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Elle ne parlait jamais du Congo Nicolas Wouters

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Nicolas Wouters

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Cette plaquette est publiée et diffusée dans le cadre de la Fureur de lire. Elle est disponible sur demande :

[email protected] | www.fureurdelire.be

Copyright : Nicolas Wouters (2017)

Graphisme : Françoise Hekkers Fédération Wallonie-Bruxelles

Éditrice responsable : Nadine Vanwelkenhuyzen

Service général des lettres et du livre Fédération Wallonie-Bruxelles

Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelleswww.lettresetlivre.cfwb.be

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Né en 1984 à Bruxelles, Nicolas Wouters est scénariste de bande dessinée. Il collabore avec Dimitri Mastoros pour la bande dessinée Exarcheia : l’orange amère et avec Mikaël Ross pour Totem qui remporte l’une des mentions « pépite » du festival de Montreuil en 2016.

Du même auteur :

Les pieds dans le béton, bande dessinée, illustrations de Mikaël Ross, Paris, Sarbacane, 2014Exarcheia : l’orange amère, bande dessinée, illustrations de Dimitri Mastoros, Paris, Futuropolis, 2016Totem, bande dessinée, illustrations de Mikaël Ross, Paris, Sarbacane, 2016

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Oasis

Katia Lanero Zamora

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Oasis

Katia Lanero Zamora

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« Je ne veux pas refaire l’univers, je veux juste que tout le monde y vive. »

Ayerdhal, Demain une oasis, Au Diable Vauvert, 2006

– ttends, j’ai oublié le livre pour Martin ! Ma mère évitait mon regard depuis le matin.

Elle m’a adressé un « Dépêche-toi ! » avant de se diriger vers le garage.

J’ai monté les escaliers quatre à quatre jusqu’à ma chambre. J’avais dû insister et insister pour l’accompagner et je ne pouvais pas lui laisser le temps de changer d’avis.

J’ai pris « Demain, une oasis », un roman d’Ayerdhal que j’adorais, et je suis redescendue en trombe. Elle était déjà en train de monter dans la voiture et ne me regardait toujours pas ; peut-être qu’elle m’en voulait. C’est vrai qu’elle était en retard à chaque fois que j’allais au campement avec elle, mais elle n’avait encore jamais refusé que je l’accompagne. Jusqu’à ce jour-là.

J’ai mis longtemps à lui pardonner ce qui est arrivé. Il a fallu que je devienne adulte pour comprendre qu’elle essayait juste de me protéger.

— Voilà, on peut y aller, me suis-je exclamée en claquant la portière de la voiture.

« Ceinture ! » a été sa seule réplique en mettant le contact. On laissait derrière nous notre maison, puis notre rue, et notre lotissement, et voilà qu’on prenait la voie rapide.

Le paysage défilait derrière la vitre. Je me souviens que c’était le printemps ; les fleurs commençaient à sortir de leur bourgeon et les arbres, à se couvrir de feuilles. La sonnerie du cell de maman a retenti et elle a activé le mains libres. C’était la voix du délégué Mbengué.

« Tu es encore loin ? »— Nous serons là dans dix minutes.« Nous ? »Ma mère m’a jeté un regard en coin et j’ai eu envie

de serrer le livre contre ma poitrine.— Naïa est avec moi.Le délégué Mbengué a dit, en colère :« Joy… tu plaisantes ? Mais, enfin, ce n’est vraiment

pas… »

A

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Maman lui a coupé la parole d’un ton sec :— Elle veut apporter un livre à Martin !Cela avait l’air d’être vraiment un détail important,

elle avait presque crié, et cela a eu pour effet de faire taire le délégué Mbengué, ce qui était un petit miracle, car cet homme ne la fermait quasiment jamais.

« D’accord. »— À tout de suite.Le silence est revenu dans la voiture et je me suis

demandé pourquoi maman avait l’air si contrariée. La lumière contrastait son profil aux lèvres parfaites. Elle venait juste de se faire tresser les cheveux et à la demande de Khady, ma petite sœur, elle avait ajouté des petites perles de couleurs au bout. Ça faisait « cling-cling » quand elle se mouvait et ça faisait rire Khady aux éclats.

— Qu’y a-t-il ?— Tu as l’air fâchée. Je suis désolée d’avoir oublié

le livre, tu es en retard, je ne recommencerai plus, promis. Je sais que j’avais déjà dit ça la dernière fois, mais j’ai promis à Martin de le lui apporter…

Ses traits se sont détendus. Elle gardait néanmoins les yeux droit devant elle et je me suis dit que c’était pour éviter de faire une embardée ou de croiser mon regard.

L’impression qu’elle me cachait quelque chose commençait à m’opprimer la poitrine.

— Excuse-moi. Je ne suis pas fâchée. Enfin, pas contre toi. Tu as bien fait de retourner chercher le livre, je suis sûre que ça plaira à Martin. Tu as bien fait d’insister.

C’est bien que tu sois là aujourd’hui. Mais… Naïa…— Oui ?Elle a hésité.— Non, rien. C’est bien. C’est bien que tu sois là.Elle avait l’air si triste. Je n’osais pas lui poser de

question.Elle s’est tue le reste du trajet et je n’ai plus osé

la déconcentrer : elle était peut-être dans cet état d’énervement à cause de son travail. Elle disait qu’elle faisait de son mieux pour « laisser les dossiers au bureau », mais elle avouait parfois que « dans le social, les cas sont des gens, et le sort des gens nous suit comme un fantôme ».

Plus nous roulions, plus le paysage autour de nous changeait. Les arbres et les fleurs se raréfiaient, cédant la place à la terre craquelée recouverte d’une fine couche de sable orange. On sortait de l’Oasis et

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on entrait dans la zone du reste du monde. À l’école, on l’appelait l’Enfer.

La température affichait quarante-quatre degrés sur le tableau de bord de la voiture, mais comme on avait mis la clime, pour nous ça ne changeait rien. La voie rapide faisait un anneau autour de l’Oasis de Bukavu, du ciel ça faisait comme une bulle de vert, tout autour du Lac Kivu, au milieu d’un désert immense. À un moment donné, maman a pris la sortie nord qui menait au campement des réfugiés.

Au début, je me sentais un petit peu mal quand j’allais au campement. C’est elle qui avait insisté pour que je vienne donner un coup de main et je n’en avais pas très envie.

« Ça te fera du bien », me disait-elle. Et elle avait raison. Je n’aurais jamais rencontré Martin si j’avais abandonné juste parce que j’avais peur.

On racontait tout un tas de choses sur les réfugiés, à l’école. C’était notre sujet de conversation favori, on en faisait des blagues, et c’était devenu une telle obsession que la prof nous a fait un cours sur le réchauffement climatique. On a étudié les pays qui ont disparu depuis la montée des eaux et ceux où il était devenu impossible de vivre. On a dû faire des exposés sur la terraformation en sciences, et on a parlé des chercheurs qui ont appliqué au sol africain les techniques de la NASA pour rendre des planètes habitables.

C’est pour ça que tous ces gens venaient chercher de l’espoir dans les Oasis en Afrique, entre autres parties du monde. C’est vrai, quand on y pense : ça doit être terrible de devoir traverser tout un hémisphère sans être sûr qu’on y trouvera un toit. Certaines parties de l’histoire que m’a racontée Martin m’ont donné la chair de poule ! Je ne crois pas que je pourrais être aussi courageuse que lui. J’espère qu’on ne devra jamais fuir le Congo.

Quand notre voiture s’engageait dans le campement, après avoir passé le contrôle de sécurité qui ressemblait plutôt à un mirador de prison, des enfants accouraient de partout et nous suivaient avec des cris de joie. Leur petite peau blanche virait à l’écarlate à la morsure du soleil, certains avaient des cloques sur le corps, mais ils s’amusaient quand même avec de vieux jouets hérités des centres de dons ou fabriqués avec une ficelle et deux cailloux. Les brûlures sur leurs peaux me faisaient mal juste à les regarder. Martin me disait que peut-être, dans quelques centaines d’années,

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les Blancs évolueraient en Noirs, et que ce n’était pas impossible, puisque ça s’était déjà passé une fois, quand nos ancêtres étaient montés dans les pays du nord, ça pouvait très bien se réaliser dans l’autre sens. Je préférais ne pas penser au futur dans des centaines et des centaines d’années, tout simplement parce que je n’imaginais pas qu’il reste un seul endroit de cette terre où un être vivant pourrait survivre. Mais je ne le disais pas à Martin, c’est lui qui avait traversé l’Europe, la Méditerranée et puis la moitié de l’Afrique à pied. J’évitais de lui parler d’autre chose que d’espoir et de ce qui nous attendait une fois que l’asile serait accordé à sa famille. Il ne restait plus que son père et lui. J’étais persuadée qu’on trouverait bien deux petites places pour eux.

On s’est garées dans le parking gardé par un Hollandais. Il était tout le temps là pour surveiller les voitures et on lui donnait une pièce en retour. Je l’avais vu se disputer une fois avec une autre Blanche qui voulait lui piquer sa place de gardien. Il l’avait engueulée dans sa langue et je me suis dit que jamais de la vie je ne voudrais qu’un Hollandais me hurle dessus.

Maman connaissait par cœur le chemin à emprunter pour arriver jusqu’aux bâtiments de l’administration. Je lui ai emboîté le pas. Moi, toute seule, je me serais peut-être perdue. J’avais l’impression que le campement changeait de semaine en semaine : de nouvelles allées étaient construites pour les derniers arrivants, des abris étaient régulièrement détruits et rebâtis selon la bonne volonté du vent. On croit toujours qu’il fait super chaud dans le désert, ce qui est le cas la journée, mais on oublie que la nuit, il fait hyper froid, sans parler des tempêtes de sable à déraciner un baobab. Beaucoup de gens mouraient à nos portes et la plupart de mes camarades à l’école n’en savaient rien. Ils ne retenaient que le sensationnel de ce qui se racontait dans les médias. La prof avait vraiment essayé d’aider, mais on ne pouvait pas dire que ça avait réussi.

Les blagues sur les Blancs animaient les récréations, et même s’il y en avait de drôles, une fois que j’ai connu Martin, elles ne m’ont plus fait rire. Soudain, j’ai commencé à perdre mes prétendus amis qui ne pigeaient rien à rien, qui ne voulaient même pas venir au campement pour rencontrer Martin et les autres. Le jour où le grand Issa s’est moqué de Martin, je lui ai cassé la figure et ça m’a envoyée chez le directeur. Et Issa, à l’hôpital. J’ai eu une punition et un œil au

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beurre noir, mais ça a fait rire Martin. On inventait des chasses au trésor pour les autres enfants et chaque semaine, je lui apportais un autre livre. Il en avait plein, chez lui, avant de partir pour l’Afrique, mais il n’avait pas eu le temps d’en prendre un seul. J’avais très envie de lui montrer ma bibliothèque, qu’il vienne dormir à la maison, dans ma cabane dans les arbres. On aurait lu des histoires de fantômes et on aurait chassé Khady à coups de grimaces parce qu’elle était trop jeune pour écouter des histoires de grands. Mais Martin, apparemment, ne pouvait pas quitter le camp. Je me réjouissais qu’il obtienne ses papiers. On serait allés au cinéma et je l’aurais protégé à l’école. L’attente était interminable.

Maman m’avait expliqué que trop de gens arrivaient en même temps à l’entrée de l’Oasis de Bukavu, et qu’ils attendaient là, parce que tout le monde ne pouvait pas entrer.

« C’est l’effet entonnoir. »Je ne comprenais pas très bien pourquoi certains

avaient le droit d’entrer et d’autres pas, cela me semblait stupide, et maman était d’accord avec moi. « Mais tu vois, ma chérie, il y a des personnes qui n’ont aucune raison de quitter leur pays qui se mêlent aux réfugiés climatiques. » Comme je ne voyais toujours pas le problème et que je continuais à poser des questions, elle m’a caressé la tête, elle avait l’air triste et elle n’a plus rien dit. Je croyais que le monde était assez vaste pour qu’on ait le droit d’aller où bon nous semblait, mais apparemment, des gens avaient décidé qu’il n’en serait pas ainsi et qu’il nous faudrait des autorisations. Des foutus papiers.

— Et nous, on peut aller où on veut ?— En vacances, oui. Mais je doute que tu veuilles

aller en vacances en enfer.Cela m’avait laissée perplexe. Je prenais peu à peu

conscience que les Oasis étaient les seuls endroits habitables. C’est fou comme ce qu’on prend pour acquis devient compliqué une fois qu’on commence à poser des questions.

— Mais si tout d’un coup on voulait vivre dans une autre Oasis, on pourrait ?

L’Oasis d’Ontario par exemple ?— Pourquoi, tu veux déménager ?— Non, je dis ça comme ça.— Sache que nous ne serons nulle part aussi bien

qu’ici.— Mais nous, on est nées ici.

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— Oui.— Donc c’est de la chance.— Je crois, oui.— Ce n’est pas juste.— Je sais.Quelle probabilité y avait-il pour que je naisse ici

et maintenant ? J’aurais très bien pu me retrouver à la place de Martin. Le jour où j’ai compris cela, je veux dire, comprendre vraiment, j’ai eu le cœur brisé pour lui.

Tout le monde s’amassait alors à la frontière, parfois pendant des mois, des années. Maman s’occupait d’une certaine partie du campement. J’étais loin d’avoir tout vu tellement il était immense, mais je commençais à reconnaître certains résidents de sa circonscription, surtout parce que leurs enfants jouaient aux jeux qu’on inventait pour eux. Oui, maman ne disait pas « les réfugiés », mais « les résidents ». Les résidents, donc, nous saluaient sur le chemin.

— Madame N’Diaye, a demandé un homme en s’approchant trop près de nous, est-ce que vous savez où ça en est pour mon dossier ?

— Pierre, s’il te plaît, tu sais bien que je ne peux rien dire tant que mes supérieurs n’auront pas pris leur décision.

— Bien sûr Madame, bien sûr. Passez une bonne journée, Madame.

Cela devait être dur de ne pas savoir, après l’entretien avec un assistant social, si vous étiez accepté ou si vous deviez rentrer chez vous. Surtout quand il n’y avait plus de chez vous.

Nous avons repris notre chemin. Maman marchait d’un pas rapide tout en saluant les gens d’un signe de la main, elle avait un petit mot pour chacun. Elle embrassait les enfants qui venaient la saluer. Tous avaient cette impatience, cette espérance dans les yeux. Elle était ferme, parfois sévère, mais tous les résidents lui vouaient un grand respect. Je crois que je l’admirais déjà, mais j’étais trop jeune pour avoir conscience de vouloir lui ressembler. Pendant des années, je l’ai trouvée lâche de ne pas m’avoir dit la vérité.

Dans la foule de Blancs, j’ai aperçu la tête blonde de Martin qui venait vers moi. Je ressentais cette boule de joie remonter depuis mon ventre jusqu’à mes joues à chaque fois que je le revoyais après une semaine de séparation. Il m’a vue à son tour et son visage constellé de taches de rousseur s’est éclairé. J’ai couru

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à sa rencontre en brandissant le livre. J’étais tellement excitée que je parlais trop vite :

— J’ai failli l’oublier, mais regarde, je te l’ai apporté, tu vas voir, c’est une merveilleuse histoire avec un type qui doit collaborer contre son gré à…

— Ayerdhal ? dit-il en lisant le nom sur la couverture. Ça, c’est un drôle de nom !

— Pas plus que Martin !On a tellement rigolé qu’il a dû remonter ses lunettes

sur son nez. Les adultes étaient rassemblés devant le bâtiment de l’administration où maman travaillait et le père de Martin était là. Avec le délégué Mbengué, ils parlaient à trois, gravement, et l’attroupement autour d’eux semblait désolé. Quelque chose clochait, mais je ne comprenais pas encore quoi. Le papa de Martin était d’habitude le genre d’adulte qui ment aux autres dans le but de leur faire croire que la réalité est bien plus jolie qu’elle ne l’est. Par exemple, dans la tente de Martin, nous avons passé un après-midi à découper des étoiles dans des boîtes de soda que son papa avait récoltées dans les poubelles pour les coller sur la toile. Au final, ça formait une constellation maladroite. Ce n’était pas beaucoup plus joli qu’avant, mais ça l’était un peu plus, et on aurait dit que c’était tout ce qui comptait. Quand le père de Martin s’est mis à pleurer, j’ai commencé à avoir peur. C’est là que j’ai remarqué le sac à dos sur les épaules de mon ami.

— Pourquoi tu portes un sac ?Avec le recul, je pense que je connaissais la réponse,

mais parfois on pose des questions juste pour retarder l’évidence. Cela faisait maintenant des mois que Martin et son père vivaient dans le campement et que leur dossier faisait des ricochets de département en département. Ils étaient expulsés. Martin savait que je n’étais pas totalement idiote et n’a pas répondu. Il s’est contenté de m’adresser un sourire triste en me rendant le livre.

— Je ne pourrai pas te le rendre la semaine prochaine.

Mes doigts se sont fermés sur la couverture souple du roman et il est devenu le seul ancrage à la réalité. La présence des militaires dans le camp ne m’avait jamais sauté aux yeux comme ce matin-là. Il y en avait partout, avec de longs fusils à la bouche ronde grande ouverte, le doigt ganté sur une cachette sensible qui pouvait lui faire cracher du feu à tout moment, même par erreur. Imaginez que le soldat trébuche, tiens, et sans le faire exprès, appuie sur cette virgule de

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malheur, et que soudain le fusil se mette à vomir des balles. Ils rassemblaient quelques résidents comme des chiens de berger mènent un troupeau de moutons vers un camion. Le moteur de l’autobus ronronnait déjà.

— Martin, a crié le délégué. Martin, il faut y aller.Ça me semblait impossible. Juste impossible. Martin

devait venir dans ma cabane, et on devait aller au cinéma, et j’aurais battu tous les Issa de la cour de récréation qui auraient osé se moquer de lui. Son père pleurait comme un enfant, ma mère lui tenait la main en lui adressant des mots que je ne pouvais entendre.

— Il doit y avoir une erreur… On ne peut pas vous renvoyer en Belgique !

Martin a haussé les épaules.— La Belgique n’est pas sur la liste des pays

dangereux.— La moitié est sous eaux !— Pas celle où on habite.— Mais c’est la guerre !L’instant d’après, je serrais mon ami dans mes bras.

Le livre était entre nous.Je pense avec le recul que les autres devaient déjà

être dans le bus, et que le bus devait être en retard, parce qu’on avait attendu que j’arrive pour dire au revoir à Martin. Cela s’est passé très vite, ou bien ma mémoire a effacé une partie de cet adieu, parce qu’un instant, Martin était dans mes bras, et puis l’instant d’après, j’étais les fesses à terre et ma mère hurlait sur les soldats, Martin était dans le bus, les mains sur la fenêtre, et il pleurait aussi. Je crois que je criais et que je pleurais, et que je n’étais pas la seule. Le bus a démarré et je me suis comme réveillée d’un coup quand j’ai vu le livre d’Ayerdhal ouvert, les pages toutes pliées et les mots dans la poussière. Alors je l’ai attrapé, et j’ai eu de la force comme jamais pour m’arracher des mains du soldat qui me retenait, et à ce moment-là, rien n’aurait pu m’arrêter. Je me suis élancée à la poursuite du bus qui emportait mon ami, et je criais « Arrêtez, arrêtez ! Martin, tu as oublié le livre ! » Ma mère criait sûrement après moi, mais ça m’était égal. Une foulée après l’autre, respirant la poussière, j’ai rattrapé le bus au moment où il ralentissait pour s’arrêter à un croisement. J’ai frappé sur les portes :

— Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !Le papa de Martin a sauté de son siège et le

conducteur a appuyé sur le bouton de commande.— Naïa, retourne près de ta maman.— Le livre. S’il vous plaît, donnez le livre à Martin.

