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Unité de Géographie - Département des Géosciences de
l’Université de Fribourg CH
Travail de recherche personnel
Eléments d’analyse du discours fédéral
dans le cadre de la première correction des
eaux du Jura (1853 – 1867)
Rédigé sous la direction du Dr. Olivier Ejderyan
Gendre Bastien
Chemin de Villarsel 64
1723 Villarsel-sur-Marly
Villarsel-sur-Marly, le 15 mai 2012
Résumé du travail
Entre 1868 et 1891 fut réalisée la première correction des cours d’eau qui s’écoulent au pied
des montagnes du Jura, dans la région des trois lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne. Ces
travaux résultaient d’un long processus de décision qui mettait aux prises pas moins de cinq
cantons. Dès le début, des oppositions ne tardèrent pas à se manifester dans les premiers
projets de dimension suprarégionale, à tel point que le tout jeune Etat fédéral suisse fut chargé
du dossier en 1853. Ce dernier n’allait pas tarder à saisir cette occasion de prouver son utilité
en construisant un discours de mise en évidence. C’est que, émergeant au milieu des années
1850 dans un climat de tensions politiques consécutif à la fondation de la Suisse moderne,
celui-ci répondait à un besoin de justification du nouvel Etat.
C’est sur ce point que se concentre ce travail. Comment un projet à caractère spatial, comme
ici une correction de cours d’eau, peut-il avoir des conséquences politiques ou
institutionnelles ? De quelle manière les autorités fédérales l’ont-elles appréhendé ? Quelles
ressources ont-elles utilisées ? Comment cela se manifeste-t-il dans les relations entre cantons
et Confédération ? Ce sont ces questions qui ont dirigé cette recherche basée sur une méthode
d’analyse de discours inspirée de concepts développés par Michel Foucault.
Cette recherche met en évidence, dans cette correction fluviale, un signalement de l’existence
de l’Etat fédéral. On assiste en premier lieu à une mise en avant d’un Etat médiateur, au
travers de conférences de conciliation et d’énoncés élogieux à son égard. Son importance
administratrice fut ensuite invoquée par l’intermédiaire de ses moyens financiers et de la
production de rapports d’experts. Enfin, nous trouvons un Etat protecteur, tant aux points de
vue économique et populaire qu’envers les éléments naturels. Ces trois niveaux de
justification, bien que minés par de nombreuses oppositions et contradictions, s’inscrivaient
dans leur époque. En effet, tant les tensions politiques résultant de la crise du Sonderbund que
les débuts des effets de la révolution industrielle ainsi que des représentations caractérisées
par une croyance dans le progrès et une vision « prométhéenne » de la nature formaient des
relations fortes avec ce discours. Ce dernier eut des effets relativement importants. L’accord
réalisé en 1867 entre les cantons concernés et la réalisation du projet de correction en furent
les conséquences matérielles. Mais on assista également à une adaptation des énoncés des
autorités cantonales à des éléments du discours de la Confédération ainsi qu’au
développement de certaines compétences au niveau de l’administration fédérale.
Mots-clés : correction des eaux du Jura, Etat fédéral suisse, discours de justification, unité
nationale, 19ème
siècle.
Table des matières
1. Introduction ............................................................................................................................ 1
2. Précisions méthodologiques ................................................................................................... 2
2.1 Méthode de travail et définition des concepts .................................................................. 2
2.2 Sources et état actuel de la recherche ............................................................................... 4
3. Conditions d’émergence du discours ..................................................................................... 7
3.1 L’aspect politique : la mise en place de l’Etat fédéral ..................................................... 7
3.1.1 L’échec de la tentative unitaire sous l’occupation française et ses conséquences .... 7
3.1.2 Le Sonderbund et la Constitution fédérale de 1848 ................................................ 10
3.2 L’aspect économique et social : la Suisse économique du XIXe siècle ......................... 13
3.3 L’aspect des représentations liées à l’environnement .................................................... 15
4. Les projets de correction des eaux du Jura (des origines à 1867) ........................................ 17
4.1 Une réponse à des considérations sanitaires et économiques ........................................ 17
4.2 La marche vers un plan global sous surveillance fédérale ............................................. 19
4.2.1 Des premières solutions à la prise en main fédérale ............................................... 19
4.2.2 L’intervention de la Confédération : du principe à l’application ............................ 21
5. Le discours de justification de l’Etat fédéral (1853 – 1867) ................................................ 26
5.1 Identification du discours : trois axes principaux ........................................................... 26
5.1.1 Une fonction de recherche de concorde : l’Etat médiateur ..................................... 27
5.1.2 Une importance institutionnelle : l’Etat administrateur .......................................... 29
5.1.3 L’argument de l’Etat protecteur .............................................................................. 31
5.2 Les connexions entre discours et contexte ..................................................................... 34
5.2.1 Les relations au niveau de l’Etat médiateur ............................................................ 35
5.2.2 Les liens au niveau de l’Etat administrateur ........................................................... 37
5.2.3 L’argument de l’Etat protecteur et son contexte ..................................................... 38
5.3 Les dualismes et les contradictions du discours ............................................................. 40
5.4 Les effets du discours ..................................................................................................... 44
6. Des portées matérielles et institutionnelles .......................................................................... 49
6.1 La réalisation de l’arrêté fédéral de 1867 ....................................................................... 49
6.2 Une présence fédérale accrue ......................................................................................... 51
7. Conclusion ............................................................................................................................ 54
8. Bibliographie ........................................................................................................................ 56
9. Annexes ................................................................................................................................ 62
10. Remerciements ................................................................................................................... 70
1
1. Introduction
Entre 1868 et 1891 fut réalisée la première correction des cours d’eau qui s’écoulent au pied
des montagnes du Jura, dans la région des trois lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne. Ces
travaux résultaient d’un long processus de décision. C’est que le nombre de parties
impliquées dans cette affaire était particulièrement élevé. Cette correction touchait, en effet,
le territoire de cinq cantons aux traditions et aux objectifs fort différents. Dès lors, on ne tarda
pas à voir des oppositions apparaître, à tel point que le tout jeune Etat fédéral suisse fut saisi
du dossier en 1853. Dans quelle mesure ce dernier, établi dans les ruines de la guerre civile
du Sonderbund, allait-il saisir cette opportunité de renforcer sa légitimité encore peu assurée ?
C’est sur ce point que se concentre notre travail. En effet, il nous a paru très intéressant
d’analyser comment un projet à caractère spatial, comme ici une correction de cours d’eau,
peut avoir des conséquences politiques ou institutionnelles. L’Etat fédératif suisse, établi en
1848, est né dans un fort climat de tensions. Or, toute structure étatique se doit de reposer sur
un consensus minimal de la part de ses administrés. L’approche de la Confédération envers
ce projet de correction fluviale possède-t-elle des éléments de nature politique ? De quelle
manière les autorités fédérales l’ont-elles appréhendé ? Quelles ressources, matérielles ou
symboliques, ont-elles utilisées ? Quel discours ont-elles tenu ? Comment cela se manifeste-t-
il dans les relations entre cantons et Confédération ? De manière plus générale, comment un
projet à caractère spatial peut-il apporter des nouveautés dans le champ du politique ? Voilà
les questions auxquelles nous nous efforcerons de donner une réponse dans ce travail.
Pour y répondre, nous avons tout d’abord choisi de définir avec soin une approche théorique
et de délimiter un ensemble de sources capables de nous apporter les informations dont nous
avons besoin. Nous trouverons donc en premier lieu dans les pages suivantes quelques
précisions méthodologiques. Nous entrerons ensuite dans la mise au point du cadre historique
de cette correction fluviale, d’abord de manière générale en exposant l’état de la Suisse du
milieu du XIXe siècle, puis de manière plus précise en étudiant les développements ainsi que
les conflits autour du projet de correction depuis ses origines. Nous pourrons alors entrer de
plein pied dans l’analyse de la façon dont les autorités fédérales ont appréhendé cette
entreprise, ainsi que des ressources qu’elles ont utilisées. Enfin, nous dégagerons les portées
que nous pourrons tirer de cet épisode, d’abord d’un point de vue matériel avec la réalisation
de cette correction des eaux du Jura, puis d’un point de vue institutionnel avec le
renforcement du pouvoir fédéral suisse dans le domaine de la gestion des eaux.
2
2. Précisions méthodologiques
2.1 Méthode de travail et définition des concepts
Dans ce travail, nous avons décidé d’adopter la posture d’une analyse de discours, car cela
nous a paru être la position théorique la plus à même de répondre à notre questionnement. En
effet, pour étudier la manière dont les autorités du jeune Etat fédéral suisse ont appréhendé la
première correction des eaux du Jura, il s’agit de s’intéresser au discours que celles-ci ont
émis sur ce projet. Pour ce faire, nous nous sommes en grande partie appuyés sur des
concepts développés dans la pensée de Michel Foucault (1926-1984), que l’on retrouve dans
une démarche produite par Hannelore Bublitz, professeur de sociologie générale à
l’Université de Paderborn en Allemagne1. Cette dernière décrit en effet un plan d’analyse de
discours formé de quatre étapes que l’on peut, pour l’instant, résumer grossièrement de la
manière suivante : identification du discours, analyse des renvois entre celui-ci et son
contexte, mise en évidence des antagonismes ainsi que des contradictions du discours et enfin
reconstruction des effets de pouvoir et de vérité de ce dernier.
L’œuvre de Foucault contient donc de nombreux outils qu’il est semble-t-il envisageable
d’utiliser dans le cadre de ce travail. En effet, il est possible de concevoir la justification de
l’Etat fédéral et sa montée en puissance lors du débat précédant la première correction des
eaux du Jura comme un discours. Durant cette période, on assiste en effet à une prise en main
fédérale de ce projet qui était auparavant dans un giron strictement cantonal. Si l’on se réfère
au schéma développé par Hannelore Bublitz, il s’agit donc, dans un premier temps, de définir
précisément ce discours de justification, de mise en avant de la Confédération. C’est là
qu’intervient un premier concept foucaldien, celui du discours. En effet, par « discours », il
ne faut pas seulement comprendre des communications écrites ou parlées. Il s’agit également
de tout un ensemble d’actions, d’institutions, de pratiques plus ou moins cohérentes2. Celles-
ci ne sont pas qu’un miroir ou un reflet des valeurs sociales dominantes, mais elles ont
également une fonction de création, de production. Il faut voir les discours comme ayant une
influence importante sur la société, tout en étant inscrits dans un contexte donné3.
1 Bublitz Hannelore (2001): Differenz und Integration. Zur diskursanalystischen Rekonstruktion der
Regelstrukturen sozialer Wirklichkeit. Keller Reiner et al. (Sld) Handbuch Sozialwissenschaftliche
Diskursanalyse. Volume 1. Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, p.225-260. 2 Cresswell Tim (2009): Discourse. International encyclopedia of human geography, p.211.
3 Sharp Liz et Richardson Tim (2001) : Reflections on Foucauldian discourse analysis in planning and
environmental policy research. Journal of Environnemental Policy & Planning, no3:3, p.196.
3
Le contexte a donc une importance primordiale dans une analyse foucaldienne. Il s’agit alors,
et c’est la deuxième étape de notre schéma, de déterminer les conditions d’apparition de notre
discours de mise en avant de l’Etat fédéral. En effet, Foucault refuse de voir le sujet comme
une conscience a-historique, auto-constituée, absolument libre. Pour lui, le sujet est un objet
historiquement constitué sur la base de déterminations extérieures à lui-même4. Il s’agira
donc, dans cette deuxième étape, de dégager les conditions politiques, mais aussi
économiques et sociales, ainsi que les représentations liées à l’environnement dans la Suisse
du milieu du XIXe siècle, qui influencent l’état dans lequel apparaît le discours et qui sont
modifiées ou infléchies par lui.
La troisième étape proposée est celle de la mise en évidence des antagonismes et des
dualismes du discours. On tentera donc d’identifier les oppositions ainsi que les
contradictions internes à ce discours de montée en puissance de la Confédération et de
présentation de la correction comme une œuvre bénéfique requérant le soutien d’instances
fédérales. Le but de toute cette démarche est, dans notre quatrième étape, de reconstruire les
effets de ce discours. En effet, on l’a vu, un discours est performatif et crée des effets de
vérité, de pouvoir. Or, pour Foucault, le pouvoir est une série de mécanismes qui peuvent
pousser à des comportements ou à des discours5. Le pouvoir n’est effectivement pas
seulement un agent de contrôle ou de répression, mais il est aussi productif : il s’exerce sur
des sujets qui ont un champ de possibilités. Il n’est pas caractérisé par une identité stable,
mais il s’agit plutôt de relations. Ceci présuppose des conditions historiques d’apparition et
engendre des effets multiples6. De plus, Foucault lie fortement le pouvoir avec le savoir. Un
mécanisme de pouvoir, dans une approche foucaldienne, doit, pour fonctionner, « se déployer
selon des procédures, des instruments, des moyens et des objectifs qui peuvent être validés
dans des systèmes […] de savoirs »7. Mais la relation fonctionne également dans l’autre
sens : il n’existe aucun savoir qui ne présuppose ni ne forme des relations de pouvoir. Il
s’agira donc, dans notre cas, de reconstruire les effets du discours sur les conditions
historiques de l’époque, dans le sens où les débats sur cette correction pourraient marquer une
mise en avant de l’Etat fédéral, un indice fort de son utilité ainsi qu’une étape dans un
processus de formation d’un certain sentiment national.
4 Revel Judith (2002): Le vocabulaire de Foucault. Paris, Editions Ellipses, p.62.
5 « Qu’est-ce que la critique ? », Conférence du 27 mai 1978 devant la Société française de philosophie, Bulletin
de la Société française de philosophie, no 2, avril-juin 1990, p.38. Cité dans Rouillot Nicolas (2008): La
méthode Foucault: archéologie, généalogie et stratégie. Page internet (consultée le 29 mars 2012) :
http://www.lescontemporaines.fr/?La-methode-Foucault-archeologie. 6 Berg Lawrence (2009): Discourse Analysis. International encyclopedia of human geography, p.216.
7 Rouillot Nicolas (2008): Page internet citée précédemment.
4
Voici donc l’approche théorique privilégiée dans ce travail. Cependant, si le cas des débats
précédant la correction des eaux du Jura offre un terrain favorable à une analyse de discours
de type foucaldien, il ne s’agit pas ici de donner une vue totalisante, mais de relever les
éléments qui nous paraissent les plus significatifs. Nous essayerons également, au travers de
ce schéma d’analyse, de voir comment la discussion sur la première correction des eaux du
Jura construit des mécanismes de types foucaldiens qui façonnent et légitiment des pratiques
spatiales. Nous tenterons aussi de relever quelles ressources (symboliques, cognitives,
matérielles) sont utilisées par ces mécanismes.
2.2 Sources et état actuel de la recherche
Cette analyse est aussi composée de tout un aspect historique et doit donc reposer sur un
corpus de sources bien identifiées. Pour effectuer ce travail, nous avons principalement
travaillé sur la base d’archives fédérales publiées dans des recueils de lois ou dans la Feuille
fédérale, l’organe de presse de la Confédération qui promulgue chaque semaine en trois
langues un certain nombre de documents officiels comme les rapports du Conseil fédéral aux
Chambres, les arrêtés et lois votés par ces dernières ou des décisions quant aux votations
populaires. Ces documents ont été consultés en ligne par l’intermédiaire du site internet des
Archives fédérales suisses8. Plus précisément, ont été utilisés : des rapports de gestion que le
Conseil fédéral transmet chaque année à l’Assemblée fédérale (années 1853 à 1867), trois
arrêtés9 relatifs à la correction des eaux du Jura et votés par l’Assemblée fédérale le 3 août
1857, le 22 décembre 1863 et le 25 juillet 1867, ainsi que les messages du Conseil fédéral qui
les ont précédés. A cela s’ajoutent différents rapports de commissions parlementaires relatifs
à notre sujet et des écrits d’experts mandatés par la Confédération, ainsi que des protocoles
ou des rapports de certaines conférences de conciliation entre les cantons et l’Etat fédéral. A
ce titre, les Archives de l’Etat de Fribourg nous ont également été très utiles.
Cette sélection documentaire a été effectuée dans le but de réponde à notre problématique. En
effet, étant donné qu’il s’agit d’analyser un discours de mise en évidence de l’Etat fédéral,
nous avons retenu les documents et les énoncés caractérisés par une certaine prise de
position. Or, ceci est bien visible au sein des différents rapports d’instances fédérales
(commission, Conseil fédéral, experts), des arrêtés fédéraux et des protocoles de conférences
8 Archives fédérales suisses. Page internet (dernière consultation le 11 mai 2012) : http://www.bar.admin.ch/.
9 Comme le dit l’article 163 de la Constitution fédérale actuelle, révisée en 1999, « L’Assemblée fédérale édicte
les dispositions fixant des règles de droit sous la forme d’une loi fédérale ou d’une ordonnance. Les autres actes
sont rédigés sous la forme d’un arrêté fédéral ». Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril
1999. Page internet (dernière consultation le 18 avril 2012) : http://www.admin.ch/ch/f/rs/101/.
5
intercantonales. Nous avons suivi le même principe à l’intérieur de ces diverses sources.
Ainsi, par exemple dans le cadre des expertises fédérales, nous nous sommes focalisés sur les
énoncés marqués par une certaines prise de position en mettant quelque peu de côté les
aspects purement techniques de ces documents. Notons que notre analyse sur le discours
fédéral est également une analyse du discours fédéral, dans le sens où, au sein de celui-ci,
nous nous sommes focalisés sur l’acteur fédéral. Mais il est évident que d’autres acteurs,
comme les Etats cantonaux, émettent également des énoncés ou des pratiques faisant partie
de ce discours.
Ces sources correspondent à un découpage chronologique effectué en fonction de notre
thématique. Le but étant en effet d’étudier le discours fédéral relatif aux débats sur la
correction des eaux du Jura ainsi que ses effets, la période 1853 – 1867 paraît intéressante.
D’une part, le projet de cette correction fluviale quitte le domaine exclusivement cantonal et
passe sous la haute main de la Confédération au début de 1854 à la suite d’une demande de
subsides des cantons intéressés durant l’automne 1853. D’autre part, l’arrêté fédéral du 25
juillet 1867 met fin aux discussions concernant les différentes possibilités de projets et de
financement au travers d’un certain compromis. Cette période de 14 ans concentre donc les
principaux éléments de débats concernant la première correction des eaux du Jura et constitue
le focus temporel de ce travail. Néanmoins, ces bornes ne doivent pas être comprises comme
une fermeture du travail: il s’agit de délimiter un cadre d’étude, en s’autorisant, selon les
besoins de l’analyse, à déborder sur des périodes temporelles proches.
En plus de ces sources et des écrits relatifs à l’outillage théorique, ce travail se base sur des
ouvrages ou des articles de littérature secondaire concernant la situation de la Suisse au XIXe
siècle au niveau politique, économique et social, ainsi que du point de vue des représentations
liées à l’environnement. Nous avons également eu recours à des travaux présentant de
manière générale la première correction des eaux du Jura. Des études semblables sur certains
points à notre analyse ont aussi été utiles. Citons en particulier les œuvres de Stephanie
Summermatter sur la première correction du Rhône et les inondations alpines de 186810
, ainsi
que celles de Christian Pfister sur la résolution des situations de catastrophes naturelles11
. En
10
Summermatter Stephanie (2004) : Die erste Rhonekorrektion und die weitere Entwicklung der kantonalen und
nationalen Wasserbaupolitik im 19. Jahrhundert. Vallesia. Revue annuelle des Archives de l’Etat, de la
Médiathèque Valais, des Musées cantonaux, des Monuments et de l’Archéologie du canton du Valais, no 59, pp.
199-224 et Summermatter Stephanie (2005): "Ein Zoll der Sympathie" – Spendensammlung und -verwendung
anlässlich der Überschwemmungen von 1868 im Kanton Wallis. Blätter aus der Walliser Geschichte, no 37,
pp.7-46. 11
Pfister Christian (2002) : Le jour d'après : surmonter les catastrophes naturelles : le cas de la Suisse entre
1500 et 2000. Berne, Haupt, 263p.
6
effet, ces deux auteurs montrent que l’initiative prise par l’Etat fédéral dans le domaine des
corrections fluviales ou de la gestion des catastrophes naturelles a contribué à lier plus
fortement les cantons à la nouvelle Confédération. Les publications de Daniel Speich sur la
correction de la Linth au début du XIXe siècle, même si elles concernent une période quelque
peu antérieure à celle de notre analyse, vont également dans le sens de la problématique de ce
travail12
. Elles révèlent que la correction de cette rivière a servi à promouvoir une certaine
unité nationale et qu’elle a jeté des conditions préalables importantes pour la fondation de
l’Etat libéral en 1848. Notons cependant qu’aucune étude n’a été publiée sur le sujet précis
des discussions précédant la première correction des eaux du Jura en lien avec la mise en
avant de l’Etat fédéral.
12
Speich Daniel (2002) : Draining the Marshlands, Disciplining the Masses : The Linth Valley Hydro
Engineering Scheme (1807-1823) and the Genesis of Swiss National Unity. Environment and History, no 8,
pp.429-447 et Speich Daniel (2002) : Natürliche Ressourcen der Macht – Die Politik der Trennung von Natur
und Kultur am Beispiel eines Wasserbauprojekts aus dem frühen 19. Jahrhundert. Kaufmann, Stefan (Sld.):
Ordnungen der Landschaft. Symbolische und technische Entwürfe naturaler Alterität, pp.97-116.
