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TRANSFIGURATION DE LA ROUMANIE Essais

Emil Cioran - Transfiguration de La Roumanie

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  • TRANSFIGURATIONDE

    LA ROUMANIE

    Essais

  • Cioran

    TRANSFIGURATIONDE

    LA ROUMANIE

    Traduit du roumain par Alain Paruit

    LHerne

  • D U MME AUTEUR LHERNE

    Valry face ses idoles, 1970, 2006. Des larmes et des saints, 1986, 2002. Sur les cimes du dsespoir, 1990.Le Crpuscule des penses, 1991.

    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation rservs pour tous pays.

    ditions de LHerne, 2009 22, rue Mazarine 75006 Paris [email protected]

  • AVERTISSEMENT DE LDITEUR

    Nous tions une bande de dsesprs au cur des Balkans.

    Cioran

    Il ma sembl important de pouvoir enfin proposer Transfiguration de la Roumanie, un public franais que Cioran, lui-mme, considrait suffisamment majeur et habitu au dbat dides pour se faire librement sa propre opinion ; il avait souhait, vers la fin de sa vie, voir publi dans sa langue dadoption cet essai de jeunesse. Cependant il convient de prciser que certains propos exprims ici peuvent choquer, et nentranent en aucun cas ladhsion de lEditeur. Cet ouvrage historique datant de 1936 ne saurait tre considr comme une incitation au racisme et lantismitisme.

    Ce troisime livre du jeune essayiste roumain, source de plus de commentaires et de polmiques que lensemble de son uvre, soulve encore - plus de soixante-treize ans aprs sa premire publication- de pressantes interrogations. Il ne sagit pourtant pas, ici, de tenter de rhabiliter Cioran, ni de le

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  • dnigrer et encore moins de le classer, mais de poser la question controverse de son engagement politique la fin des annes 1930. Certes, il y a beaucoup dire de ses crits de lpoque, qui tmoignent de sa fascination pour le rgime nazi comme pour la Garde de Fer1 du Capitaine Corneliu Codreanu, un mouvement incarn par une bande de dsesprs au cur des Balkans .

    Mais les tiquettes habituelles ne conviennent pas pour saisir une dmarche si radicale. Ayant explicitement reni ses emballements passs : Je ne comprends pas. Quelle folie ! J en ai tir du moins toutes les consquences et tout lenseignement voulu. Je ne serais plus jamais complice de quoi que ce soit2. Cioran ne put, cependant, empcher son insertion dans lHistoire de rejaillir sur son uvre ; et cette ombre, rtrospectivement marque par lhorreur de la Shoah, le poursuivit toute sa vie. Nous avons connu cette maladie, se plaignait-il, dont personne ne veut admettre que nous soyons guris.

    Il serait aussi dangereux de navoir accs sa pense qu travers son rapport au nationalisme que de refuser de prendre en considration cet engagement ; ne pas foire tat de cette tape cruciale dans son itinraire et conduit invitablement adhrer tacitement aux attaques si souvent lances contre lui. Des accusations fondes, notamment, sur limpossibilit mme daccs aux textes incrimins comme sil y avait eu, de la part de leur auteur, une volont dlibre docculter les faits.

    1. Note sur la Garde de Fer voir p. 57.2. Cf. Lettre Arsavir Actarian, le 6 aot 1971.

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  • Pour la rdition de Schimbarea la faf a Romnieix (Transfiguration de la Roumanie), en 1990, Bucarest - son pays natal sortait tout juste dune longue et douloureuse dictature - Cioran dcida de supprimer lintgralit du Chapitre IV, Collectivisme national et plusieurs passages - signals ici entre crochets - qui risquaient de heurter la sensibilit des divers groupes pris partie, souvent violemment, Hongrois, Tziganes, Juifs et Roumains ; (ce qui lui fut aussitt reproch).

    Une lecture lucide et sans prjugs de ce texte devrait permettre dclairer dun jour nouveau non seulement un pan crucial de notre Histoire - rendue singulirement obscure par la drive de quelques grands philosophes et crivains - mais aussi le parcours humain et intellectuel de lun des penseurs les plus originaux de notre temps. Ainsi il en fut de moi : je devins le centre de ma haine. J avais ha mon pays, tous les hommes et lunivers ; il me restait men prendre moi : ce que je fis par le dtour du dsespoir2.

    L. T.

    1. ditions Humanitas, Bucarest, 1990.2. Cf. Mon pays.

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  • AVANT-PROPOS

    Pourquoi me suis-je dcid la publication risque de la version intgrale dun livre difficile qui provoque encore les esprits si longtemps aprs sa sortie ?

    Je lai fait par devoir ; tout dabord envers Cioran dont je considre la longue amiti comme lune des grandes joies de ma vie. Ses premiers crits roumains, cette folie de jeunesse lui taient constamment reprochs, et demeuraient pour lui une source de lourdes proccupations. Craignant les malentendus, il prsageait avec une lucidit tourmente les chos ngatifs et les effets pervers quauraient ces crits juvniles dans le contexte actuel et tout particulirement dans la Roumanie dalors qui sortait tout juste de cinquante annes de dictature et o lopinion ntait gure habitue voir des points de vue librement exprims. Cest pourquoi ldition de Transfiguration de la Roumanie-, parue en 1991, Bucarest, vit le jour expurge de certains passages dlicats pour mnager la sensibilit des uns et des autres, notamment des groupes pris partie dans ce pays, les Roumains, les Hongrois et les Juifs.

    lpoque o il crivait ces lignes, en 1936, peine g de vingt-quatre ans, Cioran navait bien sr pas ide des consquences sinistres de lidologie

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  • nazie et de la mise en uvre de la solution finale . A linstant o il se rendit compte de lhorreur qui sabattait sur lEurope, comme en tmoignent sa biographie et sa correspondance, il renia les propos quil avait pu tenir jusqualors. De nombreuses lettres et documents reconnus attestent des efforts quil dploya pour sauver de la mort le grand pote et philosophe juif Benjamin Fondane.

    Cest donc pour moi une question dhonntet et de responsabilit intellectuelle que celle de republier Transfiguration de la Roumanie dans sa version intgrale, conformment la volont de lauteur, et un devoir envers sa mmoire comme envers le public franais quil avait jug suffisamment mr pour recevoir ce livre et en juger en toute libert.

    Il ma sembl important que ce puisse tre une philosophe roumaine, Marta Petreu, qui reconstitue minutieusement dans sa prface, et pour ainsi dire de lintrieur, le contexte historique, politique et culturel rel dans lequel ces crits sont ns.

    Constantin Tacou t> le 2 janvier 1999

    Constantin Tacou et Cioran, Paris, 1991

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  • PRFACE

    Lcrivain qui, ses dbuts, a fait des btises, est comme une femme qui a un pass. On les lui reproche toujours , crivait Cioran, son frre, Aurel, en 1979. Qui connat son uvre et sa biographie sait de quelles btises il sagit : de ses articles politiques publis en Roumanie et, surtout, de Transfiguration de la Roumanie.

    Ce livre, dit la fin de 1936 (et rdit en 1941), occupe une place particulire dans lensemble de son uvre. Paru agrs Sur les cimes du dsespoir1 (1934) et le Livre des leurres2 (1936), cest son seul ouvrage systmatique. Le seul aussi traiter de la roumanit , de la spcificit roumaine. Cioran rejoint ainsi la longue srie des auteurs - allant des chroniqueurs et de Dimitrie Cantemir3 jusqu Constantin Noica et Nicolae Steinhardt, ces deux derniers de la mme gnration que lui - qui se sont

    1. Traduction franaise Andr Vornic, LHerne, 1990. (N AT.)

    2. Traduction franaise Grazyna Klewek et Thomas Bazin, Gallimard, 1992. (N.d.T.)

    3. Pour les noms propres, voir lindex en fin de volume.(N AT.)

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  • penchs sur lidentit collective roumaine. Sa faon daborder ici la question roumaine illustre sa philosophie de la culture, sa philosophie de lhistoire et sa philosophie politique.

    1930-1933. La philosophie de la culture et de l'histoire

    Tout comme Mircea Eliade, Constantin Noica et les autres reprsentants de la Gnration 27 \ Cioran fut dabord apolitique. Il rejetait cette immense saloperie quest la politique et dclarait : Je suis tellement orgueilleux et mon sens de lternit est tellement dvelopp quil me serait absolument impossible de faire de la politique. Ce nest pas seulement la dmocratie qui est mauvaise, tous les autres systmes politiques et sociaux le sont galement2. Au dbut des annes 1930, il sintressait surtout au domaine philosophique qui prsente le plus dintensit spirituelle : la mtaphysique, pense la manire des philosophes subjectifs et supposant donc un intense dbat sur la condition tragique de lhomme dans lunivers. C est dans cet esprit quil publia dabord une multitude darticles, puis Sur les cimes du dsespoir et le Livre des leurres. Dans le mme temps, il prouvait un attrait irrsistible pour la philosophie de lhistoire et de la culture, o sa pense

    1. Marta Petreu nomme Gnration 27 une partie des jeunes intellectuels bucarestois de la fin des annes vingt et du dbut des annes trente, en rfrence douze articles programmatiques publis par leur chef de file, Mircea Eliade, sous le titre gnrique Itinraire spirituel , CuvntuU septembre- novembre 1927. (N.d.T.)

    2. Lettre son ami Bucur Tincu, 2 juillet 1933. (N.d.A.)

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  • sexerait avec une certaine spontanit1 . Ses lectures dtudiant - Stirner, Spengler, Hegel, Troeltsch - confirment ces prfrences. Et bon nombre des articles crits de 1931 1933 tmoignent de son intrt pour la philosophie de lhistoire et de la culture et conservent, dans leur violent magma, des influences de Spengler. Le jeune Cioran parle en effet de la fin de la culture et de son destin ou de son fonds productif , des cultures qui dclinent , de la civilisation en tant qu agonie de la culture , etc.

    Ses rflexions gnrales sur la culture et lhistoire le conduisent peu peu jauger et juger les ralits culturelles et historiques roumaines ; la philosophie de la culture et de lhistoire le mne donc - insensiblement mais invitablement - la question roumaine. Il considre svrement les ralits roumaines, selon un critre emprunt tacitement Der Untergang des Abendlandes de Spengler. Dans des articles dont le ton prfigure la violence de Transfiguration de la Roumanie, il regrette que notre culture ne soit pas monumentale, quil ny ait pas de style original roumain, que notre histoire et notre culture naient pas un rythme plus trpidant . Il diagnostique une carence constitutive de la culture roumaine et conclut que linexistence permanente dans laquelle nous avons vcu ne peut entraner les ralits autochtones que dans un sens ngatif2 . Ce sont des sentences quil reprendra sans les modifier dans Transfiguration... En 1933, lorsque

    1. Lettre au mme, 22 dcembre 1930. (N.d.A.)2. La sensibilit tragique en Roumanie , Abecedar>

    n 13-14, 3-10 aot 1933. (N.d.A)

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  • la jeune gnration intellectuelle commence se diriger vers la politique, dextrme droite ou dextrme gauche, Cioran continue sy refuser, la jugeant inconsistante, impure, insuffisamment spirituelle. Il reproche sa gnration davoir abandonn son orientation initiale , philosophique et religieuse, au profit la politique et de contraindre les jeunes choisir entre la Garde de Fer1 et lextrme gauche, prcisant que, pour sa part, il ne saurait adhrer une vague organisation , pas plus qu aucune doctrine sociale ni aucune orientation politique2 . Dans dautres articles galement3, il prend nettement ses distances par rapport la politique, ainsi que dans certaines lettres, entre autres, nous lavons vu, celle adresse B. Tincu le 2 juillet 1933.

