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HISTOIRE DES DOCTRINES DE L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE Directeur : Jean PÉPIN XXVI Emmanuel BERMON LE COGITO DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

Emmanuel Bermon - Le Cogito Dans La Pensée de Saint Augustin - Cap. IV-Le Problème de La Représentation Compréhensive) (Pags. 105-191)[1]

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HISTOIRE DES DOCTRINES DE L'ANTIQUITÉ CLASSIQUEDirecteur : Jean PÉPIN

XXVI

Emmanuel BERMON

LE COGITO DANS LA PENSÉE

DE SAINT AUGUSTIN

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

HISTOIRE DE S DOCTRINES DE L ' ANTIQUITÉ CLASSIQUEDirecteur : Jean Pépin

XXVI

LE COGITO DANS LA PENSÉE

DE SAINT AUGUSTIN

Par

Emmanuel BERMON

Ouvrage publié avec le concoursdu Centre national du livre

ParisLIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

6, Place de la Sorbonne, Ve

2001

CHAPITRE IV

LE PROBLÈMEDE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE

INTRODUCTION : AUGUSTIN ET LA NOUVELLE ACADÉMIE

Comme on le lit dans les Confessions, le scepticisme de la NouvelleAcadémie faillit un moment plonger le jeune Augustin dans le désespoir. On nesaurait sous-estimer l'importance de cette crise'. Un passage des Soliloques,relatif à la définition du faux 2 , laisse deviner quelle empreinte elle laissa surl'esprit d'Augustin. On y voit en effet Augustin en proie à un doute, qui lui faitcraindre de retomber dans le scepticisme et de conclure, comme le font lesAcadémiciens, que tout est peut-être faux. Reprenant la métaphore antique du portde la philosophie, il évoque en quelques ligues toutes les difficultés que présentela traversée du doute, et qu'il pensait avoir laissées derrière lui 3 . Les« épouvantes » (monstra) causées par les « tourbillons (vertigo) inattendus », lacrainte d'un « naufrage redoutable » (naufragium formidandum) lorsque revient« le soulèvement des flots » (redeunt aestus), ne sont pas seulement d'aimablesclichés empruntés à la rhétorique antique. Si, comme l'écrit Husserl en référence

1.Sur la crise sceptique d'Augustin, alors que celui-ci sortait d'une grave maladie, cf. Conf. V,10, 19; V, 14, 25; VI, 1, 1; VI, 11, 18 ; De beata vita, I, 4; De ut. cred. VIII, 20; Cont. Acad. II, 9, 23.Comme l'écrit A. Solignac « Quand il arrive à Rome, au début de I'automne 383, Augustin est déjàdésabusé du Manichéisme ; il subit une grave maladie, avec forte fièvre, qui le débilite beaucoup ;cette fatigue physique, s'ajoutant au désenchantement intellectuel, joue sans doute un rôle dans lacrise qu'il traverse alors et qui lui fait donner sa faveur au scepticisme de la Nouvelle Académie. Àcette crise, les Confessions ne font que deux ou trois allusions, claires, mais trop brèves ; il ne faudraitpas en conclure qu'elle fia superficielle. Commencée à Rome, elle se poursuit à Milan et futcertainement profonde puisque, trois ans après I'arrivée à Rome, Augustin consacre son premierouvrage à examiner et à réfuter le scepticisme néo-académicien » (Les Confessions, « Bibliothèqueaugustinienne », vol. 13, Introduction, p. 94-95).

2. Sol. 11, 8, 15.3. Sol. II, 8, 15. La métaphore du port de la philosophie est développée au début du De beata vita

(1, 1-2). Sur ce thème et ses sources antiques, cf. J. Doignon, La Vie heureuse, «Bibliothèque

augustinienne », vol. 4/1, « Note complémentaire » 1 : « Le retour vers la patrie et les trois espèces denavigateurs », p. 133-134.

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au « radicalisme inouï » de l'« &roxij cartésienne », « c'est la traversée de l'enfer,qui permet, par une &ror') quasi-sceptique que plus rien ne peut dépasser, deforcer le seuil céleste d'une philosophie absolument rationnelle, et de construirecelle-ci même dans la systématicité » semble qu'Augustin ait le premieraccompli cette « traversée de l'enfer », jusqu'au port de la « véritablephilosophie » 2.

On n'a pas manqué de rapprocher sur ce point Augustin et Descartes, quirépondent l'un et l'autre au doute par la formulation du cogito'. Alors cependantque Descartes fit sienne, comme l'écrit justement Husserl, « une &rrox15 quasi-sceptique », il semble bien qu'Augustin ait, quant à lui, assenti pour un temps à1'&o)) sceptique elle-même 4 , qui lui fut transmise par Cicéron s . C' est pourquoi,à la différence du doute cartésien qui est méthodique, c'est-à-dire volontaire etactif, sol idaire d' emblée du projet positif d'établir « quelque chose de ferme et deconstant dans les sciences » 6, le doute augustinien a été, quant à lui, subi.Comme l'errox15 académique était en outre universelle 7, à la différence du doutecartésien, qui ne remet pas en cause la morale s, on mesure le retentissementqu'elle eut sur l'esprit d'Augustin. En d'autres termes, cette « viande » queDescartes déclare avoir remâchée sans plaisir (il désigne par là la pensée desAcadémiciens), quoique non sans profit, et qu'il semble se féliciter d'avoir enquelque sorte digérée en une seule méditation 9, Augustin l'a, quant à lui,longuement ruminée, depuis le moment oú la lecture des A cadémiques de Cicéron

1.La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard,1976, chapitre § 17, p. 89.

2. Sur ce terme, cf. Cont. fui. IV, 14, 72.3. Cf. par exemple, É. Gilson, Êtudes sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du

système cartésien, Paris, Vrin, 1930, p. 195.4. Sur le terme d'errorj, cf. P. Couissin, « L'origine et l'évolution de I'Lrroxi) », Revue des áudes

grecques, 42, 1929, p. 373-397. L'importance et les limites de la thèse de cet auteur sont étudiées parC. Lévy in Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne,École Française de Rome, 1992, p. 255-257. Cf. aussi F. Caujolle-Zaslawski, « La méthode dessceptiques grecs », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 1982, 2, p. 371-381. Pour unrapprochement avec Husserl, cf. R. Mignosi, « Reawaking and Resistance : A stoic source of theHusserlian "Epochè" », Analecta Husserliana, 1981, 11, p. 311-319.

5. Sur l'importance de ce thème dans I'ceuvre de Cicéron, cf. C. Lévy, Cicero Academicus,p. 255-276. Sur le rapport de la pensée d'Augustin avec l' Troxt ), cf. aussi infra chap. v, « L'amour etla pensée ».

6. Méditations métaphysiques, AT IX, p. 13.7. Sur ce point, et sur les nuances qu'il faut apporter à cette affirmation selon les différentes

personnalités de l'Académie, cf. C. Lévy, op. cit., p. 266 sq.8. Comme l'écrit Descartes, la première des règles de sa « morale par provision » était « d'obéir

aux bis et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait lagrâce d'être instruit dès mon enfance » (Discours de la Méthode, Troisième partie, AT VI, p. 22-23).

9. Rappelant la vertu de l'exercice du doute pour parvenir à « une ferme et assurée connais-sance des choses », Descartes déclare : « ...encore que j'eusse vu il y a longtemps plusieurs livresécrits par les Sceptiques et Académiciens touchant cette matière, et que ce ne ffit pas sans quelquedégoút que je remâchais une viande si commune, je n'ai pu me dispenser de lui donner une Méditationtout entière » (Réponses aux secondes objections, AT, IX, p. 103).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 107

la lui livra en pâture; à moins que ce ne fia déjà celle de l' Hortensius, lors de saprime jeunesse'.

Lorsqu'on examine, à partir de là, comment Augustin s'est mesuré auscepticisme de l'Académie, après la lecture attentive qu'il avait falte des « livresdes Platoniciens » 2, on ne peut manquer d'être frappé par l'ampleur de l'ceuvrephilosophique qu' il a accomplie. Si 1 ' on fait abstraction du Beau et du Convenable,qui répondait à des préoccupations d'un tout autre ordre 3, sa première ceuvrephilosophique fut le traité Contre les Académiciens, auquel vinrent s'ajouter lesSoliloques, qui témoignent des mêmes préoccupations. Dans ces deux ouvrages,Augustin a forgé sa propre pensée en assumant l'exigence souverainementrationnelle d'apporter un fondement inébranlable (inconcussum) 4 à la philo-sophie. Par conséquent, autant on peut se demander ce que dix années demanichéisme laissèrent comme empreinte dans l'esprit d'Augustin, quoi qu' aientpu dire sur ce point les Pélagiens 5, autant l'emprise qu' exerça sur lui l'Académie aété indéniablement féconde.

Le traité Contre les Académiciens n'a pas seulement été d'une importancecapitale pour la formation de la pensée philosophique d'Augustin, il a en outreexercé une influence décisive sur la tradition philosophique 6. D'après J.-P. Dumont, cette ceuvre marquerait un tournant décisif dans I 'histoire de lacompréhension du scepticisme : « Toutes les interprétations du scepticisme outous ses usages, comme par exemple celui qu'en fait Descartes dans la premièreMéditation, seront redevables à saint Augustin de cette attribution à un instant ouà un moment du développement de la pensée de la distinction sceptique etdubitative »7.

1.Dans le Conf. Acad. (III, 14, 31), Augustin cite le passage suivant de l' Hortensius : « Si doncrien n'est certain, et si, d'autre part, il n' appartient pas au sage de former d'opinion (opinari), jamaisle sage ne donnera son approbation » (frag. 100, éd. Müller). II semble donc bien que l'idée académi-cienne selon laquelle la sagesse reside dans la suspension du jugement ait été formulée déjà dans c etexte de Cicéron.

2. Cf. Conf. VII, 9, 13.3. Cf. Conf. IV, 13, 20.4. Cont. Acad I, 7, 19.5. Cf. par exemple Com hl. op. imp. III, 155. Sur cette accusation et la maniere dont Augustin

retoume l'argument, cf. Y. de Montcheuil, « La polémique de saint Augustin contre Julien d'Éclaned'après l' Opus imperfectum », Recherches de Science religieuse, 1956, p. 193-218.

6. Sur ce dialogue, cf. l'édition de W. M. Green (CC 29, 2, 2), avec une bibliographie p. 331,Toureai, 1970. II existe une traduction annotée de ce dialogue par J. J. O' Meara, St. Augustine,

Against the Academics, Westminster, Maryland, The Newman Press, 1950. Cf. enfim T. Führer,Contra Academicos (vel de Academicis Bücher 2 und 3). Einleitung und Kommentar von ThereseFührer, Coll. « Patristische Texte und Studien », 46, Berlin, New York, De Gruyter, 1997; l'auteurapporte un certain nombre de corrigenda à l'édition de Green et propose une bibliographieexhaustive, p. 487-501. Pour un exposé très général de la place de cette ceuvre dans la penséed'Augustin, cf. A. J. Mourant, « Augustine and the Academics », Recherches Augustiniennes, 4,1966, p. 67-96. Cf. aussi E. Dubreucq, « Augustin et le scepticisme académicien », Recherches de

Science religieuse, 86/3, 1998, p. 335-365.7. Le Scepticisme et le phénotnène. Essai sur la signification et les origines du pyrrhonisme, 2' éd.

revue et augmentée, Paris, Vrin, 1985, p. 30. Cf. aussi la note 79, p. 30.

108 CHAPITRE IV

S'il est vrai que la philosophie d'Augustin s'est définie contre celle del'Académie et qu'elle a profondément marqué la compréhension du scepticisme,on ne saurait cependant l'interpréter unilatéralement comme un rejet sévère de ladoctrine de l'Académie'. L'attitude d'Augustin envers l'Académie est en effetloin d'être négative. Ainsi précise-t-il dans les Retractationes : « J' ai écrit contreles Académiciens, ou au sujet des Académiciens » 2. Ailleurs encore, il déclarequ'il a imité les Académiciens plus qu'il ne les a réfutés 3. C'est pourquoiAugustin a conçu ce dialogue comine un jeu philosophique, qui doit cependant seconclure sérieusement 4.

Comment concilier cependant le caractère éminemment critique de larencontre d'Augustin avec l'Académie et le ton enjoué avec lequel il la réfute touten pensant l'imiter dans le traité Contre les Académiciens? Ce paradoxes'explique en fait par la conviction d'Augustin selon laquelle la doctrine del'Académie aurait renfermé un enseignement ésotérique, et que son scepticismen' était que de combat et de façade 5.

Après cette brève mise au point des rapports d'Augustin vis-à-vis de laNouvelle Académie, il importe désormais de montrer comment, dans le traitéContre les Académiciens, Augustin intervient d'une façon originale et décisivepour la tradition philosophique dans la dispute qui oppose les Académicienset les Stoïciens au sujet de la représentation compréhensive (yavraaia

1.Telle est l'interprétation de J.-P. Dumont, qui affirme que « saint Augustin se pense à la foiscomme pécheur et comme sujet d'une conversion et d'une rédemption personnelle », que « lescepticisme devient alors un de ses péchés », que la philosophie des Académiciens demeure « lamarque d'une sorte de tentation et le signe d'une vie de péché » (op. ca., p. 29), ou encore que« désespérer de l'en-soi est un crime contre la philosophie, un péché contre Dieu, une trahison del'homme » (op. cit., p. 31). La vision d' un Augustin rejetant le scepticisme comme un péché et jetantenfin sur lui un « anathème dont il [i. e. le scepticisme] ne se remettra plus » (op. cit., p. 31) esterronée. Comment, tont d'abord, l'auteur du dialogue pourrait-il se penser comme le « sujet d'unerédemption personnelle », alors qu'il n'est même pas baptisé (cf. Retract. I, 1, 1 ) ? Quant au termemême de péché (peccatum), il n'intervient guère qu'à la fin du dernier livre; encore est-ce pour ledistinguer de l'erreur (cf. Cont. Acad. III, 16, 35; 38). Enfin, ce n'est pas Augustin, mais les Stokienseux-mêmes (dans Ia personne de Lucullus, tout au moins), qui font grief aux Académiciens de leurdésespoir en déclarant : « Quant à ceux qui disent que tout est incertain, au sens oà la question desavoir si le nombre des étoiles est pair ou impair est incertaine, abandonnons-les comme desdésespérés » (Acad. prior. II, 10, 32). On ne trouve dons pas dans le Contra Academicos decondamnation morale du scepticisme, semblable par exemple à celle que formulent sévèrementArnauld et Nicole, qui reprochent aux Académiciens une complaisance envers les ténèbres « parceque cet état de ténèbres qu' ils se procurent leur est agréable, & leur paroit commode pour apaiser lesremorda de leur conscience, & pour contenter librement leurs passions » (La Logique ou l'art depenser, Premier discours, Paris, Flammarion, 1970, p. 39).

2. Cette ambiguïté est bien notée par J. J. O'Meara in St. Augustine, Against the Academics, p. 16.L'auteur précise en outre que de nombreux codices comportent le titre : « Academicorum liber(libri) » (ibid., note 64, p. 158).

3. Cf. Ep. I, 1.

4. Cf. la référence au jeu philosophique en Cont. Acad. II, 9, 22, qui est une lointaineréminiscence d'un passage du Théétète (168 e).

5. Augustin développe cette idée en Cont. Acad. II, 10, 24. Sur ce point, cf. l'introductiond'A. Solignac aux Confessions, « Bibliothèque augustinienne », vol. 13, Desclée de Brouwer, 1962,p. 95-100.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 109

xourctkorr-uxfi) 1 . Le problème philosophique soulevé par cette notion d' originestoïcienne constitue en effet un remarquable fil directeur qui traverse lesdifférentes analyses augustiniennes du cogito.

LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE

L'inébranlable (inconcussum)

Dans le traité Contre les Académiciens, Augustin et ses compagnons posent àleur tour, après les interlocuteurs des Académiques de Cicéron, la question desavoir si l'esprit est capable ou non d'atteindre à la compréhension du vrai (vericomprehensionem), à partir de laquelle se définit la science. Trygétius définit lascience de la façon suivante : « Quant à moi, je n' appelle pas du nom de "science",celle qui fait parfois se tromper celui qui la professe. En effet, la science est faitede choses qui sont non seulement comprises (comprehensis), mais qui sontcomprises de façon telle que l'on ne doive à aucun moment se tromper à leur sujet,ni non plus vaciller sous les coups d'aucun adversaire » 2 . II ajoute que le sage« doit non seulement posséder en le percevant (habere perceptum) ce qu'il voit etce qu'il soutient, mais encore le tenir comme une chose inébranlable(inconcussum tenere) » 3 . Trygétius rappelle donc que la perception ou la

1.Sur la définition de cette notion chez les Stoïciens, cf. É. Bréhier, Chrysippe et l'ancienstoïcisine, 2' éd., Paris, PUF, 1951, p. 81-100; J. M. Rist, Stoic philosophy, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1969, p. 133-151 ; J.-B. Gourinat, Les Storciens et l'âme, Paris, PUF, 1996, p. 36-62.Sur la critique de cette notion par les Académiciens, cf. C. Lévy, Cicero Academicus, p. 207-243. Surla critique augustinienne, cf. les remarques éclairantes de G. O'Daly in Augustine's Philosophy ofMind, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 92-95. La source majeured'Augustin dans ce dialogue est bien évidemment les Académiques de Cicéron. « Augustin avaitcertainement le Lucullus en sa possession, mais il est impossible de savoir s'il connaissait aussi lepremier livre de la première rédaction [des Académiques] et les quatre de la seconde » (A. Solignac,« Introduction aux Confessions », La « Bibliothèque augustinienne », 13, p. 95, n. 1). À cette sources'ajoute celle du Liber de philosophia de Varron, aujourd'hui entièrement dispam (cf. A. Solignac,ibid., p. 95-96). P. Hadot a en outre montré, en analysant la manière dont Augustin présente l'histoirede l'Académie, qu'il connait aussi une version de cette histoire qui est différente de celle desAcadémiques, et qui ressemble à celle que l'on trouve chez Sextus Empiricus et Numénius. Dansl'impossiblité de préciser quelle est cette source, l'auteur formule l'hypothèse d'un texte de Porphyre(Cf. « Le "Contra Academicos" de saint Augustin et l'histoire de l'Académie », Annuaire de l'Écolepratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses, 77 , 1969-1970, p. 291-297).

2. Cont. Acad. 1, 7, 19. Augustin déclare de même dans le De quant. avim.: « An ignorasquibusdam philosophis et peracutis visum esse, ne idipsum quidem quod mente comprehenditur, adnomen aspirare scientiae, nisi tam firma comprehensio sit, ut ab ea mens nulla ratione queatdimoveri » (30, 58).

3. Cont. Acad.1,7 , 19. Sur cette définition de la science, cf. Acad. prior.11, 8, 23, oà la science estdéfinie non seulement comme une compréhension, mais comme « une compréhension stable(stabilem) et immuable (immutabilem)». En Acad. Prior. II, 9, 27, l'objet de la science est encoredéfini en tant qu'il est stable et fixe (fixum). Le terme d'inconcussum ne se trouve cependant pas chezCicéron. Si on en trouve quelques occurrences chez Sénèque (cf. par exemple Ep. 44, 7), il semblecependant que ce soit Augustin qui en fasse le premier un concept philosophique.

110 CHAPITRE IV

compréhension qui définissent la science ont pour réquisits fondamentaux d'êtreinfaillibles et inébranlables.

