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Emerson 3 Essais

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rlITIR

AMOUR

ARTt

Trois Essais CTEMERSON

Traduits de l'Anglais par E.\D.

'*'*', '•ifAYËNNE ;'.,:.\

1MPRIMERIE POIRI ER - BEÀb iX

1897. •.

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AMITIÉ

AMOUR

ART

Trois Essais d'EMERSox

Traduits de l'Anglais par E. D.

MAYENNE

IMPRIMERIE POIRIER-DEALU

18t)7

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Ces essais sont traduits presquemot à mot, et les tournures anglaises,souvent même particulières à Emer-son sont soigneusement conservées,ainsi que l'enchaînement plus oumoins suivi des idées, il en résulteune certaine bizarrerie de style etde composition qui pourra étonnerle lecteur, mais qui lui donnera unrellet plus exact de l'originalité si

personnelle de l'auteur.

E. D.

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«Par un longnoviciat,par l'épreuvedebeaucoupdepensée,nousdevonsnousélever—nondansla faveurd'uneheure, niaisha-bituellement—à une abstraction,un idéa-lismequedans leurs annéesles plus sages,mêmeparmileshommesles plussages,com-bien peu atteignent! Cependant,jusqu'àcequenoussoyonsainsibénis,nousneconnais-sonspaslavraiedivinitéde lacontemplation,ni la toutesuffisantepuissancede la cons-ciencedesoi; ni ne pouvons-noussolennel-lementnous retirer dans ce sanctuairedessanctuairesde nosAmes,où nousapprenonsetsentonscombien,notrenature est capabledel'existenced'unDieu! »

BtxwEn.(liienzi).

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AMITIÉ

Nous avons beaucoup plus debienveillance qu'on n'en a jamaisparlé. Malgré tout l'égoïsme quitransit le monde comme un vent

d'Est, toute la famille humaine est

baignée d'un élément d'amour sem-blable au subtil éther. Combien de

personnes rencontrons-nous dans les

maisons, auxquelles nous parlons à

peine, que cependant nous honoronset qui nous honorent ! Combien nousen voyons dans la rue ou près des-

quelles nous siégeons à l'église, etavec lesquelles, en silence, nous

jouissons vivement d'être ! Lis le

langage d- ces regards errants. Lecoeur le comprend.

L'effet de l'indulgence de cetteaffection humaine est une certaine

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hilarité cordiale. En poésie, et dansle discours ordinaire, les émotions

de bienveillance et de joie que nous

ressentons à l'égard les uns desautres sont parallèles aux effets ma-tériels du feu ; aussi rapides et

beaucoup plus rapides, plus actifset plus réjouissants sont ces beaux

rayonnements intimes. Du premierdegré de l'amour passionné au der-nier de la bonne volonté, ils font la

saveur, le charme, la douceur de la

vie.Notre puissance intellectuelle et

active croît avec notre affection.L'homme instruit écrit, et toutes sesannées de méditation ne lui fournis-sent ni une bonne pensée ni uneheureuse expression ; mais s'il doitécrire une lettre à un ami, aussitôtdes troupeaux de douces pensées se

revêtent, plein ses deux mains, d'ex-

pressions choisies. Vois, dans toutemaison où la vertu et le respect desoi-même habitent, la palpitation quedonne l'arrivée d'un étranger; unmalaise qui tient du plaisir et de ladouleur envahit tous les coeurs de lamaisonnée. Son arrivée fait presquepeur aux bonnes Ames qui veulent

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3

lui souhaiter la bienvenue. La maisonest épctissetée, toutes les chosesvolent à leur place, le vieux manteau

est changé contre un neuf, et il faut

dresser un dîner si possible. De l'é-

tranger, il n'a été fait que de bons

rapports, le bien et le nouveau seuls

nous sont rapportés. Il nous repré-sente l'humanité. Il est ce que nous

voulons. Nous l'étant imaginé et

l'ayant revêtu, nous nous demandons

comment nous mettre en rapportpar la conversation et l'action avecun tel homme, et la crainte agite nos

pensées. La même idée élève notre

conversation avec lui. Nous parlonsmieux qu'à l'ordinaire. Nous avons

l'imagination la plus agile, une mé-

moire plus riche et le démon muet

nous laisse pour un temps. Pendantde longues heures nous pouvonsdérouler une série de communica-tions sincères et gracieuses, tiréesde la plus vieille et la plus secrète

expérience, tellement que nos parentset connaissances sont vivement sur-

pris de ces facultés inhabituelles.Mais aussitôt que l'étranger com-mence à imposer ses partialités, ses

définitions, ou ses défauts, tout est

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fini. Il a entendu pour la premièreet la dernière fois le meilleur qu'ilentendra jamais de nous. Ce n'est

plus un étranger, car la vulgarité,l'ignorance, les méprises, sont de

vieilles connaissances. Maintenant

quand il viendra, il pourra obtenir

l'ordre, la grande tenue et le dîner,mais plus le battement du coeur, niles communications de l'Ame.

Qu'y a-t-il d'aussi charmant queces jets d'affection qui vous font*naître à nouveau dans un mondeinconnu? Quoi d'aussi délicieux quel'exacte et ternie rencontre de deuxAmes dans une pensée ou une émo-tion '? Qu'elles sont ravissantes àleur approche de ce coeur palpitant,la marche et la forme de l'Abandonet du Vrai ! Du moment où nouslaissons battre nos coeurs, la terreest métamorphosée ; il n'y a plusd'hiver ni de nuit ; toutes les tragé-dies, toits les ennuis s'évanouissent,tous les devoirs même ; car la beautétoute radieuse qui s'échange d'Ameà Ame remplit à elle seule l'aveniréternel. Si l'Ameest sûre qu'elle peutrejoindre son amie quelque partdans l'univers elle sera contente et

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)

joyeuse pendant mille années desolitude.

Je me suis éveillé ce matin enrendant grâces pour mes amis an-ciens et nouveaux. N'appcllerai-jcpas Dieu le Beau qui se montre ainsi

journellement à moi dans ses dons?Je blâme la société, j'embrasse la

solitude, et pourtant je ne suis pasassez ingrat pour ne pas voir le bien,le beau, et le noble qui, de temps à

autre, ouvrent la grille de mon jar-din. Celui qui m'entend et me com-

prend devient mien pour toujours.Et la nature est prodigue de ces

joies, ainsi nous tissons de nouvellesfibres sociales ; et comme la succes-sion de beaucoup de pensées voit

toujours leur établissement, nousallons tout A l'heure nous élever àun monde nouveau sorti de nos

mains, et nous ne serons plus des

étrangers et des pèlerins dans unmonde traditionnel. Mes amis sontvenus à moi sans que je les aicherchés. Dieu me les a donnés. Parle droit le plus ancien, par la divineaffinité de la vertu avec elle-même,je les trouve, ou plutôt non pas moi,mais la Divinité qui est en moi et en

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eux tourne en dérision et résoud lesbarrières qu'élèvent le caractère

individuel, la parenté, l'Age, le sexe,ou la circonstance, toutes choses sur

lesquelles Elle ferme habituellementles yeux. Que de remercîments nevous dois-je pas, ô précieux amis

qui me faites découvrir de nouvelleset nobles profondeurs dans la Na-

ture, et qui dilatent le sens de toutesmes pensées. Ah ! antique et jeunepoésie du premier Barde et dudernier poète, chant ininterrompu,hymne, ode, et idylle, poésie encore

inachevée, chant éternel et silencieuxdes Muscs ! Pourrais-tu maintenantte séparer de moi, ou répondremoins haut quand j'appelle? Je ne

sais, mais je ne crains pas, car notreliaison est si pure, que la simpleaffinité la maintient, et le Génie dema vie étant social, la même affinitéexercera son énergie en quelque lieu

que je sois, sur quiconque est aussinoble que ces hommes et cesfemmes.

Je confesse une extrême sensibiliténaturelle à cet égard. Il m'est pres-que dangereux « d'exprimer le doux

poison du breuvage dédaigné » des

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affections. La présence d'une nou-

velle personne est un grand événe-

ment pour moi, et chasse mon som-

meil. J'ai souvent eu de belles

passions qui m'ont fait passer des

heures délicieuses; mais leur joiefinit avec la journée et ne produitaucun fruit. Une pensée n'en est passortie ; et ma manière d'agir s'est à

peine modifiée. Je dois concevoirde l'orgueil des perfections de

mon ami comme si elles étaient

miennes, et un droit de propriétésur ses vertus. J'entends sa louangeavec autant de chaleur qu'un fiancé

qui entend applaudir sa bien-aimée.Nous estimons par-dessus tout laconscience de notre ami. Sa bontésemble meilleure que la nôtre, sanature plus belle, et ses tentationsmoindres. L'imagination embellittout ce qui lui appartient, son nom,sa silhouette, sa mise, ses livres, etses instruments. Notre propre pen-sée retentit fraîche et plus ample desa bouche.

Cependant le systole et le diastoledu coeur dans l'amitié ne sont passans analogie avec le flux cl le refluxde l'amour. L'amitié, comme l'im-

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mortalité de l'Ame, est trop belle

pour qu'on y croie. Dans l'amour,eh regardant une jeune fille, l'hommesait a moitié qu'elle n'est pas réelle-

ment ce qu'il adore ; et aux heures

dorées de l'amitié, nous sommes

surpris par des ombres de soupçonet d'incrédulité. Nous doutons de

pouvoir donner à notre héros la

valeur qui éclate en lui, et ensuite

nous adorons la forme à laquellenous avons attribué cette habitation

divine. A vrai dire, l'Amene respecte

pas les hommes autant qu'elle se

respecte. Sciemment tout le monde

pose la même condition d'éloignc-ment. Pourquoi craignons-nous de

refroidir notre amitié en exploitantles fondations métaphysiques de ce

temple Elyséen ? Ne suis-je pas aussivrai que les choses que je vois ? Si

je le suis, je ne crains pas de les

reconnaître pour ce qu'elles sont.

Leur essence n'est pas moindre queleur apparence, encore qu'elle néces-

site de plus fins organes pour être

saisie. La racine de la plante n'est

pas invisible à la science, quoiquepour des chapelets et des guirlandesnous en brisions la lifjo. Et je veux

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hasarder l'expression d'un fait cru

au milieu de ces aimables rêveries,même s'il doit produire reflet d'un

crâne Egyptien dans notre banquet :

Un homme qui ne fait qu'un avecses pensées a une magnifique concep-tion de lui-même. Il a conscienced'un succès général, bien qu'achetépar des insuccès particuliers. Aucun

avantage, aucun pouvoir, aucun or,ni aucune force ne peuvent lutteravec lui. Je ne peux pas choisir,mais je me fie plus à ma pauvretéqu'A ta richesse. Je ne peux pasrendre ton sentiment intime égal aumien. Seulement une étoile étincelle,et la terre a une clarté douce commeun rayon de lune. J'entends le pané-gyrique des talents admirables et du

sang-froid de celui que lu loues,mais je sens bien que tous ces man-teaux de pourpre ne me le feront

pas aimer s'il n'est pas après toutun pauvre grec comme moi. Je ne

peux pas nier, ô ami, que l'ombreimmense du Phénoménal te com-

prenne aussi dans son immensité

bigarrée, toi aussi, en comparaisonde qui tout est ombre. Tu n'es pasun Etre comme la Vérité ou comme

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la Justice, tu n'es pas mon âme, maisun tableau et une effigiede tout cela.Tu es venu à moi il y a peu de

temps, et déjà tu saisis ton chapeauet ton manteau. N'est-ce pas quel'âme laisse sortir les amis, commel'arbre les feuilles qui vont tomber

pour la germination de nouveaux

bourgeons ? La loi de nature est« changement éternel ». L'électricité

positive appelle la négative. L'âmes'environne d'amis pour acquérirune plus profonde connaissanced'elle-même et une plus grande soli-tude ; et elle se retire un temps pourexalter son nouvel état d'âme, et sonnouveau monde. Cette loi s'accom-

plit tout le long de l'histoire de nosamitiés. L'instinct de l'affection ra-vive en nous un espoir d'union avecnos frères, et le retour de l'espritd'isolement nous rappelle de cesréunions aimables et bienfaisantes.Ainsi tout homme passe sa vie à larecherche de l'amitié, et s'il laissait

parler son vrai sentiment, il écriraitune lettre ainsi conçue à tout nou-veau candidat pour elle :

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II

Cher ami,

Si j'étais sur de toi, de ta capacité,et d'allier mon humeur à la tienne,

je ne m'occuperais plus jamais descauses futiles de tes allées et venues.Je ne suis pas très sage ; mon carac-tère est très vulnérable, et je respecteton génie; il est pour moi commeencore insondable; jusqu'ici je n'ose

présumer en toi une parfaite con-naissance de moi, et tel tu m'es undélicieux tourment.