7
3. Conditions d’émergence du discours
3.1 L’aspect politique : la mise en place de l’Etat fédéral
3.1.1 L’échec de la tentative unitaire sous l’occupation française et ses conséquences
Commençons par nous intéresser à l’événement politique majeur de cette première moitié du
XIXe siècle en Suisse : la formation de l’Etat fédéral. En effet, c’est dans la foulée du
bouleversement institutionnel de 1848 que se crée un véritable pouvoir fédéral, capable de
s’imposer ou du moins d’influer dans un certain nombre de domaines, dont celui des travaux
publics et des corrections de cours d’eau. Cette explication, à nos yeux, se justifie de deux
manières. Premièrement, c’est au début du XIXe siècle, sous la République helvétique (1798-
1803) et l’Acte de Médiation (1803-1815), que fut pour la première fois adoptée la possibilité
d’une intervention fédérale dans le domaine des travaux publics. La Confédération de
l’époque en profita d’ailleurs pour coordonner la planification de l’entreprise de correction de
la Linth, ce qui allait entamer un processus de légitimation. Deuxièmement, malgré la
disparition de cette possibilité, la période du Pacte fédéral (1815-1848), fut cruciale dans le
sens où elle vit le triomphe progressif d’idées prônant le renforcement du pouvoir fédéral
ainsi que l’émergence des conditions qui allaient provoquer la guerre civile du Sonderbund et
la mise sur pied d’un véritable Etat fédératif.
Avant 1798 et l’invasion française, l’ancienne Confédération était formée par une mosaïque
d’alliances contractées par des cantons souverains. Il n’existait aucun texte fondamental
unique. Des décisions communes pouvaient être prises selon la règle de l’unanimité par une
Diète fédérale qui réunissait périodiquement les délégués des cantons et de certains territoires
alliés, chaque canton disposant d’une voix13
. Ce système, incapable de se réformer, fut balayé
par l’invasion de la France révolutionnaire de janvier-mai 1798 qui instaura, avec l’appui de
révolutionnaires locaux, une République helvétique centraliste14
. Cette dernière, minée par
une grande instabilité (on ne compte pas moins de quatre coups d’Etat entre janvier 1800 et
avril 1802) et par une précipitation dans la mise en place des réformes révolutionnaires, ne
correspondait en effet pas aux habitudes des gouvernants et des gouvernés15
. Elle ne tarda pas
13
Kley Andreas (2011) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Etat fédéral ». Version électronique (dernière
consultation le 8 mars 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9801.php. 14
Würgler Andreas (2012) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Confédération ». Version électronique
(dernière consultation le 10 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F26413.php. 15
Fankhauser Andreas (2010) : Dictionnaire historique de la Suisse, « République helvétique». Version
électronique (dernière consultation le 10 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9797.php.
8
à être abandonnée et remplacée le 19 février 1803 par le régime de l’Acte de Médiation qui
restaurait la souveraineté cantonale tout en fixant une loi fondamentale unique. Malgré cet
échec, certains des principes et des réformes institués par ces cinq années de république
(souveraineté populaire, liberté, égalité, constitution écrite, démocratie, séparation des
pouvoirs, concept de nationalité suisse, etc.) perdurèrent et se retrouvèrent dans les
constitutions de certains cantons après 1830, puis dans la Constitution fédérale de 184816
.
Cet Acte de médiation n’était néanmoins pas un retour total à l’ancienne Confédération. En
effet, il instituait quelques éléments d’Etat fédératif et donnait à la Diète la compétence de
prendre des décisions à la majorité simple dans les affaires fédérales (soit 12 voix sur 22
cantons) et non plus à l’unanimité17
. Ce dernier principe fut maintenu dans le Pacte fédéral du
7 août 1815 qui remplaça le système de l’Acte de médiation aboli sous la pression des
vainqueurs de Napoléon. Cette alliance unique instituait, de plus, la possibilité de former des
concordats fédéraux, comme cela fut le cas lors la correction de la Linth, et interdisait les
alliances séparées entre plusieurs cantons. La Diète, enfin, détenait désormais seule la
politique de sécurité de la Confédération (pouvoir de déclarer la guerre et de conclure la
paix). Malgré cela, le Pacte fédéral marquait, par rapport au régime de l’Acte de médiation,
un certain affaiblissement des prérogatives du pouvoir central. De plus, aucune clause n’était
prévue pour une éventuelle révision ultérieure18
.
C’est cette question de la révision du Pacte fédéral qui aviva les tensions politiques des
années 1830-1840. En effet, en 1830-1831, sous l’influence du régime libéral de la
Monarchie de Juillet qui venait de s’instituer en France, d’anciennes élites revenues au
pouvoir en 1803 furent chassées par un mouvement libéral qui toucha de nombreux cantons,
dont les plus peuplés et les plus importants politiquement, notamment Berne, Vaud, Zurich et
Argovie19
. Ces changements furent menés par une première génération de libéraux à laquelle
succéda, dans le milieu des années 1830, une pensée plus dure désirant une transformation
plus grande de l’ordre établi et que l’on nomma « radicalisme ». Ce courant, qui militait
notamment pour le suffrage universel, l’introduction de référendums et le renforcement du
pouvoir fédéral, n’hésitait pas à user de techniques nouvelles de mobilisations populaires. Ce
16
Kley Andreas (2011) : Art. cit. 17
Fankhauser Andreas (2009) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Médiation, acte de». Version électronique
(dernière consultation le 10 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9808.php. 18
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : La double naissance de la Suisse moderne. De
la République helvétique à l’Etat fédéral. Genève, Editions Suzanne Hurter, p.67-68. 19
Koller Christian (2010) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Régénération». Version électronique (dernière
consultation le 10 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9800.php.
9
faisant, il engendra des tensions avec le conservatisme des classes dirigeantes de certains
cantons, tensions qui se cristallisèrent autour de deux questions : la révision du Pacte fédéral
de 1815 et les affaires religieuses20
.
En effet, en 1831, suite à une demande du canton de Thurgovie, la Diète mit sur pied une
commission chargée de proposer des solutions pour renforcer le pouvoir fédéral. A la grande
déception des libéraux, les propositions de cette dernière furent rejetées en 1833, paralysant
la résolution du problème par la voie « législative ». La question fut effectivement remise à
l’ordre du jour de la Diète chaque année, entre 1834 et 1847, sans rencontrer de succès.
L’échelon national ne pouvant résoudre le problème, les tensions s’aggravèrent. Des alliances
défensives officieuses furent formées périodiquement dans les années 1830 par l’un et l’autre
camp, libéraux et conservateurs, avant que la Diète ne parvînt à en obtenir la dissolution21
.
C’est à ce moment que le conflit politique se teinta de religion. En effet, des cantons libéraux,
favorables à une certaine séparation entre l’Eglise et l’Etat, exprimèrent cette position en
janvier 1834 dans une demande au Saint-Siège qui comprenait notamment une surveillance
des institutions ecclésiales. La riposte fut cinglante et mit au jour un catholicisme quelque
peu intransigeant. Suite à la condamnation papale, une grande partie du clergé engagea une
opération d’influence dans les cantons catholiques dans le but de persuader les populations de
l’incompatibilité du libéralisme avec leur religion22
. C’est ainsi que, petit à petit, les affaires
politiques se confessionnalisèrent et provoquèrent une séparation entre conservateurs (à forte
tendance catholique) et libéraux/radicaux (en majorité protestants).
C’est dans ce contexte de tensions politiques et religieuses qu’intervinrent deux événements
exacerbant les passions et durcissant encore plus les fronts. En Argovie d’abord, canton
biconfessionnel à majorité protestante, les citoyens acceptèrent en janvier 1841 une nouvelle
constitution d’inspiration radicale qui, entre autres, supprimait la parité religieuse au niveau
du Grand Conseil23
. Lorsque la révolte des districts catholiques qui s’en suivit fut matée, le
gouvernement cantonal accusa les couvents d’avoir attisé le soulèvement et fit voter
l’expulsion des ordres religieux. L’intervention des cantons catholiques à la Diète n’aboutit
alors qu’à un recul partiel des autorités argoviennes24
.
20
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse, tome 4: la création de la Suisse moderne (1830-1930).
Neuchâtel, Editions Alphil – Presses universitaires suisses, p.14-18. 21
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.121. 22
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse. Op. cit., p.22. 23
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.125. 24
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse. Op. cit., p.24.
10
Quelques mois plus tard, en mai 1841, Lucerne fut le théâtre d’un autre affrontement
confessionnel. En effet, le peuple accepta une constitution très conservatrice, avec notamment
la privation du droit de vote pour les protestants et le rappel des Jésuites à la tête de
l’enseignement supérieur dès 184425
. Or, ce retour intervint quelques mois seulement après
une proposition du délégué argovien à la Diète d’expulser la Compagnie de Jésus du territoire
de la Confédération, ce qui contribua à alimenter encore davantage le climat de tension. Cette
hostilité déboucha sur deux expéditions de corps francs contre Lucerne en provenance de
cantons radicaux en décembre 1844 et mars 1845. Face à l’incapacité de la Diète à
condamner ces actes, sept cantons conservateurs (Fribourg, Valais, Lucerne, Unterwald, Uri,
Schwyz et Zoug) se regroupèrent, le 11 décembre 1845, en une alliance défensive qui resta
dans l’histoire sous le nom de Sonderbund26
.
3.1.2 Le Sonderbund et la Constitution fédérale de 1848
Or, cette alliance était contraire aux dispositions du Pacte fédéral de 1815. La Diète fut donc
très vite saisie du dossier et, durant l’été 1846, dix cantons se prononcèrent pour sa
dissolution. La situation changea l’année suivante. En effet, une révolution radicale à Genève
et une victoire libérale aux élections saint-galloises de mai 1847 permirent aux opposants du
Sonderbund de récolter les douze voix nécessaires pour obtenir la majorité. L’alliance fut
alors déclarée incompatible avec le Pacte fédéral, la Diète votant également l’expulsion des
Jésuites du territoire de la Confédération et la mise sur pied d’une commission chargée
d’élaborer une constitution renforçant le pouvoir fédéral27
.
Face à cette avancée radicale, les cantons du Sonderbund protestèrent et demeurèrent dans
une logique d’obstruction, arguant du caractère défensif de leur alliance et de l’obligation de
réunir l’unanimité avant de procéder à tout changement de texte fondamental28
. Ils avaient de
plus contacté certaines grandes puissances européennes en vue d’un éventuel soutien. Un
apaisement ne semblait ainsi guère possible, en dépit de quelques tentatives de conciliation
menées par des cantons radicaux modérés. Le 4 novembre 1847, alors que les deux camps
avaient mobilisé leurs milices et que les délégués du Sonderbund avaient quitté la Diète, cette
25
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.125. 26
Roca René (2012) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Sonderbund ». Version électronique (dernière
consultation le 8 mars 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17241.php. 27
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse. Op. cit., p.32-33. 28
Roca René (2012) : Art. cit.
11
dernière, y compris les cantons à majorité catholique de Saint-Gall, Soleure et du Tessin, vota
la dissolution par les armes de l’alliance séparée29
.
Les forces en présence étaient alors fortement à l’avantage des troupes fédérales dirigées par
Guillaume Henri Dufour. Ainsi, après quelques assauts initiaux infructueux contre le Tessin
et l’Argovie, les sonderbundiens virent leurs troupes faire défection les unes après les autres.
Le 14 novembre, face au rapport de force trop inégal avec les contingents fédéraux qui les
assiégeaient, les autorités fribourgeoises capitulèrent sans combattre. Elles furent imitées une
semaine plus tard par le canton de Zoug. Restait alors Lucerne, véritable porte-drapeau des
séparatistes. Son sort fut réglé le 23 novembre dans la campagne de ce canton. Les batailles
de Gisikon et Meierskappel tournèrent à l’avantage des troupes de Dufour qui obtint la
capitulation des autorités lucernoises. Dans les jours qui suivirent, les cantons primitifs et le
Valais se soumirent sans combattre, marquant ainsi la fin du Sonderbund30
.
La victoire militaire des radicaux fut suivie d’une réorganisation politique. La majorité de la
Diète envoya en effet dans la plupart des cantons vaincus des délégués chargés d’installer de
nouveaux gouvernements de tendance radicale et de mettre en œuvre l’expulsion des
Jésuites31
. Elle en profita également pour mener à bien le projet de renforcement du pouvoir
fédéral. En effet, la commission chargée de composer une constitution présenta son texte en
avril 1848. Celui-ci, à la faveur des révolutions dans les capitales européennes du printemps
1848 qui empêchèrent les grandes puissances d’intervenir, fut adopté en juin par la Diète
avant d’être ratifié par la majorité des cantons durant l’été. Le 12 septembre, le nouveau texte
fondamental entra en vigueur, faisant de la Suisse un Etat fédératif32
.
En effet, les radicaux, vainqueurs, eurent quelque respect envers leurs adversaires, tenant
compte de certaines de leurs revendications dans la mise sur pied du nouvel Etat. Une bonne
place fut ainsi faite à la préservation de la souveraineté cantonale. Ainsi, la Confédération
recevait des compétences dans les domaines des relations avec l’étranger, de la défense
militaire, des travaux publics, de la formation supérieure, des douanes, des postes et de la
monnaie, le reste demeurant en mains cantonales33
. Cet espace accordé aux cantons se
retrouvait dans l’instance législative, au travers de l’existence d’un Conseil des Etats (deux
députés par canton, un par demi-canton, quelle que soit sa population) à côté d’un Conseil
29
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.129. 30
Roca René (2012) : Art. cit. 31
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.132. 32
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse. Op. cit., p.34-35. 33
Kley Andreas (2006) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Constitution ». Version électronique (dernière
consultation le 8 mars 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9811.php.
12
national (111 membres à l’époque, soit un pour 20 000 habitants). L’exécutif était formé par
un Conseil fédéral collégial permanent de 7 membres, élu par l’Assemblée fédérale, chaque
ministre dirigeant un département et ayant à sa disposition une véritable administration. Le
pouvoir judiciaire, enfin, était formé par un Tribunal fédéral dont les membres étaient
également élus par les deux conseils réunis. Cet ensemble pouvait être modifié par le
Parlement ou par une demande de 50 000 citoyens, le texte devant à chaque fois être soumis
au peuple (référendum obligatoire)34
. Cette constitution introduisait non seulement une
nouvelle structure étatique, mais également de nouveaux principes inspirés du libéralisme et
du radicalisme. Ainsi furent institués ou confirmés l’égalité devant la loi, le suffrage
universel masculin, la citoyenneté suisse, le droit de pétition ainsi que les libertés de culte,
d’établissement, de presse et d’association35
. Enfin, Berne, proche de la Suisse francophone
et chef-lieu d’un canton peuplé, fut désignée comme capitale permanente du pays.
Malgré cette prise en compte des intérêts cantonaux, les vainqueurs gardaient un certain
contrôle. Le système électoral, en effet, de par le découpage des circonscriptions et de par
l’adoption du système majoritaire, garantissait aux radicaux la majorité absolue au Parlement.
Ainsi, ces derniers, en obtenant 58% des suffrages, composaient-ils 73% des membres de la
première Assemblée fédérale de 1848 (contre 4,8% de membres pour 11,6% des voix pour les
conservateurs-catholiques)36
. Le contrôle fut plus grand encore au Conseil fédéral, les
radicaux obtenant la totalité des sièges et ce jusqu’en 1891. On y trouvait toutefois un certain
dosage permettant la représentation des minorités linguistiques et confessionnelles. De plus,
rappelons que des gouvernements radicaux minoritaires avaient été imposés dans les cantons
de Fribourg, Lucerne, Zoug et du Valais. Ceux-ci ne tardèrent néanmoins pas à laisser la
place à des autorités conservatrices dans les années 1850-1860 sous le coup des élections
démocratiques (Fribourg en 1856, le Valais en 1857, Lucerne en 1863)37
. Enfin, malgré les
pouvoirs dévolus à la Confédération, la structure étatique demeurait légère. Chaque ministre
ne disposait ainsi que d’un secrétaire, le nombre total de fonctionnaires de l’administration
générale se montant en 1848 à 52 personnes pour un budget de 5 millions de francs38
.
34
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.140-141. 35
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse. Op. cit., p.44. 36
Herrmann Irène (2006) : Les cicatrices du passé. Essai sur la gestion des conflits en Suisse (1798-1918).
Berne, Peter Lang, Editions scientifiques internationales, p.126. 37
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : Op. cit., p.148. 38
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse. Op. cit., p.47.
13
3.2 L’aspect économique et social : la Suisse économique du XIXe siècle
Poursuivons notre tableau des conditions d’apparition du discours fédéral sur la première
correction des eaux du Jura en analysant brièvement les aspects économiques et sociaux de la
Suisse du milieu du XIXe siècle. De ce point de vue, cette période fut marquée par une
mutation rapide des formes de production restées presque immuables pendant les siècles
précédents. Cette « révolution industrielle », comme il est habituel de nommer ce phénomène,
s’apparenta plus, dans le cas de la Suisse, à un changement graduel. Ce processus, en effet,
débuta à la fin du XVIIIe siècle avec la position de plus en plus conquérante du libéralisme
qui, en parallèle des réformes politiques vues dans le chapitre précédent, plaidait également
pour des réformes économiques de grande envergure (unification du marché intérieur,
suppression des corporations, etc.)39
. Sous l’effet de la tentative unitaire de la République
helvétique, qui avait notamment supprimé les douanes internes et les corporations, et d’un
accroissement de la demande mondiale de produits issus de la transformation du coton, une
première phase d’industrialisation eut lieu durant la période 1800-1820. Cette première étape
était cependant limitée au secteur de l’industrie textile et ne touchait que certaines zones
géographiques du pays (Suisse orientale, région bâloise).
Ce n’est qu’après la crise économique des années 1816-1818, et jusqu’aux années 1850,
qu’eut lieu le véritable démarrage industriel de la Suisse40
. En effet, dans les années 1820, la
filature et le tissage du coton confirmèrent leur position de pointe, se tournant de plus en plus
vers l’exportation et la mécanisation. L’industrie mécanique put, dès lors, bénéficier d’un
effet d’enchaînement. Il fallait effectivement équiper l’industrie textile modernisée de
machines et en assurer l’entretien. Cette nouvelle industrie était néanmoins fragilisée par le
manque de ressources naturelles du sous-sol helvétique qui l’empêchait de développer de
manière conséquente un secteur métallurgique et qui l’obligeait à se concentrer sur des
créneaux de forte valeur ajoutée. De plus, face à la série de crises économiques que traversa
le pays dans les années 1830 et 1840, elle dut réduire sa dépendance à la filature et se
diversifier en produisant d’autres machines (machines-outils, turbines hydrauliques, pompes,
presses, etc.)41
. L’industrie suisse du milieu du XIXe siècle reposait donc essentiellement sur
le secteur textile et celui des machines, à côté desquels certains domaines traditionnels, en
39
Veyrassat Béatrice (2008) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Industrialisation ». Version électronique
(dernière consultation le 13 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13824.php. 40
Geiger Gérard (Sld.) (1991) : 1291-199. L’économie suisse. Histoire en trois actes. Saint-Sulpice, SPQ
Publications, p.88. 41
Bergier Jean-François (1984) : Histoire économique de la Suisse. Lausanne, Editions Payot, p.202.
14
particulier l’horlogerie et la soierie, demeuraient solides et se modernisaient. Cette croissance
eut également des effets sur le secteur tertiaire, en particulier sur les banquiers et les
négociants qui, à partir des années 1820, commencèrent timidement à se tourner vers
l’industrie42
.
Les années 1850 marquèrent un certain tournant dans ce processus. La Constitution de 1848
plaçait désormais le développement industriel dans un cadre national qui se substituait au
compartimentage cantonal. En effet, l’Etat fédéral disposait du pouvoir de définir les
conditions cadres de l’activité économique. On assista notamment à une certaine unification
du marché intérieur, à la mise en place d’une politique monétaire unique et à la suppression
des douanes intérieures au profit d’une centralisation des revenus douaniers en 1850. Ceci
assurait d’ailleurs à la Confédération sa principale ressource fiscale, les impôts directs restant
du domaine des cantons43
. Ces réformes créèrent des conditions cadres favorables à la
poursuite de la modernisation de l’économie dans la deuxième partie du XIXe siècle, et ce
dans un contexte de concurrence accrue. Il ne faut néanmoins pas croire que 1850 marquait
une industrialisation complète de la Suisse. Certes, la croissance du secteur industriel,
notamment en termes d’emplois, fut importante (environ 25% des personnes actives en 1798,
33% en 1850), mais le secteur agricole demeurait prépondérant (57% de la population active
en 1850)44
. De plus, ce processus de modification des formes de production n’était pas
géographiquement uniforme, touchant principalement les cantons de la Suisse protestante et
urbaine, comme Zurich, Bâle et Berne.