    Novembre 1933. La conversion politiqueMais, aprs quelques mois seulement, en

    novembre 1933, ce mpris de la politique se mtamorphose en enthousiasme dclar pour lordre hitlrien. La conversion de Cioran peut tre date avec prcision : fin octobre-dbut novembre 1933, poque o il sinstalle comme boursier Berlin. Deux semaines environ aprs son arrive, il crit Mircea Eliade, le 15 novembre: Je menthousiasme mme pour lordre politique dici. Puis, le

    1. Organisation fasciste galement appele Mouvement lgionnaire. (N.d.T.)

    2. Entre le spirituel et le politique , Calendarul, n 261,2 janvier 1933. (N.d.A.)

    3. Dont O sont les Transylvains ? , Calendarul, n 277,22 janvier 1933. (N.d.A.)

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  • 1er dcembre, Nicolae Tatu : Quant moi, seul un rgime dictatorial pourrait encore mexciter. Les hommes ne mritent pas la libert. Et je me dis avec mlancolie que des hommes comme toi se dpensent inutilement en apologies dune dmocratie dont je ne vois pas quoi elle pourrait mener en Roumanie. Il reprend cette ide le 27 dcembre, dans une lettre Petru Comarnescu : Certains de nos amis penseront que je suis devenu hitlrien par opportunisme. En vrit, je suis certain que la canail- lerie autochtone pourrait tre touffe, si ce nest anantie, par un rgime dictatorial. En Roumanie, seules la terreur, la brutalit et une angoisse sans fin pourraient changer quelque chose. Il faudrait arrter tous les Roumains et les battre jusquau sang ; ainsi seulement un peuple superficiel pourra devenir crateur dhistoire. En mme temps que ces lettres attestant la sincrit de son choix, Cioran envoie lhebdomadaire bucarestois Vremea des articles dans lesquels il dcrit avec enthousiasme lordre politique hitlrien1.

    1. Aspects allemands (n3l4, 19 novembre 1933); LAllemagne et la France (n 318, 18 dcembre 1933) ; La tentation du politique et du sacrifice (n321, 14 janvier 1934) ; Lettres dAllemagne. La problmatique thique en Allemagne (n 324, 4 fvrier 1934) ; La souffrance en tant que destin (n 332, 8 avril 1934) ; La Roumanie face ltranger (n 335, 29 avril 1934) ; loge de la prophtie (n 339, 27 mai 1934); Mlancolies bavaroises (n34l, 19 janvier 1934) ; Impressions munichoises. Hitler dans la conscience allemande (n 346, 15 juillet 1934) ; La rvolution des repus (n 349, 5 aot 1934) ; La dictature et les problmes de la jeunesse (n 358, 7 octobre 1934). (N.d.A.)

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  • Peu aprs avoir reproch sa gnration de simpliquer dans la vie politique, il plaide pour la cause contraire, lectris par ce quil voit dans lAllemagne hitlrienne : Engageons une croisade terrible et imptueuse contre la pourriture humaine, contre tous les idaux morts qui briment nos lans, contre tous les moules qui touffent notre mission1. partir de novembre 1933 et au moins jusqu la rbellion lgionnaire de 1941, la fidlit de Cioran son option politique dextrme droite est atteste par des textes, quil sagisse darticles de presse, de pages de Transfiguration de la Roumanie ou de lettres prives. Il fut le premier reprsentant de llite philosophique de la Gnration 27 se laisser sduire par lextrme droite ; suivirent Eliade en 1936 et Noica en 1938.

    Tiens-moi au courant de ce qui se passe en politique , demande-t-il de Berlin son frre, Relu, le 1er novembre 1934. Dans une autre lettre, du 31 mars 1935, il lui conseille de laisser tomber la vie intrieure au profit de laction , essentiellement de laction politique, car la politique de grand style est suprieure la science . Dveloppe dans un article de Vremea2, cette ide le pousse faire lloge des tudiants qui certes ne sont pas trs instruits , mais sont en revanche anims dune passion politique : changer la destine de la Roumanie ; lui qui, tudiant, passait son temps lire, a dsormais dautres ides sur les jeunes : Aucun ne

    1. La tentation du politique et du sacrifice , Vremea, n 321, 14 janvier 1934. (N.d.A.)

    2. La conscience politique des tudiants , Vremea, n 463, 15 novembre 1936. (N.d.A.)

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  • peut trouver son salut dans les bibliothques et il leur propose le modle allemand : labandon irrationnel au sein de la nation , la solidarit mystique du groupe , afin de briser les entraves de cet tat et dimposer leur volont .

    Loption politique de droite est apparue chez Cioran, comme lindiquent ses textes, sur le terrain dun intrt spontan pour la philosophie de lhistoire et de la culture. Alors, proccup par le cas concret de la Roumanie (cas particulier, mais qui lui tenait cur), par son infriorit culturelle et historique, il combine en un seul discours, partir de novembre 1933, la philosophie de lhistoire, la philosophie de la culture, la question roumaine et la solution politique dextrme droite. Lorsque celle-ci le conquit, vingt-deux ans et sept mois, il tait lauteur darticles disperss dans divers journaux et dun manuscrit encore indit, Sur les cimes du dsespoir (1934). linstar dautres membres de sa gnration, Eugne Ionesco par exemple, il se sentait humili dappartenir un petit pays ayant une histoire insignifiante et une culture mineure. Sa solution consistait transfigurer la Roumanie en se servant du levier de la politique.

    Le titre

    Il utilise pour la premire fois le syntagme transfiguration de la Roumanie dans une correspondance de Munich publie par Vremea le 29 avril 1934 : Ds linstant o je serais certain quune transfiguration de la Roumanie est illusoire, la question roumaine nexisterait plus pour moi. Toute la mission politique et spirituelle de la jeunesse

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  • roumaine doit se rsumer vouloir absolument une transfiguration, vivre dans lexaspration et le drame la mtamorphose de notre style de vie tout entier. Cet article a t repris en 1936, comme dailleurs dautres correspondances dAllemagne, dans Transfiguration de la Roumanie, livre auquel il a dailleurs donn son titre.

    Lide de transfiguration apparat aussi dans Le Livre des leurres, labor paralllement Transfiguration de la Roumanie. Pourquoi nous plaindre du dsastre quand il pourrait tre le prlude une suite dilluminations ? Et toutes les souffrances qui ont ravag notre visage, ne sont-elles pas laube de notre transfiguration ? sinterroge Cioran, qui construit une vritable pdagogie de la douleur pour atteindre lillumination individuelle.

    Dans la trs riche littrature consacre lidentit roumaine, Cioran compte deux prcurseurs en matire de transfiguration . Le premier, Radu- lescu-Motru, crit dans La Culture roumaine et la politique (1904) que la Roumanie sest transfigure au XIXe sicle sous la pression conjugue de lEurope et de la politique : La transfiguration que connut la socit roumaine au sicle dernier sous linfluence de la politique est un fait presque sans pareil dans lhistoire des socits humaines. Il la juge nfaste, il y voit un dangereux acte de mimtisme social.

    Le second est Draghicescu, auteur de lune des tudes les plus documentes et ralistes sur la rou- manit : De la psychologie du peuple roumain (1907). Selon lui, lhistoire des Roumains ne rside que dans les emprunts faits aux peuples qui nous ont domins. Et notre vie historique fut donc une srie de transfigurations . La dernire a eu lieu au XIXe sicle, sur

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  • le modle franais, et elle est la plus prometteuse, car elle nous a lis lEurope, la modernit, ce qui correspond notre nature et nos intrts. Il propose par consquent de consolider consciemment ce changement grce une modernisation dmocratique de la Roumanie. Au vu des solutions concrtes quil prconise cet gard, on peut le considrer comme le premier reprsentant de la ligne moderniste, dmocratique et pruropenne de la pense roumaine du XXe sicle, dans laquelle sinscriront notamment Ibraileanu (avec L \Esprit critique dans la culture roumaine, 1909), Zeletin (avec La Bourgeoisie roumaine, son origine et son rle historique, 1925) et Lovinescu (avec Histoire de la civilisation roumaine moderne, I-III, 1924-1926).

    Cioran, avec Transfiguration de la Roumanie, appartient son tour ce courant ; il ne sen spare que par les moyens quil propose pour atteindre le but des techniques politiques propres lextrme droite, tout autant dailleurs qu lextrme gauche. Il est donc le troisime penseur roumain recourir limage vanglique de la transfiguration . Mais, pour lui, la transfiguration historique et lmancipation de la Roumanie sont venir. Fils de pope et lecteur passionn des textes religieux, la transfiguration de Jsus lui est familire. En la prenant pour symbole de la transformation de son pays, il demande celui-ci de se rvler au monde sous un clat divin, superlatif, et de le gurir ainsi de sa blessure : tre n roumain.

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  • Gense psychologique et philosophique du livrePareillement lensemble de sa gnration,

    Cioran manifeste demble sur le plan culturel un vif lan constructif, dirig dans son cas vers la philosophie. Lappel lanc aux jeunes par Eliade dans Itinraire spirituel - accomplir de hauts faits culturels et spirituels - correspond aux intentions initiales de Cioran tudiant. Mais les ralits culturelles roumaines le doivent trs vite. Ces derniers temps jai fait la connaissance de pratiquement toute llite philosophique de la capitale. Le rsultat est rjouissant pour nous individuellement, mais il est dprimant pour le destin de notre culture. Je me suis rendu compte dune chose : nous autres, une poigne, nous reprsentons incomparablement plus- mme actuellement - que ceux qui constituent cette lite. Mais la mdaille a son revers : on ne pourra pas construire grand-chose sur de telles bases , crit-il le 10 novembre 1931 Tincu.

    Il dplore par ailleurs la platitude, la petitesse, la prcarit des ralits roumaines, parce quil les mesure laune des cultures europennes, semblable en cela dautres intellectuels de lpoque, tels quEugne Ionesco ou D.D. Rosca. tre roumain signifie avoir le sang coup de beaucoup deau , crit Cioran, qui ajoute que la Roumanie ne sera sauve que si elle se nie1 et si le dynamisme, lexcs, la passion, lirrationalit la tirent de son quilibre mineur.