La définition de la science par l'infaillibilité fait l'objet d'un consensus chezles Anciens depuis Platon. S'il y a erreur, par définition la science fait défaut.Ainsi lit-on par exemple dans la République : « À mon avis, ce n'est qu' une façonde parler de dire que le médecin s' est trompé, que le calculateur, le grammairien sesont trompés ; en réalité, selon moi, aucun d'eux, en tant qu'il mérite le nom quenous lui donnons, ne se trompe jamais ; et à parler rigoureusement, puisque tu tepiques de rigueur dans ton langage, aucun artiste ne se trompe ; caril ne se trompequ' autant que son art l'abandonne, et en cela ii n'est plus artiste »'.

La science est également inébranlable. Une chose qui ne serait pas perçue defaçon telle qu'elle soit hors de toute atteinte ne peut être dite sue. C'est même lepropre de l'opinion que de céder sous le coup des objections, comme le montre defaçon remarquable l'art socratique de la réfutation (X.Eyxoç). On connait en outrela célèbre comparaison que Socrate développe à la fin du Ménon 2 : si 1 ' opinionpermet bien, lorsqu' elle est droite, d'atteindre le vrai, elle ne permet cependantpas de le tenir de façon telle que I 'on ne puisse craindre qu' s'en aille, à la façonde ces statues auxquelles l'art de Dédale avait conféré le mouvement. Et Socratepeut mettre en évidence la supériorité de la science en déclarant : « Voilà pourquoila science a plus de valeur que l'opinion vraie : à la différence de 1 ' opinion vraie,elle est un enchainement (SEG[..1.óc) » 3 . Ce que la science apporte de plus au vrai parrapport à l'opinion, c'est la stabilité. En rendant stable (t.tóvtgoç) le vrai, le lienrationnel le met à l' abri de toute atteinte et l'empêche pour ainsi dire de s'en aller.Peut-être les Stoïciens expriment-ils eux-aussi la même idée, s'il est vrai qu'ilsappellent compréhensive ou « cataleptique » la compréhension qui est aufondement de la science et qui retient le vrai en le « tirant par les cheveux »4?

À la suite de Socrate, les Académiciens et les Stokiens ont donc en communla même exigence d' infaillibilité et d' intangibilité vis-à-vis de la science, et c'estsur le fondement de ce présupposé commun qu'ils s'opposent quant à lapossibilité ou à l'impossibilité de la science elle-même. C'est ainsi qu'Arcésilass'oppose à Zénon, que Carnéade s'oppose à Chrysippe, que Cicéron s'oppose àLucullus dans les Premiers Académiques (ou plutôt que s'opposent par leurintermédiaire Antiochus d'Ascalon et Philon de Larisse), et que, dans le traitéContre les Académiciens, Licentius s'oppose, pour les besoins de la discussion, àTrygétius, sous l'arbitrage d ' Alypius.

Plus largement, on peut se demander si ce n'est pas sur la possibilitéd'atteindre un tel inconcussum que se fonde la philosophie elle-même, quand elle

1.Rép. I, 340 d (trad. É. Chambry, Paris, Les Belles Lettres,1970). La déclaration est deThrasymaque. Elle est cependant reprise plus loin par Socrate pour son propre compte.

2. Ménon, 97 c-98 a (trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1963).3. Ménon, 98 a.4. L'interprétation de la signification de l'adjectif xatwirgrroaj est controversée. « Pour les uns,

qui s'appuient sur un passage de Sextus [Adv. muth. VII, 257], la représentation est ainsi qualifiéeparce que la force persuasive de son évidence est telle qu'elle nous tire "par les cheveux" versl'assentiment; pour d'autres, au contraire, ce n'est pas de nous qu'elle s' empare, mais de l'objet dontelle nous révèle l'image » (C. Lévy, Cicero Academicus, p. 226).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 111

prétend au titre de science ou de sagesse. L'affirmation selon laquelle la sciencerepose sur la perception ou la compréhension de quelque chose d'« inébranlable »se retrouve en effet tout au long de la tradition philosophique. Ainsi Descartess'est-il efforcé de fonder le savoir sur la base de « quelque chose de ferme et deconstant » 1 , ou sur un point d'Archimède « qui füt certain et inébranlable (quodcertum sit et inconcussum) » 2 . Et Husserl quant à lui entend fonder sur un savoirapodictique la philosophie comme une « science rigoureuse » 3. Il invitait sonauditoire à « vivre » ou à revivre cette exigence fondamentale d'une vérité absolue,au commencement de l'itinéraire des Méditations cartésiennes 4.

Comment définir plus précisément le savoir en tant qu'il est infaillible etinébranlable et comment s'assurer que l'on parvient à la compréhension du vrai?L'enjeu d'une telle question est de taille. Comme l'affirme en effet Cicéron :« S'il est beau de contempler la vérité, il est aussi três laid (turpissimum)d' adhérer à 1 ' erreur comme si c' était la vérité » 5 . À cette question, Zénon apportaune réponse.

La définition de Zénon

Zénon énonce la définition suivante : « Ce qui peut être compris, c'est "le vraiqui est tel qu'il ne puisse être faux" ("tale verum, quale falsum esse nonpossit") » 6. Comme telle, cette définition rencontre l'approbation des Acadé-miciens, qui déelarent : « Nous disons que ce qui est compris a été défini d'unefaçon tout à fait exacte par Zénon ; en effet, comment une chose pourrait-elle êtrecomprise, de manière que l'on ait une entière confiante dans le fait qu'on laperçoit et qu'on la connait, si elle est telle qu'elle puisse aussi bien êtrefausse? »7.

Pour rendre précisément compte du fait que la représentation compréhensivese distingue essentiellement de toute représentation susceptible d'être fausse etqu'elle se caractérise précisément par le fait qu'elle ne peut pas être elle-mêmefausse, Zénon fait intervenir une définition plus développée de la représentation

1.Méditations métaphysiques, AT IX, p. 13.

2. Méditations métaphysiques, AT VII, p. 24. Spinoza emploie lui-aussi le terme d'inconcussum.Disringuant différents modes de perception ou de connaissance, il récuse la valeur de la « perceptionacquise par I'expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée parl'entendement; ainsi nommée seulement parte que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant étécontredi te par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée (tanquam inconcussum) en nous »(Traité de la réforme de l'entendement, § 12, trad. Ch. Appuhn, Paris, GF, 1964, p. 186).

3. Cf. La Philosophie comme science rigoureuse. Husserl fait lui-même usage de la notiond'« inébranlable ». Ainsi déclare-t-il par exemple : « Par rapport à chague thèse nous pouvons, avecune entière liberte, opérer cette érroxrj originale, c' est-à-dire une certame suspension du jugetnentqui se compose avec une persuasion de la vérité qui demeure inébranlée, voire même inébranlable sielle est évidente » (Idées directrices, p. 100-101 [55]).

4. Cf. Méditation première, « § 4. Révélation du sens final de la science par l'effort de la "vivre"comme phénomène noématique », Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1947, p. 7.

5. Acad. prior. II, 20, 66.6. Acad. prior. II, 35, 113.7. Acad. prior. II, 6, 18.

112 CHAPITRE IV

compréhensive. Augustin rappelle, dans le livre II du traité Contre lesAcadémiciens, cette « fameuse définition de Zénon le Stoïcien, qui dit que cequ' on peut percevoir comme vrai, c'est ce qui est imprime dans l'esprit, à partir dece dont il provient, d' une façon telle qu' il n' aurait pas pu l'être à partir de ce dontil ne provient pas (ait id verum percipi posse, quod ita esset animo impressum exeo unde esset, ut esse non posset ex eo unde non esset)»' . Cette définition reprendlittéralement celle que 1 ' on trouve dans les Académiques. La chose qui estcomprise, c'est « conformément à la définition de Zénon, la chose qui estreprésentée (visum) – nous avons en effet employé assez souvent ce mot pourtraduire yavrctaia dans notre conversation d'hier –, qui est représentée donc,imprimée et formée, à partir de ce dont elle provient, de façon telle qu'elle nepourrait 1' être à partir de ce dont elle ne provient pas »2.

On trouve, dans le même ouvrage, une autre mention de la définition deZénon, dans un dialogue entre Zénon et Arcésilas : « Qu'est-ce donc que cela, quipeut être perçu ? — La représentation, je crois. — De quelle sorte est donc cettereprésentation ? C' est alors que Zénon la définit en ces termes : "Celle qui estimprimée, marquée et formée à partir de ce qui est, tel qu' il est (ex eo, quod esset,sicut esset, impressum et signatum et effictum)". On lui demanda ensuite si le vraiest en outre represente à la façon dont l' est le faux, lui aussi. Et là, Zénon aparfaitement vu qu' aucune représentation ne pouvait être perçue si, provenant dece qui est, elle pouvait être telle qu'elle le serait en provenant de ce qui n' est pas(nullum esse visum, quod percipi posset, si id tale esset ab eo, quod est, uteiusdem modi ab eo, quod non est, posset esse) »3.

Comme on le remarque, ces deux définitions ne sont pas equivalentes : onaffirme dans le premier cas (II, 6,18) que la représentation ne serait pas identiquesi elle était imprimée à partir d' une autre chose que celle dont elle provientprécisément (ex eo, unde non esset), et dans le second cas (II, 24, 77), qu' elle ne leserait pas si elle était imprimée à partir d' une chose qui n' est pas (ab eo, quod nonest). Par conséquent, si l'erreur, c'est « l'approbation du faux comme vrai » 4, setromper, c' est soit prendre une chose pour une autre, soit prendre pour une chosece qui n'est rien.

Le faux

Les Académiques n' apportent aucune explication sur la différence entre cesdeux façons possibles de se tromper, lorsque l'on a affaire à des représentationsqui, précisément, ne sont pas compréhensives. En dépit du fait que seule lapremière définition de la représentation compréhensive soit rapportée parAugustin dans le traité Contre les Académiciens 5, un passage des Soliloquespermet d' élucider le sens dela distinction entre les deux espèces d'erreur.

1.Cont. Acad. II, 5, 11.2.Acad. prior. II, 6, 18.3.Acad prior. 1I, 24, 77.4. Cont. Acad. I, 4, 11.5. Cont. Acad. II, 5, 11.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 113

Alors qu'Augustin, après s'être efforcé de parvenir à une définition du faux,est sur le point de perdre patience la Raison commence à lui enseigner unedéfinition du faux qui ne soit pas fausse 2. Elle déclare qu'on ne saurait appeler àbon droit « faux » « que ce qui, ou bien feint (fingit) d'être ce qu' il n'est pas, oubien prétend être bel et bien (omnino), tout en n'étant pas » 3 . Le genre du faux sedivise donc en deux espèces, celle des choses feintes, qui tendent à se faire passerpour autre chose qu'elles-mêmes, et celle des choses qui prétendent être quelquechose, alors pourtant que, paradoxalement, elles ne sont rien.

La première espèce, celle des choses feintes, se divise elle-même en deux sous-espèces : il y a d'une part ce qui est trompeur (fallax) et d'autre part ce qui estmenteur (mendax). Est trompeur « ce qui renferme une intention de tromper,laquelle ne peut se comprendre s'il n'y a pas d'âme ». Cette âme peut tromper àl'aide de la raison (ratione), comme il arrive dans le cas de l'homme 4. Chezcertames bêtes comme le renard, la tromperie est cependant naturelle (natura)5.« Quant à ce que j'appelle menteur, c'est le fait des menteurs. Ceux-ci sedistinguent des trompeurs en ceci que tout trompeur a l'intention de tromper,tandis que toute personne qui ment ne veut pas tromper » 6. n semble donc,d'après cette dernière phrase, que les choses mensongères désignent plutôtl'espèce elle-même des choses feintes, et que les choses trompeuses en soient unesous-espèce. Augustin précise quelles sont, parmi les choses mensongères, cellesqui ne sont pas trompeuses : « En effet, aussi bien les mimes que les comédies etque de nombreux poèmes sont pleins de mensonges, dans le dessem de plaireplutôt que dans celui de tromper, et presque tous ceux qui plaisantent mentent.Celui que l'on appelle en revanche à bon droit un trompeur, ou quelqu' un quitrompe, c'est celui qui s'emploie à ce que quelqu' un se trompe »7.

Dans ces distinctions qu' établit Augustin, il convient de traduire littéralementchacun des termes latins, en gardant présent à l'esprit qu' il ne faut les entendre quedans le sens précis qu'Augustin leur donne ici Ainsi les verbes « feindre » et« mentir » n' impliquent-ils pas nécessairement, malgré leurs connotationshabituelles, l'intention de duper. Seul le trompeur veut duper. Mentir, c'est nepas dire littéralement la vérité, mais sans vouloir toujours tromper, comme parexemple on le fait en plaisantant. Cela dit, la définition qu'Augustin donne dumensonge au sens strict heurte, également en latin, le sens commun, comme lerévèle cette précision, au début du Mensonge : «Écartons de la discussion les

1.Sol. 11, 8, 15.2. Sol. 11, 9, 17.3. Sol. 11, 9, 16.4. Augustin déclare dans l'Ordre que « les hommes s'emploient, jusque dans les choses trom-

peuses, à tout faire par leur raison » (De ord. II, 11, 30).5. Sur la distinction entre tromperies rationnelle et naturelle, cf. F. J. J. Buytendijk, « Le

chimpanzé peut-il "feindre" ou mentir? », Traité de psychologie animale, PUF, 1952, p. 315-319.6. Sol. 11, 9, 16.7. SoL 11,9,16.8. La liberté que P. de Labriolle prend dans sa traduction, le conduit rapidement à proposer un

texte dont le sens est inintelligible. Cf. V. Dialogues philosophiques, « Bibliothèque augustinienne »,Desclée de Brouwer, 1939, p. 117 sq.

114 CHAPITRE IV

plaisanteries ; jamais on ne les a regardées comme des mensonges. Le ton etl'humeur badine de celui qui les lance montrent de la façon la plus évidente qu'iln' a pas la moindre intention de tromper, bien qu'il ne dise pas la vérité »

Quant à la deuxième espèce du faux, elle est définie comme « ce qui prétendêtre, tout en n'étant pas » 2 . Ainsi la Raison demande-t-elle tout d'abord àAugustin : «Ne te semble-t-il pas que ta propre image, venant d'un miroir, veutêtre comme toi-même, mais qu'elle est fausse, pour la raison qu'elle n'estpas? » 3 . Il en va de même de toutes les images, de tous les simulacres et tous lesouvrages de la sorte, qui « s'efforcent d' être ce à la ressemblance de quoi ils ont étéfaits », et plus encore des images « qui trompent ceux qui dorment et ceux quidélirent ». À quoi s'ajoutent enfin toutes les images qui proviennent d' illusionsd'optique : le mouvement que semblent faire les tours quand on est en bateau, lecoude que forme la rame plongée dans l'eau, l'ombre des corps, etc. 4.

Augustin demande cependant à la Raison pourquoi il lui a semblé bon demettre à part de ce genre de choses fausses les poèmes, les plaisanteries ainsi queles choses trompeuses. La raison répond qu'il faut distinguer entre le fait devouloir être faux et celui de ne pas pouvoir être vrai : « En effet, un homme enpeinture a beáu tendre vers l'apparence d'un homme, il ne peut être aussi vrai quece qu'écrivent dans leurs ouvrages les auteurs de comédies » 5. Ainsi, pour être surla scène une fausse Hécube, Roscius n'en était-il pas moins un vrai homme6.Fausse Hécube par volonté, il était vrai homme par nature, à la différence de telhomme peint ou vu en rêve, qui ne fait que prétendre à l'être, sans être bel et bien.

On peut conclure de cette analyse que, si l'erreur consiste dans le fait deprendre le faux pour le vrai, et s'il existe deux espèces de faux, il est possibled' être dans le faux de deux façons distinctes : soit que l'on prenne une chose pour

1.De mend. 2, 2.2. Sol. II, 9, 17.3. Sol. 11, 9, 17.4. Sur ces phénomènes, cf. aussi Sol. II, 6, 10.5. Sol. II, 10, 18.6. Comme on le sait, dans I'Antiquité tous les rôles, même féminins, étaient tenus par des hommes.7. Lorsqu'il distingue ce qui trompe en prétendant être, sans être rien par soi-même, et ce qui

trompe en se faisant pascer pour autre que soi, Augustin reprend une distinction stoïcienne. En seréférant à la pièce d'Euripide, les Stoïciens distinguaient le cas oit Oreste était tout d'abord trompé envoyant sa sceur Électre entourée d'Érinyes, de celui oè il en vient à prendre Électre elle-même pourune Érinye, au moment °à elle lui prend le bras. Dans le premi er moment de sa folie, la représentationest vide. Dans le deuxième, elle est à la fois vraie et fausse : « Vraies et fausses sont les représenta-tions qu'Oreste a eues d'Électre sous l'emprise du délire : dans la mesure oi) c'était la représentationd'un être existant, elle était vraie, puisqu'Électre était présente ; mais, dans la mesure oè il la prenaitpour une Érinye, elle était fausse, car ce n'était pas une Érinye » (Sext. Emp., Adv. nuith. VII,244-245). Sur ce point. cf. J.-B. Gourinat, Les Stoiciens et l'âme, p. 40-42. L'idée d'une représen-tation qui peut être à la fois vraie et fausse est illustrée par Augustin à l'aide de l' exemple de Roscius.Cicéron déjà, tout en reprenant des exemples empruntés au théâtre grec, y mêlait des références authéâtre latin. Cf. Acad. prior. II, 27, 88 sq. oil Cicéron évoque le songe d'Ennius et I'Iliona de Pacuvius(cf. C. Lévy, op. cit., p. 237, n. 94). On trouve en outre dans les Soliloques une autre illustrationproprement romaine de l'idée qu'une représentation peut être vraie et fausse : Augustin déclare queles travestis, que le droit romain interdit de tester, et dont il ne sait lui-même s' ils sont de vraies femmesou de vrais hommes, sont du moins de vrais histrions (Sol. II, 16, 30).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 115

une autre, soit que 1 ' on prenne pour quelque chose ce qui n'est pas. Ainsi puis-jeprendre pour un homme, dans le brouillard par exemple, ce qui n'est en fait qu' untrone d'arbre, ou bien prendre pour un homme véritable, lorsque je rêve, ce quin'est en fait rien. II apparait dès lors que, d' après la définition même de Zénon, sila représentation compréhensive est absolument vraie, si elle ne peut être fausse,c'est au sens oti elle se définit par le fait que lorsque je l' ai, je sais indubita-blement qu'elle ne peut me livrer autre chose que ce qu'elle me livre précisément,ni non plus ne rien me livrer du tout. Pour le dire positivement cette fois, lareprésentation compréhensive ne serait pas telle qu'elle est, si elle ne provenait dela chose dont elle provient précisément, et c' est par là-même qu'elle se distingue,parmi toutes nos représentations.

Représentation et intentionnalité

L'intérêt phénoménologique que recèle la notion de représentationcompréhensive tend à être occulté par le caractère technique et éristique ducontexte dans lequel cette notion a été définie et approfondie, et d'autre part parl'inadéquation du terme de « représentation », par lequel on traduit traditionnel-lement en français (pay-m(5kt'. Le terme de « représentation » désigne en effet unenotion « aveugle » : pour nous, une chose est représentée lorsqu ' elle ne peut être là« en personne ». Pour les Stoïciens, en revanche, la représentation ne se substituepas à la chose elle-même, puisque, comme l'écrit justement V. Goldschmidt enreprenant une expression de Husserl : dans la représentation, « objet est présent"en personne" » 2. Pour rendre plus intelligibles les débats relatifs à la représenta-tion compréhensive, il faut garder présent à l' esprit que le terme de yavrataia,comme 1' affirmait déjà Aristote, vient de yotivw&u. 3 et qu' il signifie apparaitrede la chose, telle qu'elle se présente elle-même à l'âme 4.