Cependant, cette croissance industrielle eut des répercussions d’ordre extra-économique. On
assista ainsi à une légère élévation du niveau de vie général de la population, toutefois
freinée, surtout lors des crises économiques de la première moitié du XIXe siècle, par une
augmentation du paupérisme. Des modifications importantes eurent également lieu dans
l’organisation du monde du travail, des rapports sociaux, des genres de vie et des
représentations45
. Dans le cadre des corrections de cours d’eau, cette révolution industrielle
eut une certaine importance. En effet, c’est en grande partie grâce au développement du
secteur des machines et des découvertes qui en découlèrent que, dès le début du XIXe siècle,
les ingénieurs hydrauliques eurent à leur disposition les capacités techniques d’effectuer de
tels travaux. La correction des eaux du Jura fut d’ailleurs la première entreprise de ce genre
42
Bergier Jean-François (1984) : Op. cit., p.181. 43
Veyrassat Béatrice (2008) : Art. cit. 44
Bergier Jean-François (1984) : Op. cit., p.206. 45
Veyrassat Béatrice (2008) : Art. cit.
15
en Suisse pour laquelle on recourut à des machines à vapeur. De plus, cet essor industriel,
combiné à celui du commerce et à la mise sur pied de l’Etat fédéral en 1848, permit à la
Confédération de disposer de moyens sans précédents pour financer ces entreprises46
. Enfin,
en particulier de par le sentiment de maîtrise technique qu’il inspirait, cet essor eut également
des conséquences sur la manière dont l’homme concevait son environnement.
3.3 L’aspect des représentations liées à l’environnement
Terminons cet aperçu des conditions d’émergence de notre discours par l’aspect des
représentations liées à l’environnement, dans le sens où il s’agit de la façon dont, de manière
générale, le Suisse du milieu du XIXe siècle percevait son milieu.
Dans la société de l’Ancien Régime dominait une vision anthropocentrique définissant
l’environnement naturel comme étant au service de l’homme et soumis à Dieu qui avait le
pouvoir de création et de destruction. Avec une certaine sécularisation des idées, un essor de
l’individualisme répandu par la Révolution française (avec l’abolition des privilèges, la
codification de la propriété, etc.) et un affranchissement du savoir face à la morale, la fin du
XVIIIe marqua une certaine rupture qui atteignit son apogée lors du siècle suivant
47. Les
nouveautés qu’étaient le libéralisme économique et les améliorations techniques du début de
la révolution industrielle donnaient en effet l’impression à de nombreux observateurs
contemporains que l’homme pouvait de plus en plus dominer le monde naturel. Le XIXe
siècle était en quelque sorte marqué, en Suisse et en Europe de l’Ouest, par un paradigme du
progrès, un sentiment que l’amélioration technique et économique parviendrait à résoudre les
problèmes que devait affronter la société48
. Il s’agissait d’une certaine façon, comme le dit
François Walter, d’une vision « prométhéenne »49
: les hommes qui luttaient contre un
environnement hostile voyaient leurs qualités morales et physiques fortement valorisées50
. Le
but de cette conquête était alors principalement la préservation des activités humaines, surtout
économiques, ainsi que leur extension.
46
Bergier Jean-François (1984) : Op. cit., p.210. 47
Walter François (1990) : Les Suisses et l'environnement : une histoire du rapport à la nature, du XVIIIe siècle
à nos jours. Genève, Editions Zoé, p.53-54. 48
Delort Robert et Walter François (2001) : Histoire de l’environnement européen. Paris, Presses universitaires
de France, p.85-86. 49
Selon la tradition grecque antique, Prométhée était un titan qui vola le feu des dieux pour le transmettre aux
hommes. Il passait pour avoir appris aux hommes le savoir qui caractérise une civilisation (art de construire, de
travailler les métaux, de domestiquer les animaux, etc.). Robert Paul (sld) (2008) : Prométhée. Le Robert
encyclopédique des noms propres : dictionnaire illustré. Paris, Editions Le Robert, p.1844. 50
Haefeli Ueli, Pfister Christian et Walter François (2006) : Dictionnaire historique de la Suisse,
« Environnement ». Version électronique (dernière consultation le 8 mars 2012) : http://www.hls-dhs-
dss.ch/textes/f/F24598.php.
16
Mais, dans le même temps, principalement au XVIIIe siècle et dans la première partie du
XIXe, existait une vision plus contemplative, plus émotive, qui se retrouvait notamment dans
des courants littéraires et artistiques proches du romantisme. L’environnement était perçu
comme un spectacle, ses beautés fascinant plus d’un observateur. Le paysage se voyait
conférer des contenus symboliques et servit de base à un sentiment patriotique naissant. En
effet, durant le XVIIIe siècle, un certain nationalisme s’était diffusé dans une partie des élites
au travers de grands mythes médiévaux alpestres qui véhiculaient des stéréotypes quelque
peu bucoliques (serment du Grütli, Guillaume Tell, etc.). Il commença à se diffuser aux
autres couches de la population après 1815 et surtout après 1848, lorsque les radicaux, à la
tête du nouvel Etat fondé sur des bases libérales, utilisèrent la référence alpestre et
campagnarde pour diffuser les clichés d’une Suisse comme terre de liberté et de démocratie51
.
La vision de l’environnement naturel en Suisse était donc marquée par deux traits principaux
quelque peu contradictoires. D’un côté, il existait un aspect contemplatif. Dans cette optique,
certains stéréotypes du paysage étaient mis en avant, avec un rappel des mythes traditionnels
de la Suisse rurale et montagnarde, souvent dans le but de soutenir un certain sentiment
patriotique naissant. Guillaume Tell, personnage rural et alpestre, fut ainsi utilisé comme
sceau officiel de République helvétique, tandis que le cantique suisse, exécuté pour la
première fois en 1841, faisait référence aux « beautés de la patrie »52
. Dans le même temps,
on trouvait une insistance sur l’esprit de conquérant, sur une perception « prométhéenne » des
hommes luttant contre des éléments insoumis. Il faut rappeler que les trois premiers quarts du
siècle étaient dominés par une croyance dans le progrès, tant les capacités nouvelles de la
science et de la technique paraissaient inépuisables. Les dommages subis par les activités
humaines, principalement économiques, servaient alors de point de départ à des interventions
contre une nature rebelle. Le XIXe siècle fut d’ailleurs, dans toute l’Europe, un temps de
codification dans le domaine de l’environnement53
. Cette période connut alors un
accroissement des surfaces cultivées et une intensification de l’agriculture, ainsi que les
premières grandes opérations d’assèchement de marais et de correction des cours d’eau,
comme par exemple la première correction des eaux du Jura.
51
Walter François (1990) : Les Suisses et l'environnement. Op. cit., p.60 et p.90. 52
Haefeli Ueli, Pfister Christian et Walter François (2006) : Art. cit. 53
Delort Robert et Walter François (2001) : Op. cit., p.85.
17
4. Les projets de correction des eaux du Jura (des origines à 1867)
Les représentations liées à l’environnement ainsi que le contexte politique, économique et
social de notre correction fluviale étant explicités, voyons à présent de plus près les projets
proposés lors de la phase précédant la mise en œuvre de la correction en elle-même. Mais,
avant de nous plonger dans cette matière, notons que les plans concernant les eaux du Jura
s’inscrivaient dans un contexte de grandes corrections fluviales. En effet, le XIXe siècle fut
caractérisé en Suisse par des entreprises de grande ampleur. La première d’entre elles fut la
correction de la Linth, réalisée entre 1807 et 1816 sous la surveillance de la Diète. Elle
détourna la rivière dans le lac de Walenstadt pour mettre fin aux destructions causées par les
crues dans la plaine du même nom54
. Elle fut suivie par une série de travaux de diverses
importances sur une grande partie du réseau hydrographique suisse. Citons en particulier la
correction du Rhin alpin entre 1862 et 1900 et celle du Rhône en amont du lac Léman entre
1863 et 1894. Ces deux réalisations purent d’ailleurs bénéficier de subventions fédérales. En
effet, la Constitution de 1848 autorisait la Confédération à « ordonner à ses frais ou
encourager par des subsides les travaux publics qui intéressent la Suisse ou une partie
considérable du pays»55
.
4.1 Une réponse à des considérations sanitaires et économiques
Attachons-nous maintenant à étudier les raisons de ces travaux de correction des eaux du
Jura. De manière générale, dès le début du XVIe siècle et surtout au XVIII
e et au XIX
e, on
assista à une recrudescence des inondations dans tout le réseau hydrographique suisse. Celle-
ci était principalement due à un changement climatique et à une érosion accrue consécutive à
une surexploitation des forêts56
. Elle était d’autant moins supportable que la population suisse
connaissait dans cette même période une croissance démographique soutenue. En effet, alors
que le pays comptait environ 800 000 habitants au XIVe siècle, ce nombre évolua jusqu’à
atteindre 1,6 millions à la fin du XVIIIe et 2,4 millions en 1850. Cette démographie exigeait
toujours plus d’espace que l’on essaya, entre autres, de conquérir sur les surfaces humides et
marécageuses57
.
54
Speich Daniel (2002) : Draining the Marshlands. Art. cit., p.432-434. 55
Hilty Carl (1891) : Les constitutions fédérales de la Confédération Suisse : exposé historique écrit sur la
demande du Conseil fédéral à l’occasion du sixième centenaire de la première alliance perpétuelle du 1er
août
1291. Neuchâtel, Imprimerie Attinger, p.443. 56
Vischer Daniel (2011) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Correction des eaux ». Version électronique
(dernière consultation le 28 février 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F7850.php . 57
Ibidem.
18
Dans le cas particulier des rivières coulant au pied du Jura, la situation fut similaire. On sait
ainsi, grâce à différentes recherches archéologiques, que le niveau des trois lacs de Neuchâtel,
Bienne et Morat était monté de plusieurs mètres depuis la fin du VIIIe siècle avant Jésus-
Christ. Outre les conditions climatiques, la cause de ce phénomène résidait dans le
comportement de deux rivières, l’Emme et l’Aar. La première, en effet, prenant sa source
dans l’Oberland bernois, coulait en direction du nord pour se jeter dans l’Aar près du village
de Luterbach, non loin de Soleure. Or, cette rivière charriait de grandes quantités de
matériaux qu’elle déposait lors de sa rencontre avec l’Aar, ralentissant l’écoulement de cette
rivière en amont, notamment entre Büren et Soleure58
. Un mécanisme semblable avait lieu à
Aarberg. En effet, l’Aar, de même que certains de ses affluents (notamment la Sarine, la Zulg
et la Kander), charriait de grands volumes de sédiments. Arrivé dans une zone de plaine aux
environs d’Aarberg, son courant ralentissait et déposait une grande partie de son charriage,
provoquant la formation d’un immense cône d’alluvions qui atteignit Büren et obstrua
l’écoulement de la Thielle inférieure59
. Ces deux processus provoquèrent la création de
méandres et l’extension des zones inondables (figure 1). Mais surtout, ils engendraient, de par
une limitation de l’écoulement de la Thielle et de l’Aar en direction de l’aval, une élévation
du niveau du lac de Bienne, puis de celui des lacs de Morat et de Neuchâtel.
Figure 1. La région des Trois-Lacs avant
la première correction des eaux du Jura60
.
58
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse : des origines jusqu’au 19e siècle.
Berne : Office fédéral des eaux et de la géologie OFEG, p.105. 59 Nast Matthias (2006) : Terre du lac : l’histoire de la correction des eaux du Jura. Nidau : Verein
Schlossmuseum, p.33-34. 60
Idem, p.86.
N
1 : 625000
19
Ce changement des conditions naturelles eut des conséquences sur les activités humaines qui,
surtout aux XVIIIe et XIX
e siècles, s’étendaient dans l’espace en raison d’une pression
démographique accrue. En effet, l’élévation du niveau des lacs et le ralentissement de
l’écoulement des rivières du pied du Jura provoqua une augmentation de la fréquence des
inondations et une extension des zones marécageuses. Certains villages et certains réseaux de
communication pouvaient ainsi être inutilisables durant des périodes plus ou moins longues.
L’agriculture, principale source de revenus pour la majorité de la population au XIXe siècle,
subissait des pertes croissantes de par la destruction des récoltes et l’extension des marécages.
Enfin, certaines maladies, en particulier la malaria, étaient imputées à des vapeurs
empoisonnées émanant des marais et des eaux stagnantes61
. C’était donc principalement
comme une réponse à des préoccupations économiques et sanitaires que les contemporains
voyaient la mise en œuvre de ce qu’on appela la première correction des eaux du Jura.
4.2 La marche vers un plan global sous surveillance fédérale
4.2.1 Des premières solutions à la prise en main fédérale
Face à cette situation, les autorités politiques, principalement communales, eurent conscience,
dès la fin du Moyen Age, de l’existence d’un problème et essayèrent de le résoudre par des
mesures locales (comme, par exemple, l’interdiction d’utiliser des casiers à poissons). Des
projets de plus grande ampleur furent établis dès le début du XVIIIe siècle. Ils restèrent
cependant sans effet, principalement en raison d’une absence de vision politique, d’un
manque de connaissances techniques et d’une insuffisance de moyens financiers62
. A la fin du
siècle, l’invasion et l’occupation française marquèrent une certaine mise en veilleuse de ce
problème.
La correction de la Linth (1807 – 1823) joua alors un rôle de détonateur auprès des partisans
d’une correction conséquente des eaux du Jura qui la prirent comme modèle. En effet, la
déviation de cette rivière dans le lac de Walenstadt incarna pendant plusieurs générations le
génie civil suisse63
. Ce projet avait d’ailleurs été décrit comme une « entreprise nationale »
par la Diète qui avait obtenu la supervision des travaux et qui en appelait à une solidarité
nationale, notamment dans la récolte des fonds64
. Ainsi, les autorités bernoises consultèrent
en 1833 le lieutenant-colonel du génie Johann Lelewel qui préconisa le décalage de
61
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues. Op. cit., p.105. 62
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.67. 63
Vischer Daniel (2011) : DHS, « Correction des eaux ». Art. cit. 64
Summermatter Stephanie (2004) : Die erste Rhonekorrektion. Art. cit., p.200-201.
20
l’embouchure de la Thielle vers l’aval pour que le niveau du lac de Bienne ne soit plus
soumis aux matériaux charriés par l’Aar. Etant donné que ce projet profitait également aux
cantons de Vaud, Fribourg, Neuchâtel et Soleure, une commission intercantonale d’experts
fut constituée et approuva ce plan en 183565
.
Mais une proposition de solution vint également de particuliers. Des inondations du Seeland
en 1831 en 1832 provoquèrent effectivement la création d’un comité d’initiative présidé par
le médecin Johann Rudolf Schneider qui devint député radical au Grand Conseil bernois,
conseiller d’Etat (1837-1850) et conseiller national (1848-1866). Ce dernier, à la suite d’une
visite dans la région du lac de Walenstadt, se convainquit de la nécessité de dévier l’Aar dans
le lac de Bienne. Or, le Grand Conseil bernois décida en mars 1839, en raison de l’état
désastreux des finances cantonales, de confier la réalisation des travaux de correction à une
société par actions, présidée par Schneider66
. Les membres de celle-ci mirent alors en doute le
plan de Lelewel et firent appel à l’ingénieur cantonal des Grisons, Richard La Nicca. Ce
dernier présenta son rapport en 1842 en proposant une triple solution. Premièrement, il
s’agirait de détourner l’Aar depuis Aarberg jusqu’au lac de Bienne par le canal de Hagneck.
Deuxièmement, on élargirait la sortie des eaux de la Thielle et de l’Aar du lac de Bienne par
le creusement d’un canal de Nidau à Büren. Troisièmement, on corrigerait les liaisons entre
les lacs de Bienne et de Neuchâtel (par le canal de la Thielle) ainsi qu’entre les lacs de
Neuchâtel et de Morat (au travers du canal de la Broye). Tout ceci devait être accompagné
par une amélioration de l’écoulement de l’Aar entre Büren et Luterbach ainsi que par des
travaux d’assèchement et de drainage des marécages67
.
Les membres de la société acceptèrent ce plan en 1843, mais les tensions politiques et la
guerre du Sonderbund firent passer cette affaire au second plan. Ils purent cependant déposer
en 1850 une demande de concession auprès des autorités bernoises qui la lui refusèrent. C’est
que la situation politique avait évolué. Une Constitution fédérale avait, en effet, été adoptée
en 1848. Les tensions entre cantons libéraux et conservateurs restaient vives, ces derniers
refusant le plus possible une ingérence de l’Etat fédéral dominé par les radicaux. Or, en 1850,
les conservateurs remportèrent pour quatre ans les élections cantonales bernoises, ce qui gela
la mise en œuvre du projet de La Nicca. Cette paralysie fut en partie débloquée par les
éléments naturels. Au début des années 1850, plusieurs crues dévastatrices provoquèrent une
mobilisation des habitants et des communes du Seeland bernois. De plus, une commission
65
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues. Op. cit., p.107. 66
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.71-73. 67
Vischer Daniel (2011) : DHS, « Correction des eaux ». Art. cit.
21
d’experts, nommée « Commission centrale », chargée de délimiter les terrains concernés par
la correction, fut instituée à la suite d’une conférence intercantonale de décembre 1847.
Celle-ci, dans son rapport remis en 1852, préconisa d’effectuer une demande de subsides à la
Confédération68
. Le gouvernement conservateur bernois fut ainsi désigné pour solliciter une
aide fédérale. Il déposa donc, le 23 septembre 1853, une demande de subventions auprès du
Conseil fédéral au nom des cantons concernés par une correction des eaux du Jura. Au début
de 1854, cette affaire passait sous la direction de la Confédération69
.
4.2.2 L’intervention de la Confédération : du principe à l’application
Quelques mois plus tard, le 6 avril 1854, le département des Travaux publics convoqua une
conférence réunissant des délégués des cantons de Berne, Soleure, Fribourg, Neuchâtel et
Vaud. Celle-ci décida d’instituer une commission d’experts qui, le 10 mai, arriva à la
conclusion que, bien qu’une déviation de l’Aar dans le lac de Bienne fût la meilleure
solution, une correction partielle pourrait atteindre l’objectif avec des coûts bien moindres.
Une nouvelle conférence s’en suivit durant l’été et buta devant des problèmes de répartition
des coûts, de craintes sur les effets des travaux et de désaccords au sujet de l’autorité chargée
de la mise en œuvre de l’entreprise70
. Malgré cela, les délégués de la Confédération, en
collaboration avec ceux du canton de Berne, furent chargés de rédiger un projet de
convention71
entre les cantons pour effectuer le plan de correction partielle défini en mai par
les experts fédéraux72
. La possible adoption de ce projet provoqua plusieurs réactions. D’une
part, le gouvernement argovien et quelques communes bernoises de Haute-Argovie, qui
craignaient qu’une correction partielle ne causât des dommages à leur territoire, adressèrent
une réclamation au Conseil fédéral. D’autre part, deux particuliers transmirent à ce dernier
des demandes de concession concernant les eaux du Jura. Le premier, Johann Rudolf
Schneider, partisan d’une déviation de l’Aar dans le lac de Bienne, offrait aux autorités
fédérales de se charger lui-même des travaux et de leur financement en échange de l’accord
d’un monopole sur la navigation et d’un crédit de 8 millions de francs. Le second, Conrad
68
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Feuille fédérale, volume 1, cahiers 19, 17 avril 1857, p.264-266. 69
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.79-81. 70
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse sur sa gestion pendant
l’année 1854. In : Feuille fédérale, volume 2, cahier 21, 29 avril 1854, p.586-589. 71
Les cantons ont en effet la possibilité de conclure entre eux des accords pour réaliser des tâches d’intérêt
régional ou pour mettre sur pied des institutions communes. Ces conventions ne doivent cependant pas être
contraires au droit et aux intérêts de la Confédération ni aux droits des autres cantons. Article 48 de la
Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Op. cit. 72
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse sur sa gestion pendant
l’année 1856. In : Feuille fédérale, volume 1, cahier 20, 24 avril 1856, p.412-413.
22
Rappard, proposait de financer la correction à hauteur de 10 millions de francs en échange
d’une concession en vue de créer un chemin de fer flottant entre Yverdon et Bienne73
. Ces
projets, faute d’accord entre les cantons concernés, restèrent lettre morte jusqu’à l’arrêté voté
par l’Assemblée fédérale le 3 août 1857. Celui-ci ordonnait au Conseil fédéral de mener les
négociations entre les cantons pour aboutir rapidement à un projet concret ainsi que de
compléter les expertises, surtout en ce qui concernait la solution proposée par Richard La
Nicca, qui avait la préférence des autorités fédérales ainsi que celle de Berne et Soleure74
.
Cet arrêté, en sollicitant la participation active de la Confédération selon l’article 21 de la
Constitution et en lui allouant pour ce faire un crédit de 50 000 francs, marquait une première
étape. Conséquence de cette décision, le gouvernement fédéral convoqua, en novembre 1857,
les cantons intéressés à une conférence en vue de l’adoption d’un plan définitif et des
modalités de son exécution. Celle-ci aboutit à un projet d’arrêté fédéral prévoyant l’exécution
du plan La Nicca sous la direction d’une commission de 7 membres (un par canton, sauf pour
Berne, le président étant le représentant de la Confédération)75
. Cependant, les représentants
cantonaux, faute de pouvoirs suffisants délégués par leurs gouvernements, ne purent
l’accepter et ce projet fut envoyé à leurs autorités pour ratification. Seul Berne y répondit
positivement, les autres Etats réclamant la mise sur pied d’expertises complémentaires ou la
prise en compte de plans de correction partielle. L’affaire connut alors un moment
d’effacement. En effet, seule une vaine conférence organisée par le canton de Vaud,
réunissant des ingénieurs agronomes de Vaud, Neuchâtel et Fribourg, eut lieu. L’Etat fédéral,
faute d’initiatives provenant des cantons, se contenta alors, durant près de cinq ans,
d’ordonner quelques observations techniques le long du tracé prévu par le plan La Nicca.