A toi toujours, ou jamais.

Toutefois ces joies inquiètes et cesdouleurs subtiles sont trop délicates

pour la vie. Il ne faut pas s'y aban-

donner. Elles ne tissent que des

toiles d'araignée. Nos amitiés sehâtent à tirer d'étroilcs et pauvresconclusions, parce que nous en

avons fait un tissu de rêve et de

mensonge, au lieu de la fibre immor-telle du coeur humain. Les lois de

l'amitié sont austères et éternelles,intimement liées à celles de la na-ture et de la morale. Mais nous n'a-

vons eu en vue qu'un prompt et

petit profit, pour en aspirer une dou-

ceur immédiate. Nous arrachons le

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fruit le plus tardif du jardin divin

que beaucoup d'étés et d'hivers doi-vent encore mûrir. Nous ne recher-chons pas saintement notre ami,mais avec une passion égoïste pournous l'approprier. En vain. Noussommes armés d'antagonisme des

pieds A la tête, lequel aussitôt quenous nous rencontrons, commenceà se mouvoir, et convertit toute

poésie en prose. On descend presquetoujours pour se rencontrer. Touteassociation est un compromis, et, ce

qui est pire, la simple floraison etl'arôme de chaque belle nature dis-

paraît au moment où elles s'abor-dent. Quel désappointement perpé-tuel dans la société actuelle, mêmedes plus vertueux et des plus riche-ment doués! Après une entrevue

s obtenue par une longue prémédita-tion, nous sommes tourmentés pardes froissements, de soudaines et

importunes apathies, des épilepsicsmorales, dans l'ardeur de l'amitié clde la pensée. Nos forces nous trom-

pent, et la solitude devient un sou-

lagement.Je devrais être à la hauteur de

toute relation. Le nombre de mes

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amis ne signifie rien, ni le plaisir

que me procure leur conversation,s'il y en a un que je n'atteins pas. Si

je me suis retiré inférieur d'un débat,la joie que je trouve dans tous les

autres devient mesquine et lâche. Je

me haïrais si alors je me faisais

asile de mes autres amis.

• Levaillantguerrierfameuxparsescombats,Aprèscentvictoires,unefoisinvainqueur,Estcflacédu livredegloire,El toutle restes'oubliepour lequelil a tra-

[vaillé.»

Notre impatience est ainsi brus-

quement châtiée. La timidité et l'a-

pathie sont une écale épaisse et

flexible qui protège l'organisationdélicate d'une maturité trop précoce.Elle serait perdue si elle se connais-sait avant qu'aucune des âmes lesmeilleures soient encore assez mûres

pour la connaître et l'aimer. Respectela lenteur de la nature qui laissedurcir le rubis pendant un million

d'années, et dont le travail éternelmanie les Alpes et les Andes. Il n'est

pas de ciel pour prix de la témérité.L'amour qui est l'essence de Dieu,n'est pas une gracieuse folie, mais la

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M

valeur même, la dignité, la force, la

richesse, le droit, la sagesse, la gran-deur et la gloire de l'homme. N'ayons

pas ces questions enfantines dansnos regards, mais la grandeur la

plus austère; approchons notre ami

avec une foi audacieuse dans la

loyauté de son coeur, dans la pro-fondeur impossible à violer de son

âme.L'attraction de ce sujet n'est pas

faite pour qu'on y résiste, et jelaisse de côté pour le moment la

question de l'avantage social pourne parler que de ces rapports sacrés

et sélects, en quelque sorte absolus,

qui laissent même le langage de l'a-mour suspect et ordinaire tant ilssont purs, et il n'en est pas de plusdivins.

Je ne veux pas traiter délicatementde l'amitié, mais avec le courage le

plus âpre. Quand elle est réelle, ellen'est pas de verre ni de glac\ maisce qu'il y a de plus solide au monde.Car maintenant, après tant de siècles

d'expérience, que savons-nous de lanature et de nous-mêmes ? L'hommen'a pas fait un pas vers la solutiondu problème de sa destinée, et dans

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une folle condamnation gît l'univers

entier. Mais la sincérité si douce de

joie et de paix que je retire de l'al-liance avec l'âme de mon frère estla noix même dont toute la nature ettoute la pensée ne sont que la co-

quille. Heureuse est la maison quiabrite un ami ! Elle pourrait êtreornée comme une maison de fête ouun arc de triomphe pour le recevoirun seul jour. Plus heureuse encores'il reconnaît la solennité de cellerelation et honore sa loi ! Celui quiaspire A ce pacte s'avance commeun Olympien aux Grands Jeux oùconcourent les premiers-nés dumonde. Il se propose pour des com-bats où le Temps, le Besoin et le

Danger sont en lice, et celui-là seulest vainqueur qui a assez de foi dansson caractère pour préserver sa dé-licate beauté de leurs avaries. Lesdons de la Fortune présents ou

absents, tout le succès du combat

dépend de la noblesse intrin-

sèque et du mépris des futilités.L'amitié a deux éléments, chacun si

indispensable que je ne peux décou-vrir de supériorité A aucun, il n'y a

pas de raison pour en nommer un

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avant l'autre. L'un est Vérité- Un

ami est quelqu'un avec qui je peuxêtre sincère. Je peux penser tout

haut devant lui. Je suis arrivé fina-

lement en présence d'un ho,unie si

vrai que je peux même laiscrr tom-

ber ces derniers vêtements de dissi-

mulation, de courtoisie, et ces se-

conds mouvements dont l'homme nese dépouille jamais, et me rencontreravec lui aussi simplement et aussiabsolument qu'un atome chimiqueen rencontre un autre. La sincérité,comme les diadèmes et l'autorité, estle luxe permis seulement aux plushauts placés, lesquels peuvent avoirleur franc parler, n'ayant personneau-dessus d'eux Acourtiser ni A quise conformer. Chaque homme seulest sincère, mais si quelqu'un s'a-

vance, l'hypocrisie intervient. Nous

esquivons l'approche de notre sem-blable par des compliments, des

bavardages, des amusements, desaffaires. Nous lui voilons notre pen-sée sous des replis sans nombre. J'aiconnu un homme qui sous l'empired'une frénésie religieuse, rejetant ces

draperies et négligeant tous compli-ments et lieux communs, parlait à la

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i7

conscience de chaque personne qu'ilrencontrait, et cela avec une grandevue intérieure et une grande beauté.On lui a résisté au commencement

et tout le monde était d'accord qu'ilétait fou. Mais persistant quelque

temps dans cette manière, ce dont Avrai dire il ne pouvait s'empêcher,il eut l'avantage de parvenir A des

rapports vrais avec tous les hommesde sa connaissance. Nul n'aurait

pensé A lui parler déloyalemciït ouAle chasser par des babils de salon.Mais il contraignait tout le monde Aune égale franchise, et A montrer

quel était son amour pour la nature,sa poésie, et son symbole de vérité.La plupart du temps la société nenous montre pas son front, mais sondos. Revenir A de vraies relationsdans un siècle perfide équivaut Aunaccès de folie, n'est-ce pas? Nous

pouvons rarement aller tout droit.

Presque tout homme que nous ren-controns requiert des civilités et des

flatteries, il a quelque renommée,quelque talent, quelque caprice reli-

gieux ou philanthropique en tête,lequel ne doit pas être mis en ques-tion et gAtclajjonvqrsation. Mais un

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18

ami est un homme sain d'esprit quin'exerce pas mon ingénuité, mais

moi-même. 11 me reçoit sans rien

stipuler de moi. Un ami est donc

une sorte de paradoxe. Moi qui suissolitaire et qui ne vois rien dans lanature dont je puisse m'affirmerl'existence avec une preuve exacte,je considère maintenant l'image demon être dans loutc sa hauteur, sa

variété, sa délicatesse, en une forme

étrangère, de sorte qu'un ami peutêtre considéré comme le chef-d'oeu-vre de la nature.

L'autre élément de l'amitié, c'estla tendresse. Nous sommes retenusles uns aux autres par toutes sortesde liens, par le sang, l'orgueil, la

crainte, l'espoir, le gain, l'envie, la

haine, l'admiration, cl toute circons-

tance, toute insigne ou vétille, maisnous pouvons A peine croire quetant de caractère puisse subsisterchez un autre au point de nous atti-rer par amour. Se peut-il qu'un au-tre soit si béni, et nous si purs, quenous puissions lui offrir notre ten-dresse? Quand quelqu'un me devient

cher, j'ai atteint le but. On a très peuécrit sur celte force. Et cependant il

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19

y a un texte que je ne peux m'cm-

pêchcr de me rappeler. Mon auteur

dil : — «Je me suis offert timidement

et aveuglément Aceux auxquels j'ap-

partiens pour atteindre le but que jenie propose, et je me donne moins A

celui auquel je suis le plus dévoué. »

Je voudrais que l'amitié eût des

pieds, ainsi que des yeux et de l'élo-

quence. Il faut qu'elle se pose sur laterre avant de voltiger dans les ré-

gions étoilées. Je voudrais qu'ellesoit un peu citadine avant d'êtretout A fait chérubin. Nous blAmonsle citadin parce qu'"l fait de l'amourune marchandise. C'est un échangede présents, d'emprunts utiles; unbon voisinage ; il veille les malades ;lient le cordon du poêle aux obsè-

ques ; et perd complètement de vueles délicatesses et la noblesse del'intimité. Mais quoique nous ne

puissions pas trouver le dieu sousce déguisement de vivandier, d'unautre côté, nous ne pardonnons pasau poète de filer son lin trop lin, etde ne pas subslancicr sa fiction parles vertus communes de justice, de

ponctualité, de fidélité et de pitié. Je

hais la prostitution du nom de l'ami-

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tié quand il signifie des alliances Alamode et mondaines. Je préfère de

beaucoup la compagnie des garçonsde ferme cl des clameurs A l'amitié

pimpante et parfumée qui célèbreses rendez-vous par des étalagesfrivoles, des courses en voiture, etdes dîners aux meilleurs hôtels. Lebut de l'amitié est le plus étroit et le

plus simple commerce d'idées, desentiments qui puisse être atteint ;plus étroit qu'aucun de ceux dontnous avons l'expérience ; l'aide et laconsolation par les chemins et lestraversées de la vie et de la mort. Ilest bon pour les jours sereins, les

présents grAcicux, et les jolies pro-menades, mais aussi pour les che-mins raboteux, et la nourriture gros-sière, les naufrages, la pauvreté etla persécution. Il va de pair avec les

échappées de génie et l'extase reli-

gieuse. Nous devons nous ennoblirles besoins et les devoirs journaliersde la vie l'un Al'autre et l'embellir

par le courage, la sagesse et l'unité.Ce ne devrait jamais tomber dans

quelque chose d'ordinaire et d'établi,mais être toujours alerte, inventif, et

ajouter une rime et une raison aux

occupations basses et pénibles.