    Sa mauvaise opinion sur lhistoire et la culture roumaines et sur les possibilits de cration et de

    1. Le pays des hommes attnus, Vremea, n 306, 24 septembre 1933. (N.d.A.)

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  • construction culturelles de sa gnration devient en Allemagne un vrai complexe dinfriorit. Il fait des dcouvertes : Les trangers ne connaissent peu prs rien de ce que nous appelons notre vie , beaucoup ignorent lexistence dun peuple roumain et leur mpris notre gard est tellement excessif quil vous dgote de ltranger pour toute la vie1 . Dans ses lettres, le choc identitaire apparat encore plus brutalement : Cest terrible dtre roumain, on ne gagne la confiance effective daucune femme, et les gens srieux sourient, quand ils vous voient intelligent ils vous prennent pour un escroc. Quelle faute ai-je donc commise pour subir la honte dun peuple dpourvu dhistoire ?2 La question entrane la rponse : humili par linsignifiance de son pays, qui retentit mme sur ses relations fminines, Cioran dcide, dans un style bien transylvain, que la Roumanie doit avoir une histoire, une culture. Quelle doit donc se transfigurer au plus vite, si vite quil puisse profiter lui-mme des effets bnfiques du changement. Or, ayant sous les yeux un cas de transformation collective rapide, lAllemagne hitlrienne, il sen inspire.

    La mtaphysique de Schopenhauer avec sa volont de vivre , la philosophie de Nietzsche avec sa volont de puissance et le vitalisme de Spen- gler, qui parle de lme originelle, irrationnelle et vivante des grandes cultures, poussent le jeune Cioran penser que seules les zones profondes, irrationnelles, inconscientes, instinctives, sont cratrices

    1. La Roumanie face ltranger, Vremecu, n 335, 29 avril 1934. (N.d.A.)

    2. Lettre Petru Comarnescu, 27 dcembre 1933. (N.d.A.)

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  • en matire de culture, dhistoire et de vie individuelle. Il remarque une mystique de lirrationnel et de linconscient dans lAllemagne de Hitler, quil admire ( Il ny a pas dans le monde contemporain dhomme politique qui minspire plus de sympathie et dadmiration que Hitler1 ) pour sa passion , sa frnsie et son mrite [...] davoir amput lesprit critique dune nation , pour sa prsence, qui provoque une espce dextase collective , une exaltation intense jusqu labsurde, un dsir irrationnel de sacrifier sa vie ; en outre, en instaurant la dictature en Allemagne, il a dclench un dynamisme extraordinaire , un rythme dune intensit inoue . Ce sont l les impressions dun jeune homme de vingt-trois ans qui reproche son pays un rythme de vie au ralenti , une cadence historique stupide , un manque de destin , labsence du radicalisme politique et la persistance du systme dmocratique2. Certain (en sappuyant sur Schopen- hauer et Spengler dune part et sur lexemple de lAllemagne hitlrienne de lautre) que seuls lirrationnel et linconscient sont crateurs, il en conclut que la Roumanie pourrait se mtamorphoser grce un rgime politique librant lirrationnel humain, cest--dire une dictature. Il hsitait encore dans Impressions de Munich : Nous devons srieusement nous demander si les petites nations peuvent raliser un saut sans passer par la dictature. Mais il se

    1. Impressions de Munich. Hitler dans la conscience allemande , Vremea, n 364, 15 juillet 1934. (N.d.A.)

    2. Al.Dima. Aspects et attitudes idologiques , Azi,3 octobre 1933; Le culte du pouvoir, Vremea, n 352,26 aot 1934 ; La ncessit du radicalisme , Vremen, n 411,27 octobre 1935. (N.d.A.)

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  • dcide bientt : Le systme dmocratique ne convient quaux priodes classiques [...]. Les poques troubles, incertaines, o lhomme oscille, tourment, en qute dun fanatisme qui puisse le rattacher par des liens serrs quelque chose, apportent ncessairement la dictature [...]. Elle doit tre envisage comme une fatalit. La jeunesse en'uniforme est une image de puissance et de volont de puissance1... Curieusement, il nimagine pas une seconde que, sous une dictature, il pourrait ne pas se trouver du ct du manche.

    Humili dappartenir une petite culture anonyme, sans pass ni importance, il chafaud dans Transfiguration de la Roumanie un autre destin pour son pays. Tels les btards qui sinventent des parents clbres, Cioran, grivement bless dans son identit nationale, projette limage revigorante dune patrie dominatrice : sinon dans le monde, au moins dans les Balkans2 . Au dbut des annes 1950, dans un texte manuscrit intitul Mon pays , il expliquera la gense de Transfiguration de la Roumanie par sa passion utopique et douloureuse pour la Roumanie et son avenir, qui lamena croiser une bande de dsesprs3 , les lgionnaires. Autrement dit, lextrme droite roumaine, organise et dirige par le Capitaine , Corneliu Zelea Codreanu.

    1. La dictature et les problmes de la jeunesse , Vremea, n 358, 7 octobre 1934. (N.d.A.)

    2. Les citations de Transfiguration de la Roumanie seront dsormais donnes en italique sans autre indication. (N.d.T.)

    3. Tara mea. Mon pays, d. Humanitas, Bucarest, 1996. (N.d.A.)

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  • Des philosophies parallles : Spengler et CioranTransfiguration de la Roumanie est un livre de

    philosophie de la culture et de lhistoire centr sur le cas de la Roumanie. Cioran cherche lextrme droite une solution ses problmes lis la rouma- nit. Prcisons quautant il est sincre, autant il est drangeant pour les lgionnaires et pour le mouvement nationaliste roumain en gnral, en raison dimportantes divergences dides politiques, que nous verrons par la suite.

    Le langage, les ides et les arguments philosophiques de Transfiguration de la Roumanie rendent aujourdhui un son trange, si ce nest excentrique. Il semble quils ntaient gure plus accessibles au moment de la parution (fin 1936). Sur une quinzaine dchos dans la presse pour les deux ditions (la deuxime en 1941), la plupart signalaient limage ngative de la Roumanie et le temprament excessif de lauteur, et deux ou trois seulement commentaient le cadre philosophique et linterprtation globale de lhistoire et de la culture fondant le livre.

    Mais si lon repre le code philosophique utilis par Cioran, Transfiguration de la Roumanie perd son ct excentrique pour devenir un livre parfaitement intelligible. La philosophie spenglrienne de lhistoire et de la culture constitue la principale composante de ce code, tout comme la mtaphysique schopenhaurienne fonde Sur les cimes du dsespoir et Le Livre des leurres\ Cioran fut un lecteur prcoce de Spengler ; en tmoignent ses fiches

    1. Voir mon tude, Schopenhauer et Cioran. Philosophies parallles, dans Cahier Schopenhauer, LHerne, 1997. (N.d.A.)

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  • de lecture dix-huit-dix-neuf ans, ses lettres de jeunesse adresses Tincu et la terminologie spengl- rienne des articles prcdant Transfiguration de la Roumanie.

    Ds la premire phrase du livre, il prvient son lecteur : il a une vision macroscopique de lhistoire, aussi sait-il quelle est discontinue et que le nombre de ses formes importantes se limite aux grandes cultures , qui sont dynamiques. Puis il aligne en une seule phrase quatre affirmations gnrales sur lhistoire : Si le nombre de ces phnomnes est limit, il faut en chercher la raison dans la structure particulire de lhistoire, qui, ntant pas un continuum, se droule grce au dynamisme des grandes cultures.

    Ces affirmations ritres reproduisent, sous une forme libre mais reconnaissable, les ides formules par Spengler dans Le Dclin de l Occident. Pour lui, lhistoire ne se droule pas de faon continue et linaire, elle rside dans le spectacle offert par des organismes historiques en devenir perptuel et au dynamisme ternel, les grandes cultures . Leur nombre est limit et leur non communication dtermine la discontinuit de lhistoire. La vision macroscopique quvoque Cioran quivaut donc la morphologie de lhistoire universelle de Spengler.

    Pour Cioran comme pour Spengler, les faits intervenant dans lunivers des grands groupes humains ne relvent pas tous de lhistoire ; les phnomnes de second ordre , les peuples qui ont rat leur destin , qui ne se sont pas accomplis spirituellement et politiquement nentrent pas dans lhistoire. Seul celui qui se ralise spirituellement (comme grande culture) et politiquement (comme nation et tat) relve de lhistoire, affirme Cioran,

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  • suivant en cela Spengler. Le phnomne culturel est conditionn avant tout par un noyau intime, par la prdtermination dune forme spcifique ; ce noyau - nomm aussi instinct , lan , plan purement intrieur , germe dmiurgique , racines biologiques , me forme , me primordiale , noyau biologique , forme intrieure , me originelle des cultures - nest autre que ce que Spengler appelle lme de la culture. Le noyau intime dune culture est, selon Cioran, responsable de son volution et de ses dimensions : Toutes les cultures sont prdtermines, autrement dit elles ont un destin germinal : il est inscrit dans leur noyau.

    Cioran a recours aux suggestions spenglriennes sur lme originelle des cultures afin dexpliquer pourquoi certaines deviennent grandes et dautres non. Les petites et les moyennes, dit-il, ont trop de relchement [...] dans leur noyau ou sont mme manques dans luf et leur seul espoir, cest que lhistoire nest pas nature . Il reprend l lide spenglrienne selon laquelle la nature et lhistoire sont deux ralits irrductibles. Aussi les cultures petites et moyennes ont-elles une chance de sintroduire dans lhistoire grce un effort volontaire, par exemple un culte excessif et permanent de la force . Le noyau dune culture ou son me originelle prdtermine son volution et donne aux vnements un caractre de fatalit, de destin . Cioran utilise ici lide de destin de la mme faon que Spengler, qui remplace la causalit par le destin comme explication de lhistoire et affirme que lme dune culture est lourde de son destin : Lhistoire relle est lourde de destin, mais sans

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  • loi1. [t. I] Il ny a pas chez Spengler de dfinition claire et nette du destin ; on y trouve seulement des mtaphores suggestives : Le problme du destin esi le problme historique par excellence , [t. I] le destin doit tre senti , vcu , il est une profonde logique du devenir , [t. I] il englobe la totalit des possibilits et des qualits incluses dans lme de la culture, ainsi que lnergie qui transformera ces promesses latentes en ralits historiques. Grce lui, certaines cultures primitives deviennent des pr- cultures qui, en se forgeant une me, engendrent leur tour le spectacle fastueux des grandes cultures Adoptant ce mcanisme du devenir, Cioran constate que des cultures ont eu leur destin et dautres non ; que les peuples possdant cette mystrieuse facult traversent le monde, montent sur le paliei de lhistoire et entrent dans le devenir des cultures ; que ce palier , li au destin de la culture ou l la force du noyau , dpend de la qualit de celui-ci, de lme originelle, et non des lments extrieurs : Nul obstacle extrieur ne peut empcher un peuple dentrer dans lhistoire. Son mergence sera inluctable ou ne sera pas. Le paliei historique est chez Cioran lquivalent du moment o une grande me se rveille [t. I], dont parle Spengler.

    On retrouve dans Transfiguration de la Roumanie les ges spenglriens des cultures ( Chacune a sor enfance, sa jeunesse, sa maturit et sa vieillesse [t. I]] et lquivalence vieillesse de la culture-civilisation. Les

    1. Les citations de Spengler sont extraites du Dclin d l'Occident, traduction franaise M. Tazerout, Gallimard, 1976 Le tome est indiqu entre crochets. (N.d.A.)