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J’ai vu les boucles blondes de mon ami et ses taches de rousseur. Ses yeux tout bleus derrière ses lunettes cassées. Je lui ai donné le livre.

— Tu me le rendras un jour.— Promis.Je suis restée longtemps sur cette route après le

départ de l’autocar. J’étais là sans être vraiment là. Je crois que ça bouillonnait en moi, je me posais mille questions, comme, qu’est-ce qu’on peut bien ressentir, après avoir marché pendant trois ans sous les bombes et les injures, quand on fait le trajet inverse en quelques heures et les mains liées ? Qu’est-ce que ça pouvait bien changer, pour Martin, d’avoir fait le voyage jusqu’ici, si c’était pour repartir avec encore plus de douleur et plus aucun espoir ? Est-ce que moi, avec ma carte d’identité et mon passeport, je pourrais traverser le monde entier quand je serais grande ?

Maman est arrivée en voiture. Je croyais qu’elle allait vraiment être en colère et je m’apprêtais à recevoir la gueulante. Mais non. Je suis montée à l’avant. Je me suis alors rendu compte qu’il faisait très chaud dehors et très froid dedans.

— Je suis désolée, elle a dit en se penchant pour m’embrasser.

Je me suis dégagée avant que ses lèvres touchent ma joue. Elle n’a pas insisté.

J’avais une boule dans le cœur. C’est peut-être là que s’est décidé tout le reste de ma vie. Un jour, Martin me rendrait le livre. S’il ne pouvait pas venir jusqu’à moi, c’est moi qui irais jusqu’à lui.

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Cette plaquette est publiée et diffusée dans le cadre de la Fureur de lire. Elle est disponible sur demande :

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Copyright : Katia Lanero Zamora (2017)

Graphisme : Françoise Hekkers Fédération Wallonie-Bruxelles

Éditrice responsable : Nadine Vanwelkenhuyzen

Service général des lettres et du livre Fédération Wallonie-Bruxelles

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Katia Lanero Zamora est née en 1985 à Liège. Après une licence en langues et littératures romanes et un master en métiers du livre, elle travaille à la Société civile des auteurs multimédia (Scam). Elle s’occupe ensuite du volet numérique de la collection Espace Nord au sein de Cairn.info. À partir de 2010, elle publie des albums destinés à la jeunesse et elle se lance plus tard dans le roman pour jeunes adultes avec la trilogie des Chroniques des Hémisphères. En 2015, elle est lauréate de la Fondation Vocation. Depuis lors, elle se consacre exclusivement à l’écriture et à l’animation d’ateliers.

De la même auteure :

Le masque du Caracal, Chroniques des Hémisphères, t. 3, roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014La reine de la pluie, Chroniques des Hémisphères, t. 2, roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2013Le bal des poussières, Chroniques des Hémisphères, t. 1, roman, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012Günther le Menteur !, album, illustrations de Yannick Thiel, Luzabelle, 2011. Albigondine est une fée, album, illustrations de Yannick Thiel, Luzabelle, 2010

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La brèche

Marc Pirlet

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La brèche

Marc Pirlet

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a sonnerie du téléphone a retenti au moment où j’allais monter dans ma chambre. Mon père était

assis dans son fauteuil, devant la télévision. Comme chaque soir que je passais chez lui, nous étions restés côte à côte pendant des heures, fi xant l’écran sans prononcer un mot. Il me laissait toujours choisir le programme, non par générosité mais parce qu’il s’en fi chait. Toute la soirée, il restait plongé dans une sorte de coma, de néant existentiel. Quand je tournais la tête vers lui, je voyais son visage bouffi , ses paupières lourdes, ses longs cheveux déjà gris qui lui tombaient sur les épaules. Il avait les jambes étendues sur une chaise, les mains croisées sur son gros ventre. Lorsqu’il faisait un geste, c’était pour attraper, d’une main tremblante, une des canettes de bière posées par terre, à côté de son fauteuil, et en boire deux ou trois gorgées.

Le téléphone sonnait rarement chez mon père, et jamais à onze heures du soir. Sauf quand c’était maman qui appelait. Elle avait perdu la notion du temps et elle était susceptible de vouloir me parler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. J’ai poussé un soupir. Qu’est-ce qu’elle avait encore inventé pour que je me sente coupable de ne pas être avec elle ?

J’ai empoigné le téléphone et je l’ai tendu à mon père.

– Réponds ! lui ai-je lancé avec une joie mauvaise.

Il m’a regardé d’un air résigné. Lui aussi savait qui devait être au bout du fi l. Quand il a décroché, j’ai remarqué que le tremblement de sa main s’était accentué.

– Allô ?…

Sa voix témoignait d’une lassitude qui m’a paru plus profonde encore qu’à l’accoutumée.

Dès qu’il entendait la voix de ma mère, il me passait la communication sans rien dire de plus mais, ce soir-là, il a gardé le combiné collé à son oreille. Je me tenais debout devant lui. Cherchant à deviner qui parlait, je ne parvenais cependant à percevoir aucun son. A part un léger froncement de sourcils, le visage de mon père restait impassible. Mais je le connaissais par cœur et je savais que les paroles qu’il entendait n’étaient pas anodines.

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Une petite minute s’est écoulée avant qu’il ne remue enfi n les lèvres pour dire, dans un grognement :

– Merci de m’avoir prévenu.

Il a ensuite raccroché et, sans me regarder, d’une voix sourde et pâteuse, il a articulé cette phrase :

– Ta mère a eu un accident. Elle est à l’hôpital.

Un accident ? Quel genre d’accident ? Et dans quel hôpital l’avait-on transférée ? En essayant de garder mon calme, je l’ai pressé de me donner plus de détails. Son laconisme m’avait toujours exaspéré mais, dans ces circonstances, j’ai dû me retenir pour ne pas lui hurler mes questions en pleine fi gure.

Il m’a répondu, de la même voix atone :

– Crise cardiaque. Elle est à l’hôpital des Français.

J’ai serré les poings en sentant monter en moi un cri de révolte. Mon père a tendu le bras, il a pris une canette et l’a portée à ses lèvres. De la bière a coulé sur son menton. A ce moment-là, j’ai éprouvé pour lui une bouffée de haine.

Le dernier bus était passé. Je lui ai dit que je partais immédiatement à l’hôpital et que j’empruntais sa voiture. J’ai couru dans l’escalier et je suis allé chercher mon blouson dans ma chambre. Il ne m’a pas fallu plus d’une minute pour faire l’aller-retour et, quand je suis arrivé au bas de l’escalier, j’ai vu mon père, debout dans le hall, devant la porte d’entrée. Il avait mis sa gabardine et sa casquette.

Il m’a dit simplement :

– Je viens avec toi.

J’ai pensé que c’était à cause de la neige. Il avait peur que je lui fracasse sa voiture.

J’ai répondu sèchement :– Je me débrouillerai bien tout seul.

Il ne m’a pas laissé passer. Faisant barrage avec son corps, il a répété la même chose, mais avec une fermeté

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dans la voix que je n’avais plus entendue depuis des années :

– Je viens avec toi, Christophe.

Qu’il termine sa phrase en prononçant mon prénom m’a complètement désarmé. Parfois, je me demandais même s’il ne l’avait pas oublié.

Nous sommes sortis de la maison. A l’extérieur, il faisait un froid glacial. La pelouse disparaissait sous une épaisse couche de neige. La route avait été dégagée pendant la matinée mais, par endroits, des croûtes de neige gelée restaient collées à l’asphalte.

Mon père ne rentrait jamais sa voiture dans le garage qui, d’année en année, s’était mis à ressembler à un grenier de brocanteur. Il l’avait laissée dans l’allée et la neige la recouvrait entièrement. A mains nues, j’ai fait tomber la neige des vitres tandis que mon père boutonnait en tâtonnant sa gabardine. Quand je me suis assis derrière le volant, mes doigts me faisaient horriblement mal et j’ai eu la sensation qu’ils allaient se détacher.

L’hôpital est à environ une demi-heure. Nous avons roulé en silence. Chacun dans son monde. Deux étrangers qui ne disposent d’aucun mot pour communiquer. Dans les premiers kilomètres, la route est étroite et serpente à travers un paysage boisé. Il n’y a pas d’éclairage public. Je tenais mes deux mains crispées sur le volant. Je regardais fi xement devant moi, sans tourner une seule fois la tête vers mon père. Toute mon attention était concentrée sur la portion de route que les phares faisaient surgir des ténèbres.

En même temps, la pensée de maman ne me quittait pas. Elle n’avait jamais été malade. A l’exception de la fatigue provoquée par ses insomnies, elle n’avait jamais montré le moindre signe de faiblesse. Depuis la séparation, elle était restée drapée dans sa dignité, ne laissant voir ses blessures à personne. Toujours droite et infl exible. Sans indulgence pour les autres et encore moins pour elle-même. Je ne parvenais pas à l’imaginer sur un lit d’hôpital, luttant contre la mort, peut-être morte déjà. Il y avait dans les moments que j’étais en train de vivre quelque chose d’irréel. J’allais me réveiller, ou bien passer à un autre rêve. A plusieurs reprises, alors que la route n’arrêtait pas de sinuer entre les sapins, j’ai même été tenté de fermer

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les yeux, pour vérifi er que le monde autour de moi n’était qu’un songe.

Quand nous sommes arrivés à l’entrée de la bretelle d’autoroute qui contourne la ville, l’espace s’est ouvert d’un coup. Comme un homme qu’on vient d’arracher à la noyade, j’ai eu l’impression d’un affl ux d’oxygène dans les poumons. Mes muscles se sont détendus. J’ai retrouvé la maîtrise de mes pensées et, pour la première fois depuis notre départ, j’ai glissé un œil vers mon père. Il était comme un mannequin, silencieux et impénétrable. Le regard vide. C’est seulement à cet instant que j’ai pris conscience de sa présence, je veux dire : que j’ai réalisé la situation incroyable dans laquelle nous nous trouvions. Mon père n’avait plus adressé la parole à ma mère depuis près d’un an. Ils ne s’étaient plus rencontrés une seule fois, comme s’ils habitaient désormais sur des continents différents, après vingt années où, sans interruption, ils étaient restés accrochés l’un à l’autre.

Qu’est-ce qui lui avait pris subitement de vouloir m’accompagner ? J’ai eu honte de la pensée qui m’était venue tout à l’heure. En réalité, il n’en avait rien à faire de sa voiture. Ni de sa maison, d’ailleurs, ni de rien. Tout ce qu’il possédait aurait pu disparaître dans un incendie, il en aurait contemplé les décombres sans regret. Non, s’il était avec moi, c’était pour une autre raison. C’était pour maman, j’en avais la certitude. Je ne savais pas s’il aurait le courage de me suivre jusque dans sa chambre mais c’était pour elle qu’il était là. Pour elle et aussi pour moi. Parce que, dans son cœur, à part nous, il n’y avait personne. Mon vieux papa, pour qui mes sentiments avaient fi ni par se dessécher et que, pendant quelques secondes, un quart d’heure plus tôt, j’avais même haï.

L’hôpital est apparu au loin, au sommet de la colline, avec ses fenêtres éclairées qui transperçaient la nuit. Ils étaient deux cents, cinq cents, mille peut-être, à y être alités, et parmi tous ces corps étendus, il y avait celui de ma mère. L’autoroute était déserte. J’ai appuyé sur l’accélérateur. Mon père avait horreur de la vitesse mais il n’a pas réagi. A quoi pensait-il ? Dans ces moments où les images devaient se bousculer dans sa tête, quels souvenirs l’emportaient sur les autres ?

Quand une ambulance nous a dépassés, je me suis mis dans son sillage et je l’ai suivie jusqu’à l’hôpital.

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J’ai garé la voiture dans le parking, j’ai coupé le moteur puis, sans cesser de regarder devant moi, j’ai attendu qu’il se passe quelque chose. Mais rien, mon père demeurait immobile. Alors j’ai cru que je m’étais trompé, que l’idée d’aller à la rencontre de maman ne l’avait jamais effl euré, ou bien qu’il avait changé d’avis en comprenant que la rancœur était toujours trop forte. Ou peut-être était-il arrivé au bout de ce qu’il pouvait encore donner. Tant pis. Après tout, ce qui comptait, c’était maman. Mais, avant de sortir, je lui ai quand même demandé, d’une voix qui dissimulait mal l’intensité de mon émotion :

– Tu viens ?

Pour toute réponse, il a ouvert la portière.

Je suis persuadé qu’il attendait cette question et que, si je ne l’avais pas formulée, il serait resté dans la voiture. Par orgueil. Pour qu’il puisse me suivre, il fallait que ses sentiments portent un masque.

Nous sommes entrés dans le hall des urgences. Quelques personnes, assises sur des sièges en plastique, y attendaient leur tour. Je me suis dirigé vers la réception où un jeune infi rmier, debout derrière un comptoir en demi-cercle, était en train de taper sur un clavier d’ordinateur. J’avais la gorge nouée quand je lui ai demandé où se trouvait la chambre de ma mère. Il a regardé sur son écran. Pendant qu’il cherchait, mon cœur battait à toute vitesse. Après quelques secondes, il a griffonné un numéro sur un bout de papier qu’il m’a tendu avec un sourire. Il m’a remis aussi un badge en me disant qu’il me permettrait d’accéder à l’unité des soins intensifs, au deuxième étage.

Je n’ai rien demandé de plus. Je me suis retourné. Mon père était derrière moi. J’ai eu un choc en constatant que ses yeux étaient pleins d’angoisse. Je crois qu’il s’en est rendu compte et que c’est pour ça qu’il a baissé la tête.

Un ascenseur nous a conduit à l’entrée d’un sas fermé par une porte coulissante. J’ai montré mon badge à un œil électronique, la porte a glissé et un large couloir, aux murs peints en rose, est apparu. Je m’y suis engagé, mon père marchant à côté de moi. La chambre de ma mère était la troisième à gauche. La porte était entrebâillée. Alors que nous nous préparions à entrer, une infi rmière qui poussait

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un chariot a surgi de la chambre d’en face. Une femme d’une trentaine d’années, à la fi gure avenante, avec la peau très noire et des cheveux coupés très court. Elle nous a dit bonsoir et nous a priés de ne faire aucun bruit. Ma mère dormait. Elle ne courait plus aucun danger mais il fallait qu’elle se repose.

J’ai poussé la porte. A l’intérieur, il régnait une pénombre bleutée. Maman était couchée sur le dos. Une couverture la recouvrait jusqu’aux aisselles. Ses bras nus étaient posés le long de son corps. Attaché à son poignet, un câble la reliait à une machine qui enregistrait les variations de son rythme cardiaque. Je me suis approché du lit. Je me suis penché vers elle. Elle avait l’air en paix mais son visage, déjà très maigre, s’était encore creusé. Elle semblait avoir tellement vieilli tout d’un coup.

J’ai déposé un baiser sur son front et je lui ai dit, avec toute la douceur dont j’étais capable :

– Tu peux dormir, maintenant.

Je ne sais pas combien de temps a passé avant que je ne relève les yeux. Mon père n’était pas près de nous. J’ai tourné la tête pour voir où il se trouvait. J’ai vu qu’il était resté en arrière, devant la porte, comme s’il avait eu besoin de ma permission pour s’avancer. Je lui ai fait signe de venir nous rejoindre. Avec d’infi nies précautions, il a traversé la chambre et s’est arrêté de l’autre côté du lit. Il avait sa casquette dans les mains. Il a regardé maman. En les voyant ensemble, pour la première fois depuis si longtemps, les larmes me sont montées aux yeux. Je me suis senti mal subitement. J’avais besoin de respirer, si je ne voulais pas me mettre à pleurer pour de bon. D’un geste, j’ai indiqué à mon père que j’allais fumer une cigarette.

Dehors, quand le froid de la nuit m’a enveloppé, j’ai été pris d’un étourdissement. Je me suis appuyé contre le mur. Plusieurs fois, j’ai aspiré l’air à pleins poumons. Après, je me suis assis sur un banc et j’ai allumé une cigarette. Devant moi s’étendait l’immensité du parking. Quelques voitures y stationnaient, comme de gros insectes gelés. Des fl ocons épars voletaient dans la lumière des réverbères. J’étais plus calme à présent. J’ai pensé à mon père et à ma mère, là-haut dans la chambre, et je me suis dit que désormais, quoi qu’il advienne, une brèche s’était ouverte

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dans la tour de malheur que nous avions construite autour de nous.

Comme je commençais à grelotter, je me suis levé pour aller les retrouver. Mais d’abord, j’ai regardé dans le vide du ciel. La nuit était claire, les étoiles brillaient. Deux mots se sont alors formés dans ma tête et je n’ai pu m’empêcher de les prononcer dans un murmure :

– Aide-nous.

Quand je suis retourné dans la chambre, mon père était assis dans un fauteuil, à côté du lit. Je suis allé vers lui et, lorsque je me suis penché pour lui dire à l’oreille que nous devrions bientôt partir, je me suis rendu compte qu’il s’était assoupi. J’ai fait deux pas en arrière, en prenant garde de ne pas le réveiller. Je me suis assis au bord du lit et je les ai regardés tous les deux, endormis côte à côte.

Copyright : Marc Pirlet

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et ProtocoleMinistère de la Communauté française

Editeur responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livreMinistère de la Communauté française-

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Ce texte est publié grâce à :L’Administration Générale de l’Enseignement

et de la Recherche Scientifi que du Ministère de la Communauté françaisewww.enseignement.be

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Marc Pirlet est né à Rocourt en 1961. Il vit désormais à Liège après avoir voyagé dans le monde entier. En 2007, il a reçu le prix de la Première œuvre de la Communauté française pour son roman Le photographe.

Du même auteur :

Le photographe, roman, Ed. Labor, 2006

La guerre est fi nie, Ed. en ligne bon-a-tirer.com, mai 2008

Le voyage avec Jeannette, roman, Luc Pire, à paraîte 2010

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Darjeeling

Daniel Charneux

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Darjeeling

Daniel Charneux

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Pour Cécile

a ville. La grande ville où les tours se baignent dans le fleuve, le soir, quand s’allument les

étoiles sur les écrans du ciel, comme le mot « FIN » dans les vieux films.

Fin…

Et si toute fin n’était que l’autre face d’un début ? Ce début où je plonge quand je me sens trop seule, quand la fatigue m’envahit, et que m’appellent les lieux de l’enfance…

* **

Par la fenêtre de ma chambre, je distinguais le chat énigmatique sur le lilas fané, tandis que sur la corniche de la grange voisine s’étiraient des brochettes d’étourneaux et que le soir sentait déjà la pluie. Je grimpais dans le saule, ou dans le noyer voisin, plus haut, et j’y paressais comme le chat, à me rêver sept vies, six brèves, une longue. Six vies brouillons pour préparer la propre. Au creux du vieux cerisier, un jour, un merle avait bâti son nid. Un merle noir comme les cerises noires, juteuses, sucrées, qui tachaient les doigts, les lèvres, les T-shirts. Morsures irréparables sur le tissu blanc. L’encre noire des cerises écrivait sur le coton le journal des vacances chez grand-maman.