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21

On peut dire que l'amitié demandedes natures si rares et si magnifi-

ques, chacune si bien trempée, siheureusement adaptée, et en même

temps placée dans de telles condi-

tions (car même pour l'amitié, a ditun poète, il faut des individus assor-

tis), que sa satisfaction est très rare-ment assurée. Certains savants danscette science du coeur disent qu'ellene peut subsister dans sa perfectionAplus de deux. Je ne suis pas tout Afait aussi rigoureux dans mes condi-

tions, peut-être parce que je n'ai

jamais eu de relation si élevée qued'autres. Je satisfais plus mon ima-

gination avec un cercle divin d'hom-mes et de femmes différemment alliésles uns aux autres, et entre lesquelssubsiste une intelligence sublime.Mais je reconnais que cette loi deun à wi est absolue pour la conver-sation qui est l'exercice et la con-sommation de l'amitié. Ne mêlons

pas trop les eaux. Les meilleures semêlent aussi mal que le bon et lemauvais. Vous aurez des entretiensutiles et réjouissants A différentsmoments avec deux hommes diffé-

rents, mais allez tous les trois en-

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semble et vous n'aurez pas un motneuf et parlant du coeur. Deux peu-vent parler et un peut écouter, maistrois ne peuvent pas prendre part Aune conversation de nature sincèreet pénétrante. En bonne société, il

n'y a jamais de ces conversationsentre deux personnes, A travers la

table, qui ont lieu quand vous leslaissez seules. Les individus perdentleur égotisme qui est exactementextensible aux diverses consciences

présentes. Les faiblesses d'ami A

ami, les folles tendresses de frère A

soeur, de mari Afemme, ne sont pasA propos 1A,mais tout autre chose.Celui-IA seul peut alors parler quipeut voguer sur la pensée communede l'assemblée, et n'est pas étroite-ment limité par la sienne propre.Alors cette convention (pic le bonsens demande détruit la sainteliberté de la conversation intime,qui réclame la fusion absolue dedeux Amesen une seule.

Il n'y a pas deux hommes quilaissés seuls l'un A l'autre n'entrentdans de plus simples rapports. Ce-

pendant c'est l'affinité qui décide

lesquels deux doivent s'entretenir.

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23

Des hommes qui n'ont aucun rap-

port entre eux se donnent peu de

joie l'un Al'autre ; ils ne soupçonne-ront jamais les pouvoirs latents de

chacun. Nous parlons quelquefoisd'un grand talent de conversation,comme si c'était une qualité perma-nente chez quelques-uns. La conver-

sation est une liaison passagère, rien

de plus. Un homme qui a la réputa-tion d'avoir de l'esprit et de l'élo-

quence ne peut pas pour cela dire

un mot Ason cousin ou Ason oncle.On lui reproche son silence avecautant de raison qu'on reprocheraitAun cadran solaire de ne rien mar-

quer dans l'ombre. Au soleil il

marquera l'heure. Parmi ceux quisavourent ses pensées, il retrouverasa voix.

L'amitié demande ce rare milieuentre la ressemblance et la dissem-

blance, lequel pique chacun par le

mélange de pouvoir et de consente-ment vis-A-vis l'un de l'autre. Plutôtêtre seul au bout du monde que devoir mon ami surpasser d'un motou d'un regard sa réelle sympathie.Je suis également désappointé parl'antagonisme cl par la complaisance.

Page 35: Emerson 3 Essais

Qu'il ne cesse pas un instant d'êtrelui-même. La seule joie que j'ai dece qu'il est mien est que le non mienest mien. Je hais quand je chercheun appui viril, ou au moins une ré-sistance virile, trouver une conces-sion molle. Mieux vaut être uneortie auprès de votre ami que sonécho. La condition que la hauteamitié demande est de pouvoir s'en

passer. Ce saint office exige des

personnages majestueux et sublimes.Il faut d'abord qu'il y ait deux êtresvrais avant qu'il puisse y avoir uneassociation vraie. 11faut des notes

justes pour un bel accord. Que cesoit une alliance de deux vastes,formidables natures qui se sont mu-tuellement considérées, mutuelle-ment craintes, avant de reconnaîtrela profonde identité qui les unit sousces dissemblances.

Cclui-IAseul est digne d'une telleassociation qui est magnanime ; quiest sûr que la grandeur et la bontésont un gain, et n'est pas prompt As'iniitlisccr dans sa destinée. Qu'il nes'immisce pas. Laissez au diamantses siècles pour se produire, cl n'es-

pérez pas accélérer les naissances

Page 36: Emerson 3 Essais

25

de l'éternel. L'amitié veut un traite-ment religieux. Nous parlons de

choisir nos amis, mais les amis s'é-lisent d'eux-mêmes. La vénération

joue un grand rôle. Traitez votreami comme un spectacle. Naturelle-ment il a des mérites qui ne sont pasles vôtres, et que vous ne pouvezhonorer s'il vous faut A tout prixl'étrcindre dans vos murs. Tenez-vous Al'écart ; faites place Ases mé-

rites; qu'ils s'élèvent et se déploient.Etes-vous l'ami des boulons de votreami ou de sa pensée ? Vis-A-visd'unnoble coeur vous serez encore un

étranger dans mille détails que vous

pourrez déjAl'approcher sur le ter-rain le plus saint. Laissez aux petitespensionnaires et aux collégiens de

regarder un ami comme une pro-priété, et de vouloir aspirer un agré-ment insuffisant et destructeur, aulieu du plus noble bienfait.

Achetons notre entrée dans cetteassociation par une longue épreuve.Pourquoi dépouillerions-nous denobles et belles âmes de leur carac-tère sacré en forçant la porte? Pour-

quoi vouloir brusquer des relations

personnelles avec votre ami? Pour-

Page 37: Emerson 3 Essais

26

quoi aller chez lui, ou connaître sa

mère, ses frères ou ses soeurs? Pour-

quoi recevoir sa visite ? Sont-ce des

choses nécessaires A notre pacte?Oublions ces attouchements et cesflatteries. Laissez-le être pour moi

un esprit. Un message, un sentiment,une sincérité, un éclair de ses yeux,

je veux, mais non des nouvelles ou

du pot-au-feu. Je peux obtenir de la

politique et des causeries de com-

passions A meilleur marché. La so-ciété de mon ami ne doit-elle pasm'êlrc poétique, pure, universelle et

majestueuse comme la nature elle-même? Devrais-jc sentir que notrelien est profane en comparaison dela nuée qui dort lA-haut dans l'hori-

zon, ou de l'herbe ondulcuse quidivise le ruisseau? Ne l'avilissons

pas, mais élevons-le A cet étendard.Ce grand oeil défiant, cette dédai-

gneuse beauté de son air et de ses

manières, ne te pique pas de les

adoucir en ton ami, mais fortifie-les

plutôt et les rehausse. Honore ses

supériorités, ne lui en souhaite pasmoins en pensée, mais amasse-leset les révèle toutes. Garde-le commeta contre-partie. Qu'il le soit A

Page 38: Emerson 3 Essais

27

jamais une sorte de bel ennemi, in-

domptable, religieusement révéré, etnon un objet commode et vulgairequi doit bientôt être dépassé, et jetéAl'écart. Les nuances de l'opale etles feux du diamant ne peuvent sevoir s'ils sont trop près des yeux. Amon ami j'écris une lettre, et de lui

j'en reçois une. Cela vous semble

peu de chose. Cela me suffit. C'estun don spirituel digne Alui de don-ner et A moi de recevoir. Il ne pro-fane personne. Dans ces lignes ar-dentes le coeur se confie comme ilne le peut faire en paroles, et ilexhale une prophétie d'existence

plus divine que toutes les annales de

l'héroïsme n'en ont encore vu s'ac-

complir.Respectez assez les saintes lois de

cette association pour ne pas nuire

Ala perfection de sa fleur par votre

impatience Ala voir s'ouvrir. Il fautcommencer par être nous-mêmes. Il

y a au moins celte satisfaction dansle crime, selon le proverbe latin :

« Vous pouvez parler A votre com-

plice en termes égaux ». Grimen quosinquinul, oequal. A ceux que nous

admirons cl aimons, d'abord nous

Page 39: Emerson 3 Essais

28

ne le pouvons pas. Cependant le

moindre défaut de calme gâte Ames

yeux tous les rapports. Il ne peut

jamais y avoir de paix profondeentre deux esprits, jamais de respect

mutuel, jusqu'à ce que dans leur

dialogue chacun représente le monde

entier.Une chose aussi grande que l'a-

mitié, laissez-nous l'accomplir avec

toute la grandeur d'esprit qui nous

est possible. Soyons silencieux —quenous puissions entendre le chucho-

tement des dieux. N'intervenons pas.Qui vous a établi pour chercher ce

qu'on doit dire aux âmes choisies,ou comment leur dire quoi que ce

soit? Peu importe avec quelle ingé-niosité, quelle grâce, ni quelle dou-

ceur. Les degrés de la folie et de la

sagesse sont innombrables, et pourvous, parler, c'est être frivole.

Attends, et ton coeur parlera. Atten-

dez jusqu'à ce que le nécessaire et

l'éternel vous subjuguent, jusqu'A ce

que le jour et la nuit tirent parti de

vos lèvres. La seule récompense de

la vertu, c'est la vertu ; le seul moyend'avoir un ami, c'est d'en être un.

Vous n'approcherez pas plus un

Page 40: Emerson 3 Essais

homme en entrant chez lui. Si elleest dissemblable, son Ame n'en fuira

que plus vite, et vous ne surpren-drez jamais un éclair de son regard. .

Nous voyons le noble de loin, et iLsc

répercute; pourquoi empiéter sur ses

rayonnements? Tard — très tard —

nous découvrons qu'aucun arrange-ment, aucune introduction, aucun

usage, ni aucune habitude sociale neservent A établir de telles relationsentre nous et ceux qui nous les font

désirer, mais seulement le même

degré d'élévation de nature en nouset en eux ; alors, comme l'eau rejointl'eau, nous nous rejoindrons ; et sinous ne les rejoignons pas alors, ilsne nous manqueront pas, car noussommes presque eux-mêmes. Au

fond l'affection n'est que le reflet dela valeur personnelle d'un hommesur un autre. Des amis ont quelque-fois échangé leurs noms, commes'ils avaient voulu exprimer qu'enson ami chacun aimait sa propreAme.

Plus on demande A l'amitié un

style élevé, moins il est facile natu-

rellement de l'établir avec la chair

cl le sang. Nous marchons seuls

Page 41: Emerson 3 Essais

30

dans la vie. Des amis tels que nous

en désirons sont des rêves et des

fables. Mais un sublime espoir anime

Ajamais le coeur fidèle qu'ailleurs,en d'autres régions de l'universel

pouvoir, des âmes en ce moment

agissent, endurent et osent, les-

quelles nous peuvent aimer, et quenous pouvons aimer. Nous pouvonsnous féliciter de ce que la périodede minorité, de folies, de bévues et

de honte se passe dans la solitude,et quand nous serons des hommes

accomplis, des mains héroïques seserreront. Soyez seulement averti

par ce que vous voyez déjà de ne

pas vous lancer dans des ajnitiésavec des personnes de peu de valeur,

quand il ne peut pas y avoir d'ami-tié. Notre impatience nous fait tom-

ber dans des alliances inconsidéréeset sottes que nul Dieu ne contemple.En persistant dans votre voie, en-

core que vous perdiez peu de chose,vous gagnez le tout. Vous vous dé-

montrez vous-même comme vousmettant hors d'atteinte de fausses

relations, cl vous alliiez les pre-miers-nés du monde, ces rares pèle-rins dont quelques-uns seuls errent

Page 42: Emerson 3 Essais

3i

lout de suite dans la nature, et de-vant qui le vulgaire ne paraît être

que spectres et qu'ombres.Insensée est la crainte de rendre •»

nos liens trop spirituels, comme sinous pouvions ainsi perdre qucl-qu'ingénuité. La nature ne manquerapas d'affirmer toute correction inté-rieure de nos vues, et si clic semblenous frustrer de quelque joie, ellenous dédommagera par une joio plusgrande. Eprouvons si nous le vou-lons l'isolement absolu de l'homme.Nous sommes sûrs d'avoir tout ennous-mêmes. Nous allons en Europe,nous suivons des personnes, ou nous

lisons des livres dans la foi instinc-

tive que cela nous révélera A nous-

mêmes. Mendicité. Les personnessont telles que nous ; l'Europe, un

vieux vêtement fané de personnesmortes ; les livres, leurs fantômes.Laissons tomber cette idolâtrie. Re-

nonçons A cetle mendicité. Disonsmême adieu A nos plus chers amis,et défions-les, disant: «Qui êtes-vous?Desserrez ma main de la vôtre : Jene veux plus être dépendant. » Ah !

ne vois-tu pas, ô frère, que nous ne

nous quittons ainsi que pour nous

Page 43: Emerson 3 Essais

32

revoir quand nous serons plus haut,et n'être que plus l'un Al'autre parceque nous serons plus Anous-mêmes?Un ami est un second Janus, — il

regarde le passé et l'avenir. 11 est

l'enfant de mes heures écoulées, le

prophète de celles Avenir, et le pré-curseur d'un plus grand ami.