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  • traits caractristiques de ces ges - la navet cratrice et inconsciente pour le printemps des cultures, la physionomie propre et 1 panouissement spirituel unique pour la maturit, la lucidit dcadente pour le crpuscule (ou civilisation) - sont emprunts dans les moindres dtails Spengler. Son influence sur Cioran (et celle de ses prcurseurs, Schopenhauer et Nietzsche) se fait galement sentir dans lide selon laquelle la crativit est une qualit du fond inconscient et irrationnel, aussi bien celui de lindividu que celui de la culture. Et cest encore chez Spengler que Cioran trouve une autre ide, laquelle il croira jusquau bout : lissue de leur cycle crateur, les cultures connaissent leur crpuscule, leur mort.

    Appartenant une culture mineure et donc ignore de tous, il se demande pourquoi quelques cultures deviennent grandes, alors que la plupart demeurent de simples formations priphriques du devenir . Question que lAllemand Spengler navait aucune raison de formuler. La rponse que se donne Cioran repose sur la philosophie spenglrienne : restes au stade ethnique de la cration populaire ou au stade des rponses incompltes aux problmes que se posent les cultures, les petites et les moyennes souffrent dun dficit de force et de crativit au sein mme de leur noyau biologique , de leur me primordiale . Quant au caractre videmment mineur de la culture roumaine, voil son explication : La structure psychique roumaine est entache dun vice substantiel. [...] Aux dbuts de la roumanit, il nexistait pas dme forme. En vertu dune vocation pdagogique typiquement transylvaine, Cioran veut corriger cette carence biologique

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  • et psychologique du peuple roumain, quil faut contraindre effectuer dlibrment un saut dans histoire . En thorisant le saut historique, il sloigne du modle spenglrien de la philosophie de lhistoire et de la culture et se rapproche de la philosophie hglienne de lhistoire. Il est en effet influenc par Hegel et sa thorie des sauts, et par les post-hgliens : droite Kierkegaard et sa thorie des stades, gauche Marx et Lnine et, en Roumanie, Zeletin. La solution du saut historique incarn dans une rvolution qui rompt avec le pass lloigne sensiblement de la philosophie spen- glrienne de lhistoire, corrige par une infusion volontariste, et le rapproche de la ligne proeuropenne moderniste de la culture roumaine : Zeletin et Lovinescu.

    Un saut historique permettrait la sous-histoire roumaine de parvenir un palier historique et de se transformer de petite culture en culture au moins intermdiaire, tandis que le peuple deviendrait nation. Cette conception de la nation ramne Cioran Spengler. La grande culture et la nation sont, selon lui, une seule et mme chose vue sous des angles diffrents. Les grandes nations ou, pour les spiritualiser, les grandes cultures , crit Cioran, les dclarant ainsi synonymes. Il prvient son lecteur quil existe beaucoup de peuples, mais peu de nations, et que la naissance dune culture et dune nation constitue un processus unique. Les nations ont pour assises les peuples, formes humaines peine sorties du biologique et ayant des traditions et une sensibilit communes prculturelles. Un peuple commence compter historiquement et spirituellement quand il se mtamorphose politiquement en

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  • nation et spirituellement en culture historique. Une nation lgitime son existence en luttant pour une ide historique , en tendant devenir une grande puissance , soit un tat fort, imprialiste, guerrier. Ides extrmement proches de celles de Spengler, pour qui le peuple est une unit de lme [t. II] ; la rveiller aboutit aux manifestations concrtes de la culture (art, religion, philosophie, sciences) et la nation. Seul un peuple contemporain dune grande culture vivante, qui le cre et le modle, seul un peuple participant lhistoire universelle est galement une nation. Celle-ci, prcise Spengler, possde une me dessine et rveille, repose sur une ide [t. II] et produit un tat. Les nations sont sur le plan historique agressives, belliqueuses, imprialistes, et sur le plan spirituel cratrices de culture.

    Spengler et, comme lui, son disciple roumain constatent que lhistoire nest pas lespace de lthique, du bien et de la justice ; elle est le lieu de la douleur et, pour les nations, celui du succs : Mais le monde rel de lhistoire ne connat que le succs qui fait du droit du plus fort le droit de tous [t. II]. Cioran note son tour que sans gloire, la victoire nest que biologie , que dans le monde historique seules comptent les victoires .

    Les similitudes entre Transfiguration de la Roumanie et Le Dclin de VOccident ne sarrtent pas l. Cioran traite de la mme faon que Spengler le village non-historique et le village satur de rythme historique, la question du rythme de lhistoire, celle du style en tant quexpression symbolique de lme dune culture, lide que lhistoire na pas de sens social ou celle quune culture exprime sa

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  • substance par des mythes emblmatiques et que ses vrits ne sont valables qu lintrieur de ses frontires. Transfiguration de la Roumanie est au Dclin de l Occident ce que La Naissance de la tragdie est au Monde comme volont et comme reprsentation. Cioran utilise Spengler de manire libre et souvent dsordonne, il remanie parfois lgrement ses ides, il dbaptise ici ou l ses concepts, il adapte sa philosophie au cas concret de la Roumanie, mais il lui reste fidle pour lessentiel. Les ides spenglriennes- la mode en Europe, connues en Roumanie entre les deux guerres - sont dautant plus sduisantes pour lui quelles sinscrivent dans la continuit de la mtaphysique schopenhaurienne, qui constitue le substrat le plus profond et le plus intime de sa pense. En outre, le vitalisme, lirrationalisme, le romantisme et le pessimisme du Dclin de l Occident conviennent parfaitement son temprament. Scho- penhauer, Nietzsche (influenc par Schopenhauer), Spengler (influenc au mme titre par Nietzsche et Schopenhauer), auteurs qui ont marqu le jeune Cioran, forment - cest une banalit, mais il nest pas mauvais de la rpter - une seule et mme famille, laquelle il appartient gntiquement.

    La critique physionomique de la Roumanie Muni de cette conception de lhistoire et de la

    culture, Cioran analyse et dcrit la ralit roumaine. Violent, expressionniste, le portrait qui en rsulte le situe dans la ligne critique extrme des roumano- logues1, aux cts de Budai-Deleanu, Draghicescu,

    1. Mot forg par lauteur. (N.d.T.)

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  • Zeletin et des plus modrs Radulescu-Motru et Rosca. Le ton est celui de ses livres roumains : des assertions passionnes, irrvocables. Il nargumente pas, ne dmontre pas, nessaye pas de persuader ni dexpliquer ; il assne des phrases aussi catgoriques que celles des prophtes de lAncien Testament, pour dnoncer et condamner les ralits roumaines ou pour montrer la voie quil convient imprativement de suivre.

    Son portrait de la Roumanie est sombre et impitoyable. Sa premire remarque, sous la forme dune question rhtorique, cest que nous avons d attendre notre destin pendant mille ans ; cette plainte, reprise comme une obsession tout au long du livre, renvoie aux mille ans qui, selon Spengler, forment le cycle de vie dune grande culture. En raison de notre retard, nous pouvons seulement constater notre sous-histoire . La Roumanie est gographie, et non histoire , affirme Cioran, abrup- tement mais, hlas ! juste titre. Et lorsquil concde que, malgr tout, la Roumanie se trouve peut-tre dans lhistoire, il ne remonte qu la seconde moiti du XIXe sicle. Il la classe parmi les petites cultures priphriques dont la communaut humaine est le peuple et non la nation. Notre retard nest pas d nos voisins ni ladversit historique, mais, de faon spenglrienne, labsence dune me forme . Alors que tous les historiens et les thoriciens de la question roumaine expliquent notre retard par des conditions historiques nfastes, Cioran, pris dun syndrome de responsabilit, renverse les termes de la proposition et nous dclare coupables : Les dficiences actuelles du peuple roumain ne sont pas le produit de son histoire ; c'est son

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  • histoire qui est le produit de dficiences psychologiques structurales.

    Selon lui, les Roumains sont passifs, tides, sans prise sur les vnements, ils se mprisent, sont sceptiques, a-historiques, indiffrents, fatalistes, des spectateurs de lhistoire dpourvus de ressort dramatique. loppos de lopinion courante aujourdhui encore, il considre que le mythe roumain de fondation, la ballade pastorale Miorita, qui incite lacceptation passive du destin, de la mort, nest nullement un sommet spirituel, mais une maldiction potique . Les Roumains manquent de profondeur et de complexit psychiques ; indiscrets, paresseux, ils se vantent de ne pas travailler, sont insensibles aux valeurs et nont pas le sens des responsabilits. Ils forment un peuple de paysans has et affams . Or, ayant bien appris la leon de Spengler, Cioran sait que le village nest jamais entr dans lhistoire et que les paysans ne peuvent nous faire pntrer dans lhistoire que par lentre de service . La culture roumaine ne vaut pas mieux : folklorique , anonyme , primitive , ractionnaire , elle en est reste une phase purement ethnique ; quant la religiosit, elle est mineure , circonstancielle ; en outre, nous sommes un peuple et non une nation, car, au lieu de nous battre pour une ide historique, nous nous sommes trans dans lhistoire ou, tout au mieux, dfendus . Spengler notait que lhistoire, comme histoire de ses formes originelles, les cultures, quivaut la physionomie. Eh bien, affirme Cioran, la Roumanie na pas de physionomie propre, cest pourquoi ici tout reste faire , les dfauts doivent tre convertis en qualits qui tireront le pays de

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  • son grand sommeil historique et lui donneront sa place parmi les nations et les cultures moyennes.

    La mtaphore du rveil de la Roumanie, trs probablement dorigine spenglrienne, va comme un gant Cioran. Il y a en lui deux filons antinomiques : lun romantique, morbide, dcadent, qui saute aux yeux dans ses aphorismes ; lautre constructif, celui dun combattant et dun penseur se ddiant une noble cause collective, qui se manifeste dans Transfiguration... Ce second filon exprime la particularit typiquement transylvaine1 de Cioran. Il reprend en effet la tradition des intellectuels militants et messianiques (notamment les leaders de lcole transylvaine, puis Barnutiu, les mmoran- distes et Goga), qui mirent leur talent et leur nergie au service des intrts communs des Roumains de Transylvanie, forgrent une conscience nationale et, en lespace de deux sicles, une Roumanie rattache lOccident et la modernit. Cette tradition a son hymne : celui des quarante-huitards, Rveille-toi, Roumain, dont les paroles furent crites par un autre Transylvain, Andrei Muresanu. Et si Cioran fut sensible lide spenglrienne dveil de lme dune culture, cest peut-tre prcisment parce quun hymne et une tradition encore vivants ly avaient prpar.

