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BERTRAND RUSSEL
LOGE DE LOISIVET (Daprs la traduction de Michel Parmentier)
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Sommaire
Sur Bertrand Russel ........................................................................ 4
loge de l'oisivet ............................................................................ 7
4
Sur Bertrand Russel
Bertrand Russel, 1872-1970, mathmaticien, logicien, philosophe,
pistmologue, homme politique et moraliste britannique est un
digne reprsentant de la philosophie analytique, considr avec
Gottlob Frege, et Alfred North Whitehead comme l'un des
fondateurs de la logique contemporaine. Il reut par ailleurs le prix
Nobel de littrature en 1950.
Mais ce docte professeur sest galement signal par ses convictions
socialistes et libertaires et par son engagement pacifiste qui lui valut
plusieurs sjours en prison. Il sopposa ainsi la premire guerre
mondiale, lutta avec Albert Einstein contre le maccartisme et contre
les armes nuclaires et fonda avec Jean Paul Sartre, le tribunal
Sartre/Russel , pour condamner les crimes de guerre perptrs
durant la guerre du Vietnam par larme amricaine.
Sa verve de libre penseur lui inspira de froces critiques de la
religion. Dans Pourquoi je ne suis pas chrtien, paru en 1927, il
crivait : Jaffirme, en pesant mes termes, que la religion
chrtienne, telle quelle est tablie dans ses glises, fut et demeure
le principal ennemi du progrs moral dans le monde. L'ide de
Dieu, avec tous les concepts qui en dcoulent, nous vient des
5
antiques despotismes orientaux. C'est une ide absolument indigne
d'hommes libres. La vue de gens qui, dans une glise, s'avilissent en
dclarant qu'ils sont de misrables pcheurs et en tenant d'autres
propos analogues, ce spectacle est tout fait mprisable. Leur
attitude n'est pas digne d'tres qui se respectent. [...] Un monde
humain ncessite le savoir, la bont et le courage; il ne ncessite
nullement le culte et le regret des temps abolis, ni l'enchanement de
la libre intelligence des paroles profres il y a des sicles par des
ignorants. La Bible dit : "Tu ne laisseras point vivre la
magicienne" (Exode XXII, 18) [...] Les chrtiens libraux de notre
temps, qui continuent soutenir que la Bible a une grande valeur
morale, ont tendance oublier de tels textes, et les millions de
victimes innocentes qui sont mortes dans les supplices parce que les
hommes de jadis rglaient effectivement leur comportement d'aprs
la Bible. .
Cest donc tout naturellement que Bertrand Russel sattaqua lune
des valeurs phare de la morale chrtienne : le travail. Il le fit avec
une mordante ironie, dans ce cours essai intitul L'loge de
l'oisivet (In Praise of Idleness en anglais) paru en 1932.
Esprit68, octobre 2011
6
7
loge de l'oisivet
Ainsi que la plupart des gens de ma gnration, j'ai t lev selon
le principe que l'oisivet est mre de tous vices. Comme j'tais un
enfant ptris de vertu, je croyais tout ce qu'on me disait, et je me
suis ainsi dot d'une conscience qui m'a contraint peiner au travail
toute ma vie. Cependant, si mes actions ont toujours t soumises
ma conscience, mes ides, en revanche, ont subi une rvolution.
En effet, j'en suis venu penser que l'on travaille beaucoup trop de
par le monde, que de voir dans le travail une vertu cause un tort
immense, et qu'il importe prsent de faire valoir dans les pays
industrialiss un point de vue qui diffre radicalement des prceptes
traditionnels. Tout le monde connat l'histoire du voyageur qui,
Naples, vit 12 mendiants tendus au soleil (c'tait avant Mussolini),
et proposa une lire celui qui se montrerait le plus paresseux. 11
d'entre eux bondirent pour venir la lui rclamer : il la donna donc au
12ime. Ce voyageur tait sur la bonne piste.
Toutefois, dans les contres qui ne bnficient pas du soleil
mditerranen, l'oisivet est chose plus difficile, et il faudra faire
beaucoup de propagande auprs du public pour l'encourager la
cultiver.
J'espre qu'aprs avoir lu les pages qui suivent, les dirigeants du
YMCA lanceront une campagne afin d'inciter les jeunes gens
honntes ne rien faire, auquel cas je n'aurais pas vcu en vain.