1.Comme l'écrit J.-B. Gourinat : « Il importe de prendre garde d' emblée que le terme françaiscontemporain de "représentation", que nous adoptons ici de façon purement conventionnelle et fautede mieux, est assei inapte à rendre compte précisément de ce qu'est une phantasia pour un stokien »(Les Storciens et l'âme, p. 36). Ce problème de traduction est rendu plus complexe du fait quelorsqu'Augustin parle, en latin, de phantasia, ce terme ne désigne pas chez lui la représentation engénéral, mais seulement une espèce précise de représentations, à savoir les souvenirs, qu'il distinguede l'« idée fictive » qu'est le phantasma. Sur ces questions de terminologie, cf. J. Pépin, « Attitudesd' Augustin devant le vocabulaire philosophique grec. Citation, translittération, traduction » inLa Langue latine, langue de la philosophie, Rome, École Française de Rome, Palais Farnèse, 1992.

2. V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l'idée de temes, 4 'éd., Paris, Vrin, 1979, p. 113.3. Cf. Eth. nic. 111, 7,1114 a 31 sq.4. Il est difficile de trouver en français un équivalent de (pavraaia, qui permette en outre de

traduire tous les termes qui en dérivent. « Phénomène » semble être une bonne traduction.Cependant, à partir de phénomène, on ne forme aucun verbe en français. Le terme d'« apparence »comporte en français des connotations fallacieuses. Le terme de « manifestation » pourrait être unsubstitut, mais il est difficilement praticable. On a aussi proposé de traduire yonn-oaia par « impres-sion » et pavraaía xasaÀnnstxn par « impression cognitive », en se fondant sur Ia traduction anglaisede cognitive impression (cf. la traduction par P. Pellegrin des Esquisses pyrrhoniennes, Paris,Le Senil, 1997). Le terme d'« impression » permet cependant difficilement de rendre compte de laperception rationnelle. Cicéron a lui-même connu de semblables difficultés de traduction(cf. C. Lévy, « Problème terminologique et images de la représentation chez Cicéron », Cicero

116

CHAPITRE IV

En s' interrogeant sur l'apparaitre même des choses et sur la manière dont nousles « saisissons », telles qu' elles nous apparaissent elles-mêmes, les Stoïciens ontmis en évidence ce qu'on peut appeler le caractère intentionnel de la repré-sentation. C'est ce qui ressort clairement de la célèbre définition stokienne : « Lareprésentation est une affection qui se produit dans l'âme et qui montre aussi en elle-même ce qui l'a produite »'. Les Stoïciens faisaient en outre dériver (pay-rum:a de(fick, dans l'idée que la représentation était une lumière, métaphore qu'Augustinreprenait pour son propre compte, lorsqu'il affirmait, comme on l'a vu, que l'« ondésigne à juste titre du nom de lumière ce par quoi une chose, quelle qu'elle soit,est manifeste » 2. Ainsi les Stoïciens déclaraient-ils : « On parle de représentationen référence à la lumière. En effet, tout comme la lumière se montre elle-même etmontre les choses qu'elle enveloppe, la représentation se montre elle-même etmontre ce qui l'a produite » 3 . Comme la lumière, la représentation se montretoujours elle-même en montrant quelque chose. Elle se montre elle-même commereprésentation de quelque chose. La propriété remarquable de ces « contenus deconscience » que sont les représentations, comme les appelle V. Goldschmidt4,est donc d'être « contenus de conscience » de quelque chose. Le rapport avecquelque chose définit intrinsèquement la représentation elle-même.

L' intérêt de Ia théorie chrysippienne de la perception tient au fait qu'elle netrouve pas son point de départ dans le matérialisme dogmatique que professentpar ailleurs les Stoïciens et qui peut conduire à penser que I ' âme, qui estcorporelle, entre en contact avec tous les autres corps qu'elle perçoit. L'analysestoïcienne de Ia représentation permet en fait de substituer à une explicationmatérialiste du « mécanisme » de la perception une pensée qui se fonde sur lalumière des « contenus de conscience » eux-mêmes 5 . C'est pourquoi, pourexpliquer la perception, Chrysippe écartait, comme on le sait, le modèle del'empreinte (r0nmatÇ) du sceau dans la cire, qui remontait à Platon 6 et

Academicus, p. 212-215). 11 semble qu'il les ait remarquablement résolues en traduisant par visam oupar visio. En effet, « videri a le même sens que le grec (paivroDat » (C. Lévy, ibid., p. 212). Peut-être lemieux est-il de reprendre littéralement la traduction cicéronienne et de traduire, comme danscertames traductions anciennes, par « vision » (cf. par exemple la traduction de J.-B. Levée inffuvres completes de M. T. Cicéron, tome 21, Paris, 1817), ou de s'en tenir à la traduction tradition-nelle de « représentation », tout en sachant qu'elle est inadéquate.

1.« (Davraaia pèv OtiV LOTL TRIa0Ç év rir)4 'ytyvapLvov, è.8EIXVÓ(.1.E.V0V EV OUST4) Xet »L TO

TrEnotrixóç » (Aetii plac. IV, 12, H. Diels, Doxographi Graeci, Berlin 1879, Leipzig, De Gruyter,1929, p. 401).

2. De Gen. ad lit. imp. líber, 5, 24. Cf. aussi Ep. 147, 2, 7.3. « ELpT)TCLL ISE r1 pavracsia dtnè roi)" (Nrróç. Xa.ST:UTEp yixp TÓ <ix;iç ainè &ixvuot xaì TOt è:01./VX

odyrc3 nepwxópzvot, xon h <pay-main ecixvuetv Larnjv xai rè nenounxaç airrin) » (Aetü plac. IV, 12,ibid., p. 402 [SVF 54]).

4. V. Goldschmidt, Le Systeme stoWien et l'idée de temps, p. 112.5. Cela dit, c' est tout de même cette doctrine matérialiste qui conduisit en définitive les Stoïciens à

commettre une profonde erreur sur la nature de la perception sensible. Cf. infra chap. tv, ,« Le sommeil de Zénon ».

6. Cf. Théétete, 191c sq.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 1 17

qu'Aristote t ainsi que Cléanthe et Zénon 2 avaient repris avant lui. Chrysippepréférait quant à lui définir Ia perception comme une altération de l'âmeWrepokairstc (puyik) 3 ou comme une manière d'être de l'hégémonique 4 , c'est-à-dire en fait comme un vécu de l'âme.

La perception n' est donc pas pensée comme résultant d' un contact entre 1' âmeet la chose, qui serait comparable au contact qui peut s'exercer entre deux chosesextérieures. C'est la représentation elle-même qui, en tant qu' elle montre quelquechose en se montrant elle-même, témoigne que quelque chose est sai si, sans qu'ilfaille « sortir » de la représentation elle-même. On rend raison du « contact » avecle réel en se fondant sur le vécu lui-même et non pas sur une chimérique sortiede l'âme hors d' elle-même. C'est le vécu lui-même qui unit le vivant et cequ' il perçoit.

La découverte de Chrysippe est d' un intérêt capital. Celui-ci affirme d' emblée,comme le faisaient les Sceptiques, que I' âme n' a affaire qu' à des représentations.À 1' encontre cependant de ces derniers, qui pensent que l'âme est comme enferméedans l'enceinte de ses représentations et que I 'on ne saurait établir en toutecertitude qu' aucune représentation est représentation de quelque chose, Chrysippeétablit que ce sont les représentations elles-mêmes qui la font en quelque sortesortir d' elle-même en lui faisant connaitre les choses mêmes 5.

L'évidence

Une fois établi le caractère intentionnel de la représentation en général, telqu'il a été mis en lumière par Chrysippe, on aperçoit plus précisément leproblème posé par la représentation compréhensive. Si toute représentation estune lumière, c'est-à-dire l'apparaitre de quelque chose, comment caractériserl'apparaitre de la représentation compréhensive comme telle ? Comme le rapporte

1.Cf. De anim. 11, 12.2. Sext. Emp., Adv. Math. VII, 228. Augustin lui-même la reprend en De Trin. XI, 2, 3. Sur le sens

de cet emprunt, cf. infra chap. vt , « La trinité de la perception sensible ».3. Sext. Emp., Adv. Math. VII, 230.4. Sext. Emp., Hyp. pyrr. 11, 81.5. Comme I'écrit J.-P. Dumont : « Le réel n' est pas dans I'empirisme stoïcien directement perçu.

Il est appréhendé par le moyen teime de la phantasia. C'est par l'imagination que la conscience sortd'elle-même pour penser les causes et l'univers matériel des causes extérieures à la conscience »(Le Scepticisme et le phénomène, p. 120). L'auteur voit cependant dans ce rôle assigné à la phantasia« la faiblesse du stokisme chrysippien ». Pour lui, « Chrysippe est le philosophe de la sensation qui aprétendu en vain dépasser dialectiquement le phénoménisme en le conservant. Son effort a été detransformer le phénomène en représentation compréhensive, c'est-à-dire de concevoir le doubleaspect passif et actif du phénomène selon le modèle de la lumière qui, en s'éclairant elle-mêmeéclaire aussi les objets (...). II a supposé que l'imagination du vivant pouvait représenter pour laconscience et à I'intérieur de la conscience, la réalité – extérieure à jamais – des données empi-fiques » (ibid., p. 121). 11 nous semble au contraire que c'est une gloire de Chrysippe d'avoir ainsiétabli le caractère intentionnel des représentations, tandis que les Sceptiques, tout en reprenant pourleur propre compte la métaphore de la lumière (cf. Adv. Math. VII, 161 sq.) niaient le caractèreintentionnel des représentations en s' efforçant de montrer que leur objet pouvait toujours n' etre rien.On comprend, dans de telles conditions, quel était l'enjeu de la mise au jour d'une représentationcompréhensive.

1 1 8 CHAP1TRE IV

Augustin : « La représentation qui peut être comprise, dit Zénon, c'est celle quiapparait (appareret) d'une façon telle qu'elle ne puisse apparaitre fausse » '. LesStokiens s'efforcent donc de faire le départ, parmi toutes les représentations, entrecelles qui peuvent être fausses et celles qui sont nécessairement vraies. Il existedonc un apparaitre du faux, ou de ce qui est dubitable, un apparattre « acatalep-tique », qu'il importe de distinguer de 1 ' apparaitre « cataleptique ».

Un texte de Varron permet de préciser le sens de cette distinction. Dans lefragment qui a été conserve de son exposé, dans les Seconds Académiques, sur lathéorie stoïcienne de la représentation, Varron declare en effet : « Ce n'est pas àtoutes les représentations que Zénon accordait foi, mais à celles-là seules quimettent en lumière, d'une certaine manière qui leur est propre, les choses qui sontreprésentées (quae propriam quamdam haberent declarationem earum rerum,quae viderentur) » 2. Ce qui caractérise la représentation compréhensive parmitoutes les autres représentations, c'est donc une « propria declaratio », unemanière propre de mettre en lumière les choses. Est compréhensive la représen-tation qui fait apparaitre les choses sous un jour tel qu'elles ne puissent êtrefausses en aucune façon.

S 'interroger sur la nature compréhensive ou non de la représentation, c'estdonc s'interroger sur la manière même dont les choses nous sont données. Lareprésentation compréhensive peut être caractérisée comme un mode d' apparaitre,pour une chose au sens large, qui soit tel que l'on soit certain que c'est néces-sairement elle qui est donnée, et pas une autre, ou rien du tout. La représentationcompréhensive définit donc un phénomène apodictiquement vrai. Pour employerune expression de Husserl, « c'est une sphère de position absolue »3.

Dès lors que 1 'on a posé les termes du problème, différentes questions surgissent,celles-là mêmes dont les Académiciens harcelaient les Stokiens : commentcaractériser un tel mode de donation, qui soit si manifeste qu'il dissipe toutepossibilité d'erreur ?Quelles sont, parmi toutes nos représentations, celles qui sontcompréhensives ? De quelles choses sont-enes précisément les représentations 4 ?

Les Stoïciens peuvent donner 1' impression d' éluder la première question, quiconsiste à déterminer la manière dont la représentation compréhensive met enlumière les choses. Ils se contentent en effet d'affirmer que les représentationscompréhensives brillent, parmi toutes les représentations, d'un éclat qui leur estpropre et que leur conferent leur « clarté » (perspicuitas) et leur « évidence »(evidentia), termes par lesquels Cicéron traduit le grec évápyeta 5 . AuxAcadémiciens qui le pressaient de dire à quel signe on reconnaissait l'évidence qui

1.Cont. Acad. 111, 9, 21.2.Acad. post. I,11, 41.3. Idées directrices, p. 150 [86].4. Le problème posé par la définition et par les conditions de possibilité de la représentation

compréhensive est tel que l'on raisonne tout d'abord sur la notion de chose en général, sans encore sedemander quelles sont les choses qui apparaissent d'une façon compréhensive. Ce problèmeprécède les oppositions entre le sensible et l'intelligible, entre l'intérieur et l'extérieur, et permet deles « constituer » originairement.

5. Acad. prior. II, 6, 17. Sur la notion d' évidence, cf. M. Frede, « Stoics and Skeptics on clear anddistinct impressiona » in The Skeptical tradition, éd. M. Burnyeat, Los Angeles, 1983, p. 9-29.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 119

définissait la « mise au jour » (declarado) compréhensive, Zénon répondait que« l'on ne pouvait trouver aucun discours (oratio) plus lumineux (inlustrior) quel'évidence elle-même »' ,

Loin de témoigner d'une lacune ou d'une faiblesse, ce refus, de la part deZénon, de substituer aucun discours à l'évidence, fait la force même de sa pensée.En effet, l'évidence se caractérise précisément par le fait qu'il n'y a pas lieu de luitrouver un autre critère qu'elle-même. Ainsi Varron déclare-t-il au sujet de lacompréhension « que la nature l'a donnée comme la norme de la science, etcomme étant à elle-même son propre principe (quodque natura quasi nonnamscientiae et principium sui dedisset) » 2 . 11 n'y a donc pas à répondre à celui quidemande à quel critère on reconnait une représentation compréhensive, dès lorsque la représentation compréhensive est elle-même définie comme un critère devérité 3. Quelle garantie supérieure à l'évidence pourrait-on invoquer ? En outre,entrer dans la discussion que les Académiciens appellent de leurs vceux, ne serait-ce pas prêter le flanc à une objection du type de celle du « troisième homme », quiconsisterait à demander à quel critère on reconnait le critère qui permet d'établirque la représentation compréhensive est vraiment compréhensive, et ainsi desuite ?En refusant de définir l'évidence, Zénon lui aussi montre en quelque sortequ'« il est nécessaire de s'arrêter » 4.

La légitimité d' une telle attitude fut illustrée par le faux-pas que commit quantà lui Antipater, un des successeurs de Chrysippe. Comme l'explique Lucullus,cédant à la pression des Académiciens, Antipater s'engagea dans une tentative dedéfinition de l' évidence 5 , à l'encontre de la « vieille 'garde » des Stoïciens quidemeuraient fidèles à la position de Zénon 6 . II n'est pas stIr qu'Antipater et soninterlocuteur, en voulant « savoir quel est l'universel et sür critère de la vérité detoute connaissance », soient parvenus à éviter le piège que tend cette question qui,comme l'écrit Kant, «a quelque fois cet inconvénient : de porter l'auditeurimprudent à des réponses absurdes et de donner ainsi le spectacle ridicule de deuxhommes dont l'un (comme disaient les anciens) trait le bouc pendant que l'autreprésente un tamis » 7.

1.Acad. prior. 11, 6, 17.

2. Acad. post 1, 11, 42.

3. Sur la notion de critère de vérité dans la pensée des Stoïciens, cf. É. Bréhier, Chrysippe etl'ancien stoikisme, «Le critère de la vérité », p. 80-107. Le latin traduit le grec xpitípiov à l'aide duterme iudiciwn (cf. infra chap. rv, « L' absence de critère de vérité dans les sens »). Criteri umapparait sous la plume de Léon le Grand (Ep. 43) dans le sens de jugement.

4. Aristote, passim ; cf. Bonitz, Index Ar., 348 a 53-56.5. Acad. prior. 6, 17.6. Pascal énonce de la même manière comme première « règle pour les définitions » :

« N'entreprendre de définir aucune des chores tellement connues d'elles-mêmes, qu'on n'ait pointde termes plus clairs pour les expliquer » (De l'Esprit géométrique in Pensées et opuscules, Paris,1914, p. 189). Sur ce problème, cf. Cont. Acad. 1, 5, 15.

7. Critique de la raison pare, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1944, p. 80.

120 CHAPITRE IV

La représentation compréhensive ayant été définie comme un phénomèneapodictiquement vrai qui, en raison de son évidence ', est à lui-même son proprefondement, on peut désormais se demander plus précisément quelles représen-tations sont compréhensives. À partir de là, force est de reconnaitre que lesStoïciens, qui ont été jusqu'ici nos guides, se fourvoient. Ils affirment en effetque certaines de nos représentations sensibles sont compréhensives. Ils prêtentdonc, dans certains cas, un caractère compréhensif à l'apparaitre sensible. Or c'estsur cette affirmation précise que les Académiciens font porter toute leur critique,dans la pensée que s'ils l'emportent sur ce point, les Stoïciens eux-mêmes setrouvent contraints de reconnaitre que rien ne peut être compris. La réfutation del'affirmation stoïcienne selon laquelle certaines représentations sensibles sontcompréhensives est donc le fondement d'une critique radicale qui doit saper toutl'édifice de la science. Si les Académiciens approuvent la définition de Zénon,c'est donc pour montrer que la représentation sensible n'est jamais compréhen-sive, et, à partir de là, que rien ne peut être compris.

Plutôt que d'étudier la façon dont les Académiciens réfutent la thèsestokienne selon laquelle la représentation sensible peut être compréhensive,convient d'examiner comment Augustin reprend lui-même à son propre compteles argumenta des Académiciens, tant il est vrai qu'Augustin leur donneentièrement raison sur ce point. Le sensible se définit bien, de l'avis d'Augustinlui-même, par son caractère essentiellement « non-compréhensif » ou« acataleptique ».

LE CARACTÈRE NON-COMPREHENSIF DE LA REPRÉSENTATION SENSIBLE

Augustin s' en prend vigoureusement à Zénon du fait que celui-ci prétend queles sens permettent d' atteindre à la compréhension. On retrouve dans les traitsd'Augustin l'ironie des Académiciens. Ainsi déclare-t-il : «Si Zénon s'était unbeau jour réveillé et s'il avait vu que rien ne pouvait être compris, sinon ce quiétait tel que ce qu' il définissait lui-même, et que rien de tel ne pouvait être trouvédans les corps, auxquels il ramenait toute chose, bien vite ce genre de contro-verses, qui s'était allumé sous l'emprise d'une grande nécessité, se seraitentièrement éteint »2.

Le sommeil de Zénon

Les vigilantes critiques de Carnéade visaient donc pour ainsi dire à tirer Zénondu « sommeil dogmatique » dans lequel il se tenait endormi 3 . Le dogmatisme surlequel Zénon se reposait, c' était, comme l' indique Augustin, le matérialisme que

1.Pour une analyse plus approfondie de l'évidence, cf. infra chap. rv,« L'infaillibilité de lareprésentation intellectuelle ».

2. Cont. Acad. 111, 17, 39.3. Augustin désigne Caméade, non sans ironie, là encore, comme « celui qui, parmi les

Académiciens, dormit le moins profondément » (Cont. Acad. 111, 10, 22).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 121

professait le Portique 1 . C'est lui qui a conduit les Stoïciens à affirmer que lareprésentation sensible pouvait être compréhensive.