Il fallut attendre 1862 et le vote par l’Assemblée fédérale puis par le Conseil national de deux
motions pressant le gouvernement d’agir pour que ce dernier prenne véritablement les
devants76
. Après s’être informé auprès des cantons concernés de l’avancement de l’affaire
dans leurs administrations respectives, il mit sur pied un groupe d’experts composé de
Richard La Nicca et de Gustave Bridel. Rendu le 8 juin 1863, leur rapport préconisait la
73
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.276-278. 74
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 3 août 1857. Recueil officiel des lois et
ordonnances de la Confédération suisse, tome V (1857). Berne, Imprimerie de Rodolphe Jenni, pp.541-543. 75
AEF. Protocole des délibérations de la Conférence réunie à Berne du 2 au 4 novembre 1857 pour traiter la
question de la correction des eaux du Jura. Berne, éditeur inconnu, p.37. 76
AFS. Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale, concernant la correction des eaux du Jura, 20 juillet
1863. In : Feuille fédérale, volume 3, cahier 37, 15 août 1863, p.400-402.
23
réalisation du plan La Nicca77
et entraîna la réunion en octobre d’une conférence réunissant
les délégués des cantons sous la présidence de la Confédération. Cette réunion s’acheva par le
souhait que le Conseil fédéral ordonnât des études supplémentaires, notamment pour
répondre aux objections émises par les cantons de Vaud et Fribourg. Elle demandait
également que l’Assemblée fédérale continuât à « vouer sa sollicitude à l’entreprise de la
correction des eaux du Jura »78
. Celle-ci prit donc l’initiative et adopta, le 22 décembre 1863,
un arrêté ordonnant la réalisation d’une correction totale selon le plan La Nicca modifié. Elle
prévoyait aussi un subventionnement par l’Etat fédéral. Cette décision était accompagnée
d’un délai d’une année, durant lequel les cantons devaient se prononcer sur leur adhésion au
projet79
.
On peut voir cet arrêté de décembre 1863 comme un deuxième temps fort : les plans de
correction partielle étaient évacués au profit de celui de La Nicca et les autorités cantonales
avaient un délai serré pour faire part de leurs intentions. Dès lors, durant l’année 1864, le
Département de l’Intérieur ne convoqua pas moins de quatre conférences en vue de mettre en
œuvre cette décision80
. Les cantons de Vaud et de Fribourg, qui étaient alors en train de
procéder eux-mêmes à certaines expertises, refusèrent toute avancée du projet avant d’en
recevoir les résultats. Le problème de la plus-value des terrains concernés par la correction
retarda également l’avancée des discussions, obligeant le Conseil fédéral à demander au
Parlement une prolongation des délais en 1865 et 1866. Il s’agissait en effet de déterminer la
manière dont serait estimée l’augmentation de valeur des terres libérées du danger des crues
et de celles qui résulteraient de l’abaissement du niveau des lacs. Cette difficulté fut
surmontée par la mise sur pied d’une commission d’estimation qui ne put remettre son
rapport que le 13 juillet 1866. C’est également durant cette période qu’eut lieu la tentative de
l’ancien conseiller fédéral Ulrich Ochsenbein (1848-1854), jusqu’à présent partisan de la
correction totale, de s’opposer à tout projet de travaux en convoquant une assemblée à Nidau
77
A l’exception toutefois du tracé Büren-Luterbach, qui était déclaré facultatif, et d’une modification dans le
détournement de l’Aar de façon à laisser un écoulement entre Aarberg et Büren. En effet, cette région comptait
de nombreuses fabriques utilisant l’énergie hydraulique de cette rivière. L’écoulement ainsi préservé prit le nom
de « ancienne Aar » ou « vieille Aar ». AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée
fédérale concernant la correction des eaux du Jura, 29 septembre 1863. In : Feuille fédérale, volume 3, cahier
52, 26 novembre 1863, p.814. 78
AEF. Procès verbal des délibérations de la conférence qui a eu lieu à Berne le 15 octobre 1863 au sujet de la
correction des eaux du Jura. Berne, éditeur inconnu, p.19-20. 79
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 22 décembre 1863. Recueil officiel des lois et
ordonnances de la Confédération suisse, tome VIII (1866). Berne, Imprimerie de C. J. Wyss, pp.12-14. 80
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1864. In : Feuille fédérale, volume 2, cahier 19, 2 mai 1865, p.87-90.
24
en 186681
. Mais cette opération n’eut pas de suite et de nouvelles conférences en 1866 et
1867 permirent de mettre les différentes parties d’accord et de répondre aux objections
émises par les trois cantons occidentaux. Ces derniers étaient en effet réticents à participer à
un détournement de l’Aar dont ils ne voyaient que peu d’utilité pour leurs territoires. Une
convention put alors être conclue le 1er
juillet 1867 entre les cinq cantons concernés.
Quelques semaines plus tard, le 25 juillet 1867, l’Assemblée fédérale adopta un arrêté auquel
adhérèrent rapidement les cinq gouvernements cantonaux. La correction des eaux du Jura
prévue était celle du plan de La Nicca modifié en 1863. La direction de l’entreprise n’était
plus donnée à une commission, mais divisée entre les cantons concernés qui recevaient
chacun des travaux définis à effectuer sur leur territoire. Ils étaient néanmoins garants de
l’exécution des travaux envers la Confédération qui obtenait la haute surveillance et la haute
direction des travaux. De surcroît, une subvention de cinq millions de francs était accordée, le
solde devant être financé par des contributions des Etats cantonaux et par la plus-value des
terres touchées par la correction (figure 2)82
. La base légale de cette intervention fédérale
reposait essentiellement sur l’article 21 de la Constitution de 1848, auquel s’ajoutait la Loi
fédérale sur l’expropriation pour cause d’utilité publique du 1er
mai 1850.
Figure 2. Répartition des coûts des travaux et des
subventions fédérales selon l’arrêté fédéral du 25 juillet 1867 (en francs)83
.
81
Ulrich Ochsenbein, ami de jeunesse de Schneider, était en effet un des plus fervents promoteurs d’une
correction totale des eaux du Jura. Député radical au Grand Conseil bernois puis conseiller d’Etat dans les
années 1840, il devint le premier président du Conseil national. Il se fit porter au Conseil fédéral en 1848, mais
ne fut pas réélu en 1854. Déçu et amer, il décida dès lors de mener une politique d’opposition dans de nombreux
dossiers du canton de Berne. Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.87. 82
Arrêté fédéral touchant la correction des eaux du Jura du 25 juillet 1867. Recueil officiel des lois et
ordonnances de la Confédération suisse, tome IX (1869). Berne, Imprimerie de C. J. Wyss, pp.92-96. 83
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.89.
25
Cet arrêté fédéral fut mis à exécution entre 1868 et 1891. Pour des questions d’organisation,
on distingua une correction inférieure (relative au canal de Büren et au canal de Hagneck)
d’une correction supérieure (canaux de la Broye et de la Thielle). La première débuta en
1868 par l’élargissement de l’émissaire sortant du lac de Bienne puis par la déviation de l’Aar
dans ce dernier pour se terminer en 1891. La seconde se fit, elle, de 1874 à 1888 sous la
direction des trois cantons de Fribourg, Neuchâtel et Vaud. Notons que la correction de l’Aar
en aval de Büren, prévue comme optionnelle, ne fut pas exécutée, le canton de Soleure la
jugeant inutile84
.
84
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.99-100.
26
5. Le discours de justification de l’Etat fédéral (1853 – 1867)
Nous le voyons, la première correction des eaux du Jura fut marquée par de nombreuses et
longues discussions, entre la prise en main fédérale de 1853/1854 et l’adoption de l’arrêté du
25 juillet 1867. Or, en parcourant les documents d’archives qui servent de base à ce travail,
on peut déceler des traces qui nous donnent à penser qu’un discours, au sens foucaldien du
terme, traverse toute cette période. Il s’agirait d’un discours qui tende à rendre plus présent
l’Etat fédéral, à le voir monter en puissance et à justifier son existence ainsi que son utilité.
Mais on remarque également qu’à ce discours, miné par certaines contradictions, s’opposent
des éléments de maintien d’une certaine importance des cantons et des particularismes face à
un Etat fédéral nouvellement créé. De plus, il faut se remettre à l’esprit que ce discours, avec
ses oppositions, émerge et se trouve dans un contexte historique bien défini, par lequel il est
influencé mais sur lequel il pèse également. Il s’agit donc de tisser des liens entre ce discours
et la trame historique afin de pouvoir mettre en évidence son côté performatif et d’étudier les
effets qu’il produit. Dans cette analyse, nous allons donc d’abord identifier en détail ce
discours en mettant en lumière ses différentes composantes. Puis nous systématiserons ses
liaisons d’influence avec son contexte, avant de mettre en lumière ses différentes oppositions
ou contradictions. Le but de cette approche sera alors de tenter de montrer les effets de ce
discours.
5.1 Identification du discours : trois axes principaux
Commençons donc par définir de façon précise en quoi consiste ce discours de justification,
de mise en avant de l’utilité de l’Etat fédéral. Pour ce faire, nous pouvons distinguer trois
axes principaux. Le premier peut être caractérisé par une utilité de l’Etat fédéral comme
arbitre des discordes et des différends entre les cantons : c’est l’Etat médiateur. Le deuxième
est celui d’une certaine importance institutionnelle. On trouve des affirmations et des
pratiques selon lesquelles la Confédération est l’instance qui doit avoir l’initiative, étant
donné qu’elle possède des moyens financiers, un appareil administratif et des bases légales
suffisants. Il s’agit donc d’un Etat administrateur. Enfin, le troisième axe est celui de la
protection: l’Etat fédéral se justifie par son combat patriotique, par ses réponses aux besoins
de sa population. Nous sommes là en présence d’un Etat protecteur.
27
5.1.1 Une fonction de recherche de concorde : l’Etat médiateur
L’Etat fédéral justifierait donc son utilité et affirmerait sa présence au travers d’une
médiation entre les cantons concernés par la correction des eaux du Jura. Ceci semble en tout
cas se remarquer au travers de diverses pratiques, en premier lieu les conférences
intercantonales. En effet, entre 1854 et 1867, ce ne sont pas moins de 15 réunions, dont la
moitié entre 1864 et 1867, qui sont organisées sous l’égide de la Confédération, dans le but
précis d’amener une coopération entre les cantons. C’est ce que l’on peut voir lors de la
conférence du 2 au 4 novembre 1857 : « le Conseil fédéral est chargé d’amener les cantons
intéressés à une entente sur l’exécution de la correction des eaux du Jura ; c’est le but de la
présente conférence »85
. Le sommet de l’Etat fédéral se montre d’ailleurs très impliqué, ces
réunions étant présidées par le chef du Département en charge du dossier, le président de la
Confédération étant même présent à l’une d’entre elles en novembre 1857. Cette tâche de
médiation est d’ailleurs soutenue par l’Assemblée fédérale, qui l’ordonne dans ses différentes
décisions, comme on peut le voir dans l’article 2 de l’arrêté du 3 août 1857 : « Le Conseil
fédéral est invité à s’entendre avec les cantons intéressés […] et il est invité à amener autant
que possible une entente sur ce point »86
. Mais cette médiation est aussi parfois demandée par
certains cantons qui, rappelons-le, ont sollicité eux-mêmes l’aide fédérale. On peut ainsi voir
le gouvernement bernois écrire dans une lettre du 26 août 1862 : « Nous sommes, vu l’état
des choses, de l’avis que […] le Conseil fédéral prenne l’initiative […] et invite les cantons
concernés à y participer »87
.
Cette médiation se transforme parfois en arbitrage, la Confédération ne devant plus seulement
favoriser les discussions, mais intervenir sur des points précis ou trancher en faveur de l’un
ou l’autre canton. Illustrons ce fait par le problème de la plus-value des terrains concernés par
la correction. Lors d’une conférence de mars 1865, les délégués de Fribourg et de Vaud
désiraient en effet que le calcul ne prenne pas en compte le bassin supérieur de la Broye, ce
qui provoqua une réaction de leurs homologues des autres cantons :
Les délégués des autres cantons […] chargèrent le Département de l’Intérieur d’user de son crédit
auprès des Gouvernements de Fribourg et Vaud pour qu’ils renoncent à cette condition.[…] Cette
démarche eut pour résultat de déterminer les deux Gouvernements à renoncer à cette restriction.88
85
AEF. Protocole des délibérations de la Conférence réunie à Berne du 2 au 4 novembre 1857. Op.cit., p.3. 86
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 3 août 1857. Op. cit., p.542. 87
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1862. In : Feuille fédérale, volume 2, cahier 20, 12 mai 1863, p.550. 88
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1865. In : Feuille fédérale, volume 1, cahier 20, 24 mai 1866, p.862-863.
28
La pratique des conférences semble donc bien faire partie de ce discours de justification, de
mise en avant de l’Etat fédéral comme médiateur.
Ce travail de coopération entre les cantons n’échappe pas aux contemporains. On trouve en
effet, dans les différents documents fédéraux utilisés, de multiples énoncés vantant une
intervention fédérale décisive. Cette médiation de la Confédération est justifiée
principalement par l’échec des coopérations au seul niveau des cantons, argument qui revient
de très nombreuses fois comme dans ce rapport de la commission du Conseil national de
1863 :
On ne peut malheureusement pas en dire autant de la seconde partie de la tâche : l'acheminement d'une
entente entre les Cantons. Sous ce rapport la question n'a guère fait un pas en avant, et dans plusieurs
des Cantons intéressés on a rencontré de l'indifférence sinon de l'hostilité plutôt qu'un empressement
enthousiaste pour l'entreprise.89
Cette incapacité des gouvernements cantonaux à prendre une quelconque décision est alors la
principale raison invoquée pour l’intervention fédérale :
La seule possibilité d'une pareille entente dépend de l'initiative de la Confédération à se mettre à la tête
de l'œuvre et de son empressement à lui donner une impulsion que l'expérience nous a appris à ne pas
devoir attendre des Cantons.90
Cet argument est parfois renforcé par l’histoire, au travers de renvois à des réussites passées.
C’est surtout le cas pour la correction de la Linth, qui sert de véritable point de référence et
que l’on voit rappelée dans de nombreux documents :
Il est donc nécessaire dans l'intérêt de l'ensemble que la Confédération fasse acte de médiation. Enfin il
y a d'autres entreprises de ce genre qui, se rapportant au bien général, ne parviennent à être réalisées
qu'autant qu'elles sont décrétées par la Confédération elle-même et exécutées sous sa surveillance. A
cet égard on peut citer l'entreprise de la Linth, des bienfaits de laquelle la population des Cantons
intéressés serait peut-être encore privée, si l'acte de médiation n'eût délégué au Landammann de la
Suisse le pouvoir d'obliger les Cantons à l'exécution de cette œuvre.91
Ces références à d’autres entreprises de correction de rivières ne se font pas seulement envers
le passé, mais également envers d’autres travaux contemporains. Ceux-ci sont alors non
seulement utilisés pour justifier le principe de l’action de la Confédération, mais également
pour fournir un exemple actuel de réussite qu’il faudrait suivre :
Tandis que, par exemple, pour la correction du Rhin et celle du Rhône, les Cantons les plus
immédiatement intéressés ont ménagé l'entreprise […] il n'existe pour le cas de la correction des eaux
du Jura absolument aucune pétition des premiers intéressés.92
89
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée fédérale concernant la correction des eaux
du Jura, 29 septembre 1863. In : Op. cit., p.812. 90
Idem, p.838. 91
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Feuille fédérale, volume 1, cahiers 20, 24 avril 1857, p.292. 92
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée fédérale concernant la correction des eaux
du Jura, 29 septembre 1863. In : Op. cit., p.837.
29
Face à cette mésentente persistante, les autorités fédérales vont même jusqu’à manifester un
certain agacement qui les pousse à utiliser des formes de pression, comme la menace voilée
de retirer la Confédération du projet que l’on peut trouver dans le rapport d’une commission
du Conseil national de 186393
.
5.1.2 Une importance institutionnelle : l’Etat administrateur
Un premier niveau de justification, de montée en puissance de l’Etat fédéral, semble donc
avoir lieu dans sa fonction de médiation. Mais son affirmation se fait également au travers
d’un discours institutionnel, de mise en avant d’un Etat administrateur, dans le sens où la
Confédération serait la seule à même, par ses moyens financiers et administratifs, de mener à
bien l’entreprise. En effet, au niveau financier, la correction des eaux du Jura a droit aux
subventions fédérales par l’arrêté du 3 août 1857 qui, par ailleurs, alloue par avance une
somme de 50 000 francs au Conseil fédéral pour lui permettre d’effectuer des travaux
d’expertise94
. Ce subside devient effectif dix ans plus tard avec la décision d’allouer un
montant de cinq millions de francs. Cette participation financière est appuyée par de
nombreux énoncés. On trouve tout d’abord une justification juridique, l’article 21 la
Constitution de 1848 donnant la possibilité à la Confédération d’« ordonner à ses frais ou
encourager par des subsides les travaux publics qui intéressent la Suisse ou une partie
considérable du pays. »95
. Cet article, selon le message du Conseil fédéral du 8 avril 1857,
aurait même été ajouté à la demande expresse de la « Commission centrale » des cantons
concernés par une correction des eaux du Jura96
. Mais c’est surtout le manque de ressources
des cantons qui est invoqué pour justifier cette participation, comme on le voit dans le
message du Conseil fédéral du 8 avril 1857 qui cite les propos de la commission chargée de
la rédaction de la Constitution de 1848 :
On ne saurait nier qu'il n'y eût encore à exécuter des travaux importants qui tourneraient à l'avantage du
pays. On ne peut toutefois disconvenir non plus que les forces des Cantons directement intéressés
seraient insuffisantes pour l'exécution de ces projets. C'est ainsi que l'on travaille depuis de longues
années au desséchement de la contrée dite le Seeland, […] Or la réalisation de projets semblables est
fréquemment au-dessus des forces des Cantons et la tâche de la Confédération de faire intervenir son
appui.97
93
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée fédérale concernant la correction des eaux
du Jura, 29 septembre 1863. In : Op. cit., p.844. 94
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 3 août 1857. Op. cit., p.541-542. 95
Hilty Carl (1891) : Op. cit., p.443. 96
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.292. 97
Idem, p.293.
30
Face à cette incapacité cantonale se trouvent des autorités fédérales qui, dans de nombreux
énoncés, affirment leur croyance dans les moyens matériels de la Confédération :
La Confédération aura sans doute par la suite, comme ceci a été le cas jusqu'aujourd'hui, de nouveaux
besoins et de nouvelles dépenses qui ne peuvent être prévus maintenant. Mais d'un autre côté on peut
avec d'autant plus de certitude compter sur un accroissement constant du produit des péages, qu'il se
trouve étroitement lié avec l'accroissement toujours plus grand de la circulation et avec le
développement de nos conditions d'économie industrielle et nationale, à tel point qu'à cet égard encore
ici les craintes et les objections sont dénuées de fondement.98
Enfin, là encore, on retrouve des références et des comparaisons à des corrections ou plus
généralement à des entreprises de travaux publics contemporains qui ont pu bénéficier de
subventions et dont on essaie de faire un exemple. Les corrections du Rhin et du Rhône ainsi
que la construction de routes dans les Alpes sont à ce titre souvent invoquées.
Mais cet aspect institutionnel ne se limite pas à des considérations financières. La mise en
avant des moyens « administratifs » est également présente dans ce discours de montée en
puissance de la Confédération. Cette dernière, en effet, dès le passage du dossier entre ses
mains, met sur pied de nombreuses expertises. Jusqu’en 1867, on ne compte ainsi pas moins
de sept rapports, dont six sont ordonnés par la Confédération, seule l’estimation sur la plus-
value des terrains provenant d’une commission mixte regroupant experts fédéraux et
cantonaux. Cette pratique est appuyée par le Parlement qui l’ordonne même dans un arrêté de
1857 : le Conseil fédéral est alors « invité à faire compléter sans retard, aux points de vue
technique et financier, les études nécessaires pour qu’un plan de correction puisse être adopté
définitivement »99
. Mais elle est également soutenue et demandée par les cantons. Ainsi, sur
les sept expertises recensées, si trois sont ordonnées par l’Assemblée fédérale, le même
nombre ont été effectuées à la demande expresse des cantons lors des conférences de
conciliation, une seule provenant de l’initiative exclusive du Conseil fédéral. Cette
production de rapports d’experts débouche sur l’adoption du principe de haute direction et de
surveillance des travaux de correction par la Confédération. En effet, l’arrêté fédéral du 25
juillet, que les cantons ratifient rapidement, stipule clairement dans son article 7 que :
Le Conseil fédéral a la haute direction et la surveillance des travaux. […] En conséquence, les Cantons
intéressés auront à se conformer aux dispositions qu’il aura prises. Ils lui feront chaque année un
rapport sur les travaux opérés et sur l’état financier de l’entreprise.100
Cette présence de l’Etat fédéral, cette affirmation de ses moyens, tant au plan financier
qu’administratif, se retrouve dans de multiples énoncés sous la forme d’une mise en avant de
98
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.318. 99
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 3 août 1857. Op. cit., p.542. 100
Arrêté fédéral touchant la correction des eaux du Jura du 25 juillet 1867. Op. cit., p.94.