8
Avant d'exposer mes arguments en faveur de la paresse, il faut que
je rfute un raisonnement que je ne saurais accepter. Quand
quelqu'un qui a dj suffisamment d'argent pour vivre, envisage de
prendre un emploi ordinaire, d'enseignants ou de dactylos par
exemple, on lui dit que cela revient ter le pain de la bouche
quelqu'un d'autre et que c'est donc mal faire. Si ce raisonnement
tait valide, nous n'aurions tous qu demeurer oisifs pour avoir du
pain plein la bouche. Ce qu'oublient ceux qui avancent de telles
choses, c'est que normalement on dpense ce que l'on gagne, et
qu'ainsi on cre de l'emploi. Tant qu'on dpense son revenu, on met
autant de pain dans la bouche des autres en dpensant qu'on en
retire en gagnant de l'argent. Le vrai coupable, dans cette
perspective, c'est l'pargnant. S'il se contente de garder ses
conomies dans un bas de laine, il est manifeste que celles-ci ne
contribuent pas l'emploi. Si, par contre, il les investit, cela devient
plus compliqu, et divers cas se prsentent.
L'une des choses les plus banales que l'on puisse faire de ses
conomies, c'est de les traiter l'tat. tant donn que le gros des
dpenses publiques de la plupart des tats civiliss est consacr
soit au remboursement des dettes causes par des guerres
antrieures, soit la prparation de guerres venir, celui qui prte
son argent l'tat se met dans une situation similaire celle des
vilains personnages qui, dans les pices de Shakespeare, engage
des assassins. En fin de compte, le produit de son conomie sert
accrotre les forces armes de l'tat auquel il prte ses pargnes.
De toute vidence, il vaudrait mieux qu'ils dpensent son pcule,
quitte le jouer ou le boire.
9
Mais, me direz-vous, le cas est totalement diffrent si l'pargne est
investie dans des entreprises industrielles. C'est vrai, du moins
quand de telles entreprises russissent et produisent quelque chose
d'utile. Cependant, de nos jours, nul ne peut nier que la plupart des
entreprises chouent. Ce qui veut dire qu'une grande partie du
travail humain aurait pu tre consacre produire quelque chose
d'utile et agrable s'est dissipe dans la fabrication de machines
qui, une fois fabriques, sont rests inutilises sans profiter
personne. Celui qui investit ses conomies dans une entreprise qui
fait faillite cause donc du tort aux autres autant qu' lui-mme.
Si, par exemple, il dpensait son argent en ftes pour ses amis,
ceux-ci (on peut l'esprer) en retireraient du plaisir, ainsi d'ailleurs
que tous ceux chez qui il s'approvisionnerait, comme le boucher, le
boulanger et le bootlegger. Mais s'il le dpense, par exemple, pour
financer la pose de rails de tramway en un endroit o il n'en a que
faire, il a dvi une somme de travail considrable dans des voies
o ce travail ne procure de plaisir personne. Nanmoins, quand la
faillite de son investissement l'aura rduit la pauvret, on le
considrera comme la victime d'un malheur immrit, tandis que le
joyeux prodigue, malgr le caractre philanthropique de ses
dpenses, sera mpris pour sa btise et sa frivolit.
Tout ceci n'est que prambule. Pour parler srieusement, ce que je
veux dire, c'est que le fait de croire que le TRAVAIL est une vertu
est la cause de grands mots dans le monde moderne, et que la voie
bonheur et de la prosprit passe par une diminution mthodique
du travail.
Et d'abord, qu'est-ce que le travail ? Il existe deux types de travail :
le premier consiste dplacer une certaine quantit de matire se
10
trouvant la surface de la terre, ou dans le sol mme ; le second,
dire quelqu'un d'autre de le faire. Le premier type de travail est
dsagrable et mal pay ; le second est agrable et trs bien pay.
Le second type de travail peut s'tendre de faon illimite : il y a
non seulement ceux qui donnent des ordres, mais aussi ceux qui
donnent des conseils sur le genre d'ordres donner. Normalement,
deux sortes de conseils sont donnes simultanment par deux
groupes organiss : c'est ce qu'on appelle la politique. Il n'est pas
ncessaire pour accomplir ce type de travail de possder des
connaissances dans le domaine o l'on dispense des conseils : ce
qu'il faut par contre, c'est matriser l'art de persuader par la parole et
par l'crit, c'est--dire l'art de la publicit.