Après une remarquable avancée, qui leur a permis de parvenir à une belledéfinition du caractère intentionnel de la représentation à 1' aide de la métaphore dela lumière, les Stoïciens ont en quelque sorte accompli une contre-performancephénoménologique. Le préjugé matérialiste qu'ils étaient parvenus à écarter pourun temps de leurs réflexions sur la perception au profit d'une attention aux« contenus de conscience » des représentations, les a en quelque sorte rattrapés.Les Stoïciens ne sont pas allés jusqu'au bout de la réduction phénoménologiquedans laquelle ils s'étaient pourtant engagés. Le préjugé 1'a emporté contre lesdonnées mêmes de l'expérience, au moment précis ou celles-ci se seraientradicalement retournées contre le matérialisme. On comprend ce qui a fait reculerles Stoïciens et les a empêchés de reconnaitre que la représentation sensible fút« acataleptique » : comment auraient-ils pu admettre que les corps sensibles, àl' image desquels ils pensaient toute réalité, sont nécessairement perçus d'unefaçon telle qu'ils puissent être autres qu'ils paraissent, voire qu'ils puissent n'êtrepas ? Ils ont plutôt cru, parce qu' ils croyaient que tout est corporel, que les corpspeuvent être perçus avec une certitude indubitable.

Les Stoïciens ont donc été trompés par le préjugé qui exprime la tendancenaturelle de l'esprit à tout penser sur le modèle de la chose extérieure, et dontAugustin établit la genèse dans le livre X de la Trinité 2 . Augustin, quant à lui,établit qu' au contraire, comme l'ont bien mis en évidence les Académiciens, dansla perception sensible, l'esprit peut toujours prendre une chose pour une autre ouprendre pour quelque chose ce qui n' est rien, et que cette ressemblance avec le fauxest précisément la marque caractéristique de la perception du sensible. Toute autreest la perception de soi, puisque, comme on l'a vu, lorsqu'il se connait, l'espritest à 1' abri de telles méprises. Les choses extérieures n'apparaissent pas à l'espritcomme l'esprit s'apparait lui-même à lui-même. Et c'est bien pourquoi, si l'onanticipe la suite de l'analyse d'Augustin, cette différence fondamentale dansl'ordre de la manifestation m' interdit de penser que mon esprit est un corps.

En résumé, une telle radicalité, qui conduit à penser la possibilité de la non-existence du monde en tant qu'elle est constitutive de l'apparaitre du mondesensible lui-même, a échappé aux Stoïciens du fait de leur préjugé matérialiste,alors pourtant qu'elle aurait pu les en libérer. Augustin peut ajouter que, sans cettevolonté de tout ramener aux corps – et aussi sans 1 'obstination (pertinacia) deZénon, qui fut « abusé (deceptus) par l' image qu' il se faisait de la constance » 3 –,la querelle des Académiques se serait bien vite éteinte.

1.Le matérialisme de Zénon est évoqué plus haut (cf. Cont. Acad. III, 17, 38).2. Cf. infra chap. v, « La chute ».3. Cont. Acad. III, 17, 39. Comme le dit la raison, dans les Sol., il est rare que l'on accepte de

revenir en arrière dans une discussion, tant on a honte d'être convaincu d' erreur. L'avantage des« soliloques » est qu'ils permettent d'échapper à l'entêtement (cf. Sol. II, 7, 14).

122 CHAPITRE IV

L'absence de critère de vérité dans les sens

Augustin reprend pour son propre compte les argumenta des Académiciensqui permettent de montrer que la représentation sensible ne peut pas être compré-hensive. En d'autres termes, il reconna?t le bien-fondé de l'affirmation deCarnéade selon laquelle, dans la perception sensible, aucun critère ne permet dedistinguer infailliblement le vrai du faux. II formule cette affirmation d' unemanière particulièrement nette dans la neuvième des Quatre-vingt-troisQuestions, qui a pour titre : « La vérité peut-elle être perçue par les sens cor-porels ? ». Dans ce court texte, Augustin établit à l'encontre des Stoïciens, mêmesi ceux-ci ne sont pas nommés, que le sensible ne peut être perçu de façoncompréhensive, et qu'« il ne faut donc pas attendre des sens du corps la pureté dela vérité »'.

Pour établir ce point, Augustin affirme tout d'abord que « tout ce que le senscorporel atteint – et que l'on appelle aussi le sensible – change sans la moindreinterruption de temps » 2. n prend les exemples de la pousse des cheveux, duvieillissement du corps ou de l'épanouissement de la jeunesse. « Or ce qui nedemeure pas ne peut pas être perçu ; en effet, ce que l'on perçoit, c'est ce que l'oncomprend par la science, tandis que ce qui change sans interruption ne peut pasêtre compris »3.

Pour répondre cependant à l'objection selon laquelle le soleil et les étoilesseraient, quant à eux, immuables, Augustin allègue un deuxième argument enfaveur de l'« acatalepsie » sensible : « Voilà assurément ce à quoi personne nerefuserait de se rendre : il n'est rien de sensible qui ne présente quelqueressemblance avec le faux, et c'est au point qu' on ne peut 1' en distinguer. En effet,pour ne mentionner que ce cas, toutes les choses que nous sentons au moyen ducorps, alors même qu'elles ne sont pas présentes aux sens, nous éprouvonspourtant leurs images comme si elles étaient bel et bien là, que ce soit pendant lesommeil ou dans la folie (in furore). Et lorsque nous éprouvons ces images, nousne sommes pas du tout capables de discerner si nous les sentons par les sens eux-mêmes ou si elles sont des images de choses sensibles. Si donc il existe defausses images des choses sensibles qui ne peuvent être discernées par les senseux-mêmes, et si rien ne saurait être perçu, sinon ce que l'on discerne du faux,n'y a pas de critère de vérité (judiciam veritatis) qui réside (constitutum) dans lessens »'. Augustin en conclut qu'il faut se tourner vers Dieu, « c'est-à-dire lavérité, qui est saisie (capitur) par l'intellect et par l'esprit intérieur, qui toujoursdemeure, qui est toujours sur le même mode, et qui ne présente pas d'image dufaux, d' avec laquelle on ne pourrait la discerner »5.

Augustin affirme donc que, d'un point de vue strictement descriptif, lareprésentation sensible demeure la même, qu'elle provienne d'un corps extérieurou qu'elle soit formée illusoirement dans le rêve ou la folie. D'un point de vue

I. De div. quaest. 9.

2. De div. quaest. 9.

3. De div. quaest. 9.

4. De div. quaest. 9. Ce passage est cité dans la Logique ou l'art de penser (IV, 1).5. De div. quaest. 9.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 123

purement phénoménal, la perception sensible doit être génériquement décrite de lamême façon, qu' elle se produise à l'état de veille ou pendant le rêve. Qu'elle soitvraie ou fausse, la représentation sensible appara?t de la même manière, et c'estprécisément la raison pour laquelle elle est dite privée de critère de vérité. Enoutre, ce que le rêve et la folie permettent de mettre en évidence se trouveconfirmé, d'une manière générale, par tons les états dans lesquels la perceptionsensible se trouve perturbée.

Augustin examine en effet, au livre XII de la Genèse au sens littéral, de quellefaçon l'esprit peut être sujet à un certain nombre d' altérations de la perceptionsensible, lorsque « intention » par laquelle il se rapporte au sensible se trouveperturbée. Dans tous ces cas, l'esprit est trompé par des représentations illusoiresqu'il prend pour des représentations de choses extérieures. L' étude de telsphénomènes sensibles, dans lesquels le faux est confondu avec le vrai, permet deconclure que la représentation corporelle, loin de s'opposer à la perceptionimaginaire, se définit par son essentielle ressemblance avec elle.

Les perturbations de l'« intention » de l'esprit

Dans le livre XII de la Genèse au sens littéral, Augustin rappelle les condi-tions dans lesquelles s'exerce normalement la perception : « Dans la représen-tation corporelle (visio corporalis)', lorsque nous sommes en état de veille et quenotre esprit n' est pas privé de ses sens corporels, nous distinguons cettereprésentation de la représentation spirituelle (spiritualem), par laquelle nouspensons (cogitamus) à des cores absents sur le mode imagé (imaginaliter), soitque nous rappelions sur le mode de la mémoire (memoriter) des choses que nousconnaissons, soit que, d'une manière ou d'une autre, nous formions dans lapensée de l'esprit des choses que nous ne connaissons pas mais qui existentpourtant, soit que nous forgions des choses qui n' existent absolument nulle part,selon notre gré et notre opinion » 2 . Augustin distingue donc deux voire troisespèces différentes de représentations « spirituelles », c'est-à-dire imaginaires3,qu'il oppose à la représentation corporelle. Tout d'abord le souvenir, quicorrespond à la production d'une phantasia 4 ; par exemple le souvenir deCarthage oú Augustin s' est souvent rendu. Ensuite la pensée qui imagine quelque

1.Comme on l'a vu, le terme de visio est la traduction latine de pavrania. La traduction de visiopar « représentation » permet de souligner que les considérations d' Augustin sur les différentesespèces de la visio se rattachent au problème de la représentation compréhensive.

2. De Gen. ad litt. XII, 12, 25.3. Dans le De Gen. ad litt., Augustin emploie le terme de spiritus dans une acception particulière,

empruntée à un passage de l' Épitre aux Corinthiens (1 Cor. 14, 14). L' esprit spiritus doit être distinguéde la mens, qui désigne l'intellect : il est le « lieu °à se forment les images des choses corporelles »(A. Solignac et P. Agaësse, La Genèse au sens littéral, « Bibliothèque augustinienne », vol. 49,Desclée de Brouwer, 1972, note 10, p. 342). Cf. ibid., «Note complémentaire » 49 : « "Spiritus" dansle livre XII du De Genesi », p. 559-566. Sur la distinction entre les différentes espèces dereprésentations, cf. aussi De Trin. VIII, 6, 9.

4. Sur les termes de phantasia et de phanrasma chez Augustin, cf.. l'étude déjà citée de J. Pépin,« Attitudes d'Augustin devant le vocabulaire philosophique grec. Citation, translittération,traduction », p. 282-287. Cf. aussi infra chap. « La forme du juste ».

124 CHAPITRE IV

chose qui n'a jamais été perçu, en produisant le phantasma soit d'une chose quiexiste, comme la ville d'Alexandrie, dans laquelle Augustin n'est jamais allé,soit d'une chose qui n' existe nulle part et qui est une chimère. Dans tous ces cas,poursuit Augustin, « nous faisons si bien la distinction entre toutes ces choses etles choses corporelles que nous voyons et en présente desquelles résident lessensations de notre corps, que nous ne doutons pas que celles-ci soient des corpset que celles-là soient des images des corps »

Après ce rappel, Augustin évoque successivement les différentes altérations dela perception qui peuvent affecter l'esprit et l'empêcher d'établir une telledistinction : « Lorsqu'en revanche du fait soit d'une attention trop intense de lapensée, soit de quelque poussée de maladie, comme il s'en produit de façonhabituelle chez les frénétiques sous le coup de la fièvre, soit de l'immixtion d' unautre esprit, qu'il soit bon ou mauvais, les images des choses corporelles se repré-sentent dans l'esprit comme si c'étaient les corps eux-mêmes qui se présentaientaux sens mêmes du corps, étant donné pourtant que l'attention demeure parailleurs dans les sens du corps, les images des corps qui se produisent dansl'esprit sont vues comme les corps eux-mêmes sont vus au moyen du corps, desorte que l'on voit en même temps de ses yeux une personne qui est présente, et,en son esprit, comme si on la voyait de ses yeux, une autre qui est absente. Eneffet, nous connaissons bien des personnes qui, sous l'emprise de cette affection,parlaient avec des gens qui étaient bien là, et avec d'autres qui n'étaient pas là,comme si elles étaient là » 2.

Dans ces différents cas, la perturbation de 1' « intention » demeure partielle etla perception s'effectue selon une sorte de régime mixte, qui allie la visioncorporelle (c'est-à-dire la perception de véritables corps) à une vision « fan-tastique », si l' esprit croit revivre un souvenir, ou « fantasmatique », s'il en vientà percevoir des choses qu' n'a jamais perçues. L'esprit en proie à une telleillusion est à la fois dans un « monde propre » et dans le « monde commun »(pour reprendre une expression attribuée à Héraclite d'après le témoignage dePlutarque 3), puisqu' il est encore attentif au témoignage de ses sens, à ladifférence, comme le montre ensuite Augustin, de celui qui tombe dans un étatsecond (in aliqua ecstasi) ou qui rêve, et qui, sous l'effet d'une perturbation totalede son « intention », quitte entièrement le « monde commun ». On peut examinerces premières altérations, qui sont partielles, selon leur degré d'éloignement parrapport à la perception corporelle.

L'intense concentration

Le premier exemple de perturbation appartient à la vie ordinaire. Sous l'effetd'une concentration trop intense, les images dont se souvient la mémoire, oucelles que l'esprit forge à partir d' elles, ne sont plus perçues en tant qu' images, etelles en viennent à acquérir la force d'une représentation corporelle. Dans lelivre XI de la Trinité, Augustin attribue ce phénomène à la force unitive (vis

1.De Gen. ad litt. XII, 12, 25.2. De Gen. ad litt. XII, 12, 25.3. Cf. frgmt 9 (89), cite par Plutarque in De la Superstition, 3, 166c.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 125

copulativa) de la volonté, qui maintient en contact l'organe de la perception et lachose que l' on perçoit ou dont on se souvient l : « Quant à la volonté, qui porte etreporte de ci et de là le regard (aciem) de 1 'esprit pour qu'il soit informé, et quil'unit à son objet lorsqu' il se forme, si elle a reflué tout entière en direction d' unereprésentation (phantasiam) intérieure, si elle détourne complètement le regard del'esprit de la présence des corps qui se trouvent tout à l'entour des sens, et des sensmêmes du corps, et si elle s' est tournée entièrement vers 1 'image qu'elle regardeintérieurement, la ressemblance de l'espèce corporelle que l'on se représente par lamémoire a un tel impact (tanta offenditur) que la raison elle-même ne peutdistinguer si c'est le corps extérieur lui-même qu'elle voit ou si elle penseintérieurement à quelque chose qui lui ressemble » 2. Ainsi arrive-t-il, pourreprendre un des exemples que donne Augustin, « que certaines personnes, quisont trop dans leur pensée, soient attirées ou terrifiées par certaines choses visiblesqu' elles se représentent, et se mettent soudainement à vociférer comme si elles setrouvaient plongées pour de vrai dans de telles actions ou de telles passions »3.Dans de tels cas, l'esprit est tellement affecté par ses souvenirs qu'il ne distingueplus entre l'intérieur et l'extérieur c'est-à-dire entre la fiction et la réalité. Ainsipeut-on évoquer un souvenir comme tel, et se trouver envahi par lui, au point parexemple de se mettre à vociférer dans la rue, tout en poursuivant son chemin.

La folie et l'hallucination

À la suite du phénomène d'« hyper-concentration », viennent la folie etl'hallucination. Augustin ne distingue pas ces deux cas, et le terme mêmed' hallucinari, que 1 'on trouve chez Cicéron', n'apparait pas une seule fois dansson ceuvre. Pourtant, lorsqu'il déclare qu'il connait « bien des personnes qui,sous l'emprise de cette affection, parlaient avec des gens qui étaient bien là, etavec d'autres qui n'étaient pas là, comme si elles étaient là » 5 , Augustin amanifestement en vue des cas d' hallucination 6.

Une telle identification de l'hallucination et de la folie' s'explique par lefait que la folie évoquée par Augustin est essentiellement la frénésie, c'est-à-dire la mélancolie elle-même, comme l'indique explicitement Cicéron dans

1.Cf. De Trin. XI, 2, 2. Cf. aussi chap. « La trinité de la perception sensible ».

2. De Trin. XI, 4, 7.3. De Trin. XI, 4, 7.4. Cf. par exemple De nat. deor. I, 72; Ep. ad Quint. 2, 9, 1. Sur ce thème, cf. J. Pigeaud, Folie et

cures de la folie chez les médecins de Pantiquité gréco-romaine. I.a manie, Paris, Les Belles Lettres,1987, chapitre 111: « Quelques remarques sur l'hallucination et I'illusion dans la philosophiestokienne, épicurienne, sceptique et la médecine antique », p. 95-127 (cf. surtout p. 97-109).

5. De Gen. ad litt. XII, 12, 25.6. Si, comme le remarque C. Lévy, Cicéron evoque assez longuement les phénomènes

d'hallucination (cf. Acad. Prior. II, 27, 88 sq.) « d' une manière très habile, en entrelaçant lesexemples historiques et littéraires, ce qui suggère la difficulté de distinguer la réalité de la fiction »(Cicero Academicus, p. 236-237), Augustin, quant à lui, dans les cas qu'il étudie dans le livre XII duDe Gen. ad litt., s' efforce de raisonner à partir d' exemples qu'il connait lui-même. Ainsi allègue-t-ilcomme exemple d' état second le témoignage d'un paysan de sa connaissance, qu'il presente commepassablement inculte mais très fiable (cf. De Gen. ad litt. XII, 2, 4).

7. C. Lévy parle de « folie hallucinatoire » (Cicero Academicus, p. 237, n. 94).

126 CHANTRE IV

La Divination t . Celle-ci est due à une affection morbide de l'organisme, dont lathéorie des humeurs doit permettre de rendre compte : du fait d' un excès d' humeurnoire, l'esprit se trouve en proie à un délire qui perturbe sa faculté de percevoir. Dece point de vue, le fou n'est pas tant celui qui déraisonne que celui qui « sent detravers » (notpottuaávEaku), pour reprendre une expression de Platon, quirapprochait déjà les phénomènes de la folie et du rêve2.

Augustin s'inscrit donc dans la tradition platonicienne, lorsqu'il examined' emblée la folie, à l' instar du rêve et des hallucinations, dans le cadre d'uneanalyse qui porte précisément sur les sens. II décrit la folie comme une altérationde la perception corporelle, comme certains cas de folie l'autorisent à le faire. Àpartir de là, il s' est efforcé de montrer que la folie n'est qu'une altération de laperception sensible, et que, de façon paradoxale, la folie laisse indemne la rationa-lité, qui est elle-même inébranlable 3. Être fou, dans ce cas, c'est perdre le sens,mais non pas la raison, laquelle semble elle-même inamissible.

On peut ici rappeler que chez Descartes, lui aussi, la folie est présentée commeune pathologie de la perception sensible et non pas de la rationalité. C'est cequ' indique la place même de I ' évocation de la folie dans la Méditation première 4.

La figure du fou est alléguée contre la certitude sensible. Pour récuser la certituderationnelle, il faut faire intervenir l'hypothèse beaucoup plus radicale du « malingénie ». Le fou est donc celui qui est abusé par une représentation sensible fausse.Comme le précise Descartes lui-même, le fou est un atrabilaire, c' est-à-direprécisément un frénétique ou un mélancolique. C'est un dérangement d'ordreorganique ou physiologique qui lui fait croire par exemple qu' il a une cruche enguise de tête, ou un corps de courge, ou encore un corps en verre soufflé 5 , et quiexplique I'étrangeté de son comportement. Le fou n'en semble pas moins saind' esprit par ailleurs. Au reste, ne nous retrouvons-nous pas nous-mêmes dans lamême situation que lui toutes les nuits lorsque nous révons6?

Augustin rapprochait déjà lui-même l'état du fou de celui de tout un chacun,lorsqu'il rêve : « En effet, lors même qu'ils ne dorment pas, les frénétiques ontleurs canaux sensitifs fortement perturbés au niveau de la tête, de sorte qu'ilsvoient des images qui sont comme celles que voient ceux qui rêvent et dontl'attention, détournée du sens de la veille à cause du sommeil, se tourne vers lavision de ces images » 7. Ce rapprochement se retrouve dans un passage des

1.Cf. De div. I, 38, 81.2. Cf. Théétète, 157 e.3. Cf. infra chap. rv, « Les certitudes rationnelles » et « La sagesse et la folie ».4. Sur le thème de la folie dans les Méditation métaphysiques, cf. J.-M. Beyssade, « "Mais quoi

ce sont des fous". Sur un passage controversé de la "Première Méditation" », Revue de Méta-physique et de Morale, 3, 1973, p. 273-294.