Je fais alors avec mes amis commeavec mes livres. J'aime A les avoiroù je peux les trouver, mais j'en userarement. Mettons notre société A

condition, donnons-la ou retirons-la

pour la plus légère cause. Je ne peuxpas dépenser beaucoup de parolesavec mon ami. S'il est grand, il me

grandit tellement que je ne peuxm'abaisser A la conversation. Dansles grands jours, des pressentimentsvoltigent devant moi dans le firma-ment. Je devrais alors me consacrerAeux. J'entre pour les saisir, je sors

pour les saisir. Je crains seulementde pouvoir les perdre s'en fuyantdans le ciel où ils ne sont qu'unelueur plus brillante. Alors, encore

que j'attache du prix Ames amis, jene peux pas me permettre de parleravec eux et d'étudier leurs visions,de peur de perdre les miennes. Cela

Page 44: Emerson 3 Essais

33

me donnerait, il est vrai, une cer-taine joie confortable de quitter celtesublime recherche, cette astronomie

spirituelle, celte perquisition d'étoi-

les, et de revenir Ade chaudes sym-pathies; mais alors je sais bien que

je pleurerai toujours la disparitionde mes dieux forts. Il est vrai que la

semaine prochaine je serai d'humeur

languissante quand je pourrai m'oc-

cuper d'objets étrangers ; alors jeregretterai la littérature de votre

Ame, et je souhaiterai vous voir re-venir auprès de moi. Mais si vous

venez, peut-être n'emplirez-vousmon esprit que de nouvelles visions,non de vous, mais de vos splendeurs,et je ne serai pas plus en état quemaintenant de causer avec vous.Ainsi je dois Ames amis ces commu-nications passagères. Je reçois d'eux

non ce qu'ils ont, mais ce qu'ils sont.

Ils me donnent ce qu'A proprementparler ils ne peuvent donner, mais

qui émane d'eux. Mais ils ne me re-tiendrons pas par quelque relationmoins subtile et pure. Nous nous

retrouverons comme ne nous retrou-vant pas, et nous quitterons commene nous quittant pas.

Page 45: Emerson 3 Essais

34

Il m'a semblé dernièrement pluspossible que je ne le savais de con-duire une amitié glorieusement d'uncôté sans due correspondance del'autre. Pourquoi me désolerais-je A

regretter que le destinataire soit in-

différent? Le soleil n'est jamais trou-blé parce que quelques-uns de ses

rayons tombent infinis et vains dans

l'espace ingrat, et seulement unefaible partie sur la terre. Que l'exal-tation de votre orgueil instruise le

sauvage et froid companion. S'il est

inférieur, il passera son chemin ;mais tu es agrandi par ton propreéclat, et, cessant d'être un compa-gnon pour les grenouilles et les versde terre, tu prends ton essor et brû-les avec les dieux de l'cmpyrée. C'estconsidéré comme un malheur d'ai-mer sans être aimé. Mais les grandesAmes verront que l'affection vraie ne

peut pas ne pas être payée de retour.La vraie affection s'élève au-dessusde l'objet indigne, elle s'appuie ets'étend sur l'éternel, cl quand le pau-vre masque interposé tombe en

morceaux, elle n'est pas triste, maiselle se sent délivrée d'autant de

poussière, et sent son indépendance

Page 46: Emerson 3 Essais

35

plus certaine. Toutefois ces choses

peuvent A peine se dire sans une

sorte de trahison A l'amitié. Son

essence est la parfaite entente, une

magnanimité et une confiance tota-

les. Elle ne doit pas soupçonner ni

se prémunir de l'infirmité. Elle traiteses objets comme des dieux, afin de

diviniser l'un et l'autre.

UnegouttedesangvermeilAplusde poidsque lesflotsde la mer,L'universincertainva cl vient,Maisl'êtreprimordialdemeure:Je mesuisimaginéqu'ilavaitfui,VAaprèsdenombreusesannéesLabienveillanceinépuisablea rayonnéCommeleleverdesoleilquotidien.VAmoncoeurn'avaitplusd'inquiétude,—Oami,dit monAme,Atraverstoiseulla voûteazurées'éclaire,Par toilaroseestrouge,Touteschosespar toi prennentune beautéVAregardentau-delàdela lerre. [plusnobleLegéniedenotredestinéeChemineausoleilde tagloire:Moiaussi,ta noblessem'aenseignéAmaîtrisermondésespoir:Lessourcesde maviecachéeSontclairesau traversde tonamitié.

Page 47: Emerson 3 Essais
Page 48: Emerson 3 Essais

AMOUR

<J'étaisunjoyaucaché; -aw«^Monrayonardentmel'arévéhs*»

Koran.

Chaque promesse de l'âme ades accomplissements innombrables;chacune de ses joies mûrit dans un

nouvel espoir. La nature aux espoirsinfinis, ondoyante et fatidique, anti-

cipe déjà dans le premier sentimentde tendresse un bienfait qui perdrasa lueur individuelle dans la clarté

générale. On est initié Acette félicité

par une relation personnelle et ten-dre de un A un qui est l'enchante-ment de la vie humaine ; qui, ainsi

qu'un enthousiasme divin et pas-sionné s'empare de l'homme en un

Page 49: Emerson 3 Essais

58

temps de sa vie, et opère une révo-lution en son Ame et en son corps ;l'unit A sa race, l'engage aux rela-tions privées et civiques, l'amène Ade nouvelles sympathies avec la na-

ture, rehausse le pouvoir des facul-

tés, ouvre l'imagination, ajoute Asoncaractère des attributs héroïques et

sacrés, établit le mariage, et perpé-tue la société humaine.

L'association naturelle du senti-ment de l'amour avec l'ardeur de la

jeunesse semble vouloir qu'on nesoit pas trop Agéafin de le peindreavec ses couleurs vives, et que tous

jeunes gens et jeunes filles confes-sent reconnaître la peinture fidèlede leur expérience palpitante. Lesdélicieuses fantaisies de jeunesserejettent la moindic senteur de phi-losophie mûre, comme si elle devait

glacer de sa vieillesse et de son pé-dantisme leur fleur aux couleurs

pourpres. Aussi je sais que j'encourele blâme d'une dureté et d'un stoï-cisme inutiles, de la part de ceux

qui composent la Législature et le

Parlement de l'Amour. Mais de ces

formidables censeurs j'en appelleraiAmes anciens. Car il est A considé-

Page 50: Emerson 3 Essais

39

rer que cette passion dont nous par-lons, bien qu'elle commence chezles jeunes, n'abandonne pas les

vieux, ou plutôt ne souffre pas queses vrais serviteurs vieillissent^ maisen fait participants les vieillards non

moins que la tendre jeunesse, quoi-que d'une façon différente et plusnoble. Car c'est un feu qui jette ses

premières étincelles dans le profondrecoin d'un coeur solitaire, allumé

lui-même par un rayon errant d'unautre coeur, s'embrase et s'étend

jusqu'à ce qu'il réchauffe et couvre

de ses rayons des multitudes d'hom-mes et de femmes, et le coeur uni-

versel de toutes choses, illuminantainsi la nature et le monde entier de

ses flammes généreuses. Il importedonc peu que nous tentions de dé-

crire la passion A vingt, trente, ou

quatre-vingts ans. Celui qui la peintAla première période perdra de ses

plus tardifs symptômes, celui qui la

peint Ala dernière, de ses plus hâ-

tifs. Seulement espérons que par la

patience et l'aide des Muses, nous

pourrons parvenir A cette vision in-

time de la loi, qui est une vérité

jeune et charmante à jamais, si cen-

Page 51: Emerson 3 Essais

'1°

traie qu'elle brillera aux yeux A

quelqu'angle que l'on se place.Et la première condition est que

nous ne nous attachions pas tropétroitement et minutieusement aux

faits, mais que nous étudiions le

sentiment comme il se manifeste en

espoir et non en détail. Car chacun

voit sa propre vie amorphe et défi-

gurée, comme n'est pas la vie del'homme Ason imagination. Chacun

voit sa propre expérience entachéed'erreurs tandis que celle des autressemble idéale et pure. Laissez un

homme retourner en pensée A ces

relations délicieuses qui sont la

beauté de sa vie, et lui ont donnél'instruction et la nourriture les plus

pures, il tressaillira et gémira. Hélas!

je ne sais pourquoi, mais des re-

mords infinis remplissent d'amer-tume A l'Age mûr les souvenirs de

joie naissante, et enveloppent tout

nom bien-aimé. Tout est ravissant

intellectuellement, comme vérité.Mais tout est Apre Al'expérience. Les

détails sont mélancoliques, quandl'ensemble est gracieux et noble.Dans le monde actuel —ce laborieux

empire du temps et de l'espace ~

Page 52: Emerson 3 Essais

4*

habitent le souci, la maladie cl la

crainte. Au sentiment et A l'idéal est

liée l'immortelle gaieté, la fleur de

joie, toutes les Muscs chantent A

l'entour, mais la douleur est attachéeaux noms, aux personnes, et auxintérêts d'hier et d'aujourd'hui.

La forte inclination de la naturese trahit par la proportion que prenddans la conversation le thème deces rapports uniques. Que souhai-tons-nous davantage savoir d'une

personne de valeur que la fin deson histoire d'amour? Quels livressont en circulation chez le libraire?Comme ces romans d'amour nousenflamment quand l'histoire est ra-contée avec une étincelle de véritéet de naturel ! Et qu'est-ce qui excitel'attention dans les relations de la

vie, comme un événement qui trahitde l'inclination entredeuxpersonnes?Peut-être ne les avions-nous en-core jamais vues, et ne les rever-rons-nous plus jamais. Mais nous les

voyons échanger un regard lumi-

neux, ou trahir une émotion pro-fonde, et elles ne nous sont plusétrangères. Nous les comprenons etnous portons le plus vif intérêt au

Page 53: Emerson 3 Essais

,j2

développement du roman. Touthomme aime l'amour. Les premièresdémonstrations de complaisance etde tendresse sont les fleurs les plusséduisantes de la nature. C'est l'au-rore de la civilisation et de la grâceen l'inhabile rustaud. Le gamin du

village taquine les petites filles A lasortie de l'école ; mais aujourd'hui,il accourt Al'entrée, et rencontre uneenfant gracieuse rangeant son petitsac ; il lui tient ses livres pour l'ai-

der, et Al'instant il lui semble qu'elles'éloigne infiniment et est un templesacré. Parmi la foule de jeunes fillesil circule assez sans façon, mais une

seule lui en impose; et ces deux

petits voisins qui se bousculaienttout Al'heure, ont appris A respec-ter la personnalité l'un de l'autre.Ou qui peut détourner ses yeux desmanières engageantes, demi-artifi-cieuses et demi-naïves des écolières

qui vont dans la campagne acheterun écheveau de soie ou une mainde papier, et parlent une demi-heureau sujet de rien avec le garçon de

magasin au large visage et au bonnaturel? Au village ils sont sur un

pied de parfaite égalité, ce que l'a-

Page 54: Emerson 3 Essais

13

niour aime, et sans aucune coquet-terie la nature heureuse et affection-née de la femme s'épanche en ce

joli bavardage. Elle peut n'être pasjolie, néanmoins elle établit simple-ment entre elle et le bon garçon les

rapports les plus agréables et con-

fiants, avec son humour aU sujetd'Edgar, et de Jonas, et d'Almira, etde qui était invité A la partie, etde qui dansait A l'école de danse,et de quand allait commencer l'écolede chant, et d'autres riens sur les-

quels on jase. Bientôt ce garçon veutune femme et il saura très véritable-ment et de tout son coeur où trouverune pure cl douce compagne sansaucun de ces risques tels que Milton

déplore être attachés aux érudits etaux grands hommes.

