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DE L'USAGE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET POLITIQUE DES CATÉGORIES DE « SEXE » ET DE « RACE » DANS LES ÉTUDES SUR LE GENRE Elsa Dorlin L'Harmattan | Cahiers du Genre 2005/2 - n° 39 pages 83 à 105 ISSN 1298-6046 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-83.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dorlin Elsa, « De l'usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du Genre, 2005/2 n° 39, p. 83-105. DOI : 10.3917/cdge.039.0083 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 11/10/2013 21h53. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 11/10/2013 21h53. © L'Harmattan

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DE L'USAGE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET POLITIQUE DES CATÉGORIESDE « SEXE » ET DE « RACE » DANS LES ÉTUDES SUR LE GENRE Elsa Dorlin L'Harmattan | Cahiers du Genre 2005/2 - n° 39pages 83 à 105

ISSN 1298-6046

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dorlin Elsa, « De l'usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le

genre »,

Cahiers du Genre, 2005/2 n° 39, p. 83-105. DOI : 10.3917/cdge.039.0083

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Cahiers du Genre, n° 39/2005

De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race »

dans les études sur le genre 1

Elsa Dorlin

Résumé

À partir d’une réflexion sur le black feminism, cet article traite de l’arti-culation entre domination de genre et racisme, en tant qu’elle constitue l’un des enjeux théoriques et politiques les plus importants du féminisme anglo-saxon : dans quelle mesure l’expérience de la ségrégation raciste modèle celle du sexisme et met à mal l’unité politique du féminisme ? Si le sujet idéologique « femme » a implosé sous la critique du patriarcat, qu’en est-il du sujet politique du féminisme lui-même, « Nous les femmes » ? Notre thèse consiste à montrer comment les discours de la domination mettent à disposition des groupes opprimés des cadres anhistoriques qui réifient sans cesse ces mêmes groupes, jusque dans leurs affirmations positives. Dans ces conditions, en voulant déessentialiser le sujet du féminisme, « les femmes », le risque est de le renaturaliser en une myriade de sous-catégories (les femmes noires, les femmes voilées, les femmes migrantes…) qui de-viennent des préalables aux luttes. De notre capacité à révéler l’historicité de l’entremêlement des catégories de « sexe » et de « race » et à user de techniques de tumultes à même d’inventer un autre langage politique, dé-pend notre capacité d’agir et de se penser comme sujets politiques en devenir.

FÉMINISMES — BLACK FEMINISM — DOMINATION — INTERSECTIONNALITÉ —

COLONIALISME — POSTCOLONIALISME — RÉSISTANCES — ÉTATS-UNIS

1 Je tiens à remercier Eleni Varikas pour l’attention qu’elle a portée à ce texte — nombre des problématiques développées ici sont grandement redevables de ses recherches, de ses réflexions et de ses engagements théoriques.

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Sexe et race

Toutes les femmes sont blanches et tous les Noirs sont des hommes… 2 — black feminist revolution

Au milieu du XIXe siècle, au moment de l’émergence des mobilisations féministes américaines pour le suffrage féminin, les militantes afro-américaines, anciennes esclaves ou descen-dantes d’esclaves, dont Sojourner Truth est l’une des figures les plus emblématiques 3, ont été violemment confrontées au racisme, non seulement des détracteurs misogynes de cette revendication, mais aussi à celui d’une partie des militant(e)s abolitionnistes et féministes. Si nombre d’associations ont décidé de mener une seule et même campagne pour le suffrage des Noirs et pour celui des femmes — comme en témoigne la décision des délégués de la Convention pour les droits des femmes de créer, en mai 1866, une association pour l’égalité des droits qui lutterait à la fois pour le droit de vote des Noirs et pour celui des femmes —, cette stratégie est très rapidement contestée par une partie des militant(e)s abolitionnistes et féministes. Comment accepter que les épouses des citoyens « de la race anglo-saxonne », selon les termes de la féministe Elizabeth C. Stanton, soient reléguées plus bas que les Noirs, anciens esclaves, ou que les immigrés irlandais, à peine débarqués ? Les associations féministes se déchirent et se scindent sur la question perverse de la prééminence « légitime » des femmes et épouses « blanches » sur les Noirs et par conséquent sur les femmes « noires », excluant purement et

2 Référence à l’ouvrage majeur de Gloria Hull, Patricia Bell Scott et Barbara Smith, All the Women are White, all the Blacks are Men, but some of us are Brave (1982). Un an auparavant paraît le tout aussi important livre de Cherrie Moraga et Gloria Anzaldúa, This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color (1981). 3 Née esclave en 1797 dans l’État de New York, sous le nom d’Isabella Baumfree, elle est revendue à l’âge de 12 ans à John Dumont. Violée par son « propriétaire », elle est mariée à un esclave, dont elle aura cinq enfants. L’esclavage aboli, elle quitte New York en 1843 et prend la route pour prê-cher sous le nom de Sojourner, l’itinérante, Truth, la vérité. Parmi les autres grandes figures de militantes anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves, on peut citer Harriet Tubman, Frances E. W. Harper, Ida B. Wells Barnett, Mary Church Terrel. Sur elles et leurs combats, on pourra se reporter à Jacqueline Jones Royster (2000) ainsi qu’à Angela Y. Davis (1983).