31
son initiative. En effet, de nombreux termes caractérisant l’assiduité, le dévouement,
l’empressement sont utilisés dans nos sources pour qualifier l’action des autorités fédérales.
Ce zèle est d’ailleurs parfois mis en relation avec la position des cantons :
Depuis lors, et dans le sens de ce décret, la Confédération a fait faire à ses frais — et sous les yeux
passifs de la plupart des Cantons intéressés — des études détaillées sur les côtés technique, financier et
agronomique de la question.101
5.1.3 L’argument de l’Etat protecteur
Les deux premiers niveaux du discours de la mise en avant de l’Etat fédéral semblent donc
être sa fonction de médiation (l’Etat médiateur) et son importance
institutionnelle/administrative (l’Etat administrateur). Mais l’affirmation de la Confédération
se fait aussi au travers d’arguments protecteurs de plusieurs niveaux. L’action de celle-ci est
en effet soutenue par des énoncés et des pratiques que l’on peut classer en différents types,
suivant s’ils se réfèrent à une protection de type presque militaire (dirigé contre un ennemi), à
un certain patriotisme économique ou à une volonté de répondre aux besoins de la
population. La première catégorie, en effet, se compose d’éléments relatifs à une protection
du pays face à des menaces. L’action des rivières est décrite comme un danger qu’il faut
combattre comme on le ferait face à une invasion étrangère. La correction des eaux du Jura se
métamorphose alors parfois dans certains propos en une véritable mission guerrière :
Si une seule petite partie du territoire de la patrie venait à être attaquée par l’ennemi, la Confédération
n’épargnerait pas des millions pour la protéger et la sauver. Ne convient-il donc pas de sacrifier les
millions pour se défendre contre un élément de la nature qui presque toutes les années dévaste une
partie assez considérable de notre beau pays?102
Face à cette menace, il s’agit, comme lors d’une attaque militaire, de resserrer les rangs entre
les cantons, sous la direction de l’Etat fédéral :
Si tous les Cantons menacés par les fleuves de notre patrie agissent de concert, loyalement et sans
arrière pensée, dans la discussion de ces questions au sein de l’Assemblée fédérale, ils obtiendront à
peu près simultanément ce qu’exigent l’honneur et la prospérité de chacun d’eux en particulier, et en
même temps de la patrie toute entière.103
En parallèle de cette mise en avant de la défense contre les eaux se trouvent des énoncés
dépeignant la correction de rivières comme un acte de protection et de développement des
capacités de production du pays, un véritable acte de patriotisme économique. En effet, cette
entreprise est décrite, parfois de façon fortement imagée, comme pouvant apporter une
101
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée fédérale concernant la correction des
eaux du Jura, 29 septembre 1863. In : Op. cit., p.837. 102
AFS. Rapport d’une minorité de la Commission du Conseil des Etats sur la question de la correction des eaux
du Jura, 10 juillet 1857. In : Feuille fédérale, volume 2, cahier 46, 19 septembre 1857, p.214. 103
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national sur la question de la correction des eaux du Jura, 7
février 1862. In : Feuille fédérale, volume 1, cahier 16, 5 avril 1862, p.503.
32
amélioration sanitaire pour les populations et un coup de fouet à l’économie non seulement
des cantons concernés, mais également de toute la Suisse. Les améliorations concerneraient
d’une part l’agriculture, jusqu’alors « perdue et à moitié déserte », qui pourrait transformer
cette région « en un pays susceptible […] de tous les genres de culture connus »104
. Mais
l’industrie serait également touchée, la correction des eaux permettant « de tirer du fond des
tourbières pour le plus grand bien de ces contrées […] un élément d’activité et de vie pour
l’industrie »105
. Avec les progrès de ces deux domaines principaux, on trouve, dans certains
documents, l’espoir de faire cesser ou du moins d’amenuiser l’émigration qui touche les
classes populaires du Seeland.
Ces deux aspects protecteurs, de types militaire et économique, se reflètent, entre autres, dans
l’utilisation des termes assignés à la correction des eaux du Jura. Celle-ci est en effet décrite
comme une « œuvre grande et bienfaisante », une « grande œuvre nationale », une
« entreprise patriotique » ou encore une « œuvre nationale de la Confédération ». Mais
surtout, ces deux aspects sont complétés par un troisième trait, celui du bienfait de la
Confédération pour les populations, de la prise en compte des revendications de celles-ci.
L’Etat fédéral, en effet, ne prétend pas seulement effectuer cette correction dans un but
économique ou de protection d’une région fréquemment touchée par des crues, mais
également dans un objectif de protection et d’utilité envers ses habitants. Il n’hésite ainsi pas
à utiliser les inondations que subit de temps à autre ce territoire pour tenter d’accélérer le
processus de décision entre les cantons :
De nouveaux et sérieux avertissements pour les Autorités et les Cantons succédèrent immédiatement à
ces délibérations infructueuses. En Juin 1856, les eaux du Jura sortirent de nouveau de leurs rives, dans
une mesure extraordinaire, inondèrent les terres sur une étendue de plusieurs lieues et détruisirent les
récoltes. Une délégation que le Conseil fédéral envoya […] put se convaincre sur les lieux des effets
désastreux de l'inondation, et ce qu'elle eut occasion d'entendre sur les dispositions des habitants,
concordait avec l'idée d'une correction radicale, afin de couper le mal à sa source, entreprise à laquelle
ils étaient disposés à concourir dans la mesure de leurs forces.106
De plus, ainsi qu’on le remarque dans la citation précédente, ce souci prononcé dans des
paroles se matérialise dans des actions concrètes. Il s’agit dans cet extrait de la visite d’une
délégation officielle du Conseil fédéral. Mais on trouve le même aspect, par exemple, dans
l’excursion que fait la commission du Conseil national en 1863 dans les régions concernées
104
AEF. Instructions du Conseil fédéral à l’usage des experts ruraux pour la correction des eaux du Jura, suivi
du Rapport des experts sur la correction des eaux du Jura, partie agricole. Berne, éditeur inconnu, p.16. 105
Ibidem. 106
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.279.
33
par la correction107
. Ces rencontres entre les autorités fédérales et les populations sont aussi
utilisées pour montrer que ces dernières soutiennent les plans de la Confédération. Ainsi,
dans son message du 8 avril 1857 au Parlement, le Conseil fédéral n’hésite pas à faire
référence à des pétitions qu’il a reçues des habitants du Seeland :
L'Assemblée fédérale reçut aussi de la part d'environ 90 communes et d'un certain nombre de
ressortissants de la contrée intéressée des pétitions qui lui exposaient la triste position dans laquelle les
habitants se trouvaient placés par suite de l'état des eaux, qui s'empire d'année en année. Il s'agit d'une
contrée qui compte aujourd'hui 60,000 âmes, et qui serait susceptible, une fois desséchée et cultivée,
d'en recevoir et d'en nourrir plus du double. Si la correction était exécutée, la Confédération
s'enrichirait donc, pour ainsi dire, d'un nouveau Canton. Les pétitionnaires priaient et conjuraient la
haute Assemblée fédérale de prendre à cœur leur plainte et de faire en sorte que les nouvelles
institutions fédérales, si bienfaisantes sous tous les autres rapports, opèrent leur salut et non leur ruine
et leur perte.108
La Confédération marque donc fortement son souci envers la protection de ses habitants.
Mais ce discours a également pour fonction de provoquer le même effet dans l’autre sens, soit
un intérêt des populations pour leur nouvel Etat fédéral. Ce but, que l’on peut déjà déceler
dans la citation précédente, est exprimé clairement dans plusieurs de nos sources. A ce titre,
reproduisons ici le message du Conseil fédéral qui, en 1857, cite les propos des rédacteurs de
la Constitution de 1848 :
Depuis l'entreprise de la Linth, la Suisse ne peut montrer aucun monument semblable de la force
nationale. Or la Confédération régénérée ne saurait demeurer en arrière des exigences d'une économie
nationale plus élevée, elle doit fournir au futur gouvernement fédéral les moyens de manifester son
existence par des créations grandes et dans l'intérêt de la prospérité générale, si l'on veut que ce
gouvernement acquière l'estime du peuple et ne se meuve pas dans l'ornière d'une routine dépourvue de
toute grandeur.109
Cette comparaison entre l’époque de l’Acte de la Médiation et les premières années de l’Etat
fédératif se retrouve dans un rapport d’une commission du Conseil national :
On se proposa une œuvre qui devait offrir un parallèle avec la belle création de la période de la
médiation, l'entreprise de la Linth, et devait prouver que l'esprit créateur qui n'avait pu se maintenir sur
le terrain fédéral pendant le temps de la Restauration et l'époque des luttes de la régénération, animait
de rechef [sic] la nouvelle Suisse aussi vivement qu'il avait animé la Suisse de la période de la
médiation.110
On le voit bien dans ces deux extraits, le but de justification et d’affirmation de l’Etat fédéral
est exprimé on ne peut plus clairement, notamment dans l’expression « la Confédération
régénérée […] doit fournir au futur gouvernement fédéral les moyens de manifester son
existence par des créations grandes et dans l'intérêt de la prospérité générale, si l'on veut que
107
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1863. In : Feuille fédérale, volume 1, cahier 19, 29 avril 1864, p.590. 108
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.281. 109
Idem, p.293. 110
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée fédérale concernant la correction des
eaux du Jura, 29 septembre 1863. In : Op. cit., p.845.
34
ce gouvernement acquière l'estime du peuple ». Enfin, on peut remarquer que cet Etat fédéral
protecteur transparaît quelque peu dans les énoncés des cantons qui, dans les années 1860,
font référence de temps à autre à un « grand sacrifice que la Confédération a déjà offert » ou
à une « entreprise patriotique qu’elle [n.b. l’Assemblée fédérale] a favorisée d’une manière si
bienveillante »111
.
5.2 Les connexions entre discours et contexte
Le discours de mise en avant de l’Etat fédéral peut donc être résumé en trois axes : Etat
médiateur – Etat administrateur – Etat protecteur. Mais n’oublions pas qu’il s’inscrit dans un
contexte précis qui l’influence et sur lequel il a une certaine prise. Analysons donc à présent
les connexions que nous pouvons mettre en évidence. Pour ce faire, il est possible de suivre le
plan de description des éléments du discours que nous venons d’effectuer dans les pages
précédentes, en tentant de dégager à chaque fois les liens entre les composantes de celui-ci et
des éléments historiques.
Mais, tout d’abord, il faut noter de manière générale que les années que couvre notre période
d’analyse sont caractérisées par de grandes tensions. On l’a vu, les crispations politiques et
religieuses des années 1830 et 1840 se matérialisent en 1847 dans la guerre civile du
Sonderbund. Cette crise débouche sur une victoire des radicaux qui peuvent alors, en partie,
mettre en pratique leurs idées de renforcement de l’échelon fédéral et de libéralisme politique
et économique. L’Etat fédératif qui sort de ce processus est fortement dominé par les
radicaux qui, bien qu’ils soient parcourus par des courants hétérogènes, se retrouvent dans la
volonté de préserver et de justifier l’existence ainsi que l’utilité de cette nouvelle construction
politique. C’est donc un échelon fédéral uni qui produit le discours de mise en évidence de la
Confédération, ce qui favorise sa mise en place et la force de ses effets. Ainsi, l’Assemblée
fédérale accepte-t-elle les arrêtés fédéraux ou les motions concernant la correction des eaux
du Jura à une très large majorité, tout en soutenant le Conseil fédéral dans sa prise
d’initiative. Sans doute ce discours n’aurait-il pas pu se mettre en place, ou du moins pas
d’une manière aussi présente, si les différentes composantes du pouvoir fédéral s’étaient
querellées ou avaient sans cesse changé d’orientation dans ce dossier de correction.
111
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, touchant la correction des eaux du Jura, 12
juillet 1867. In : Op. cit., p.398-399.
35
5.2.1 Les relations au niveau de l’Etat médiateur
Cette certaine homogénéité de la Confédération se retrouve au niveau de l’Etat médiateur que
nous avons identifié dans le discours. En effet, l’organisation de conférences ou l’éloge de
l’action fédérale ne vient pas seulement du gouvernement, mais également du Parlement qui,
dans ce domaine, soutient fortement le Conseil fédéral. Cette intervention fédérale a, de plus,
été identifiée comme étant soutenue par la Constitution et par des exemples antérieurs ou
contemporains. Nous voyons donc là deux autres connexions entre le discours et la trame
historique : la Constitution et le caractère exemplaire d’autres entreprises.
Au niveau constitutionnel d’abord, les rédacteurs du texte fondamental du nouvel Etat ont en
effet prévu un article concernant la possibilité d’un subventionnement d’ouvrages de travaux
publics. Ce dernier est néanmoins assez vague pour donner lieu, dans les décennies qui
suivent, à des débats quant à sa portée. Il s’agit de savoir si la Confédération doit seulement
apporter une aide financière ou si elle est autorisée à prendre l’initiative et à diriger les
discussions entre cantons. Dans le cas des eaux du Jura, la mise sur pied des conférences et
des expertises nous a montré que la seconde option avait été privilégiée. Cette attitude est
d’ailleurs défendue par le Conseil fédéral qui justifie ce que certains voient comme une
atteinte à la Constitution :
Il faut donc, si l’on veut conduire l’entreprise au but qu’on se propose, que la Confédération prenne
l’initiative. […] En proposant l’art. 21 et en l’admettant dans la Constitution fédérale, il est évident
qu'on n'a pas voulu simplement réserver à la Confédération la faculté restreinte de ne participer que
financièrement à l'entreprise.112
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce domaine est le seul que l’Etat fédéral peut
soutenir financièrement selon la Constitution de 1848. Les subsides pour la formation
professionnelle (1884), l’agriculture (1893) ou la santé publique (1897) ne viendront que plus
tard113
. La présence de cet article, en 1848 déjà, dans un contexte de tensions entre les
diverses parties du pays, laisse donc penser que le secteur des travaux publics devait paraître
quelque peu neutre politiquement. C’est un aspect que l’on peut également déduire du cas de
la correction des eaux du Jura, lorsque la Confédération justifie son action par le besoin de
lutter contre les éléments naturels indomptés. Ce besoin ne peut d’ailleurs être que très
difficilement contredit par les cantons. Notons enfin que cette possibilité offerte par l’article
21 de la Constitution doit également être mise en lien avec un acteur de la première
112
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.293-294. 113
Rey Alfred (2011) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Subventions ». Version électronique (dernière
consultation le 25 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13761.php.
36
correction des eaux du Jura, Johann Rudolf Schneider. Ce dernier, conseiller d’Etat bernois
au moment de la création de l’Etat fédéral, milita en effet fortement pour son introduction
dans le texte fondamental114
.
Concernant les corrections antérieures et contemporaines qui sont utilisées comme des
exemples appuyant l’affirmation de l’Etat fédéral, celle de la Linth est en premier lieu
évoquée. Cette dernière avait été initiée en 1807 sous le régime politique de l’Acte de
médiation qui, malgré son caractère décentralisé, possédait une structure supracantonale
dirigée par un Landammann. Les décisions ne devaient plus se prendre qu’à la majorité
simple ou qualifiée selon les cas. De plus, la Diète, bien que n’ayant pas d’autonomie
financière, disposait d’une compétence de supervision des infrastructures publiques à travers
tout le pays115
. On était donc en présence d’un régime politique quelque peu similaire au
jeune Etat fédéral des années 1850. Mais le côté exemplaire de cette correction ne s’arrêtait
pas là et concernait également les parties en présence ainsi que le plan des travaux. En effet,
l’entreprise avait aussi une importance suprarégionale (les cantons de Zurich, Schwyz, Glaris
et Saint-Gall étaient impliqués) et le projet finalement adopté fut celui d’un détournement de
la Linth dans le lac de Walenstadt (qui servit de modèle au plan la Nicca). La Diète ne
disposant pas d’autonomie financière, on procéda à une vente d’actions dans toute la
Confédération à l’aide d’arguments teintés de patriotisme et de solidarité nationale. Les
travaux furent alors effectués sous la supervision de l’autorité fédérale de l’époque116
. On voit
donc que rappeler l’exemple de la Linth dans le cadre du dossier des eaux du Jura ne
véhiculait pas seulement un rappel des bienfaits d’une correction fluviale, mais allait un peu
plus loin. Les cas des corrections du Rhin et du Rhône permettent, eux, d’insérer un modèle
qui s’inscrit dans le cadre du nouvel Etat fédéral. Débutant respectivement en 1862 et 1863,
ils furent caractérisés par la mise sur pied d’expertises fédérales et par l’accord de
subventions117
.
114
Summermatter Stephanie (2004) : Die erste Rhonekorrektion. Art. cit., p.201. 115
Speich Daniel (2002) : Draining the Marshlands. Art. cit., p.438. 116
Summermatter Stephanie (2004) : Die erste Rhonekorrektion. Art. cit., p.201. 117
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Op. cit., p.90 et 100.
37
5.2.2 Les liens au niveau de l’Etat administrateur
Du point de vue de l’Etat administrateur aussi, il est possible de relever des connexions avec
le contexte et les conditions d’apparition. Nous avions remarqué, dans ce niveau du discours,
que l’on trouvait tout un aspect financier, la Confédération vantant ses moyens par
comparaison à ceux des cantons. La raison de cette abondance relative réside en grande partie
dans la situation économique de la Suisse du milieu du XIXe siècle et dans les sources de
revenus du nouvel Etat fédéral. En effet, la Constitution de 1848 attribuait peu de
compétences onéreuses à ce dernier et ne prévoyait pas la possibilité de créer un impôt
fédéral. Ses recettes provenaient alors principalement de la régale des poudres et des postes,
des revenus du fonds de guerre fédéral, des contributions cantonales réservées en cas
d’urgence et des taxes douanières (ces dernières représentant près de 75% du total à elles
seules). Les disponibilités financières de la Confédération étaient donc très dépendantes de la
conjoncture économique. Or, celle-ci, sous l’influence du démarrage industriel qu’a connu la
Suisse dans la première moitié du XIXe siècle, fut très favorable jusqu’à la fin des années
1860. Ceci permettait à l’Etat fédéral de se lancer dans une politique de subventions, qui
pouvait, certaines années, atteindre jusqu’à 13% des dépenses totales118
. La Confédération
disposait donc de conditions favorables pour son discours de justification, les moyens
financiers permettant, outre les subsides, de commanditer les nombreux rapports utilisés dans
le cadre de cette correction fluviale.
Mais l’Etat administrateur, comme son nom l’indique, se caractérise surtout par son
administration, avec notamment la mise sur pied de nombreuses expertises119
. Le passage de
l’affaire sous la direction de la Confédération nécessita en effet une certaine capacité
administrative, tant au niveau financier qu’au niveau des compétences et des habitudes. Il
s’agissait de commander des expertises, d’entretenir une correspondance avec les cantons, de
produire des rapports au Parlement, d’organiser des conférences de conciliation, etc.
L’administration fédérale devait donc disposer de certaines compétences de base pour
permettre au gouvernement et au Parlement de tenir leur discours de justification. De plus,
dans les années 1850-1860, à côté de ses autres tâches, l’Etat fédéral devait, entre autres,
118
Halbeisen Patrick (2009) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Finances publiques ». Version électronique
(dernière consultation le 25 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F26197.php. 119
Notons au passage que cet aspect correspond à la description de l’Etat élaborée par Max Weber. En effet,
pour ce dernier, l’Etat est une « entreprise politique à caractère institutionnel ». C’est un « pouvoir rationnel
légal s’appuyant sur une bureaucratie rationnelle ». Birnbaum Pierre (2005): Etat. Dictionnaire de la pensée
sociologique. Paris, Presses Universitaires de France, p.249 et Käsler Dirk (2005) : Weber Max. Dictionnaire de
la pensée sociologique. Paris, Presses Universitaires de France, p.748.
38
gérer les dossiers des corrections du Rhin et du Rhône. C’est donc dans un contexte
d’augmentation des compétences et de la force de travail de l’appareil administratif fédéral
que le discours de justification de la Confédération se met en place. Ceci peut se remarquer
au travers des chiffres concernant le personnel de la Confédération. Si, en septembre 1848, le
nombre de fonctionnaires de l’administration générale se monte à 52 personnes, il atteint 80
employés en 1849 et plus de 1000 en 1875120
. Notons que le discours de justification de l’Etat
fédéral, de par le besoin de rapports ou de correspondances qu’il exigeait, a sans doute eu une
influence sur ce renforcement. Toutefois, dans le cadre plus précis des travaux publics, il
faudra attendre 1871 pour qu’une véritable instance administrative soit instituée avec la mise
sur pied de l’Inspection fédérale des travaux publics 121
.