    Ce rveille-toi, Roumain quivaut chez Cioran une srie de mutations indispensables : les paralysies sculaires doivent trouver leurs voies de la libration ; ce qui nous a empchs de devenir une nation doit tre corrig par ce qui y contribuera et les lments qui nous ont fixs

    1. Marta Petreu est elle-mme transylvaine. (N.d.T.)

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  • dans le cadre des petites cultures par ceux qui nous permettront de nous en chapper ; le destin de pays genoux doit tre remplac par lacces- sion au statut de grande puissance ; l'infini ngatif de la nostalgie doit se muer en infini positif de l hrosme . Cioran nomme cette srie de mutations ncessaires la transfiguration de la Roumanie . Or, le changement ne se produisant pas de lui- mme, inconsciemment et navement, il prescrit une

    transformation bon escient, programme, prmdite : Dautres peuples ont vcu leurs dbuts navement, inconscients, sans rflchir, passant du sommeil de la matire la vie historique par un processus insensible, une volution naturelle, un glissement imperceptible. Nous, au contraire, nous savons et devons savoir que nous commenons, que nous sommes obligs davoir la lucidit des dbuts de la vie, la conscience aigu et rflchie de notre aurore.

    Aucune volution organique nayant malheureusement rveill la Roumanie, Cioran prconise la rvolution. De mme que Zeletin envisageait comme seule solution pour la Roumanie le progrs (conomique) par des bonds, des rvolutions, des ruptures avec le pass , et Lovinescu une rvolution imitative idologique, conforme la loi du synchronisme , Cioran trouve une seule voie : la reconstruction volontaire. Appele soit transfiguration , soit saut historique , soit simplement rvolution , la mtamorphose doit oprer de fond en comble, porter sur lensemble de la vie nationale.

    Son langage - mtaphorique, passionnel, violent, romantique, charg de rsidus de la mtaphysique allemande (Schopenhauer, Nietzsche, Spengler) et

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  • du messianisme transylvain (Barnutiu, Goga) cache comme un rideau de fume le noyau progressiste et constructif de sa doctrine. Elle est, tel un bulbe doignon, protge et dissimule par des malentendus successifs, certains dus la violence du langage ou au dsordre de lexpos. Pour lessentiel, il veut, comme Zeletin et Lovinescu, une Roumanie visage europen, il rve dun pays dynamique dot dinstitutions europennes et dune civilisation urbaine fonde sur lindustrie, dun pays qui rsoudrait tant son problme de culture moderne que ses problmes sociaux. Cest pourquoi il reproche au nationalisme roumain : 1 de navoir pas donn au pays une orientation dynamique ; 2 de se borner au traditionalisme autochtone au lieu de se concentrer sur lavenir ; 3 de navoir pas suffisamment pris conscience du fait que nous navons pas eu dautre choix que de tourner nos regards vers le couchant, jentends vers notre levant ; 4 dtre rest tranger la modernit (ville, industrie, question ouvrire et question de la culture moderne) ; 5 davoir tir parti de lhostilit envers les trangers au lieu de donner aux Roumains une ducation moderne ; 6 dtre insensible au dramatique problme social, la misre matrielle des ouvriers et des paysans.

    La question trangre

    Nous abordons l lun des points les plus dlicats du livre.

    a) Cioran parle de lhostilit envers ltranger comme dune dominante de la sensibilit nationale roumaine : Un pays de paysans has et affams qui, depuis mille ans, endurent la misre cause des

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  • trangers. Lhostilit envers ltranger caractrise si bien la sensibilit nationale roumaine quon ne pourra jamais les dissocier. La premire raction nationale du Roumain nest pas la fiert pour le destin de son pays, ni le sentiment de la gloire, insparable du patriotisme franais, cest une rvolte contre les trangers, laquelle un juron suffit souvent pour sapaiser et qui devient rarement une haine organise et durable. La raison de ce sentiment est fournie quelques lignes en dessous : Nous avons tous vcu pendant mille ans sous le joug des trangers , ce qui constitue une incontestable vrit historique. Les Hongrois, les Turcs, les Grecs, les Russes ou lEmpire austro-hongrois, lEmpire ottoman et lEmpire des tsars dominrent bien longtemps les provinces roumaines. En 1936, dix-huit ans aprs la cration de la Grande Roumanie1, Cioran, n en Transylvanie, cest--dire en Autriche- Hongrie, garde encore le souvenir vivace de ltranger qui gouvernait son pays. Il faudrait vrifier, au moyen dtudes historiques et sociologiques pousses, si lon avait encore affaire en 1936 une xnophobie gnralise, comme laffirme Cioran, ou si elle stait estompe, attnue, au moins dans le Vieux Royaume.

    b) Cioran emploie le mot tranger de manire quivoque. Primo pour dsigner globalement ceux qui gouvernrent jadis la Roumanie. Secundo pour dsigner les citoyens roumains de souche non

    1. Par le rattachement de la Bessarabie et de la Transylvanie au royaume de Roumanie (galement dit le Vieux Royaume ), form de la Moldavie et de la Valachie, dj indpendantes et unifies. (N.d.T.)

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  • roumaine. En 1936, une partie des trangers prcdemment dominateurs taient devenus des citoyens roumains depuis dix-huit ans. Selon le recensement de 1930, les minorits nationales formaient 28,1 % de la population, dont des Hongrois, des Russes, des Allemands, qui reprsentaient certes danciens oppresseurs, et les traces des humiliations subies par les Roumains ne staient pas encore effaces. Tertio, Cioran considre comme trangers les juifs arrivs en Roumanie aprs la cration du royaume en 1859.

    c) Du point de vue de Cioran, lhostilit envers les trangers se justifie, dans certaines limites : Jeter les trangers sur un chemin sans issue est une vidence. [...] Nous avons tous vcu pendant mille ans sous le joug des trangers ; ne pas les har et ne pas les liminer tmoigne dune absence dinstinct national. Mais, fidle au principe selon lequel nous sommes les seuls responsables de nos dfauts et de notre histoire, il ajoute aussitt : Si nous liminions tous les trangers, le problme de la Roumanie ne serait pas moins grave. Il ne ferait que commencer. Autrement dit, il refuse de les rendre responsables de la situation de la Roumanie. Non seulement il ne les considre pas comme la cause principale de notre arriration, mais mme pas comme lune des causes. Pour lui, les anciens oppresseurs et les juifs de Roumanie ne sont que des circonstances aggravantes de la misre roumaine : Si la Roumanie navait compt aucun juif, son existence aurait-elle t moins misrable ? En quoi son niveau historique (le seul qui compte) aurait-il t plus lev ? Il y aurait eu moins de corruption, cela va de soi, mais de l lhistoire le chemin est long. Les juifs ont tout au

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  • plus retard lheure solennelle de la Roumanie ; ils ne sont, en aucun cas, la cause de notre misre, de notre misre de toujours. Cette attitude ambivalente lgard des trangers - Hongrois, juifs, etc. - est prsente dun bout lautre du livre.

    d) Cioran reproche aux nationalistes roumains dexagrer la question trangre et en particulier la question juive : Jeter les trangers sur un chemin sans issue est une vidence ; mais le nationalisme ne doit pas en faire sa mission centrale, car trop fixer ses regards sur les trangers, il cesserait de voir nos propres ralits, notre misre essentielle. Ou encore : Les juifs [...] ne sont, en aucun cas, la cause [...] de notre misre de toujours. Un nationalisme qui ne sen rend pas compte est faux et trop unilatral pour tre durable. Et, non moins catgorique : Ltroitesse de vues du nationalisme rou- main vient de ce qu il est un driv de lantismitisme. Or, prcise Cioran, les juifs ne constituent quun problme priphrique de lhistoire et de la culture roumaines.

    A - La question trangre. La question juive

    Il existe deux textes de Cioran sur les juifs : les pages de Transfiguration... (1936) et Un peuple de solitaires (1956). Vingt ans dcart, donc. Dans le premier, les juifs, messianiques (un compliment chez Cioran) et constituant le plus irrductible des phnomnes ethniques de lhistoire , sont caractriss par leur vampirisme et leur agressivit , par leur cynisme et leur exprience sculaire , par leur vitalit agressive et leur volont daccaparer . Du point de vue anthropologique, le juif nest pas

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  • notre semblable , il est laltrit absolue : On dirait que les juifs descendent dune autre espce de singes que nous. Le juif est dabord un ju i f et ensuite un homme , assne Cioran. Il sagit du seul peuple ne pas se sentir attach au paysage, poursuit-il dans lesprit de la philosophie spenglrienne de la culture, mais en nonant un fait que des historiens juifs de la judat acceptent en tant que tel. Favoriss aprs la guerre par la dmocratie roumaine, seuls les juifs ont russi nous dominer car manifester de la tolrance envers ce peuple travailleur et exploiteur conduit notre faillite certaine . Son messianisme, les exemples d amour uniques, incroyables qua donns le plus intelligent, le plus dou des peuples, la vitalit qui le rend indestructible, le fait quil acclre les processus , son intrt pour les problmes sociaux, pour lide de justice sociale , voil autant de qualits relles qui assurent sa supriorit sur les Roumains. Sa faute leur gard rside dans sa position face la question nationale roumaine : Les juifs se sont opposs chez nous toute tentative de consolidation nationale et politique. Faute extrmement grave selon Cioran, qui crit Transfiguration... prcisment pour hter la transformation du peuple roumain en nation. I lN redoute que la Roumanie, qui na pas encore de substance , ne soit en danger de disparition historique ( nous disparatrons [...] de la surface de lhistoire ), tandis que les juifs seront le dernier peuple qui disparatra . Opposs toute prise de conscience nationale , ils suscitent lhostilit de la nation au sein de laquelle ils vivent, ce qui explique lexistence dun antismitisme militant , diffrent de lantismitisme sentimental . Cioran se situe

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  • tacitement lui-mme sur les positions de lantismitisme militant.

    Son portrait du juif, sur le mme ton lyrique et passionn que le reste du livre, culmine ainsi : Si jtais juif, je me suiciderais tout de suite. Mais noublions pas quil emploie le mme ton pour le portrait des Roumains, propos desquels il crit : Il faudrait supprimer les hommes que ne dvore pas la conscience dune mission ou Sil tait exact, comme le dit la sagesse sculaire, que lhistoire ne fait pas de sauts, nous devrions nous suicider tout de suite. Le portrait des juifs est donc ambivalent : admiration et rejet simultans, ce dernier dominant. Quant au grief fondamental (sopposer la consolidation nationale) et aux griefs secondaires (tirer profit de la dmocratie roumaine corrompue, tre trop nombreux, avoir envahi la Roumanie aprs la guerre) quil formule, ils lapparentent lantismitisme de la Garde de Fer.

    Le sien en diffre cependant - invitablement ! - sur quelques points :

    a) La doctrine lgionnaire rend les juifs responsables de tous les maux de la Roumanie. Cioran estime au contraire que nos tares nous sont dues, quelles sont provoques par une carence organique de notre me originelle et que les juifs (les trangers en gnral) ne sont pas la cause, mais seulement une circonstance aggravante de la situation roumaine.

    b) Pour les lgionnaires, les juifs sont le mal mme. Pour Cioran, un certain nombre de juifs (on ignore combien) constituent un catalyseur , un ferment qui acclre le rythme de lhistoire. Si les juifs reprsentent le mal absolu selon les lgionnaires, Cioran leur trouve des qualits.