Partout en Europe, mais pas en Amrique, il existe une troisime
classe d'individus, plus respecte que ne l'est aucune des deux
autres. Ce sont des gens qui, parce qui possdent des terres, sont
en mesure de faire payer aux autres le privilge d'tre autoriss
exister et travailler. Ces propritaires fonciers sont des oisifs et on
pourrait donc s'attendre ce que j'en fasse l'loge.
Malheureusement, leur oisivet n'est rendue possible que par
l'industrie des autres ; en fait, leur dsir d'une oisivet confortable
est, d'un point de vue historique, la source mme du dogme du
travail. La dernire chose qu'ils voudraient serait que d'autres
suivent leur exemple.
Depuis le dbut de la civilisation jusqu' la Rvolution industrielle,
en rgle gnrale, un homme ne pouvait gure produire par son
labeur plus qu'il ne lui fallait, lui et sa famille, pour subsister
mme si sa femme peinait la tche au moins autant que lui, et si
ses enfants se joignaient eux ds quils en taient capables. Le
11
peu d'excdent qui restait lorsqu'on avait assur les choses
essentielles de la vie n'tait pas conserv par ceux qui l'avaient
produit : c'taient les guerriers et les prtres se l'appropriaient. Par
temps de famine, il n'y avait pas d'excdent, mais les prtres et les
guerriers prlevaient leur d comme si de rien n'tait, en sorte que
nombre de travailleurs mourait de faim. C'est le systme que connut
la Russie jusqu'en 1917 et qui perdure encore en Orient. En
Angleterre, malgr la Rvolution industrielle, il continua svir tout
au long des guerres napoloniennes et jusque dans les annes
1830, qui virent la monte d'une nouvelle classe de manufacturiers.
En Amrique, il prit fin avec la Rvolution, sauf dans le Sud, o il se
perptua jusqu' la Guerre de Scession. Un systme qui a dur
aussi longtemps et qui n'a pris fin que si rcemment a naturellement
laiss une marque profonde dans les penses et les opinions des
gens.
La plupart de nos convictions quant aux avantages du travail sont
issus de ce systme : tant donn leurs origines pr-industrielles, il
est vident que ces ides ne sont pas adaptes au monde
moderne. La technique moderne a permis aux loisirs, jusqu' un
certain point, de cesser d'tre la prrogative des classes privilgies
minoritaires pour devenir un droit galement rparti dans l'ensemble
de la collectivit.
La morale du travail est une morale d'esclave, et le monde moderne
n'a nul besoin de l'esclavage.
De toute vidence, s'ils avaient t laisss eux-mmes, les
paysans des collectivits primitives ne se seraient jamais dessaisis
du maigre excdent qui devait tre consacr la subsistance des
prtres et des guerriers, mais aurait soit rduit leur production, soit
12
augment leur consommation. Au dbut, c'est par la force brute
qu'ils furent contraints de produits ce surplus et de s'en dmunir.
Peu peu cependant, on s'aperut qu'il tait possible de faire
accepter bon nombre d'entre eux une thique selon laquelle il
tait de leur devoir de travailler dur, mme si une partie de leur
travail servait entretenir d'autres individus dans l'oisivet. De la
sorte, la contrainte exercer tait moindre, et les dpenses du
gouvernement en taient diminues d'autant. Encore aujourd'hui,
99 % des salaris britanniques seraient vritablement choqus si
l'on proposait que le roi ne puisse jouir d'un revenu suprieur celui
d'un travailleur. La notion de devoir, point de vue historique
s'entend, fut un moyen qu'ont employ les puissants pour amener
les autres consacrer leur vie aux intrts de leurs matres plutt
qu'aux leurs.
Bien entendu, ceux qui dtiennent le pouvoir se masquent cette
ralit eux-mmes en se persuadant que leurs intrts concident
avec ceux de l'humanit tout entire. C'est parfois vrai : les
Athniens qui possdaient des esclaves, par exemple, employrent
une partie de leurs loisirs apporter la civilisation une contribution
permanente, ce qui aurait t impossible sous un rgime
conomique quitable. Le loisir est indispensable la civilisation, et,
jadis, le loisir d'un petit nombre n'tait possible que grce au labeur
du grand nombre. Mais ce labeur avait de la valeur, non parce que
le travail est une bonne chose, mais parce que le loisir est une
bonne chose. Grce la technique moderne, il serait possible de
rpartir le loisir de faon quitable sans porter prjudice la
civilisation.
13
La technique moderne a permis de diminuer considrablement la
somme de travail requise pour procurer chacun les choses
indispensables la vie.