5.2.3 L’argument de l’Etat protecteur et son contexte
Voyons enfin quels sont les liens que l’on peut tirer entre le niveau protecteur du discours de
justification de l’Etat fédéral et ses conditions d’apparition. Rappelons-nous d’abord de
l’aspect presque militaire de cette protection que nous avions remarqué, dans le sens où
l’action des rivières indomptées était décrite comme une menace pour le pays, menace contre
laquelle les cantons devaient faire bloc derrière l’étendard fédéral. Cette attitude face aux
cours d’eau peut être mise en correspondance avec les représentations dominantes du lien à
l’environnement au milieu du XIXe siècle. Il s’agissait en effet d’une croyance dans le
progrès, d’une pensée que le monde naturel pouvait et devait être domestiqué par l’homme.
C’était en quelque sorte une vision « prométhéenne » de la nature, dans laquelle ceux qui
combattaient un environnement dangereux voyaient leurs qualités glorifiées122
. Les énoncés
patriotiques de défense contre les éléments s’insèrent donc bien dans ces représentations liées
à l’environnement et en subissent le poids, tout en les alimentant à leur échelle. On peut
également voir l’évolution technologique, qui a accompagné le développement de l’industrie
en Suisse et en Europe, comme un complément à ces représentations. En effet, cette
évolution, en mettant au point un savoir-faire technique facilitant grandement la réalisation de
travaux de correction de grande ampleur, permettait de rendre plus crédible la volonté de la
Confédération de lutter pour la défense de la patrie contre des éléments naturels déchaînés.
Mais nous avions également trouvé dans ce niveau de protection un aspect économique. La
correction était en effet aussi présentée comme un moyen d’améliorer les activités agricoles
120
Germann Raimund E. (2006) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Administration fédérale ». Version
électronique (dernière consultation le 25 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F10343.php. 121
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Op. cit., p.90 et 100. 122
Haefeli Ueli, Pfister Christian et Walter François (2006) : Art. cit.
39
et industrielles dans les régions concernées. Or, cette mise en avant d’une bonification
économique se plaçait dans un contexte de croyance dans le progrès et de démarrage
industriel. Ces deux éléments, en rendant possible une croissance de l’industrie et de
l’agriculture, facilitèrent la mise en place de ce discours de patriotisme économique.
En ce qui concerne l’Etat protecteur sous son aspect de prise en compte des revendications
des populations, des éléments peuvent être décelés comme étant en connexion avec certaines
conditions d’apparition du discours. Nous avions en effet remarqué que la Confédération ne
prétendait pas seulement effectuer le projet de la correction des eaux du Jura dans un but
militaire et économique. Celle-ci montrait qu’elle avait également l’objectif de prendre en
compte les soucis de sa population, ce qui se matérialisait par des visites de délégations
fédérales dans les régions concernées. Cette attitude peut être reliée à certains traits du
contexte historique, en particulier les idéaux des vainqueurs de 1848. En effet, les radicaux,
dans leurs diverses tendances, se réunissaient sur un point central : la volonté de créer une
union nationale et de mettre sur pied un Etat central fort, légitimé par le principe de la
souveraineté populaire. C’est pourquoi ils militèrent pour l’élargissement de la participation
politique (avec notamment le suffrage universel masculin ou l’élection des exécutifs
cantonaux par le peuple) et l’égalité des droits en matière politique et juridique. Cet Etat
central puissant devait de plus promouvoir la laïcisation et la modernisation de la société123
.
Avec une telle pensée, il paraît ainsi dire légitime que les dirigeants de la nouvelle
Confédération promeuvent la prise en compte des pétitions des populations ainsi que leurs
désirs, comme cela est le cas lors de la correction des eaux du Jura.
Le discours d’un Etat protecteur se matérialisant dans un souci envers les populations a, on
l’a vu, un but plus lointain que la simple preuve que l’Etat fédéral est un bienfait. Il a
également pour fonction de susciter un intérêt, une certaine adhésion de celles-ci envers la
nouvelle Confédération. C’est que la crise du Sonderbund, qui résulte de vingt années de
tensions, a déchiré la Suisse. Celle-ci a certes été marquée par une certaine modération (on
compte 93 morts et 510 blessés), l’élite radicale désirant délibérément pratiquer une politique
pondérée. L’armée « fédérale » ne commit ainsi que peu de débordements, tandis que des
accusations de trahison ne furent lancées que contre des cercles restreints de dirigeants des
cantons séparatistes, innocentant de ce fait la majeure partie des populations. Mais il reste que
cette guerre civile divisa profondément le pays en différentes parties, principalement entre les
123
Tanner Albert (2010): Dictionnaire historique de la Suisse, « Radicalisme ». Version électronique (dernière
consultation le 24 avril 2012) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F27156.php.
40
cantons libéraux et conservateurs124
. Cette division se retrouvait dans l’organisation de l’Etat
fédéral, dont les conservateurs-catholiques étaient fortement exclus. En tant que minorité, ils
adoptèrent dans les premières décennies une tendance à des positions de repli et de mise à
l’écart, ce que renforça leur statut de vaincus, dépossédés de leurs têtes pensantes125
. Cette
situation d’infériorité les poussa, de manière générale, à se renfermer sur leurs bastions (Uri,
Schwyz, Unterwald dès 1848, rejoints par Fribourg, Zoug et le Valais dans les années 1850,
Lucerne dans la décennie suivante) et à militer pour un maintien des prérogatives cantonales.
Le renforcement de l’unité nationale prôné par les radicaux pouvait donc paraître compromis.
De plus, malgré l’ébauche de sentiments patriotiques qui avait eu lieu dans la première moitié
du XIXe siècle au travers notamment de la diffusion de stéréotypes bucoliques ou de certaines
réalisations de portée suprarégionale (comme la correction de la Linth), la conscience
nationale restait limitée. Or, les idéaux radicaux prônaient l’institution d’une certaine union
nationale et d’un Etat central fort. Il s’agissait donc, pour ceux-ci, de mettre en place des
mécanismes qui le légitimaient et qui prouvaient son utilité à une population divisée et
quelque peu dépourvue de sentiment national. Le discours sur la correction des eaux du Jura
faisait sans aucun doute partie de cet ensemble d’outils.
5.3 Les dualismes et les contradictions du discours
Le discours de mise en évidence de l’utilité de l’Etat fédéral est donc fortement lié avec ses
conditions d’apparition. On l’a vu, celui-ci peut être synthétisé en trois axes : Etat médiateur–
Etat administrateur – Etat protecteur. La Confédération atteint en effet un premier niveau
dans sa justification, dans sa montée en puissance au travers de sa fonction de médiation qui
pousse les autorités cantonales à la coopération. Cette fonction se manifeste par
l’organisation, sous son égide, de conférences de conciliation, dont la mise sur pied est
soutenue par l’Assemblée fédérale et parfois demandée par certains cantons. Elle peut même
aller jusqu’à un rôle d’arbitrage. Cette pratique s’accompagne de nombreux énoncés qui
déplorent l’incapacité cantonale, notamment par comparaison avec des entreprises passées ou
contemporaines. Ceux-ci tendent à montrer l’intervention de la Confédération comme
inévitable et salvatrice.
124
Müller Reto, Fässler Matthias, Grünig Martin, a Marca Andrea, Summermatter Stephanie, Widmer Marc et
Pfister Christian (2005): Die Not als Lehrmeisterin Auswirkungen von Naturkatastrophen auf staatliches
Handeln am Beispiel von sechs ausgewählten Krisensituationen im 19. und 20. Jahrhundert. Schweizerische
Zeitschrift für Geschichte, no55, p. 264.
125 Herrmann Irène (2006) : Op. cit., p.110-111.
41
Cet aspect de médiation de la Confédération se voit cependant quelque peu nuancé par un
pôle d’opposition. D’une part, au niveau de la pratique des conférences, l’Etat fédéral n’a pas
l’exclusivité de leur organisation. On voit parfois certaines autorités cantonales organiser des
réunions indépendantes. C’est le cas, par exemple, le 2 novembre 1858, lorsque les cantons
de Vaud, Neuchâtel et Fribourg mettent sur pied une assemblée d’experts qui échoue à
obtenir un résultat126
. De plus, de nombreuses conférences organisées sous l’égide du Conseil
fédéral, surtout dans la période 1854-1863, n’aboutissent pas faute de pouvoirs suffisants
concédés aux délégués cantonaux. On voit donc qu’une certaine crainte ou, du moins, une
certaine prudence face à la Confédération habite les gouvernements des cantons qui refusent
de laisser les mains libres à leurs représentants. C’est d’ailleurs ce qui cause
l’engourdissement du projet entre 1857 et 1862. Cette opposition pousse même certains
cantons à refuser de participer à l’une ou l’autre conférence. C’est par exemple le cas de
Fribourg qui n’envoie pas de délégués à la réunion du 28 novembre 1864 sous le prétexte
d’être en attente des résultats d’une expertise127
. Cette réticence ne se manifeste pas
seulement à l’égard des conférences intercantonales, mais également envers les plans de
correction totale proposés par la Confédération. Ceci était principalement le fait des trois
cantons occidentaux qui ne voyaient pas l’intérêt d’une déviation de l’Aar pour leur propre
territoire et qui proposaient une correction partielle moins coûteuse. Ces conflits semblent
également refléter une question de fond : la correction des eaux est-elle prioritairement du
domaine des cantons ou de la Confédération ? A cette question, la réponse cantonale paraît
dominer dans une première partie, avec par exemple Vaud et Fribourg qui demandent, dans
une lettre au Conseil fédéral de mai 1858, que « tout ce qui concerne la question des eaux du
Jura, notamment en ce qui touche à l’adoption du plan, au mode d’exécution et à la
répartition de la dépense, fasse l’objet d’un concordat ou d’une convention entre les cantons
intéressés »128
. La Confédération semble d’ailleurs être prête à s’accorder à cette vue en
1862 : « Le Conseil fédéral ne pouvait pas se trouver engagé à poursuivre cette affaire qui en
première ligne est dans l’intérêt des Cantons, et cela à plus forte raison que la majorité de ces
126
AFS. Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale, concernant la correction des eaux du Jura, 20
juillet 1863. In : Op. cit., p.373. 127
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1864. In : Op. cit., p.90. 128
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1862. In : Op. cit., p.544.
42
derniers avait insisté sur un ajournement »129
. Mais, on l’a vu, l’Assemblée fédérale en décide
autrement et pousse son gouvernement à agir plus fermement dès 1862-1863.
Le deuxième niveau de justification de la Confédération se trouve, on l’a vu, dans son
importance administrative. Du point de vue économique d’abord, celle-ci dit en effet disposer
de moyens financiers importants, surtout en comparaison avec ceux des cantons. On a
également remarqué qu’elle justifie son intervention avec la Constitution. Du point de vue
strictement administratif ensuite, elle procède à de nombreuses études et expertises, et ce
avec le soutien du Parlement et souvent à la demande des autorités cantonales concernées.
Tout ceci lui permet alors de produire des énoncés vantant son initiative et déplorant le peu
d’empressement des cantons.
Cependant, on peut déceler certaines oppositions dans ce discours d’Etat administrateur. Tout
d’abord, les cantons n’ont pas une confiance aveugle dans les rapports fédéraux et n’hésitent
pas, eux aussi, à fournir des études et des expertises concernant leur territoire particulier.
C’est ainsi que, suite à une étude cantonale, Fribourg, par une lettre du 14 avril 1862, adresse
au Conseil fédéral sa conviction que « dans cet état des choses, l’exécution de la correction
des eaux du Jura ne saurait être que peu d’utilité pour le Canton de Fribourg »130
. Ensuite,
malgré l’argument constitutionnel de l’article 21, la Confédération doit avouer ne pas pouvoir
forcer les cantons, « ceux-ci ayant pleine et entière liberté pour décider s’ils veulent participer
ou non à cette entreprise »131
. Comme le dit le Conseil fédéral dans un message du 8 avril
1857 : « L’arrêté fédéral qui règle dans ce sens l'exécution de l'entreprise ne sera point adopté
définitivement, et […] les Cantons seront simplement invités à y adhérer. Ce mode de
procéder […] parait plus conforme aux principes de notre Constitution et au respect dû à la
souveraineté cantonale »132
. Enfin, malgré tous les énoncés déplorant l’incapacité matérielle
des cantons, il ne semble pas que la Confédération ait l’exclusivité des moyens pécuniaires.
Certains Etats, on l’a vu, financent des expertises indépendantes, certains allant même, de
leur propre initiative, à mettre en œuvre des projets. C’est par exemple le cas du canton de
Vaud qui, en 1864, peut déclarer avoir mis en chantier, avec ses propres deniers, la
129
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1862. In : Op. cit., p.545. 130
Ibidem. 131
AFS. Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant
l’année 1865. In : Op. cit., p.862. 132
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, sur l'affaire de la correction des Eaux du
Jura, 8 Avril 1857. In : Op. cit., p.336.
43
canalisation de la Broye supérieure ainsi que des travaux de drainages dans les marais de
l’Orbe133
.
On trouve également des contradictions à l’intérieur même de certains énoncés fédéraux.
Tout d’abord, du côté administratif, on remarque que les travaux finaux, tels que décrits dans
l’arrêté fédéral de 1867, ne sont pas confiés à une commission supracantonale et exécutés en
commun, comme cela avait été évoqué lors des conférences et souhaité par la Confédération.
Ils sont en effet divisés entre les cantons, chacun étant responsable des travaux s’effectuant
sur son territoire, avec certes la surveillance de la Confédération, mais en maintenant
néanmoins une autonomie appréciable. Au sein de l’aspect financier ensuite, on a vu que la
Confédération déclarait disposer de ressources nécessaires, notamment en comparaison avec
les cantons. Mais celle-ci se garde bien de prendre la totalité des frais à sa charge et de mener
l’entreprise de bout en bout. C’est d’ailleurs contre cette tendance que la commission du
Conseil national traitant de cette affaire déclare en 1863 : « La Commission croit encore
devoir ajouter qu'il ne faudrait pas que la sympathie pour l'entreprise et le désir de lui voir
prendre corps poussassent trop loin, et surtout fissent abandonner le principe que les frais
doivent incomber en première ligne aux intéressés — particuliers, communes et Cantons —
et seulement subsidiairement à la Confédération »134
.
Au-delà de cet Etat administrateur, on a soulevé que le troisième niveau de mise en avant de
l’Etat fédéral avait lieu dans la proclamation d’une fonction protectrice. Cette dernière, qui
peut être de type militaire ou économique, se retrouve fortement dans les termes associés à la
correction des eaux du Jura. Le souci de venir en aide aux habitants, notamment au travers de
visites sur le terrain, complète ce discours d’amour et de protection de la patrie dont on
espère qu’il renforcera les liens entre les populations et leur Etat fédéral récemment mis sur
pied.
Mais cette montée en puissance de la Confédération à l’aide d’éléments protecteurs n’est pas
dénuée de contestation, et ce à deux niveaux. Du point de vue militaire et économique
d’abord, face à l’appel lancé pour faire front contre les éléments naturels en furie sous la
direction de l’Etat fédéral, certains cantons affirment haut et fort leur indépendance, comme
on peut le voir avec Fribourg :
133
AEF. Protocole des délibérations de la conférence réunie à Berne le 9 mars 1864 touchant la correction des
eaux du Jura. Berne, Imprimerie des frères Kernen, p.10. 134
AFS. Rapport de la Commission du Conseil national à l’Assemblée fédérale concernant la correction des
eaux du Jura, 29 septembre 1863. In : Op. cit., p.838.
44
Touchant la conduite du canton de Fribourg dans la question de la correction des eaux du Jura, il est
disposé, dans la mesure du possible, de donner les mains à cette entreprise. Il faudrait cependant que
cela puisse avoir lieu dans tous les cas avec une entière liberté.135
Ensuite, l’aspect du souci envers les habitants sinistrés que nous avons décelé dans le
discours fédéral est également présent dans certains énoncés des autorités cantonales. Ces
dernières, en effet, se considèrent également comme des représentantes de leurs populations
respectives et n’hésitent pas, parfois, à le rappeler à la Confédération. Ainsi, lors d’une
conférence du 9 mars 1864, le canton de Vaud, qui a déjà procédé de sa propre initiative à des
ouvrages de correction sur la Broye et dans les marais de l’Orbe, marque son intérêt envers le
sort de ses habitants en déclarant que « la population de cette contrée déjà épuisée par les
sacrifices qu’elle a faits est peu disposée à en faire encore »136
.
5.4 Les effets du discours
On trouve donc de nombreuses oppositions ou contradictions dans ce discours de justification
de l’Etat fédéral. Attelons-nous maintenant à la dernière étape de notre démarche, l’analyse
des effets de ce discours. Il s’agit ici de reconstruire les effets de pouvoir et les vérités que ce
dernier produit en se déployant. Rappelons que, dans une approche foucaldienne, le pouvoir
est constitué de mécanismes qui peuvent pousser à des comportements ou à des discours et
qu’il est donc productif. Nous avions également noté qu’il était en lien avec des systèmes de
savoir. Dans le cadre de la première correction des eaux du Jura, nous avons remarqué un
discours de mise en avant, de justification, de mise en évidence, de montée en puissance de la
Confédération. Quels effets a-t-il eu et jusqu’à quel point ? Peut-on discerner une évolution
dans la relation entre l’Etat fédéral et les cantons ? Voit-on l’émergence d’un sentiment
national plus fort ? C’est à ces questions que nous nous intéressons dans ce chapitre.
De manière générale d’abord, on peut dire que ce discours a deux effets connexes. Le premier
est de contribuer à une valorisation de l’Etat fédéral, véritable soutien médiateur, financier,
administratif et patriotique de la correction des eaux du Jura. A l’inverse, le second effet est
celui d’un certain dénigrement des instances cantonales qui sont, selon ce discours,
incapables d’obtenir une entente par elles-mêmes et qui ne disposeraient pas des moyens
financiers et administratifs suffisants. Il est donc possible de concevoir ce discours de mise en
évidence de la Confédération lors de la première correction des eaux du Jura comme une
tentative de contribuer à remplacer une allégeance (cantonale) par une autre (fédérale) ou, du
135
AEF. Protocole des délibérations de la conférence réunie à Berne le 9 mars 1864 touchant la correction des
eaux du Jura. Op. cit., p.7. 136
Idem, p.10.
45
moins, de superposer une couche fédérale sur une fidélité cantonale. Le patriotisme que l’on
perçoit, qui dépasse les frontières des cantons, renforce ce sentiment. La correction des eaux
du Jura semble ainsi être, pour les autorités de la nouvelle Confédération, un projet de
prestige bienvenu afin de renforcer leur légitimation et de prouver l’utilité de l’Etat fédéral
pour le bien public137
.
De manière plus précise ensuite, on peut distinguer en trois types les effets produits par le
discours de mise en avant de la Confédération. D’un point de vue matériel d’abord, ce
discours de montée en puissance, notamment avec les diverses initiatives, subsides,
conférences ou expertises fédérales, aboutit à un accord entre les cantons concernés qui
s’engagent à effectuer la correction des eaux du Jura. Sa première action performative est
donc de pousser les diverses autorités cantonales à collaborer de manière plus active et à
aboutir à une solution. Même si, au final, l’entreprise n’est pas réalisée en commun, chacun
ayant à effectuer les travaux se trouvant sur son territoire, cet appui fédéral s’est révélé
décisif. Ce constat est bien soulevé par le Conseil fédéral qui, dans son message à
l’Assemblée de 1867, affirme :
Si l’on considère bien qu’il s’agit d’une entreprise qui n’admet aucune spéculation […] qu’en outre il
se rattache à l’exécution un risque considérable ; qu’il y a de nombreux intérêts en conflits, et qu’une
infinité de préjugés et d’appréhensions viennent se jeter en travers de l’affaire, on comprendra alors
qu’une entente entre les cantons intéressés était une impossibilité avant que la Confédération,
intervenant comme médiatrice et auxiliaire, eût pris le patronage de cette belle entreprise.138
Cet aspect décisif de l’intervention fédérale est également reconnu par certains cantons,
comme celui de Vaud. Le Conseil d’Etat de ce dernier, que l’on a vu comme étant
particulièrement réticent à une correction globale, reconnaît fortement le rôle de médiateur de
la Confédération dans son rapport au Grand Conseil de novembre 1867 :
Maintenant que la Confédération, pour faciliter une entente entre les cantons, offre de contribuer à
l’entreprise pour une somme de cinq millions, […] pour ne laisser aux cantons supérieurs qu’une partie
des frais, bien inférieure à celle qu’on voulait leur imposer autrefois, en les déchargeant des chances
qu’ils redoutaient le plus, la condition mise par le canton de Vaud à son adhésion doit paraître
accomplie.139
L’appui médiateur et financier du discours de justification de l’Etat fédéral a donc été
déterminant pour la participation de certains cantons à l’entreprise et pour la réalisation de
celle-ci.
137
Müller Reto, Fässler Matthias, Grünig Martin, a Marca Andrea, Summermatter Stephanie, Widmer Marc et
Pfister Christian (2005): Art. cit., p. 268. 138
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, touchant la correction des eaux du Jura, 12
juillet 1867. In : Op. cit., p.394. 139
AEF. Correction des eaux du Jura. Rapport au Grand Conseil, novembre 1867. Lausanne, Imprimerie
Georges Bridel, p.75.
