survenant dans cette demande vont dépendre de la valeur de l'élasticité croisée de ce facteur par rapport au prix de A :

où ti . =. élasticité de la demande du produit ; Ka = proportion du coût du produit consacrée à la rémunération du facteur A.

Si op > ti : la demande du facteur B diminue à la suite d'une baisse de prix de A (fig. 3).

Si ti > op : la demande du facteur B augmente à la suite d'une baisse de prix de A (fig. 4).

Enfin, si <jp = ti, la demande de B reste constante quelles que soient les variations de prix de A (fig. 5).

15. Allen, op. cit., p. 409.

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FIGURE 3

Oj, > T]

FIGURE 4

Op < Tl

La demande du facteur B diminue a la suite d'une baisse de prix de A.

o

La demande du facteur B augmente a la suite d'une baisse de prix de A.

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On aurait pu croire que l'élasticité de la demande du produit n'intervient pas dans la détermination des parts relatives des deux facteurs : cette élasticité conditionne en effet à première vue l'ampleur du seul effet d'échelle alors que la modification des parts relatives ne peut être que le résultat de l'effet de substitution. En réalité, cette intuition ne demeure valable que dans le cas d'une élasticité infinie de l'offre du facteur B, ou dans celui où cp = ri : en effet, dans l'un comme dans l'autre cas, le prix de B ne change pas et il n'y a pas S effet second de substitution : l'évolution de la part relative du facteur A doit alors être analysée comme dans le paragraphe précédent concernant la firme.

3° Dans les hypothèses où oP > n, ou op <c n, et où B ne possède pas une élasticité d'offre infinie, l'analyse de l'évolution des parts relatives devient plus complexe : au premier effet de substitution provenant du changement de prix de A, va se superposer un second effet de substitution dû à la modification du prix de B.

Dans le cas le plus courant la courbe d'offre de B aura une pente positive : à une augmentation de la demande de B correspondra une hausse de son prix et vice versa.

a) Si Op < r\, la demande de B augmente et le prix de B va lui aussi augmenter : il est donc exclu qu'une substitution en faveur de B vienne contrarier la tendance à l'augmentation de l'emploi relatif de A, dont la part relative s'élèvera donc si l'élasticité-prix de substitution est supérieure à un.

b) Si Op >> T), la demande de B diminue et le prix de ce facteur va donc baisser : c'est le cas le plus délicat car deux effets de substitution de sens contraire vont se superposer : celui provenant de la diminution de Pa et celui provenant de la diminution de Pb. La baisse de prix de B n'est-elle pas capable, dans le cas d'une grande élasticité d'offre de ce facteur, non seulement de faire finalement croître Y emploi absolu de B mais aussi son emploi relatif, de sorte que, si op est supérieur à 1, la part relative de B s'accroisse et celle de A diminue ?

Dans la figure 6 la première substitution et l'effet d'échelle font passer la production de M en M" ; la seconde substitution va avoir pour conséquence d'abaisser le nouveau point de production M" sur Tisoquant I2 1\ ; mais M" peut-il passer à droite de N, diminuant ainsi l'emploi relatif de A et partant, sa part relative, si op est supérieur à un ?

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 953

FIGURE 5

op = "»1

La demande du facteur B ne change pas à la suite d'une baisse de prix de A.

FIGURE 6

Op > Tl i* '2

Le prix du facteur B diminue à ia suite d'une réduction de la demande de B, l'emploi relatif de B ne peut cependant pas s'accroître.

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Dans le cas de rendements indépendants de l'échelle de production (fonctions de production homothétiques 16) à droite de N, la productivité marginale de B est inférieure à ce qu'elle est en M ou en N et le prix du facteur B est supérieur à ce qu'il était en N (puisque la quantité employée de B a augmenté) : il en résulte que si les facteurs sont rémunérés suivant leur production marginale, l'entrepreneur ne peut avoir avantage à produire à droite de N. Au point N, la productivité de B est la même qu'en M et le prix de B a augmenté : l'entrepreneur ne produira donc pas non plus en N, aussi forte que soit l'élasticité d'offre de B (il faudrait qu'elle soit infinie mais ce cas est exclue puisqu'alors il n'y aurait pas eu de baisse de prix de B à la suite de la diminution de la demande de B provenant de la première substitution).

A gauche du point N, la productivité marginale de B est plus élevée qu'en M, mais le prix unitaire du facteur est aussi plus élevé (jusqu'en N') : suivant que l'élasticité d'offre de B sera forte ou faible, le point choisi pour la production sera proche de N ou de N'. L'entrepreneur ne peut choisir le point N', car, en ce point, la productivité de B est plus élevée qu'en M et son prix est le même ; a fortiori ne pourra -t-il pas s'arrêter à un point entre M" et N'.

D'où il résulte que, quelle que soit l'élasticité d'offre de B, la diminution de la demande de B provenant de la première substitution ne donnera jamais lieu à une baisse de prix telle que l'emploi relatif de B puisse augmenter ; par contre, une augmentation de l'emploi absolu de B est possible.

Au total, quel que soit le signe de la différence (op — ri), et la valeur de l'élasticité d'offre de B, une diminution du prix de A conduit toujours à une augmentation — - aussi faible soit-elle — de son emploi relatif et donc de sa part relative, quand oP est supérieur à l'unité 17.

Mais ce résultat n'est obtenu que dans le cas d'une élasticité d'offre de B positive, reste l'hypothèse d'une élasticité négative.

4° Le cas d'élasticité d'offre négative de B doit donner lieu, selon Kahn, à une sous-distinction 18 : il convient d'examiner tour à tour

16. Sur les fonctions de production homothétiques, on pourra se référer à Ragnar Frisch, Lois techniques et économiques de la Production, Paris, Dunod, 1963.

17. J.R. Hicks dit, peut-être de façon moins précise, que la part relative de A ne peut diminuer, Distribution and Economie Progress, a revised version, article cité p. 4.

18. R.F. Kahn, «The Elasticity of substitution and the relative share of a factor», Review of Economic Studies, 1933-34, volume I n° 1, p. 74.

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l'hypothèse d'une offre de B à rendements croissants (et donc à prix décroissants) et celle d'une offre de travail dont l'élasticité est négative parce que les travailleurs veulent moins travailler quand ils sont mieux payés 19.

a) Dans le cas de rendements croissants, une augmentation dans la demande de B entraîne une diminution de son prix et vice-versa.

Si op > r\, la demande de B diminue et le prix de B augmente : il est donc exclu qu'une substitution en faveur de B vienne diminuer I emploi relatif de A et, partant, sa part relative dans le cas où Op est supérieur à 1.

Si Op < ii, la demande du facteur B augmente et à cette augmentation de la demande correspond une augmentation de l'offre qui se fait à un prix inférieur au précédent (fig. 7). La productivité marginale en valeur de B a baissé : il se peut même que sa productivité marginale physique ait, elle aussi, baissé si la pente de la courbe d'offre est assez accentuée ou si l'élasticité de la demande du produit est assez grande (ce qui peut bien être le cas puisque oP < n). Or, si la productivité marginale physique de B a baissé, cela signifie que Y emploi relatif de ce facteur a augmenté : pour que la part relative de A s'accroisse, il faut dans ces conditions que op soit inférieur à l'unité.

b) Dans le cas d'une courbe d'offre de B « backward-rising » 20, c'est-à-dire dans le cas d'une offre de travail diminuant à la suite d'urte augmentation des salaires, il convient encore de distinguer suivant le signe de la différence (oP — 11).

Si op < Ti, la demande de travail va augmenter et entraîner une hausse de prix et une diminution de l'offre de travail (fig. 8). h'emploi relatif de ce facteur diminuera également. La. règle générale de Hicks reste valable dans ce cas.