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simplement ces dernières de la catégorie « femmes » 4. La ques-tion du racisme au sein des groupes et associations féministes est complexe. Elle relève à la fois de l’extrême prégnance de l’idéologie ségrégationniste des États du Sud, et de sa diffusion dans l’ensemble de la société, mais aussi du jeu dangereux de certaines leaders du mouvement qui, au tournant du XIXe et du XXe siècles, adoptent une stratégie politique qui consiste à rallier les femmes du Sud aux dépens des femmes descendantes d’esclaves 5. Exclues ou interdites des clubs de femmes blanches, des figures aussi importantes que Mary Church Terrell, présidente de l’Association nationale des femmes de couleur, ou encore Josephine Ruffin, représentante de l’organi-sation New Era Club, sont non seulement la cible du racisme de certaines militantes féministes, mais également de leur sexisme. Nombre de femmes appartenant à des associations sudistes pour

4 « Dès le début des années 1860-1870, Susan B. Anthony [autre grande figure du féminisme] réalisa le potentiel de la cause du suffrage féminin pour attirer les femmes blanches du Sud. Par opportunisme, faisant fi de toute loyauté et de justice, elle demanda au supporter féministe de toujours, Frederick Douglas, de ne pas se rendre à la convention de l’Association nationale américaine pour le suffrage des femmes, qui se tenait à Atlanta » (citée par bell hooks 2000, p. 377). Voir aussi les travaux de l’historienne Rosalyn Terborg-Penn (1998) auxquels se réfère hooks. Frederick Douglas (1817-1895), né esclave, devint l’une des plus grandes figures du mouvement d’émancipation des Noirs. 5 En 1869, l’Association pour l’égalité des droits tenait son assemblée annuelle — en fait, ce sera la dernière — ; finalement, le 14e amendement, stipulant que seuls les citoyens mâles ont le droit de vote, est adopté. Alors qu’il a toujours soutenu le suffrage féminin, Frederick Douglas s’est rallié à la posi-tion selon laquelle le droit de vote des Noirs est prioritaire. Pour lui, il s’agissait d’une question de vie ou de mort : « Quand on arrachera les femmes à leur maison, simplement parce que ce sont des femmes ; quand on les pendra à des réverbères ; quand on leur enlèvera leurs enfants pour leur écraser la tête sur le trottoir ; quand on les insultera à tous les coins de rue ; quand elles risqueront à tout moment de voir leurs maisons incendiées s’effondrer sur leur tête ; quand on interdira l’entrée des écoles à leurs enfants, alors il sera urgent de leur octroyer le droit de vote » (cité par Angela Davis 1983, p. 103). Après la guerre de Sécession, nombre de républicains qui avaient pourtant soutenus le suffrage féminin reviennent sur leur position et affirment que les Noirs sont « prioritaires », ces derniers représentant deux millions de voix potentielle-ment en faveur de leur parti. De ce fait, les démocrates du Sud, très majoritai-rement racistes, eurent tendance à soutenir les associations féministes comme celles de Susan B. Anthony pour contrer le soutien des républicains au vote des Noirs.

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le suffrage des femmes (entendons des seules femmes blanches) refusent en effet de s’allier aux militantes noires, évoquant leur moralité douteuse. La fabrication d’une norme de la féminité s’est ainsi effectuée en opposition avec les femmes noires, réputées lubriques, violentes, rustres, « mauvaises mères » ou « matriarches » abusives. Devant un journaliste du Chicago Tribune, la présidente de la Fédération générale des clubs de femmes, Mrs Lowe, justifie la décision de sa fédération de ne pas accepter Josephine Ruffin parmi ses membres, en ces termes :

Mrs Ruffin appartient à son propre peuple. Là, elle sera un leader et pourra faire beaucoup de bien, mais parmi nous elle ne peut que créer des problèmes (citée par hooks 2000, p. 379).

Dans une telle configuration du rapport de genre, la dimen-sion violemment antagonique de la domination a tracé une frontière bien plus hermétique entre les femmes elles-mêmes — blanches et noires —, qu’entre les hommes et les femmes. Comme l’écrit Hazel Carby :

Les idéologies de la féminité blanche ont été le lieu de luttes raciales et sociales qui ont permis aux femmes blanches de né-gocier leur rôle subordonné dans le cadre du patriarcat et de s’allier par intérêt de classe avec les hommes, contre une éven-tuelle alliance avec les femmes noires (Carby 1987, p. 17-18).

Au début du XXe siècle aux États-Unis, le discours féministe dominant tenu par les principales dirigeantes des grandes asso-ciations et fédérations pour le suffrage féminin consiste à dire : si vous octroyez le droit de vote aux Noirs, alors tous les ar-guments contre le suffrage féminin sont irrecevables et mal-honnêtes. Or, en revendiquant la priorité des femmes sur les Noirs, c’est bien au nom d’une norme racisée de la féminité que les défenseurs du suffrage féminin vont se battre pour les droits civiques. Les épouses modèles de la classe dirigeante incarnent le sujet du féminisme, cette femme réputée douce, moralement irréprochable, pieuse, sensible, pudique et maternelle. On com-prend alors comment la catégorie politique « femmes », autre-ment dit celle du sujet politique du féminisme, implose littérale-ment sous l’effet du racisme de certaines militantes féministes. En considérant que les femmes seraient prioritaires par rapport aux Noirs, on suppose que toutes les femmes sont blanches et que tous les Noirs sont des hommes.

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Longtemps occulté, cet épisode de l’histoire des femmes s’est avéré un point de tension entre les féministes de la seconde vague. Dans les années soixante-dix, le principe de sororité qui anime le Women’s Liberation Movement (WLM) est mis à mal par les féministes afro-américaines qui dénoncent l’ignorance ou l’indifférence historique du mouvement à l’égard de la condi-tion des femmes de couleur et de leur expérience de l’oppression patriarcale, laquelle est étroitement conditionnée par le racisme, avec lequel l’histoire du mouvement féministe a partie liée. En 1973, à New York, des féministes afro-américaines jugent né-cessaire de former un groupe séparé, qui deviendra la National Black Feminist Organization (NBFO). Toutefois le black feminism désigne une multitude de groupes et de mouvements différents. Par exemple, le Combahee River Collective, collectif lesbien féministe radical, quitte la NBFO en 1974, considérant l’orga-nisation trop « féministe petit-bourgeois » (Combahee River Collective 1997, p. 68), mais s’éloigne également d’autres groupes lesbiens en raison d’une divergence de fond sur la question du patriarcat et de l’appel au séparatisme. Selon le collectif, le sé-paratisme lesbien n’est pas une « analyse politique viable » (id., p. 66), ni même une stratégie de lutte réaliste et efficace au re-gard de la situation des lesbiennes afro-américaines, précisé-ment en raison de leur expérience du racisme. Solidaires de la communauté noire dont elles partagent l’expérience des dis-criminations raciales quotidiennes, elles ne nient pas le sexisme des hommes noirs, mais elles considèrent que l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation ont eu des effets sur la cons-truction normative de la féminité et de la virilité. Pour le collectif, le séparatisme lesbien définit l’oppression des femmes comme étant essentiellement genrée, déniant par là même les facteurs de classe et la structure raciste de la société qui modè-lent et façonnent le sexisme. Dire d’un esclave, vivant au début du XIXe siècle, ou d’un Noir du Mississipi dans les années quarante, qu’il est actif, qu’il détient le pouvoir, qu’il est auto-nome et que la société est à son image, apparaît éminemment problématique 6. Pour le Combahee River Collective, proclamer