11m'a été dit que dans quelques-uns de mes discours publics mavénération pour l'intellect m'a fait

injustement battre froid aux rela-tions personnelles. Mais maintenant

je recule presque devant le souvenird'une telle accusation. Car les genssont le royaume de l'amour, et le

philosophe le plus froid ne peut pasfaire le rapport de la dette d'une

Page 55: Emerson 3 Essais

M

jeune âme errant ici-bas dans lanature au pouvoir de l'amour sansêtre tenté de rétracter tout dénigre-ment comme crime de lèsc-niajcsléenvers elle. Car, encore que le divin

ravissement descendant du ciel ne

s'empare que des jeunes, et qu'ilsoit d'une beauté surpassant toute

analyse et toute comparaison, nousmettant tout-A-fait hors de nous-mêmes et que nous pouvons rare-ment voir passé trente ans, le sou-venir de ces visions survit Atous les

souvenirs, et est une couronne defleurs sur les plus vieux fronts. Maisil se passe un fait étrange; il peutsembler Aplusieurs en révisant leur

expérience, qu'ils n'ont pas de plusbelle page dans le livre de leur vie

que la délicieuse mémoire de cer-tains événements où l'affection ré-

pandait sur le détail d'une circons-tance accidentelle et insignifianteune magie surpassant la profondeattraction de sa propre vérité. En

regardant en arrière, ils peuvent dé-couvrir que différentes choses, quin'étaient pas le charme, sont plusréelles Aleur mémoire tAtonnantc quele charme même qui les embaumait.

Page 56: Emerson 3 Essais

-15

Mais quelle que soit l'expériencedans les détails, nul n'oublia jamaisla Visitation de cette force en soncoeur et son esprit, qui créa touteschoses nouvelles ; qui fut l'aube dela musique en lui, de la poésie et del'art ; qui faisait de la nature un

rayonnement de clartés radieuses,du malin et du soir des enchante-ments variés; quand le simple sond'une voix pouvait faire bondir le

coeur, et que les circonstances les

plus insignifiantes associées A cer-taine forme gracieuse ambrent le

souvenir; quand il devenait tout

yeux en certaine présence, et tout

souvenir en son absence ; quand la

jeunesse se met A guetter aux fenê-

tres, et devient studieuse d'un gant,d'un voile, d'un ruban ou des roues

d'une voiture ; quand nul espacen'est trop solitaire, et nul trop silen-cieux pour celui qui a une société

plus abondante et une conversation

plus douce avec ses nouvelles pen-sées que nul ancien ami, fût-ce lemeilleur et le plus pur, ne peut lui

donner; car les silhouettes, les mou-

vements, et les mots de l'obiet bien-

aimé ne sont pas comme les autres

Page 57: Emerson 3 Essais

.,6

images écrits en eau, mais, ainsi quele disait Plutarquc, « émaillés aufeu », et font la méditation de mi-nuit.

« Tun'espas loinétant loin,en quelquelieuIquetu sois,

Tu laissesen lui tes yeux attcntils,et ton[coeuraimant.»

Au midi et au soir de la vie nous

palpitons encore A la mémoire de

jours où le bonheur n'était pas assez

heureux, mais devait être assaisonnéde douleur et de crainte; car il a

deviné le secret, celui qui a dit del'amour —

«Toutesles autres joies ne valent pas ses[peines,»

et quand le jour n'était pas assez

long, mais que la nuit même devaitse consumer en poignants souvenirs,

que la tête brûlait sur l'oreiller dans

l'analyse du sentiment généreux ;

quand le clair de lune était uneexaltation ravissante, les étoiles un

message, et les fleurs des initiales

entrelacées, quand l'air chantait, quetoute occupation semblait une im-

Page 58: Emerson 3 Essais

17

pertinence, cl les hommes et les

femmes allant et venant dans la rue

de simples magies.La passion rebâtit le monde Ason

hôte. Elle rend toutes choses vivan-tes et significatives. La nature de-

vient conscicnle. Le chant de tousles oiseaux dans les branches lui vamaintenant au coeur et A l'Ame. Lesnotes sont prcsqu'articulées. Les

nuages ont de l'expression comme il

y fixe les yeux. La forêt d'arbres,l'herbe qui s'agtyc, et les fleurs com-

mençant A paraître sont devenues

intelligentes; et il craint presque deleur confier le secret qu'elles sem-blent l'inviter Atrahir. Cependant lanature caresse et sympathise. Dansla verte solitude il a un home plusdoux qu'auprès des hommes.

a Sourceset boissanscheminsfrayés,Endroitsquelapassionpaleaime,Sentierséclairespar la lune, quandtousles

[oiseauxSontcouchés,horiiiii,la chauve-souriscl la

[chouette;Uneclochedeminuit,un grognementfugitif,Voilàlesharmoniesdesquellesnousvivons.«

Voyez dans ces bois le fou magni-

fique ! Il a des visions suaves et

Page 59: Emerson 3 Essais

.,8

chantantes ; il s'élève ; il est deuxfois un homme ; sa démarche est

royale ; il parle au sentier solitaire ;il accoste les herbes et les arbres ;il sent la vie de la violette, i\u trèfle,et du lis dans ses veines; et il causeavec le ruisseau qui lui mouille les

pieds.Le feu qui a développé sa percep-

tion de la beauté lui a fait aimer la

musique et la poésie. C'est un l'aitsouvent observé que des hommesont écrit de bons vers sous l'inspi-ration de l'amour, qui ne le pou-vaient dans aucune autre circons-tance.

La même force étend sa flammesur toute sa nature. Elle épanouit lesentiment ; elle adoucit l'intraitable,et donne du coeur au timide. Au plusfaible et au plus méprisable elle ins-

pire le courage de défier le monde,s'il a seulement l'appui de l'objetbien-aimé. En le donnant Aun autre,elle le rend A lui-même. C'est unhomme nouveau, qui a des percep-tions nouvelles, un but nouveau et

plus intense, et une religieuse so-lennité de caractère et d'intentions.

Il n'appartient plus Asa famille ni A

Page 60: Emerson 3 Essais

•19

la société ; il est quelque chose ; il

est quelqu'un ; il csl une Ame.

El maintenant examinons d'un peu

plus près la nature de cette influence

qui est si puissante sur la jeunesse.La Beauté dont nous célébrons en

ce moment la révélation aux hom-

mes, bienvenue comme le soleil

partout où il lui plaît de briller, quirend fier d'elle et de soi-même,

parait se suffire A elle-même. Le

jeune homme ne peut pas s'imaginercelle qu'il aime pauvre et solitaire.Mais telle qu'un arbre en fleurs,aussi délicate, aussi prinlannièrc,d'un charme qui est une société, etelle lui apprend pourquoi la Beautéfut représentée avec des Amours etdes GrAccs veillant sur ses pas. Sonexistence enrichit le monde. Bien

qu'elle détourne son attention detoutes les autres personnes qui luisemblent insignifiantes, elle le dé-

dommage en se faisant quelque chose

d'impersonnel, de grand, d'univer-

sel, de sorte (pie la jeune fille repré-sente pour lui le symbole des vertuset de toutes les choses qui sont bel-les. VoilApourquoi il ne voit jamaischoses les plus excellentes qui ont

Page 61: Emerson 3 Essais

5o

de ressemblance entre clic et lessiens ou d'autres. Ses amis lui entrouvent avec sa mère, ses soeurs, oudes gens qui ne lui sont pas parents.Lui n'en voit aucune, si ce n'estaux soirs d'été et aux matins trans-

parents, aux arcs-cn-ciel et au chantdes oiseaux.

Les anciens appelaient la beauté

la fleur de vertu. Comment analyserle charme indicible qui brille d'un

visage sur l'autre? Nous sommeslouches par des émotions de ten-dresse et de joie, mais nous ne pou-vons pas découvrir d'où celte émo-

lion délicate, ce rayon errant. L'ima-

gination se refuse A ne l'attribuer

qu'A la forme visible. Non plus ne

peut-on l'attribuer Aaucuns rapportsd'amitié ou d'amour connus et décritsdans la société, mais, il me semble,Aune sphère tout autre et inaccessi-

ble, Ades rapports d'une délicatesseet d'une suavité transcendantes, Ace

que les roses et les violettes augurentA demi-mot. Nous ne pouvons pasapprocher la beauté. Sa nature estcomme l'éclat opalin cl changqantd'un plumage, clic voltige et s'éva-nouit. En cela clic ressemble aux

Page 62: Emerson 3 Essais

5i

toutes ce caractère chatoyant, défiant

toutes les tentations d'appropriationet d'usage. Jean-Paul Richter expri-mait-il autre chose quand il disait Ala musique : « Va-t-en ! va-t-en ! tume parles de choses que je n'ai pastrouvées durant toute ma vie, et que

je ne trouverai pas. » La même flui-dité s'observe dans toutes les oeuvresde l'art plastique. La statue est bellealors qu'elle commence Aêtre incom-

préhensible, en dehors de la critiqueet ne peut plusse définir parle com-

pas et la mesure, mais demande une

imagination active qui trouve l'acte

qu'elle représente. Le dieu ou hérosdu sculpteur est toujours représentédans une transition entre ce qui estAla portée des sens et ce qui ne l'est

pas. Alors seulement il cesse d'êtreen pierre. La même chu J se remar-

que en peinture. Et en poésie, lesuccès n'est pas atteint quand elleberce et satisfait, mais quand clicétonne et nous embrase en nous

inspirant de nouveaux efforts versl'inaccessible. Touchant quoi Landor

se demande « si cela ne se rattache

pas Aquelque plus pur étal de sen-sation et d'existence. »

Page 63: Emerson 3 Essais

52

Telle une beauté personnelle char-me et est elle-même alors seulement

qu'elle ne nous laisse satisfaits d'au-cune conclusion ; qu'elle devientune histoire qui ne se peut finir;qu'elle suggère des lueurs et des

visions, et non des satisfactions ter-

restres; qu'elle fait sentir au con-

templateur son indignité; qu'il ne

peut s'y reconnaître aucun droit,fût-il César; qu'il ne s'y sent pas plusde droit qu'au firmament et aux

splendeurs d'un soleil couchant.Ici la voix s'est élevée, « Si je vous

aime, que vous importe? » Nous

parlons ainsi parce que nous sentons

que ce que nous aimons n'est pas envotre pouvoir, mais au-dessus. Cen'est pas vous, mais votre splendeur.C'est ce que vous ne savez pas, etne pouvez savoir.

Cela s'accorde avec cette haute

philosophie de la Beauté dans la-

quelle se délectaient les anciens, carils disaient que l'âme, ici-bas revêtued'un corps, allait errant ça et là Alarecherche de cet autre monde Aelle,hors duquel elle vint dans le nôtre,mais était bientôt stupéfiée par lalumière du soleil naturel, et incapa-

Page 64: Emerson 3 Essais

53

ble de voir autre chose que les objetsde ce monde, qui ne sont que l'om-bre des réalités. Voua pourquoi la

Divinité présente '. i âme la gloirede la jeunesse, afin qu'elle tire partide sa beauté pour l'aider Ase res-

souvenir des biens et des beautés

célestes; et l'homme voyant ainsiune femme court Aelle, et trouve la

plus sainte joie A contempler sa

beauté, ses mouvements, et son in-

telligence, parce que cela lui suggèrece que cette beauté recèle, et ce quien est la cause.

Si toutefois pour s'être trop atta-*chAc aux objets matériels, l'Ame est

stupide, et place sa satisfaction dansla beauté visible, elle ne récolte ricnv

que de la tristesse, la beauté terrestreétant impuissante A remplir sa pro-

*

messe; mais si, acceptant l'insinua-tion de ces visions et suggestions,l'Ame passe A travers le corps, s'a-bandonne Al'admiration ardente destraits du caractère, et que les jeunesgens se contemplent l'un l'autre enleurs discours et leurs actions, alorsils entrent dans le vrai palais de la

beauté, en embrasant leur amour de

plus en plus, et par cet amour, étei-

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gnant l'affection égoïste comme lesoleil éteint le feu en brillant sur

i l'âtre, ils deviennent purs et bénis.Dans le têtc-A-têtc avec ce qui est ensoi excellent, magnanime, doux et

vertueux, ils arrivent A un plus vé-hément amour de ces noblesses, et AA une plus rapide compréhension.Alors en les aimant chez quelqu'unils en viennent Aies aimer chez tous,et ainsi une seule âme est la portepar laquelle ils entrent dans la so-

ciété de toutes les âmes vraies et

pures. Dans l'intimité ils arrivent Avoir plus clairement chaque altéra-

tion, chaque tache que leur beauté a

contracté en ce monde, et savent seles signaler avec une joie mutuellede pouvoir maintenant sans offense,se désigner l'un A l'autre leurs dé-fauts et leurs obstacles, et s'aider, seconforlcrl 'un l'autre en se guéris-sant. Contemplant dans maintesâmes les traits de la beauté divine,et séparant dans chacune ce qui est

' divin des souillures qu'elle a con-tractées en ce monde, ils s'élèventnu plus complet ravissement, A l'a-mour et la connaissance de la Divi-nité par les degrés de celle échelle

d'Ames créées,

Page 66: Emerson 3 Essais

55

Les sages de tous les temps nous

ont parlé tant soit peu ainsi de l'a*mour. La doctrine n'est ni vieille ni

jeune. Si Platon, Plularque et Apuléel'ont enseignée, Pétrarque,, Angcloet Milton aussi. Il attend une révéla-tion nouvelle en opposition et enblâme contre cette souterraine pru-dence qui préside aux mariages avecdes mots adoptés dans le grandmonde, pendant qu'un oeil rôde au-tour du cellier, de sorte que ses plusgraves discours ont une odeur de

gar.V-nungcr. Plus triste encore

quanu ce matérialisme intervientdans l'éducation des femmes, et llé-trit l'espérance et la tendresse de la

nature humaine, enseignant que le

mariage ne signifie rien que l'écono-mie d'une ménagère, et que la vie dela femme n'a pas d'autre but.