Si op > ii, la diminution de la demande de travail correspond à une baisse de son prix et à une augmentation de l'offre de ce facteur. La productivité marginale en valeur de ce facteur a donc baissé. II se peut même dans ce cas que sa productivité marginale physique

19. Le phénomène peut, par exemple, être observé dans la toute première phase de développement d'un pays, quand les besoins des travailleurs sont peu diversifiés et peuvent donc être assez rapidement satisfaits.

20. L'expression est utilisée par Kàhn, article cité p. 75.

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ait diminué si la courbe d'offre a une pente assez accentuée ou si l'élasticité de la demande du produit est assez forte (ce qui, ici, est moins vraisemblable que précédemment puisque op >• ti). Dans l'un ou l'autre de ces cas, l'abaissement de la productivité marginale physique traduit une augmentation de l'emploi relatif de B. La règle traditionnelle de Hicks doit ici encore être inversée.

5° Dès le niveau de l'industrie, la « règle simple » de Hicks concernant l'évolution des parts relatives des facteurs ne semble donc présenter qu'un intérêt limité :

a) Si l'on continue de se placer dans le cadre des hypothèses néoclassiques, la règle selon laquelle il suffisait de connaître la valeur de l'élasticité de substitution entre facteurs pour prévoir l'évolution des paris relatives de ces facteurs à la suite d'une augmentation de l'offre de l'un d'eux 21, doit, dans deux cas bien précis, recevoir une formulation inverse de celle que lui donnait Hicks. Et, ce qui est plus grave, la détection de ces deux cas exige que soit connue la valeur d'un si grand nombre de variables (élasticité de substitution, élasticité de la demande du produit, élasticité de l'offre du facteur B) qu'elle devient impossible dans la pratique. Face à une situation donnée, il n'est donc pas possible pratiquement de savoir si c'est la règle de Hicks qu'il faut appliquer ou son inverse.

b) Si l'on prétend sortir du cadre des hypothèses néoclassiques, élasticité-prix et élasticité technique de substitution peuvent et doivent à nouveau être distinguées; mais les règles ci-dessus établies ne tiennent plus : leur démonstration a en effet exigé que l'on admette une relation très stricte entre la rémunération des facteurs et la valeur de leur productivité marginale. Dans le cas contraire, l'analyse devrait être reprise en faisant intervenir comme variable centrale, la seule élasticité réelle de substitution qui est l'élasticité-prix ; mais on peut d'ores et déjà faire remarquer que toute règle fondée sur la valeur de l'élasticité-prix serait de peu de secours pour prévoir l'évolution des parts relatives des facteurs : cette variable est en effet soumise à des variations rapides et souvent imprévisibles qui enlèveraient tout intérêt à la règle trouvée 22.

21. Hicks, Theory of wages, chapitre « Distribution and economic progress ». 22. Sur les variations discontinues de l'élasticité-prix de susbtitution, on

pourra se reporter à notre étude déjà citée.

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 957

FIGURE 7 A une augmentation de la demande de B correspond une augmentation de l'offre de ce facteur et un abaissement de son prix.

FIGURE 8 Courbe d'offre « backward-rising » : l'augmentation de la demande de travail entraîne une hausse de son prix et une diminution de la quantité offerte.

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C) Le cas de l'économie dans son ensemble.

Pour aller du simple au complexe en tentant une synthèse des apports en ce domaine de Hicks, de Mrs. Robinson, de Kahn, et de Machlup 23, on distinguera tour à tour le cas où la production nationale est composée d'un seul produit et celui où cette production comprend une multiplicité de produits.

1° L'économie nationale ne fabrique qu'un seul produit.

La marchandise homogène produite peut être considérée comme un « panier » dans lequel entrent, dans la même proportion, tous les produits réellement fabriqués par l'économie nationale. Si le prix du facteur A vient à baisser, quelle est l'évolution prévisible des parts relatives de A et de B ?

a) Les hypothèses de départ concernant l'élasticité d'offre du facteur A et l'élasticité de demande du produit doivent à nouveau être examinées.

Pas plus qu'au niveau de l'industrie, il n'est possible de considérer ici l'élasticité d'offre de B comme infinie : il existe en effet un « stock » du facteur B plus ou moins extensible suivant que le prix qu'on propose est élevé ou bas : l'offre de B a une certaine élasticité dont il convient de tenir compte.

Par contre l'hypothèse concernant l'élasticité de la demande du produit doit être modifiée ; ici en effet cette élasticité peut être considérée comme infinie : la production peut être indéfiniment augmentée sans que son écoulement exige une quelconque baisse de prix du <■ panier » : ceci pour la très évidente raison que plus on produit et plus on distribue à la population de moyens pour acheter la production 24. Il s'agit au fond, avec tout ce que cela comporte de contestable, d'une application de la loi des débouchés de Say.

b) Puisque a est forcément toujours inférieur à r\. la règle de Hicks concernant l'évolution des parts relatives ne connaît plus d'exceptions dans le cas d'une courbe d'offre de B « backward-rising » (exemple du travail). Par contre, dans le cas d'une courbe d'offre négative en raison de rendements croissants dans la production du facteur B, la règle de Hicks doit toujours être inversée, si la pente de la courbe

23. Fritz Machlup, « The commonsense of the elasticity of susbtitution », The Review of Economic Studies, 1934-35.

24. Kahn, article cité, p. 76.

Page 19: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 959

d'offre de B et l'élasticité de la demande du produit sont suffisamment grandes.

Il semble que le passage au « système dans son ensemble » simplifie sensiblement les pesantes distinctions que nous avions été amené à faire dans le paragraphe précédent. En réalité il n'en est rien : l'application de la règle ne devient plus simple que parce que l'on raisonne sur un « système » simplifié. Un peu plus de réalisme fait resurgir, accrues, toutes les complexités d'application de la « règle d'or » de J.R. Hicks.

2Ö L'économie nationale fabrique une multiplicité de produits.

a) Ce n'est que par une simplification abusive que l'on peut considérer l'économie nationale comme fabriquant un seul produit homogène : le « panier » dans lequel les produits réels entrent toujours clans la même proportion. En réalité la proportion dans laquelle sont fabriqués les différents produits réels change à la suite d'une baisse de prix de A ; en effet, les prix des produits dans la fabrication desquels A tient une place importante, vont baisser plus que les prix des autres produits : les consommateurs vont alors « substituer » ces produits-là à ceux-ci et l'emploi relatif de A dépendra finalement, non seulement de la substitution des entrepreneurs, mais aussi de celle des consommateurs 2S.

Ce qui importe donc, ce n'est pas de prendre en considération y élasticité de la demande d'un produit réel, mais d'intégrer dans le raisonnement l'élasticité de substitution du consommateur entre les différents produits à la suite d'une baisse de prix de l'un des facteurs de production.

b) A ce point du raisonnement, même si l'on tient pour vérifiées les hypothèses néoclassiques, on se trouve placé devant le dilemme suivant : ou bien l'on conserve à l'instrument la simplicité que l'auteur semble avoir voulu lui donner au départ (élasticité de substitution des seuls entrepreneurs), mais en ce cas, la « règle d'or » concernant l'évolution des parts relatives n'est applicable qu'au niveau de la firme ou — avec certaines exceptions d'ailleurs malaisées à reconnaître — au niveau de l'industrie. Ou bien l'on applique cette règle, comme le voulait finalement Hicks, à l'économie dans son ensemble, et le contenu de l'élasticité de substitution s'élargit jusqu'à perdre tout contours précis : le concept devient alors une fois pour toutes

25. Machlup, article cité, p. 209.

Page 20: Elasticité de Substitution

960 REVUE ECONOMIQUE

rebelle aux mesures qui eussent permis une vérification de la règle posée et l'utilisation éventuelle de celle-ci dans le domaine de la prévision.

c) Si l'on se rapproche encore de la réalité en abandonnant les hypothèses néoclassiques, la valeur de l'élasticité totale de substitution entre les deux facteurs A et B, semble finalement dépendre d'une double série d'éléments :