6 « “On apprend aux hommes et aux femmes à voir les hommes comme indé-pendants, capables et doués de pouvoir ; on apprend aux hommes et aux femmes à voir les femmes comme dépendantes, limitées dans leur capacité et

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que les femmes sont discriminées parce qu’elles sont des femmes relève même d’un privilège de femmes blanches, puisque, his-toriquement, les femmes noires n’ont pas été à proprement par-ler considérées comme de « vraies » femmes. Autrement dit, selon l’idéologie dominante, les femmes noires n’incarnent pas la norme de la féminité, ni ne bénéficient des privilèges négatifs de cette féminité — ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles ne sont pas dominées comme des femmes.

De l’entrecroisement entre « sexe » et « race » au sujet du féminisme

Cette question, non seulement de la collusion entre « sexe » et « race » mais aussi du rapport entre féminisme et racisme, a suscité un profond malaise politique, malaise créé par l’impres-sion de la désintégration du sujet même du féminisme — « Nous les femmes » — si on en venait à différencier à outrance la condi-tion des femmes selon leur classe, leur « race », leur religion, leur nationalité, leur sexualité… En abandonnant la probléma-tique de l’analogie entre « sexe » et « race » au profit d’une pro-blématique qui montre leur entremêlement, le black feminism a opéré une véritable révolution. En témoigne le célèbre « Disloyal to Civilization: Feminism, Racism, Gynephobia », publié en 1979 par Adrienne Rich. Prenant acte des inter-pellations des féministes afro-américaines, Rich s’adresse aux féministes nord-américaines de la classe moyenne blanche et parle du « solipsisme blanc ». Le white solipsism décrit la façon dont le féminisme a tendance à se replier implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation des femmes blanches pour la situation de toutes les femmes, pour la modalité universelle de la domination de genre. Tout se passe comme dans un « tunnel », vous ne voyez que ce qu’il y a devant vous : le féminisme mainstream ne réalise pas que ce

passives”. Mais à qui on apprend à voir les hommes noirs comme “indépen-dants, capables et doués de pouvoir”, et qui leur apprend cela ? Est-ce qu’on apprend cela aux hommes noirs ? Aux femmes noires ? Aux hommes blancs ? Aux femmes blanches ? De la même façon, à qui on apprend à voir les femmes noires comme “dépendantes, limitées dans leur capacité et passives” ? Si ce stéréotype est si prégnant, pourquoi alors les femmes noires ont dû se défendre contre les images de la matriarche et de la pute ? » (Spelman 1988).

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qu’il prend pour l’universel n’est en réalité que la situation particulière des seules femmes blanches de la middle class. Le féminisme s’incarne donc dans un sujet certes en lutte, mais un sujet autocentré sur sa condition particulière qu’il tend à univer-saliser : en l’occurrence, celle des femmes blanches. Ainsi, sous couvert d’une prise en compte de l’universalité de la domination supportée par toutes les femmes, seule la condition des femmes de la classe moyenne états-unienne prime, laissant dans l’ombre les multiples expériences des femmes afro-américaines, chicanas, ou encore celles des femmes « des pays du Sud ». Si l’article d’Adrienne Rich marque un tournant dans la pensée féministe, il est symptomatique de la difficulté à penser un sujet du fémi-nisme véritablement dénaturalisé et décentré. L’expérience des femmes afro-américaines reste perçue comme une expérience « différente » de la domination patriarcale, articulant divers rap-ports de pouvoir, exactement de la même façon que la féminité a longtemps été perçue comme une variation, une différenciation à partir de la norme que représentait la masculinité. Adrienne Rich, comme nombre de féministes, ne comprend cependant pas que la dénaturalisation des catégories de « sexe » et de « race » suppose également de déconstruire ce que les anglophones appellent whiteness, la blanchitude. L’expérience de la domina-tion de genre des femmes « blanches » de la classe moyenne exemplifie tout autant le croisement de la domination de genre, de classe et du racisme. Dans une société si marquée par le ségrégationnisme, la déconstruction de la catégorie de « race » doit prioritairement critiquer l’idée selon laquelle seuls les Noirs, les Irlandais ou les Hispaniques, par exemple, sont des minorités ou des groupes « raciaux », les Blancs représentant une norme à partir de laquelle les autres groupes sociaux sont différenciés (Ware 1992).