La preuve en fut faite durant la guerre. Au cours de celle-ci, tous les
hommes mobiliss sous les drapeaux, tous les hommes et toutes
les femmes affects soit la production de munitions, soit encore
l'espionnage, la propagande ou un service administratif reli la
guerre, furent retirs des emplois productifs. Malgr cela, le niveau
de bien-tre matriel de l'ensemble des travailleurs non spcialiss
ct des Allis tait plus lev qu'il ne l'tait auparavant ou qu'il ne
l'a t depuis. La porte de ce fait fut occulte par des
considrations financires : les emprunts donnrent l'impression
que le futur nourrissait le prsent. Bien sr, c'tait l chose
impossible : personne ne peut manger un pain qui n'existe pas
encore. La guerre a dmontr de faon concluante que
l'organisation scientifique de la production permet de subvenir aux
besoins des populations modernes en n'exploitant qu'une part
minime de la capacit de travail du monde actuel. Si, la fin de la
guerre, cette organisation scientifique (laquelle avait t mise au
point pour dgager un bon nombre d'hommes afin qu'ils puissent
tre affects au combat ou au service des munitions) avait t
prserve, et si on avait pu rduire quatre le nombre d'heures de
travail, tout aurait t pour le mieux. Au lieu de quoi, on en est
revenu au vieux systme chaotique o ceux dont le travail tait en
demande devaient faire de longues journes tandis qu'on
n'abandonnait le reste au chmage et la faim. Pourquoi ? Parce
que le travail est un devoir et que le salaire d'un individu ne doit pas
tre proportionn ce qu'il produit, mais proportionn sa vertu,
laquelle se mesure son industrie.
14
On reconnat la morale de l'tat esclavagiste, mais s'appliquant
cette fois dans des circonstances qui n'ont rien voir avec celles
dans lesquelles celui-ci a pris naissance. Comment s'tonner que le
rsultat ait t dsastreux. Prenons un exemple. Supposons qu'
un moment donn, un certain nombre de gens travaillent fabriquer
des pingles. Ils fabriquent autant d'pingles qu'il en faut dans le
monde entier, en travaillant, disons, huit heures par jour. Quelqu'un
met au point une invention qui permet au mme nombre de
personnes de faire deux fois plus d'pingles auparavant. Bien, mais
le monde n'a pas besoin de deux fois plus d'pingles : les pingles
sont dj si bon march qu'on n'en achtera gure davantage
mme si elles cotent moins cher. Dans un monde raisonnable,
tous ceux qui sont employs dans cette industrie se mettraient
travailler quatre heures par jour plutt que huit, et tout irait comme
avant. Mais dans le monde rel, on craindrait que cela ne
dmoralise les travailleurs. Les gens continuent donc travailler
huit heures par jour, il y a trop d'pingles, des employeurs font
faillite, et la moiti des ouvriers perdent leur emploi. Au bout du
compte, la somme de loisirs est la mme dans ce cas-ci que dans
l'autre, sauf que la moiti des individus concerns en sont rduits
l'oisivet totale, tandis que l'autre moiti continue trop travailler.
On garantit ainsi que le loisir, par ailleurs invitable, sera cause de
misre pour tout le monde plutt que d'tre une source de bonheur
universel.
Peut-on imaginer plus absurde ?
L'ide que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqu
les riches. En Angleterre, au XIXe sicle, la journe de travail
normal tait de quinze heures pour les hommes, de douze heures
15
pour les enfants, bien que ces derniers est parfois travaill quinze
heures eux aussi. Quand des fcheux, des empcheurs de tourner
en rond suggraient que c'tait peut-tre trop, ont leur rpondait
que le travail vitait aux adultes de sombrer dans l'ivrognerie et aux
enfants de faire des btises. Dans mon enfance, peu aprs que les
travailleurs des villes eurent acquis le droit de vote, un certain
nombre de jours fris furent tablis en droit, au grand dam des
classes suprieures. Je me rappelle avoir entendu une vieille
duchesse qui disait : Qu'est-ce que les pauvres vont faire avec
des congs ? C'est travailler qu'il faut. De nos jours, les gens sont
moins francs, mais conserve les mmes ides reues, lesquels sont
en grande partie l'origine de notre confusion dans le domaine
conomique.