Dans le grenier, des piles de livres, des caisses de vieux cahiers, des boîtes de bleu à lessiver, des grands-parents à moustache et crinoline dans des cadres vieillots, des lampes en laiton, des pièges à oiseaux couverts d’une poudre de rouille : deux arcs de fil de fer, un ressort. Les fines pattes brisées, un peu de sang peut-être – quelques gouttes du sang d’un rouge-gorge sur la neige. Et puis des cartes postales, et des boîtes à cigares pleines de vieilles lettres, de souvenirs de communion, de cartes de visite déposées aux enterrements.

Le jardin, c’était le grenier des beaux jours. Deux pêchers, des couches à semis couvertes de vieux châssis – vitres carrées, peinture blanche écaillée.

L

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Le mur de briques couvert de grosses tuiles, la haie de troènes, le céleri perpétuel planté par l’arrière-grand-père, et les asters, les astres mauves à cœur doré où butinaient les papillons – vanesses, machaons, et les grands paons de jour.

L’étang pas plus grand qu’une flaque, la balançoire, le colombier de bois, le petit banc. Et le tas où pourrissaient les épluchures. Des clapiers, des lapins – les jeunes nus et roses, parfois dévorés par la mère. L’odeur âcre du buis, et la grille du fond, aux pointes dangereuses, qu’il fallait franchir prudemment pour courir vers le ruisseau.

J’étais née un 22 novembre, fête de la musique, et mes parents m’avaient appelée Cécile, comme la sainte de ce jour-là, et comme la cantatrice Cecilia Bartoli, que mon père adorait. J’avais grandi avec des airs d’opéra plein la tête, La Traviata, Tosca, La Forza del Destino…

J’avais étudié le latin, le grec et j’envisageais des études d’histoire, ou de langues classiques. J’avais gravé à l’encre de Chine, à même le mur de ma chambre, sous l’horloge en forme de pomme, cette devise un peu pompeuse : « Vulnerant omnes, ultima necat »…

Le bonheur, pour moi, c’était de m’éveiller le matin dans un bon lit et de me dire qu’une nouvelle et bonne journée s’annonçait à l’horizon. Je me levais, me pressais un jus d’orange, et je me répétais que la pire des misères est de ne plus avoir envie de vivre. J’ouvrais au hasard un recueil de poèmes, je tombais sur deux vers de Charles Van Lerberghe :

En toutes choses la même vie coule Et nous rêvons le même rêve.

Après tout, étais-je si sûre de vivre ma première vie ? Et si c’était déjà la vraie, la septième, longue et courte comme toutes les vies ? Une coccinelle se posait sur une orchidée piquée dans le soliflore qui ornait la cheminée, pénétrait dans le calice, se saoulait de suc puis ressortait, titubante, un seul point noir au centre de chaque aile. L’orchidée mourrait dans les prochains jours, elle était déjà morte, à tout le moins en sursis, alimentée, aux soins palliatifs, par des perfusions d’eau et d’engrais. La coccinelle lui survivrait trois jours ou trois semaines. Quelle était l’espérance de vie

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d’une coccinelle ? Et partout sur la terre, des enfants mouraient chaque jour sans eau, sans engrais, sans ailes. Je sortais dans le jardin, cueillais un trèfle à quatre feuilles que je glissais entre les pages de mon livre. Ailleurs, la terre craquelée de sécheresse n’accueillait pas un seul brin d’herbe.

Après mes études secondaires, j’ai pris une année sabbatique avant d’entrer à la Faculté : histoire, lettres anciennes, j’hésitais encore. J’étais parmi les plus jeunes de ma classe. Et j’ai pris l’avion pour l’Inde, munie des recommandations de mes parents et de la bénédiction de grand-maman.

* **

J’ai débarqué à Calcutta, où la misère hantait les rues. Un troupeau d’enfants aux yeux fiévreux m’a entourée, quémandant une aumône, pendant que je rejoignais le bus qui devait me conduire à la gare, destination Darjeeling. La plupart des touristes restaient de glace, disant qu’il valait mieux ne rien donner, sinon il faudrait offrir à tous, ils seraient insatiables. Mais j’ai ouvert mon porte-monnaie, distribué mes piécettes. Les autres s’étaient bientôt égaillés, voyant ma bourse vide, mais une toute petite tendait encore la main, pieds nus, cheveux emmêlés, m’observant d’un seul œil, l’autre fermé comme par une taie. Elle me fixait de cet unique œil noir et elle attendait, le bras dressé vers moi qui n’avais plus rien à donner. C’est alors que j’ai songé à la poupée de chiffons que j’avais emportée avec moi, cette Capucine à robe rose, à coiffe de dentelle blanche qui m’avait toujours servi d’amulette et, d’une impulsion, sans réfléchir à ce que je faisais, je l’ai sortie de ma poche, l’ai déposée entre les mains de la petite Indienne qui l’a collée contre son corps et, rapidement, pour être sûre de ne pas le regretter, de ne pas revenir en arrière, je me suis éloignée dans la cohue.

À l’arrêt du bus, une femme m’a regardée fixement pendant plusieurs secondes. Ses cheveux étaient teints d’une sorte de henné qui leur donnait un aspect presque blond, de ce blond roux que l’on dit vénitien. Au front, le cercle solaire du troisième œil. Elle portait un sari éclatant, rouge garance, surmonté d’un ample foulard de soie bleue à doublure verte. Tout à coup,

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elle m’a saisi la main et m’a dit dans un anglais très pur : « It was beautiful ! » Je l’ai dévisagée avec étonnement, sans chercher à dégager ma main, qu’elle ouvrait à présent comme pour y lire quelque chose, répétant : « Your headstock was beautiful ! »

Alors elle s’est mise à proférer des paroles étranges, comme si elle ne voyait plus ma main, comme si son regard était tourné vers l’intérieur. Elle disait que l’or appelle l’argent, que rien jamais ne naît ni ne meurt, que l’ange sans cesse verse l’eau qui apaise les maux, que je pouvais être cet ange, apporter la bonté aux hommes comme aux femmes, que mon âme était pure de tout ce qui trouble communément les êtres, que j’étais capable de ce détachement qui rend possible les miracles. C’est alors qu’elle posa le pouce de sa main libre au milieu de mon front, puis s’agenouilla, me baisa les mains avant de se relever, de se réveiller semblait-il, de me quitter l’air un peu confuse et de se fondre dans la foule.

Je me suis secouée d’une sorte de torpeur, mon front brûlait. J’avais perdu beaucoup de temps. J’ai attrapé le bus. Peu après Siliguri, j’ai pris un petit tortillard qui roulait sur une voie étroite, tout près de la paroi rocheuse. Le train s’est arrêté à plusieurs reprises pour recharger la locomotive en charbon et en eau. Malgré la beauté du paysage montagneux, je me suis endormie. J’ai rêvé que mon professeur de latin me disait : « Certains n’ont qu’un œil, certains en ont trois, tu as la chance d’en avoir deux. Regarde de tes deux yeux. Regarde ! »

Après neuf heures d’un voyage qui m’avait fait traverser et l’espace et le temps, le contrôleur me secouait : nous étions à Darjeeling.

* **

Ma famille d’accueil m’attendait sur le quai de la gare.

Depuis trois générations, les hommes portaient un prénom anglais par souci d’occidentalisation, de modernisation, de progrès. Celui-ci s’appelait Ulysses. Bien qu’âgé d’une trentaine d’années, il régnait sur un empire dont la richesse était fondée sur l’or vert : le thé. Il me montrait fièrement les collines environnant

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la propriété, une bâtisse blanche de l’époque coloniale : « Toutes m’appartiennent ! Toutes seront à Rajiv ! »

Rajiv, son fils unique, un gros enfant d’un peu plus d’un an qui commençait à marcher, minuscule jeans, pull jacquard, baskets Nike et casquette de base-ball, aurait pu être né à Houston ou en Californie. Mais il était sorti du ventre de Padma, qui souriait de toutes ses dents sur la photo trônant au milieu du séjour, à côté de son mari à lunettes qui arborait fièrement le rejeton, l’héritier. Quand j’ai demandé pourquoi il ne portait pas, lui aussi, un prénom anglais, Ulysses me répondit que la mode avait changé. « Et puis, nous ne pouvions tout de même pas l’appeler Télémaque ! » ajouta-t-il en éclatant de rire.

Ulysses était presque toujours en voyage d’affaires, sillonnant le monde pour vendre ses thés d’exception. Padma gérait les comptes et attendait son grand homme, Pénélope patiente. Quand il rentrait, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre et, pour célébrer les retrouvailles, s’adonnaient à la cérémonie du thé. Et moi, je gardais Rajiv, avec qui je faisais de longues promenades entre les théiers parfois centenaires qui moutonnaient à perte de vue et parmi lesquels s’affairaient les cueilleuses.

* **

Vers la fin de mon séjour, Ulysses a pu prendre une semaine de congé. Comme c’était la période creuse pour la cueillette et que tous les stocks avaient été vendus, il nous a emmenés à Puri, un paradis de sable blanc, comme disent les agences.

Ulysses et Padma sont partis se baigner, et moi je gardais Rajiv. Ce château, qui l’avait construit ? Quels enfants avaient échafaudé cet édifice ? Avec leurs petites pelles, ils avaient même creusé des douves, reliées à la mer par un étroit chenal. Pendant que Rajiv, qui avait à présent près de deux ans, explorait le palais éphémère, je me suis assise sur le sable chaud avec le Shin Jin Mei de Maître Sosan, trouvé chez mes hôtes qui, quand leurs occupations leur en laissaient le loisir, se ressourçaient dans le bouddhisme zen. Le poème 44 retint longuement mon attention :

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Comme un rêve, un fantôme, une fleur de vacuité,Ainsi est notre vie. Pourquoi devrions-nous souffrirPour saisir cette illusion ?

J’ai relevé la tête, regardé vers le château. J’ai appelé : « Rajiv ? »

J’ai laissé tomber le livre, je me suis précipitée. Les murets du château fort avaient tout au plus cinquante centimètres de haut : pas de Rajiv. Peut-être était-il assis ? J’ai fait le tour.

L’enfant était étendu de tout son long dans l’eau des douves. Vingt centimètres, vingt-cinq à peine. Mais il avait la tête entièrement immergée, et il ne remuait pas. Je l’ai tiré de l’eau, l’ai étendu sur le dos, à même le sable. Personne autour de moi, personne pour m’aider. J’ai tâtonné, cherché le pouls. Rien. Pas plus de vie apparente que dans une poupée de chiffon. Alors, je me suis souvenue des leçons de secourisme de l’école primaire, je me suis rappelé les gestes qui sauvent. J’appuyais sur la cage thoracique de Rajiv pour le forcer à expirer, puis, alternativement, j’appliquais ma bouche sur la sienne et lui insufflais l’air que j’avais inspiré, longuement, comme on verserait de l’eau d’un vase d’argent à un vase d’or. Et je me disais que rien jamais ne naît ni ne meurt, que l’air indien que j’avais respiré pouvait servir à deux êtres et pas à un seul, que je pouvais verser la vie dans l’urne dorée de ce petit corps, que mon âme était pure de tout ce qui trouble communément les êtres, que, si j’avais donné ma poupée à la petite fille qui ne voyait que d’un œil, j’étais capable de ce détachement qui rend possibles les miracles. Et j’insufflais la vie dans le corps de Rajiv, et mon front brûlait. Et puis, il s’est mis à remuer, il a pleuré comme un enfant qui naît, j’ai vu ses parents accourir, et j’ai tourné de l’œil.

Hyperventilation. J’avais fait un malaise par hyperventilation. Une minute plus tard, j’étais ranimée, Rajiv consolé dans les bras de sa mère. Tous les examens réalisés le lendemain conclurent qu’il ne souffrirait d’aucune séquelle. Un miracle.

À la rentrée, je me suis inscrite en médecine. Et les années ont passé.

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Copyright : Daniel Charneux

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et Protocole Ministère de la Communauté française

Editeur responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livre

Ministère de la Communauté française- Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelles

www.lettresetlivre.cfwb.be

Ce texte est publié grâce à :L’Administration Générale de l’Enseignement

et de la Recherche Scientifique du Ministère de la Communauté française www.enseignement.be

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* **

Une coccinelle s’est posée sur ma table, et je me suis souvenue d’une chanson de mon enfance :

Coccinelle demoiselle bête à Bon DieuCoccinelle demoiselle vole jusqu’aux cieuxPetit point rouge elle bougePetit point blanc elle attendPetit point noir coccinelle au revoir.

Et je me suis préparé un thé. Un Darjeeling. Depuis l’épisode du château de sable, je reçois chaque semaine une boîte du meilleur cru. Je me suis approchée de la fenêtre de l’appartement, j’ai porté à mes lèvres le liquide brûlant, amer et fort, et j’ai regardé la ville. Calcutta, la ville où des milliers d’enfants ont besoin d’un médecin. Ce médecin sans frontières que je suis devenue. Calcutta, la grande ville où les tours se baignent dans le fleuve, le soir, quand s’allument les étoiles sur les écrans du ciel, comme le mot « FIN » dans les vieux films.

La fin qui n’est jamais que l’autre face d’un début…

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Découvert en 2001 avec Une semaine de vacance, Daniel Charneux construit patiemment une œuvre romanesque marquée au sceau de l’exigence. En 2008, Nuage et eau l’a mené jusqu’aux portes du prix Rossel.

Du même auteur :

Une semaine de vacance, roman, Luc Pire, 2001

Recyclages, roman, Luc Pire, 2002

Norma, roman, Luce Wilquin, 2006

Nuage et eau, roman, Luce Wilquin, 2008

Maman Jeanne, roman, Luce Wilquin, 2009

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Rendez-vous avec l’ogre

Thierry Robberecht

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Dépêche-toi d’aimer

Aurelia Jane Lee

Rendez-vous avec l’ogre

Thierry Robberecht

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enveloppe a la sévérité d’une facture mais ce n’en est pas une. Elle est adressée à ma mère et dans le coin

gauche est écrit : Etude du Notaire Jacques Collignon. Tout de suite, je songe à mon père. J’essaie de déchiffrer le contenu par transparence mais l’enveloppe garde son secret. Alors, je la dépose sur le petit meuble à l’entrée de l’appartement avec les autres lettres.

Quand ma mère rentre, elle a l’habitude de jeter un coup d’œil au courrier. Je la vois marquer un temps d’arrêt et froncer les sourcils devant l’enveloppe du notaire mais elle ne fait aucun commentaire. Mieux encore : elle voudrait me faire croire qu’il s’agit d’une lettre comme les autres et ne l’ouvre pas.

Quand elle se retourne vers moi, elle a déjà retrouvé son sourire en forme de masque qui dit : « Alors ! Comment ça s’est passé aujourd’hui, Emile ? ».

Comme tous les soirs, Maman fait la cuisine et je travaille pour l’école mais la tête n’y est pas. Quand elle m’appelle pour dîner, la lettre est toujours dans l’entrée. Je brûle de connaître son contenu mais je crains qu’en y faisant allusion, ma mère ne se méfie et la fasse disparaître pour toujours. C’est le sort qu’elle réserve en général à tout ce qui concerne mon père : photographies, souvenirs et correspondances.

– Je ne veux plus rien avoir avec cet individu, répète-t-elle. Il nous a fait trop de mal !

Nous vivons comme s’il n’existait pas et je sais depuis ma petite enfance qu’il m’est impossible d’en parler sous peine de voir Maman s’effondrer en larmes ou exploser de colère.

Nous dînons en discutant de tout et de rien, surtout de rien. Elle me demande quels copains je désire inviter pour mes quinze ans. Elle dit ça pour meubler la conversation, pour distraire mon attention, je le sens, je le sais. J’ai failli lui répondre « Papa » comme ça, par bravade, mais finalement, comme chaque fois, le courage me manque. La soirée se déroule comme une pièce de théâtre, chacun répète son texte. La lettre nous obsède tous les deux et le jeu consiste à faire comme si elle n’était jamais arrivée.

Vers 22 heures, j’embrasse Maman et je vais me coucher. Les yeux ouverts, je suis étendu sur mon lit dans le noir. J’attends. Une bonne demi-heure plus tard, j’entends ma mère qui s’avance jusqu’à la porte de ma chambre. Elle vient vérifier que je dors mais je me suis préparé à cet examen. Mon corps immobile, ma respiration régulière la rassure. A ce petit jeu, je suis le plus fort.

Alors seulement, elle se dirige vers l’entrée et puis retourne au salon. Je me doute qu’elle s’est emparée de la lettre et d’ailleurs, j’entends distinctement le bruit d’une enveloppe qu’on déchire et le silence. Un long silence.

L

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Mon réveil indique minuit quand Maman se couche. J’attends qu’elle s’endorme. Ensuite, je me lève et, du couloir, j’écoute sa respiration. Il faut faire gaffe. Elle aussi est très forte à ce petit jeu.

Sur la table, les factures n’ont pas été ouvertes mais la lettre du notaire a disparu. Rien dans le canapé, rien non plus dans la cuisine et la poubelle est vide. Où est passée cette lettre ? Elle ne peut pas s’être volatilisée. Mon regard tombe sur son sac à main.

Je fais lentement glisser la fermeture éclair et je réussis à l’ouvrir sans bruit. L’enveloppe est là, ouverte. Lentement, le plus calmement possible, je la retire du sac à main. J’ai d’abord envie de la lire là, debout, dans le salon, à la lumière des réverbères de la rue, mais l’idée de voir apparaître Maman devant moi me fait froid dans le dos. Le mieux est de l’emporter dans ma chambre, la lire et la remettre à sa place.

… je me permets de prendre contact avec vous, Madame, en tant que mère de Emile Mortaud, mineur, fils de Monsieur Marc Mortaud de nationalité belge, résidant à Buenos Aires …blabla …

Par la présente, j’ai le regret de vous annoncer le décès de Monsieur Marc Mortaud, survenu le 23 septembre dernier …

... bla bla … jusqu’à la majorité de Emile Mortaud, je vous déclare … blabla …

… je présente au jeune Emile Mortaud, mes plus sincères condoléances …et blablabla …

Voilà ! Il est mort. C’est fini. Des larmes coulent sur mes joues même si je ne suis pas triste. Ce Marc Mortaud, mon père, je me souviens ne l’avoir rencontré qu’à une seule reprise. Les autres fois, j’étais trop petit. On ne peut pas dire qu’il me manque. Je regrette simplement d’avoir raté un rendez-vous avec lui quelques années auparavant, d’avoir tout fait foirer. J’avais six ans. Toute ma vie, je me souviendrai du jour où il est apparu devant moi.

Une semaine auparavant, Maman avait appris que mon père était sorti de prison. C’est l’avocat qui lui avait annoncé la nouvelle par téléphone. Après avoir raccroché, elle était restée trop longtemps silencieuse et j’avais compris qu’il s’agissait de l’homme qui n’existe pas. Immédiatement, j’avais cessé toute activité même si j’avais continué à faire semblant de lire en me cachant derrière un livre ouvert.

Je n’avais pas osé demander ce qui se passait. Dans ma famille, on ne faisait jamais allusion à mon père

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devant moi. Quand j’entrais dans une pièce et que les adultes en parlaient, les conversations s’arrêtaient aussitôt.