1. Variables gouvernant la substitution entre facteurs à la suite d'une baisse de prix du facteur A. — l'élasticité technique de substitution : la substitution réelle

entre facteurs sera en partie conditionnée par la valeur de cette variable. Mais cette valeur n'influe que médiocrement sur la substitution par le canal de :

— V élasticité-prix de substitution entre facteurs : cette variable peut, on le sait, avoir une valeur très différente de la précédente (apparition d'obstacles non techniques à la substitution) 26 ;

— l'élasticité d'offre du facteur B : dans le cas d'une élasticité positive, plus celle-ci sera faible et plus importante sera la- substitution de A à B en cas de baisse de prix de A ;

2. Variables gouvernant la substitution entre produits à la suite d'une baisse de prix du facteur A : — l'élasticité psychique de substitution du consommateur : on

entendra par là l'élasticité résultant de la substitution que le consommateur voudrait réaliser ;

— l'élasticité réelle de substitution : c'est-à-dire celle qui correspond à la substitution que le consommateur pourra effectivement réaliser (apparition d'obstacles non psychiques à la substitution) ;

— répartition dés nouvelles dépenses résultant de V effet-revenu . la baisse de prix d'un produit permet au consommateur de dépenser moins, il reportera ses économies sur certains produits et le choix de ces produits conditionne l'effet total de substitution entre produits résultant d'une baisse de prix du facteur A.

26. Il peut, par exemple, exister de nombreuses rigidités sur le marché du travail ou sur celui des biens capitaux.

Page 21: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 961

Ces deux séries de variables ne jouent pas l'une après l'autre, c'est de leur action combinée et simultanée que dépend en définitive la valeur de l'élasticité totale de substitution entre les deux facteurs A et B. On conçoit qu'un modèle de répartition fondé sur cette valeur ne puisse être d'une grande utilité pratique. Si l'on peut encore trouver, dans l'analyse de Hicks, des éléments valables pour interpréter l'évolution des parts relatives 27, ce ne peut guère être qu'au seul niveau de la firme.

Il semble bien que l'élasticité de substitution, instrument moderne d'analyse et de politique économique, doive chercher sa voie hors du domaine de la répartition dans lequel elle est apparue. Le domaine de la croissance pourrait bien être celui dans lequel la prise en considération de la valeur de l'élasticité de substitution deviendra de plus en plus indispensable.

II

Elasticité de substitution et politique de croissance

Parmi les variables utilisées actuellement dans l'élaboration des modèles de croissance, la substitution entre facteurs de production apparaît comme le « parent pauvre ». Souvent omise purement et simplement, elle n'est, dans le meilleur des cas, réintroduite qu'in fine et l'on s'empresse d'ajouter généralement que sa prise en considération ne modifie pas fondamentalement le diagnostic formulé par ces utiles « super-voyantes » que sont les modèles mathématiques 28.

Pour la seule raison que les facteurs de production d'un pays ne se développent pas tous au même rythme, le simple bon sens laisse pourtant déjà entrevoir que les possibilités de substitution importent beaucoup à l'équilibre de croissance. Mais une « voyante » n'est jamais mieux contredite que par une autre « voyante » : aussi conviendra-t-il de présenter un modèle dans lequel l'introduction de possibilités de substitution conduit à des conclusions sensiblement différentes de celles qui sont généralement retenues.

27. Jacques Lecaillon, étude citée, p. 22. 28. L'étude de la « demande dérivée » par Alfred Marshall, devrait inciter à

la prudence les constructeurs de modèles : pour avoir sous-estimé le rôle de la substitution, le maître de Cambridge s'est exposé à commettre quelques erreurs (Principles, Appendice 15) que J.R. Hicks et Joan Robinson ont bien redressées (Theory of wages, p. 241 et suiv. ; The Economies of imperfect competition, p. 257 et suiv.).

Page 22: Elasticité de Substitution

962 REVUE ECONOMIQUE

Au cours d'une deuxième démarche plus précise, la valeur de l'élasticité de substitution dans l'ensemble de l'économie sera prise en considération et il sera montré que plus cette valeur est élevée et plus la croissance de l'économie a des chances de se rapprocher d'un « âge d'or » caractérisé par une augmentation de la production plus que proportionnelle à celle de la population.

Cette conclusion serait pratiquement de peu de poids si des études récentes n'avaient tenté de mesurer les valeurs de l'élasticité de substitution dans les différents secteurs de l'activité économique, et même de distinguer entre élasticité-prix et élasticité technique de substitution.

Muni de ces renseignements, on sera alors à même de formuler certaines suggestions susceptibles, non pas sans doute de renouveler fo

ndamentalement le problème tant débattu du choix des investissements dans les pays sous-développés, et plus généralement dans les économies en voie de croissance, mais au moins de l'éclairer d'un jour un peu original.

A) Substitution et croissance.

L'un des modèles de croissance les plus utilisés, celui de Roy Harrod 30, peut grossièrement se résumer de la façon suivante : l'équilibre du système en croissance dépend de la comparaison de deux variables fondamentales : le taux naturel de croissance et le taux garanti de croissance ; en l'absence de progrès technique, celui-là dépend de l'accroissement des forces de travail ; quant au taux garanti, il est le résultat des habitudes d'épargne et d'investissement des particuliers et des entreprises.

Dans un pays développé, la croissance ne peut se poursuivre de façon équilibrée que si taux naturel et taux garanti sont égaux : en effet, si le taux naturel dépasse le taux garanti, la faiblesse de l'épargne sera le point de départ d'un « boom inflationniste ». Si, au contraire, le taux garanti est supérieur au taux naturel, l'économie entrera dans une phase de dépression où l'épargne réalisée sera toujours supérieure à la demande suscitée par les investissements des entrepreneurs. Seul un « coup de chance » peut assurer l'égalité des deux taux et permettre à l'économie de progresser sur le tranchant du couteau 31.

30. Roy Harrod, Totcards a dynamic economics, Londres, 1948, Les relations entre l'investissement et la population, Revue Economique n° 3, 1955.

31. Benjamin Higgins, Economie development, Londres, Constable and C° 1959, p. 144 et ss

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 963

Mais les conclusions de Roy Harrpd ne sont irréfutables que si l'on s'en tient à l'hypothèse de facteurs utilisés dans des proportions fixes 32 ; dès que l'on abandonne cette hypothèse, le « tranchant du couteau » de l'équilibre disparaît avec elle.

Robert M. Solovv et T.W. Swan ont ainsi réussi à montrer que dans le cas particulier d'une élasticité de substitution égale à 1 unité (Fonction de Cobb-Douglas) le problème de l'équilibre dans la croissance se posait de façon nettement plus « optimiste » que ne le donnaient à penser la plupart des modèles utilisés actuellement 33.

Seule la démonstration de T.W Swan sera résumée ici. Deux hypothèses doivent être faites au départ, quitte à les aban

donner au cours de la démonstration :

--les facteurs de production sont supposés être rémunérés suivant la valeur de leur productivité marginale, de sorte que point n'est besoin de distinguer élasticité-prix et élasticité technique de substitution. JCour faire bref nous dirons donc simplement élasticité de substitution ;

— les rendements seront supposés indépendants de l'échelle de production. L'hypothèse de rendements croissants ou décroissants ne pourrait être introduite qu'au prix d'une inutile complication de la démonstration.

Dans ces conditions, c'est la forme traditionnelle de la fonction de Cobb-Douglas que l'on peut estimer représentative du processus de production dans l'économie considérée 34 :

i Y > o (II-l) Y = CY T^ avec

j -,. > o ■ ' et y + [i. = 1

où C et T représentent respectivement le facteur capital et le facteur travail, et Y la production obtenue.

Si l'on appelle s, la fraction de la production qui est épargnée, y et n les taux annuels de croissance de la production et de la force de

32. R.M. Solow, Qiiaterly Journal of Economics, 1956, volume LXX, pp. 65- 94, « A contribution to the theory of economic growth ».