Examinons un instant cette morale du travail de faon franche et
dnue de superstition. Chaque tre humain consomme
ncessairement au cours de son existence une certaine part de ce
qui est produit par le travail humain. Si l'on suppose, comme il est
lgitime, que le travail est dans l'ensemble dsagrable, il est
injuste qu'un individu consomme davantage qu'il ne produit. Bien
entendu, il peut fournir des services plutt que des biens de
consommation, comme un mdecin, par exemple ; mais il faut qu'il
fournisse quelque chose en change du gte et du couvert. En ce
sens, il faut admettre que le travail est un devoir, mais en ce sens
seulement.
Je n'insisterai pas sur le fait que dans toutes les socits modernes,
mis part l'URSS, beaucoup de gens chappent mme ce
minimum de travail, je veux parler de ceux qui reoivent de l'argent
par hritage ou par mariage. Je pense qu'il est beaucoup moins
16
nuisible de permettre ces gens-l de vivres oisifs que de
condamner ceux qui travaillent se crever la tche crever de
faim.
Si le salari ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait
assez de tout pour tout le monde, et pas de chmage (en
supposant qu'on ait recours un minimum d'organisation
rationnelle). Cette ide choque les nantis parce qu'ils sont
convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de
loisirs. En Amrique, les hommes font souvent de longues journes
de travail mme s'ils sont dj trs l'aise ; de tels hommes sont
naturellement indigns l'ide que les salaris puissent connatre le
loisir, sauf sous la forme d'une rude punition pour s'tre retrouv au
chmage. En fait, ils excrent le loisir, mme pour leurs fils. Chose
pourtant curieuse, alors qu'ils veulent que leur fils travaille tellement
qu'ils n'aient pas le temps d'tre civiliss, a ne les drange pas que
leurs femmes et leurs filles n'aient absolument rien faire. Dans
une socit aristocratique, l'admiration snobisme voue l'inutile
s'tend aux deux sexes, alors que, dans une ploutocratie, elle se
limite aux femmes, ce qui n'est d'ailleurs pas pour la rendre plus
conformes au sens commun.
Le bon usage du loisir, il faut le reconnatre, est le produit de la
civilisation et de l'ducation. Un homme qui a fait de longues
journes de travail toute sa vie s'ennuiera s'il est soudain livr
l'oisivet. Mais sans une somme considrable de loisir sa
disposition, un homme n'a pas accs la plupart des meilleures
choses de la vie. Il n'y a plus aucune raison pour que la majeure
partie de la population subisse cette privation ; seul un asctisme
17
irrflchi, entretient notre obsession du travail excessif prsent
que le besoin s'en fait sentir.
Quoi que le nouveau dogme auquel est soumis le gouvernement de
la Russie comporte de grandes diffrences avec l'enseignement
traditionnel de l'Occident, il y a certaines choses qui n'ont
aucunement chang. L'attitude des classes gouvernantes, en
particulier de ceux qui s'occupent de propagande ducative, quant
la dignit du travail, est presque exactement celle que les classes
gouvernantes du monde entier ont toujours prche ceux que l'on
appelait les bons pauvres . tre industrieux, sobre, disposs
travailler dur pour des avantages lointains, tout cela revient sur le
tapis, mme la soumission l'autorit. D'ailleurs, l'autorit
reprsente toujours la volont du Matre de l'Univers, lequel,
toutefois, est maintenant connu sous le nom de Matrialisme
Dialectique.
La victoire du proltariat en Russie a certains points en commun
avec la victoire des fministes dans d'autres pays. Durant des
sicles, les hommes avaient concd aux femmes la supriorit sur
l'chelle de la saintet et les avaient consols de leur infriorit en
faisant valoir que la saintet est plus dsirable que le pouvoir. la
fin, les fministes ont dcid qu'elles voulaient les deux, puisque les
premires d'entre elles croyaient tout ce que les hommes leur
avaient racont sur l'excellence de la vertu, mais pas ce qu'ils
avaient dit quant l'insignifiance du pouvoir politique. Quelque
chose d'analogue s'est produit en Russie en ce qui a trait au travail
manuel. Pendant des sicles, les riches et leurs thurifraires ont fait
l'loge de l'honnte labeur , ont vant la vie simple, ont profess
une religion qui enseigne que les pauvres ont bien plus de chances
18
que les riches d'aller au paradis. En gnral, ils ont essay de faire
croire aux travailleurs manuels que toute activit qui consiste
dplacer de la matire revt une certaine forme de noblesse, tout
comme les hommes ont tent de faire croire aux femmes que
l'esclavage sexuel leur confrait une espce de grandeur. En
Russie, toutes ces leons portant sur l'excellence du travail manuel
ont t prises au srieux, tant et si bien que le travailleur manuel est
plac sur un pidestal. On lance ainsi des appels une
mobilisation, au nom de valeurs essentiellement passistes, mais
pas des fins traditionnelles, plutt dans le but de recruter des
travailleurs de choc pour des tches dtermines. Le travail manuel
est idal que l'on prsente aux jeunes, il est aussi la base de toute
leon de morale.