46
Outre ce premier aspect matériel, le discours identifié dans ce travail semble avoir des
répercussions au niveau politique. En effet, l’intervention de la Confédération ne pousse pas
seulement les cantons à collaborer pour définir des plans ou des répartitions de frais. Elle tend
également à leur faire tenir un discours contenant des éléments de patriotisme ou des énoncés
de reconnaissance envers l’Etat fédéral. C’est ainsi que le gouvernement bernois, chargé au
nom des cinq cantons intéressés de rédiger une demande de subsides à la suite de la
conférence du 1er
juillet 1867, peut écrire :
C’est à regret que la conférence a fait cette démarche, pénétré [sic] qu’elle est de reconnaissance pour
le grand sacrifice que la Confédération a déjà offert en faveur de l’entreprise. […] Elle le fait dans la
confiance que la haute Assemblée fédérale accordera sa demande en assurant par là l’entreprise
patriotique qu’elle a favorisée d’une manière si généreuse et si bienveillante de son appui et de son
secours.140
Certes, comme il s’agit d’une demande de subventions, on ne s’étonne pas de trouver des
éléments de flatterie ou des références au patriotisme de l’entreprise. Mais le fait que Berne
parle en ces termes au nom des gouvernements intéressés montre que les cinq cantons ont dû
adapter leur discours à celui de l’Etat fédéral qui, d’une certaine manière, s’est imposé dans
les années précédentes.
Cette adaptation se retrouve de manière plus visible encore dans le changement d’attitude du
canton de Vaud lors des dix dernières années des discussions. Ainsi, dans un rapport au
Grand Conseil datant de 1858, le gouvernement critique fortement la manière dont est
intervenue la Confédération. Il se demande en effet « comment il se fait qu’elle prenne
l’initiative et l’exécution de l’entreprise et qu’elle impose le plan qui devra être exécuté »141
.
Il exclut totalement la possibilité de « contraindre les cantons à exécuter, à leurs frais, sous la
direction de l’autorité fédérale, un projet qu’ils n’auraient pas accepté »142
. Il faut, selon lui,
un accord qui respecte la dignité des cantons, si besoin en allant jusqu’à retirer le dossier des
mains fédérales pour le transformer en un concordat intercantonal143
. Or, moins de dix ans
plus tard, en novembre 1867, le Conseil d’Etat vaudois tient de tout autres propos :
Or, quelle que soit l’opinion que l’on ait sur cette affaire, l’on ne peut méconnaître que non seulement
les cantons de Berne et de Soleure, mais la Confédération tout entière, attachent un grand prix à ce que
cette œuvre nationale, qui préoccupe depuis tant d’années les populations et les conseils de la Suisse,
arrive enfin à son accomplissement. […] Dans de telles circonstances, le canton de Vaud n’hésitera
140
AFS. Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale, touchant la correction des eaux du Jura, 12
juillet 1867. In : Op. cit., p.398-399. 141
AEF. Rapport du Conseil d’Etat au Grand Conseil du canton de Vaud sur la question de la correction des
eaux du Jura et décision du grand conseil du 22 mai 1858. Lausanne, Imprimerie typographique de A. Larpin,
p.14. 142
Ibidem. 143
Idem, p.18.
47
certainement pas à donner […] un nouveau témoignage de ses sentiments fédéraux, et à contribuer par
sa libre coopération à cette entreprise, à resserrer les liens qui unissent les Etats de la Confédération.144
Il semble bien que le discours de justification de l’Etat fédéral, avec ses conférences, ses
subventions ou ses énoncés patriotiques, ait eu son effet. Les propos du gouvernement
vaudois ne sont plus du tout réticents à l’intervention de la Confédération et contiennent
même certains accents patriotiques (« œuvre nationale », « sentiments fédéraux »). Bien sûr,
il ne faut pas croire que la correction des eaux du Jura marque en quelque sorte une
inféodation des cantons à l’Etat fédéral : les tensions entre les deux niveaux politiques
resteront bel et bien présentes jusqu’à nos jours et ce dans de nombreux domaines. Nous
avons simplement soulevé ici une adaptation des énoncés cantonaux. Cet ajustement de
l’attitude des cantons montre que le discours de montée de puissance de l’Etat fédéral opère
des effets, qu’il possède une certaine influence.
Enfin, un troisième type d’effets de notre discours paraît se situer au niveau de
l’administration. Les diverses pratiques contenues dans celui-ci, comme l’organisation des
conférences intercantonales ou la mise sur pied d’expertises, nécessitent en effet un appareil
d’Etat quelque peu développé. Or, dans les premières années de l’Etat fédératif, celui-ci est
très réduit : l’administration générale ne compte ainsi que 80 employés en 1849. Le discours
de justification a donc dû contribuer à une stimulation de cette administration qui se devait
d’être en mesure de répondre aux besoins d’organisation de conférences ou d’expertises.
Cette exigence fut remplie par une Division des constructions mise sur pied dès 1848 dans le
but de surveiller les travaux publics concernant la Confédération. Comme celle-ci était
centrée sur les travaux routiers, on fit appel à des ingénieurs externes, souvent issus des
offices cantonaux, pour les dossiers de constructions hydrauliques145
. Dans ce point de vue
administratif, notons également que la première correction des eaux du Jura, avec le concours
actif de la Confédération qui la caractérise, va être utilisée dans la décennie suivante pour
justifier l’extension de l’administration fédérale dans le domaine de la gestion des eaux.
Au travers de ces trois types d’effets du discours de montée en puissance de l’Etat fédéral,
nous voyons que les mécanismes de pouvoir se combinent et se déploient en lien avec des
systèmes de savoir. En effet, notre discours ne peut avoir son influence que si la
Confédération est capable d’amener les cantons à une entente. Il s’agit alors pour elle de
posséder un certain savoir dans l’organisation de conférences, la mise sur pied d’expertises,
la gestion des subventions ainsi que dans la production d’énoncés patriotiques et élogieux
144
AEF. Correction des eaux du Jura. Rapport au Grand Conseil, novembre 1867. Op. cit., p.75. 145
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Op. cit., p.194-195.
48
pour l’Etat fédéral ou au contraire déconsidérant l’action des cantons. Dans l’autre sens, ce
savoir dans ces domaines-clés présuppose l’existence de relations de pouvoir Confédération-
cantons. Le discours de justification de l’Etat fédéral semble donc, au moins en partie, donner
lieu à une certaine relation savoir-pouvoir que nous avons identifiée. Il serait intéressant d’en
analyser plus en profondeur le fonctionnement.
49
6. Des portées matérielles et institutionnelles
6.1 La réalisation de l’arrêté fédéral de 1867
Le discours de mise en avant de l’Etat fédéral a donc un premier effet matériel : la conclusion
d’un accord et la réalisation d’un projet de correction. Les travaux de celles-ci commencèrent
en 1868. La Confédération, chargée par l’arrêté fédéral du 25 juillet 1867 de la surveillance
des travaux, délégua ce travail à deux experts, Richard La Nicca lui-même et William
Fraisse, ingénieur en chef du canton de Vaud. Pour des questions d’organisation, on distingua
une correction supérieure (concernant les canaux de la Broye et de la Thielle) d’une
correction inférieure (relative au canal Nidau-Büren et au canal de Hagneck). Cette dernière
eut comme ingénieur en chef le bernois Gustave Bridel jusqu’en 1873, puis Kurt Franz von
Graffenried jusqu’à la fin des travaux en 1891. Les relations entre la Confédération et les
cantons étaient bien précisées dans l’arrêté fédéral du 25 juillet 1867, avec notamment
l’obligation pour ces derniers de fournir chaque année un rapport financier et technique sur
l’entreprise. Le versement de la subvention devait de plus de faire au fur et à mesure de
l’avancée des travaux146
.
Les premiers coups de pioches eurent lieu à Nidau en 1868. Il s’agissait en effet, en premier
lieu, d’élargir l’émissaire sortant du lac de Bienne avant de détourner l’Aar dans ce dernier,
afin d’éviter un effet d’étranglement qui aurait occasionné des inondations147
. Le canal
Nidau-Büren, long de 12 kilomètres, fut terminé en 1873. Très rapidement, le niveau du lac
de Bienne baissa de manière conséquente, trop aux yeux des ingénieurs qui firent installer un
ouvrage de retenue provisoire à Nidau. Une fois cela effectué, les travaux du canal de
Hagneck, long de 8 kilomètres, débutèrent en 1873. Contrairement au canal Nidau-Büren, qui
consistait en une correction de rivière, cette entreprise comprenait la création artificielle d’un
lit de rivière. Il fallut notamment percer les collines de grès dur du Seerücken sur une
distance de 900 mètres. Mais ce défi fut relevé et les eaux de l’Aar purent être déviées dans
leur nouveau tronçon par un canal-guide dès août 1878148
.
La correction supérieure fut effectuée en parallèle, sous la direction de l’ingénieur en chef
neuchâtelois Henri Ladame, puis de son compatriote François Borel. Les travaux
commencèrent en 1874 le long de la Broye, en vue de constituer un canal de 8 kilomètres,
146
Arrêté fédéral touchant la correction des eaux du Jura du 25 juillet 1867. Op. cit., p.92-96. 147
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.92-93. 148
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Op. cit., p.113-114.
50
puis s’étendirent l’année suivante sur une portion de la Thielle longue de 8,5 kilomètres. Une
fois terminées, les corrections purent être ouvertes officiellement, en 1886 pour l’entreprise
supérieure, en 1891 pour la partie inférieure. La correction de l’Aar en aval de Büren, prévue
par l’arrêté fédéral du 25 juillet 1867 comme optionnelle, ne fut, elle, pas effectuée, le canton
de Soleure la jugeant inutile149
.
Ces travaux eurent des effets importants (figure 3). Le niveau des lacs baissa de 2,5 mètres en
moyenne, ce qui permit de dégager un gain de terre de près 31,5 kilomètres carrés.
Cependant, on dut procéder à une adaptation des ports et des murs des rives. Il restait dès lors
à assécher les quelque 400 kilomètres carrés de marécages, ce que l’on appela la « correction
intérieure », au travers de la construction de petits canaux de drainage150
. Cette œuvre de
longue haleine, qui ne fut pleinement terminée que lors de la Deuxième Guerre mondiale,
provoqua d’ailleurs l’endettement de nombreuses communes riveraines, cette correction
intérieure se faisant en grande partie à leurs frais. Notons enfin qu’une deuxième correction
des eaux du Jura dut avoir lieu entre 1962 et 1973, surtout en raison d’un affaissement des
plaines assainies sous l’effet d’une dégradation de la tourbe et d’un tassement du sol qui les
rendaient à nouveau vulnérables aux crues151
.
Figure 3. Situation actuelle des eaux du Jura, avec notamment la présence des quatre canaux de
correction du plan La Nicca152
.
149
Nast Matthias (2006) : Op. cit., p.99-100. 150
Idem, p.100-102. 151
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Op. cit., p.115. 152
Idem, p.105.
51
6.2 Une présence fédérale accrue
D’un point de vue plus large, la correction des eaux du Jura s’inscrit dans un cadre
d’évolution de la présence fédérale dans le domaine de la gestion des eaux. En effet, elle n’est
pas la seule entreprise réalisée sous le patronage de la Confédération. Les années 1850-1870
sont caractérisées par la réalisation de plusieurs projets d’envergure. Nous avons noté, dans
ce travail, les corrections du Rhin alpin et du Rhône entre Brigue et le lac Léman, qui ont pu
toutes deux bénéficier d’un appui fédéral, notamment au travers de subventions. D’autres
entreprises du même genre auront lieu plus tard, comme cela fut par exemple le cas sur le
Tessin entre 1888 et 1912153
. Le domaine des cours d’eau ne fut pas le seul concerné. L’Etat
fédéral soutint également des projets de travaux publics dans de nombreux secteurs d’utilité
publique, comme celui des routes, du télégraphe ou des chemins de fer (via des concessions
données à des privés dans ce dernier domaine).
La Confédération ne marquait cependant pas seulement sa présence par l’intermédiaire de
grands ouvrages d’utilité publique. Elle le fit également, entre autres, au travers d’actions
d’aide dans des situations de catastrophes. Ce type d’opérations avait déjà lieu sous le régime
de la Médiation, comme par exemple lors de la collecte de dons au niveau national à la suite
de l’éboulement de Goldau en 1806. Cette pratique fut poursuivie sous l’Etat fédéral. Les
catastrophes permettaient en effet à la Confédération, avec l’envoi de troupes, les appels à la
solidarité nationale ou la présence symbolique de représentants fédéraux, de marquer sa
présence et son utilité. Ceci eut une grande importance entre les années 1830 et 1880, lorsque
le pays fut touché régulièrement par de graves événements naturels, au point qu’une « culture
de catastrophe » se développa en quelque sorte154
. Citons l’exemple des inondations qui
eurent lieu en septembre 1868 dans tout l’arc alpin. Elles provoquèrent, entre autres, la
création d’un comité central d’aide qui recevait ses instructions du Conseil fédéral et qui
récolta des dons grâce à des appels patriotiques155
. Dans cette optique, différentes études
montrent que les catastrophes naturelles, tout comme les ouvrages de grande ampleur tels que
les corrections de cours d’eau, ont été parmi les principaux événements de mobilisation en
faveur de la « Nation suisse ». Ce processus est d’ailleurs souvent daté du début du XIXe
153
Vischer Daniel (2011) : DHS, « Correction des eaux ». Art. cit. 154
Pfister Christian (2002) : Op. cit., p.230-231. 155
Summermatter Stephanie (2005): "Ein Zoll der Sympathie". Art. cit., p.30-31.
52
siècle, notamment avec la correction de la Linth qui a été une des premières entreprises
déclenchant une poussée d’intégration nationale156
.
Mais les ouvrages de correction de cours d’eau et les inondations catastrophiques ont
également servi à une certaine institutionnalisation de l’intervention fédérale dans le cadre de
la gestion des eaux. En effet, la Constitution fédérale de 1848 ne contient dans ce domaine
qu’un seul article, permettant à la Confédération d’ordonner à ses frais ou d’encourager par
des subsides des travaux publics qui intéressent une grande partie de la Suisse157
. La révision
du texte fondamental en 1874 modifie cette situation en précisant les tâches de l’Etat fédéral
à l’article 24 :
La Confédération a le droit de haute surveillance sur la police des endiguements et des forêts dans les
régions élevées. Elle concourra à la correction et à l’endiguement des torrents, ainsi qu’au reboisement
des régions où ils prennent leur source. Elle décrétera les mesures nécessaires pour assurer l’entretien
de ces ouvrages et la conservation des forêts existantes.158
A côté des articles constitutionnels se mettent en place des lois et des éléments administratifs
chargés de répondre à ces besoins de supervision fédérale. Une Inspection fédérale des
travaux publics fut notamment mise sur pied en 1871 au sein du Département de l’Intérieur
pour répondre à l’accroissement des tâches de la Confédération. Il est intéressant de noter
que, dans ce cas particulier, la correction des eaux du Jura, avec d’autres ouvrages de grande
ampleur, fut invoquée par le Conseil fédéral pour justifier la création de ce poste159
. La
responsabilité de cet inspecteur et de la Confédération augmenta alors fortement dans les
années 1870, lorsque, dans la foulée de la nouvelle Constitution de 1874, deux lois
concernant la police des forêts et celle des eaux furent adoptées en 1876 et 1877. Ces actes
législatifs, tout en réglementant la collaboration entre l’Etat fédéral et les cantons,
confirmaient que le domaine de la gestion des eaux était une tâche d’importance nationale.
Notons enfin que la mise sur pied par la Confédération en 1855 de l’Ecole polytechnique
fédérale de Zurich, en tant que centre de formation des ingénieurs, eut un certain impact dans
le secteur qui nous intéresse. Par sa création, en effet, la Suisse allait disposer, dès les années
1870 surtout, d’un grand nombre de personnes qualifiées pour résoudre les problèmes de
correction de cours d’eau160
.
156
Speich Daniel (2002) : Draining the Marshlands. Art. cit., p.429. 157
Hilty Carl (1891) : Op. cit., p.443. 158
Idem, p.444. 159
AFS. Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale suisse, touchant la création d'une place d'ingénieur
au bureau des travaux publics du Département fédéral de l'Intérieur, 16 novembre 1870. In : Feuille fédérale,
volume 3, cahier 52, 19 décembre 1870, p.774-782. 160
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse. Op. cit., p.193-194.
53
Cependant, n’exagérons pas la nouveauté de cette prise en main fédérale des années 1870
dans le domaine de la gestion des eaux. D’une part, il s’agit en effet de la confirmation d’une
pratique, la Confédération ayant depuis 1848 accumulé une grande expérience dans la
surveillance de travaux d’importance nationale, ainsi qu’on l’a vu dans le cas de la correction
des eaux du Jura. D’autre part, durant cette même période, plusieurs cantons se dotèrent
également de lois sur l’aménagement des cours d’eau élargissant leurs prérogatives au
détriment des communes161
.
161
Summermatter Stephanie (2004) : Die erste Rhonekorrektion. Art. cit., p.222.
54
7. Conclusion
Le discours de mise en avant de la Confédération dans le cadre de la première correction des
eaux du Jura a donc eu un certain impact au niveau politique. Emergeant au milieu des
années 1850 dans un climat de tensions consécutif à la fondation de la Suisse moderne, celui-
ci répondait à un besoin de justification du nouvel Etat. Dans cette optique, la correction des
eaux du Jura, qui était une réaction à des considérations économiques et sanitaires,
représentait une occasion intéressante. En effet, les négociations intercantonales de la
première moitié du XIXe siècle échouèrent, à tel point que le tout jeune Etat fédéral suisse fut
saisi du dossier en 1853. La Confédération mit alors en avant sa fonction de médiatrice au
travers de conférences de conciliation ainsi que d’énoncés élogieux à son égard et de propos
quelque peu dénigrants envers les autorités cantonales. Un Etat protecteur fut ensuite invoqué
par l’intermédiaire des moyens financiers et de l’importance administrative de la
Confédération. Enfin, cette dernière allégua sa motivation protectrice, tant aux points de vue
militaire, économique que de la prise en compte des besoins des populations.
Ces trois niveaux de justification, bien que minés par de nombreuses oppositions et
contradictions, s’inscrivaient dans leur époque. En effet, tant les tensions politiques résultant
de la crise du Sonderbund, les débuts des effets de la révolution industrielle que des
représentations liées à l’environnement caractérisées par une croyance dans le progrès et une
vision « prométhéenne » de la nature formaient des relations fortes avec le discours fédéral.
Ce dernier eut des effets relativement importants. L’accord réalisé en 1867 entre les cantons
concernés et la réalisation du projet de correction en furent les conséquences matérielles.
Mais on assista également à une adaptation des énoncés des autorités cantonales à des
éléments du discours de la Confédération ainsi qu’au développement de certaines
compétences au niveau administratif. Ce dernier phénomène allait d’ailleurs se poursuivre
dans les années 1870 avec le renforcement de la position fédérale dans le domaine de la
gestion des eaux.
Nous voyons donc que le discours fédéral sur la correction des eaux du Jura est caractérisé
par une certaine justification des institutions de la Suisse moderne. Ce projet prétendait en
effet à une certaine neutralité du point de vue politique, ce qui était intéressant pour un Etat
contesté qui se devait prouver son utilité dans un contexte de divisions et de tensions. Un tel
discours utilisait de nombreuses ressources tout en étant caractérisé par des contradictions.
Tout ceci provoqua des effets et engagea une dynamique qui tendit à rendre plus présente, à
55
justifier une nouvelle structure étatique. Un projet à caractère spatial peut donc apporter des
nouveautés dans le champ du politique et nous avons vu dans ce travail des exemples de
moyens qu’il est possible d’utiliser dans ce but.
C’est ce que nous avons pu retirer de ces discussions précédant la première correction des
eaux du Jura. Cette analyse contient bien entendu de nombreuses limites. Il aurait en effet été
tout à fait envisageable d’étudier cette thématique sous des angles différents. Des études
géologiques, techniques ou géomorphologiques, par exemple, peuvent sans aucun doute
utiliser la correction des eaux du Jura, de même qu’une histoire des sciences. Il serait de plus
possible de poursuivre l’analyse en élargissant le corpus de sources, par exemple en prenant
plus particulièrement en compte la position de tel ou tel canton face à l’Etat fédéral suisse ou
en essayant d’effectuer une comparaison avec des discours de justification présents à la
même période dans d’autres pays. Dans cette optique, un élargissement envers d’autres
moyens de mise en évidence de la Confédération, comme l’aide en cas de catastrophes ou les
fêtes fédérales, pourrait être une piste à explorer. Mais il s’agit là d’une autre histoire.
56
8. Bibliographie
a) Sources (classées par ordre chronologique)
Archives fédérales suisses (AFS). Rapport présenté à la haute Assemblée fédérale par le
Conseil fédéral suisse, sur sa gestion pendant l’année, 1853 à 1867. In : Feuille fédérale
1854-1868.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Correction des eaux du Jura, Instruction pour les
experts appelés par le Conseil fédéral et rapport de MM. Pestalozzi, Sauerbeck et Hartmann.
8 mai et 3 juin 1854. Berne, éditeur inconnu, 24p.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Rapport sur la correction des eaux du Jura, avec une
instruction donnée aux experts. 20 novembre 1854. Berne, éditeur inconnu, 29p.