5. Cf. Méditation première, AT VII, p. 19. Sur ces manifestations de la mélancolie,cf. J. Darriulat, « Descartes et la mélancolie », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 4,1996, p. 465-486.

6. Le texte latin est le suivant : « Prwclare sane, tamquam non sim homo qui soleam noctudormire, & eadem omnia in somnis pati, vel etiam interdum minus verisimilia, quam que istivigilantes » (AT VII, p. 19).

7. De Gen. ad XII, 21, 44.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 127

Soliloques oii la Raison montre comment l'âme (anima) peut être trompée de deuxmanières par les impressions qui lui viennent des sens : ces impressions lui viennentsoit des sens eux-mêmes, comme dans le cas des illusions d'optique, soit du travailqu' elle opère elle-même sur les données des sens, « comme dans le cas des visions deceux qui dorment et sans doute de ceux qui délirent (furentium)»'.

En conclusion de cette évocation de la frénésie, Augustin mentionne encoreles cas ott l'esprit d'un homme est possédé par un esprit bon ou mauvais. Unetelle possession peut se traduire par les mêmes symptômes que ceux de lafrénésie. Ainsi Augustin mentionne-t-il, au paragraphe 35 du livre XII de laGenèse au sens littéral, l' exemple de tel possédé dont il fit la connaissance, sansexclure néanmoins qu' il s' agisse d' un cas de frénésie 2.

Dans la Trinité enfin, Augustin rapproche les trois cas du rêve, de la folie et del'« inspiration : « II y a une grande différence entre le cas ott les sens du corpssont assoupis, comme le sont les sens de ceux qui dorment, le cas oà ils sontperturbés par l'organisme (interiore compage), comme le sont les sens de ceuxqui délirent (furentium), ou celui out ils ne s'appartiennent plus d'une autremanière, comme le sont les sens des devins ou des prophètes » 3. Pour êtreproduits par des causes distinctes, ces trois perturbations ne produisent pas moinsla même confusion dans l'esprit entre le « corporel » et le « spirituel ».

L'état second

À la différence des états qui viennent d'être évoqués, l'état second se définitquant à lui par le fait que l'attention de l'esprit est entièrement séparée du corps :« Lorsque l'attention de l'esprit est complètement détournée et coupée des sens ducorps, dans ce cas, on préfère habituellement parler d'état second (ecstasis) » 4. 11existe deux espèces d'états seconds : « Dans ce cas, quels que soient les corps enprésence, on ne les voit plus du tout, même les yeux grand ouverts, et l'onn'entend plus du tout aucune voix : l'acuité de l'esprit est toute entière soit dansles images des corps, dans le cas d'une vision spirituelle, soit dans les chosesincorporelles qui ne représentent l'image d'aucun corps, dans le cas d'une visionintellectuelle » 5 . Nous préférons traduire ecstasis par « état second » plutôt quepar « extase », de manière à souligner que l'on a affaire à un gene qui comprenddeux espèces, selon qu' il s'agit d' une « vision intellectuelle » ou d'une « visionspirituelle ». Dans le premier cas, Augustin parle aussi de ravissement (raptum),désignant ainsi ce qui est habituellement appelé l'« extase ». C'est au reste dans

1.Sol. 11, 6, 11.2. Comme le remarquent P. Agaësse et A. Solignac, « Augustin tend plutôt à voir des cas

pathologiques là oà les Bens du peuple parlaient de possession » (La Genèse au sens littéral, Descléede Brouwer, 1972, p. 387, n. 43). Cf. aussi ibid., « Note complémentaire » 51, § 3, « Phénoménologieet étiologie des visions divinatoires », p. 571 sq. Sur ce problème, cf. infra chap.1v , « La puissance desesprits mauvais ».

3. De Trin. XI, 4, 7. Sur la théorie augustinienne des visions prophétiques, cf. en particulierDe cura mort. 12, 14.

4. De Gen. ad litt. XII, 12, 25. Sur la notion d' ecstasis, cf. La Trinité, «Bibliothèqueaugustinienne », vol. 16, « Note complémentaire » 26, p. 607.

5. De Gen. ad litt. XII, 12, 25.

128

CHAPITRE IV

l'intention d'expliquer le ravissement de saint Paul, rapporté dans la DeuxièmeÉpftre aux Corinthiens ', et le rapport qu'il faut établir entre le paradis et le« troisième ciel » oti l'Apôtre a été ravi qu'Augustin redige le livre XII de laGenêse au sens littéral 2. Dans le second cas, qui nous intéresse ici en tant qu'ilest un exemple de perception fausse, il s' agit d'une sorte d'hallucination telle quele sujet ne perçoit plus rien qui vienne de ses sens corporels. La vision est doncentièrement imaginaire.

Le rêve

Cette absence totale de l'esprit au témoignage des sens apparente l'état secondau rêve 3 , durant lequel « intention » de 1 ' esprit se trouve également entièrementmodifiée et retranchée des sens corporels. Le rêve est fondamentalement defini parAugustin, dans la Grandeur de l'âme, comme un phénomène « animal », en vertuduquel « l'âme se retire de ces sens à intervalle de temps fixe, et, pour les reposerde leurs mouvements en prenant pour ainsi dire des vacances, roule avec elle parpaquets, dans tous les sens, les images des choses qu' elle a recueillies par leurintermédiaire » 4. Durant le sommeil, l'âme a donc la puissance de rouler en elleles images des choses corporelles qu' elle a senties, et même de forger à partird' elles de nouvelles représentations imaginaires, qu' elle prend alors pour la réalitéelle-même.

Non content de décrire les différentes perturbations de la perception, Augustina tente, avec beaucoup de prudence 5 , de leur apporter une explication d'ordre phy-siologique 6, qui prend en considération la localisation de l'obstacle (impedimen-tum) que rencontre la force intentionnelle. Augustin distingue en effet les cas oü laperception est illusoire, comme ceux du rêve, de la folie et de l'hallucination, deceux oà la perception n'est plus possible du fait d'une lésion d'un organesensoriel. « Si cet obstacle se situe aux entrées et aux portes des sens (...), seuleest empêchée la perception des choses corporelles, sans que l'intention de 1' âme sedétourne vers autre chose au point de prendre les images des corps pour lescorps » 7 . Tel est, par exemple, le cas de l'aveugle, qui sent bien qu' il ne voit pluset qui n'est trompé par aucune image visuelle. Comme on l'a vu 8, Augustinaffirme que, s'il ne voit rien, l'aveugle n'est pas prive pour autant de la lumièrevitale qui lui permettrait de voir, si ses yeux étaient sains. C'est encore un effet de

1. II Cor. 12, 2-4.2. Cf. infra chap. Iv, « Le "troisième ciel" et la résurrection des morts ».3. Sur ce thème, cf. M. Dulaey, Le Rêve dans la vie et la pensée de Saint Augustin, Paris,

Les Études Augustiniennes, 1973.4. De quant. avim. 33, 71. Le fait que des chiens se mettent parfois à gronder voire à aboyer

durant leur sommeil permet à Augustin d' affirmer que les bêtes rêvent elles aussi (cf. Cont. epíst.fund. 17).

5. Cf. De Gen. ad litt. XII, 18, 39.6. Sur cette explication, cf. O'Daly, Augustine 's Philosophy of Mind, Berkeley-Los Angeles,

University of California 1Press, 1987, p. 80-84. Augustin semble redevable sur ce point à son amiHelvius Vindicianus (cf. Conf. IV, 3, 5; VII, 6, 8).

7. De Gen. ad litt. XII, 20, 43.8. Cf. supra chap. « Les Iumières et les ténèbres ».

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 129

la puissance de l'âme sensitive que de remarquer que les yeux, en raison de leurétat physique, ne livrent plus aucune information venant des corps extérieurs. Cepremier type d' altération de la perception ne s'accompagne dons d'aucuneillusion.

« Si en revanche la cause est dans le cerveau, d'oti partent les voies en directiondes choses sensibles qui sont extérieures, les canaux de l'intention, par lesquelsl'âme s'efforce de voir ou de sentir les choses extérieures, sont assoupis ouperturbés ou obstrués. Puisqu' elle ne perd pas son élan, elle forme des similitudes(similia) qui sont si distinctes que, dans son incapacité à distinguer les imagesdes corps des choses corporelles, elle ne sait si elle a affaire aux unes ou auxautres, si elle est panai celles-ci ou celles-là, et lorsqu' elle le sait, elle le sait d' unefaçon très différente de lorsque les ressemblances des choses surviennent ou seprésentent dans sa pensée » 1 . Par conséquent, lorsqu'elle ne trouve plus sonchemin jusqu' à l'organe sensoriel, que celui-ci soit sain ou malade, la forceintentionnelle de l'esprit produit d'elle-même dans le cerveau des images quipeuvent avoir la même vivacité que si elles provenaient des sens 2.

En conclusion, dans tous ces cas oii la perception sensible est altérée, l'espritest trompé du fait qu'il prend une représentation imaginaire pour une représen-tation corporelle. Chacun de ces cas confirme donc expérimentalement qu'iln'existe pas de critère de vérité dans les sens, et qu'il n'existe par conséquentaucun moyen de s'assurer définitivement de la véracité d'une perceptioncorporelle. La perception corporelle se définit donc par sa ressemblance mêmeavec le faux. Telle est la conséquence fondamentale que révèlent ces analyses desperturbations de l'intention de l'esprit quant à l'essence de la perceptioncorporelle.

1.De Gen. ad litt. XII, 20, 43.2. On ne peut s' empêcher de penser à l'étonnant problème dit « des membres fantômes »,

abordé par Descartes. Celui-ci écrit dans la Méditation sixième : « Pai autrefois appris de quelquespersonnes qui avaient les Bras et les jambes coupés qu'il leur semblait encore quelquefois sentir de ladouleur dans la partie qui leur avait été coupée » (Méditations rnétaphysiques, Méditation sixième,AT IX, p. 61). Cette pathologie représente une sorte d'état intermédaire entre les deux situationsqu' Augustin distingue. Dans ce cas en effet, l'affection touche bien l'organe lui-même, mais elleproduit une perception illusoire comparable à celle qui survient lorsque c' est au niveau du cerveauque la force intentionnelle est perturbée. À notre connaissance, Augustin ne fait aucune allusion à c ephénomene, qui était pourtant bien connu des Anciens. La théorie d'Augustin eut une grande fortune.On la retrouve chez Kant, qui demande que l'on admette avec Descartes « que la principaledifférence entre le mouvement des nerfs dans les créations de l'imagination (Phantasien) et celuidans la sensation consiste en ce que les lignes directrices du mouvement se coupent dans celles-là au-dedans du cerveau, et dans celle-ci au-dehors ; par suite lefocus imaginarius oà l'objet est représentéétant situe hors de soi dans les sensations claires de l'état de veille, et celui des imaginations que jepeux avoir au même moment étant situé en moi, je ne peux manquer, tant que je veille, de distinguer leschoses imaginées, comme chimères venues de moi, de l'impression des sens » (Rêves d'un vision-naire expliqués par des rêves métaphysiques, tEuvres philosophiques I, Paris, éd. de la Pléiade, p. 560[AK II, 3451).

130

CHAPITRE IV

La ressemblance avec le faux

Lorsqu' il prive de tout critère de vérité les sens, Augustin est en parfait accordavec les Académiciens. Il pourrait écrire, en reprenant les termes mêmes dont seservait Zénon pour définir la représentation compréhensive, que le sensible, c'est« ce qui est imprime dans l'esprit, à partir de ce dont il provient, d'une façon tellequ'il aurait aussi pu l'être à partir de ce dont il ne provient pas » ', ou encore que lareprésentation sensible est celle qui, « provenant de ce qui est, est telle qu'elleserait en provenant de ce qui n' est pas » 2.

À l'instar des Académiciens, Augustin remet en cause la possibilite que jepuisse m'assurer d'une façon indubitable de la véracité de ma perception, tandisque les Stoïciens pensaient qu'une telle opération de vérification demeuraitpossible. Ainsi Lucullus déclarait-il dans les Académiques : «Selon monjugement, il existe une très grande vérité dans les sens, à condition qu'ils soienten bonne santé et bien portants, et qu'ils soient débarrassés de tout ce qui lesentrave et qui empêche leur exercice. C' est pourquoi nous voulons modifier àplusieurs reprises 1 ' éclairage, et 1 ' emplacement des choses que nous regardons, etnous augmentons ou diminuons la distance qui nous separe d' elles, et nousrépétons ces opérations jusqu' à ce que l' apparence elle-même (aspectus ipse) fasseque l'on ait foi (finem) dans le jugement que l'on porte sur elle » 3 . Pour lesStoïciens, je peux m'assurer, à condition de prendre un certain nombre deprécautions, que je ne rêve pas et que je ne suis donc pas trompé. D'après eux,existe un critère qui s'applique aux représentations sensibles et qui permetd'établir lesquelles d'entre elles sont compréhensives. Lucullus déclare en effetque les représentations qui se forment durant le sommeil, l'ivresse ou la folien' ont ni la même force (vim) ni la même consistance (integritatem) que celles quise forment durant la veille, lorsqu'on est en bonne santé 4. Et il s'indignait,comme le rappelle Cicéron, que l'on pilt, comme les Académiciens, alléguer sanscesse le cas des fous, des ivrognes et des rêveurs, alors que le stoïcien en appellequant à lui au jugement « de la gravité, de la fermeté et de la sagesse »5.

Cicéron peut cependant répondre qu'il ne s'agit pas, pour Academie, de nierqu' au réveil le dormeur se rende compte qu' il a dormi, ou que le frénétique douted'avoir été saisi d'un accès de folie, après avoir retrouvé le calme : « La questionn' estpas de savoir quel souvenir ils gardent habituellement une fois qu' ils se sontréveillés ou qu'ils sont revenus de leur délire (furor), mais quelle représentationétait la leur au moment même oit ils étaient sous le coup du délire ou du rêve »6.

1.D'après Com. Acad. II, 5, 11.2. D'après Acad. prior. II, 24, 77.3.Acad. prior.I1,7 , 19.4. Acad. prior. II, 17, 52.5.Acad. prior. II, 17,53. Lorsqu'aussitôt après avoir evoque l'exemple des fous dans la Médi-

tation premiei-e, Descartes ajoute : « Mais quoi ? ce sont des fous... » (AT IX, p. 14), loin de signifierpar là qu'il faille tous les mettre en prison, il feint, en connaisseur des Académiques, d'éprouverl'indignation qui était celle de Lucullus, tout en en comprenant la naïveté (cf. le texte déjà cite desRéponses aux secondes objections [AT IX, p. 103]).

6.Acad. prior. II, 28, 90.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 131

Nous pouvons nous assurer que nous avons rêvé, mais non pas que nous nesommes pas en train de rêver. En effet, il n'y a rien d'absurde à imaginer que cesoit en rêve que nous nous assurions que nous ne rêvons pas.

Le rêve étonnant qu'a fait Augustin (peut-être au temps oit il traversa la crisede scepticisme qu'il mentionne dans les Confessions) et qu'il rapporte dans laGenèse au sens littéral l'atteste : « Je sais qu'il m'est arrivé à moi – et pour cetteraison je ne doute pas que cela ait pu ou puisse arriver à d'autres aussi tandisque je voyais des images en rêve, de sentir que c'était en rêve que je voyais cesimages, et quoique je fusse en train de rêver, je savais et je sentais très nettementque ces images qui trompent continuellement notre assentiment n'étaient pas devéritables corps, mais qu'elles m' apparaissaient en rêve. Mais enfin j' étais trompéen ce que je m 'efforçais de persuader un de mes amis, que je voyais en rêve de lamême manière, que ce n'étaient pas là des corps que nous voyions, mais desimages comme en voient ceux qui rêvent, alors que lui aussi il m'apparaissait dela même manière, comme une image parmi les autres » 1 . À l'encontre de l'idéerépandue selon laquelle, lorsqu' il se demande s'il ne rêve pas, le dormeur s'estdéjà réveillé, Augustin prétend donc, comme l'avaient déjà remarqué certainsanciens 2 , que la distinction entre le rêve et la réalité peut être elle-même présente àla conscience du rêveur.

Sans doute de tels exemples de rêves oìt la distinction entre le rêve et la réalitéapparait elle-même explicitement à la conscience du rêveur, de manière à dissiperl'illusion ou au contraire à la rendre parfaite, sont-ils rares. On peut toutefois sedemander si l'illusion du rêve n'exige pas elle-même que cette distinction existedans la conscience du rêveur sur un mode sinon réflexif du moins « quasi-réflexif », c'est-à-dire, dans le langage d'Augustin, au niveau de la connaissancemême (notitia) que l'esprit possède, lors même qu' il n'y pense pas.

Dans le passage de la Méditation première od le phénomène du rêve estmentionné, il semble que Descartes évoque lui aussi ce caractère « quasi-réflexif »de la distinction entre le rêve et la réalité qui est inhérente à la conscience durêveur. 11 écrit en effet : « Il me semble bien à présent que ce n'est point avec desyeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n'est pointassoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main etque je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne me semble point si clair ni sidistinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviensd' avoir souvent été trompé lorsque je dormais par de semblables illusions » 3 . Si

I. De Gen. ad litt. XII, 2, 3. Sur ce rêve, cf. aussi XII, 20, 43.2. Les anciens avaient déjà remarqué qu'il arrive que I'on s' aperçoive en rêvant que I'on rêve.

Aristote déclare que « souvent, lorsqu'on dort, quelque chose dit en notre âme que ce qui nousapparait est un rêve » (Des Rêves, 462 a 5, Petits Traités d'histoire naturelle, trad. P.-M. Morei, Paris,GF, 2000). Sur ce type de rêves, cf. P. Pachet, « Le miroir du rêve selon Aristote » in Hisroire etstructure. À la mémoire de Victor Goldschmidt, Paris, Vrin, 1985, p. 195-200. Et Sénèque écrit :« Nam qui leviter dormit et species secundum quietem capit, et aliquando dormire se dormienscogitat » (Ep. 6, 53, 7). Augustin réaffirme la même idée au paragraphe 53 du livre XII du De Gen. adlitt., lorsqu'il evoque « ceux qui savent qu'ils voient en rêve, avant même de s' éveiller », mais il neprécise pas, pour sa part, qu'il doit s' agir dans ce cas d'un sommeil léger.

3. Méditations métaphysiques, AT IX, p. 14-15.

132

CHAPITRE IV

1' on retraduit cette dernière phrase, Descartes écrit plus précisément : « Comme si,en vérité, je ne me souvenais pas d' avoir été joué aussi par de semblables penséesd' autres fois dans mes rêves ! ». 11 semble dons montrer de quelle maniere il arriveque l'esprit se persuade lui-même dans le rêve que ce n'est pas en rêve que luiapparaissent toutes les images de son rêve. Ceux qui sont sous le coup de l'ivressene se persuadent-ils pas eux-mêmes de la même façon qu' ils jouissent del'intégrité de leur sens ? Et une personne mourant de soif dans le désert et victimed'une hallucination qui lui ferait alors voir une grande bouteille, n'hésiterait-ellepas, tout d' abord, à en croire ses propres yeux ?