Pour l'instant, il est possible que ce soit trs bien ainsi. Un pays
immense, regorgeant de ressources naturelles, attend d'tre
dvelopp, et ce dveloppement doit s'effectuer sans qu'on puisse
recourir au crdit. Dans de telles circonstances, un travail acharn
est ncessaire et portera probablement ses fruits. Mais que va-t-il
se passer lorsqu'on aura atteint le point o il serait possible que tout
le monde vive l'aise sans trop travail ?
l'Ouest, nous avons diverses manires de rsoudre le problme.
En l'absence de toute tentative de justice conomique, une grande
proportion du produit global va une petite minorit de la
population, laquelle compte beaucoup d'oisifs.
Comme il n'existe pas de contrle central de la production, nous
produisons normment de choses dont nous n'avons pas besoin.
Nous maintenons une forte proportion de la main-duvre en
chmage parce que nous pouvons nous passer d'elle en
19
surchargeant de travail ceux qui restent. Quand toutes ces
mthodes s'avrent insuffisantes, nous faisons la guerre : nous
employons ainsi un certain nombre de gens fabriquer des
explosifs et d'autres les faire clater, comme si nous tions des
enfants venaient de dcouvrir les feux d'artifice. En combinant ces
divers procds, nous parvenons, non sans mal, prserver l'ide
que le travail manuel, long et pnible, est le lot inluctable de
l'homme du commun.
En Russie, tant donn qu'il y a plus de justice conomique et de
contrle centralis de la production, le problme sera rsolu
diffremment. La solution rationnelle serait, aussitt qu'on aura
subvenu aux besoins essentiels de chacun et assurer un minimum
de confort, de rduire graduellement les heures de travail, en
laissant la population le soin de dcider par rfrendum, chaque
tape, s'il vaut mieux augmenter le loisir ou la production. Toutefois,
comme les autorits en place ont fait du labeur la vertu suprme, on
voit mal comment elles pourront viser un paradis o il y aura
beaucoup de loisirs et peu de travail. Il semble plus probable
qu'elles trouveront continuellement de nouvelles raisons de justifier
le sacrifice du loisir prsent au profit d'une productivit future. J'ai lu
rcemment que des ingnieurs russes ont propos un plan assez
ingnieux pour augmenter la temprature de la mer Blanche et du
littoral septentrional de la Sibrie en construisant un barrage sur la
mer de Kara. Projet admirable, mais qui risque de reporter d'une
gnration le confort des proltaires, pendant que l'effort laborieux
dploie toute sa noblesse parmi les champs de glace et les
temptes de neige de l'ocan Arctique. Si une telle entreprise devait
voir le jour, elle ne saurait rsulter que d'une conception du travail
20
pnible comme fin en soi, plutt que comme moyen de parvenir
un tat de choses o ce genre de travail ne sera plus ncessaire.
Le fait est que l'activit qui consiste dplacer de la matire, si elle
est, jusqu' un certain point, ncessaire notre existence, n'est
certainement pas l'une des fins de la vie humaine. Si c'tait le cas,
nous devrions penser que n'importe quel terrassier est suprieur
Shakespeare. Deux facteurs nous ont induits en erreur cet gard.
L'un, c'est qu'il faut bien faire en sorte que les pauvres soient
contents de leur sort, ce qui a conduit les riches, durant des
millnaires, prcher la dignit du travail, tout en prenant bien soin
eux-mmes de manquer ce noble idal. L'autre est le plaisir
nouveau que procure la mcanique en nous permettant d'effectuer
la surface de la terre des transformations d'une tonnante
ingniosit.
En fait aucun de ces deux facteurs ne saurait motiver celui qui doit
travailler.