33. R.M. Solow, article cité du Quaterly Journal of Economics, 1956. — T.W. Swan, The Economic Record, novembre 1956, volume XXXII, n° 63, « Economic growth and capital accumulation ».

34. Pour une étude approfondie de la fonction de Cobb-Douglas, on peul se reporter à l'article de René Fruit, paru dans la Revue Economique, mars 1962, p. 186.

Page 24: Elasticité de Substitution

964 REVUE ECONOMIQUE

travail, il est possible de tirer de (II-l) la relation fondamentale suivante 35 :

(II-2) y = y .s- — + {J. n

sY représente l'accroissement absolu du capital chaque année, soit Y ■"• c ; s • yt représente l'accroissement annuel relatif, c, de ce même

capital ; l'équation (II-2) signifie alors simplement que l'accroissement relatif de la production y, est à attribuer, pour une part, à l'accroissement relatif du capital et, pour l'autre, à l'accroissement relatif de la force de travail.

1° Sur des axes de coordonnées rectangulaires, portons en abcisse le rapport production-capital et, en ordonnée, les taux de croissance des différentes grandeurs étudiées (voir fig. 9).

Sur ce graphique, faisons figurer d'abord le taux de croissance du capital qui est fonction du rapport production-capital puisque :

Y c = s -

La fraction du revenu épargné, s, apparaît alors comme la pente de la droite que l'on peut appeler ligne de croissance du capital.

La part de l'accroissement relatif du capital, c, dans l'accroissement relatif de la production est alors donnée par l'équation (II-2)

Y comme étant égale à y • s -— . Cette part est représentée sur le gra

phique par une droite située en dessous de la ligne de croissance du capital puisque le coefficient y est inférieur à un (en effet, y + y. = 1).

35. En effet la fonction Y = CY T w peut s'écrire sous la forme log Y = y log C + n log T.

En traitant Y, C et T comme des fonctions continues du temps t, et en dérivant cette dernière expression on obtient :

1 dC 1 dT = y — : — +

soit y — Y s Y 7T

1 Y

dX dt

\). n

C dt " T dt

(pour les règles, de cette dérivation logarithmique, on consultera Allen, op. cit., p. 263).

Page 25: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE. SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 965

Le taux de croissance de la force de travail étant constant et égal à n, la ligne de croissance du travail est un droite parallèle à l'axe des abcisses, et d'ordonnée n.

Taux de croissance

FIGURE 9 Présentation de l'équilibre de la croissance dans le cas d'une élasticité de substitution égale à un.

La part de l'accroissement relatif de la force de travail dans la croissance de la production est donnée par l'équation (II-2) ; cette part est constante et égale k ^ n ; elle est représentée graphiquement par une droite parallèle à la ligne de croissance du travail, mais d'ordonnée plus petite puisque y, est inférieur à un (y + p. = 1).

2° En additionnant les droites représentant l'apport du capital et l'apport du travail à la croissance du produit, on obtient la ligne de croissance de la production, représentant l'évolution de y en fonction du rapport production-capital.

Si l'on appelle P le point d'intersection de la ligne de croissance du capital et de la ligne de croissance du travail, la ligne de croissance de la production passe par P, dont l'abcisse est mesurée par — :

s en effet, pour une valeur du rapport production-capital égale à

Revue Economique — N° 6, 1964 61

Page 26: Elasticité de Substitution

966 REVUE ECONOMIQUE

— , on constate que les trois lignes ont une même ordonnée de S valeur n 36.

Le point P est un point d'équilibre stable : si Ton se place à gauche de P, la production croît plus vite que le capital et le rapport production-capital augmente et se rapproche donc du rapport d'équi-

libre — . Inversement, à droite de P, la production s'accroît moins s

vite que le capital et le rapport production-capital diminue.

3° Dans la présentation de T.W Swan, le point P apparaît ainsi comme un point d'équilibre vers lequel le système est forcément ramené ; travail et capital s'accroissent à la même vitesse n, qui représente le taux naturel et le taux garanti de Harrod, égaux ici non par un « coup de chance » mais par nécessité. Il n'y a plus de croissance en équilibre instable sur le tranchant du couteau et la production s'accroît régulièrement à la même vitesse n que les facteurs, puisque les rendements sont considérés comme indépendants de l'échelle de production.

Cet « optimisme » est-il encore de mise quand on abandonne l'hypothèse d'une élasticité égale à l'unité, en faisant varier celle-ci dans toute l'étendue de son registre, soit de zéro à l'infini ?

Elasticité de substitution et croissance.

1° La fonction de Cobb-Douglas fait partie de la famille très étendue des fonctions de production à élasticité de substitution constante. Or, on sait que cette dernière n'est déjà qu'un cas particulier dans l'ensemble des fonctions de production 37. L'approfondissement des conclusions du paragraphe précédent exigerait donc que l'on trai-

Y n 36. En effet, pour — = > on a . \*j S n y = y s — + u « = « (y + u) = « s

n et c ~ s = n s

37. Voir sur ce point, Derycke, a Elasticité et analyse économique », Paris. 1963, exemplaire dactylographié.

Page 27: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 967

tât le cas de fonctions de production quelconque. On se contentera cependant ici de revoir les conclusions précédentes en utilisant non plus la fonction de Cobb-Douglas, mais une forme générale de fonctions à élasticité constante (c'est-à-dire indépendante du rapport d'utilisation des facteurs) : on verra en effet ultérieurement que cette catégorie de fonctions de production semble assez proche de là réalité et permet des mesures relativement aisées de la valeur de l'élasticité de substitution dans les divers secteurs de l'activité nationale38.

J.D. Pitchford utilise une fonction de production à élasticité de substitution constante et à rendements indépendants de l'échelle de production, de la forme 39 :

(II-3) Y = .[a Cß+. (1 ■— a) Tß] X/ß ■ .

où C et T représentent toujours respectivement le capital et le travail et où a et ß sont des constantes. L'élasticité de substitution d'une

telle fonction est égale à 40 et peut donc prendre n'importe quelle 1— ß valeur entre O et oo, suivant que ß varie entre — oo et 1. Pour la valeur {', = O on retrouverait aisément la fonction (II-l) de Cobb-Douglas.

2° Les lignes de croissance du capital et du travail restent définies de la même façon que dans la présentation de Swan, mais du fait de l'utilisation de la nouvelle fonction, la ligne de croissance de la production va être définie différemment. De (H-3), il est possible de tirer41 :

A mesure que le rapport production-capital augmente, dans le cas où ß est négatif, y commencera à décroître en suivant la diminution

38. Voir infra, paragraphe (C) Mesure de l'élasticité de substitution. 39. J.D. Pitchford, The Economie Record, décembre 1960, o Growth and

elasticity of substitution » ; la fonction (II — 3) n'est pas exactement celle qu'utilise Pitchford ; ce n'en est qu'une forme un peu simplifiée, mais présentant les mêmes caractéristiques : rendements indépendants de l'échelle de production, production possible avec un seul facteur.

40. Voir appendice mathématique I. 41. Voir appendice mathématique IL

Page 28: Elasticité de Substitution

968 REVUE ECONOMIQUE

du deuxième terme du membre de droite de l'équation (II-4) ; puis Y à partir d'une certaine valeur du rapport — , y augmentera avec le

premier terme (voir fig. 10 a et c).

Si ß est positif, y commencera par croître assez vite, puis ralentira progressivement sa croissance (voir fig. 10 b et d).

Y En outre, le rapport — connaîtra une limite dans chacun des cas 42.