Mais ce rêve d'amour encore queravissant n'est qu'une scène de notre

spectacle. L'âme dans sa marche dudedans au dehors étend ses cerclesA l'infini, comme un caillou lancédans un élang, ou la clarté venantd'un orbe. Les rayons de l'âme tom-bent d'abord sur les choses les plusproches, sur chaque objet et sur

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chaque ricli, sur les domestiques,sur la maison, et la cour, et les pas-sants, sur le cercle des amis de la

famille, sur la politique, la géogra-phie et l'histoire. Mais les chosesvont toujours se groupant suivantdes lois plus élevées ou plus inté-

rieures. L'entourage, les dimen-

sions, les quantités, les habitudes,les personnes, perdent peu A peuleur pouvoir sur nous. La cause et

l'effet, les vraies affinités, l'ardent

espoir d'une harmonie entre l'Ameet les événements, l'instinct progres-sif créateur d'idées, prédomine plustard, et un pas en arrière du plusélevé au moins élevé est impossible.Ainsi même l'amour qui est la déifi-cation des personnes doit devenir

plus impersonnel chaque jour. Il nele donne pas tout de suite A enten-dre. Les jeunes gens qui se lancentdes regards an travers d'apparle-mcnls foulés, les yeux si pleins d'in-

telligence mutuelle, pensent peu aufruit précieux A venir de ce stimu-lant nouveau cl extérieur. Dans la

végétation l'écorcc et les bourgeonsreçoivent d'abord les rayons du so-leil. Dcscoups-d'oeil échangés ils en

Page 68: Emerson 3 Essais

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viennent aux actes de courtoisie, de

galanterie, puis A la passion ar-

dente, Al'engagement de la foi, et au

mariage,La passion regarde son objet

comme une parfaite unité. L'âme estunie au corps, et le corps Al'Ame.

«Sonsangpur et éloquentParlaità sesjouessi distinctementQu'oneûtpresqueditqu'ilpensait.»

Roméo mort devrait être taillé en

petites étoiles pour embcllirlcscicux.La vie de ce couple n'a pas d'autre

but, ne demande pas autre chose

que Juliette, que Roméo. La nuit, le

jour, les études, les talents, les

royaumes, la religion, sont contenusdans cette beauté remplie d'âme,dans celte âme qui est toute beauté.

Quand on s'aime, on vit de ten-

dresses, d'aveux, de comparaisons.Seul, on se console avec l'image del'autre. Cet autre voit-il la même

étoile, est-il touché par le même

nuage, lit-il le même livre, sent-il lamême émotion qui en ce momentme charme? On éprouve et on me-sure son amour, cl, additionnant les

avantages, les amis, les opportunités,

Page 69: Emerson 3 Essais

58

les convenances, on exulte en dé-couvrant que volontairement, joyeu-sement, on donnerait tout en rançonpour la tête charmante et bien-aiméedont pas un cheveu ne sera touché.Mais en ces choses la plupart deshommes ne sont que des enfants. Le

danger, la tristesse et la douleurleur arrivent, comme Atous. L'amour

prie. Il traite avec l'Eternel Pouvoiren faveur du cher compagnon. Unetelle union qui ajoute un nouveau

prix Achaque atome dans la nature,car elle métamorphose chaque fild'un bout A l'autre du tissu des évé-nements en un rayon d'or, et baignel'âme dans un nouvel et plus doux

élément, une telle union n'est cepen-dant qu'un état temporaire. Ce n'est

pas toujours que les fleurs, les

perles, la poésie, les protestations,ni même le chez soi dans un autre

coeur, peuvent satisfaire l'âme solen-nelle revêtue de poussière. Elle finit

par s'éveiller de ces tendressescomme d'un jeu, revêt le harnais et

aspire Ades buts vastes et universels.L'Ame qui cst'dans l'Ame de chacun,

implorant une parfaite béatitude,découvre des écarts, des défauts et

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de la disproportion dans la conduitede l'autre. De 1Aviennent la surprise,l'accusation et la douleur. Cepen-dant ce qui les avait attiré l'un Al'autre étaient des expressions de

grAce et de vertus; et ces vertussont 1A, encore qu'éclipsées. Elles

apparaissent et réapparaissent, etcontinuent A attirer, mais l'attention

change, abandonne le signe et s'at-tache A la substance. Cela réparcl'affection blessée. Et la vie, commeelle s'écoule, se trouve être un jeude permutation et de combinaisonde toules les situations possibles dechacun pour employer toutes lesressources l'un de l'autre, et faireconnaître A chacun la force et lafaiblesse de l'autre. Car c'est la na-ture et le but de cette relation qu'ilsse représentent la race humaine l'unAl'autre. Tout ce qui est dans le

monde, qui est ou devrait être

connu, est habilement façonné dansla texture de l'homme, de la femme.

«Lapersonnequel'amournousrévèle,Commela manne,a legoûtde touteschoses

[enclic.»

Le globe roule; l'état des choses

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varie d'heure en heure. Les. angesqui habitent ce temple qu'on nommele corps apparaissent aux fenêtres,et aussi les gnomes et les vices.Toutes les vertus concourent. S'il ya vertu, tous les vices sont connuscomme tels; ils se confessent ets'enfuient. Les sentiments qui furentune fois brûlants sont calmés par le

temps dans le coeur de chacun, et,perdant en violence ce qu'ils gagnenten étendue, deviennent une ententeachevée. Ils se confient l'un Al'autresans plainte les bons offices quel'homme et la femme sont distincte-ment appelés Aremplir en temps, et

échangent la passion qui autrefois ne

pouvait perdre de vue son objet, con-tre un appui joyeux et libre des des-seins l'un de l'autre, dans la présenceoudansl'abscnce,Enfin ilsdéconvrcnt

que tout ce qui d'abord les attira, —

ces traits une fois sacrés, ce magiquejeu de charmes, —avait une suite A

venir, comme l'échafaudage Al'aide

duquel fut bâtie la maison ; et la

purification de l'intelligence et du

coeur, d'année en année, est le vrai

mariage dont ils n'avaient nullementconscience. Considérant ces buts

Page 72: Emerson 3 Essais

6i

avec lesquels dctix personnes, unhomme et une femme, si diversementet si corrélativement inspirés sont

enfermés dans une maison pour pas-ser dans l'union conjugale quaranteou cinquante années, je ne m'étonne

pas de l'emphase avec laquelle lecoeur prédit celte crise dès la tendre

enfance, de la prodigue beauté quel'instinct fait jeter sur l'arceau nup-tial, ni de voir la nature, l'intelli-

gence et l'art rivaliser dans les pré-sents et la mélodie qu'ils apportentAl'épithalame.

Ainsi nous nous préparons A un

amour qui ne connaît ni sexe, ni;

personne, ni partialité, mais quicherche la vertu et la sagesse par-tout en vue de leur accroissement.

Nous sommes par nature des obser-

vateurs, et par ce moyen des élèves.

C'est notre état permanent. Mais

nous sommes souvent amenés Asen-

tir que nos alfections sont seulement

des tentes pour une nuit. Quoiquelentement et avec peine, les objetsde l'aficction changent, ainsi que les

objets de la pensée. 11y a «les mo-

ments où les alfections animent et

absorbent l'homme, et l'ontdépendre

Page 73: Emerson 3 Essais

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son bonheur d'une ou plusieurspersonnes. Mais tout A l'heure l'es-

prit se remet, sa voûte arquée, oùluit la voie lactée aux clartés immua-

bles, et les amours et les craintes

qui glissaient au-dessus de nouscomme des nuages doivent perdreleur caractère limité, et se fondreavec Dieu pour atteindre leur per-fection.

Mais il ne faut pas craindre quenous puissions rien perdre dans le

voyage de l'Ame. On peut se lier Al'Amejusqu'il la fin. Ce qui est aussibeau et attrayant que ces relationsne doit être succédé et supplantéque par ce qui est plus beau, etainsi de suite Ajamais.

Page 74: Emerson 3 Essais

ART

Donne/auxtombes,auxauges,etauxécucllcsLagrâceet l'éclattremblantd'uneromance;Apporte»:leclairdeluneaumilieudujourCachédanslestasdepierresluisantes;Danslaruepavéede lavillePlante/desjardinscouvertsdelilasblanc;IlafTrnichissezl'airdesourcesjaillissantesChantantdanslesquaretropensoleillé;Quelastatue,letableau,leparcet lehall,Laballade,ledrapeau,et la fêleRestituentlepassé,ornentlejourprésent,Htquechaquejoursoitunnouveaumalin.Ainsil'ouvrierenblousepoudreuseDiscerneraderrièrel'horlogedelacitéDescortègesde roisaériens,Desvêtementsd'anges,desaileséclatantes,Sespèresbrillantdansîlesfictionsglorieuses,Sesenfantsnourrisauxtablesdivines.C'estleprivilègede l'ArtDéjouerainsisonjoyeuxrôlePouracclimaterl'hommesurlaTerre,VAplierl'exiléà sonsort,Kl,forméd'unélémentAveclesjourset lefirmament,Luienseignerà s'enservircommedemarches

IpuurmoulerKlvivreen intelligenceavecleTemps;PondantquelaviesupérieureemplitLepe|itruisseaudelaraisonhumaine,

Page 75: Emerson 3 Essais

64

Parce que l'Ame est progressiveelle ne se répète jamais tout-A-fait,mais dans tous ses actes elle tente la

production d'un nouvel et plus grandtout. Cela paraît dans les ouvragesde l'art utile et de l'art joli, si nousfaisons la distinction populaire desoeuvres suivant que leur but est l'uti-lité ou la beauté. Ainsi dans les beauxarts non l'imitation, mais la créationest le but. Dans le paysage le peintredoit donner la suggestion d'une créa-tion plus belle que celle que nousconnaissons. Les détails, la prose de

la nature, il doit les oublier, et nenous en donner que l'esprit et la

splendeur. II. doit savoir que le

paysage a de la beauté A ses yeux

parce qu'il exprime une pensée quilui est chère ; et cela, parce que lemême pouvoir qui voit Atravers ses

yeux est dans ce spectacle ; et il enviendra A évaluer l'expression de lanature et non la nature elle-même,et ainsi A exalter dans sa copie lestraits qui le charment. Il donnera lesténèbres des ténèbres et la lumièrede la lumière. Dans un portrait ildoit décrire le caractère et non les

traits, et penser que l'homme qui se

Page 76: Emerson 3 Essais

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tient devant lui n'est comme lui-

même qu'une imparfaite image ou

ressemblance de l'homme intérieur

aux nobles aspirations.Qu'est cet abrégé, cette sélection

que nous observons dans toute acti-

vité spirituelle, sinon l'impulsioncréatrice? car c'est l'entrée dans

cette sphère illuminée où l'on ap-

prend A communiquer lin sens plusgrand Ade naïfs symboles. Qu'est un

homme sinon la plus belle explica-tion de la nature? Qu'est-il sinon un

paysage plus délicat et plus condensé— l'éclectisme de la nature? et

qu'est sa parole, son amour de la

peinture, de la nature, sinon un suc-cès meilleur encore? tous les fasti-

dieux milles et mètres cubes laissés

de côté et leur esprit rendu par un

mot musical ou le plus habile coupde crayon?