D’habitude, quand il s’agissait de mon père, ma mère ne me mettait au courant de rien mais là, curieusement, presque tout de suite, elle m’a tout déballé. Comme si elle avait peur. Comme si elle n’avait pas la force de garder l’information pour elle seule.

– Ton père vient de sortir de prison !Elle avait ajouté : « Il est probablement déjà en train de

rôder dans le coin ! ». Instinctivement, j’avais jeté un coup d’œil à la fenêtre mais

dans la rue, en ce début de soirée, je n’avais aperçu que des gens qui rentraient chez eux.

– Pourquoi rôderait-il par ici ? – Pour t’emmener avec lui, évidemment. Pour t’arracher à

moi !– Il en a le droit ? – Il le prendra !Pour apaiser ma mère, j’avais répondu que je n’avais aucune

envie de vivre avec lui.– Malheureusement, tu ne le connais pas aussi bien que

moi, elle avait répondu. Si tu savais ce que j’ai enduré ! C’est un beau parleur. Il t’embobinera avec des promesses ! Tu serais capable de le suivre comme un petit chien.

En prononçant ces mots, elle avait regardé au loin comme si elle se souvenait des belles promesses de son ex-mari.

A table, Maman avait remis la pression. Elle avait répété ce qu’elle me disait depuis toujours : mon père était une menace, un terrible danger. S’il m’emmenait avec lui, elle était certaine qu’on ne se reverrait plus jamais.

– Si tu l’aperçois, cours, crie, débats-toi, appelle au secours ! elle avait ajouté. Des passants te viendront peut-être en aide. Cet homme a passé quatre ans en prison et il te veut du mal !

– Tu le décris comme s’il était un ogre ! Maman n’avait rien répondu mais son silence était un aveu.

Oui, cet homme était bien un ogre !– Il a peut-être simplement envie de me voir, j’ai dit. C’est

mon père après tout ! – On dirait que tu ne veux pas comprendre ! avait-elle hurlé,

livide. Il veut t’arracher à moi et t’emmener avec lui ! Pour toujours !

Elle avait déposé violemment le plat sur la table et était partie pleurer dans le divan du salon.

– Mange ! elle avait dit, moi, je n’ai pas faim.Ce soir-là, c’est la première fois que j’avais osé parler à

Maman de mon père. Et la dernière. Pourtant, j’avais plein de questions à lui poser. Pourquoi mes parents avaient divorcé ?

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Pourquoi on ne voyait plus mes grands-parents paternels ? Pourquoi mon père avait-il passé quatre ans en prison ? J’avais bien entendu les mots « escroquerie » et « trafic » dans les conversations des adultes mais jamais personne ne m’avait expliqué précisément ce que la justice lui reprochait.

J’entendais pleurer ma mère dans la pièce d’à côté. Cet homme l’avait tellement fait souffrir, il l’avait abandonnée et moi, j’avais voulu le défendre ! Je venais tout simplement de la trahir !

Cette nuit-là, j’ai eu un mal fou à trouver le sommeil. Mon père avait investi mes pensées et ma chambre. Il était partout et pourtant, j’ignorais à quoi il ressemblait. Quand il avait quitté ma mère, j’avais à peine deux ans. Quelques mois plus tard, il était arrêté par la police. Depuis, elle avait coupé les ponts avec tout ce qui lui rappelait son ex-mari. Et bien évidemment, nous n’étions jamais allés le visiter en prison.

Le lendemain matin, Maman m’a rappelé de faire attention : mon père tenterait probablement d’entrer en contact avec moi. A six ans, je me rendais seul à l’école primaire qui n’était distante de la maison que de quelques centaines de mètres. A cause de son travail, ma mère n’avait pas l’occasion de m’emmener ni de venir me chercher à l’école. J’y allais et revenais seul.

Ce matin-là, elle m’a embrassé comme si c’était la dernière fois. Plusieurs fois, les larmes aux yeux. C’est ça qui m’a fichu la trouille. Moi aussi, je me suis mis à pleurer.

– Fais attention ! Cours s’il le faut ! Crie ! elle a répété. Et surtout, n’écoute pas ce qu’il te dit !

– Oui, Maman !Sur le chemin de l’école, j’ai observé tous les hommes que je

croisais. Mais aucun ne m’a regardé, ils étaient tous flanqués d’un ou de plusieurs enfants. Ce matin-là, je me suis rendu à l’école en courant.

Toute la journée, j’ai redouté la sortie. Et s’il m’attendait ? Et s’il m’entraînait avec lui ? Comment un garçon de six ans pourrait-il lutter contre un homme ? J’avais peur.

A quatre heures, je ne suis pas sorti de l’école avec les autres. Au sommet de l’escalier de pierre, j’ai d’abord fixé tous les visages masculins qui attendaient. A quoi pouvait-il bien ressembler ? A moi, évidemment. J’ai cherché dans le groupe de parents un homme qui aurait mon visage mais je n’ai remarqué personne. Peut-être ne me ressemblait-il pas ? Peut-être m’attendait-il plus loin, dans la rue ? J’ai couru comme un dingue jusqu’à la maison mais ce jour-là, je n’ai pas rencontré l’ogre.

Le lendemain soir, au début du repas, on a sonné à la porte. Jamais la sonnette n’avait résonné de manière aussi effrayante.

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Maman et moi, on s’est regardés. Elle était toute pâle et mon cœur battait fort.

– Surtout, ne te montre pas, elle a dit. Je me suis éloigné des fenêtres, je me suis assis et j’ai

attendu. J’imaginais mon père pénétrer en hurlant dans l’appartement pour s’emparer de moi. J’avais si peur. Maman ne s’est absentée que deux trois minutes mais ça m’a paru infini. Finalement, elle est revenue en souriant. Ce n’était qu’un collègue de bureau qui lui avait apporté un dossier. Ce soir-là, je n’ai rien pu avaler.

Une semaine a passé. J’ai commencé à me dire qu’il ne viendrait pas. J’étais à la fois rassuré et déçu. Rassuré parce que je craignais qu’il ne m’emmène avec lui, déçu qu’il ne s’intéresse pas du tout à moi. Même l’inquiétude de ma mère était retombée d’un cran.

Et pourtant, un vendredi après-midi, à la sortie des cours, une voix dans mon dos a demandé simplement : « Emile ? ». Je me suis retourné. Un inconnu se dressait devant moi. C’était lui. Je le reconnaissais comme si je l’avais vu la veille, comme si je l’avais toujours connu. Je ne nous trouvais pas vraiment de ressemblance, enfin si, nous avions en commun des morceaux de visage : le nez et les joues. Il s’est avancé en répétant : « Emile ? » d’une voix pleine de doute. C’était comme si, lui non plus, il n’était pas vraiment certain de mon identité.

Je n’ai rien répondu. J’ai regardé l’homme s’approcher de moi. Il était grand, mal rasé et sa cravate était de travers. Sur son poignet, était tatoué un petit lézard. Sa voix était douce mais c’était peut-être pour m’amadouer.

– Tu sais qui je suis ? J’ai fait oui de la tête. J’aurais voulu me trouver à

des milliers de kilomètres et en même temps, je sentais combien c’était important de le voir.

Evidemment, j’avais peur ! Après tout ce qu’on avait raconté, je ressemblais à un hamster craintif au fond de sa cage. Il ne semblait pas très sûr de lui non plus, comme s’il n’avait jamais adressé la parole à un enfant.

– Tu veux une glace ? Je n’ai rien osé répondre. Il essayait probablement de

m’embobiner. Une glace ? Pourquoi pas des bonbons ? J’ai pensé à ma mère et à tout ce qu’elle m’avait dit. J’ai fait un pas en arrière.

Comme je reculais encore, il a voulu me retenir et son immense main s’est emparée de la mienne. Le lézard tatoué était si proche ! Au moment précis où ma main s’est retrouvée enfermée, des images se sont succédées dans ma tête : je voyais cet homme m’entraîner brutalement derrière lui, me pousser dans une voiture qui démarrait en trombe

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vers une destination inconnue et ma mère à la fenêtre, en larmes, qui attendait mon retour. En un instant, la peur a pris possession de moi.

– Non ! Je ne viens pas avec vous ! j’ai crié en retirant brutalement ma main.

J’avais hurlé de toutes mes forces comme me l’avait conseillé Maman et des passants se sont arrêtés pour nous observer. Mon père tentait maladroitement de me calmer.

– Tu n’aimes pas les glaces ? Une femme s’est même approchée de nous. Mal à l’aise,

l’homme a jeté un coup d’œil autour de lui en s’efforçant de sourire.

– Tu veux autre chose ? J’ignore d’où m’est venue cette haine subite pour cet

inconnu mais j’ai hurlé : « Je ne veux plus jamais vous voir ! Jamais ! ».

Et je me suis mis à courir le plus vite possible droit devant moi. Pendant quelques secondes, j’ai pensé qu’il me poursuivait et qu’il était sur le point de me rattraper mais quand, au bout de la rue, je me suis retourné, il était toujours là, immobile à l’endroit même où nous nous étions rencontrés. Pourtant, j’ai continué ma course et je suis arrivé essoufflé devant chez moi. J’ai mis un temps fou à trouver la clef. J’avais l’impression que son ombre allait surgir dans mon dos et que ses mains étaient sur le point de s’emparer de moi. A l’intérieur, je me suis enfermé à double tour. J’étais sauvé !

J’ai passé deux heures à regarder à la fenêtre s’il m’avait suivi. Mais non ! Quand Maman est rentrée, j’avais retrouvé mon calme.

Jamais, je n’ai raconté à ma mère que j’avais rencontré l’ogre et que je m’étais sorti de ses griffes. Jamais ! Peut-être parce que je n’étais pas très fier de ma fuite ? Du rendez-vous que je venais de manquer ? Je pense surtout que j’en avais marre qu’elle dise sans cesse du mal de lui.

Aujourd’hui, j’ai presque quinze ans et j’avance sur le chemin à travers des noms, des dates de naissance et de mort d’inconnus. Des époux sont enterrés ensemble, des familles complètes se sont réunies sous des dalles de pierre. Sous le ciel pâle de l’automne, il est calme, le cimetière. Comme moi.

Au bout de l’allée, un corbillard vient de s’arrêter. Je sais qu’à l’intérieur de la boîte, c’est lui. Un homme qui possède une partie de mon visage, le nez, les joues, et un lézard tatoué sur le poignet. Je sais qu’il s’agit de mon père parce que le faire-part envoyé par mes grand–parents paternels qui ont organisé le rapatriement du corps, je l’ai subtilisé et gardé pour moi.

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Depuis que j’ai appris sa mort, je m’entraîne à prononcer : « Papa », le mot qui n’est pas sorti de ma bouche lors de notre première rencontre.

Des hommes en noir sortent le cercueil du corbillard. D’autres patientent autour d’un trou profond et sombre. Une dizaine de personnes attendent, serrées, comme pour se soutenir. Je reconnais mes grands-parents. J’ignore s’ils ont vieilli à cause de la mort de leur fils ou du temps passé. Devant eux, une femme est en larmes. On voit bien qu’elle n’est pas d’ici. Ses cheveux sont noirs et raides, sa peau mate. Elle semble avoir froid dans son manteau d’hiver ou alors, elle est triste. Elle serre contre son ventre deux petits enfants. Pas plus de quatre et six ans. Le plus âgé, un garçon, essaie de retenir ses larmes comme un grand, la plus petite cache son visage dans le manteau de sa mère. Il avait donc une famille, l’ogre, et des enfants qui l’aimaient !

Aujourd’hui, les ogres, je n’y crois plus. Je marche en direction de ces gens endeuillés le plus naturellement possible. Après tout, ils sont une partie de ma famille et ce rendez-vous là, je ne veux pas le manquer. Mon grand-père me reconnaît et me sourit. Il chuchote quelques mots à l’oreille de ma grand-mère et à la femme en manteau noir. Tout le monde me regarde approcher. Curieuse, la petite fille a quitté les bras de sa mère pour m’observer. J’ai l’impression qu’elle a déjà entendu parler de moi. Je ne suis plus qu’à quelques mètres du garçon. C’est fou ce que les gens peuvent sourire à un enterrement !

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Thierry Robberecht est né en 1960 à Bruxelles où il vit. En 1993, sa première nouvelle est couronnée par le Prix de

La Fureur de Lire. En 1995, il publie son premier roman jeunesse, La disparition d’Hélène Alistair. Il écrit des romans d’inspiration policière, ancrés dans l’intimité des adolescents, mais aussi des livres illustrés avec Philippe Goossens, de la bande dessinée (La Smala avec Marco Paulo) ainsi que des textes de chansons pour Marka et Jeff Bodart.

Du même auteur :

Une affaire d’adultes, roman, Syros, 2009Le portrait de Leonora, roman, Syros, 2007La mémoire kidnappée, roman, Syros, 2006Un cadavre derrière la porte, roman, Livre de Poche jeunesse,

réédité en 2009

Mon Grand-père Noël, album jeunesse, illustration Philippe Goossens, Mijade, 2009

L’ombre de Lou, album jeunesse, illustration Quentin Vangijsel, Milan, 2008

Harold, album jeunesse, album jeunesse, illustration Philippe Goossens, Mijade, 2007

Je veux retourner dans le ventre de Maman, album jeunesse, illustration Philippe Goossens, Mijade, 2006

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Un boulot pour l’été

Patrick Delperdange

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Un boulot pour l’été

Patrick Delperdange

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et été-là, je venais d’avoir seize ans et, pour me faire un peu d’argent, j’avais décidé de me

trouver un job étudiant. Mais après avoir demandé à gauche et à droite, tout ce que je suis arrivé à obtenir, c’est assistant cuisine dans un snack du quartier. Je m’y étais sans doute pris un peu tard. J’aurais préféré travailler dans un domaine qui me plaisait, chez un photographe par exemple, ou bien dans un magasin d’informatique. Mais soit les responsables de ces boutiques avaient déjà engagé quelqu’un d’autre, soit ils ne souhaitaient pas faire appel à de la main-d’œuvre supplémentaire.

Je me suis donc retrouvé un matin du mois d’août au « Cent d’wiches ». Le patron avait déniché le nom tout seul et il trouvait ça très original. Il se considérait d’ailleurs lui-même comme très original. Je vous explique : il portait une casquette de base-ball sur la tête, la visière dans la nuque, et il s’appelait Gregory. « Appelle-moi Greg, mon pote. On a pratiquement le même âge, non ? »

Bien sûr, Greg, à deux décennies près, mon pote.Si cela vous intéresse vraiment, le boulot

d’un assistant cuisine consiste essentiellement à réduire en pièces une montagne de légumes en tout genre. Carottes, oignons, tomates, poivrons. Jusque-là, je n’avais pas idée de la masse de légumes qui entre dans la composition d’un sandwich. Mais il faut avouer que lorsqu’il m’arrivait d’en commander un, je refusais la plupart du temps qu’on y ajoute quoi que ce soit. Pas de garniture, non merci, ça ira comme ça.

C’était surtout les fi lles et les femmes qui semblaient ne pas pouvoir avaler la moindre bouchée de pain sans l’agrémenter de laitue ou de légumes crus. Allez savoir pourquoi. Elles doivent avoir le sentiment que ça enlève un peu de la nocivité de la salade de thon mayonnaise ou du poulet curry.

Je ne m’en suis pas rendu compte le premier jour, parce que j’étais trop absorbé par mes nouvelles tâches, mais il y a pas mal de femmes qui profi tent de leur pause de midi pour aller s’acheter un sandwich, qu’elles savourent lentement, comme s’il s’agissait d’un plat délicieux. La plupart du temps, elles sont seules, elles s’installent à une table du fond, et elles boivent de l’eau minérale. Par moments, leur regard se perd dans le vague, comme si elles embarquaient pour un autre monde, loin des odeurs de friture et de la sauce andalouse.

Ce n’est donc qu’au bout d’une semaine de travail que j’ai remarqué la femme brune qui commandait

C

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chaque jour un sandwich au fromage, agrémenté de la quasi-totalité des légumes disponibles. Elle n’était satisfaite que quand ça menaçait de déborder, après quoi, tenant son plateau d’une main, elle se cherchait une place libre.

Elle devait avoir dans les vingt-cinq ou trente ans. J’ai toujours des diffi cultés à préciser l’âge des femmes, même si je sais faire la différence entre une gamine et une femme mûre, bien sûr. Je sais à quoi ressemble ma mère.

Celle-ci était plus jeune. Et elle était triste.Elle donnait l’impression d’être toujours au

bord des larmes. Elle restait plus longtemps que la plupart des autres clients. Lorsqu’elle avait terminé son sandwich, elle repoussait le plateau devant elle et se plongeait dans des pensées qui ne devaient pas être très réjouissantes, d’après l’expression de son visage. Je m’avançais pour débarrasser, elle levait les yeux vers moi, je lui demandais si elle avait terminé, elle me répondait d’un simple signe de la tête. Elle avait des cheveux bruns très sombres, coupés courts, avec une frange sur le front, et des yeux sombres eux aussi.

J’aurais bien aimé la voir sourire, mais je ne savais absolument pas comment y arriver.

Un jour, alors que le service allait se terminer et que le snack était pratiquement vide, le patron est arrivé avec des cartons de verres et d’assiettes. Je l’ai aidé à ranger tout ça sur l’étagère de service.

« Comment ça se passe, Fred ? m’a-t-il demandé. Le boulot ?

– Ça peut aller, ai-je dit. Pas trop compliqué. Je commence à m’y faire. »

Greg allait ajouter quelque chose quand il a aperçu la femme installée au fond de la salle. Il a posé le carton qu’il s’apprêtait à emmener dans sa voiture, et s’est avancé vers la table occupée par notre dernière cliente. Il s’est assis en face d’elle.

Et je l’ai vue qui souriait, comme si c’était ça qu’elle avait attendu depuis tout ce temps.

Greg devait lui parler, même si je n’entendais rien à la distance où je me trouvais, mais je la voyais qui l’écoutait attentivement.

« Pousse-toi un peu, t’es dans le chemin, m’a dit le cuistot, un gros type toujours en sueur qui devait s’imaginer que j’étais là pour prendre sa place et qui me détestait. Il y a encore pas mal de trucs à nettoyer, je sais pas si tu rends compte. »

Greg s’est soudain levé et s’est éloigné de la table. Il tirait la tête.

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« Merde, merde, merde, a-t-il marmonné en revenant derrière le comptoir. Bon, faut que je vous laisse, les gars. Je reviendrai chercher ces cartons tout à l’heure. »

Il a grimpé dans son 4X4 et a démarré aussitôt.Sous le prétexte de ranger les chaises, je suis allé

auprès de la femme qui n’avait toujours pas bougé de sa place.

Et cette fois, c’était clair : elle pleurait.En me voyant approcher, elle s’est soudain reprise.

Elle a sorti une paire de lunettes noires de son sac à main et elle les a mises pour dissimuler ses yeux. Elle s’est levée et a pris le chemin de la sortie.

Je me suis aperçu qu’elle avait laissé son écharpe sur le dossier de son siège, un bout d’étoffe colorée qu’elle nouait autour de son cou. Je m’en suis emparé et j’ai couru sur le trottoir pour la rattraper.

« Excusez-moi, ai-je dit. Vous avez oublié quelque chose.