L’historicité de la racialisation des rapports de pouvoir en France a fait que, depuis la Révolution, la République a tou-jours fait bon ménage avec une pensée « raciologique », insis-tant sur la fusion organique dans un seul peuple de plusieurs familles ou « race ». L’impérialisme de la IIIe République té-moigne, par exemple, d’une coexistence entre des idéologies racistes prônant la mixophobie et des idéologies, tout aussi racistes, préconisant le métissage, le mélange et la fusion des

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peuples — notamment des Français et des Algériens. Au moins depuis la prétendue nécessaire « assimilation » des juifs à la Révolution française, « assimiler » telle ou telle population signifie que celui qui assimile est « naturellement » ou « génétiquement » supérieur à celui qui est assimilé, afin de lui imposer ses propres caractères. En revanche, au XVIIIe siècle, la jeune nation américaine poursuit la politique des Anglais, la-quelle a dès la fin du XVIIe siècle interdit, plus drastiquement que dans les colonies françaises, les unions ou même les « relations interraciales ». Plus tard, l’adoption des lois dites « Jim Crow » 7 dans les États du Sud, où vivent près de neuf Noirs sur dix, impose un système d’apartheid, en vigueur jusque dans les années soixante. Dans cette perspective, je ne suis pas sûre qu’il soit pertinent de parler des « Blanches » par opposition aux autres, au regard de la situation française. Si l’expression « Blancs » ou « Blanches » semble de plus en plus utilisée, notamment par les jeunes gens victimes de racisme — remplaçant l’expression de « bourgeois » ou « bourgeoises », cela ne doit pas nous auto-riser à reprendre cette expression telle quelle, sans l’examiner et s’interroger sur son historicité, sur la façon dont des catégories sexistes et racistes circulent à la fois dans les discours des domi-nants, mais aussi dans les discours des dominés. Dans ce cas, la mondialisation des échanges, notamment par les médias — le fait de capter des chaînes musicales anglo-saxonnes, par exemple — participe non pas tant d’une uniformisation que d’une circula-tion des expressions mêmes de la révolte, qui modifient profon-dément les ressources politiques — le catalogue d’actions — à disposition des groupes minorisés.

Le concept d’intersection et les apories d’une pensée formaliste de la domination

Je voudrais faire l’inventaire des outils théoriques dont nous disposons pour penser la domination de genre sans l’isoler des autres rapports de pouvoir, et en particulier du racisme. Je

7 Jim Crow est un personnage de music-hall, caricature raciste du Noir ignorant, paresseux et stupide. Apparu dans les États du Sud vers 1830, ce personnage est joué par des acteurs blancs grimés. Vers 1900, ce nom est re-pris pour désigner l’ensemble de la législation ségrégationniste en vigueur dans les États du Sud.

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voudrais revenir sur l’histoire de la conceptualité de cet entrecroisement des rapports de domination, sur les débats théoriques dont elle fait l’objet outre-Atlantique. Ce faisant, j’aimerais éprouver les concepts du black feminism, user tout autant de leur force, que m’instruire des apories dans lesquelles ils se sont parfois trouvés ou des difficultés qu’ils n’ont peut-être pas su résoudre. J’aimerais faire l’inventaire des armes théoriques dont nous disposons, de celles qui se sont enrayées, comme de celles qui nous font défaut.

Au sein de la théorie féministe, l’une des premières façons de conceptualiser les multiples oppressions a consisté à utiliser un modèle mathématique 8. La double, voire la triple oppression dont certaines femmes font l’expérience supposerait que chaque rapport de domination s’ajoute à l’autre. Par exemple, que les femmes subissent le sexisme, que certaines d’entre elles subissent le sexisme et le racisme, que parmi ces dernières, certaines d’entre elles subissent le sexisme, le racisme et la lesbophobie, etc. Cette analyse pose de nombreuses difficultés car elle isole chaque rapport de domination et définit leur relation de façon arithmétique : les femmes esclaves auraient subi une oppression raciste — qu’elles auraient partagé avec les hommes esclaves — en plus d’une oppression sexiste, similaire à celle supportée par leurs « maîtresses ». On voit bien que cette analyse dite additive demeure insatisfaisante pour comprendre les modalités historiques de la domination sexiste et raciste. Un autre modèle a donc été mobilisé, cette fois-ci géométrique, pour comprendre l’entrecroisement ou plus exactement l’intersection des rapports d’oppression. Kimberlé W. Crenshaw a proposé le concept d’« intersectionnalité » (1991 ; ce numéro), afin de saisir la variété des interactions des rapports de genre et de « race », au plus près de la réalité même des expériences des femmes afro-américaines. Crenshaw a montré comment l’intersectionnalité

8 Je m’attache ici à la genèse de cette pensée dans le féminisme afro-américain. Toutefois, le black feminism travaille des tensions anciennes. On pourrait également montrer comment la problématique sexe et classe a été dominante dans la pensée féministe française, du fait de l’importance de la pensée marxiste et, plus exactement, de la grande influence d’un féminisme socialiste au XIXe siècle qui a constamment insisté sur le rapport entre inéga-lités des sexes, condition ouvrière et luttes des classes.

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politique des rapports de domination est une structure de la domination elle-même qui empêche ou affaiblit les discours contre le sexisme ou le racisme. L’intersectionnalité des rapports de pouvoir produit en effet des tensions, des conflits et des effets destructeurs et déstructurants dans les processus de mobilisation des mouvements sociaux. Pour illustrer ce point, Crenshaw a travaillé sur la violence domestique, et plus particulièrement sur l’isolement des femmes battues afro-américaines dont l’expé-rience croisée du sexisme et du racisme les invisibilise double-ment. Elles sont les oubliées des mobilisations féministes comme des mobilisations antiracistes. Or, cet isolement est à la fois l’effet d’une absence d’outil théorique pour comprendre leur position à l’intersection de plusieurs rapports d’oppression, mais également celui d’une absence de ressources militantes, d’outils pratiques communs à plusieurs luttes — comment lutter ensemble et avec les mêmes armes contre l’articulation du sexisme et du racisme ? Cette situation s’est révélée des plus problématiques en 1982 à la sortie de la Couleur pourpre. Ce roman d’Alice Walker a suscité une violente polémique car il mettait en scène une femme noire, Celie, battue par son compa-gnon noir ; de nombreuses voix émanant des mouvements de lutte contre le racisme se sont élevées contre ce qu’elles consi-déraient comme une représentation stéréotypée et raciste de la violence des Noirs.