Mais l'artiste doit se servir des

symboles en usage dans son tempset dans sa nation pour communiquerses sensations développées A sessemblables. Ainsi le nouvel art sort

toujours de l'ancien. Le Génie de'l'Heure met son sceau ineffaçablesur l'oeuvre et lui donne un charme

Page 77: Emerson 3 Essais

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inexprcssiblc pour l'imagination.Autant le caractère spirituel de l'épo-que domine l'artiste et prend d'ex-

pression dans son oeuvre, autant il

gardera une certaine grandeur, et

représentera aux futurs observateurs

l'Inconnu, l'Inévitable, le Divin. Nulne peut tout-A-fait exclure cet élé-ment de Nécessité dans son travail.Nul ne peut tout-A-fait s'émancipnrde son siècle et de son pays, et pro-duire une oeuvre où l'éducation, la

religion, la politique, les usages etles théories de son temps n'aurontaucune part. Quelque original, quel-que volontaire et fantasque soit-il, ilne peut pas préserver son travail detoute trace des idées au milieu des-

quelles il a grandi. L'annulationmême trahit l'usage qu'il annule. Au-dessus de sa volonté et de sa con-naissance il est contraint par l'air

qu'il respire et l'idée dans laquellelui et ses contemporains vivent et

travaillent, de partager la manière deson temps sans savoir ce qu'est cettemanière. Or ce qui est inévitabledans l'oeuvre a un charme plus élevé,

que celui epic peut jamais donner letalent individuel, d'autant que la

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plume ou le ciseau de l'artistcsemblcavoir été tenu et guidé par une main

gigantesque pour inscrire une lignedans l'histoire de la race humaine.Ce point de vue donne une valeuraux hiéroglyphes égyptiens, aux ido-les Indiennes, Chinoises, et Mexi-caines quelque grossières et infor-mes. Elles dénotent la hauteur del'Ame humaine de cette heure là, etn'étaient pas fantastiques, mais néesd'une nécessité profonde commel'infini. Ajoutcrai-je que c'est A ce

point de vue que toute la productionde l'art plastique a sa plus haute

valeur, comme histoire; comme untrait dessiné sur le portrait de cedestin parfait et superbe suivantl'ordination duquel tous les êtress'avancent vers leur béatitude. *~

Ainsi vu historiquement c'a étél'office de l'art d'éclairer la percep-tion de la beauté. Nous sommes

submergés de beauté, mais nos yeuxne la voient pas clairement. Il faut

que l'exposition de quelques traitsassiste et guide le goût dormant.Nous sculptons et peignons ou nous

contemplons ce qui est sculpté ou

peint comme des étudiants du mys-

Page 79: Emerson 3 Essais

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tèrc de la Forme. La vertu de1l'art est dans le détachement, la sé-

1paration d'un objet de l'embarras-

sante variété. Jusqu'à ce qu'unechose soit sortie de rassemblementdes choses, il peut y avoir jouissance,

contemplation, mais non pensée., Notre bonheur et notre malheur sont'

improductifs. L'enfant vit dans une

charmante extase, mais son carac-tère individuel et sa force pratiquedépendent de ses progrès journaliersdans la séparation des choses, et

l'emploi de chacune séparément.L'amour et toutes les passions con-centrent tout ce qui existe en uneseule forme. C'est l'habitude de cer-tains esprits de donner une abon-dance surpassant tout A l'objet, la

pensée, le mot sur lesquels ils tom-

bent, et d'en faire pour un temps les

députés du monde. Ccux-IAsont les

artistes, les orateurs, les conducteursde la société. Le pouvoir de détacheret de magnifier en détachant estl'essence de rhétorique dans lesmains de l'orateur et du poète. Cette

rhétorique, ou pouvoir de fixer l'é-minenec momentannée d'un objet,— si remarquable chez Burjic, citez

Page 80: Emerson 3 Essais

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Byron, chez Carlyle, — se manifeste

parles mains du peintre et du sculprteur en couleur et en pierre. Ce

pouvoir dépend de la profondeur de

vue intérieure de l'artiste sur l'objet

qu'il contemple. Car tout objet a ses

racines au centre de la nature, et

peut par conséquent être exhibé de

manière Anous représenter l'univers.

C'est pourquoi toute oeuvre de génieest le tyran de l'heure et concentrel'attention. Pour un temps c'est la

seule chose A faire valant la peined'être nommée, — que cela soit un

sonnet, un opéra, un tableau, une

statue, un discours, le plan d'un

temple, d'une campagne, ou d'un

voyage de découvertes. Tout Al'heure nous passerons A un autre

objet qui s'arrondira en un toutcomme fit le premier; par exemple,un jardin bien planté : et il semblera

que la seule occupation valable estde disposer des jardins. Je penseraisque le feu est la meilleure chosedans le monde si je ne connaissais

pas l'air, l'eau, et la terre. Car c'estle droit et le propre de toute chose

vraie, de tout talent réel, de toute

qualité native, d'être Ason moment

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la cîme du monde. Un écureuil bon-dissant de branche en branche etfaisant de la forêt un grand arbre

pour son amusement rassasie les

yeux non moins qu'un lion, — est

beau, suffisant, et alors, 1A, repré-sente la nature. Une jolie balladeentraîne mon oreille et mon coeurautant qu'un poème épique. Unchien représenté par un maître ouune nichée de petits cochons satis-fait et est une réalité non moins queles fresques d'Angclo. Par cette suc-cession d'objets nous finissons paraprendre .quelle est l'immensité du

monde, l'opulence de la nature hu-maine qui peut s'étendre A l'infini,dans toutes les directions. Mais j'ap-prends aussi que ce qui m'a étonnéet fasciné dans la première oeuvrem'a aussi étonné dans la seconde,que l'excellence de toutes chosesest une.

L'office de peindre et de sculptersemble être simplement initial. Lesmeilleures peintures nous disent fa-

icilcmcnt leur dernier secret. Ellessont d'ignorantes ébauches d'un peudes miraculeux points, des lignes etdes teintes qui composent le paysage

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aux formes toujours changeantes au

milieu duquel nous vivons. La pein-ture semble être pour l'oeil ce que ladanse est pour les membres. Quandelle a inculqué Ala structure la pos-session d'elle-même, la légèreté, la

grâce, il vaut mieux oublier les pasdu maître de danse ; ainsi la peintureme montre la splendeur de la cou-leur et l'expression de la forme, et,en voyant beaucoup de peintures etun génie des plus grands dans l'art,je vois l'opulence illimitée du crayon,rindillcrcncc où se trouve l'artistelibre de choisir entre les formes

possibles. S'il peut tout peindre,pourquoi rien peindre? et alorss'ouvrent mesycux Al'éternel tableaude la nature dans la rue où se meu-vent îles hommes et des enfants, des

mendiants, et des élégantes, drapésdans du rouge, du vert, du bleu, du

gris ; aux cheveux longs, grisonnants,au visage pâle, au visage noir, au

visage ridé, géants, nains, larges,sylphidiques, — couverts et entou-rés de ciel, de terre et de mer.

Une galerie de sculpture apprendplus austèrement la même chose.Comme la peinture apprend le colo-

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ris, la sculpture apprend l'anatomicde la forme. Quand j'ai vu de bellesstatues et que j'entre ensuite dansune assemblée publique, je com-

prends ce qu'entendait celui quidisait, « quand j'ai lu Homère, tousles hommes m'ont l'air de géants. »

Je vois aussi que la peinture et la

sculpture sont la gymnastique de

l'oeil, son éducation des délicatesseset des curiosités de sa fonction. Il

n'y a pas de statue comme cet hom-me vivant, avec son avantage infinide variété perpétuelle sur toute

sculpture idéale. Quelle galerie d'art

j'ai 1A! Celui qui a fait ces groupesvariés et ces divers et originaux per-sonnages ne travaillait pas d'unemanière uniforme. YoilAl'artiste im-

provisant lui-même, farouche et

joyeux, A son bloc. Une pensée le

frappe, puis une autre, et à chaqueinstant il change toute l'attitude, l'air,et l'expression de son enveloppemortelle. Enlevez vos niaiseriesd'huile et de chevalets, de marbre etde ciseaux : à moins que cela n'ou-vre vos yeux aux puissances de l'art

éternel, c'est une hypocrite absur-dité.

Page 84: Emerson 3 Essais

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La référence finale de toute, pro-duction à un Pouvoir primitif expli-que les traits communs à toutes les

oeuvres d'art élevé, — l'intelligibilitéuniverselle ; le rétablissement de nosétats d'esprit les plus simples ; et la

religion. Si l'art qui s'y montre fait

réapparaître l'Ame originale, un jetde clarté pure, il doit faire une

impression semblable A celle quefont les objets naturels. Aux heures

heureuses, la nature nous apparaîtune avec l'art; l'art perfectionné;l'oeuvre du génie. Et l'individu en

qui les simples goûts et la propriétéde recevoir l'impression de toutesles grandes influences humainesdominent les accidents d'une culture

locale et spéciale, est le meilleur

critique d'art. Quoique nous parcou-rions le monde pour trouver le

beau, il nous faut le porter Avec

nous, ou nous ne le trouvons pas. Le

meilleur de la beauté est un charme

plus subtil que ne peut jamais don-ner l'habileté dans les surfaces, dansles contours, ou les règles de l'art ;

savoir, un rayonnement de l'oeuvred'art du caractère humain, —une mer-

veilleuse expression A travers la

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pierre, la toile, ou le son musical, des

plits profonds et des plus simplesattributs denotre nature, et il" est

pour cette raison plus intelligible auxâmes qui ont ces attributs. Dans la

;>•séulpture des Grecs, dans la maçon-nerie des Romains, et la peinturedes*maîtres Toscans et Vénitiens, le

plus grand charme est ce langageuniversel. Une confession de nature

morale, de pureté, d'amour et d'es-

poir s'eh exhale. Ce que nous y ap-portons, nous le remportons mieuxillustré dans la mémoire. Le voya-geur qiti visite le Vatican et passe dechambre en chambre par des gale-ries de statues, de vases, de sarco-

phages, et de candélabres, toutes cesformes de,beauté sculptées dans les

plus riches matériaux, est en dangerd'oublier la simplicité des principesd'où elles ont jailli, et qu'elles ti-

raient leur origine de pensées et de

lois qu'il a en son coeur. Il étudieles règles techniques sur ces admi-rables débris, mais oublie qu'ilsn'étaient pas toujours ainsi groupés;qu'ils sont la contribution de beau-

coup de siècles et de pays; que cha-cun sortit du solitaire atelier d'un

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artiste qui travailla peut-être dans

l'ignorance de tout autre sculpture,créa son oeuvre sans autre modèle

que la vie, la vie de la famille, et la

douceur et le poignant des relations

personnelles, des battements du

coeur, des yeux qui se rencontrent,de la pauvreté, de la nécessité, de

l'espoir, et de la crainte. C'étaient làses inspirations, et ce sont là les

vérités qui retrouvent un home en

votre coeur et votre esprit. L'artiste,en proportion de sa force, fera pas-ser dans son oeuvre son propre ca-ractère. Il ne doit être en aucunemanière troublé ou retenu par son

matériel, mais, dans la nécessité oùil est de se communiquer, la pierredevient de la cire dans ses mains et

permet une adéquate communica-tion de lui-même dans toute sa sta-ture et sa proportion. 11 n'a pasbesoin de s'embarrasser d'une natureet d'une culture conventionnelles nide s'informer de la mode à Borne ouà Paris, mais celte maison, et ce

temps, et celte manière de vivre

(pic la pauvreté et le hasard de lanaissance ont faite Ala fois si odieusecl si charmante dans la cabine de

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bois dépeinte, sur un coin d'uneferme du New Hampshire, dans lahutte au fond des bois, ou dans le

logement étroit où il a enduré lescontraintes et le sentiment de la

pauvreté citadine, serviront aussibien que toute autre condition comme

symbole d'une pensée qui découleindifféremment de tout.