Elle s’est tournée vers moi. Elle était pâle et on aurait dit qu’elle tremblait.

– Ah…, a-t-elle murmuré en apercevant l’écharpe que je lui tendais. Merci.

– Vous allez bien ? ai-je demandé.Elle m’a regardé. Je crois que c’était la première fois

qu’elle me voyait vraiment. Elle avait ôté ses lunettes fumées, et les larmes n’avaient pas encore eu le temps de sécher au coin de ses paupières.

– Oui, ça ira, a-t-elle répondu.– Vous ne voulez pas… »Je me suis interrompu, ne sachant qu’ajouter.

Il fallait que je trouve rapidement quelque chose à lui proposer.

« Boire un café ? ai-je ajouté précipitamment. On a parfois besoin d’un petit café, non ? »

Elle a hoché la tête sans un mot.« Asseyez-vous là, ai-je dit en montrant la table

installée sur le trottoir. Je vous apporte ça tout de suite. »

Je suis parti vers le comptoir. Lorsque je suis revenu avec la tasse dans sa soucoupe, garnie d’un morceau de sucre et d’un berlingot de lait, la femme s’en était allée.

Le lendemain, elle n’est pas revenue. Je guettais son arrivée et j’étais prêt à lui offrir son sandwich habituel, avec autant de légumes qu’elle le souhaiterait, mais à quatorze heures, j’ai bien dû admettre qu’elle ne viendrait plus.

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Je ne l’ai plus revue au cours des jours qui ont suivi. Greg faisait des apparitions au snack pour s’assurer que tout roulait. J’ai eu l’impression qu’à chaque fois qu’il entrait, il jetait un coup d’œil inquiet vers le fond de la salle, mais peut-être me faisais-je des idées.

Le samedi est arrivé, et Greg nous a annoncé en aparté que le cuistot avait son anniversaire ce jour-là et qu’il avait organisé une petite fête surprise en son honneur le soir-même. C’est le genre de festivité qui ne m’a jamais plu, et j’étais déjà occupé à penser à une bonne excuse pour m’éviter ça, mais Greg a tellement insisté que j’ai fi ni par accepter son invitation. On s’est cotisé pour offrir un lecteur Blu-Ray au cuistot. À vingt heures, on était donc tous rassemblés au snack dans le noir, guettant la voiture de Greg qui devait arriver en compagnie du cuistot, soi-disant pour examiner avec lui les achats de la semaine.

La surprise, c’est nous qui l’avons eue. Quand la porte du snack s’est ouverte, c’est la jeune femme brune qui est apparue dans la lueur des lampes que l’un de nous venait d’allumer d’un coup.

Elle portait une petite valise au bout d’un bras. Son écharpe était nouée autour de son cou, et cela m’a fait plaisir, comme si j’étais en quelque sorte responsable de ce point de détail. Elle a cligné des yeux dans l’éclat des lampes.

« Gregory n’est pas là? a-t-elle demandé. On m’a dit qu’il était ici pour la soirée...

– Il va arriver dans un moment, a expliqué la femme qui nettoie le snack tous les matins. On l’attend. »

Au même moment, le moteur du 4X4 de Greg a rugi dans la rue, et par la vitre, nous avons tous aperçu le cuistot qui sortait de la voiture pour entrer dans le snack.

La femme s’est tournée vers la porte. Elle avait posé sa petite valise sur le sol à côté d’elle. Le cuistot est entré et nous a tous regardés. L’effet de surprise était un peu raté, il faut bien l’avouer. N’empêche, il avait l’air content qu’on soit là, même si personne n’avait encore entamé le moindre chant d’anniversaire. On aurait cru que chacun d’entre nous restait dans l’attente de ce qui allait survenir.

Et puis Greg est arrivé lui aussi. Il fronçait les sourcils. Il allait nous demander pour quelle raison on avait allumé avant leur arrivée. Il a ouvert la bouche, et puis il a vu la jeune femme aux cheveux sombres qui se tenait juste à côté de lui.

« Tu n’as rien à faire ici, a-t-il déclaré.

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– Il faut que je te parle, a dit la femme.– On s’est déjà parlé, a rétorqué Greg. Beaucoup trop.

On n’a fait que ça depuis des jours, Mara. J’en ai par-dessus la tête. Tu peux comprendre? Je croyais vraiment que tu avais compris.

– Gregory, j’ai une chose importante à te dire, a-t-elle ajouté.

Greg s’est détourné, et a fait un pas à l’intérieur du snack. Il paraissait très calme. Il a eu un sourire. Un sourire très particulier, qui lui retroussait le coin des lèvres sans découvrir ses dents. On aurait dit qu’il n’avait plus aucune idée de notre présence dans la salle. Il a pris une longue respiration, puis il a remué la tête.

– Bordel! Mais j’y crois pas. Tu vas jamais me lâcher, c’est ça? Tu ne vas pas comprendre que j’en ai plus que ras-le-bol? Mais comment il faut te le dire? »

La femme a fermé les yeux en entendant ce qu’il venait de déclarer. Comme si cela pouvait empêcher ces mots de pénétrer en elle. Mais ce n’était pas possible. Tout le monde avait entendu Greg, et elle également. Les yeux toujours fermés, elle a empoigné sa petite valise et elle est sortie.

Je crois bien qu’elle a traversé la rue sans rouvrir les yeux, parce qu’il y a eu un crissement de freins à l’extérieur, en même temps qu’un bruit de klaxon.

J’ai observé Greg. Il était en train de remuer la tête, avec une expression de lassitude extrême, le dos tourné à la porte. J’ai essayé de voir ce qui se passait au-dehors, mais le soir était tombé et la lumière vive dans le snack ne permettait pas de distinguer la chaussée.

« Bon, alors, qu’est-ce qu’on attend? a demandé Greg. On le fête, cet anniversaire, oui ou non? Il est où, le cadeau? »

Je suis sorti du snack. J’ai aussitôt aperçu la silhouette de la femme, tenant sa valise au bout du bras, de l’autre côté de la rue, et qui s’éloignait. Je l’ai rejointe, en me faufi lant dans la circulation de ce début de soirée.

« Il ne faut pas… », ai-je dit, de manière très gauche, sans même réussir à terminer ma phrase.

J’avais pourtant envie de lui faire une longue et très précise déclaration, mais les mots n’étaient pas arrivés jusqu’à ma bouche, restés coincés quelque part en moi avant d’être exprimés.

Elle n’a pas eu de réaction. Elle avait les yeux ouverts, mais elle aurait tout aussi bien pu être devenue aveugle.

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Son regard restait perdu comme au fond d’un puits.« Mara? ai-je dit, en lui prenant le bras. Écoutez-moi.Je ne sais pas où j’avais trouvé l’audace de

prononcer son prénom, mais cela a paru la sortir de son engourdissement.

– Qu’est-ce que... Qu’est-ce que vous me voulez? a-t-elle demandé.

– Je travaille pour Gregory, ai-je expliqué. Je vous ai vue plusieurs fois au snack. Je sais que vous avez des problèmes, mais je...

– Des problèmes?– Ça ne va pas très bien entre vous.– Mais laissez-moi, a-t-elle brutalement lancé. Je ne

vous connais pas. Qu’est-ce que vous croyez? »Je me suis rendu compte que je la tenais toujours

par le bras, de manière à la rapprocher de moi, sans en être conscient. Elle s’est libérée de mon étreinte et s’est détournée pour s’éloigner.

J’ai senti une bouffée de chaleur me monter au visage. Je n’avais même pas réussi à lui adresser la moindre parole d’apaisement. Sans parler de tout ce que j’avais pu imaginer en silence depuis que je l’avais aperçue pour la première fois.

J’allais retourner passer la soirée avec mes collègues quand, dans un dernier regard dans sa direction, j’ai vu qu’elle escaladait le petit talus donnant accès aux voies de chemin de fer. Si je n’avais pas tourné la tête à ce moment précis, je ne l’aurais pas aperçue, dans la lumière tombant d’un réverbère.

Je ne sais toujours pas pourquoi, mais j’ai senti la chair de poule hérisser mes bras.

Et je me suis mis à courir.Quand je me suis retrouvé au sommet du talus de

terre, elle avait eu le temps de dévaler la pente de l’autre côté et de s’engager sur les voies. Elle marchait d’un pas rapide et déterminé. Elle a franchi une première rangée de voies, puis elle a disparu à ma vue, en passant dans l’ombre d’une locomotive laissée sur une voie de garage.

J’ai entendu l’avertisseur d’un train qui approchait de la gare voisine, une longue sirène plaintive et menaçante à la fois.

J’ai dépassé la locomotive à l’arrêt, cherchant à voir où Mara avait pu passer.

Elle se tenait là, au milieu des rails, sa valise au bout d’un bras, la tête baissée, forme fragile et sombre dans l’obscurité. Le convoi en approche ne se trouvait plus qu’à une dizaine de mètres tout au plus, mais elle ne

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paraissait pas s’en inquiéter.J’ai agi sans réfl échir. Si je l’avais fait, j’aurais perdu

un temps précieux.

Le lendemain était un dimanche.Le lundi matin, Greg m’attendait lorsque je me suis

arrivé au snack.Il m’a d’abord jeté un regard, sans même me

souhaiter le bonjour puis, en parlant vite et d’un ton sec pour m’empêcher de répliquer, il s’est décidé à m’annoncer que ce n’était plus possible, que je ne convenais pas pour ce boulot, qu’il lui avait fallu un petit temps pour s’en rendre compte, qu’il était désolé.

Il m’a payé ce qu’il me devait pour les jours prestés, et a ajouté un petit supplément pour le dédommagement.

Je suis resté avec l’argent dans la main, à repenser à ce qui avait eu lieu le samedi soir. J’étais certain que Greg y pensait également. Peut-être même qu’il n’avait fait que penser à cela depuis que c’était arrivé. C’était en tout cas ce que j’espérais pour lui.

Quant à moi, j’avais perdu mon boulot d’été, et je n’en retrouverais sans doute pas d’autre avant la fi n de la saison, mais cela n’avait plus beaucoup d’importance à mes yeux.

Greg attendait que je quitte le snack. Il était impatient de ne plus subir ma présence.

« Tu n’as rien fait pour ça, ai-je dit juste avant de m’en aller et de le laisser avec ses remords. Je crois même que tu aurais préféré qu’elle disparaisse une fois pour toutes de ta vie, mais je suis content qu’elle soit vivante. »

Copyright : Patrick Delperdange (2010)

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et ProtocoleMinistère de la Communauté française

Editrice responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livreMinistère de la Communauté française-

Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelleswww.lettresetlivre.cfwb.be

Ce texte est publié grâce à :L’Administration Générale de l’Enseignement

et de la Recherche Scientifi que du Ministère de la Communauté françaisewww.enseignement.be

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Patrick Delperdange est né en 1960. Il vit et travaille à Bruxelles. Il a publié plusieurs ouvrages en littérature jeunesse. Il est par ailleurs scénariste de bande dessinée. Il est également l’auteur de Coup de froid, un roman noir paru chez Actes Sud, ainsi que de Chants des gorges, publié en 2005 par Sabine Wespieser Éditeur, roman qui a remporté le Prix Rossel, prix littéraire le plus important de Belgique francophone.

Dernier ouvrage paru : Un peu après la fi n du monde, Editions La Renaissance du Livre, collection Le Grand Miroir, 2010.

Pour en savoir plus :http://patrickdelperdange.e-monsite.com

Du même auteur pour la jeunesse :

Ishango, Nathan, 2010Tombé des nues,nouvelle éd. Mijade, 2008Julien d’Ombres, Gallimard, 2005L’œil du Milieu, trilogie, Nathan, 2003-2004Comme une Bombe, Mijade, 2000

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Je veux danser comme Gene Kelly

Max de Radiguès

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Je veux danser commeGene Kelly

Max de Radiguès

Je veux danser comme Gene Kelly

Max de Radiguès

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White River Junction est un village du Vermont (Nord-Est des états-Unis), qui accueille depuis 2007 une célèbre école de bande dessinée, le Center for Carton studies.

Le dessinateur Max de Radiguès y a passé un an, avec des auteurs venus des quatre coins du continent américain.

Pendant de longues années, White River

Junction a été frappé par la crise économique et déserté par ses habitants. Il avait pourtant connu des heures de gloire comme croisement, – junction –, de lignes de chemins de fer. A la fin du 19e siècle, plus de 50 trains de passagers s’y arrêtaient tous les jours, sans compter les très nombreux trains de marchandises qui partaient vers le Canada.

Et puis, au milieu du 20e siècle, il y a eu

aussi…

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Copyright : Maxime de Radiguès (2013)

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et Protocole Fédération Wallonie-Bruxelles

Editrice responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livre

Fédération Wallonie-BruxellesBd Léopold II, 44- 1080 Bruxelles

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Max de Radiguès est né en 1982. Il est auteur et éditeur de bande dessinée. Il dessine pour la jeunesse et les adultes. En 2009, il a été invité en résidence aux Etats-Unis, au Center for Cartoon Studies, une expérience qu’il a racontée dans le livre Pendant ce temps à White River Junction.

Du même auteur :

L’âge dur, Bruxelles, L’employé du moi, 2011Frangins, Paris, Sarbacane, 2011Pendant ce temps à White River Junction, Montpellier,

Six Pieds sous Terre, 2011520 km, Paris, Sarbacane, 2012Cowabunga, Bruxelles, L’employé du Moi, 2012Orignal, Paris, Delcourt, collection Shampooing,

2013

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Les nuages ne sont pas roses

Fidéline Dujeu

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Les nuages ne sont pas roses

Fidéline Dujeu

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essage vocal de Liz, reçu le 3 Janv. à 22:14, durée 2 min 16 sec

Salut Zaz, ça y est, je suis chez papa. J’ai ma chambre. C’est super bien ici. Papa a tout repeint. Il a même collé des stickers noirs au mur, tu sais ceux qu’on avait vus au magasin, les espèces de coquelicots tristes, tendance gothique… C’est encore plus beau sur fond vieux rose. Il m’a racheté des doudous, comme quand j’étais petite, et les avait installés au pied du lit, en rang d’oignons. Je lui ai pas dit que les doudous et moi c’était fini, que j’avais douze ans maintenant, il s’était donné tant de mal, j’ai presque eu envie de lui pardonner et de me jeter à son cou… Bon, je vais profiter à fond de cette semaine, tranquille, personne sur mon dos, une semaine sans entendre maman ! Fais tes devoirs, dresse la table, débarrasse la table, vide le lave-vaisselle, t’as rangé ta chambre ?, ramasse tes affaires !, je te l’ai déjà demandé 100 fois, 1000 fois, 100 000 fois !!, tes chaussures !, encore devant la télé ?!, éteins l’ordi !, fais pas ci fais pas ça…. Ah, ça va vraiment me faire du bien… Papa me conduira tous les matins à l’école, pas besoin de prendre le bus, je vais être gâtée, gâtée, gâtée. Et à la maison ? Tout va bien ? Grobert le hamster ne pleure pas trop ? Maman disait qu’il serait trop perturbé si on le déménageait toutes les semaines… Je suis obligée de te le confier, occupe-t-en bien ! S’il couine, c’est qu’il veut un câlin, s’il crie la nuit, c’est qu’il ne s’est pas assez fatigué la journée, mets-le dans sa roue, si… Enfin, je te fais confiance, tu le connais bien. Et maman ? Elle va bien ? Elle a beaucoup pleuré ? J’ai bien vu qu’elle se retenait devant papa tout à l’heure mais elle avait les yeux rouges… Je m’inquiète pas hein, je sais comment elle est, elle est forte maman et c’est pas Greluche qui… Ben oui, elle est là, évidemment… Pas ses mioches, non, ils sont là qu’une semaine sur deux, je les verrai seulement le week-end prochain. Elle, elle est pas méchante, non, elle est juste moche. Enfin, je vais faire avec, j’ai pas trop le choix! Papa a l’air ultra accro, ça m’énerve ! Mais il est adorable avec moi, ça oui, il voulait même m’acheter une Play Station ! Je lui ai dit que c’était pas trop mon truc, il a eu l’air déçu, je crois qu’il aurait bien aimé jouer en fait… C’est sûr, c’est pas avec maman qu’il aurait pu faire rentrer un jeu vidéo à la maison… Vous n’avez qu’à lire un livre si vous vous ennuyez… et bla bla bli et bla bla bla…

M

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Il a pas l’air non plus super heureux, hein. Ok, c’est tout feu tout flamme avec Greluche mais c’est pas non plus le paradis… Enfin, je t’en dis plus de la semaine, il est temps que je raccroche, je vais essayer de dormir dans mes nouveaux draps rose et noir… On se rappelle, bonne nuit.

Message vocal de Liz, reçu le 6 janv. à 10:14, durée 1 min 5 sec

Zaz, c’est moi. Faut qu’j’te raconte. Tu sais ce que j’ai fait ce matin ? Tu devineras jamais. Je me suis levée, de pas très bon poil j’avoue, j’avais fait de ces cauchemars la nuit… Et qui je vois, là, avec son grand sourire de magazine ? En train de manger sa tartine grillée le petit doigt en l’air ? Greluche. Non, c’était pas possible, dès le matin, voir sa tronche de cake… Je me suis fait un mur de paquets de céréales. J’ai pris les boîtes et je les ai posées devant moi l’une à côté de l’autre, barricade entre moi et elle. Elle me voyait plus, je la voyais plus. Papa n’a rien dit. Je sentais bien le malaise. Leurs toussotements, leurs silences gênés. J’ai avalé mon bol de corn flakes et je suis montée dare dare prendre ma douche parce qu’avec toute ma mise en scène, j’étais en retard. Je les ai entendus s’engueuler dès que j’ai passé la porte de la cuisine. Yes ! Yes !

T’as vu ta fille ?!! Tu dis rien ? Tu trouves ça normal ? Il lui faut du temps, c’est normal, c’est un âge difficile,

elle va finir par s’y faire, tu verras, sois patiente, gouzi, gouza…

Papa m’a, à fond, défendue ! Il est trop chou. Il était déjà trop chou hier. Il m’a appelée ma crotte, ma choupette, ça va l’école, pas trop dur ?, tu me fais un câlin ?, j’te ramène un petit goûter aujourd’hui, un éclair au chocolat ? J’en reviens pas. C’est pas qu’c’était un monstre avant mais, quand même, il exagère… Tu sais, c’est comme s’il voulait se racheter. Il culpabilise à fond. Il peut bien. Avec cette… La récré est finie, ça vient de sonner, je raccroche.

Message vocal de Zaz, reçu le 10 janv. à 22:10, durée 2 min 49 sec

Salut Liz, fallait que j’te phone. Dur, dur. Je viens de rentrer à la maison. J’ai retrouvé maman dans un sale

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état… Elle dit tout va bien, tout va bien, t’inquiète pas ma puce, mais comment tu veux que je m’inquiète pas quand je la vois dans cet état. Elle sourit mais son visage est triste, vraiment. Elle a de ces cernes … Elle s’était même pas maquillée ! Tu vois, j’me dis, papa va la voir, superbe sur le pas de la porte, il va craquer, il va comprendre qu’il s’est gouré, que c’est elle la femme de sa vie… Ben là, il aurait eu du mal à la trouver ne fût-ce que jolie. Nez rouge, cernée, les cheveux mal attachés, vieux jeans et vieux pull… J’me suis tout de suite dit que c’était fichu. Ok, il a des goûts de chiotte mais de là à reprendre une serpillière… Ils se sont même pas dit bonjour, elle regardait ses pieds, elle a pris ma valise, ma chérie je suis contente de te voir, et voilà. Il m’a serré fort dans ses bras et il est parti sans se retourner. Note, si ça tombe, il a même pas vu qu’elle ressemblait à une serpillière…

Souper toutes les deux en tête à tête, silence de mort. J’ai dit : on mettrait pas un peu de musique, hein ? Elle a répondu : oh, tu sais, j’ai mal à la tête.