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  • c) Pour les lgionnaires, les juifs sont des mercenaires du communisme et de la ploutocratie internationale. Cioran remarque quils sont tents par le communisme, qui permet leur ralisation politique, mais il ny voit rien de ngatif, puisquil ne tient pas le communisme pour un mal en soi et quau contraire il applaudit sans rserve ses promesses de justice sociale. L encore, il scarte donc des thses de la Garde de Fer.

    d) Marin, lun de ses principaux idologues, accuse les juifs, dans la perspective de la philosophie spenglrienne de la culture, dtre un corps tranger qui vient fausser le sens de la vie du peuple et lempcher de crer une nation, une culture nationale, un tat national. Cioran aussi, on la vu, les accuse de sopposer toute tentative de consolidation nationale et politique , mais son reproche ne porte pas sur la culture.

    e) Les clichs de lpoque, trs utiliss par les lgionnaires et par certains reprsentants de la gnration intellectuelle de Cioran, sont totalement absents chez lui. Il a son propre langage expressif, violent, insolite - pour brosser un portrait des juifs, portrait toujours ambivalent, mais o dominent la nuance ngative, le rejet.

    Lantismitisme de Cioran concide sur quelques points avec celui des lgionnaires :

    a) Comme eux, il dnonce linvasion judaque de laprs-guerre et considre quil y a trop de juifs en Roumanie.

    b) Comme eux, il accuse les juifs dasservir la dmocratie roumaine.

    c) Les lgionnaires visent liminer les juifs de Roumanie : La Roumanie aux Roumains. Pour les

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  • youpins, la Palestine. Cioran (notons au passage quil nutilise jamais le langage des gardes de Fer, notamment le mot youpin ) parle de limpossibilit dune solution globale, plantaire, de la question juive. Il affirme quil faut jeter les trangers sur un chemin sans issue , mais il ne dit pas ce quil entend concrtement par l.

    Vingt ans plus tard, en 1956, il publiera Un peuple de solitaires\ Il y dit par endroits la mme chose quen 1936, et sur le mme ton ambivalent. Mais :

    a) Il naccuse plus les juifs dentraver la consolidation de la vie nationale, en Roumanie ni ailleurs ;

    b) Le sens de certaines pages change : lloge domine, sans que le blme soit absent. Si la substance et les dfinitions sont les mmes, le rejet de 1936 se mue en admiration. En 1956, lhumanit se divise toujours en deux suivant Cioran - juifs et non juifs -, le juif est affranchi de la tyrannie du paysage , il est ltranger en soi , etc. Des phrases de Transfiguration... sont simplement adaptes en franais. Prenons un seul exemple : Il [le peuple juif] a survcu la Grce et lEmpire romain et il survivra sans nul doute lOccident, ha et mpris par tous les autres peuples, qui naissent et meurent... va devenir : Titulaire dun destin religieux, il a survcu Athnes et Rome, comme il survivra lOccident, et il poursuivra sa carrire, envi et ha par tous les peuples, qui naissent et meurent... Il est inutile de sinterroger sur lopinion authentique de Cioran propos des juifs, car il y en a une seule, ambivalente, domine dabord

    1. Dans la Tentation d'exister, Gallimard, 1956. (N.d.A.)

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  • par le rejet, en 1936, puis par la compassion en 1956, aprs la Shoah. Cioran, qui a perdu son pays, note le 4 janvier 1965 : Je suis mtaphysiquement juif1 , affirmation quil ne cessera de reprendre dans ses Cahiers, avec quelques nuances.

    B -L a question trangre. La question hongroise propos des Hongrois aussi, Cioran a crit deux

    fois : en 1936 dans Transfiguration..., puis en 1957 dans Lettre un ami lointain2 ; on peut y ajouter une interview Franois Fejto en 1989. Limage initiale qui engendre son attitude - galement ambivalente - lgard des Hongrois est celle du gendarme : J ai frmi la pense que ses moustaches staient tendues durant mille ans sur la Transylvanie. Explicitement jugs par le jeune Cioran selon la thorie spenglrienne de l'me originelle des cultures , les anciens matres de la Transylvanie ont rat leur histoire. Leur domination en Europe centrale ne sexplique que par lincapacit des peuples asservis et donc, pour ce qui est des Roumains, par une faiblesse encore plus grande : Personne neffacera notre honte davoir t soumis mille ans aux Magyars. Linsulte se mle ladmiration : ils nont rien produit en matire dhistoire et de culture, malgr une exploitation unique des autres peuples, ils nont russi qu btir des villes et faire la noce , ils sont trangers lesprit europen, il ne subsiste deux que les Hongroises , la musique dune tristesse unique et leur mlancolie de rats

    1. Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997. (N.d.A.)2. Publie dans Histoire et utopie, Gallimard, 1960.

    (N.d.A.)

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  • sans pareils . Il prouve leur gard une haine nationale trs naturelle , car ils sont les anciens oppresseurs, haine double dune tendresse [quil ne peut] retenir pour ce peuple irralis .

    En 1957, dans sa Lettre un ami lointain, il mle de nouveau le pour et le contre, mais cest prsent lloge qui domine, car le temps a fait son uvre : Dcidment, je hais de moins en moins mes anciens matres. Aprs avoir subi la pire des humiliations : celle de natre serf , il simagine souvent, pendant sa priode franaise, hongrois, et non roumain. Je suis un mlange de Hongrois et de Roumain , dclare-t-il sans sourciller Savater1. Ou encore, en 1989, Sanda Stolojan : Je suis hongrois, tu sais !

    Cioran et l'idologie de la Gnration 27Il en fait partie et il na pourtant de commun

    avec elle que le point de dpart apolitique et la rvolte contre la prcdente, celle des vieux .

    la diffrence de la Gnration 27 ( LOrthodoxie est pour nous le Christianisme authentique , crivait Eliade dans Itinraire spirituel), Cioran, bien que fils de pope, se montre rserv, si ce nest mfiant, lgard de la religion orthodoxe. Sans la rpudier explicitement, il ne lenvisage jamais dans Transfiguration... comme un fondement moral ou national de la Roumanie.

    La Gnration 27, commencer par Eliade, son incontestable leader, est autochtoniste traditionaliste, antioccidentale et au premier chef antifranaise.

    1. Entretiens, Gallimard, 1995. (N.d.A.)

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  • Cioran, au contraire, soppose lautochtonisme et est pro-occidental, y compris profranais. La Gnration 27 refuse lEurope (parce quelle est antispirituelle ) et son esprit moderne. Cioran, au contraire, plaide en faveur de leuropanisation et de la modernisation, notamment conomique. Il prfre au fond autochtone nimporte quelle forme dimitation de lEurope.

    La Gnration 27 est antilibrale. Cioran, lui, fait lloge du libralisme pour la modernisation de la Roumanie. Mais il est vrai quil le juge dpass pour le moment historique donn et pense quil faut le remplacer par une dictature.

    Dans la Gnration 27, Eliade, Noica et dans une certaine mesure Vulcanescu sont des antidmocrates. Cioran considre que la dmocratie a t ncessaire pour les Roumains comme peuple sortant de mille ans de soumission, mais quelle nest plus adapte aux besoins de la transformation de la Roumanie, aussi prne-t-il son remplacement par une dictature.

    La Gnration 27, Eliade inclus, renie Maiorescu parce que son esprit critique a mis fin au messianisme roumain naissant et nous a appris que nous sommes un petit pays et un peuple de pauvres hommes1 . Cioran va plus loin et affirme que nous sommes un vritable nant, un peuple vgtatif et endormi. Tout comme Draghicescu, Ibraileanu, Zeletin et Lovinescu, ce quil reproche Maiorescu, cest de stre oppos limportation de formes occidentales, tellement importantes pour la modernisation de la Roumanie.

    1. M. Eliade, Les deux Roumanies , Vremea, n 457,4 octobre 1936. (N.d.A.)

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  • Transfiguration de la Roumanie en fait plutt un mutin quune recrue discipline de la Gnration 27. Il se situe toujours loppos des trois grandes figures de la jeune gnration, Eliade, Vul- canescu et Noica.

    Cioran et l idologie lgionnaire

    Les rapports ne sont pas moins compliqus. Prcisons demble que, si Transfiguration... parle de Hitler, de Mussolini et de Lnine, du nazisme, du fascisme et du bolchevisme, il ny a pas un mot sur Codreanu et le Mouvement lgionnaire, pourtant en plein essor lpoque. Cioran voulait probablement maintenir son livre dans la zone purement thorique de la philosophie de lhistoire, de la philosophie de la culture et de la philosophie politique, viter de le mettre au service dune force politique dtermine. Labsence de toute rfrence directe - positive ou ngative - la Garde de Fer pourrait sexpliquer galement par les profondes divergences sparant la vision politique de Cioran du programme lgionnaire. Il crivait Eliade, le 9 dcembre 1935 : La diffrence entre nos nationalistes et moi est tellement grande que mon activit ne pourrait que les ahurir. Je nai en commun avec eux que lintrt pour la Roumanie. Comment peux-tu imaginer quon puisse changer une mentalit ractionnaire ? Son nationalisme se distingue en effet sensiblement de tous les autres qua connus la Roumanie, y compris celui des lgionnaires.

    1 Ceux-ci placent au centre de leur programme la foi et les rites de la religion orthodoxe, que Codreanu appelle un lment dcisif de la

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  • victoire , alors que Cioran ne lui attribue aucun rle dans la transformation historique de la Roumanie.

    2 Ils sont xnophobes et antismites sans nuances. Suivant Codreanu et Marin, les trangers, en particulier les juifs, portent la responsabilit de tous les checs roumains. La solution de la question trangre, notamment de la question juive, tel est lun des principaux objectifs des lgionnaires. Cioran, plus lucide, estime que les responsables ne sont pas les trangers, mais nous-mmes. Il critique ltroitesse du nationalisme roumain, n par raction la question trangre, et non de faon messianique, prophtique, par obsession pour lavenir de la Roumanie. Partag lgard des trangers , il mle ladmiration (pour leurs qualits) au rejet (pour leur pass doppresseurs). Il souhaite, afin de transfigurer la Roumanie, jeter les trangers sur un chemin sans issue . Rels, sa xnophobie et son antismitisme sont nettement moindres que ceux des lgionnaires. On pourrait presque considrer quil sagit dune raction par inertie lnorme pression du milieu roumain de lentre-deux-guerres, dune concession faite par le jeune Cioran la mode . Quant son antimagya- risme (galement limit, ambigu), on est en droit dy voir le ressentiment, la revanche de lancien opprim. La mmoire des peuples est rgie par ses propres lois. Dix-huit ans seulement aprs la fin de lAutriche- Hongrie, Cioran le Transylvain na pas oubli mille ans de domination magyare, et ses phrases sur les Hongrois comportent donc bon nombre daccents agressifs. Mais il va de soi que ces explications psychologiques ne sauraient justifier ses excs passionnels.

    3 Lidologie lgionnaire est antidmocratique et antilibrale. Selon Codreanu, le systme lectoral

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  • constitue le vice fondamental de la dmocratie. Cioran lui attribue de rels mrites parce quelle a modernis la Roumanie. Mais, ajoute-t-il, dans la nouvelle phase de dveloppement, dmocratie et libralisme sont dpasss et doivent tre remplacs par une dictature, qui mettra le pays sous pression. Il finit donc par se retrouver sur les mmes positions que les lgionnaires, mais aprs avoir essay dtre objectif. Il se trompe certes de diagnostic quand il traite de la dmocratie comme forme tatique, mais par ailleurs, bien quil ait le temprament le plus imptueux de sa gnration, il est le seul tenter une analyse neutre du libralisme et de la dmocratie en Roumanie.