La critique que l’on peut adresser au raisonnement de Crenshaw vise sa définition des rapports sociaux en termes de secteurs d’intervention, définition qui implique que celles d’entre nous qui subissent plusieurs discriminations se retrouvent dans des secteurs isolés. Or, cette définition non seulement isole, mais uniformise des positions socialement antagoniques et tend à confondre les identités stigmatisées, imposées et les identités politiques des groupes minorisés. Le concept d’intersectionnalité et, plus généralement, l’idée d’intersection peinent à penser un rapport de domination mouvant et historique, difficilement for-malisable (West, Fenstermaker 1995) 9. En d’autres termes,

9 En France, Danièle Kergoat a proposé la notion de rapports sociaux « consubstantiels », pour penser de façon non formelle l’entremêlement des rapports de pouvoir (2001, p. 87).

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l’intersectionnalité est un outil d’analyse qui stabilise des re-lations en des positions fixes, qui sectorise les mobilisations, exactement de la même façon que le discours dominant natu-ralise et enferme les sujets dans des identités altérisées 10 tou-jours déjà-là. À quelles conditions est-il acceptable de penser avec des opérations logiques ou cognitives qui sont les mêmes que celles de la domination ?

Pour une épistémologie de la résistance

Une « technique du tumulte » pour déjouer la domination

En voulant comprendre non plus le « sexe » ou la « race » de façon formelle, mais bien dans leur relation historique et poli-tique, nous nous retrouvons donc face à un problème abyssal : celui de notre capacité de comprendre la domination en dehors des termes ou des catégories qu’elle impose au monde, celui donc de la validité de nos outils d’analyse. La discussion engagée par le black feminism et les biais de la catégorie « femmes » soulèvent de fait le problème des catégories par lesquelles nous pensons la domination de genre et par lesquelles nous amorçons notre libération. L’enjeu est donc de penser la domination dans la multiplicité de ses effectuations historiques, mais aussi les conditions intellectuelles et matérielles d’une telle pensée. Car tout se passe comme si la domination nous imposait toujours ses propres catégories, comme si, en utilisant ses catégories, nous étions systématiquement pris dans une pensée anhistorique, qui nous empêcherait de saisir la logique même de la domination. Dès lors, la menace constante de renaturalisation des sujets politiques, c’est-à-dire de leur objectivation comme sujets assujettis (les femmes, les Noirs), la tendance à positionner, à fixer les identités sur des lignes et des intersections, aux dépens d’une pensée de l’historicité des rapports de pouvoir et des processus de subjectivation politique, apparaissent comme une ruse de la raison dominante. La difficulté est à la fois épistémologique et politique dans la mesure où, de notre capacité à penser en de-

10 Traduction de « othering », c’est-à-dire le processus social qui fabrique des différences, des « Autres », le terme renvoie également à Colette Guillaumin qui parle des « catégories altérisées ».

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hors des cadres anhistoriques d’une pensée dominante qui ne cesse de réifier les groupes et les individus altérisés, dépend la possibilité même pour ces derniers de se penser comme sujets politiques 11.

Aujourd’hui, le dilemme auquel les théoriciennes féministes sont confrontées est que notre propre autodéfinition est fondée sur un concept [« les femmes »] que nous devons déconstruire et dés-essentialiser dans tous ses aspects (Alcoff 1988, p. 406).

Face à cette difficulté, une partie des féministes ont cherché à retravailler les processus complexes d’identification et de désidentification des groupes altérisés à travers les notions de conscience/conscientisation (hooks 1984 ou Anzaldúa 1987), de sujet (Riley 1988 ou de Lauretis 1984), d’expérience (Scott 1988 ou Butler 1990) ou encore de « catégories entremêlées de l’expérience » (Andersen, Hill Collins 1992). Le débat au sein de la théorie féministe anglophone n’est pas achevé : l’enjeu est toujours la production d’une conceptualité de la subjectivation. Autrement dit, des processus par lesquels les individus et les groupes dominés se forgent une identité politique à partir de laquelle ils luttent et s’affirment comme sujets de leur propre libération.

Pour le sujet, être un point de départ déjà donné pour la poli-tique revient à se défaire de la question de la construction et de l’ajustement politique des sujets eux-mêmes (Butler 1992, p. 13).

Reprenant les critiques de nombreuses féministes, Judith Butler explique pourquoi la catégorie « femmes » ne peut pas garantir une solidarité a priori entre toutes les femmes : elle n’est pas d’emblée une identité politique. Cette identité politique du fémi-nisme, il doit lui-même la produire. Cela ne signifie pas que le terme « femmes » ne doit pas être utilisé, cela veut dire qu’il ne peut pas être un préalable à toute politique féministe. À partir de cette idée, Butler considère la force subversive des processus de réappropriation des identités « infâmes ». Selon elle, décons-truire la catégorie « femmes » équivaut à continuer à l’utiliser, à 11 Judith Butler parle des « schèmes normatifs d’intelligibilité ». Ce qui l’intéresse ce n’est pas tant ce qui est montré, que ce qui est donné à voir, ce qui est caché, ce qui constitue un cadre de vision, un prisme par lequel nous saisissons une réalité et qui détermine nos actions et réactions (Butler 2004a, p. 180).

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la répéter, à la répéter subversivement et hors contexte. Autrement dit, cette catégorie ne peut devenir une identité poli-tique qu’à la condition d’être dévoyée de son usage normatif, détachée de son substrat ontologique — le « sexe ». Dans ces conditions, le sujet du féminisme est un sujet constamment en devenir, il ne renvoie plus à aucune définition normative et peut devenir un sujet collectif en lutte.