Je me souviens que dans mes

jeunes années, après avoir entendu

parler des merveilles de la peintureitalienne, je m'imaginais que les

grands tableaux seraient de grandsétrangers pour moi; quelque sur-

prenante combinaison de couleur etde forme; une merveille inconnue,des perles et de l'or venant de loin,comme les lances et les étendardsde la milice qui brillent si follementaux yeux et Al'imagination des éco-liers. Je ne savais pas encore ce quej'avais Avoir et A acquérir. Quandj'allai enfin ABorne, et que je vis demes yeux les tableaux, je trouvai

que le génie laissait aux novices le

gai, le fantastique, l'ostentation, et

(pie lui-même passait directementau simple cl au vrai ; que c'était

yfamilier et sincère ; que c'était le

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vieux, l'éternel fait que j'avais déjàrencontré sous tant de formes, et

duquel je vivais ; que c'était le sim-

ple vous et moi que je connaissais si

bien, que j'avais laissé à la maison

dans tant d'entretiens familiers. J'ai

lait la même expérience dans une

église de Naplcs. Là je vis que rien

n'était changé pour moi sauf le lieu,et je me dis : « Sot enfant, es-tu venu

jusqu'ici, traversant quatre milliers

de milles d'eau salée, pour trouver

ce qui était parfait devant toi à la

maison ? » Je retrouvai la même

chose A l'Acadcmmia de Naples,dans les salles de sculpture, et en-

core ABorne, et devant les peinturesde Raphaël, d'Angeli, de Sacchi, du

Titien, et de Léonard de Vinci.« Quoi, vieille taupe ! travailles-tusi vite sous la terre? » Ce que jem'imaginais avoir laissé A Boston

avait voyagé A mon côté, et était icidans le Vatican, et encore AMilan, A

Paris, et faisait de tous les voyagesun ridicule moulin-A-marchcr. Jedemande maintenant ceci A toutesles peintures : qu'elles m'apprivoi-sent cl non qu'elles m'éblouissenl.

Les peintures ne doivent pas être

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trop pittoresques. Rien n'étonne au-tant les hommes que le sens com-

mun et la simplicité. Toutes les

grandes actions ont été simples, et

toutes les grandes peintures le sont,La Transfiguration de Raphaël en

est un éminent exemple. Une beauté

calme et bienfaisante y brille, et vadroit au coeur. Elle semble presquevous appeler par votre nom. La

figure douce et sublime de Jésus est

au-dessus de tout éloge, et cepen-dant comme elle désappointe les

imaginations aux fleurs vermeilles !

La sensation que donne cette conte-

nance familière, simple, au langage

énergique, est semblable Acelle qu'on

éprouve en rencontrant un ami. Les

connaissances de ceux qui s'occu-

pent de peinture ont leur valeur,mais n'écoutez pas leur critique

quand votre coeur est touché par le

génie. Cela n'a pas été peint pour

eux, mais pour vous ; pour ceux dont

les yeux sont touchés par la simpli-cité et les émotions sublimes.

Néanmoins nous devons termineren confessant franchement que les

arts, tels que nous les connaissons,ne sont qu'initiais. Notre meilleure

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louange est pour ce qu'ils visent et

promettent, non pour le résultatactuel. Il a compris petitement lesressources de l'homme, celui quicroit que le meilleur temps de pro-duction est passé. La réelle valeurde l'Iliade ou de la Transfigurationest dans leurs signes de puissance ;ce sont des vagues ou des rides sur

l'eau du ruisseau de la tendance;des indices de l'éternel effort pourproduire que l'âme trahit même dansson plus mauvais état. L'art n'est pasencore arrivé Asa maturité s'il ne va

pas de front avec les plus puissantesinfluences du monde, s'il n'est pas

pratique et moral, uni Ala conscien-

ce, s'il ne fait pas sentir aux pauvreset aux incultes qu'il s'adresse A euxd'une voix sublimement joyeuse.L'Art a une plus grande oeuvre A

accomplir que les arts. Ils ne sont

que les premiers pas d'un instinct

imparfait et vicié. L'art est le besoinde créer; mais, dans son essence,immense et universel, il est impa-tienté de travailler avec des mainsinfirmes ou liées, et de faire desmutiles et des monstres comme

sont toutes les peintures et statues.

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Son but n'est rien moins que la créa-tion de l'homme et de la nature. Unhomme devrait y trouver passagepour toute son énergie. Il ne peutpeindre et sculpter que tant qu'il le

peut. L'art devrait réjouir et jeter àbas le mur des circonstances de cha-

que côté, éveillant chez l'observa-teur Ja même sensation de rapportet de pouvoir universel que prouvel'oeuvre de l'artiste, et son plus grandeffet doit être de faire de nouveauxartistes.

Déjà l'Histoire est assez vieille

pour rendre témoignage de l'ancien

temps et de la disparition des arts

particuliers. Celui de la sculpture aen réalité péri depuis longtemps.Originairement ce fut un art utile,une manière d'écrire, un souvenir

sauvage de gratitude ou d'affection,et chez un peuple jouissant d'unemerveilleuse perception de la formecet art enfantin fut perfectionné jus-qu'à la plus grande splendeur d'effet.Mais c'est le divertissement d'un

peuple ignorant et jeune, et non le

digne labeur d'un peuple sage et

spirituel. Sous un chêne chargé de

feuilles et de glands, sous un ciel aux

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milliers d'yeux éternels je me sens,dans un passage divin ; mais dans les

ouvrages de nos arts plastiques, et

spécialement la sculpture, la créationv'st reléguée dans un coin. Je no

; e ÎXpas me cacher que la sculptureje me certaine apparence de puéri-lité folâtre, et de tromperie théâtrale.La nature surpasse tous nos modesde pensée et nous ne connaissons

pas encore son secret. Mais les gale-ries sont à la merci de notre hu-

meur, et il y a un moment où ellesdeviennent frivoles. Je ne m'étonne

pas que Newton dont l'attention esthabituellement tournée vers les pla-nètes et les soleils, se soit demandéce que le comte de Pembroke trou-vait d'admirable dans ces «poupéesde pierre ». La sculpture peut servirà enseigner à l'élève combien pro-fond est le secret de la forme, com-bien purement l'esprit peut traduireses pensées dans ce dialecte élo-

quent. Mais la statue semblera froideet fausse devant cette activité tou-

jours nouvelle qui demande à roulerd'une chose à l'autre, et est impa-tientée par les contrefaçons et leschoses inanimées. La peinture et la

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sculpture sont la célébration et la fêtede la beauté. Mais le vrai art n'est

jamais fixe, mais toujours flottant. La

plus douce musique n'est pas dans

l'oratorio, mais dans la voix humaine

quand elle parle spontanément enaccents de tendresse, de vérité ou de

courage. L'oratorio a déjà perdu sarelation avec le matin, le soleil, et la

terre, mais cette voix persuasiveest en harmonie avec eux. Toutes les

oeuvres de l'art ne devraient pasêtre des actions détachées, mais sou-daines. Un grand homme est unenouvelle statue dans chaque attitudeet chaque action. Une femme jolieest un tableau qui rend tous les con-

templateurs noblement fous. La vie

peut-être lyrique ou épique aussibien qu'un poème ou une romance.

Si la loi de la création était véri-tablement annoncée par un homme

qui en fut digne, l'art s'élèverait au

royaume de la nature, et son exis-tence séparée et opposée seraitanéantie. Les sources de l'inventionet de la beauté de la société modernesont desséchées. Un roman popu-laire, un théâtre, ou une salle de balnous font sentir que nous sommes

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tous des indigents dans les hospicesde ce monde, sans dignité, sans sa-

voir, ni industrie. L'art est aussi

pauvre et bas. L'antique nécessité

tragique, inscrite au front même desVénus et des Amours de l'antiquité,fournit la seule apologie de l'intru-sion de personnages aussi anormauxdans la nature, — savoir, qu'ilsétaient inévitables; que l'artiste était,enivré de la forme, passion Alaquelleil ne pouvait résister, et qui s'exha-lait en ces belles extravagances, —

mais la Nécessité ne revêt plus de

dignité le ciseau ou le crayon. Main-tenant l'artiste et le connaisseurcherchent dans l'art l'exhibition deleur talent, ou un asile contre lesmaux de la vie. Les hommes ne sont

pas contents d'eux, et ils se réfugientdans l'art, et expriment leurs meil-

leurs sentiments dans un oratorio,une statue, ou un tableau. L'art faitle même effort que fait la prospéritébien nourrie, savoir, de détacher lebeau de l'utile, d'abattre la besognecomme inévitable, et, la haïssant,passer au plaisir. Ces soulagementset ces compensations, cette sépara-tion du beau de l'utile, les lois de la

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nature ne les permettent pas. Aussi-i tôt que la beauté est cherchée, nondans la religion et l'amour, mais

pour le plaisir, elle dégrade celui quila cherche. La grande beauté ne peutplus être atteinte par lui avec la toileou la pierre, le son ou la construc-tion lyrique ; une beauté efféminée,

prudente, maladive, qui n'est pas la

beauté, est tout ce qui peut être pro-duit; car la main ne peut jamaisexécuter plus que le caractère ne

peut inspirer.L'art qui sépare ainsi est lui-même

séparé le premier. H ne doit pas êtreun talent superficiel, mais il doitsortir du plus profond de l'homme.Maintenant les hommes ne trouvent

pas la nature belle, cl ils veulentfaire une statue qui le soit. Ils abhor-rent les hommes comme étant fades,stupides, inconvertibles, et se con-solent avec des couleurs et des blocsde marbre. Us rejettent la vie comme

prosaïque, et créent une mort qu'ilsappellent poétique. Ils expédient lesennuis du jour, et volent Ade mollesrêveries. Ils mangent et boivent, pourexécuter l'idéal ensuite. Ainsi l'artest vi'ifié; le nom en communique

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S5

Al'esprit son sens mauvais et secon-

daire ; il se présente à l'imaginationcomme quelque chose de contraire

à la nature, et frappé de mort dès le

commencement. Ne serait-ce pasmieux de partir de plus haut, — de

servir l'idéal avant de manger et deboire ; de servir l'idéal en mangeantet en buvant, en respirant, et danstoutes les actions de la vie ? Il faut

que la Beauté revienne aux arts

utiles, et que la distinction entre euxet les beaux arts s'oublie. Si l'histoireétait véritablement racontée, si la vieétait noblement dépensée, il ne serait

plus facile ou possible de les distin-

guer les uns des autres. Dans la na-

ture, tout est utile, tout est beau.

Cela est beau parce que cela est en

vie, mouvant, reproductif ; cela est

utile parce que cela est symétriqueet beau. La beauté ne viendra passur commande, ni ne répétera-t-ellcen Angleterre ou en Amérique lesmêmes choses qu'en Grèce. Elle

viendra, comme toujours, sans être

annoncée, croissant sous les pasd'hommes braves et sincères. C'esten vain que nous cherchons à ce

que le génie réitère ses miracles d'art

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ancien ; c'est son instinct de trouverla beauté et la sainteté dans le nou-

veau et le nécessaire, dans le champet le bord de la route, la boutique et

le moulin. Procédant d'un coeur reli-

gieux il exhaussera la voie ferrée, lebureau d'assurance, la compagniedes fonds communs, notre loi, nos

assemblées, notre commerce, la bat-terie galvanique, l'électricité, le

prisme, et la chimie à un emploidivin, tandis que nous n'y voyonsmaintenant qu'un intérêt économi-

que. L'égoïste et même cruel aspectde nos grand travaux mécaniques —

moulins, chemins de fer, et machi-nes — ne vient-il pas des impulsionsmercenaires auxquelles ils obéissent?

Quand ses messages sont nobles et

divins, un bateau à vapeur passantsur l'Atlantique de l'Ancienne à la

Nouvelle Angleterre et arrivant au

port avec la ponctualité d'une pla-nète, est un pas de l'homme versl'harmonie avec la nature. Le bateaude Saint-Pétersbourg qui longe laLena sous l'influence du magnétismemanque >dc peu de chose pour êtresublime. Quand la science s'appren-dra dans l'amour, et que ses pou-

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8/

voirs se manieront par l'amour, elle

apparaîtra comme le supplément et

la continuité de la création.

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TABLE

»KS

MATIÈRES

Pages

Amitié 1

Amour 37

Art -.-».;.",.ru. 03

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