Si Augustin affirme qu'il n'existe aucun moyen de distinguer en toute certi-tude entre les représentations sensibles qui sont vraies et celles qui sont fausses,ne méconnait pourtant pas la possibilité de s'assurer dans une certaine mesure dubien fondé d'une apparence sensible. Ainsi déclare-t-il dans la Genèse au senslittéral que « dans toutes les représentations corporelles (in omnibus corpora-libus visis), on recourt aussi au témoignage des autres sens, qui doit êtreconcordant ', et surtout à celui de l'esprit et de la raison, afinque puisse être établi,autant qu' il est possible, ce qu' il y a de vrai dans ce gene de choses » 2.

Contrairement à ce qui peut sembler au premier abord, Augustin ne secontredit pas, caril ne soutient pas la même chose que Lucullus. Alors que leporte-parole des Stoïciens affirme qu' il est possible de parvenir, après différentesvariations, à la compréhension même du phénomène, Augustin, quant à lui,souligne d'emblée qu'un tel processus de vérification rencontre nécessairementune certaine limite. Le « autant qu' il est possible » atteste une sorte de résistanceque presente le sensible à être vrai. En qualifiant de vrai ce qui n'est quevraisemblable, les Stoïciens ont précisément méconnu la limitation que rencontre

1.On peut ainsi s 'assurer que l'on affaire à un vrai ccuf, et non pas à une image, en le touchant eten le faisant émettre un (faible) son (cf. Sol. II, 7, 13).

2. De Gen. ad litt. XII, 25, 52. On peut rapprocher ce texte, dans lequel Augustin evoque lepouvoir que possède la raison de juger des apparences, et le passage des Prolégomènes à toutemétaphysique future oú Kant declare : « Quand un phénomène nous est donné, nous sommes encoretout à fait libres de juger d' après lui de la chose comme nous voulons. Celui-ci, le phénomène, dépenddes sens, mais le jugement dépend de l'entendement, et la question est seulement de savoir si dans ladétermination de l'objet il y a ou non vérité. Orla différence entre la vérité et le rêve ne consiste pasdans la nature des représentations qui sont rapportées à des objets, car enes sont identiques dans lesdeux cas, mais dans leur connexion d'après les règles qui déterminent renchainement des représen-tations dans le concept d'un objet, en tant qu' elles peuvent ou non coexister en une expérience »(Prolégomènes à toute métaphysique future, § 13, Remarque III, ed. de la Pléiade, tome II, p. 60-61[AK IV, p. 290]). Kant affirme donc lui aussi qu'il n'existe pas de critère de vérité au niveau desreprésentations sensibles elles-mêmes. 11 demeure cependant possible, d'après lui, de faire le départentre des représentations qui ne seraient que subjectives, comme il s'en produit dans le rêve, et cellesqui peuvent en outre être tenues pour objectives : la possibilité d' appliquer au divers de l' expériencesensible les catégories de l'entendement, qui définissent elles-mêmes a priori les formes de l'objecti-vité, tient lieu de critère. Si, par exemple, je remarque soudainement que les roues de la voiture que jevois démarrer tournent à l'envers, je peux me demander si je ne rêve pas ou me rappeler que je suis aucinema. On peut cependant se demander si ce critère rationnel n' admet pas, comme le souligneAugustin, une limite. De fait, tous les rêves ne présentent pas des phénomènes dont l' enchainementcontredit l'expérience.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 133

toute procédure de vérification de 1' apparence sensible, et qui tient à l'absence decritère de vérité au niveau du sensible.

Il faut écarter un contresens quant à la signification de cette affirmation. Onméconnaitrait la profondeur de sa pensée si l'on pensait qu' Augustin envisage uninstant que la vie soit un songe. Il ne s'agit pas pour lui de revenir au scepticismedes Académiciens, qui ont pourtant affirmé avant lui le caractère non-compré-hensif de la représentation sensible. Augustin entend bien plutôt montrer que,lorsqu'on a entrepris de s'assurer du bien-fondé d'un phénomène sensible et quel'on a évité, autant qu'il est possible, la possibilité de l'illusion, la représentationn'est pas rendue compréhensive pour autant. II ne s'agit donc pas tant d'affirmerque je peux toujours craindre d'être dupe d'une illusion que de montrer que, dansla perception sensible, la chose ne m' est jamais donnée d'une façon telle qu'il soitabsurde de penser que ce n'est pas elle mais une autre, voire rien du tout, qui m' estalors donné. En revanche, comme on l'a vu, l'idée que l'esprit puisse se prendrepour un autre ou pour rien du tout, lorsqu' il se connait, renferme une absurditémanifeste. L' intérêt phénoménologique de la réflexion augustinienne tient au faitqu'elle s'attache à décrire la différence qui existe entre ces deux modesd'apparition ou de présence.

En se fondant sur les données de l'expérience sensible elle-même, Augustinétablit donc qu'il est dans l'essence même du sensible de s'offrir à la perceptionsous l'espèce du vraisemblable seulement et que sa ressemblance avec le faux estconstitutive de la perception sensible. Le sensible est ouvert par essence à lapossibilité de l'illusion. À la limite, une perception sensible dont je ne pourraispas me demander si elle n'est pas fausse ne serait pas une vraie perception sen-sible. Le critère même qui me permet d'affirmer que c'est bien à une perceptionsensible que j'ai affaire, c'est l'absence même d'un critère indubitable. Augustindéfinit précisément la représentation sensible à partir de son caractère« acataleptique », signifiant par là que la chose extérieure ne peut jamais m'êtredonnée de façon telle qu'elle ne puisse se révéler fausse. La représentation sensibleest donc définie, non pas dans son opposition à l'illusion, mais dans sa parentéessentielle avec elle.

Si, comme l'indique Augustin, on peut s'assurer que l'on n'est pas victimed'une illusion empirique, lorsqu'on a procédé à un ensemble de vérifications, onne saurait pour autant penser que l'on dispose alors d'une représentationcompréhensive. Survient un moment olI j'aurai beau continuer de me pincer, etfaire à nouveau le tour de la table, ou chercher une lampe plus puissante, je neparviendrai pas pour autant à combler l'écart qui sépare ma perception de la tabled'une représentation compréhensive. L' écart qui subsiste irréductiblement entre laperception sensible qui a été vérifiée et une perception compréhensive atteste lapermanence d'une illusion, qui n'est plus empirique cette fois, mais transcen-dantale. Ce résidu révèle l'essence même de l' apparaitre sensible.

Les Académiciens ont bien compris qu'il n'existait pas de critère de vérité del'apparence sensible. Ils ont cependant donné une interprétation hyperbolique del'illusion transcendantale qui est inhérente à la perception sensible, en imaginantl'hypothèse d'une formidable illusion empirique qui serait universelle. Augustin

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CHAPITRE IV

montre pourquoi les Sceptiques ont pu former l'hypothèse que le monde soit unrêve, à la façon dont Husserl montre quel sérieux recèle l'hypothèse cartésienneselon laquelle le monde est un rêve, hypothèse qui, prise à la lettre, est cependantextravagante. En affirmant qu'il n'existe pas de critère de vérité de l'apparencesensible, Augustin établit donc, sans penser le moins du monde que la perceptionsoit un rêve, que notre intuition du monde sensible est cependant telle qu'ellepuisse être celle d'un « non-existant ». Pour le dire en des termes husserliens,nous devons avoir égard au fait que la possibilité, la pure possibilité, que lemonde ne soit pas découle nécessairement de la manière même dont le mondenous est donné, et qu'elle est constitutive de l'apparattre sensible. En outre, cettepossibilité toujours ouverte est comme l'envers du caractère nécessairementcompréhensif de la pensée elle-même ou de la vie de l'esprit.

Sur ce point, Augustin anticipe de façon remarquable les analyses de Husserl.En effet si, à notre connaissance, Husserl n'évoque nulle part le problème de lareprésentation compréhensive, il n'en demeure pas moins qu'il s' est attaché, luiaussi, à mettre en évidence le caractère non-compréhensif de la perceptionsensible, ou, pour reprendre les termes dont il se sert, son caractère « présumé » ou« présomptif » (prãsumptive).

Le caractère « présumé » du sensible

Husserl déclare dans les Idées directrices « L'existence des choses n'estjamais requise comme nécessaire par sa propre donnée; elle est d'une certamefaçon toujours contingente. Ce qui signifie : il est toujours possible que le coursultérieur de 1' expérience contraigne d'abandonner ce qui antérieurement a été posésous l'autorité de l'expérience. C'était, dit-on par la suite, une pure illusion, unehallucination, un simple rêve cohérent, etc. (...) De tels processus sont paressence exclus de la sphère du vécu. Iln'y a plus place dans la sphère absolue pourle conflit, le simulacre, altérité. C 'est une sphère de position absolue »'. Husserlmentionne donc l'expérience commune qui consiste à se rendre compte rétro-spectivement que ce que l'on pensait percevoir en réalité n'était en fait que leproduit d'un rêve ou d'une hallucination. II déclare, à partir de là, que laperception sensible se définit elle-même par le fait qu'elle est toujours à la mercid'une telle mésaventure. En effet, il n'existe aucune raison d'ordre apodictique envertu de laquelle, au lieu de continuer à s'unifier, le faisceau des esquisses(Abschattungen) qui composent la perception sensible ne pourrait pas être frappé,à un moment donné, de discordance (Unstimmigkeit ou Widerstreit). Aucontraire, il faut aller jusqu'à parler d'une « certitude apodictique de la non-existence possible du monde » 2.

Cette certitude définit le caractère présumé de l'apparaitre sensible, qui traduitlui-même le fait que I'identification de l'objet spatial est en perpétuel sursis. Endépit de l'apparente certitude que j' ai de le comprendre, je n'en ai, à tout moment,

1.Idées directrices, p. 150 [86].2. Cette expression se retrouve dans le titre de la 37' leçon du deuxième volume de Philosophie

première (Théorie de la réduction phénoménologique, trad. L. Arion Kelkel, Paris, PUF, 1972, p. 97).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 135

que des vues partielles, qui doivent toujours être elles-mêmes confirmées par denouvelles vues, qui ne seront jamais les dernières. En effet, le point de conver-gente de toutes les esquisses, on leur concordance définitive livrerait une intui-tion adéquate de la chose, n'est qu'un focus imaginarius, pourrait-on dire enreprenant un terme kantien I . Loin d'être adéquate, la perception sensible est tellequ'elle peut toujours causer une « déception » (Enttduschung) 2. Pour le direencore autrement, et comme Husserl le souligne dans Philosophie première3,toute perception d'un objet spatial singulier comporte « une inadéquation(Inadãquatheit) tout simplement inéluctable » 4 , ou encore présente néces-sairement un « caractère incomplet (Unvollstãndigkeit)» 5. Épousant la formed'un processus de vérification continuei et infini en droit, la perception seconstitue de corrections successives, qui ne valent elles-mêmes que jusqu'ànouvel ordre ou jusqu' à preuve du contraire. Voici, par exemple, qu'« à la place del'homme dans la brume nous voyons un tronc d'arbre » 6. Pour décrire un telphénomène, Husserl relata un jour devant ses étudiants, « sa visite au musée decire dans la Friedrichstrasse à Berlin : il décrivit alors comment, à son grandembarras, une jeune femme lui fit signe tout près de l'entrée jusqu' au moment otiil finit par reconnaitre ce qu' il en était : "C' était une poupée" »7.

Sitôt la discordante survenue, la concordance est rétablie à la faveur dunouveau « présumé », sans que la menace d'une nouvelle déception puissecependant être définitivement écartée. « Que ce processus continue et peuttoujours se continuer dans ce style, c'est là un fait très remarquable et rien demoins qu'une nécessité apodictique » 8. En d'autres termes, « le mondeexpérimenté, après chague correction, a valeur de monde vrai. Cette vérité est etdemeurera éternellement en marche » 9. On ne saurait obtenir qu'une véritéprovisoire, qui pourra être à son tour dépasséern.

I. Kant désigne métaphoriquement du nom de focus imaginnrius les idées transcendantales dontla raison fait un usage régulateur. Cf. Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud,Paris, PUF, 1944, Appendice à la dialectique transcendantale, De l' usage régulateur des idées de laRaison pure, p. 453-454 [AK III, 428]).

2. Sur la déception, cf. Recherches logiques 111, Paris, PUF, 1963, § 11 : « Déception et conflit.Synthèse de la distinction », p. 57 sq. [41sql.

3. Cf. Philosophie première, Théorie de la réduction phénoménologique, Deuxième section :« Critique de l'expérience mondaine. Le premier chemin vers la réduction transcendantale ».Chapitre 1. « Perception du monde et croyance au monde ». 33 , leçon – « L' irréductible contingencede la proposition : "Le monde est" », p. 61 [44].

4. Philosophie première, p. 61 [44].5. Philosophie première, p. 58 [43].6. Philosophie première, p. 64 [46].7. H.-G. Gadamer, Années d'apprentissage philosophique, Critérion, Paris, 1992, p. 40. Husserl

ne pouvait excuser pareille méprise en alléguant, comme le Stoicien Sphairos qui venait de prendreune des grenades en cire que le roi Ptolémée lui avait perfidement fait servir, qu'il n'avait en faitdonné son assentiment qu'à quelque chose de vraisemblable (cf. Diogène Laërce, VII, 177 [SVF I,625]). Pour Husserl, en effet, on ne saurait donner d'autre assentiment au sensible.

8. Philosophie première, p. 64 [46].9. Philosophie première, p. 65 [47].10.On ne peut manquer de songer ici à la célebre théorie de K. Popper selon laquelle la

science n'est vraie qu'aussi longtemps qu'elle n'a pas été infirmée par une nouvelle expérience.

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CHAPITRE IV

Il y a plus grave cependant. En effet, dans la situation qui a été jusqu'iciévoquée, la déception s' accompagnait de la substitution d'une nouvelle chose àcelle que l'on abandonnait. Husserl montre cependant qu'il faut aller jusqu'àenvisager, d' un point de vue théorique, la possibilité d'une dissolution complètedes esquisses de la perception. La discordance produit alors un chaos : « II estconcevable, nous ne pouvons nous empêcher de nous 1 'avouer, qu'un encha?-nement continu de phénomènes concordante soit rompu et se transforme, pourparler comme Kant, en un pur "chaos" (Gewühl) de phénomènes » 1 . Husserlmontre donc que nous pouvons imaginer sans absurdité ce que serait l'intuitiond'un monde de phénomènes sans aucun ordre, et dépourvu de toute unitésystématique, de sorte que la loi de la différence des genres et des espèces nes'appliquerait plus. Il semble enfim qu'il existe une hypothèse plus radicaleencore. La réduction phénoménologique exige en effet que l'on aille jusqu'àenvisager la disparition totale du monde : « Ce qui subsisterait à la rigueur, ceserait un souvenir d'un monde apparu dans une expérience antérieure » 2 . Commesi, au réveil d'un rêve, au lieu de me retrouver dans mon lit, je ne retrouvais rien,hormis mes souvenirs.

On mesure la progression de l' analyse de Husserl. Dans le premier cas, je suisdéçu lorsque, dans le brouillard par exemple, je prends pour un homme ce quis' avère être un arbre. « Derrière » l'illusion, ii y a bien quelque chose, à savoir unarbre. Dans le deuxième cas, Husserl forme l'hypothèse selon laquelle ce que jeprenais pour le monde m'apparaisse n'être pas. La perception sensible est donctelle que la discordance à la merci de laquelle elle demeure toujours peut révéler enfim de compte que le monde ne soit pas.

La contingence de l'expérience retentit sur la science même. C'est précisément pour éviter un telretentissement que les Stoïciens voulaient que la certitude f6t présente dès la perception sensible.D'une manière « néo-académicienne », la science est présumée vraie jusqu'à preuve du contraire,toute prétention de sa part à atteindre un vrai inébranlable trahissant une dérive « idéologique »(cf. par exemple Conjectures et re'futations, Paris, Payot, 1985, p. 376 sq.).

1.Philosophie première, p. 67 [48]. Sans doute Husserl fait-il ici allusion au passage de laCritique de la raison pure dans lequel Kant affirme que notre imagination demeurerait « enfouie aufond de l'esprit (Gemüths) comme une faculté morte et inconnue à nous-mêmes », si le divers del'intuition ne se prêtait à la possibilité d'une synthèse de l'appréhension et de la reproduction. « Si lecinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd, si un homme se transformait tantôt enun animal, tantôt en un autre, si dans un long jour la terre était converte tantôt de fruits, tantôt de glaceet de neige, mon imagination empirique ne pourrait jamais trouver l'occasion de recevoir dans lapensée le lourd cinabre avec la représentation de la couleur rouge » (Analytique des concepts ;chapitre II, De la déduction des concepts purs de l'entendement ; Deuxième section, Des principes apriori de la possibilité de l'expérience; II – De la synthèse de la reproduction dans l'imagination[Première édition], p. 113). Kant évoque un peu plus loin l'hypothèse selon laquelle notre expérienceserait « moins qu'un rêve » (p. 126). On peut également songer au texte de l'appendice à ladialectique transcendantale, « De l'usage régulateur des idées de la Raison pure » (ibid., p. 452-466), dans lequel Kant imagine ce que serait un monde dans lequel la loi de l'espêce et du gene nepourraient plus être appliquées. Celui-ci serait un simple « agrégat », dont la « diversité » et la« variété » seraient irréductibles à toute « harmonie ». Le mot de Gewühl ne figure cependant dansaucun de ces deux textes.

2. Philosophie première, p. 68 [49].

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 137

Si Husserl attache tant d' importance au phénomène de l'illusion, ce n' est pasdans le but de développer avec complaisance un vieux thème sceptique. Husserlne pense pas que le monde soit un vaste musée Grévin, ou que la vie soit unsonge. En effet, « la possibilité que le monde n'existe pas n'est pas la possibilitéque la perception soit un rêve, une image, mais que le divers des esquisses nes'unifie pas du tout et soit radicalement discordant. C' est la concordance desesquisses qui est contingente » L' illusion en vertu de laquelle le monde peutn'être pas « est une illusion d'une espèce particulière, une illusion transcen-dantale qui se distingue parfaitement de toute illusion empirique, de l'illusion ausens ordinaire du mot » 2. En effet, si dans la vie empirique nous pouvonstoujours nous demander quel est l'être qui se trouve « derrière » telle apparencedont nous nous demandons si elle n'est pas fausse, il n'y a en revanche plus aucunsens à se demander quel vrai monde il serait possible de percevoir à la place de cemonde, dont l'existence est toujours présumée 3 . Autant se demander, ajouteHusserl, quelle véritable ondine existe à la place de celle que j' imagine. Pourreprendre l'exemple de Lucullus, il n'y a pas à se demander à partir de quelledistance idéale, et sous quel éclairage la représentation de la table devientcompréhensive.

Husserl n'entend donc pas affirmer que la possibilité que le mondes'évanouisse se réalise jamais, mais que, en dépit de son caractère quelque peuextravagant, une telle possibilité accompagne toujours la perception du mondeexistant. L' hypothèse, en vertu de laquelle tout ce que je perçois s'avère n'êtrerien, révèle 1 'essence même de la perception sensible, en tant quelle est présuméeou non-compréhensive. Husserl déclare en effet : « Rien ne prouve que le monden' est pas, tout, au contraire, prouve qu' il est; nous en avons une expérience réelle,et l'expérience est réellement un flux de confirmation concordante, comme il en atoujours été. Or ce qui importe pour nous, c'est que cette assurance empiriqueparfaite, cette indubitabilité empirique en tant qu' empirique n'en laisse pas moinsouverte la possibilité que le monde ne soit pas, que cette possibilité subsiste detoute évidence, quoique absolument rien ne prouve qu ' elle se réalise un jour » 4.

Qu'est-il pourtant possible de répondre à ceux qui affirment comme lesAcadémiciens, en raison même du caractère non-compréhensif de la perceptionsensible, que le monde n'existe peut-être pas, et que nous sommes peut-être entrain de faire un rêve cohérent ?