Si vous lui demandez son opinion sur ce qu'il y a de mieux dans sa
vie, il y a peu de chances qu'ils vous rpondent : j'aime le travail
manuel parce que a me donne l'impression d'accomplir la tche la
plus noble de l'homme, et aussi par ce que j'aime penser aux
transformations que l'homme est capable de faire subir sa
plante. C'est vrai que mon corps a besoin de priodes de repos,
o il faut que je m'occupe du mieux que je peux, mais je ne suis
jamais aussi content que quand vient le matin et que je peux
retourner la besogne qui est la source de bonheur. Je n'ai
jamais entendu d'ouvriers parler de la sorte. Ils considrent, juste
titre, que le travail est un moyen ncessaire pour gagner sa vie, et
c'est leurs heurs de loisir qu'ils tirent leur bonheur, tel qu'il est.
21
On dira que, bien qu'il soit agrable d'avoir un peu de loisirs, s'ils ne
devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient
pas comment remplir leurs journes. Si cela est vrai dans le monde
actuel, notre civilisation est bien en faute ; une poque antrieure,
ce n'aurait pas t le cas.
Autrefois, les gens taient capables d'une gaiet et d'un esprit
ludique qui ont t plus ou moins inhibs par le culte de l'efficacit.
L'homme moderne pense que toute activit doit servir autre
chose, qu'aucune activit ne doit tre une fin en soi. Les gens
srieux, par exemple, condamnent continuellement l'habitude d'aller
au cinma, et nous disent que c'est une habitude les jeunes au
crime.
Par contre, tout le travail que demande la production
cinmatographique est respectable, parce qu'il gnre des
bnfices financiers. L'ide que les activits dsirables sont celles
qui engendrent des profits a tout mis l'envers. Le boucher, qui
vous fournit en viande, et le boulanger, qui vous fournit en pain,
sont dignes d'estime parce qu'il gagnait de l'argent ; mais vous,
quand vous savourez la nourriture qu'ils vous ont fournie, vous
n'tes que frivole, moins que vous ne mangiez dans l'unique but
de reprendre des forces avant de vous remettre au travail. De faon
gnrale, on estime que gagner de l'argent, c'est bien, mais que le
dpenser, c'est mal. Quelle absurdit, si l'on songe qu'il y a toujours
deux parties dans une transaction : autant soutenir que les cls,
c'est bien, mais les trous de serrure, non. Si la production de biens
a quelque mrite, celui-ci ne saurait rsider que dans l'avantage
qu'il peut y avoir les consommer. Dans notre socit, l'individu
travaille pour le profit, mais la finalit sociale de son travail rside
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dans la consommation de ce qu'il produit. C'est ce divorce entre les
fins individuelles et les fins sociales de la production qui empche
les gens de penser clairement dans un monde o c'est le profit qui
motive l'industrie. Nous pensons trop la production, pas assez la
consommation. De ce fait, nous attachons trop peu d'importance au
plaisir et au bonheur simple, et nous ne jugeons pas la production
en fonction du plaisir qu'elle procure aux consommateurs.
Quand je suggre qu'il faudrait rduire quatre le nombre d'heures
de travail, je ne veux pas laisser entendre qu'il faille dissiper en pure
frivolit tout le temps qui reste. Je veux dire qu'en travaillant quatre
heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont
essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu'il devrait
pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble.
Dans un tel systme social, il est indispensable que l'ducation soit
pousse beaucoup plus loin qu'elle ne l'est actuellement pour la
plupart des gens, et qu'elle vise, en partie, dvelopper des gots
qui puissent permettre l'individu d'occuper ses loisirs
intelligemment. Je ne pense pas principalement aux choses dites
pour intellos . Les danses paysannes, par exemple, ont disparu,
sauf au fin fond des campagnes, mais les impulsions qui ont
command leur dveloppement doivent toujours exister dans la
nature humaine. Les plaisirs des populations urbaines sont devenus
essentiellement passifs : aller au cinma, assist des matchs de
football, couter la radio, etc. Cela tient au fait que leurs nergies
actives sont compltement accapares par le travail ; si ces
populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient
goter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active.
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Autrefois, il existait une classe oisive assez restreinte et une classe
laborieuse plus considrable. La classe oisive bnficiait
davantages qui ne trouvaient aucun fondement dans la justice
sociale, ce qui la rendait ncessairement despotique, limitait sa
compassion, et l'amenait inventer des thories qui pussent justifier
ses privilges. Ces caractristiques fltrissaient quelque peu ses
lauriers, mais, malgr ce handicap, c'est elle que nous devons la
quasi-totalit de ce que nous appelons la civilisation. Elle a cultiv
les arts et dcouverts les sciences ; elle a crit les livres, invent les
philosophies et affin les rapports sociaux. Mme la libration des
opprims a gnralement reu son impulsion d'en haut. Sans la
classe oisive, l'humanit ne serait jamais sortie de la barbarie.