De fait, les multiples processus par lesquels les groupes altérisés se construisent une identité politique résistent — tout particulièrement en ce qui concerne ce qu’on appelle justement les « mobilisations identitaires » —, passent par la réappro-priation des catégories de la domination. Toutefois, ces tenta-tives permanentes de retournement du contenu infâmant des catégories, de réappropriation positive des identités stigmatisées, s’inscrivent dans des stratégies de luttes étroitement déterminées par les conditions matérielles induites par le rapport de force. En général, le choix des armes est plutôt du côté du plus fort. La dimension subversive de ces stratégies de renversement est sou-vent précaire dans la mesure où elle consiste en des techniques de détournement, dévoiement des cadres dominants ou des sys-tèmes catégoriels 12. Or, mon hypothèse est que cette dimension subversive est limitée et qu’elle pourrait s’avérer bien plus menaçante si elle contournait ou évitait la ruse de la raison do-minante elle-même, en usant de cadres inédits. C’est ce que, historiquement, une partie de la pensée féministe s’est toujours exercée à faire. Comme l’écrit Joan Scott :

Nous devons devenir plus attentives aux distinctions entre notre vocabulaire d’analyse et le matériel que nous voulons analyser. Nous devons trouver des moyens (même incomplets) de sou-mettre sans cesse nos catégories à la critique, nos analyses à l’autocritique. Ce qui signifie analyser dans son contexte la ma-nière dont opère toute opposition binaire, renversant et dépla-çant sa construction hiérarchique au lieu de l’accepter comme

12 Pour illustrer ce point, voir Gail Pheterson (2002), à propos des mobilisa-tions de « putes », comme se nomment les militantes de COYOTTE. Voir éga-lement Judith Butler : « La possibilité politique de retravailler la force des actes de discours pour la faire jouer contre la force de l’injure consiste à se ré-approprier la force du discours en le détournant de ses contextes précédents » (2004b, p. 77).

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réelle, comme allant de soi ou comme étant dans la nature des choses. En un sens, les féministes n’ont, sans doute, fait que ceci pendant des années (Scott 1988, p. 139).

L’idée selon laquelle l’un des effets les plus prégnants de la domination est sa capacité à imposer les termes mêmes dans lesquels s’expriment les luttes émancipatrices et les résistances a été l’un des apports les plus remarquables de la pensée de Frantz Fanon. Il avait parfaitement identifié cette aporie dans laquelle l’analyse critique de la domination comme celle des ré-sistances politiques se trouvent, impuissantes et prises au piège. Il utilisait le terme de « racialisation » pour désigner l’un des effets les plus retors des rapports de domination impérialiste fondés sur la catégorie de « race », à savoir le fait d’imposer aux dominés les modalités pratiques et discursives de leur émancipation — neutralisant plus ou moins les effets subversifs de cette dernière. Dans Les damnés de la terre, Fanon écrit :

On n’a peut-être pas suffisamment montré que le colonialisme ne se contente pas d’imposer sa loi au présent et à l’avenir du pays dominé. Le colonialisme ne se satisfait pas d’enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau colonisé de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit (Fanon 2002 [1961], p. 201).

L’idée centrale de cette pensée politique est bien le fait que la domination fonctionne comme un monde historiquement déformé dans lequel les dominés sont pris et dans lequel ces derniers sont contraints de se réfléchir. Nous comprenons alors de quelle façon les catégories d’analyse dont nous usons ont des consé-quences sur les conditions matérielles des luttes. Actuellement, sous l’influence des travaux anglophones, des préoccupations nouvelles et des recherches émergent, qui utilisent le terme de « race » pour désigner le rapport social qui racialise une dif-férence sociale. Utilisé avec ou sans guillemets, le terme de « race » désigne dans certains discours scientifiques une catégorie d’analyse d’un rapport de pouvoir. Toutefois, cette attention au racisme et aux modalités de racialisation des différences sociales participe aussi à la réintroduction dans le débat intellectuel français de ce terme et au développement de ce qu’on pourrait appeler une nouvelle forme de « raciologie ». Le problème est :

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dans quelle mesure l’usage de la catégorie de « race » comme catégorie d’analyse, c’est-à-dire comme concept désignant le rap-port de racialisation des rapports sociaux, est-il manipulable, compréhensible ? Redéfini, manipulé avec toutes les précau-tions d’usage, le concept de « race » désigne-t-il sans équivoque un processus plutôt qu’une identité idéologique, ou une identité qui préexiste à l’analyse ? Relativement à l’emploi de la caté-gorie de « race », la polémique perdure depuis les vifs débats au lendemain de la seconde guerre mondiale. D’un côté, les par-tisans d’une utilisation descriptive du terme « race » pour dési-gner un type particulier de rapports sociaux, ou pour identifier les discriminations racistes dont sont victimes certains groupes sociaux, considèrent la « race » comme une catégorie comme le genre, la classe, ou même la profession. De l’autre, ceux qui critiquent la banalisation d’une catégorie de la domination. Pour ces derniers, on ne saurait se satisfaire d’employer le terme « race », même en stipulant qu’il s’agit bien d’une catégorie sociale et construite ; une telle précaution nécessaire n’étant pas suffisante pour empêcher une qualification du monde social qui passe alors exclusivement par le prisme de la « race ». Ainsi, Paul Gilroy, parlant de l’usage du terme « race » dans les sciences sociales et politiques, nous alerte sur le fait que :

[Ce terme] ne peut pas aisément être re-signifié ou dé-signifié ; imaginer que ses significations les plus dangereuses pourraient être facilement réarticulées dans une forme bénigne et démo-cratique serait largement exagérer le pouvoir critique de ceux qui s’élèvent contre ces mêmes significations […]. Malgré les conditions les plus difficiles et avec des matériaux imparfaits qu’ils n’auraient certainement pas choisis s’ils avaient été en mesure de choisir, les groupes opprimés ont construit de complexes tra-ditions politiques, éthiques, des identités et des cultures. La dif-fusion acceptée de la « race » a marginalisé ces traditions par rapport aux histoires officielles de la modernité et les a reléguées au fin fond d’une histoire prépolitique (Gilroy 2000, p. 12) 13.

13 Le terme « ethnicité » ou « groupe ethnique » a tendance à jouer le rôle de catégorie descriptive par rapport à la « race », mais là encore « quelles que soient les catégories qu’on utilise, on ne saurait faire abstraction des rapports de force dans lesquels elles émergent, des enjeux politiques et théoriques auxquels elles renvoient, des présupposés et du sens commun qui tendent à les

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Selon lui, pour que les groupes altérisés eux-mêmes puissent renoncer aux catégories avec lesquelles ceux qui occupent les positions dominantes les contraignent à penser et agir, il faut élaborer une pensée capable de produire des catégories inédites et non pas seulement des catégories redéfinies.