    4 Lidologie lgionnaire vise former un homme nouveau . Rien de cette formule ni de sa mystique chez Cioran, pas plus dans Transfiguration de la Roumanie que dans ses articles.

    5 Lidologie lgionnaire exalte lide tnbreuse de la mort lgionnaire , hroque, au service de la nation roumaine. Sans sy rfrer, Cioran remarque : Si lextrme droite et lextrme gauche se sont montres tellement cratrices, cest parce quelles ont toujours fait appel un ethos hroque, parce quelles ont vaincu grce la mystique et non aux ides. C est lune des rares allusions - vague mais reconnaissable - la Garde de Fer dans Transfiguration..., o lon trouve cependant dans quelques pages des considrations sur les accs collectifs dhrosme et sur la frnsie productrice dhistoire : la nostalgie roumaine doit tre transforme en hrosme crateur dhistoire, conclut Cioran, ce qui quivaut un acquiescement indirect lhrosme cultiv par les lgionnaires.

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  • 6 La Garde de Fer avait russi crer et gnraliser chez ses membres un tat desprit fait de solidarit irrationnelle dont la forte connotation affective bnficiait au Capitaine, obi avec fascination. La Garde tait une organisation paramilitaire, avec ses marches, ses chants, son uniforme, etc. Ctait l pour Codreanu spiritualiser le Mouvement. Cioran, conformment ses prmisses mtaphysiques selon lesquelles lirrationnel ou linconscient est la seule force cratrice de lhistoire, et conformment au modle hitlrien dont il faisait lloge dans Vremea, devait voir dans la Garde de Fer non un mouvement spirituel comme le prtendait Codreanu, mais un mouvement venant des profondeurs de la nation, instinctif et irrationnel et quil considrait de ce fait comme une promesse pour lavenir de la Roumanie. En outre, limage dune jeunesse en uniforme remplissait son cur despoir et de fiert. Sil ne fait aucune allusion ces valeurs des lgionnaires dans Transfiguration..., les articles crits avant le livre et celui de 1940, Le profil intrieur du Capitaine1 , dans lequel il comparait Codreanu Jsus, ne laissent aucun doute quant aux espoirs quil plaait dans la Garde de Fer et dans la force instinctive, irrationnelle, quelle remuait au sein des masses.

    7 Les lgionnaires sont anticommunistes. Cioran, sensible la souffrance humaine concrte, la misre des masses, croit sincrement que la rvolution bolchevique a trouv la solution des problmes sociaux des ouvriers et des paysans.

    1. Glasul stramosesc, VIe anne, n 10, 25 dcembre 1940. (N.tLA.)

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  • Le collectivisme national quil prne est destin selon lui rsoudre ces problmes au sein de la nation : Le collectivisme national, qui donnerait une valeur aux solutions abstraites grce au correctif concret de la nation, se frayerait plus vite un chemin parmi les irrductibles et les antinomies , il serait diffrent du socialisme dtat et du communisme et, combinant le national et le socialisme, il serait un socialisme au sein de la nation, quil conduirait lapoge de son dveloppement, en empruntant au monde socialiste tout ce quil a de fcond et de vivant . En raison des lments socialistes (dinspiration russe) impliqus dans cette solution, Cioran se montre trs loign de lanticommunisme brut, primaire, des lgionnaires. Trs loign galement du nationalisme roumain, traditionnel aussi bien que contemporain, quil accuse dtre insensible la misre des masses. Comme socialisme dans les cadres de la nation, le collectivisme national reprsente selon Cioran une solution roumaine de dveloppement national et de justice sociale. Une solution originale car, bien quelle mlange des lments du communisme et du nazisme, elle sen montre trs diffrente. Elle suppose comme moyens de ralisation la rvolution permanente et la dictature, deux phnomnes historiques dont lirrationalisme et le dynamisme provoquaient les espoirs et lexaltation de Cioran.

    Ces prises de distance critiques et violentes par rapport aux diverses orientations du nationalisme roumain, par rapport aux lgionnaires et ses camarades de gnration, font un solitaire du Cioran de Transfiguration de la Roumanie. Une voix unique, virulente, souvent injuste, excessive, messianique. Messianique,

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  • Cioran lest en ce quil envisage son pays venir : une Roumanie transforme en nation et, simultanment, en culture intermdiaire, par les moyens dune rvolution de droite, par la force dune dictature ; une Roumanie arrache la tradition sud-est europenne, balkanique et byzantine, intgre lEurope grce son conomie et ses institutions, ses villes et ses industries ; une Roumanie qui doit devenir une force, car dans le monde la force est le critre de la valeur ; un pays vrifiant sa force grce des guerres agressives de domination... au moins dans les Balkans ; un pays transform par une rvolution situe au-del de lhitlrisme et du bolchevisme mais conservant quelque chose de lun et de lautre. Bref, un pays qui rendrait au jeune Cioran le sentiment de la dignit et qui effacerait linconvnient dtre n roumain.

    Transfiguration de la Roumanie est un livre compliqu qui charrie dans ses alluvions tout ce que la culture roumaine a de bon et de mauvais. Cioran sy montre le continuateur du messianisme roumain de Transylvanie et, en mme temps, le continuateur de la ligne pruropenne rvolutionnaire et synchroniste , celle de Draghicescu, Ibraileanu, Zeletin et Lovinescu. Par ailleurs, Cioran assied son livre sur les fondements mtaphysiques quil a assums - Schopenhauer, Nietzsche, Spengler - et dans lesquels il voit les arguments, les justifications, les explications de lascension de la droite europenne. Le contexte politique europen - en particulier lAllemagne nazie - justifiait ses yeux un mouvement similaire en Roumanie : celui des lgionnaires. Dautre part, la rvolution russe, quil ne connaissait que par des sources indirectes, venait nourrir son idalisme social. Sajoutaient cela les

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  • ralits de lhistoire et de la culture roumaines de lpoque, celles dune vie politique dcevante, corrompue. Et enfin le temprament de Cioran, anarchique, violent, dvastateur. Il en rsulte un livre complexe, contradictoire, utopique, dont le noyau gnreux et progressiste est envelopp, cach par lnormit du langage et des propositions. Cioran tait de gauche pour les idaux sociaux et dextrme droite pour les techniques politiques. Ce livre, publi quand il avait vingt-cinq ans, a nourri ses remords et ses cauchemars tout le reste de sa vie, comme le prouvent ses Cahiers, ses lettres, ses interviews. Il a pay pendant un demi-sicle. Cela suffit, nest-ce pas ?

    Marta Petreu

    Ne en 1955 en Transylvanie, Marta Petreu, docteur en phi- losophie de universit de Bucarest, vit Cluj o elle enseigne aujourd'hui luniversit. Pote et essayiste, elle est galement une des animatrices de la vie culturelle roumaine, en tant que rdactrice en chef de la revue littraire Apostrof. Elle est laurate de plusieurs prix nationaux et internationaux. Pleine d'une tension viscrale, la posie de Marta Petreu est, de son aveu mme, une posie noire, dure, extrme et violente, dirige contre moi-mme ; c'est une posie de la vaine tentative de diabguer avec Dieu . Elle a publi plusieurs essais.

    u v r e s PUBLIES EN FRANAIS : Pomes, traduit par Ed Pastenague, in Douze crivains roumains, Les Belles trangres, d. LInventaire, 2005 ; Pomes sans vergogne, traduit par Alain Paruit, Odile Serre et Ed Pastenague, d. Le Temps quil fait, 2005 ; Comme dans un dessin de Escher, anthologie, d. Phi & crits des Forges, 2002 ; Rapport sur les moulins de la nuit in Revue Europe, n 854-855, juin-juillet 2000.

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  • NOTE SUR CODREANU, LA LGION DE LARCHANGE

    SAINT MICHEL ET LA GARDE DE FER.

    Vincent Piednoir

    Corneliu Zelea Codreanu - de son vrai nom Zelinski est n le 13 septembre 1899 aux environs dIasi, en Moldavie, dun pre polonais et dune mre allemande. Trs jeune, il rencontre Alexandru Cuza (1857-1947), un professeur dconomie et de droit de luniversit de Iasi ; ce dernier passe pour tre lun des intellectuels les plus antismites de lpoque, tel point que Jean et Jrme Tharaud, qui le rencontrrent dans les annes trente, dclarent son sujet : ce nest pas assez dire que M. Cuza est antismite : il est lantismitisme en soi [...]. Il excre Isral, comme on vit, comme on respire1.

    1. Jean et Jrme Tharaud, L'Envoy de l'Archange, Paris, Pion, 1939, p. 4. Nous ajoutons que ce livre, riche dlments historiques, appartient nanmoins pleinement la littrature antismite de la premire moiti du vingtime sicle. Bien quils manifestent parfois une certaine rserve lgard de Codreanu et de ses mthodes, on sent rapidement, au fil des

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  • Pour bien prendre la mesure du personnage et, par surcrot, des ides que certains intellectuels pouvaient publiquement dfendre ce moment-l, on peut ajouter que Cuza - qui considrait que lessentiel des maux venait exclusivement de la prsence des Juifs - se proposait non seulement dexpulser ces derniers de Roumanie, mais encore de les rassembler tous en un lieu do on leur interdirait formellement de sortir ; Cuza, quant lui, ne cachait pas, sur cette question, sa prfrence pour Madagascar, le autour de laquelle il serait ais dorganiser un systme de surveillance militaire international !

    Quoi quil en soit, Codreanu suivra les cours de droit dispenss par Cuza luniversit de Iasi, o, dj, il milite activement contre les Juifs et les communistes, - lesquels constituent, selon lui, le vritable danger qui menace la Roumanie1. Dailleurs, il nest pas le dernier provoquer des bagarres de rue ou organiser des passages tabac. En 1923, il fonde, avec Cuza, la Ligue de Dfense nationale-chr- tienne (LANC) dont le programme est essentiellement orient vers lexclusion des Juifs ; ces derniers viennent prcisment dobtenir, par la promulgation dune nouvelle Constitution (28 mars), la qualit de citoyen et, par consquent, lgalit des droits2.

    pages, dans quelle sensibilit idologique les frres Tharaud sinscrivent en ralit.

    1. La moiti environ de la population de Iasi est juive lpoque (Carol Iancu, La Shoah en Roumanie, les Juifs sous le rgime d'Antonescu (1940-1944). Documents dipbmatiques franais indits. Universit Paul Valry - Montpellier III, 1998, p. 23).