Toutefois, cette mthode consistant entretenir une classe oisive
dcharge de toute obligation entranait un gaspillage considrable.
Aucun des membres de cette classe n'avait appris tre
industrieux, et, dans son ensemble, la classe elle-mme n'tait pas
exceptionnellement intelligente.
Elle a pu engendrer un Darwin, mais, en contrepartie, elle a pondu
des dizaines de milliers de gentilhomme campagnard dont les
aspirations intellectuelles se bornaient chasser le renard et punir
les braconniers. prsent, les universits sont censes fournir,
d'une faon plus systmatique, ce que la classe oisive produisait de
faon accidentelle comme une sorte de sous-produits. C'est l un
grand progrs, mais qui n'est pas sans inconvnient. La vie
universitaire est si diffrente de la vie dans le monde commun que
les hommes dans un tel milieu n'ont gnralement aucune notion
des problmes et des proccupations des hommes et des femmes
ordinaires. De plus, leur faon de s'exprimer tant priver leurs ides
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de l'influence qu'elle mriterait d'avoir auprs du public. Un autre
dsavantage tient au fait que les universits sont des organisations,
et qu' ce titre, elles risquent de dcourager celui dont les
recherches empruntent des voies indites. Aussi utile qu'elle soit,
l'universit n'est donc pas en mesure de veiller de faon adquate
aux intrts de la civilisation dans un monde o tous ceux qui vivent
en dehors de ses murs sont trop pris par leurs proccupations
s'intresser des recherches sans but utilitaire.
Dans un monde o personne n'est contraint de travailler plus de
quatre heures par jour, tous ceux qu'anime la curiosit scientifique
pourront lui donner libre cours, et tous les peintres pourront peindre
sans pour autant vivre dans la misre en dpit de leur talent. Les
jeunes auteurs ne seront pas obligs de se faire de la rclame en
crivant des livres alimentaires sensation, en vue d'acqurir
l'indpendance financire que ncessitent les uvres
monumentales qu'ils auront perdues le got et la capacit de crer
quand ils seront enfin libres de s'y consacrer. Ceux qui, dans leur
vie professionnelle, se sont pris d'intrt pour telle ou telle phase de
l'conomie ou du gouvernement, pourront dvelopper leurs ides
sans s'astreindre au dtachement qui est de mise chez les
universitaires, dont les travaux en conomie paraissent souvent
quelque peu dcolls de la ralit. Les mdecins auront le temps de
se tenir au courant des progrs de la mdecine, les enseignants ne
devront pas se dmener, exasprs, pour enseigner par des
mthodes routinires des choses qu'ils ont apprises dans leur
jeunesse et qui, dans l'intervalle, ce sont peut-tre rvls fausses.
Surtout, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la
fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. Il y aura assez
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de travail accomplir pour rendre le loisir dlicieux, mais pas assez
pour conduire l'puisement. Comme les gens ne seront pas trop
fatigus dans leur temps libre, ils ne rclameront pas pour seuls
amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1
% qui consacreront leur temps libre des activits d'intrt public,
et, comme ils ne dpendront pas de ces travaux pour gagner leur
vie, leur originalit ne sera pas entrave et ils ne seront pas obligs
de se conformer aux critres tablis par de vieux pontifes.
Toutefois, ce n'est pas seulement dans ces cas exceptionnels que
se manifesteront les avantages du loisir. Les hommes et les
femmes ordinaires, deviendront plus enclins la bienveillance qu'
la perscution et la suspicion. Le got pour la guerre disparatra,
en partie pour la raison susdite, mais aussi parce que celle-ci
exigera de tous un travail long et acharn. La bont est, de toutes
les qualits morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la
bont est le produit de l'aisance et de la scurit, non d'une vie de
galriens. Les mthodes de production modernes nous ont donn la
possibilit de permettre tous de vivre dans l'aisance et la scurit.
Nous avons choisi, la place, le surmenage pour les uns et la
misre pour les autres : en cela, nous sommes montrs bien bte,
mais il n'y a pas de raison pour persvrer dans notre btise
indfiniment.
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