1.P. Ricceur in Husserl, Idées directrices, p. 150-151, note 2.2. 34 , leçon. –111usion transcendantale et illusion empirique. À propos de l'objection de la folie.

Philosophie première, p. 73-74 [53].3. « Que le monde, dont nous venons de dire qu' il nous était donné en personne, en vérité pourtant

ne soit pas, que ce qui est ainsi donné en personne soit une pure illusion, une illusion transcendantale,c'est là une possibilité ouverte en permanence. Mais, en l'occurrence, ce qui caractérise cetteillusion que nous avons appelée transcendantale, c'est qu'il serait totalement absurde de rechercherpour elle une correction qu'apporterait une vérité correspondante, ou de se mettre en quête d'un êtrevrai qu'il faudrait poser au lieu, à la place de ce monde non existant » (Philosophie première, p. 74[54-55]).

4. Philosophie première, p. 75 [54].

138

CHAPITRE IV

Avant de voir quel argument permet d' établir l'existence objective dusensible en dépit du caractère non-compréhensif du sensible, admettons pour untemps l'hypothèse selon laquelle le monde n'existe peut-être pas. La perceptionsensible est fausse et ce que nous prenons en rêve pour le monde n' est rien. Nedevons-nous pas craindre dès lors, si nous suivons les Académiciens, « qu' il nousarrive la chose la plus absurde », celle-là même qui semblait arriver à Augustin età Adéodat dans le Maitre, au moment ()à ils cherchaient à définir la significationdu terme nihil, « à savoir de perdre du temps, en étant retenus par rien »2?

L'« acatalepsie » universelle

À l'encontre des Stoïciens, les Académiciens ont affirmé avec raison que lareprésentation sensible est « acataleptique ». Ils entendaient conclure à partir del'« acatalepsie » sensible à I'« acatalepsie » universelle, comme la penséestokienne les autorisait à le faire. En effet, quoique les Stoïciens aient eux-mêmesétabli une distinction entre les représentations sensibles et celles qui sontintelligibles 3, ils faisaient de la représentation sensible le fondement même de lascience. On passe de la représentation compréhensive à la compréhension, et de lacompréhension à la science, par un mouvement de constitution que Varronrésume de la façon suivante : « Lorsqu'elle s' est distinguée par elle-même, lareprésentation est compréhensive (...). Lorsqu' elle a été reçue et approuvée,Zénon l'appelait la compréhension, au sens oà l'on dit des choses que l'on prenddans sa main qu ' elles sont comprises (...). Ce qui avait été compris par les sens,l'appelait la sensation elle-même ; et s'il avait été compris de façon telle que laraison ne pilt le ruiner (convelli), il l'appelait la science » 4. Les Académicienss'efforcèrent donc de montrer que la représentation même que les Stoïciensprenaient pour un don de la nature et pour la norme de la science (normamscientiae)– dans l'idée que les notions des choses s'imprimaient, à partir d' elle,dans l'esprit 5 – n' était en fait pas fiable, et que l'édifice de la science s'effondraitde ce fait 6. Les Académiciens concluaient donc que rien ne peut être perçu ni

1. Sur ce point, cf. infra chap. rv , « Scepticisme, idéalisme, réalisme ».2. De mag. 2, 3.3. « Parmi les représentations, les unes sont sensibles (aiabrixoti), les autres, non. Sont sensibles

celles qui sont saisies au moyen d'un ou de plusieurs organes des sens; sont non-sensibles celles quisont saisies au moyen de la pensée, comme celles des incorporeis et des autres objets saisis par laraison (ai Stà rnç Stavoiac, xakurEp rciv à64.11.tétTOV, xàt TG1V 6.».4.1V TerN Xóyy Xcii.t&niogévov) »(Dioclès Magnès ap. Diog. Laërt., VII, 51. Texte cité et traduit par V. Goldschmidt, Le Systè mestacien et l'idée de temps, p. 112, note 3). Sur ce point, cf. aussi le tableau des différentes facultes deconnaitre selon les Stoïciens établi par É. Bréhier in Chrysippe et l'ancien storcisme, p. 102, note 4.

4. Acad. post. I,11, 41.5. Cf. Acad. post. I,11, 41-42.6. Comme écrit V. Goldschmidt, d'après les Stoïciens, « pour que la connaissance puisse être

vraie, il faut qu' elle le soit d' emblée. Elle ne saurait donc se construire laborieusement, à partir de lasensation, susceptible d'erreur ; car comment, sur un fondement si incertain, pourrait-elle élever lapensée vraie? La distinction même entre sensation et intellection est à rejeter, dans la mesure on elleexprime des degrés de certitude que Ia connaissance parcourrait successivement. La certitude doitêtre présente tout de suite dans des contenus de consciente que, secondairement, on pourra diviser en

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 139

compris au sens strict de ces termes, c'est-à-dire, pour reprendre les termes mêmesde la définition de Zénon, que « rien ne pouvait être imprimé (signari) à partir duvrai, qui ne pfit l'être de la même manière à partir du faux » '. Par conséquent,l'esprit est incapable d' atteindre la lumière de la vérité. Sans nier le moins dumonde que quelque chose apparaisse, ils dénient toute vérité à cet apparaitre2.

Une telle affirmation revient de façon récurrente dans les Académiques.Soucieux de revêtir la doctrine de la Nouvelle Académie de l'autorité de Socrate etde la plupart des Anciens, Cicéron déclare : « L' obscurité des choses conduisit àun aveu d'ignorance Socrate, comme avant lui déjà Démocrite, Anaxagore3,Empédocle et à peu près tous les Anciens, qui affirmèrent qu'on ne peut rienconnaitre, rien percevoir, rien savoir ; que les sens sont bornés, les esprits faibles,le cours de la vie bref, et que, comme le disait Démocrite, la vérité git enfouiedans les profondeurs, que les opinions et les conventions dominent partout, qu'ne reste rien pour la vérité, qu'en un mot toutes les choses sont entourées deténèbres (omnia tenebris circumfusa esse) » 4. Après eux, Arcésilas concluaitqu'« étant dans l'ombre, toutes les choses nous échappaient (omnia latere inocculto), et qu'on ne pouvait rien voir ni comprendre (intelligi)» 5. L'« obscuritédes choses » 6 est telle qu' elles sont toutes littéralement « abstruses » 7 : nous nesavons rien, nous ne distinguons rien, nous ne pouvons découvrir la qualitéd' aucune chose R . « Toutes les choses nous échappent (latem), elles sont cachées etentourées d'épaisses ténèbres » 9. La nature a profondément enfoui la vérité dansles profondeurs » 10. De l'aveu de Cicéron, c'est Démocrite qui est allé le plus loindans le scepticisme. En effet, « Démocrite ne dit pas la même chose que nous, qui

sensibles et intellectuels ; mais cette distinction n'implique aucune différence de certitude. Or cescontenus de consciente par mi il faut "faire commencer" la connaissance, les Stoïciens les appellent"représentations", yavraoica » (Le Système stoïcien et l'idée de temps, p. 112).

1.Acad. prior. II, 22, 71.2. Les Académiciens ne nient pas qu'il soit possible de percevoir quelque chose, mais bien qu'il

soit possible de percevoir quelque chose de compréhensif. Aussi reprochent-i Is à Zénon et auxStoïciens de reprendre la pensée d' Aristote en opérant un dépassement illégitime. Selon une déclara-tion de Cicéron à Lucullus, un péripatéticien dirait seulement que « ce qui peut être perçu, c'est ce quiest imprimé à partir du vrai, sans ajouter ce long supplément : "d'une façon telle qu'il ne pourraitl'être à partir du faux" » (Acad. prior. II, 35, 112). En refusant un tel « supplément », les Acadé-miciens entendent préserver la possibilité que le vrai produise toujours des représentations fausses.

3. Sur Anaxagore et la distinction qu'il établit, le premier, entre le phénomène et le noumène,cf. H. Diller, « "Otinç àNX(av rà (patvágeva », Hermes, 67, 1932, p. 14-42. Cf. aussi J.-P. Dumont,Le Scepticisme et le phénomène, p. 209-211. Comme l'écrit cet auteur, Anaxagore instaure« une problématique de la perception définie par deux pôles : ce qui apparait ou le phénomène,et ce qui demeure caché et en soi, et constitue en un certain sens la réalité que seul le noiis discerneet qui est proprement imperceptible aux sens » (ibid., p. 209). Cf. Sext. Emp., Adv. Math. VII, 90;Hyp. Pyrr. I, 138.

4. Acad. post. I,12, 44.5.Acad. port. I, 12, 45.6. Acad. prior. 11, 3, 7.7.Acad. prior. II, 5, 14.8.Acad. prior.11, 4, 14.9. Acad. prior. II, 39, 122.10.Acad. prior. II, 10, 32.

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CHAPITRE IV

nions, non pas qu'il y ait quelque chose de vrai, mais qu'il puisse être perçu. Il nied' emblée, quant à lui, qu'il y ait du vrai. Et les sens, il ne les appelait pas obscurs(obscuros) mais ténébreux (tenebricosos). C' est bien le nom qu'il leurdonnait

Si les sens sont ténébreux, la raison elle-même ne permet pas davantaged'atteindre Ia lumière, car les Académiciens « nous privent entièrement de laraison, qui est pour ainsi dire, la lumière et le flambeau (lumen) de la vie » 2 . Leshommes sont plongés dans une obscurité plus grande encore que celle queconnaissent les Cimmériens, qui, pour être prives de la vue du solei], peuventpourtant allumer des feux. Comme le déplore Lucullus, « après avoir répandu tantde ténèbres, les Académiciens ne nous ont même pas laissé une étincelle pourpercer l'obscurité »3.

Augustin n' a pas manqué d'évoquer lui aussi ce thème prégnant, en plusieursendroits du traité Contre les Académiciens. Ainsi rappelle-t-il que les Académi-ciens affirmaient que « soit en raison de certaines ténèbres naturelles (naturae),soit en raison de la ressemblance entre les choses, la vérité nous échappait en étantcachée ou confuse (vel abruta vel confusa latitaret) » 4. Il déclare en outre : « Pourmoi, il me suffit de traverser, d'une façon ou d'une autre, cette masse (moles) quis'oppose à ceux qui veulent franchir le seuil de la philosophie, et qui, enrépandant ses ténèbres dans je ne sais queis réservoirs, menace d'en faire autantpour la philosophie toute entière, en empêchant d'espérer y trouver aucunelumière »5.

On comprend mieux qu'Augustin, séduit un moment par le concert d'autantde voix, ait pu connaitre l'épreuve du doute universel qu'il évoque dans lesConfessions et croire que le sage lui-même, comme un dormeur 6, est entouré deténèbres. Et 1 'on devine quel réconfort a dê lui apporter la lecture des « livres desPlatoniciens ». Comme on l' a vu 7, c ' est en reprenant une intuition platoniciennequ'Augustin affirme l'existence de différentes lumières, qui sont autant de modesde manifestations s'opposant, à chague fois, à des ténèbres déterminées. Chaguemode de manifestation est défini comme une manière particulière, pour quelquechose, de ne pas passer inaperçu ou de ne pas échapper (non latere) à laconscience 8. Et la lecture qu'Augustin fit après sa conversion du prologue del'Évangile de Jean ne 1' assura-t-elle pas, elle aussi, que « la lumière brille dans lesténèbres (lux lucet in tenebris) » 9 ?

Il apparait donc plus clairement qu'en affirmant l'existence de ces différentesespèces de lumières, Augustin apporte une réfutation de la pensée desAcadémiciens. II existe une lumière sensible. Quoique celle-ci soit moins parfaite

1.Acad. prior. II, 23, 73.2.Acad. prior. 11, 8, 26.3.Acad. prior. II, 19, 61.4. Cont. Acad. II, 5, 12.5. Cont. Acad. III, 14, 30.6. Cont. Acad. 11, 5, 12.7. Cf. supra chap. « Les lumières et les ténèbres ».8. Est-il besoin de rappeler qu'en grec la vérité se dit «Mana ?9. Jn 1, 5.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 141

et moins pure, quoiqu'elle soit acataleptique, elle ne nous fait pas moins saisird'une manière fiable les chores sensibles 1 . Et surtout, il existe une autre lumière,une autre declaratio, une autre .■.>ápyEt.«, c'est-à-dire une autre évidence, qui estbien, quant à elle, inébranlable, en raison de son caractère compréhensif : c'estcelle de la science elle-même, rendue possible par la perception rationnelle,comme le montre Augustin.

On peut donc résumer l'enjeu philosophique de la controverse qui oppose lesStoïciens et les Académiciens à propos de la représentation compréhensive de lafaçon suivante. Si les Stoïciens ont bien mis en évidence le caractère intentionneldes représentations, ils ont eu tort, en revanche, d'affirmer que la représentationsensible était compréhensive. lis prêtèrent à la représentation sensible unecertitude à laquelle elle ne saurait légitimement prétendre. Les Académiciens ontfait preuve d'une plus grande attention aux données mêmes de l'expérience,lorsqu'ils dénoncèrent toute prétention de la représentation sensible à lacompréhension, et qu'ils affirmèrent qu'il n'existe pas de critère de vérité dans lessens. Lorsqu'en revanche, ils pensèrent pouvoir en conclure que rien n' étaitcompréhensible, ils allèrent eux aussi, par dogmatisme, à l'encontre des donnéesde l' expérience.

Ni les Académiciens ni les Stoïciens ne sont par conséquent demeurés fidèlesaux données de l'expérience que pouvait pourtant leur révéler l'erroxn qu'ilsavaient pratiquée. s ont manque de percevoir la distinction entre deux niveaux decertitude et d' évidence dans l'ordre de la manifestation. Les Stoïciens ont mis surle même plan la représentation sensible et la représentation intellectuelle. LesAcadémiciens, quant à eux, n'ont pas vu que 1 ' Trox/) pratiquée sur le mondedevait faire apparaitre l'existence d'un ensemble de phénomènes compréhensifsou apodictiques. Les objections des Académiciens permettent certes de remettreen cause l'affirmation illégitime des Stoïciens selon laquelle la représentationsensible serait compréhensive. Pourtant, elles ne sauraient les autoriser à conclureà l'« acatalepsie » universelle. En effet, comme l'écrit Augustin : « Quelles quesoient les objections qu'ils allèguent contre les sens, celles-ci ne portent pascontre tous les philosophes. Il en est en effet qui affirment que tout ce que l'espritreçoit des sens du corps peut produire l'opinion, mais qui nient que cela puisseproduire la science. Quant à la science, ils veulent cependant qu' elle soit contenuedans l'intelligence, et qu 'elle vive, séparée des sens, dans I 'esprit » 2.

Augustin allègue donc ici l'autorité des « Platoniciens ». La compréhensionexiste, et il est possible de lui assigner pour ainsi dire un lieu : le « lieuintelligible » platonicien, qui est « le lieu de la vie, et le principe et la source de

1. Sur ce point, cf. infra chap. ro, « Scepticisme, idéalisme, réalisme ».2. Com. Acad. III, 11, 26. Cicéron affirmait déjà : « Pour Platon, quant à lui, tout critère de vérité,

et la vérité elle-même, sont séparés des opinions et des sens, et ils sont le fait de la pensée elle-même(cogitationis ipsius) et de l'esprit (mentis)» (Acad. prior. II, 46, 142). On voit de quelie maniereAugustin est intervenu dans la controverse portant sur la représentation compréhensive en dévelop-pant cette simple allusion de la part de Cicéron à la pensée de Platon. Le développement considérableque les « Platoniciens » ont apporté à la pensée de Platon a sans doute pernis à Augustin de mener àbien une telle entreprise.

142

CHAPITRE IV

l'âme et de l'esprit »'. L' rro)(15 qui porte sur la réalité sensible doit en d'autrestermes conduire à mettre en évidence l'existence d'une sphère, ou d'une région(regio)–pour reprendre un terme d'Augustin 2 lui-même, que l'on retrouve chezHusser1 3 –, qui est le lieu même de la compréhension. Ce que mettent en évidenceles phénomènes du rêve, de la folie et de l'hallucination, que les Sceptiquesalléguaient pour montrer que la perception sensible était « acataleptique » et quel'esprit ne pouvait avoir part à la compréhension du vrai, c'est donc en fait1 'existence d'un ensemble de représentations compréhensives, qu' embrasse la viede l'esprit, et qui résiste à toutes les objections des Académiciens. Comme on leverra, la vie tout entière de l'esprit est compréhensive. Tous les vécus du cogitosont, comme tels, des représentations compréhensives. L'erroxí) sceptiquedévoile à Augustin la vie de la pensée en tant qu'elle est indubitable oucompréhensive. Quelles représentations compréhensives la vie de l'esprit révèle-t-elle cependant? Tout d'abord, les représentations intelligibles, c'est-à-direl'ensemble des idées 4 ou des notions auxquelles rien de sensible n'est mêlé,l'ensemble des vérités rationnelles.

LA PERCEPTION RATIONNELLE

Faisant fond sur le caractère « acataleptique » de la perception sensible, lesAcadémiciens affirment donc que nous ne pouvons pas être certains du fait quenous ne sommes pas en train de rêver, de délirer ou d'être halluciné. Qu'est-ilpossible de leur objecter ? Augustin assume leur objection, qui, encore une fois,renferme une part de vérité quant à la nature même de la représentation sensible.La réponse d'Augustin, au livre lII du traité Contre les Académiciens, consiste àmontrer tout d' abord que les vérités rationnelles ne sauraient tomber sous le coupde leur critique, car elles brillent d'une lumière plus parfaite et plus pure, c'est-à-dire plus évidente, que celle des représentations sensibles. De fait, le rêve et lafolie ne remettent pas en cause la véracité de l'ensemble des perceptionsrationnelles.

Les certitudes rationnelles

Augustin commence par invoquer la définition même de la représentationcompréhensive donnée par Zénon, qu' il juge être « en tout point très véritable »5.S'il reproche à Zénon d'avoir cru que la représentation sensible était compré-hensive, Augustin le loue pour la définition même qu'il a formulée : « La défi-nition qui, à l'encontre de ceux qui devaient multiplier les objections contre laperception, désignait la qualité de ce qui pouvait être perçu, tout en se montrant

1.Enn. II, 5, 3.2. Cf. De Trin. X, 5, 7. Cf. aussi Cont. Acad. I1, 22.3. Cf. Idées directrices, § 9, p. 35 sq. [19].4. Cf. De div. quaest. 46, De ideis.5. Cf. Cont. Acad. III, 9, 21.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 143

elle-même pourvue de cette qualité, dirons-nous qu'elle est peu glorieuse et peumire? C'est pourquoi elle est à la fois une définition et un exemple de chosecompréhensible (comprehensibilibus rebus)»'. Arcésilas et les Académiciensn' ont-ils pas eux-mêmes admis le bien-fondé de cette définition 2 , puisque c' étaitsur son fondement même qu'ils prétendaient critiquer les Stoiciens 3 ? Ne leurfaut-il pas reconnaitre, (les lors, qu' ils perçoivent bien au moins cette définitionelle-même ?