Ok.Je voyais pas trop ce que je pouvais faire pour

l’ambiance… J’allais pas commencer à raconter mon week-end, à dire que je m’étais super marrée avec papa, qu’on était allés à la piscine, qu’il y avait mille toboggans, que les petits mioches de Greluche, ils sont vraiment terribles, Vanille, la petite, trop mimi avec ses couettes blondes et Max, le grand frère de 5 ans, sage comme j’ai jamais vu, il range ses affaires sans qu’on lui demande, il remet la table, il sait déjà nager !, à 5 ans, dingue, non ? Il a demandé pour que ce soit moi qui leur raconte l’histoire samedi soir… Ah non, les petits, ils y peuvent rien, j’vais pas les enfoncer, ils sont pas mieux lotis que moi, ça non…

C’était bien chez papa ?Non, c’était chiant.Et ta chambre, là-bas, elle est jolie ?Non, elle est horrible.J’lui ai proposé de dormir avec elle. Ben oui, je

sais, je suis un peu grande pour ça mais je la trouvais tellement triste. Elle a hésité, j’ai bien vu, elle a hésité. Mais non, mon cœur, retrouve ta chambre, ton lit, Grobert t’attend…

Message vocal de Zaz, reçu le 11 janv. à 20:22, durée 1 min 8 sec

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J’ai réfléchi toute la journée, Liz, j’ai bien réfléchi. C’est la guerre. On n’a pas d’autre solution. Il faut s’y mettre de chaque côté. Ne rien laisser passer à Greluche, continuer le terrorisme mauvaise humeur, ça c’est pour toi. Moi, je booste maman. On sait qu’elle peut remonter la pente. Elle a du potentiel. Je vais essayer de lui mettre un mec entre les pattes, un beau gars, style Brad Pitt ou Leonardo Di Caprio, tu vois. C’est leur style aux femmes de son âge, non ? Ou mieux encore : Johnny Depp ! Le look sauvage ! Elle est belle, tu sais, elle a du succès, non, pas maintenant évidemment, en training dans le canapé du matin au soir…, ça le fait pas… Mais ça va pas durer, ça se peut pas. Et t’imagines la tête de papa quand il verra maman avec le clone de Johnny à son bras ? C’est sûr, il va enrager, il supportera pas… Faut que j’te laisse, j’aime pas qu’elle reste toute seule devant la télé, j’la rejoins vite, bye.

Message vocal de Zaz, reçu le 12 janv. à 8:28, durée 2 min 56 sec

Liz !! Je te téléphone vite avant de passer la grille de l’école, j’me suis cachée derrière un arbre de la place, il fallait absolument que j’ te raconte, t’en reviendras pas ! Ce qu’il s’est passé hier soir… Je commence par le début, je m’embrouille pas, je t’explique tout de long en large. Bon. Souper triste avec maman, comme d’hab, pâtes à rien, silence torride et j’en ai marre, mais vraiment marre, j’en peux plus de cette ambiance de cimetière, je fais tout pour la provoquer, elle réagit pas, je dresse pas la table, je mange comme un porc, je remets du sel trois fois dans mes pâtes, je renifle, et rien. Si au moins, elle m’engueulait… Et donc, tout d’un coup, je sais pas ce qui me prend, je me mets à hurler : j’en peux plus t’as vu ta tête j’vais pas pouvoir continuer je vais me tirer une balle c’est trop mortel de vivre avec toi tu pourrais quand même te prendre en main non te maquiller te coiffer au moins t’habiller sourire putain sourire tu vas encore faire ta malheureuse longtemps là tu crois qu’il a envie de revenir papa quand il te voit !!! et je claque ma chaise par terre et je m’enfuis en courant dans ma chambre. Clac, la porte derrière moi, je me jette sur mon lit et je pleure, je pleure, comme quand j’étais petite, tu te souviens ?, quand j’arrivais plus à me ravoir, que je respirais fort en faisant du bruit

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et que la morve dégoulinait dans ma bouche, tu te souviens ? Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Il faisait noir quand je me suis rendu compte de ce que j’avais fait, alors là, j’ai recommencé à pleurer parce que j’avais honte, tellement honte. Comment j’avais pu démolir maman à ce point, j’étais vraiment une égoïste.

Ce matin, donc, je descends sur la pointe des pieds, j’ai préparé tout un babillage d’excuses et, devine, j’entends la musique, pas ma musique, non quand même, mais de la musique, un air doux, chanson française, cool… Elle était dans la cuisine, elle avait pris sa douche, s’était coiffée, maquillée, avait mis une jupe, pas mal, elle avait mis la table et préparé un petit déjeuner anglais, un œuf ou deux ma chérie ? Ma tête, t’imagines ? Celle du crabe dans La petite sirène, tu vois ?, la mâchoire du bas qui se détache et qui tombe au sol. J’ai pas débité mon monologue remords, j’ai rien dit, j’ai mangé mes œufs, deux, elle avait fini par plus attendre ma réponse.

C’est fou, non ? Faut qu’je file, je raccroche vite.

Message vocal de Zaz, reçu le 12 janv. à 22:12, durée 1 min 9 sec

Ecoute, écoute! Je suis toujours sur la planète Mars ! Hier, tu vois, j’avais une mère dépressive depuis trois semaines, depuis, jour pour jour, le départ de papa. Le teint terne, les yeux de cocker, la tête penchée en avant que tu sais même plus si elle a encore des muscles dans la nuque. Et aujourd’hui, 12 janvier, j’ai retrouvé ma mère ! Enfin non, c’est pas tout à fait la même. Quand je suis sortie de l’école, elle m’attendait devant la grille. Elle était sublime. Elle était allée chez le coiffeur, c’est top réussi, elle a même fait une teinture, acajou d’après elle, moi je dirais roux rouge, c’est très joli, ça lui va trop bien. Et puis, c’est pas tout, pendant que moi j’étais à l’école, tiens-toi bien, madame a fait les boutiques, elle s’est racheté des robes, des pulls, des trucs de femme super stylés. Elle avait pas le choix, elle a tellement maigri qu’elle flottait dans ses vêtements, l’avantage maintenant c’est que tout lui va. C’est vrai. Elle m’a fait un petit défilé privé avec ses nouvelles fringues, elle est carrément belle. J’ose pas rêver la tête de papa quand il la verra dimanche, sûr il va retomber amoureux d’elle, elle est cent fois mieux que Greluche.

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On a passé une soirée magique, repas chinois devant une série débile comme je les aime.

Message vocal de Liz, reçu le 14 janv. à 19:03, durée 56 sec

Zaz ! ça a pas du tout marché ton plan ! Cet abruti est même pas sorti de la voiture ! Il a klaxonné ! Tu te rends compte ?! Klaxonner devant sa maison et même pas faire l’effort de se garer et de venir frapper à la porte ! J’étais en colère grave, j’ai pas prononcé un mot de tout le trajet. Arrivée chez lui, j’ai foncé tout droit vers ma chambre, j’ai pas dit bonjour à Greluche, qu’est-ce qu’elle m’énerve celle-là, j’ai la rage, j’ai la rage. J’avais envie de lui cracher sur les pieds. Bonjour ma belle, ça va ? Je suis contente de te revoir… C’est ça oui, c’est ça, bave-les tes diamants en toc, c’est pas demain la veille que je serai contente de te revoir, moi. Bon, faut qu’j’y aille, y a papa qui m’appelle pour souper, ça fait déjà un bon moment d’ailleurs, j’fais semblant de pas entendre. Ah, j’ai changé et nettoyé la cage de Grobert, j’ai mis des croquettes dans son bol, de l’eau dans son biberon, t’as plus qu’à lui faire de gros câlins. Oula, papa est en train de monter les escaliers, fais un gros bisou à Grobert sur le bout de son nez !

Message vocal de Liz, reçu le 16 janv. à 19:03, durée 38 sec

Je lui pourris la vie Zaz, je lui pourris littéralement la vie ! C’est la guerre, comme on l’avait décidé. Je la nie, je la regarde pas, je construis mon mur tous les matins, je lui parle pas, je dis « elle » quand je parle à papa. Tu sais, ce que maman a toujours répété : il n’y a pas plus impoli que de dire « elle » d’une personne présente. Hé bien, je le dis tout le temps, elle va être là tous les jours, elle va pas sortir ce soir ? c’est elle qui choisit le programme télé ? elle a pas appris à cuisiner, on va manger des pâtes à tous les repas ? elle est encore là, c’était pas juste une aventure celle-là ?, ça lui fait rien de pas voir ses mioches, elle leur téléphone pas ?, etc., etc. Je suis horrible. Le monstre. Ça va marcher, ça ne peut que marcher, elle va pas tenir, elle va comprendre qu’elle est de trop.

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Message vocal de Liz, reçu le 17 janv. à 8:23, durée 22 sec

J’te phone en vitesse. Ça y est, effet/conséquence, premier résultat ! Ils se sont engueulés à mort ce matin. Je les ai entendus de ma chambre, j’avais à peine quitté la table du petit déjeuner et mon mur de céréales qu’elle s’est mise à geindre.

J’en peux plus, c’est plus possible, ta fille, non mais t’as vu, t’as vu ?, elle me coupe l’appétit, je vais craquer, j’en peux plus… !!

Sois patiente mon lapin, mon chou, mon amour, et gnignigni, ça va passer, c’est le début, elle va s’habituer, et gnignigni…

Yes, yes, yes !

Message vocal de Liz, reçu le 18 janv. à 19:03, durée 1 min 16 sec

Resto en tête à tête avec papa ce soir. Il sait pas comment s’y prendre, ça me fait trop rire. Il me demande comment ça va à l’école, les copines, les profs, banal quoi et puis tout à trac, il me raconte son histoire d’amour avec Greluche et ça, ça me fait moins rire.

Tu sais, ça a été le coup de foudre, je ne m’y attendais pas, c’était la femme de ma vie, je ne pouvais pas passer à côté.

Et maman alors, c’était de la crotte ? Non, bien sûr, ta mère et moi ça a été merveilleux

mais le temps a passé et… peut-être qu’on s’était trompé… ça t’es jamais arrivé toi d’avoir une copine et puis finalement après quelques temps tu te rends compte que c’est pas vraiment ta meilleure amie, qu’il y en a une autre avec qui tu te sens encore mieux ?

Si mais moi je fais pas d’enfant avec mes amies.Paf ! Il a plus rien dit. Tout rouge, les yeux sur son

steak qui saignait et s’étendait dans son assiette. Il a tout laissé refroidir, ses frites molles et son verre de vin qui ne se vidait pas. J’ai eu pitié de lui. Je devrais pas. Il l’a bien mérité quoi, t’as la plus belle femme du monde à la maison, ok elle est parfois un peu chiante, mais de là à la planter du jour au lendemain, à faire ta valise en pleine semaine pour rejoindre qui, mais qui ??? Miss Greluche !! Non, mais mon vieux t’as pas les yeux en face des trous ! Bon, ça j’lui ai pas dit, j’ai plus rien dit, on n’a pas pris de dessert et dans la voiture il a mis la musique à fond, on était sûrs de pas devoir se parler comme ça, on pouvait plus se blesser.

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Je pleure là et je sais pas pourquoi, je te parle, je te parle et je pleure et ça s’arrête pas. Allez, je renifle un grand coup et je raccroche. Bye Liz, bye.

Message vocal de Zaz, reçu le 20 janv. à 20:09, durée 57 sec

Salut Liz ! J’te donne des nouvelles de maman. Elle va super bien ! En pleine forme ! Elle a recommencé à travailler, elle est vraiment jolie, elle n’a pas grossi, non, mais elle préfère pas, elle se trouve mieux comme ça, mais elle mange hein, t’inquiète, elle dévore même. Evidemment, je dois dire adieu aux steaks frites quand je suis ici, c’est plutôt soupes et salades… Ce soir, elle est même sortie. Elle voulait pas mais j’ai insisté. Non, ça m’ennuie de te laisser toute seule, il y aura d’autres occasions… Vas-y, j’lui ai dit, vas-y à ce souper, tu vas sûrement rencontrer le prince charmant et moi, de toute façon, j’ai envie de regarder pour la centième fois ce film de vampires que tu détestes, je suis assez grande pour rester toute seule et manger des chips dans le salon ! Je suis sûre qu’il y a un homme en vue : elle s’est remaquillée trois fois !

Bon, j’m’installe : soirée d’horreur pour adolescentes romantiques ! A plus Liz, à plus.

Message vocal de Zaz, reçu le 21 janv. à 21:32, durée 58 sec

Ben non, elle a pas ramené le prince charmant cette nuit mais j’pense quand même qu’elle l’a rencontré. Elle passe son temps à envoyer des sms et c’est pas du tout son genre. Même à table, tu te rends compte ?! Le truc interdit par-dessus tout ! On prend pas son téléphone à table, on envoie pas de sms, etc. Elle le fait ! Donc, elle va avoir un mec, papa va être jaloux à mort et il va revenir en courant et planter Greluche, là, comme une vieille chaussette. Déjà quand il m’a conduite, j’ai vu dans ses yeux qu’il en revenait pas de la transformation de maman. Il lui a tendu mon sac sans regarder ses pieds, il était carrément baba. Et elle, elle faisait l’innocente, sourire et yeux plissés… Il y a du linge à laver ? Tout s’est bien passé ? Alors t’imagines si la prochaine fois il y a un homme à côté d’elle ?!

On va y arriver Liz, on va y arriver.

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Message vocal de Liz, reçu le 25 janv. à 22:05, durée 39 sec

T’avais raison, papa est venu me chercher et quand il l’a vue, ses yeux se sont mis à briller, étoiles et étincelles. Elle s’était fait toute belle, elle sortait. Et elle le lui a bien fait savoir !

J’ai pas trop le temps, j’suis attendue… Ah, tu sors ?, t’as un rendez-vous ? Oui, oui, j’dois y aller… Ah, c’est bien, c’est bien…, ça a l’air d’aller alors… Oui, oui…Elle m’a embrassée et elle lui a fait un p’tit signe de

la main, tu vois, le style faussement dégagé, j’en ai rien à foutre de toi en fait. Elle est trop douée quand elle veut. Papa est resté silencieux tout le trajet, j’ai bien vu que ça le turlupinait. Elle attaque enfin, il était temps ! Occupe-toi bien de Grobert, mon hamster d’enfer !

Message vocal de Liz, reçu le 26 janv. à 22:18, durée 1 min 3 sec

Hep Zaz ! Alors là, j’ai fait fort ! J’ai sorti l’artillerie lourde. J’t’explique. J’ai continué bien sûr à être infecte avec Greluche. J’lui dis pas bonjour, j’lui parle pas, j’la nie, je fais toujours mon rideau de paquets de céréales le matin, etc., etc. Mais en plus, j’ai rendu papa jaloux, affreusement jaloux ! J’lui ai raconté que maman avait un amoureux, qu’il était super sympa, qu’elle en était folle, que moi, j’m’entendais à fond avec lui, qu’on avait passé un week-end énorme, qu’il nous avait emmenées au cinéma, qu’on avait ri comme des fous, qu’elle était vraiment heureuse et tout et tout. Sa tête ! Dé-com-po-sé ! Il était dé-com-po-sé ! Il avalait sa salive difficilement, tu vois ? Il évitait mon regard et il disait tout le temps : c’est bien, c’est bien… Evidemment, j’ai raconté tout ça devant Greluche, en lui tournant le dos, fallait qu’elle voie qu’il était encore amoureux de maman, et c’est pas possible autrement, elle l’a vu ! Et elle est plus du tout la Greluche souriante et toute joyeuse du début, non, elle tire la gueule, elle est cernée, à chacune son tour, elle dit plus rien, fini les petits nuages roses, ils en sont bien redescendus, ça c’est sûr… On y est presque ! Yes !

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Message vocal de Liz, reçu le 27 janv. à 18:19, durée 1 min 37 sec

Bon Zaz, je suis désolée, j’arrête. Je peux plus. Tu vois Greluche…, non j’veux plus l’appeler Greluche… J’viens de rentrer de l’école. Quand j’suis passée dans le couloir, j’ai entendu une respiration un peu forte, comme des hoquets. C’était elle. Elle était dans le fauteuil, recroquevillée en boule et elle pleurait. Des gros sanglots, tu sais, comme quand on est vraiment triste. Elle était vraiment triste. Papa était pas encore rentré, j’étais toute seule avec elle. J’ai pas pu continuer à la nier. J’ai dit : ça va ? ça va ? Mais elle a pas répondu, elle pleurait. J’me suis assise à côté d’elle dans le canapé et j’ai passé ma main sur son dos. Elle est pas méchante en fait, et même, elle est plutôt gentille… Elle m’a jamais crié dessus, elle m’a jamais maltraitée, au contraire, elle me reproche rien, j’suis infecte et elle écrase… J’dois arrêter d’être un monstre… J’ai passé ma main dans son dos, doucement, comme maman fait pour me calmer, c’est tout, j’ai dit, c’est tout, je suis là. Eveline, je suis désolée, pardon, pardon, pardon… Elle m’a pris dans ses bras, Zaz, elle m’a pris dans ses bras… Et ça m’a fait tellement de bien… C’est comme si on enlevait le rocher sur mon dos. Je me suis appuyée sur son épaule, je me suis laissée aller, vraiment, j’étais légère, légère, et j’ai pleuré aussi et plus je pleurais plus je me sentais légère. Je sais pas combien de temps on est restées comme ça toutes les deux à renifler mais quand papa est rentré, qu’il nous a vues dans le fauteuil, dans les bras l’une de l’autre, il a rien dit, il a juste souri.

C’est fini la guerre, Zaz, j’arrête, c’est pas la mienne.

Message vocal de Liz, reçu le 27 janv. à 23:42, durée 12 sec

Salut Zaz. C’est la dernière fois que j’t’appelle, Zaz. J’sais plus trop rien mais j’pense que c’est mieux comme ça. T’existes pas Zaz. T’es qu’un produit de mon imagination, comme Liz. Vous n’existez pas. Je vais jeter un des deux gsm, j’ai pas besoin de deux gsm. Je suis toute seule. Je m’appelle Lisa. Je m’appelle Lisa.

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Copyright : Fidéline Dujeu (2013)

Graphisme : Françoise Hekkers – Direction Communication, Presse et Protocole Fédération Wallonie-Bruxelles

Editrice responsable : Martine Garsou – Service général des lettres et du livre

Fédération Wallonie-BruxellesBd Léopold II, 44- 1080 Bruxelles

www.lettresetlivre.cfwb.be

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Après des études de philosophie et de psychologie, Fidéline Dujeu a travaillé une quinzaine d’années dans l’enseignement, la formation d’adultes et l’animation socio-culturelle. Elle anime aujourd’hui des ateliers d’écriture et écrit des romans.