Archives fédérales suisses (AFS). Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale,
sur l'affaire de la correction des Eaux du Jura, 8 Avril 1857. In : Feuille fédérale, volume 1,
cahiers 19-20, 17 avril 1857 et 24 avril 1857, pp.251-282 et pp.291-345.
Archives fédérales suisses (AFS). Rapport de la Majorité de la Commission du Conseil des
Etats concernant l’exécution de la correction des eaux du Jura, 10 juillet 1857. In : Feuille
fédérale, volume 2, cahier 61, 24 novembre 1857, pp.446-451.
Archives fédérales suisses (AFS). Rapport d’une minorité de la Commission du Conseil des
Etats sur la question de la correction des eaux du Jura, 10 juillet 1857. In : Feuille fédérale,
volume 2, cahier 46, 19 septembre 1857, pp.211-217.
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 3 août 1857. Recueil officiel des
lois et ordonnances de la Confédération suisse, tome V (1857). Berne, Imprimerie de
Rodolphe Jenni, pp.541-543.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Instructions du Conseil fédéral à l’usage des experts
ruraux pour la correction des eaux du Jura, suivi du Rapport des experts sur la correction
des eaux du Jura, partie agricole, 10 octobre 1857. Berne, éditeur inconnu, 16p.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Protocole des délibérations de la Conférence réunie à
Berne du 2 au 4 novembre 1857 pour traiter la question de la correction des eaux du Jura.
Berne, éditeur inconnu, 44p.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Rapport du Conseil d’Etat au Grand Conseil du
canton de Vaud sur la question de la correction des eaux du Jura et décision du grand
conseil du 22 mai 1858. Lausanne, Imprimerie typographique de A. Larpin, 29p.
57
Archives fédérales suisses (AFS). Rapport de la Commission du Conseil national sur la
question de la correction des eaux du Jura, 7 février 1862. In : Feuille fédérale, volume 1,
cahier 16, 5 avril 1862, pp.499-503.
Archives fédérales suisses (AFS). Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale,
concernant la correction des eaux du Jura, 20 juillet 1863. In : Feuille fédérale, volume 3,
cahier 37, 15 août 1863, pp.358-406.
Archives fédérales suisses (AFS). Rapport de la Commission du Conseil national à
l’Assemblée fédérale concernant la correction des eaux du Jura, 29 septembre 1863. In :
Feuille fédérale, volume 3, cahier 52, 26 novembre 1863, pp.811-848.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Procès verbal des délibérations de la conférence qui a
eu lieu à Berne le 15 octobre 1863 au sujet de la correction des eaux du Jura. Berne, éditeur
inconnu, 23p.
Arrêté fédéral concernant la correction des eaux du Jura du 22 décembre 1863. Recueil
officiel des lois et ordonnances de la Confédération suisse, tome VIII (1866). Berne,
Imprimerie de C. J. Wyss, pp.12-14.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Protocole des délibérations de la conférence réunie à
Berne le 9 mars 1864 touchant la correction des eaux du Jura. Berne, Imprimerie des frères
Kernen, 15p.
Archives fédérales suisses (AFS). Message du Conseil fédéral à la haute Assemblée fédérale,
touchant la correction des eaux du Jura, 12 juillet 1867. In : Feuille fédérale, volume 2, cahier
31, 20 juillet 1867, pp.391-414.
Arrêté fédéral touchant la correction des eaux du Jura du 25 juillet 1867. Recueil officiel des
lois et ordonnances de la Confédération suisse, tome IX (1869). Berne, Imprimerie de C. J.
Wyss, pp.92-96.
Archives de l’Etat de Fribourg (AEF). Correction des eaux du Jura. Rapport au Grand
Conseil, novembre 1867. Lausanne, Imprimerie Georges Bridel, 80p.
Archives fédérales suisses (AFS). Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale suisse,
touchant la création d'une place d'ingénieur au bureau des travaux publics du Département
fédéral de l'Intérieur, 16 novembre 1870. In : Feuille fédérale, volume 3, cahier 52, 19
décembre 1870, pp.774-782.
58
b) Ouvrages de littérature secondaire
Bergier Jean-François (1984) : Histoire économique de la Suisse. Lausanne, Editions Payot,
376p.
Delort Robert et Walter François (2001) : Histoire de l’environnement européen. Paris,
Presses universitaires de France, 352p.
Foucault Michel (1994) : Dits et écrits 1954-1988. Tome 1 (1954-1969), Paris, Gallimard,
855p.
Geiger Gérard (Sld.) (1991) : 1291-199. L’économie suisse. Histoire en trois actes. Saint-
Sulpice, SPQ Publications, 607p.
Gregori Marco, Marcacci Marco et Philipona Charles (1998) : La double naissance de la
Suisse moderne. De la République helvétique à l’Etat fédéral. Genève, Editions Suzanne
Hurter, 176p.
Gros Frédéric (2004) : Michel Foucault. Paris, Presses Universitaires de France, 127p.
Herrmann Irène (2006) : Les cicatrices du passé. Essai sur la gestion des conflits en Suisse
(1798-1918). Berne, Peter Lang, Editions scientifiques internationales, 327p.
Hilty Carl (1891) : Les constitutions fédérales de la Confédération Suisse : exposé historique
écrit sur la demande du Conseil fédéral à l’occasion du sixième centenaire de la première
alliance perpétuelle du 1er
août 1291. Neuchâtel, Imprimerie Attinger, 479p.
Nast Matthias (2006) : Terre du lac : l’histoire de la correction des eaux du Jura. Nidau :
Verein Schlossmuseum, 192p.
Pfister Christian (2002) : Le jour d'après : surmonter les catastrophes naturelles : le cas de la
Suisse entre 1500 et 2000. Berne, Haupt, 263p.
Revel Judith (2002): Le vocabulaire de Foucault. Paris, Editions Ellipses, 68p.
Vischer Daniel (2003) : Histoire de la protection contre les crues en Suisse : des origines
jusqu’au 19e siècle. Berne : Office fédéral des eaux et de la géologie OFEG, 208p.
Walter François (1990) : Les Suisses et l'environnement : une histoire du rapport à la nature,
du XVIIIe siècle à nos jours. Genève, Editions Zoé, 294p.
Walter François (2010) : Histoire de la Suisse, tome 4: la création de la Suisse moderne
(1830-1930). Neuchâtel, Editions Alphil – Presses universitaires suisses, 157p.
59
c) Ressources électroniques
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http://www.bar.admin.ch/.
Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999. Page internet (dernière
consultation le 18 avril 2012) : http://www.admin.ch/ch/f/rs/101/.
Fankhauser Andreas (2009) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Médiation, acte de».
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60
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Rouillot Nicolas (2008): La méthode Foucault: archéologie, généalogie et stratégie. Page
internet (consultée le 29 mars 2012) : http://www.lescontemporaines.fr/?La-methode-
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Veyrassat Béatrice (2008) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Industrialisation ». Version
électronique (dernière consultation le 13 avril 2012) : http://www.hls-dhs-
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Visher Daniel (2011) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Correction des eaux ». Version
électronique (dernière consultation le 28 février 2012) : http://www.hls-dhs-
dss.ch/textes/f/F7850.php .
Würgler Andreas (2012) : Dictionnaire historique de la Suisse, « Confédération ». Version
électronique (dernière consultation le 10 avril 2012) : http://www.hls-dhs-
dss.ch/textes/f/F26413.php.
d) Dictionnaires
Berg Lawrence (2009): Discourse Analysis. International encyclopedia of human geography,
pp.215-221.
Birnbaum Pierre (2005): Etat. Dictionnaire de la pensée sociologique. Paris, Presses
Universitaires de France, pp.248-252.
Cresswell Tim (2009): Discourse. International encyclopedia of human geography, pp.211-
214.
Käsler Dirk (2005) : Weber Max. Dictionnaire de la pensée sociologique. Paris, Presses
Universitaires de France, pp.744-752.
Robert Paul (sld) (2008) : Prométhée. Le Robert encyclopédique des noms propres :
dictionnaire illustré. Paris, Editions Le Robert, p.1844.
61
e) Articles d’une publication en série
Bublitz Hannelore (2001): Differenz und Integration. Zur diskursanalystischen
Rekonstruktion der Regelstrukturen sozialer Wirklichkeit. Keller Reiner et al. (Sld)
Handbuch Sozialwissenschaftliche Diskursanalyse. Volume 1, pp.225-260.
Müller Reto, Fässler Matthias, Grünig Martin, a Marca Andrea, Summermatter Stephanie,
Widmer Marc et Pfister Christian (2005): Die Not als Lehrmeisterin Auswirkungen von
Naturkatastrophen auf staatliches Handeln am Beispiel von sechs ausgewählten
Krisensituationen im 19. und 20. Jahrhundert. Schweizerische Zeitschrift für Geschichte,
no55, pp. 257-284.
Sharp Liz et Richardson Tim (2001) : Reflections on Foucauldian discourse analysis in
planning and environmental policy research. Journal of Environnemental Policy & Planning,
no3:3, pp.193-209.
Speich Daniel (2002) : Draining the Marshlands, Disciplining the Masses : The Linth Valley
Hydro Engineering Scheme (1807-1823) and the Genesis of Swiss National Unity.
Environment and History, no8, pp.429-447.
Speich Daniel (2002) : Natürliche Ressourcen der Macht – Die Politik der Trennung von
Natur und Kultur am Beispiel eines Wasserbauprojekts aus dem frühen 19. Jahrhundert.
Kaufmann, Stefan (Sld.): Ordnungen der Landschaft. Symbolische und technische Entwürfe
naturaler Alterität, pp.97-116.
Summermatter Stephanie (2004) : Die erste Rhonekorrektion und die weitere Entwicklung
der kantonalen und nationalen Wasserbaupolitik im 19. Jahrhundert. Vallesia. Revue annuelle
des Archives de l’Etat, de la Médiathèque Valais, des Musées cantonaux, des Monuments et
de l’Archéologie du canton du Valais, no59, pp. 199-224.
Summermatter Stephanie (2005): "Ein Zoll der Sympathie" – Spendensammlung und -
verwendung anlässlich der Überschwemmungen von 1868 im Kanton Wallis. Blätter aus der
Walliser Geschichte, no37, pp.7-46.
Wedl Juliette (2007) : L’analyse de discours « à la Foucault » en Allemagne : trois approches
et leurs apports pour la sociologie. Langage et société, no120, pp.35-53.
62
9. Annexes
1) Précisions complémentaires à la bibliographie
Dans ce travail, les références citées en notes de bas de page se font de la manière suivante.
La première mention d’un ouvrage, d’un article ou d’une source contient une description
complète, puis est abrégée par la suite. Les ouvrages de littérature secondaire son abrégés à
l’aide de la mention du nom de l’auteur suivie de l’expression Op. cit. Si plusieurs ouvrages
différents ont le même auteur, le titre dans sa version résumée est intercalé entre le nom de
l’auteur et l’abréviation Op. cit., et ce dans un souci d’éviter les ambiguïtés. La même
procédure vaut pour les articles de revues ou de dictionnaire, à la différence que l’abréviation
utilisée est Art. cit.
L’abréviation Ibidem est utilisée pour signifier que l’information provient du même
ouvrage/article/source à la même page que dans la note précédente. Idem renvoie également
au même ouvrage/article/source que la note précédente, mais à une page différente.
63
2) La première correction des eaux du Jura : Chronologie 1847 – 1867
1847 11-12 décembre 2ème
conférence entre les cantons concernés par la correction des
eaux du Jura qui ne peut rien fixer faute de pouvoir suffisant
concédé aux délégués. On décide toutefois l’établissement d’une
commission centrale chargée de déterminer le territoire concerné
par la correction du plan La Nicca.
1850-
1852
Plusieurs inondations frappent le Seeland et la région des Trois-
Lacs.
1852 décembre Remise du rapport de la commission centrale établie en 1852 qui,
entre autres, suggère d’effectuer une demande de subventions
auprès de la Confédération.
1853 23 septembre Demande de coopération matérielle de la Confédération de la
part du canton de Berne au nom des cantons intéressés (Fribourg,
Vaud, Neuchâtel, Soleure, Berne).
1854 8 février Adoption d’un arrêté par le Conseil national ordonnant au
Conseil fédéral de lui fournir un rapport ainsi que des
propositions sur la correction des eaux du Jura.
6 avril 1ère
Conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération,
ne prenant aucune résolution définitive faute de pouvoirs
suffisants donnés aux délégués.
Décision néanmoins de confier au Conseil fédéral le soin
d’effectuer une expertise en vue d’une correction partielle.
12 avril Mise sur pied d’une commission d’experts par le Conseil fédéral.
10 mai Rapport de la commission d’expert d’avril 1854 admettant la
supériorité du plan la Nicca, mais considérant la correction
partielle comme moins coûteuse et de ce fait plus réalisable.
31 juin-4 août 2ème
Conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
64
aboutissant à un accord sur les bases d’une convention, échouant
toutefois dans la rédaction d’un texte définitif en raison de doutes
quant au projet de correction, de répartition des coûts et
d’autorité responsable de l’entreprise.
Demande faite au Conseil fédéral de compléter l’expertise des
travaux possibles.
Demande faite au Conseil fédérale de rédiger avec une délégation
du canton de Berne un projet de correction répondant aux bases
de la convention.
26 septembre Réclamation adressée au Conseil fédéral par le gouvernement
argovien qui craint qu’une correction partielle ne cause des
dommages à son territoire.
21 novembre Remise du préavis de la commission d’experts nommée par le
Conseil fédéral.
Décembre Demande en concession du Dr. Schneider pour se charger de la
correction des eaux du Jura
1855 26-28 novembre 3ème
Conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
au sujet du projet de correction établi par les experts fédéraux
débouchant sur la rédaction définitive d’une convention, non-
adoptée par les cantons en raison de pouvoirs trop restreints
accordés aux délégués cantonaux.
1856 26 février Demande en concession de M. Rappard pour se charger de la
mise sur pied de chemins de fer flottants.
30-31 mai 4ème
Conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
échouant à accorder les parties sur une solution définitive.
Juin Inondations dans le Seeland et la région des Trois-Lacs.
1857 8 avril Message du Conseil fédéral à l’assemblée fédérale rapportant les
65
propositions au sujet de la correction des eaux du Jura.
10 juillet Rapport de la commission du Conseil des Etats (majorité et
minorité) au sujet de la correction des eaux du Jura.
3 août Adoption par l’Assemblée fédérale d’un arrêté ordonnant au
Conseil fédéral de compléter les études nécessaire à l’adoption
définitive d’un plan de correction et de mener les cantons à un
accord sur ce sujet. Attribution d’une somme de 50 000.-
21 août et 29 septembre Rapport des experts fédéraux (point de vue technique)
10 octobre Rapport des experts fédéraux (point de vue agricole)
2-4 novembre 5ème
Conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
afin d’adopter une convention sur le plan de correction et son
exécution.
Elaboration d’un projet d’arrêté fédéral contesté non adopté par
les délégués, faute de pouvoirs suffisants à leur disposition.
1858 19 mars Convention réunissant des délégués de Vaud, Fribourg et
Neuchâtel à l’initiative du Conseil d’Etat vaudois.
Décision d’instituer une commission d’experts agronomes ainsi
que de demander au Conseil fédéral l’ajournement du dossier en
raison du besoin d’effectuer des expertises supplémentaires.
1er
septembre Début d’observations limnimétriques ordonnées par le Conseil
fédéral sur le tracé des corrections préconisées par le plan la
Nicca.
2 novembre Conférence d’experts agronomes des cantons de Vaud, Neuchâtel
et Fribourg qui de donne rien faute d’instructions suffisantes
données aux délégués de Vaud et Neuchâtel.
1862 7 février Rapport de la commission du Conseil national au sujet de la
correction des eaux du Jura.
66
8 février Adoption par l’Assemblée fédérale de la motion du conseiller
national Bunzli qui invite le Conseil fédéral à terminer les
négociations avec les cantons concernés dans les buts fixés par
l’arrêté fédéral de 1862.
7 avril Envoi par le Conseil fédéral d’une circulaire aux cantons
concernés demandant leurs propositions.
14 avril-8 juillet Réponses des cantons concernés.
16 juillet Adoption par le Conseil national d’une motion de 30
parlementaires demandant au Conseil fédéral de prendre en main
la correction des eaux du Jura.
14 août Demande de la part du Conseil fédéral d’une nouvelle expertise
aux ingénieurs Richard la Nicca et Gustave Bridel.
1863 8 juin 1863 Remise du rapport des experts fédéraux Richard la Nicca et
Gustave Bridel
20 juillet Message du Conseil fédéral à l’assemblée fédérale contenant un
projet d’arrêté.
31 juillet Visite des terres concernées par la correction des eaux du Jura
par la commission du Conseil national.
29 septembre Rapport de la commission du Conseil national au Conseil fédéral
concernant la correction des eaux du Jura.
15 octobre 6ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération.
Demande est faire au Conseil fédéral de procéder à des études
complémentaires, principalement en vue de répondre aux
objections émises par les cantons de Vaud et Fribourg.
22 décembre Adoption par l’Assemblée fédérale d’un arrêté préconisant la
réalisation du plan la Nicca avec le soutien de subventions
67
fédérales d’un montant maximal de 4,67 millions.
Ordre est donné au Conseil fédéral de communiquer cette
décision aux cantons et de les inviter à déclarer leur accord
jusqu’au 31 décembre 1864.
1864 9 mars 7ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
aboutissant à l’établissement d’une commission spéciale de 5
membres, un par canton, chargée d’élaborer des propositions en
vue d’estimer la plus-value des terrains libérés des crues par la
correction des eaux du Jura
12 juillet 8ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
chargée d’approuver les propositions de la commission établie en
mars 1864.
Réticences de Vaud et Fribourg.
27 septembre 9ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
suspendant les travaux préparatoires quant à l’estimation de la
plus-value des terrains en raison d’études cantonales
commandées par Vaud et Fribourg.
Demande au département fédéral de l’Intérieur de convaincre les
cantons de Vaud et Fribourg de participer aux travaux
d’estimation de plus-value.
28 novembre 10ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
constatant l’échec provisoire dans l’établissement d’une
commission d’estimation.
Refus du canton de Fribourg de participer car étant en attente
d’une étude cantonale
14 décembre Arrêté fédéral prolongeant jusqu’à la fin de l’année 1865 le délai
fixé aux cantons concernés par la correction des eaux du Jura
pour faire part de leur décision de participer ou non à l’exécution
de la correction des eaux du Jura selon l’arrêté fédéral de 1863.
68
1865 28 mars 11ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
permettant de créer une commission pour fixer la plus-value des
terrains concernés par la correction, dans le but de déterminer la
répartition de la subvention fédérale entre les 5 cantons.
19-23 juin Visite des territoires concernés par la correction par la
commission chargée de fixer la plus-value des terrains.
23 octobre Demande, par le Conseil fédéral, de prorogation du délai de
réponse des cantons jusqu’à la fin de l’année 1866.
1866 Il est fait mention « d’inondations désastreuses »
13 juillet Rapport de la Commission chargée d’estimer la plus-value des
terrains.
17 septembre 12ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération.
Fribourg et Vaud déclarent devoir attendre les réactions des
communes, corporations et propriétaires fonciers.
9 octobre 13ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération
où on ne put tomber d’accord.
29 novembre 14ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération.
Vaud est absent en raison d’une session du Grand Conseil et car
l’enquête au sujet du projet de correction et du rapport de la
commission d’experts ne sont pas encore terminés.
3 décembre Demande de prorogation du délai de réponse des cantons par le
Conseil fédéral jusqu’à la fin de l’année 1867.
1867 26 avril Adoption d’une convention entre les cantons de Vaud, Neuchâtel
et Fribourg concernant la répartition des frais et des subsides
fédéraux dans le cas de la correction supérieure (30% Fribourg,
30% Vaud, 40% Neuchâtel)
19 juin 15ème
conférence intercantonale sous l’égide de la Confédération.
69
1er
juillet Conclusion d’une convention entre les cantons de Berne,
Fribourg, Neuchâtel, Soleure et Vaud concernant la réalisation du
plan La Nicca.
12 juillet Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant
l’adoption d’un arrêté au sujet de la correction des eaux du Jura.
25 juillet Adoption d’un arrêté fédéral ordonnant la réalisation de la
correction des eaux du Jura sur la base du plan la Nicca, les
cantons étant garants de la réalisation des travaux. Le Conseil
fédéral obtient la haute direction et la surveillance des travaux.
Une subvention de 5 millions de francs est allouée, le solde étant
à la charge des cantons.
Fin 1867- début 1868 Adhésion formelles des 5 cantons à l’arrêté fédéral.
Chronologie personnelle établie à l’aide de documents provenant des Archives fédérales
suisses et des Archives de l’Etat de Fribourg cités en bibliographie. Elle ne prétend
aucunement être exhaustive.
70
10. Remerciements
Je tiens particulièrement à remercier le Dr. Olivier Ejderyan, qui a accepté de me suivre dans
ce travail, pour ses nombreux conseils et les pistes de réflexion qu’il m’a proposées.
Je remercie également vivement Mademoiselle Delphine Gachet qui, lors de sa relecture, m’a
fait part de ses remarques éclairantes.