Ainsi, soit nous acceptons les termes de cette dialectique — imposition stigmatisante/réappropriation subversive des identités —, c’est-à-dire les termes dans lesquels se déroulent les rapports de pouvoir ; soit, au contraire, nous nous risquons à produire des « techniques de tumulte » (Saïd 2000, p. 373) 14, des techniques qui nous permettent de démonter les modalités de la domination, ses rouages, ses ressorts. Il s’agit d’élaborer un dispositif d’analyse qui saisisse les modalités par lesquelles le rapport de domination utilise le « sexe » et la « race » comme des opérateurs, comme des instruments par lesquels ce rapport se perpétue et se maintient, épuisant les résistances qui s’y opposent. D’un point de vue épistémologique, cela implique de ne pas se contenter d’élucider, de déconstruire ou de dénatura-liser les catégories de la domination. Il n’est pas question de se satisfaire d’une position qui consiste à dénaturaliser les caté-gories de la domination, comme le « sexe » ou la « race », et à les utiliser pour désigner le rapport de domination qu’elles soutiennent « socialement ». La question est celle des régimes de la domination dans l’espace conflictuel qu’ils occupent avec ce qui leur résiste. La question demeure donc, maîtrisons-nous la « technique du tumulte » qui nous permettra de fabriquer notre propre raison, notre propre cadre d’intelligibilité du monde, monde dans lequel nous serions capables d’agir autrement, que nous serions en mesure « d’édifier ensemble », dit Fanon 15, fort(e)s de la multiplicité des expériences que les femmes font de la domination ?

rendre transparentes et autoréférentielles » (Varikas 1998, p. 93). Voir égale-ment Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (1985). 14 Comme l’écrit Edward Saïd, il s’agit donc d’opérer un déplacement, d’« élever la lutte à un niveau d’affrontement inédit » (2000, p. 374). 15 De même, dans la préface de 1999 de Gender Trouble (p. XXVI), Butler parle de la « coalition des luttes ».

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Repenser le genre contre la racialisation du féminisme

Jusqu’à une période très récente, la pensée féministe s’est laissé subjuguer par une seule modalité de la domination de genre, ignorant plus ou moins les autres modalités. Ainsi, ce que l’on a eu tendance à considérer comme une certaine in-variabilité de la catégorisation dichotomique de la domination : mâle/femelle, homme/femme, masculin/féminin, actif/passif, raison/sentiment, force/faiblesse, autorité/soumission, Blanc/Noir, agressivité/douceur, culture/nature, public/privé, barbu/imberbe, etc., n’était en vérité que l’une de ces effectuations historiques socialement déterminées. La prétendue stabilité dichotomique du rapport de genre est l’expression même d’une domination de genre modulée par la catégorie de « race ». L’expérience des femmes afro-américaines montre bien à quelles conditions leur identité hybride (« être femme » et « être noire » — et, par conséquent, ne pas être une « femme ») est le pur produit de l’idéologie sexiste et raciste. Les effets contradictoires produits par les catégories de « sexe » et de « race » ont été la condition de possibilité de leur exploitation et de la production d’une norme racisée de genre. Le sujet du féminisme ne correspond donc pas à la catégorie « femmes », telle qu’elle est produite par le rap-port de domination, le sujet du féminisme est l’effet d’une poli-tique et non sa condition préalable 16. Toutefois, si nous devons considérer la multiplicité du rapport de genre, et si cette mul-tiplicité des expériences de la domination constitue la matière même des projets féministes, nous ne devons pas retomber dans une pensée qui, après avoir effectivement dénaturalisé le rapport de genre, renaturalise les autres rapports de domination, en acceptant l’idée qu’il y aurait un rapport de genre et de « race », un rapport de genre et de classe, etc. Nous ne pouvons admettre la stabilité et l’unité des catégories de « race », de classe, de

16 « Pourtant, pour un temps au moins, les infirmières sont passées du “je” au “nous”. Elles sont devenues un sujet collectif producteur de sens, acteur de sa propre histoire. Ce faisant, elles sont sorties de la figure de la féminité im-posée pour devenir des femmes ayant le pouvoir d’agir sur la construction et le développement des rapports sociaux. À travers elles, le groupe social femmes s’est approprié d’autres manières de penser et de faire, d’autres formes de “production sociale de l’existence humaine”. Elle nous ont aidé à penser l’utopie » (Kergoat 2001, p. 99).

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religion, etc., sous prétexte d’historiciser la catégorie de « sexe ». En d’autres termes, on ne peut historiciser la domination de genre, travailler sur ses multiples effectuations historiques, en ne faisant que subdiviser la domination de genre en autant de facteurs de différenciation : classe, « race », sexualité, nationalité, culture, religion… Les femmes noires ne constituent pas une catégorie stable qui désigne une identité bien définie : « les femmes noires ». De la même façon, que désigne l’expression « femmes occidentales » ? Dans ces conditions, nous ne pou-vons accepter de racialiser le sujet du féminisme, sous prétexte de le dénaturaliser ou de le désessentialiser. En faisant cela, nous risquons également de cristalliser les résistances et les luttes des femmes dans les termes sclérosés de la domination elle-même, celle de « race » ou de « culture », notamment. Nous risquons de former un monde dans lequel les formes alter-natives à l’identité « femme », les processus de subjectivation politique sont des formes tout aussi naturalisées que l’était « La Femme ».