Si ot <C 1, ß<O; aussi petit que soit le rapport capital-travail, le rapport production-capital aura pour limite supérieure la valeur

Y C Si o» > 1, ß > O ; — varie en sens inverse du rapport — et le (_< 1

rapport production-capital connaît une limite inférieure égale à

En envisageant le cas où le rapport est inférieur à (a) lf* et celui où il est supérieur à cette limite, on peut finalement distinguer quatre types de situations :

— deux situations « d'équilibre » (apparition d'un point P d'équilibre stable) :

pour ot < 1 et — < (a) ß (fig. 10 a) s

pour at > 1 et — > (a) ß (fig. 10 b) s

42. Voir appendice mathématique III. 43. Il peut être trouvé assez aisément une signification économique à ces deux

limites. Quand l'élasticité de substitution est inférieure à un, la limite supérieure est atteinte pour un rapport capital-travail extrêmement faible : le montant de travail utilisé étant très important et les facteurs étant mauvais substituts, la productivité du travail est négligeable et la production ne peut plus progresser qu'au rythme de l'augmentation du capital. Si, au. contraire, les facteurs sont bons substituts, la limite inférieure du rapport production-capital est atteinte pour un rapport capital-travail très élevé : une nouvelle augmentation de ce rapport ne modifiera guère le rapport production-capital, car le montant du travail utilisé étant très faible et sa productivité marginale n'étant pas forcément élevée puisque les facteurs sont bons substituts, une réduction d'un % donné du montant du travail utilisé n'aura qu'un effet négligeable sur la production. Voir sur ce point Pitch- ford, op. cit.

Page 29: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 969

Taux de croissance

FIGURE 10 a

O < ot .< 1 ß < O

n/s («0*

Taux de croissance

FIGURE 10 b

at > 1 ß > O

c

Page 30: Elasticité de Substitution

970 REVUE ECONOMIQUE

— deux situations de « déséquilibre » (pas de point P) :

pour ot < 1 et - > (a) ß (fig. 10 c) s

pour ot > 1 et i < (a) */ß (fig. 10 d) 44 s

3° Les raffinements apportés à l'analyse par l'étude de J.D. Pitchford ne sont pas niables : il convient cependant d'exprimer de grandes réserves quant à la conception que l'auteur paraît avoir de la croissance : pour lui, en effet, l'équilibre idéal paraît être atteint quand travail, capital et production progressent pari passu ; or une telle conception de la croissance ne peut être retenue : pour les pays sous- développés comme pour les nations industrialisées, croissance signifie augmentation de la production par tête.

Aussi bien notre manichéisme ne sera-t-il pas celui de J.D. Pitchford : il ne s'agit pas de distinguer ici situations « d'équilibre » et situations de « déséquilibre », mais bien situations dans lesquelles la production peut croître plus que proportionnellement à la population (au moins à la population active) et situations où elle augmente moins que proportionnellement à la population 45 :

44. Le tracé de ces 4 figures est aisé si l'on sait que : — le point P d'abcisse est le point d'intersection des trois lignes de

croissance „■ ~ Y n en effet c = s -=r = s = n c^ s

et ;/ = a s / \ s

d'où y = n = c — le point P' d'abcisse (a) ^ est le second point d'intersection de la

ligne de croissance du capital et de celle de la production : effet y = a[(a) l7ß i~ c + n — a. soit y = c

45. De nombreuses définitions peuvent évidemment être données de la croissance a équilibrée » L'équilibre, au sens <le Pitchford, correspond à une croissance régulière du produit national, même si cette croissance ne se traduit pas par une augmentation du produit par tête. En dehors des points d'équilibre de Pitchford, on peut cependant également dire qu'un certain équilibre règne puisque quel que soit le taux de croissance du produit, les facteurs de production sont toujours pleinement employés.

Page 31: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 971

FIGURE 10 c

O < ot < 1 6 < O

- > (a) ' h

Taux de croissance

Taux de croissance

FIGURE 10 d

ot > 1 0 > O

(oc)

Page 32: Elasticité de Substitution

972 REVUE ECONOMIQUE

A cet égard trois types de situations peuvent être envisagés : 1. Situation sûrement défavorable :

ot < 1 - > (a) Vß . . (fig. 10 C) S

2. Situations éventuellement favorables :

ot < 1 - < («)Vß (fig- 10 a) s

ot > 1 - > (a) Vß (fig- 10 b) s . . . "

3 Situation sûrement favorable :

at> 1 t -< (a) Vß (fig- 10 d) '.:. s

L'examen des situations éventuellement favorables peut conduire à une première remarque : dans les figures 10 a et b, plus le rapport — est faible et plus la production a des chances d'avoir une crois- s

sance supérieure à celle de la population. Mais cette remarque est somme toute banale, qui consiste à souligner que « l'âge d'or » est d'autant plus aisément atteint que le taux d'épargne est élevé et la croissance de la population faible. L'enseignement fourni par la figure 10 d est plus original : « l'âge d'or » peut sûrement être atteint avec un rapport — assez faible et une élasticité de substitution

s supérieure à l'unité. Si capital et travail sont bons substituts (ot > 1) et si le taux de l'épargne est assez grand par rapport au taux de croissance de la population, alors « l'âge d'or » i\'est plus seulement une éventualité, il est une certitude.

4° L'enseignement essentiel à tirer du modèle de Pitchford est donc qu'une élasticité de substitution élevée est un facteur important d'une croissance de la production plus rapide que celle de la population. Mais dans cette présentation comme dans celle de Swan, du fait des hypothèses posées au départ, les conclusions auxquelles on a abouti ne sont valides que si l'on suppose confondues élasticité-prix et élasticité technique. En outre, le modèle de Pitchford est un modèle macro-économique, comment peut-on utiliser ces conclusions au ni-

Page 33: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 973

veau micro, ou au moins à un niveau intermédiaire entre la macro et la micro-analyse ?

a) Si l'on rejette l'hypothèse néo-classique de rémunération des facteurs suivant la valeur de la productivité marginale, il n'est plus possible de considérer comme égales, élasticité-prix et élasticité technique de substitution : on sait qu'en général l'élastici té-prix est inférieure à l'élasticité technique de substitution ; or, celle-ci est une élasticité potentielle, idéale, seule celle-là est une élasticité réelle. Il est donc certain que « l'âge d'or » ne sera réellement atteint, à coup sûr, que si l'élasticité-prix est supérieure à l'unité, ce qui implique que l'élasticité technique soit nettement supérieure à un.

Cette remarque £>ermet ainsi de tirer parti de l'enseignement du modèle de Pitchford, même dans les situations plus proches de la réalité que ne le sont celles que décrivent encore trop d'économètres.

b) Bien qu'il faille se méfier du raisonnement suivant lequel « le tout est toujours plus ou moins égal à la somme des parties », on peut raisonnablement penser ici que la valeur, au niveau macro-économique, de l'élasticité-prix et de l'élasticité technique de substitution sera d'autant plus élevée que seront grandes les élasticités-prix et techniques des différents secteurs de l'activité nationale.

Les enseignements tirés du modèle de Pitchford, aussi intéressants soient-ils, ne seraient guère valables que sur le plan de la théorie, si des tentatives récentes de mesure de l'élasticité de substitution ne permettaient de procéder à un certain classement, sous ce rapport, des différents secteurs ou branches de l'activité nationale.

C) Mesure de l'élasticité de substitution.

Il faudrait certainement envisager deux séries de recherches pour s'éloigner définitivement de l'hypothèse néo-classique suivant laquelle élasticité-prix et élasticité technique sont une seule et même chose : les unes tenteraient de chiffrer, pour les différentes branches, la valeur de l'élasticité technique en étudiant l'évolution de la productivité marginale physique des facteurs eri fonction des changements survenus dans le rapport d'utilisation ; les autres analyseraient les modifications dans le rapport d'utilisation des facteurs survenues à la suite de changements dans le rapport des prix.

A défaut d'une telle distinction, des mesures faites en supposant les facteurs rémunérés suivant leur productivité marginale peuvent déjà nous donner une première idée des possibilités de substitution dans les différentes branches.

Page 34: Elasticité de Substitution

974 REVUE ECONOMIQUE

1° Mesures séparées de l élasticité-prix et de l'élasticité technique de substitution.