Du même auteur :

Coquillages, roman, Liège/Bruxelles, Le somnambule équivoque, 2004

L’île berceau, roman, Liège/Bruxelles, Le somnambule équivoque, 2005

Guère d’homme, roman, Liège/Bruxelles, Le somnambule équivoque, 2007

Angie, roman, Liège/Bruxelles, Le somnambule équivoque, 2010

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Jo

Jean-Sébastien Poncelet

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Jean-Sébastien Poncelet

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omment vous dire ?... Chuis pas trop malin, en fait. En tout cas, c’est ce que dit mon paternel. Il

me le répète à longueur d’année : « T’es con, Jo. » S’il le dit, c’est que ça doit être vrai, non ? C’est mon père, quand même. « T’es con comme un décapsuleur, Jo ». Lui, c’est un adulte. Forcément, il sait ce qu’il raconte. Et puis, en décapsuleurs, il en connaît un foutu rayon.

Ma mère, elle, elle dit rien. Enfin, elle disait rien, plutôt. Elle a jamais rien dit, en fait. Jusqu’au jour où elle est partie. Sans rien dire, bien sûr. C’était une taiseuse, ma mère. Enfin, je crois. Je me souviens pas trop d’elle. Quand je veux la revoir, je ferme les yeux et son visage me revient comme un fantôme que j’essayerais d’attraper sans y arriver vraiment. Avec ses longs cheveux bouclés et son regard triste, elle ressemblait à notre chien, quand mon père lui cognait dessus. Chaque fois que je repense à elle, il y a l’odeur des crêpes qui me revient en même temps. Elle savait vachement bien faire les crêpes, ma mère. De belles crêpes fines qui avaient la forme de la lune et la couleur du soleil. Puis un jour, elle est partie et on n’a plus jamais fait de crêpes à la maison. Parfois, je me demande ce qui me manque le plus, ma mère ou ses crêpes. Alors, ces fois-là, je m’en veux à mort et je pense à autre chose.

*

Hier, il m’est arrivé un drôle de truc. C’était après l’école. Je rentrais à la maison et je marchais vite, à cause du froid et de la pluie. Et à cause de mon paternel qui allait sûrement m’en coller une si je traînais en route.

Le bus m’a dépassé en soulevant un tsunami d’eau sale et il s’est arrêté un peu plus loin pour débarquer toute une brouette d’ados qui revenaient du bahut, comme moi. Au milieu de la cohue, il y avait un mec tout maigrichon, avec un sac à dos à l’épaule, des lunettes gigantissimes, un nœud papillon vert, des cheveux très noirs et des boutons plein la tronche. Il devait avoir quinze ans, quelque chose comme ça. Sur le moment, il m’a fait penser à Forrest Gump. En descendant du marchepied, il s’est emmêlé les guiboles et il s’est vautré sur le trottoir. Jamais vu un numéro pareil ! Tout s’est passé comme au ralenti : il a basculé en avant, ses bras ont fait des moulinets ridicules dans le vide et il s’est étalé bien à plat sur le sol, dans un grand bruit mat.

C

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Quand je suis arrivé à sa hauteur, il essayait de se relever au milieu de ses affaires qui avaient volé un peu partout. Tout le monde rigolait. Ça m’a mis en rogne que les autres se marrent alors que ce pauvre gars venait de se manger le pavé.

J’allais l’aider à récupérer ses brols quand un gros balèze a écrabouillé un porte-plume qui était tombé à ses pieds. Ça a fait un bruit de scarabée qu’on écrase avec une pierre. Là, j’ai senti que ça commençait à déborder dans ma tête. Comme une casserole avec des patates dedans, quand le feu va trop fort. J’ai regardé le boutonneux, puis ce qui restait de son stylo, puis le gros balèze, puis encore le boutonneux qui fixait l’autre avec la bouche grande ouverte. Il n’était pas en colère. Non. Il avait l’air tout perdu. Il serrait son sac contre lui.

– Pourquoi t’as fait ça ? j’ai demandé au gros.Il m’a toisé en rigolant de plus belle.– L’handic, il est à moi. J’en fais ce que je veux.Là-dessus, il a pris le sac des mains de l’autre, il l’a

retourné et tout est tombé sur le trottoir trempé.Ça, ça m’a foutu la rage pour de bon. J’ai serré les

poings très fort, j’ai avancé d’un pas et j’ai dit :– T’es aussi con qu’un décapsuleur…Au moment où le gros a cessé de rigoler et m’a fusillé

avec ses yeux d’assassin, je me suis dit que mon père avait raison. Qu’est-ce qui m’avait pris de sortir un truc pareil ? Le temps de penser que je venais de me foutre dans un sacré merdier, je me suis pris un coup de pied dans le tibia, puis un gnon en pleine face. J’ai répliqué en lui balançant mon genou dans les valseuses et c’est lui qui s’est retrouvé par terre en train de couiner, les deux mains sur les coucougnettes.

Sans attendre, j’ai chopé le boutonneux par le bras et on s’est barrés fissa.

*

– M… merci !– Pas de quoi. Ça va ?Ça flottait toujours. On marchait vite. Moi en faisant

des grands pas réguliers et lui trottant à côté de moi, son sac vide serré contre sa poitrine, la tête un peu de travers.

– Ou… ou…– Où quoi ? j’ai demandé en regardant autour de moi,

pensant qu’il cherchait quelque chose.– Ou… ou… oui ! Ç… ça va.

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Il avait une voix douce comme la peau d’une fille.– Je m’appelle Jonathan. Mais tout le monde

m’appelle Jo.– M… M… Mathieu.On s’est serré la main tout en marchant.– Tu parles toujours comme ça ? j’ai demandé.Oh, bon Dieu, il m’a trop flingué, avec son air

malheureux. J’ai cru qu’il allait se mettre à chialer. Mais non, il a continué à avancer comme un tout petit chien avec de toutes petites pattes que son maître traînerait derrière lui pendant son footing.

*

Quand on est arrivés chez Mathieu, j’ai dû ramasser ma mâchoire qui était tombée sur le trottoir. Aussi vrai que je m’appelle Jo, j’avais jamais vu une baraque pareille !

À l’intérieur, ça sentait bon l’ordre et la tranquillité. Il m’a emmené à la salle de bain pour que je puisse me débarbouiller. On était trempés jusqu’aux os.

– Merde ! j’ai dit en découvrant ma gueule dans le miroir.

– F… faut pas dire des g… g… gros m… mots.– Ouais, t’as raison. Mais merde quand même.J’avais la pommette gauche qui hésitait entre le

bleu, le vert, le violet et trente-six autres couleurs dont je ne connaissais même pas l’existence.

– Mon père va me tuer !J’avais à peine dit ça que Mathieu m’a dévisagé avec

des yeux énormes. Il a commencé à respirer de plus en plus vite, de plus en plus fort. Ses pieds s’agitaient tout seuls. Je voyais déjà le moment où il allait piquer une crise. Je savais pas à quoi ça pouvait ressembler, une crise de Mathieu, mais j’avais ma petite idée et ça me donnait pas envie de vérifier. C’est là que j’ai compris qu’il m’avait pris au mot.

– Non, non, il va pas vraiment me tuer. Je veux dire qu’il va se fâcher parce que je me suis battu, c’est tout. Tu piges ?

Ça, ça l’a un peu calmé.– Tes parents, ils sont où ?Par gestes, il m’a fait comprendre qu’ils allaient

rentrer plus tard. Sûrement qu’ils devaient bosser. Évidemment… Tu peux pas te payer une bicoque pareille en restant vautré chez toi à mater Plus belle la vie…

Sans un mot, Mathieu a sorti un flacon de désinfectant et une boîte sur laquelle il était marqué

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« disques démaquillants ». Il m’a fait asseoir sur le bord d’une baignoire assez grande pour faire mijoter au moins dix-huit personnes, et il m’a tamponné la joue, la langue coincée entre les dents, comme s’il était en train de restaurer un tableau. Ça ne faisait pas mal. Il passait et repassait en rase-mottes, sans appuyer, presque sans me toucher. Pendant qu’il faisait ses allers-retours qui me caressaient, il m’a souri. Et là, c’est arrivé d’un coup. Ce n’était pas Mathieu qui me soignait : c’était ma mère. Tout m’est revenu. Son visage d’ange. Ses yeux clairs. Son odeur toute propre et sucrée. Sa voix d’une douceur absolue. Ses gestes légers qui lui donnaient l’air de voler… Ça faisait des années que j’attendais ce moment. Des années à me demander si j’avais mal parce que ma mère s’était tirée ou parce que j’avais envie de crêpes. J’ai pleuré comme un gosse et je me suis dit que je pouvais y aller franco, parce qu’au fond, à treize ans à peine, j’en étais encore un.

*

C’est Mathieu qui a eu l’idée.Moi, j’aurais jamais osé.Il avait cessé de pleuvoir et ses parents allaient

bientôt rentrer, alors on s’est grouillés. Sans compter que si je traînais trop, c’était pas une engueulade que j’allais me ramasser, mais une vraie dérouillée qui ferait sûrement hurler Mathieu pour de bon.

J’avais la clé, mais il a insisté pour sonner. Quand mon paternel a ouvert, une chope à la main, c’est Mathieu qui a parlé. En bégayant à qui mieux-mieux, il a expliqué qu’il était un de mes bons copains et qu’on faisait souvent le chemin ensemble, même si on n’était pas dans la même école, et patati et patata, enfin tout un baratin que mon père a écouté en se demandant d’où sortait cette espèce d’extraterrestre avec son nœud papillon, ses lorgnons surdimensionnés et sa tronche criblée comme un poteau d’exécution.

« C’est quoi, ça ? », a grogné mon père en montrant ma joue.

En un quart de seconde, Mathieu a pris un air coupable méchamment bien imité. Il a baissé les yeux sur ses godillots et il a raconté comment il m’avait balancé sa raquette de tennis en pleine face en voulant m’expliquer le mouvement de revers.

– Tu joues au tennis ?

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– Ou… oui, M… Monsieur.Il a baratiné qu’on papotait tout en marchant, qu’il

avait son sac de sport en bandoulière, et qu’il avait absolument voulu me faire une démo. En disant ça, il a sorti une raquette dont il avait tartiné dix centimètres de cadre avec du mercurochrome. Je dois dire que c’était du bon boulot : on avait vraiment l’impression que je m’étais mangé le bidule en pleine face et que ça avait laissé des traces de sang.

Mon père a haussé les sourcils, il a grommelé un truc que j’ai pas capté et il est rentré. Par après, j’ai pigé qu’il regardait un match de foot et qu’il ne voulait pas louper la reprise. Sinon, je m’en serais pas sorti aussi bien, sûrement.

J’ai dit au-revoir à Mathieu sur le pas de la porte. Il m’a remercié de l’avoir défendu, à l’arrêt de bus.

– Pas de quoi, j’ai répondu. Tu viens de m’éviter de passer un sale quart d’heure, toi aussi.

Mathieu a pris ma main dans les siennes comme si c’était un cadeau et il a murmuré dans un grand clin d’œil :

– Chut ! N… notre s… secret.

*

Mathieu est autiste. Pas comme dans Rain Man, il m’a expliqué. Il ne sait pas compter les cure-dents qui sont tombés d’une boîte. Ni multiplier des nombres à quatre chiffres dans sa tête. Ça, c’est du cinoche. Il est autiste léger. Et puis, il a aussi chopé le syndrome de Machin Chose, un nom compliqué que j’ai pas retenu. Un vrai cocktail, ce mec. Mais bon, pas de quoi en faire un fromage. Parfois, il perd un peu les pédales, c’est tout. Ou alors il fait des trucs bizarres. Il passe son temps à réaligner ses bouquins sur son étagère. Ou à vérifier qu’ils sont bien tous là. Il met toujours le même nœud papillon vert. Il bégaie parce que sa pensée va trop vite pour sa bouche. Et il ne supporte pas la castagne. Même à la téloche, ça le terrorise. Quand il m’a dit ça, j’ai pensé qu’avec le coup de l’abribus, il avait été servi.

Comme hier, on est rentrés ensemble. Alors que je lui parlais de mes cartes de foot, il m’a interrompu avec un truc tellement énorme que j’étais pas sûr d’avoir bien entendu.

– V… viens ha… hab… iter ch… chez m… moi.– Quoi ? j’ai dit en m’arrêtant tout net.Il a répété mot pour mot – et même bégaiement pour

bégaiement ! – ce qu’il venait de dire.

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– Mais… pourquoi ? j’ai demandé.Je vous épargne la discussion qui a suivi, parce qu’il

a mis cinq bonnes minutes à m’expliquer des brols et des bidules qui en prendraient une demi pour quelqu’un comme vous et moi. Pour faire court, il m’a sorti qu’il avait bien compris que ce n’était pas moi qui étais con mais mon père, qu’il buvait comme un trou, que ce n’était pas bien qu’il me balance des torgnoles, que je devais déménager vite fait, et j’en passe.

J’étais sur le cul ! Je ne lui avais pas raconté grand-chose, finalement, mais lui, il avait déjà tout pigé. Alors qu’on se connaissait à peine depuis hier !

– Je peux pas me barrer, Mathieu. Et puis, les torgnoles, elles font pas si mal que ça. J’ai l’habitude.

Là, il m’a regardé avec les yeux d’une vache qui voit son petit partir à l’abattoir. Sur la tête de ma mère, j’avais jamais vu un regard comme celui-là.

– OK, j’ai dit, elles font un peu mal… Mais il a le droit. Avec les autres, il peut pas cogner, mais avec moi, oui. C’est comme ça…

*

Il était déjà neuf heures. Mon père et moi, on était plantés devant la télé. C’était pas son genre de me laisser mater un film le soir, mais il m’avait dit que je ne deviendrais jamais un homme tant que je n’aurais pas vu Apocalypse Now. Alors on était tous les deux dans le canapé. « Père et fils » qu’il disait. Lui une bière à portée de main, et moi avec une canette de soda. Pour un peu, il m’aurait fait un câlin.

Tout à coup, on a sonné.Il a marmonné :– Va voir ce que c’est et envoie-les à la gare.Je me suis levé et j’ai fait comme il a dit. Sauf

que je n’ai dû envoyer personne nulle part… Quand j’ai ouvert la porte, y’avait qu’une bouteille sur le perron. Une belle bouteille couleur de miel aux formes arrondies que j’ai ramenée au salon comme si c’était le Saint-Sacrement. L’étiquette disait « Glenmorangie », puis juste en-dessous, « Highland single malt scotch whisky ».

– C’était qui ? a demandé mon père en continuant à regarder le film.

– Je sais pas…– Comment ça, tu sais pas ?Il s’est retourné.– Qu’est-ce que c’est que ça ?

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– Aucune idée. Y’avait personne. Juste ça.Il m’a arraché la bouteille avec un sifflement et l’a

fait tourner sur elle-même pour l’admirer sous toutes ses coutures. C’est là qu’il a remarqué le post-it.

– « Merci ! » a lu mon père. Merci de qui ? Et merci pour quoi, d’abord ?

Il a ouvert la bouteille, et il a mis son nez dessus. Doux Jésus, vous auriez dû voir ça ! Son visage s’est illuminé jusqu’à prendre la même teinte dorée que le contenu.

– C’est p’t-être José, pour la tondeuse… Ouais, c’est sûrement lui…

José, c’est un voisin qui taxe toujours tout à tout le monde. Parfois, je me demande s’il n’habite pas dans une maison vide, tellement il emprunte des trucs à gauche à droite. J’ai failli dire que c’était pas le genre de José d’offrir quoi que ce soit, mais j’ai fermé ma gueule. Mon père avait déjà sorti un verre et le remplissait à demi. Juré, à voir sa tête, c’était Noël avec deux mois d’avance. J’allais pas gâcher ça. Et puis, José ou pas José, j’avais l’impression qu’il en avait rien à cirer.

*

À onze heures, j’étais dans mon lit. J’allais m’endormir quand on a de nouveau sonné. Du salon, mon père a gueulé :

– ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE !À entendre sa voix, il était aussi cuit qu’un homard

un soir de Saint-Sylvestre.Une minute après, nouveau coup de sonnette.Cette fois, j’ai entendu le canapé racler sur le

plancher, des pas dans le couloir, puis un grincement.– Putain, qu’est-ce que tu fous là, toi ?– B… bonsoir, a dit une petite voix que je connaissais

bien.Je me suis levé d’un bond, je suis sorti de ma chambre

et je me suis arrêté au sommet de l’escalier. Mathieu était en bas, dans l’entrebâillement de la porte.

– J… je… v… viens ch… ch… chercher J… Jo.– Quoi ?!J’étais toujours planté là-haut, silencieux. Mon père

et Mathieu n’avaient pas remarqué ma présence.– Tu vas me faire le plaisir de rentrer chez toi tout de

suite, espèce de petit merdeux !– N… non !C’est à ce moment-là que Mathieu m’a vu. Ni une ni

deux, il est entré et il est monté vers moi. Il n’était

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qu’à mi-hauteur, dans l’escalier, quand mon père lui a couru derrière et l’a attrapé par le bras.

– TU SAIS PAS CAUSER NORMALEMENT, MAIS TU ENTENDS CE QUE JE DIS, NON ?

– L… lâchez-m… moi !Parole, je me suis senti mal ! C’était quoi ce délire ?

Il s’est libéré et il a encore gravi quatre marches. Il était presque en haut, mais mon père a remis la main dessus et l’a obligé à se retourner. Mathieu pissait de trouille, ça se voyait. Pourtant, son regard me faisait penser à un taureau qui a juré de démolir son enclos planche par planche, même si ça doit lui prendre trois jours et trois nuits.

– DÉGAGE !!– C… connard !Seigneur !Mon père a resserré la main autour du bras de

Mathieu et l’a balancé dans l’escalier. On aurait dit un oiseau. Il est resté une éternité en l’air, tout léger. Puis il est tombé comme une pierre sur la dernière marche. Ça a craqué et il a hurlé comme jamais.

*

Alors voilà… Je suis couché sur un matelas, au pied du lit de mon pote…

En deux heures à peine, il s’est passé des tonnes de trucs. Mathieu avait le bras explosé à quatre endroits. Il a tellement gueulé que les voisins sont arrivés. Puis une ambulance. Puis la police. Puis ses parents qui se demandaient ce que leur fils foutait là. Tout ça en pleine nuit. Un vrai cirque ! Il y avait tellement de lumières bleues qui clignotaient devant chez nous que la moitié du quartier a rappliqué. Tous ces gens qui n’avaient jamais remarqué que mon père avait la main lourde faisaient la file pour pouvoir raconter que c’était un foutu bourreau d’enfant.

Lui, il était tellement en pétard qu’il a injurié tout le monde : les voisins, les ambulanciers, les parents de Mathieu… Même les poulets y ont eu droit. Il était tellement à la ramasse qu’ils l’ont fait souffler dans un appareil qui ressemblait à un gros GSM. En voyant le résultat, le policier a sifflé – exactement comme mon père quand il avait découvert la bouteille trois heures plus tôt. Ça plus tout le reste, il s’est fait embarquer devant au bas mot soixante personnes. Au premier rang, il y avait José qui souriait de toutes ses dents.

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Mathieu s’est retrouvé à l’hosto. Comme j’étais tout seul à la maison, les flics m’ont pris sous le bras pour aller le voir. Quand il est ressorti des urgences avec un plâtre tout neuf, on m’a expliqué qu’on allait essayer de me trouver un hébergement pour quelques jours, le temps que je ne sais qui prenne je ne sais quelle décision au sujet de Mon Avenir. Mathieu a supplié ses parents de m’accueillir et ils ont accepté. Il était plus d’une heure du matin, ça bâillait à tous les étages, alors je suppose que ça arrangeait tout le monde.