En témoigne cette identité féminine « musulmane » sur-médiatisée, pieuse, pudique et renvoyant à une norme éthique de la féminité tout aussi traditionnelle et essentialisée que celle qui prévaut dans un certain discours politique 17 qui fait des « Européennes » ou des « Occidentales » des modèles de civi-lisation, des femmes libérées mais… très « féminines » ! Dans les représentations colonialistes, telles qu’elles sont véhiculées par les cartes postales à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les femmes des Antilles, d’Algérie, de Tunisie ou du Maroc sont principalement représentées soit sous les traits de la fatma illettrée, soit sous ceux de la belle mauresque, de la prostituée 18. Ces mises en scène tendent à viriliser ces femmes ou à les érotiser à outrance. Dans les deux cas, elles n’exhibent

17 On pourra se reporter au Manifeste de NextGENDERation « Pas en notre nom ! », paru en mars 2004 : http://nextgenderation.let.uu.nl/groups/notinournames/francais.html ; ainsi qu’au texte de Christine Delphy, adressé au Collectif des droits des femmes, et dis-ponible en ligne http://lmsi.net/article.php3?id_article=186 ; et à l’ensemble du recueil dirigé par Charlotte Nordmann (2004). 18 Sur ce point, voir Malek Alloula (1981), Jennifer Yee (2000) et Christelle Taraud (2003).

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aucun des traits typiques de la « féminité européenne » : ces femmes ne sont pas des femmes. De plus, on observe comment le voile est utilisé par le regard des photographes français comme un objet érotique qui joue la même fonction que l’espace mythique de l’orientalisme : le harem, lieu où les femmes sont à la fois cachées et recluses, et constamment accessibles à tous les désirs, dans l’espace focal de tous les fantasmes, elles y sont de fait, ou en imagination, constamment exhibées. Parallèlement, cette histoire coloniale du rapport de genre concerne évidemment la construction de la virilité. La tendance à la dévirilisation des hommes est liée à l’érotisation outrancière des femmes 19. La fonction remplie par une telle instrumentalisation politique du rapport de genre est d’exclure des définitions normatives de la masculinité et de la féminité, telles qu’elles fonctionnent dans la société européenne, les dominés — que ce soit les esclaves déportés ou les « indigènes ». Les sociétés coloniales du XVIIIe siècle jusqu’au XXe siècle ont, pour la plupart, ainsi justifié l’exploitation sexuelle des femmes et l’humiliation des hommes. De nombreux travaux sur l’Inde coloniale ont brillamment mon-tré comment la construction de la masculinité a revêtu une très grande importance dans la maintien de la domination anglaise. Le rapport entre virilité/féminité a été un instrument qui a permis d’entériner symboliquement le rapport d’oppression raciste instauré par les Anglais contre les colonisés 20. L’omniprésence des discours très fortement centrés sur le genre a permis de dé-précier durablement le Bengali Babu, considéré comme lascif, indiscipliné et efféminé, alors que l’Anglais était représenté comme sportif, courageux, chevaleresque et, par conséquent, légitimé à gouverner (Lal 2003, p. 163). Cet usage impérialiste des catégories de « sexe » et de « race », comme opérateurs de hiérarchie sociale, peut permettre de comprendre à quel point le

19 Alors que la virilisation des femmes participe plutôt d’une bestialisation — déshumanisation — des groupes dominés, exclus du procès de la civilisation. 20 Cette logique est ancienne. Lorsque Buffon veut stigmatiser le caractère dé-généré des « sauvages » Américains, il s’attache surtout à montrer combien « le Sauvage est faible et petit par les organes de la génération ; il n’a ni poil, ni barbe, ni nulle ardeur pour la femelle » (Buffon Georges-Louis Leclerc, Histoire naturelle générale et particulière : avec la description du Cabinet du Roi, vol. 9, Paris, Imprimerie Royale, 1761, p. 104). Voir Elsa Dorlin (2004).

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rapport de genre signifie le pouvoir, à quel point, par consé-quent, il représente un enjeu de pouvoir : le cadre de pensée et d’action, imposé par l’histoire coloniale, par lequel passe toute domination comme toute résistance. Ainsi, l’actuelle « affaire du voile » participe d’une injonction à la moralité des jeunes femmes et d’une injonction à la virilité des jeunes hommes descendant de migrants d’Afrique du Nord. C’est une réponse présente à la stigmatisation passée des femmes colonisées, comme des femmes lascives et immorales. C’est une réponse qui demeure prise dans la dialectique du pouvoir : elle témoigne d’une domination de genre qui constitue un enjeu crucial dans la construction d’une identité politique pour la génération issue de parents ayant connu la colonisation française — d’un côté ou de l’autre des rives de la Méditerranée. Parce que cette histoire est déformée, parce qu’elle est irrésolue, nouée, elle agit au présent : c’est une ruse de la raison dominante bien éculée, qui fait de la « féminité » une ressource politique. Dans ces condi-tions, on comprend qu’il s’agit, pour une partie des jeunes femmes qui s’expriment sur leur choix de porter le voile et qui s’enga-gent politiquement pour défendre leur position contre le racisme dont elles font l’objet, d’une stratégie qui s’inscrit dans un pro-cessus plus global de subjectivation politique de toute une géné-ration face à l’histoire coloniale française. Processus périlleux, cependant, tout aussi périlleux que le fait, pour une partie de la pensée féministe, de vouloir en faire l’expression même de l’entre-croisement des catégories de « sexe » et de « race », au risque de participer à la racialisation ambiante des rapports sociaux. Si le féminisme doit absolument régler ses comptes avec le racisme, il doit également s’atteler à rendre intelligibles l’histoire colo-niale et la généalogie du racisme, sans se laisser tenter par une racialisation essentialisante du monde qui, en voulant dénatura-liser le « sexe », renaturaliserait la « race ».

L’un des enjeux majeurs du féminisme contemporain pour-rait bien être sa capacité à produire des outils de compréhension du monde social capables d’en modifier le rapport de force : comprendre un monde dans lequel il pourra rester à même d’agir politiquement et de résister de façon solidaire. Pour ce faire, il a tout intérêt à perpétuer une certaine tradition de pen-sée qui a choisi de fabriquer ses propres outils d’analyse pour

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saisir la domination, mais aussi, et surtout, pour saisir les che-mins de traverses, les espaces de rencontre des luttes, les coali-tions solidaires comme les utopies.

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