A notre connaissance, une seule tentative de ce genre a été effectuée ; il s'agit d'une étude de Mordecai Kurz et Alan S. Manne portant sur le secteur de la première transformation des métaux aux U.S.A. 46. C'est moins les résultats auxquels sont parvenus les auteurs — dans cette branche ils aboutissent à la conclusion que les deux élasticités doivent être peu différentes l'une de l'autre — que la méthode suivie par eux qui nous intéresse.

Ils utilisent « une analyse des possibilités de substitutions de machines-outils » conduite en termes « réels » par Markovvitz et Rowe 47 et parviennent à tirer de cette étude des renseignements sur l'évolution en termes physiques de la production par travailleur, en fonction d'un emploi plus ou moins important de capital par travailleur. N'interviennent dans cette analyse ni le niveau des salaires ni le prix du produit sur le marché. En outre la recherche effectuée présente cet avantage qu'elle n'utilise ni comparaisons internationales, ni séries chronologiques : il s'agit donc bien de la mesure de l'élasticité technique de substitution liée à un processus de production en un moment donné du temps.

Les auteurs trouvent une valeur de l'élasticité très proche de l'unité. Comparant ensuite les « parts relatives » réelles des facteurs et celles qui apparaîtraient si ceux-ci étaient rémunérés suivant leur productivité marginale, ils trouvent dans les deux cas des valeurs assez proches de 50 % pour le travail et 50 % pour le capital. C'est donc qu'élasticité-prix et élasticité technique de substitution sont assez voisines l'une de l'autre.

On peut cependant penser que cette coïncidence entre les deux élasticités n'apparaîtrait pas — il s'en faut de beaucoup — dans toutes les branches de l'économie. Cependant, comme la méthode de Kurz et Manne n'a pas été appliquée à d'autres branches que la transformation des métaux, force est, pour se faire une idée des possibilités techniques de substitution dans les autres secteurs de l'économie, d'avoir recours à des études où les deux « visages » de l'élasticité de substitution sont, dès le départ, confondus.

46. Kurz et Manne, « Engineering estimates of Capital-Labor substitution in metal machining », American Economic Review, septembre 1963.

47. Markowitz et Rowe, An analysis of machine-tool substitution possibilities, Santa Monica, 1955.

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 975

2° Mesures de l'élasticité de substitution dans l'hypothèse néoclassique.

a) A notre connaissance trois essais de mesure de l'élasticité de substitution entre facteurs ont été effectués jusqu'à ce jour, sans que soit faite une distinction entre élasticité-prix et élasticité technique : l'un par Jora Minasian 48, les deux autres par une équipe d'économistes familiers des recherches économétriques 49.

Jora Minasian a utilisé des statistiques de plusieurs Etats des U.S.A. puisées dans le Census of Manufactures (1957). Arrow, Chenery, Minhas et Solow se sont servi, dans un premier temps, de comparaisons internationales entre 19 pays (les statistiques utilisées s'échelonnent entre 1949 et 1954), puis, grâce à une méthode plus perfectionnée, ils ont pu se contenter, dans un second temps, de la seule comparaison entre des données fournies par les statistiques des U.S.A. et celles du Japon.

Dans les trois tentatives, les auteurs partent de l'hypothèse, qu'ils estiment avoir vérifiée, de la rémunération des facteurs suivant la valeur de leur productivité marginale. Outre la réserve résultant du fait qu'aucune distinction n'est donc faite entre élasticité -prix et élasticité technique de substitution, il faut exprimer quelques doutes quant à la vraisemblance de l'hypothèse de similitude des techniques dans les différents Etats des U.S.A. et surtout dans les différents pays de l'échantillon utilisé par Arrow. Ces réserves mises à part, on peut estimer que les résultats présentés peuvent nous fournir une première approximation de la valeur de l'élasticité de substitution dans les différentes branches étudiées.

b) L'examen des trois tableaux de résultats présentés montre que d'importantes différences existent entre ces résultats. Ces différences sont d'ailleurs sans doute moins dues aux méthodes employées qu'aux statistiques auxquelles se sont adressés les chercheurs : les statistiques concernant le capital notamment n'ont vraisemblablement pas le même contenu. Le seul classement ordinal des industries dans les trois tableaux n'est cependant pas sans intérêt ; c'est ainsi que des industries comme celle du papier et de la pâte à papier, la fabrication du matériel de transport ou la transformation des métaux non ferreux pa-

48. Jora Minasian., The Journal of Political Economy, juin 1961, voL LXIX, n° 3 : « Elasticities of Substitution and constant output demand curves for labor ».

49. Arrow, Chenery, Minhas, Solow, The Review of Economics and Statistics, août 1961, « Capital-Labor substitution and economic efficiency ».

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976 REVUE ECONOMIQUE

raissent posséder des élasticités de substitution élevées. Il en est de même, mais à un moindre degré, de l'appareillage électrique, des articles textiles et du ciment.

TABLEAU I

Valeur de l'élasticité de substitution entre capital et travail pour différentes branches, calculée à partir d'un ajustement

des statistiques de plusieurs Etats des U.S.A.

Industrie Vale™ estimee de l'élasticité

Alimentation et produits de même nature 0,58

Tabac 3,46

Articles textiles ... : 1,58 . Bois et charpentes . 0,94

Meubles et installations fixes 1,09

Papier et pâtes à papier 1,60

Articles de caoutchouc 0,82

Cuirs et articles de cuir 0,96

Pierre, argile et verre .'...' 0,59 Transformation primaire des métaux 0,92

Equipement sauf l'appareillage électrique 0,31

Appareillage électrique 1,26

Matériel de transport 2,04

Source : Minasian, art. cité, p. 267.

Page 37: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 977

TABLEAU II

Valeur de l'élasticité de substitution entre capital et travail pour différentes branches, calculée à partir d'un ajustement

des statistiques de dix-neuf pays.

N° DE i/I.S.I.C. Branche ou Secteur Valeur estimée

202 Produits laitiers 0,721 203 Conserves de fruits et légumes 0,855 205 Minoterie 0,909 206 Produits boulangers 0,900 207 Sucre

......' 0,781

220 Tabac . 0,753 231 Textile (filature et tissage) 0,809 232 Tricotage 0,785 250 Bois et charpentes 0,860 260 Meubles 0,894 271 Papier et pâtes à papier 0,965 280 Impression et édition 0,868 291 Cuir (finition) 0,857 311 Produits chimiques de base 0,831 312 Huiles et graisses 0,839 319 Produits chimiques divers 0,895 331 Produits argileux 0,919 332 Verre 0,999 333 Céramique 0,901 334 Ciment 0,920 341 Aciérie et sidérurgie 0,811 342 Métaux non ferreux . 1,011 350 Produits métalliques . 0,902 370 Appareillages électriques 0,870

Source : Arrow, Chenery, Minhas, Solow, art. cité, p. 227. La nomenclature des industries correspond à celle de 1'I.S.LC. (classification industrielle standard internationale des Nations Unies).

Page 38: Elasticité de Substitution

978 REVUE ECONOMIQUE

TABLEAU III

Valeur de l'élasticité de substitution entre le capital et le travail calculée pour différentes branches d'activités à partir d'une comparaison entre les statistiques des U.S.A. et celles du Japon.

Activités de transformation

N° DE l'LS.LC. Branche ou Secteur Valeur estimée

de l'élasticité

205 Produits minotiers . 0,81

20,22 Aliments transformés 0,93

23 Articles textiles .... 0,80 232,243 Habillement 0,42

241,242,29 Articles de cuir 0,72

25,26 Bois, charpentes et meubles 0,84 27 Industrie du papier 1,14

28 Impression et édition 1,21

30 Industrie du caoutchouc 0,98 31 Produits chimiques 0,90

321,329 Produits pétroliers . . . 1,04

322,329 Industrie du charbon 1,35 33 Produits minéraux non métalliques 1,08

341,35 Sidérurgie, aciérie et transformation de i' acier . . 1,00

342 Transformation des métaux non ferreux 1,10

36,37 Equipements et appareillages 0,93

381 Chantiers navals 0,97

382 Matériel de transport

Source : Arrow, Chenery, Minhas, Solow, art. cité, p. 240.