    2. Voir : Ibid., p. 32. On apprend cependant que le23 fvrier 1924, soit moins dun an aprs la nouvelle Consti

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  • Codreanu passe laction : aprs avoir protest auprs du premier ministre libral Bratianu et exig lapplication dun numerus clausus pour les Juifs au sein de luniversit, il dresse, avec quelques adhrents de la LANC, une liste de personnalits politiques liminer physiquement, en raison, dit-il, de leurs accointances avec les Juifs. Codreanu et ses camarades, trahis par un des leurs, sont arrts avant la mise en uvre du plan1. Malgr lexcution du tratre par un des accuss en plein tribunal, Codreanu et ses partisans ( lexception de Mota et de Vlad, instigateurs du meurtre) seront tous acquitts. On considrera, en effet, que, leur projet nayant pas abouti, il ny avait pas de faits juger. La vrit est que la magistrature roumaine de lpoque tait pour une bonne part antismite. Cet tat de fait sauvera de nombreuses fois Codreanu et son mouvement. En octobre 1924, venu assist au procs dun tudiant acquis sa cause, Codreanu abat lui-mme, en plein tribunal nouveau, le prfet de police de la ville de Iasi, un certain Manciu, lequel, semble-t-il, stait jur de dtruire

    tution, une loi sur lacquisition et la perte de la nationalit roumaine fut vote par le parlement roumain. Cette dernire, indique Carol Iancu, privait de la citoyennet roumaine prs de 100 000 Juifs : ils gardrent le statut infrieur dindigne, dmunis des droits, mais soumis aux devoirs y compris le service militaire (Ibid.).

    1. C est pendant cette incarcration que Codreanu prtend avoir t visit par larchange saint Michel. Cela se passa la prison de Vacaresti, qui abritait une petite chapelle o se trouvait licne de larchange. Accompagn de son pre, incarcr lui aussi, Codreanu dit avoir t frapp par la beaut de cet archange, et plong dans un ravissement mystique. Ds lors, il dcida que toute ses actions seraient places sous la protection de ce dernier.

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  • lorganisation alors naissante de celui quon appellerait bientt le Capitaine . Ce dernier est jug en mai 1925, aprs une instruction qui fit normment de bruit travers toute la Roumanie ; non seulement il fut acquitt, mais sa popularit grandit cette occasion.

    De retour de Grenoble o il stait inscrit luniversit de droit pour effectuer une thse, Codreanu dcide, avec quelques camarades, de quitter la LANC du professeur Cuza - dont les mthodes, pensent-ils, manquent daudace - et de fonder, le 24 juin 1927, La Lgion de lArchange saint Michel . Le mouvement, extrmement minoritaire au dpart, ne cessera de grossir ses rangs par la suite, et de parfaire son organisation ; le programme de la Lgion, qui emprunte Cuza le symbole de la croix gamme, est simple : lutter jusqu la mort contre les Juifs, les bolcheviques et les politiciens corrompus qui les soutiennent en Roumanie, travers un rgime parlementaire tout aussi vici. Plus tard, en 1930, Codreanu cre - au sein de la Lgion - une branche militaire ultra-violente, bien mieux structure, et qui se veut constitue dindividus exceptionnels , dvous corps et me - en fait totalement fanatiss ; cette branche, cest la fameuse Garde de fer , dont les membres portent tous la chemise verte, en signe distinctif. Le but officiel de cette Garde est de btir un homme nouveau, totalement dsintress, et prt se sacrifier pour dfendre les valeurs de sa nation ainsi que celles du christianisme. Dans la littrature lgionnaire, elle est constamment prsente comme une cole de redressement moral et 'ducation spirituelle. Concrtement, cest une mystique de la violence qui se met

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  • en place. Le Mouvement lgionnaire vnre la mort et le sacrifice personnel, glorifie, sous les traits de lhrosme, celui qui donne sa vie pour la cause. Dailleurs, sil est trs difficile de devenir gardiste1, il faut savoir que lorsquon a prt serment on ne peut plus quitter lorganisation. Le parjure et la dissidence sont punis de mort. Ce sera par exemple le cas de Mihail Stelescu, une figure importante du mouvement, qui tente cependant de sen loigner ds 1934. Accus davoir diffam la Lgion, il est littralement massacr par un commando de dix gardistes, le 16 juillet 1936, alors quil se trouve en convalescence dans un hpital de Bucarest. Leur crime commis, les assassins vont ensuite se constituer prisonniers auprs du commissariat le plus proche, conformment lidologie sacrificielle du Mouvement. Ils feront lobjet dune vritable vnration au sein de la culture lgionnaire.

    1. Voir, ce sujet, le livre de Paul Guiraud : Codreanu et la Garde de fer, ditions du Francisme, Paris, 1940 ; rd. par Colectia Dacia, Munich, 1974 (nous utilisons la pagination de cette dernire dition), p. 32-33. Nous ajoutons quil existe peu dtudes en franais sur le Mouvement lgionnaire. Le livre de P. Guiraud constitue cet gard un document intressant, car il prsente, dune part, lhistoire de la Garde de fer, et de lautre, une analyse relativement dtaille de sa structure interne et de la doctrine quelle dfend. Entre autres, il explicite lorganisation ultra-hirarchise du mouvement, qui se divise en nids , cest--dire en cellules regroupant au maximum treize lgionnaires et fonctionnant partir dun principe de cohsion organique fond sur une foi et une aspiration uniques. Nanmoins, il faut savoir que, contemporain des vnements exposs, ce livre est une apologie de la Garde de fer dont il cherche justifier lactivit criminelle et le fanatisme.

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  • la vrit, il serait trop long de relater ici lhistoire sanglante de la Garde de fer et dexposer prcisment la doctrine dont elle fut porteuse. Nanmoins, il convient den souligner sommairement quelques lments essentiels.

    Tout dabord, les lgionnaires - pntrs dune conception foncirement manichenne du monde - considrent quils ont une mission accomplir : combattre et exterminer les forces du Mal (comprenez : les Juifs et les communistes). Pour ce faire, larne politique est bien sr beaucoup trop troite, - dautant quelle est pour lessentiel lapanage de gens corrompus et eux-mmes souterrainement asservis au capital juif. La doctrine lgionnaire veut faire surgir une catgorie dhommes purs, absolument dsintresss, et dont les actes seraient, par consquent, porteurs de cette puret immanente et autojustificatrice. De fait, on peut considrer que Codreanu et ses partisans inaugurent la pratique de lassassinat systmatique en politique, dans la Roumanie de lentre-deux-guerres. Cette pratique est dautant moins problmatique pour eux quelle sinscrit dans la perspective dune justice divine, et non plus seulement terrestre, incarne par lEnvoy de larchange Michel lui-mme, Codreanu. Les exemples dassassinats politiques perptrs par les gardistes sont nombreux1, et suggrent le climat de violence et de terreur qui prvaut lpoque.

    1. cet gard, on peut citer : le premier ministre libral Ion Duca, abattu en dcembre 1933 par trois lgionnaires, pour avoir prononc la troisime dissolution officielle de la Garde de fer ; le ministre de lIntrieur Armand Calinescu, excut en septembre 1939 par neuf lgionnaires, pour avoir, selon eux, orchestr - entre autres - larrestation et le meurtre de Codreanu ; lhistorien Nicolae Iorga, ainsi que lconomiste

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  • Ensuite, on peut observer que si les lgionnaires mprisent la pratique traditionnelle de la politique (librale ou conservatrice), assoient leurs critiques sur le constat dun rgime structurellement corrompu et oppressif, cela ne les empchera pas de se prsenter par trois fois aux lections parlementaires et de raliser, auprs des populations paysannes en particulier, un intense travail de propagande. Les lgionnaires, en effet, se rclament de l me roumaine et de la spcificit nationale, dont limage la plus parfaite reste pour eux celle du paysan ternel et de ses valeurs : lattachement la terre, au village, la communaut de sang ; le got du travail physique et de la culture du sol ; lamour de la tradition, du folklore et de lorthodoxie ; le culte de la fatalit et du destin, etc. Et ils nhsitent pas se rendre - cheval et vtus du costume traditionnel - dans les villages roumains, pour annoncer aux masses illettres et superstitieuses la venue prochaine dun monde nouveau, exclusivement fond sur la reconnaissance du Christ et sur la foi chrtienne. Codreanu lui-mme, qui a toujours revendiqu une identit de paysan, va la rencontre de tous ces gens qui sont mille lieues des conflits politiques qui agitent le pays ; au cours de ces voyages, il impressionne les esprits par son charisme, son langage simple, et suscite mme des vocations. Si aux lections partielles de 1931, il est seul lu dput, aux lections gnrales de juillet 1932, son Groupement Zelea Codreanu obtient dj quatre siges en plus du

    et homme politique Virgil Magdearu, tous deux assassins en novembre 1940, en pleine fort, pour avoir voulu dnoncer la surenchre criminelle du Mouvement.

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  • sien. Mais ce nest rien compar aux rsultats de lanne 1937, o le parti Tout pour le pays recueille prs de 16 % des suffrages, obtient soixante-six dputs, et devient ainsi la troisime force du pays ! Ces rsultats provoquent une confusion politique sans prcdent en Roumanie ; pour la premire fois, le parti soutenu par le roi Carol II ne parvient pas atteindre le score dcisif des 40 % 1 ! Au bout du compte, face la monte grandissante de llectorat lgionnaire, et face linefficacit du gouvernement Cuza-Goga quen dpit du rsultat des lections il avait nomm2, Carol dcida dinstaurer, en fvrier 1938, une dictature royale : la Constitution de 1923 fut annule, le pluripartisme interdit, etc. Cette dictature durera jusquen septembre 1940.

    Enfin, il faut savoir qu loccasion de labdication de Carol II, le 6 septembre 19403, les lgionnaires accderont la direction des affaires de ltat, conjointement au gnral Ion Antonescu, qui,

    1. lpoque, le principe en vigueur tait le suivant : si un parti obtenait au moins 40 % des suffrages, il avait non seulement droit au nombres de siges correspondant ce score, mais encore la moiti de ceux qui restaient distribuer.

    2. Il sagit dOctavian Goga, pote nationaliste et antismite, et dAlexandru Cuza, dj voqu ci-dessus. eux deux, ils navaient obtenu que 9 % des voix aux lections de 1937. Pourtant, le roi les appelle former un nouveau gouvernement fin dcembre. Au pouvoir, ils laborent les premires lois antismites ; lexclusion des Juifs sinstitutionnalise. Ils resteront quarante-quatre jours la tte du gouvernement.

    3. Sur les causes de labdication de Carol, qui inaugure leffondrement de la Grande Roumanie, voir : Georges Cas- tellan, Histoire du peuple roumain, ditions Armeline, Crozon, 2002, p. 213 218.

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  • partir de cette date, se dclare Conducator - guide - de la Roumanie. Cest le dbut de ce que lon appelle ltat National-Lgionnaire : Antonescu reoit officiellement les pleins pouvoirs et tablit un systme autoritaire o les postes-clefs sont occups par des militaires et des lgionnaires1 ; sur le plan des relations extrieures, il sefforce de se rapprocher de Hitler et de Mussolini, dont il partage clairement les vues concernant les Juifs et lURSS2. la vrit, cest un climat de terreur et de dsordre qui sinstaure. Les lois visant lexclusion et lhumiliation de la minorit juive se multiplient, et les violences antismites arrestations arbitraires, tortures, assassinats - sont de plus en plus courantes. Les lgionnaires, qui ont investi nombre de prfectures et de commissariats de police, commettent en toute l