Moi, en tout cas, ça me plaît assez de passer la nuit avec mon copain dans sa bicoque de malade.

*

Par la porte entrouverte, j’entends les parents qui discutent au salon.

– T… tu dors ? me demande Mathieu.– Non. Et toi ?Dans la pénombre, il me regarde d’un air étonné.

Puis il comprend que je joue à l’andouille. Il commence à rire, et à rire encore, comme s’il ne devait jamais s’arrêter. Il se retourne dans son lit et son rire se termine dans un cri de douleur.

– T’as mal ? je lui demande.– Ou… oui.Tu m’étonnes ! Les toubibs l’ont gavé de médocs,

mais il doit quand même en baver un max.– Mathieu ?– Mmh.– Qu’est-ce que t’es venu foutre chez moi à onze

heures du soir ?Il sourit, comme s’il attendait cette question depuis

toujours, mais il ne répond pas. En bas, quelqu’un ouvre un meuble et déplace des bouteilles. Ça cogne, ça tinte, ça sonne.

– Agnès ? fait le père. J’ai acheté du Glenmorangie avant-hier. Tu ne l’as pas vu ?

– Non, s’étonne la mère.Ce coup-ci, c’est moi qui regarde Mathieu la bouche

grande ouverte.– C’était toi ?Il rigole.– Tu as fait tout ça… volontairement ?Il rit de plus belle.– Tu t’es arrangé pour qu’il te pète un bras ?– U… une j… jambe, c’… c’était b… bon au…

aussi.

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– Putain, j’y crois pas !– F… faut pas…– Dire des gros mots, je sais, désolé.Mathieu redevient sérieux, tout à coup. Il se tourne

sur le côté et s’approche du bord du lit. Lentement, il sort sa main valide des couvertures, attrape la mienne et chuchote :

– N… notre s… secret.

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Cette plaquette est publiée et diffusée dans le cadre de la Fureur de lire. Elle est disponible sur demande :

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Copyright : Jean-Sébastien Poncelet (2017)

Graphisme : Françoise Hekkers Fédération Wallonie-Bruxelles

Éditrice responsable : Nadine Vanwelkenhuyzen

Service général des lettres et du livre Fédération Wallonie-Bruxelles

Bd Léopold II, 44- 1080 Bruxelleswww.lettresetlivre.cfwb.be

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Jean-Sébastien Poncelet est né à Bruxelles en 1970. Son premier roman, La Tendresse des séquoias, a été finaliste du prix « Saga Café 2016 ». La même année, sa nouvelle Le dernier esclave belge a remporté le prix «Bonnes nouvelles» organisé par le Soir Mag.

Du même auteur :

La tendresse des séquoias, roman, Neufchâteau, Weyrich, 2016

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Peau de rousse

Zoé Derleyn

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Peau de rousse

Zoé Derleyn

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’adolescente était assise sur une pierre plate en plein soleil. Il y avait près de vingt minutes

qu’elle était là. La chaleur la faisait suer et ses cuisses collaient désagréablement. De temps en temps elle tirait sur son short pour tenter de mettre un peu de tissu entre sa peau et la pierre, un geste inutile. Elle se retourna mais il n’y avait pas d’arbre en vue. Elle leva la tête vers le ciel, se protégeant les yeux de la main. Les deux petits nuages étaient toujours là, immobiles, à bonne distance du soleil.

Depuis que ses parents avaient rencontré le couple de spéléologues autrichiens, trois ans auparavant, tous les étés c’était la même chose. Il fallait mettre son casque et ramper dans la boue ou dans la poussière à l’intérieur de boyaux parfois si étroits qu’on y avançait centimètre par centimètre, la tête penchée de côté pour ne pas rester coincé, et tout ça pour déboucher dans des salles où on tenait à peine debout tandis qu’il fallait s’extasier devant la moindre stalactite ou stalagmite rencontrée. Alors que dehors le soleil brillait. Ses petites sœurs avaient l’air d’aimer ça, elle pas.

Audrey avait tout juste quinze ans, elle avait fêté son anniversaire le premier jour des vacances. Et dès le lendemain, elle avait dû descendre dans un trou.

Audrey examina ses cuisses. Elle les trouvait trop grosses. Trop blanches et trop grosses. Elle pinça la chair entre ses doigts, évaluant la quantité de ce qui ne lui plaisait pas. Elle arrivait la plupart du temps à s’affamer jusqu’au soir, mais elle craquait pendant le souper et se resservait de dessert autant que sa mère le lui permettait, se persuadant qu’elle ferait plus attention le lendemain. Son père affirmait qu’elle était belle, d’une manière qui dégoûtait Audrey, en laissant traîner sa main sur ses reins ou en lui donnant une claque sur les fesses. Elle ferma les yeux et imagina que le soleil faisait fondre ses cuisses.

Elle avait entendu Kirsten, la femme spéléologue, dire à sa mère : « Comme tu as de la chance d’avoir eu quatre filles, je t’envie. J’aurais tant aimé avoir plusieurs enfants. » Après elles avaient discuté à voix basse de médecins, de piqûres et de deuil. Audrey avait cru comprendre que Kirsten avait été enceinte plusieurs fois mais que « ça n’avait pas tenu à part pour mon fils. » L’accent de Kirsten n’était pas toujours facile

L

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à saisir. Audrey entendit par contre distinctement sa mère quand elle s’exclama : « Parfois, je me dis que l’une ou l’autre des miennes aurait aussi bien fait de ne pas s’accrocher ! » puis elle entendit encore son rire, très fort, mais pas celui de Kirsten. En essayant de faire fondre ses cuisses au soleil, Audrey se demandait où était le fils de Kirsten et à quoi il pouvait ressembler.

Elle se redressa et attrapa la gourde métallique qu’elle avait placée dans l’ombre de la pierre plate, sous son casque. L’eau était encore fraîche. Elle essaya de ne pas boire trop vite, d’en garder pour plus tard. Elle crut entendre un bruit de pierre qui roule et elle sursauta. Elle regarda autour d’elle mais il n’y avait rien, elle était toute seule. Au loin, elle apercevait la chaîne de montagnes. De l’herbe rase, brûlée, des petits amas de rocs, vestiges d’un relief disparu depuis longtemps. Un paysage desséché par une succession d’étés trop chauds et d’hivers trop secs. Et les deux petits nuages dans le ciel qui ne bougeaient toujours pas. Ils auraient pu grossir ne fût-ce qu’un tout petit peu, pensa Audrey.

L’entrée de la rivière souterraine n’était qu’à une cinquantaine de mètres de là. Depuis son poste d’observation, Audrey apercevait la déclivité entourée des roches et des branchages qui s’y accumulaient à chaque pluie. Elle aurait eu moins chaud si elle s’était postée là-bas, elle aurait pu s’installer au tout début de la galerie et ainsi profiter de l’ombre et du souffle frais venu de la terre. Mais il n’était pas question pour elle d’y retourner. Tant pis si elle devait risquer l’insolation. Elle ferma à nouveau les yeux, rejeta légèrement la tête en arrière. Des magmas rouges et bruns dansaient derrière ses paupières. Elle songea qu’elle n’avait pas de crème solaire et qu’elle allait attraper un coup de soleil. Son nez allait sans doute peler, ses épaules aussi, comme à chaque fois qu’elle ne faisait pas assez attention. « Mais où as-tu pêché cette peau de rousse ? » demandait sa mère. Audrey pensait que si quelqu’un devait être au courant des secrets de sa fabrication, ça ne pouvait être que sa mère, pas elle.

Elle aimait bien imaginer que son père n’était pas son père. Que ce gros con qui lui mettait la main aux fesses s’était fait berner par sa mère. Et qu’elle avait quelque chose de différent par rapport à Élodie, Laure et Sarah. Une peau de rousse et un autre papa. Elle avait même parfois caressé une version des faits dans laquelle elle

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aurait été adoptée mais les photos du mariage de ses parents avec le ventre qui pointait sous la robe avaient anéanti ses espoirs. Elle, elle ne se marierait jamais, elle l’avait décidé depuis bien longtemps. Pas question qu’elle serve la soupe à un gros con, qu’elle rie à ses stupides blagues et qu’elle le suive à chaque fois qu’il aurait une lubie, comme se promener sous terre par exemple.

Kirsten et Tomas étaient venus les chercher le matin même dans leur minibus blanc. Il y avait des banquettes de chaque côté qui se faisaient face et au milieu deux énormes coffres remplis de matériel de spéléologie. Des combinaisons orange, des cordes, des casques, des harnais et toutes sortes de pièces métalliques que toute la famille apprenait à utiliser depuis trois ans. En montant dans la camionnette, Audrey calculait toujours son coup pour ne pas se retrouver assise à côté de ses parents. Ensuite elle essayait de regarder la route autant que possible pour éviter le mal des transports.

Peau de rousse et estomac fragile.

Le soleil était au zénith. Audrey but à nouveau quelques gorgées à sa gourde. Ses cuisses étaient trempées mais elles n’avaient pas maigri. Son T-shirt était plaqué contre son ventre et elle le roula puis fit un nœud pour le transformer en brassière. Elle se cambra en s’appuyant sur ses mains posées derrière son dos. S’il y avait eu ne serait-ce qu’un tout petit peu de vent sur sa peau humide, elle aurait pu éprouver un léger sentiment de fraîcheur. Mais il n’y avait pas de vent du tout, les deux petits nuages ne bougeaient pas d’un millimètre.

Le minibus blanc cahotait sur les chemins pierreux et ils étaient ballottés d’un côté puis de l’autre, comme s’ils sursautaient tous de manière désordonnée. C’était Kirsten qui conduisait. Tomas et le père des filles commentaient les résultats de la dernière étape du Tour de France. La mère ne disait rien, elle examinait ce qu’il restait de vernis sur ses ongles. Sarah, la cadette, assise entre ses parents, semblait encore endormie, les yeux clos, indifférente aux secousses de son corps. Élodie et Laura essayaient de déterminer laquelle des deux avait les cheveux les plus longs et elles tiraient sur leurs boucles puis louchaient vers le bas pour voir où chaque mèche leur arrivait. Elles demandèrent à Audrey

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de trancher. « C’est Sarah qui a les cheveux les plus longs », dit-elle, et Sarah se réveilla brusquement avec un grand sourire.

Audrey avait fait couper ses cheveux avant de partir, sa mère avait autorisé la coupe à la garçonne repérée dans un magazine, et elle était bien contente, surtout maintenant qu’elle était obligée d’attendre en pleine fournaise.

Elle changea de position sur la pierre plate, offrant un autre versant d’elle-même au soleil afin de soulager sa peau surchauffée. À part le cri d’un rapace de temps à autre et une cigale fatiguée et lointaine, il n’y avait pas un bruit. Voilà l’impression qu’elle aurait eue, le soir, quand elle voulait écrire son journal intime dans sa chambre, si elle était restée enfant unique. Si elle n’avait jamais eu de sœurs. Ou si elles étaient mortes toutes les trois. Plutôt que de les entendre hurler, dévaler les escaliers sans arrêt, de les voir débouler dans sa chambre pour lui demander de les départager d’un nouveau concours idiot ou de refaire pour la cinquième fois leurs tresses, elle pourrait se concentrer et parvenir à finir une phrase du premier jet. Sans ses sœurs, elle connaîtrait enfin la paix. Pour que le silence soit parfait, il aurait fallu qu’elle n’ait plus de parents non plus, évidemment.

Kirsten avait garé le minibus sur un petit terre-plein à l’ombre d’un vieux chêne. « On s’arrête ici », avait dit Tomas, comme s’ils ne l’avaient pas remarqué. Il n’était pas nécessaire cette fois-ci de mettre les salopettes, il fallait juste prendre les casques.

« C’est une galerie très facile, avait précisé Kirsten, on peut marcher debout tout le temps. »

Audrey avait soupiré, soulagée. Pour une fois, elle n’aurait pas peur de rester coincée sous terre pour toujours. « Il faut juste s’habiller », avait ajouté Kirsten, en regardant Audrey qui était la seule en débardeur et minishort. Audrey avait tapoté son sac à dos : « Tout est là. »

Son gilet et son pantalon ne lui étaient d’aucune utilité, assise au milieu de la plaine.

Audrey se demanda s’il lui serait possible de vivre sans parents. Toute seule dans la grande maison. À son âge, on ne la laisserait sûrement pas faire. Il y aurait un tas de gens, des assistantes sociales ou quelque chose dans ce goût-là, qui l’obligeraient à vivre dans une institution pour orphelins ou, pire, à aller s’installer chez sa grand-mère. Mais peut-être qu’elle

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pourrait négocier, qu’elle pourrait demander à sa tante – celle qui habitait seule dans une grande maison et qui portait toujours de beaux vêtements – de l’adopter. Elle devrait pouvoir arriver à la convaincre. À quinze ans, elle n’avait plus vraiment besoin qu’on s’occupe d’elle. Elle promettrait de bien s’appliquer à l’école et de ne pas traîner avec les garçons des logements sociaux. À part une chambre, il ne lui faudrait pas grand-chose. Elle pourrait trouver ses vêtements sur les brocantes, ça ne la dérangeait pas. Et elle serait d’accord de travailler pendant les vacances, dès qu’elle aurait seize ans.

Elle ferma les yeux un instant et tenta d’imaginer les corps.

Ils avaient quitté le minibus puis ils avaient suivi Tomas, en file indienne. Il n’y avait pas de vrai sentier, Tomas cherchait parfois des repères, pointait du doigt un roc ou un arbre mort, interrogeait Kirsten du regard. « Ja, ja », confirmait-elle.

Ils avaient marché près de deux heures. Tomas avait proposé de faire une pause. Ils avaient sorti du saucisson, des noix et des fruits secs de leurs sacs à dos. Audrey avait refusé tout ce qu’on lui proposait. Sa mère avait soupiré mais n’avait rien dit. « La galerie est une rivière souterraine, leur avait appris Kirsten, le lit est complètement à sec en été. L’érosion sur les parois est très belle. Malheureusement, on ne peut pas ressortir de l’autre côté, on est obligé de faire demi-tour. » Tomas avait ajouté qu’il n’y avait que par temps d’orage qu’il ne fallait pas s’y aventurer, que la rivière pouvait se gonfler en moins d’une demi-heure et transformer la galerie en piège mortel. Ils avaient tous levé les yeux vers le ciel et Tomas avait pointé en riant les deux minuscules nuages : « Rien à craindre ! » Son accent était beaucoup plus prononcé que celui de Kirsten.

Audrey était couchée sur la pierre plate. Elle avait bu toute l’eau de la gourde. Tant pis. Si seulement les deux nuages pouvaient se réunir, se déplacer, passer devant le soleil. Elle retira le bras qu’elle avait posé sur son visage, plissa des yeux. Il lui sembla que le ciel se voilait légèrement. Il y avait de l’espace, chez sa tante. À coup sûr, elle aurait une grande chambre. Pour elle seule. Avec un miroir en pied. Elle pourrait passer des heures allongée sur son lit, à lire, sans être

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dérangée. Elle ne serait plus jamais obligée de faire de la spéléologie. Elle ferait de l’équitation à la place. Ou de la danse. Ou rien. Elle ôta ses chaussures et ses chaussettes, se leva, fit quelques pas, titubant de chaleur.

Ils avaient rangé le saucisson, les noix, les gourdes. Il y avait encore une bonne heure de marche jusqu’à l’entrée de la rivière. Régulièrement, Audrey avait levé la tête et avait observé les nuages. Il était hors de question qu’elle entre dans cette galerie. On ne sait jamais. On a déjà vu des journées splendides se transformer en tempête, ça arrive. Trois ans qu’elle rampait, se contorsionnait, respirait doucement par le ventre pour contrôler la taille de sa cage thoracique, comme le lui expliquait Kirsten, trois ans qu’elle sursautait au moindre son, craignant un éboulement. Mais risquer de mourir noyée sous terre, hors de question. Elle avait tiré la manche de sa mère quelques mètres avant l’entrée. « Je n’y vais pas. » Ils avaient essayé, tous, de la convaincre. Par tous les moyens. Peu importe, elle était prête à se faire traiter de trouillarde devant ses sœurs plus jeunes, à soutenir le regard irrité de sa mère et la déception, yeux baissés, de son père : « Je croyais que ma fille en avait plus que ça ! »

Peau de rousse, estomac fragile, chochotte.

Elle commençait à avoir mal à la tête. Elle hésita un moment puis mit son casque. Elle n’aurait pas moins chaud mais elle avait le sentiment qu’il la protégerait des rayons. Elle vérifia machinalement que personne ne la regardait, elle se sentait ridicule. Tomas et Kirsten lui avaient formellement interdit d’essayer de rejoindre le minibus toute seule, de peur qu’elle ne s’égare. Alors elle attendait. Sans doute que dans un premier temps, si un orage éclatait et qu’elle se retrouvait orpheline, on lui permettrait de manquer l’école. Et quand elle y retournerait, tous les regards seraient posés sur elle. Elle entendrait dans les couloirs des élèves qui n’étaient même pas dans sa classe murmurer sur son passage. On la pointerait du doigt quand elle aurait le dos tourné. Mais elle s’en rendrait quand même compte. Les professeurs seraient tous très gentils avec elle. Et ça durerait longtemps, pas juste une demi-journée comme ça avait été le cas après l’enterrement de son grand-père. Des gens déposeraient des fleurs et des bougies devant l’école, en mémoire de ses sœurs. Elle aurait peut-être sa photo dans le journal. Et chaque fois qu’on

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lui adresserait la parole, elle baisserait les yeux et elle serrerait la bouche d’un air douloureux. Même quand tout cela se tasserait, elle resterait spéciale pour la vie entière. Il suffirait qu’elle dise : « J’ai perdu mes parents et mes trois sœurs quand j’avais quinze ans. »

Elle perçut d’abord la modification de luminosité, ensuite seulement la différence de température. Elle releva la tête. Le plus petit des nuages cachait le soleil. Il n’avait pas grossi de beaucoup, mais il s’était déplacé. Audrey savoura l’ombre provisoire. Elle sourit. La vie promettait d’être merveilleuse, sans sa famille.

La nouvelle « Peau de rousse » a été publiée dans le recueil Le goût de la limace,

Louvain-la-Neuve, Quadrature, 2017.

Cette plaquette est publiée et diffusée dans le cadre de la Fureur de lire. Elle est disponible sur demande :

[email protected] | www.fureurdelire.be

Copyright : Zoé Derleyn (2018)

Graphisme : Françoise Hekkers Fédération Wallonie-Bruxelles

Éditrice responsable : Nadine Vanwelkenhuyzen

Service général des lettres et du livre Fédération Wallonie-Bruxelles

Bd Léopold II, 44 - 1080 Bruxelles

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Zoé Derleyn est née à Bruxelles en 1973. Elle est peintre de formation, l’écriture a cependant toujours été présente, jusqu’à couvrir les pages de ses carnets de croquis. Son premier recueil de nouvelles, Le goût de la limace, a figuré parmi les finalistes du prix Rossel 2017.

De la même auteure :

Le goût de la Limace, nouvelles, Louvain-la-Neuve, Quadrature, 2017

© Cy

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Pâqu

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