Page 39: Elasticité de Substitution

ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 979

Les tableaux I, II et III ne concernent que des activités de transformation, le tableau IV présente les résultats obtenus par Arrow, Chenery, Minhas et Solow au cours de leur deuxième étude, en ce qui concerne le secteur primaire et le secteur tertiaire. De manière générale les activités de ces deux secteurs possèdent une élasticité de substitution plus élevée que celle du secteur de transformation conformément à l'idée que l'on a des techniques de production dans ces secteurs. De notre point de vue, ces estimations présentent un intérêt moindre que celles qui concernent les activités du « secondaire » ; en effet, en ce qui a trait au primaire, la croissance des pays en voie de développement tend souvent à réduire la part de ce secteur au bénéfice des activités de transformation : ce serait aller à l'encontre d'un objectif primordial que d'encourager le primaire au détriment du secondaire sous prétexte que celui-là possède de façon générale une élasticité de substitution plus élevée que celui-ci.

Quant au tertiaire, c'est un secteur, dans une très grande mesure, « induit » et qui ne peut que difficilement connaître un développement autonome.

Le problème du choix des investissements dans les pays en voie de développement ne sera donc étudié qu'en ce qui concerne le seul secteur des activités de transformation.

D) Choix des investissements.

Les possibilités de substitution entre facteurs de production jouent un rôle important dans les modalités de la croissance : on a vu en particulier qu'un âge d'or caractérisé par une croissance de la production plus que proportionnelle à celle de la population ne pouvait être atteint à coup sûr que si l'élasticité de substitution macro-économique du système était supérieure à l'unité. La valeur de l'élasticité de substitution entre facteurs dans telle ou telle activité apparaît donc comme un critère nouveau permettant dans certaines circonstances d'orienter de façon plus favorable à la croissance les programmes d'investissements publics ou privés.

Traditionnellement le problème du choix des investissements se décompose en problème de stratégie d'allocation et problème de choix des techniques de production 50. C'est en gardant présents à l'esprit

50. Voir, par exemple, Gilbert Abraham-Frois, Essai sur le problème d'investissement en Pays sous-développés, Paris, S.E.D.E.S., 1962.

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TABLEAU IV

Valeur de l'élasticité de substitution entre le capital et le travail calculée pour différentes branches d'activité à partir d'une comparaison entre les statistiques des U.S.A. et celles du Japon.

Activités primaires

N° DE I/I.S.I.C. Branche ou Secteur Valeur estimée

de l'élasticité

01,02,03 Agriculture . 1,20 04 Pêche . 0,94 10 Extraction du charbon , 0,93 12 Extraction des métaux 1,41 13 Pétrole et gaz naturel ..... . 1,71 14,19 Minéraux non métalliques 1,18

— : — Services —

511 Electricité 0,82 61 Commerce .......:.. : . . 1,12 71 Transport 1,74

Source : Arrow, Chenery, Minhas, Solow, art. cite, p. 240.

ces deux niveaux de la décision que l'on peut avancer quelques suggestions touchant à la politique d'investissement.

1° Dans le domaine de la recherche : mise en œuvre d'un programme de mesure des élasticités de substitution.

Les premières tentatives de mesure mentionnées sont à coup sûr très imparfaites : l'hypothèse de facteurs rémunérés suivant la valeur de leur productivité marginale ne se vérifie certainement pas dans tous les pays du monde, comme l'a bien montré pour Israël, Michael Bruno 51. D'où la nécessité de distinguer alors élasticité-prix et élasticité technique de substitution.

51. Michael Bruno, « Estimation of production functions and factor contribution to growth under structural disequilibrium», communication au colloque européen de l'Econometric Society, Copenhague, juillet 1963.

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 981

L'élasticité-prix de substitution d'une branche d'activité varie considérablement d'un pays à l'autre même si cette branche utilise la même technique de production dans les deux pays ; l'élasticité-prix, qui est une élasticité réelle et non pas idéale, tient compte en effet de toutes les rigidités économiques institutionnelles, sociales voire psycho-sociologiques. Des mesures spéciales de cette élasticité sont donc indispensables pour chaque branche de chaque pays.

L'élasticité technique de substitution, par contre, ne varie pas suivant les pays mais suivant les techniques utilisées. L'économie mondiale possède actuellement un « stock » de techniques de production dont les élasticités de substitution devraient faire l'objet de mesures. Il convient de souligner que de telles mesures seront particulièrement difficiles puisqu'elles seront fondées sur la prise en considération de révolution de la productivité marginale physique des différents facteurs à mesure que le rapport d'utilisation des facteurs change. La première tentative faite, en suivant cette méthode, par Kurz et Manne, paraît cependant prometteuse 52.

2° Au niveau de la stratégie d'allocation : choix des activités de transformation possédant une élasticité-prix de substitution élevée.

A ce niveau le débat semble s'être circonscrit jusqu'à présent à un échange d'arguments entre les tenants des investissements à forte intensité capitalistique et ceux des investissements à intensité capi- talistique relativement faible. Il n'y a certainement pas coïncidence parfaite entre cette dernière dichotomie et la distinction faite au paragraphe précédent suivant la valeur de l'élasticité de substitution des différentes branches d'activités : la préférence donnée aux branches à élasticité élevée ne fait donc pencher le fléau de la balance en faveur d'aucune des deux écoles précitées. Elle tend seulement à souligner que le problème de la proportion des facteurs n'est pas le seul à résoudre mais qu'il faut aussi prendre en considération celui de la plus ou moins grande facilité à substituer l'un des facteurs à l'autre. Toutes choses égales d'ailleurs, il se peut qu'il faille préférer par exemple le développement d'activités comme la fabrication de matériel de transport, la transformation de métaux non ferreux ou l'industrie de la pâte à papier, etc. à celui d'activités possédant une élasticité de substitution plus faible.

52. Kurz et Manne, article cité dans Y American Economie Review de septembre 1963.

Revue Economique — W° 6, 1964 62

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3° Au niveau des techniques de production : choix des techniques permettant de maintenir ou d'élever l'élasticité technique de substitution de la branche considérée.

Ici le débat oppose partisans de l'introduction des progrès « capital- saving » aux tenants des progrès « labour-saving ». Là encore il nous semble qu'il y aurait intérêt à superposer à cette distinction, une autre distinction entre progrès introduisant une technique à forte élasticité de substitution et progrès caractérisés par de faibles possibilités techniques de substitution. Cette distinction suppose bien sûr qu'on soit parvenu à élaborer un « annuaire » des élasticités techniques de substitution du stock mondial d'innovations à la disposition des entrepreneurs privés ou des pouvoirs publics.

Mais il faut aussi que la forte élasticité technique des innovations finalement retenues puisse exercer une influence sur la valeur de l'élasticité-prix ; la suggestion suivante concerne précisément cette liaison entre les deux « visages » de l'élasticité de substitution.

4° Au niveau de l'ensemble de la politique économique : suppression des obstacles non techniques à la substitution.

Cette suggestion pourrait être interprétée dans un sens strictement néo-libéral : il s'agirait de diminuer la puissance des syndicats, de modifier la législation sociale, d'abaisser brutalement les barrières douanières, de faire disparaître toutes traces de réglementation de la production, de façon que règne sans contrainte la loi du marché. Mais de telles mesures iraient certainement à l'encontre des résultats cherchés et aboutiraient à une régression plutôt qu'à un progrès économique et social, au moment où la nécessité d'une croissance planifiée s'affirme chaque jour davantage.

Il s'agira alors beaucoup plus de faire oeuvre de prévision pour anticiper les substitutions devant se produire dans l'économie : à la suite d'une baisse de prix mondiale de tel ou tel équipement, les pouvoirs publics devront prévoir, par exemple, la possibilité d'importations massues de cet équipement pour satisfaire la demande des entrepreneurs. De même, une politique des revenus fixée en commun par les pouvoirs publics et les différents syndicats devra conduire à prévoir les mouvements de main-d'œuvre qui résulteront du choix de tel ou tel taux annuel d'augmentation des salaires.

La suppression des obstacles non techniques à la substitution entre facteurs devient ici synonyme de réalisme et de cohérence des interventions des pouvoirs publics : réalisme parce qu'en tenant trop peu compte des grands mouvements de prix ou de quantités, et en igno-

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ELASTICITE DE SUBSTITUTION ENTRE FACTEURS 983

rant l'évolution des besoins ou des mentalités, les pouvoirs publics se condamnent à empêcher des substitutions favorables à tous égards ; cohérence parce que les mesures les plus justifiées peuvent être finalement dommageables si l'on n'en a pas cerné préalablement toutes les conséquences et que certains obstacles à la substitution, de main- d'œuvre par exemple, reflètent plus l'absence de prévision des pouvoirs publics, qu'ils ne traduisent une prise en considération lucide des véritables intérêts des travailleurs.

REMARQUES FINALES

1. La notion d'élasticité de substitution n'est pas liée à un niveau particulier d'analyse et peut être utilisée dans des études micro — comme dans les études macro-économiques. Il n'en reste pas moins qu'à ce dernier niveau, son utilisation dans l'analyse de la répartition, ne tient pas les promesses qu'on avait mises en elle au départ (Hicks) ; aucune règle « simple » ne peut être fondée sur l'élasticité de substitution pour expliquer ou prévoir la répartition. Outre que la règle v simple » proposée se révèle à un examen approfondi fort complexe en réalité, elle doit trop à son ascendance néo-classique pour ne pas se voir opposer aujourd'hui une fin de non-recevoir.

2. En ce qui concerne la théorie de la croissance, on croit avoir réussi à montrer qu'il était indispensable d'intégrer dans les modèles macro-économiques une variable rendant compte des diverses possibilités de substitution entre facteurs (Swan, Pitchford) ; les hypothèses d'une élasticité de substitution nulle (Léontief) ou égale à l'unité (Cobb et Douglas) ne sont sans doute pas les plus proches de la réalité ; pour se rapprocher de cette dernière, il conviendrait de multiplier les mesures au niveau des branches en révoquant en doute une fois pour toutes la validité de la théorie de la productivité marginale (Tiano) qui sert encore trop souvent de base à des études par ailleurs fort intéressantes (Minasian, Arrow).

3. Admettre que la rémunération des facteurs peut s'écarter de la valeur de leur productivité marginale (Michael Bruno) revient à faire appel à une conception moderne de l'élasticité de substitution distinguant l'élasticité technique de l'élasticité-prix. Parallèlement à la mesure délicate mais sans doute réalisable de l'élasticité technique (Kurz et Manne), il convient donc d'effectuer des mesures de l'élasticité-prix de substitution ; plus faciles à mener à bien puisque les

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statitistiques renseignent tout de même mieux sur le rapport des rémunérations des facteurs que sur l'évolution de leur productivité physique marginale, ces mesures sont aussi plus contingentes puisque les obstacles non techniques à la substitution tiennent aux caractéristiques structurelles de chaque économie comme à ses variables conjoncturelles, à l'inertie des choses comme à celle des hommes.

4. Pour les responsables des politiques de croissance, la connaissance des différentes valeurs des élasticités techniques et des élasticités-prix de substitution suivant les branches, est un facteur important : elle peut permettre d'orienter les investissements de manière à conférer à l'économie une grande souplesse d'adaptation favorable au plein emploi de tous les facteurs disponibles et finalement à une croissance de la production plus que proportionnelle à celle de la population. L'histoire économique montrera peut-être quelque jour que certains « miracles » observés sur le continent européen dans une période récente, s'expliquent fort bien, entre autres, par des possibilités de substitution insoupçonnées dans tel ou tel secteur des économies « miraculées ».

L'essentiel est de ne pas faire de l'élasticité de substitution un remède « miraculeux ». Il s'est agi tout au plus d'ajouter ici une pièce au dossier pourtant déjà bien épais de la stratégie de l'investissement au cours de la croissance.

André BABEAU Avril 1964

Page 45: Elasticité de Substitution

APPENDICE MATHEMATIQUE

I. La fonction de production à élasticité de substitution constante.

La fonction de production, homogène et de degré un : Y = [a Cß + )1 — a) Tß]l/ß

a pour élasticité de substitution 7t =

En effet, soit la formule (1 — 3) de l'élasticité technique de substitution dans l'étude précédemment citée (Revue Economique, juillet 1964) :

3 Y 3 Y 3 C 3 T

Y d C 3 T (1) Calcul des dérivées partielles du premier ordre :

A* -1[» Cß + (l-a)TPj^-1 x a

et ; ±l-=4-f* Cß + a-a T«»]^-1 X (l-a).ß

)

= o-«) (T) (2) Calcul de la dérivée partielle croisée du second ordre : 32 Y 3 C 3 T 3 T

a (1 — a) (1 — ß) (Y)1

Çl - ß rj-,1 - ß (3) Calcul de l'élasticité de substitution :

a (1— a)

at =

Y a (1~a)

Page 46: Elasticité de Substitution

II. Autre présentation de la fonction de production à élasticité de substitution constante.

Soit la fonction de production : Y = f (C, T)

où Y, C et T sont des fonctions du temps. Un changement dans la production Y doit être considéré comme le résultat

des changements survenus, au cours du temps, dans les quantités d'inputs mises en œuvre, soit :

Que Ton

dY dt

dY dt

peut

1 Y

9 Y a c

encore

9 Y 3 C

dt dC

écrire

C Y

1 8

dC dt

Y T

1 C

dY dt

o 9

Y T

T Y

dT dt

1 T (2)

dY dt Y

9 Y C 9 C Y

-^— = y, taux de croissance de la production.

= ec, élasticité de la production par rapport au capital.

dt 1 , — — = c, taux de croissance du capital.

9 Y T — — = ex, élasticité de la production par rapport au travail. 9 T Y

-=r — n, taux de croissance de la force de travail. dt T

La relation (2) s'écrit donc : (3) y = ec • c + e? • n

Or, dans le cas de la fonction de production à élasticité de substitution constante :

d Y C / Y V — ß/ Y \— 1 /Y \— ß

et : eT =

9C Y 3 Y T ,. ./ Y \i-ß/ Y \ -1 ._ ./Y\-ß 3T

et en remplaçant dans (3), il vient :

(4),- -Y

Comme nous sommes dans l'hypothèse de rendements indépendants de l'échelle de production, à un % donné d'augmentation de l'emploi des deux facteurs, doit

Page 47: Elasticité de Substitution

correspondre une augmentation proportionnelle de la production. La somme des deux élasticités de production doit donc être égale à 1 :

_^i • + u_a)/-^rß = i / Y \

' Y \ — ß

et en remplaçant dans (4) on obtient :

(s; „ = «(.!)-•. î + [i_«(JL)-'1

]„

III. Variation du rapport production-capital en fonction de la variation du rapport capital-travail.

Divisons par C la fonction Y = [a Cp + (1 — a) Tß]l/ß

il vient

Y

soif

(1) Si fft < 1, ß < 0 C Y A mesure que -=- diminue, le rapport —=■ augmente. 1 VJ

C Y / Quand -=- est égal à zéro, —=- connaît une limite supérieure égale à (a) ^ .

(2) Si ,jt > 1, p > o :

Y C T C le rapport — ̂ - diminue à mesure que le rapport '-=- augmente ; quand -=- tend v-# 1 1

vers l'infini, —^- connaît une limite inférieure égale à (a) p .