Arcésilas répond cependant : « Qu' elle soit elle-même vraie, je n'en sais rien.Mais comme elle est probable, je la suis de ce fait, et je montre qu'il n' y a rien quisoit tel que ce qui, selon ce qu'elle exprime, peut être compris » 4. Augustinsemble admettre la légitimité d'une telle position, quoiqu' elle renferme quelquechose d'absurde, dans la mesure oii l'Académicien entend encore montrer quelquechose 5 . C'est qu' Augustin est súr de la validité de « 1' alternative (complexio) horsde toute atteinte » 6 qu' il peut alléguer en dernier recours : « Soit la définition estvraie, soit elle est fausse : si elle est vraie, je la tiens fermement ; si elle est fausse,quelque chose peut être perçu, même si la définition presente certains signes quilui sont communs avec le faux » 7 . Augustin entend donc montrer que, dansl'hypothèse même oìi la définition de Zénon ne serait que vraisemblable, commele veut Arcésilas, il existe toujours au moins une certitude permettant de fonder ladéfinition de la représentation compréhensive. « Si nous sommes incertainsmême de cette définition, la science ne nous fera pas défaut pour autant : noussavons, en effet, qu'elle est soit vraie, soit fausse : il est donc faux que nous nesachions rien » 8. Même si la définition de la compréhension, qui est aufondement même de la science, est incertaine, la science demeure quant à ellecertaine. Cet argument d'Augustin a d'autant plus de poids que, comme il le sait,les Académiciens s'accordent avec les Stoïciens pour faire de l'affirmation selonlaquelle toute proposition est soit vraie soit fausse, la pierre angulaire de la

1. Cont. Acad. III, 9, 21.2. « Nous disons que ce qui est compris a été defini d'une façon tout à fait exacte par Zénon ; en

effet, comment une chose pourrait-elle être comprise, de maniere que I'on ait une entière confiancedans le fait qu'on la perçoit et qu'on la connatt, si elle est telle qu'elle puisse aussi bien être fausse ? »(Acad. prior. 11,6, 18).

3. « Que toute chose soit incertaine, ils ne se contentaient pas de le dire, ils l'affirmaient à I ' aided'une foule de raisons. Mais que le vrai ne puisse être compris (comprehendi), il semble qu'ils aientarraché à la fameuse définition de Zénon le Stoïcien, qui dit que ce qu'on peut percevoir comme vrai,c' est ce qui est imprime dans l'esprit, à partir de ce dont il provient, d'une façon telle qu'il n'aurait paspu I' être à partir de ce dont il ne provient pas » (Cont. Acad. 11, 5,11).

4. Cont. Acad. 111, 9, 21.5. Augustin se distingue ici de Husserl, qui montre d' emblée que celui qui affirme qu' aucune

vérité n'est accessible contredit la prétention à la vérité qui est impliquée par son affirmation même.Cf. Recherches logiques, tome I, § 32.

6. Cont. Acad. III, 9, 21.7. Cont. Acad. 111,9 , 21.8. Com. Acad. 111, 9, 21.

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CHAPITRE IV

dialectique, et qu'ils ne ménagent pas eux-mêmes leurs attaques à l'endroit desÉpicuriens, qui ne se rallient pas à cette position'.

La forme même de la disjonction permet en outre à Augustin d'énoncer unensemble d'antinomies, qui sont autant de vérités indubitables. Carnéade pensaitpouvoir tirer profit des dissensions d'ordre cosmologique qui existaient entre lesphilosophes. La formulation antinomique que ces dissensions impliquent relèvepourtant de la compréhension : « Je tiens pour certain que le monde est unique ouqu'il ne l'est pas. Et s'il ne l'est pas, le nombre des mondes est soit fini, soitinfini. Que Carnéade me montre si cette proposition ressemble à une propositionfausse. De la même façon, je sais que ce monde qui est le nitre a été ordonnécomme il l'est, soit du fait de la nature des corps, soit du fait de quelqueprovidence ; et que, soit il a toujours été et sera toujours, soit il a commencé d'êtreet ne cessera pas ; soit i1 n'a pas eu de naissance dans le temps, mais il aura unefin ; soit il a commencé à perdurer, sans être destiné à perdurer. Je connais unnombre innombrable de propositions physiques de ce genre. Et ces disjonctions(disjuncta) sont vraies, et personne ne pourrait les confondre avec le faux du faitd' une ressemblance avec lui » 2 . L'adversaire académicien presse de faire un choixet de dire à chague fois laquelle des propositions est tenue pour vraie. Augustinpeut cependant répondre : « Dis si ces disjonctions sont fausses, ou si elles ontquelque chose en commun avec le faux, par quoi on ne pourrait les en distinguerentièrement ! » 3.

Les arguments du rêve et de la folie ne peuvent rien contre de tellesperceptions. En effet, comme Augustin le précise plus loin : « Je ne dis pas que jeperçois cela dans la pensée que je suis éveillé. Car tu vas dire que cela aurait pum'apparaitre aussi dans le sommeil, et que, pour cette raison, cela pourrait êtretout à fait semblable au faux. Mais que, s'il y a un monde et six mondes, il y aitsept mondes, quelle que soit la façon dont je suis affecté (affectus), cela estmanifeste, et ce n'est pas manquer de prudence que d'affirmer que je le sais. Pourcela, cet encha?nement (conexio) ou ces disjonctions que nous venons de voir,montre-moi s'ils peuvent être faux du fait du sommeil, du delire ou del'inconstance des Bens ! » 4.

Augustin prévient ici une objection irrecevable : l'argumentation que lesAcadémiciens allèguent contre la certitude des représentations corporellesconsiste en effet à affirmer que le rêve, la folie ou l'hallucination, produisent desimages qui leur sont en tout point identiques, quoiqu'elles ne viennent d'aucunechose extérieure. On ne peut cependant plus raisonner de la sorte à propos desreprésentations rationnelles, en disant, par exemple, que cette vérité que je forme,selon laquelle six et un font sept, est absolument identique à celle que je peuxformer en rêve, et que, par conséquent, la perception rationnelle n' est pas compré-hensive, elle non plus. C'est au contraire parce qu'elle est compréhensive et

1. Cf. le problème posé en De fat. 10, 20 sq.; 12, 28.Cicéron reconnait lui-même en Acad. prior.II, 29, 95, que le fondement de la dialectique est que « toute proposition est ou vraie ou fausse ».

2. Com. Acad. III, 10, 23.3. Cont. Acad. III, 10, 23.4. Cont. Acad. 111, 11, 25.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 145

toujours vraie que la représentation rationnelle est identique et dans la veille etdans le sommeil ou dans le délire.

C 'est bien ce que les Académiciens doivent reconnaitre eux-mêmes. Commeon l' a vu, en effet, s' ils insistent sur le fait que l'esprit est trompé au momentmême du rêve, lorsqu'il prend pour la réalité ce qui est une pure fiction, lesAcadémiciens reconnaissent par ailleurs que le rêveur se rend bien compte, à sonréveil, qu'il a été trompé et que les représentations du rêve et du délire luisemblent rétrospectivement moins consistantes que celles de l'état de veilleAugustin peut donc alléguer contre eux que, si nous nous rendons compte que lesimages vues en rêve étaient fausses, nous ne doutons pas en revanche, si nousavons compté en rêve, que le résultat de notre opération n' ait été vrai, ni non plusqu'il ne demeure vrai : « Je crois qu'il est assez clair que les choses que nousvoyons faussement à travers le sommeil ou la folie (per somnium et dementiam)sont assurément celles qui se rapportent aux seus corporels : en effet, que trois foistrois fassent neuf, et la règle du carré des nombres intelligibles, cela est néces-sairement vrai, quand bien même le genre humain ronflerait » 2.

Dans l'Immortalité de l'âme, Augustin déclare de la même façon que « sil'esprit (animus) comprend quelque chose, cela est vrai, qu'il soit en train dedormir ou en train de veiller 3 . Et il ajoute que si l'esprit a découvert, durant sonrêve, un argument valable, celui-ci reste acquis au réveil, bien que rien descirconstances de temps ou de lieu qui ont présidé à son élaboration n'ait été vrai 4.

Loin de remettre en cause les représentations rationnelles, les perturbations dela perception sensible conduisent bien plutôt à les confirmer, en montrant que lescertitudes que l'esprit atteint par lui-même et en lui-même sont plus certaines queles certitudes sensibles, et qu' elles sont même indubitables. Les différentsphénomènes auxquels recouraient les Académiciens pour nier que l'esprit pútavoir part à la vérité se transforment donc en arguments en faveur de l'indubita-bilité des connaissances rationnelles.

Augustin montre donc avant Descartes comment les arguments du rêve et de lafolie, en nous faisant douter de l'existence du monde, laissent indemnes lescertitudes rationnelles, qui sont ainsi mises en évidence. En d'autres termes,comme l'affirme Husserl : « La position hypothétique de la non-existence dumonde dont je fais l'expérience dans une indubitable certitude empirique n' est pasune quelconque proposition hypothétique telle que par exemple "1 est plus grand

1.Acad. prior. II, 27, 88.

2. Cont. Acad. III, 11, 25. Sur le ronflement, cf. l'allusion en Acad. prior. 11, 29, 93.3.De immort. avim. 14, 23.

4. 11 semble que ce fait trouve une illustration dans le dialogue même du Contra Academicos. Eneffet, à la fin du premier entretien, Licentius, qui s'est fait le porte-parole des Académiciens, sembleavoir été battu par son adversaire Trygétius. Augustin convainc alors tons les participants d'allerdormir (I, 4, 10). La discussion reprend le lendemain (cf. I, 4, 11) avec un regam de vigueur, etLicentius parvient à éviter la déroute dans laquelle il semblait engagé, en faisant de la définition del'erreur, qui est « la citadelle des Académiciens » (I, 9, 24), la pièce maitresse de son argumentation.Dans son résumé de la discussion, Augustin dit à Licentius, à propos de cette définition : « Si elle net' était revenue à l'esprit cette nuit, sans doute durant ton sommeil, tu n'aurais plus rien eu à répondre »(I, 9, 24). Comme on dit habituellement, la nuit porte conseil.

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CHAPITRE IV

que 2" ou bien "un carré est rond" » 1 . Dans le premier cas, en effet, nous avonsaffaire à une hypothèse « de toute évidence possible, c'est-à-dire à une hypothèseévidemment saisissable comme exempte de contradiction » 2 , à la différence desautres hypothèses invoquées, qui renferment bien, quant à enes, une absurditémanifeste.

Pour reprendre un vocabulaire scolastique, seules les intentions sensibles setrouvent perturbées par le rêve et la folie, qui laissent indemnes les intentionsintellectuelles'Als troublent la vie sensitive, mais non pas la vie plus lumineuseet plus parfaite qui est celle de l'intelligence. Dans le rêve, ainsi que dans la folie,semble-t-il, la raison ne disparait pas. Elle s'exerce dans des conditions inhabi-tuelles, sur un donné sensible qui est faux, mais qu'elle peut néanmoins jugerd'une maniere droite 4. La représentation sensible a beau être fausse, le jugementrationnel qui s'exerce sur elle est vrai, quant à lui. Si le sommeil et le rêvecorrespondent à un moment de relâchement, ce relâchement est celui du corps oude l'âme seulement, mais non pas celui de l'esprit. « Comme si, parce que nosmembres se relâchent dans le sommeil, l'esprit devait en quelque sorte devenirplus faible ! » 5.

Le caractere invariable des perceptions rationnelles à travers les différentesperturbations de 1' intention sensible de l'esprit permet aussi de rendre compte dufait qu' un rêve ou qu'une vision puissent comporter un sens véritable et livrer parexemple, par le truchement d'images fausses, une véritable prophétie 6 . Comme lerappelle Augustin dans le livre XII de la Ge/26e au sens littéral, lorsque le roiBalthazar vit les doigts d' une main qui écrivaient contre une muraille, il comprit àl'aide de son intelligence que cette vision était un signe. Et comme il étaitincapable d'en comprendre le sens, i1 fit venir Daniel, pour que celui-ci luiexpliquât la signification de cette vision 7 . Pharaon, qui vit en songe sept épis etsept bceufs, fit lui aussi venir Daniel 8 . Celui-ci revela en cette occasion qu'il étaitle prophète par excellence, caril put tout à la fois dire au roi le songe qu'il avaitfait et lui en révéler la signification : « Les images corporelles elles-mêmes furentreprésentées dans son âme (spiritus) et ce qu'il fallait en comprendre (intellectus)

1.Philosophie première, p. 75 [55].2.Philosophie première, p. 76 [55].3. Sur cette distinction, cf. J. Rohmer, « L'Intentionnalité des sensations de Platon à Ockam »,

Revue des Sciences Religieuses, 25, 1951, p. 5-39.4. Moreau de Tours affirme la même chose : « Quelque idée que I'on se fasse de la nature des

longes, des causes physiologiques qui les produisent, si nous examinons le rede que joue l'intelligencedans l'état de rêve, nous voyons qu'elle s'y montre, pour ainsi dire, tout entiêre ; qu'il n'est pas uneseule de ses facultés qui ne puisse entrer en action, absolument comme dans l'état de veille, quoiquedans des conditions différentes » (Du Hachisch et de Vali énation mentule, Paris, 1845, p. 48 [reprintYverdon, Kesselring, 1974]).

5.De immort. avim. 14, 23.6. Comme le remarque en outre Augustin avec étonnement, c'est même la propriété la plus

remarquable de la mémoire que de livrer un enseignement vrai à l'aide d'images qui sont fausses(cf. De mag. 12, 39).

7. De Gen. ad litt. XII, 11, 23.8. De Gen. ad litt. XII, 9, 20.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTAT1ON COMPRÉHENSIVE 147

fut révélé à son esprit (meus) » I . Dans un cas, âme perçoit des images qui sont enelles-mêmes fausses, tandis que ]'esprit perçoit par lui-même quelle est leursignification véritable 2.

Le fait que la raison soit soustraite aux perturbations de la perception sensibleexplique encore que l'on puisse ressortir d'une maladie pendant laquelle on adéliré sous le coup de la fièvre avec une résolution inébranlable 3 . De tels faitsn'ont rien d'étonnant : lorsqu' ils rêvent ou qu' ils délirent, les hommes ne perdentpas la raison. Comment expliquer cependant, dans de telles conditions, la folie ?

La sagesse et la folie

Augustin aborde, dans le traité Contre les Académiciens, le problème trèsancien de savoir si le sage peut ou non perdre la sagesse, par exemple lorsqu'ildort ou lorsqu'il délire et qu'il prend alors le faux pour le vrai. Augustin répondcatégoriquement : « Pas même un rêveur n' onera rêver qu' il appelle quelqu' un unsage lorsqu' il est éveillé, pour dire le contraire lorsqu'il dort » 4. Il ajoute : « Etl'on peut en dire autant de la folie (furore) » 5.

1.De Gen. ad litt. XII, 9, 20.

2. On peut aussi songer aux célèbres rêves que fit Descartes et qui eurent une influence siimportante sur son ceuvre (cf. les Olympica, AT X, p. 179-188, avec traduction de Baillet). Sur cesrêves, cf. J.-L. Marion, « La pensée rêve-t-elle ? Les trois songes ou l'éveil du philosophe »,Questions cartésiennes, Paris, PUF, 1991, p. 7-36. L'auteur demande : « Comment la recherche derègles pour la direction de ]'esprit et d'une méthode pour bien conduire sa raison, bref comment larecherche de la vérité peut-elle s' ouvrir avec des songes reconnus comme philosophiquementsignificatifs par le philosophe même qui en bénéficie ? » (op. cit., p. 10-11). Selon le témoignage deBaillet, « voyant que l' application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré », Descartes « futassez hardi pour se persuader que c' était I'E.sprit de Vérité qui avais voulu lui ouvrir les trésors detoutes les sciences par ce songe » (AT X, p. 185) et que ces songes n'avaient pas été envoyés par un« mauvais génie » (AT X, p. 182; p. 185-186). Sur cette question, cf. infra chap. , « Le pouvoir desesprits malins ».

3. On peut se référer à la crise vécue par Newman en Sicile. Sur cet épisode de la vie deNewman, cf. J. Honoré, Itinéraire spirituel de Newman, Paris, le Senil, 1964, chapitre vi1 : « Lamaladie de Sicile », p. 90-106. «Ce qui frappe le plus, à la lecture des documents siciliens (...), c' estl'extraordinaire luc idité du patient, au plus aigu de la crise qu'il traverse. La conscience émerge decette sphère indécise ob elle n'exerce plus son pouvoir de contrôle, od les rêves surgissent dansl'exaltation de la fièvre, donnant vie et relief aux spectres les plus souterrains. Le psychisme subit iciun net fléchissement ; sous la faillite de la volonté claire, les scrupules, inhibés depuis longtemps,remontent en foule. Le délire se traduit en une impitoyable introspection qui fait apparaitre, dans leclair-obscur de la conscience subliminale, le relief accusé des faiblesses et des fautes passées »(op. cit., p. 98). Une fois la fièvre tombée, et au sortir de cette crise dont l'enjeu était le renoncement àsa volonté propre, Newman n'est plus le même homme, ou plus précisément, il coïncide da vantageavec l' homme intérieur, dont l'égarement subi par l'homme extérieur a révélé l'intégrité. Ainsi écrit-il « J' étais très faible. Quand je m'éveillai le matin du 26 ou du 27, je m'assis un moment au bord du litet je sanglotai amèrement ; et tout ce que je pouvais dire, c' était la certitude que Dieu me réservait uneceuvre en Angleterre » (Letters and Correspondence of .1. H. Newman, éd. A. Mozley, Longmans,Green and Co., Londres, 1891, I, p. 428).

4. Contra Acad. 111, 12, 28.5. Contra Acad. III, 12, 28.

148

CHAPITRE IV

Augustin reprend pour son propre compte une affirmation que Plotin avaitdéjà énoncée dans le traité Sur le bonheur (I, 4). Plotin soutenait en effet que lebonheur est inamissible Or, si le bonheur reside dans la sagesse, il faut que lasagesse elle-même soit inamissible. Que se passe-t-il néanmoins « lorsque le sagedelire (IA Trapax0X0o815), submerge par les maladies ou par les arts des magi-ciens ? » 2. À cette objection, Plotin répond : « Mais si la substancede la sagesse est dans une essence (oimia), ou plutôt dans l'essence, et si cetteessence ne disparait pas dans celui qui dort ou dans celui dont on dit qu'il delire,mais que l'acte de l'essence soit en lui et que cet acte soit sans sommeil, alors lesage, comme tel, Bera en acte même dans ce cas, et cet acte lui échappera(Xav9-ávot.), non pas à lui tout entier, mais à une de ses parties » 3. Au chapitre 10du même traité, Plotin rend compte de la folie du sage en expliquant que l'âme dusage ne perçoit plus l'activité de la raison et de l'intelligence parce que le miroirdans lequel se réfléchit cette activité a été « brisé à cause d'un trouble del'harmonie du corps » 4. Pour penser la folie du sage, il faut donc disjoindre l'acteintellectuel du sage et la conscience, c'est-à-dire ici la perception ou la sensation(dícrhatç) qu' il peut ou non avoir de cet acte.

Augustin reformule la pensée de Plotin. Si l'on emploie le vocabulaire qui estle sien, le sage conserve sa connaissance (car l'esprit du sage se connait lui-même,du fait qu'il est esprit, et il connait les vertus, du fait qu'il est sage), mais sansplus pouvoir penser à ces connaissances en en faisant l'objet d'une réflexionexplicite, de sorte qu'elles lui échappent nécessairement. La conscience du sageest tout accaparée et aliénée par les images « fantastiques » ou « fantasmatiques »que produit l'âme, sous l'effet d'un dysfonctionnement organique. Sa connais-

1.C' est aussi la thèse des Stoïciens (cf. SVF 111, 240, 57). Aristote affirme toutefois, quant à lui, lecontraire : « L'homme bon et l'homme vicieux ne se distinguent en rien pendant leur sommeil, et c'estmême de là que vient le dicton qu'il n' y a aucune différence durant la moitié de leur vie entre les gensheureux et les misérables » (Eth. nic., trad. Tricot, Paris, Vrin, 1967, I, 13, 1102 b 5-7). Aristoteatténue cependant cette affirmation en ajoutant que « dans une faible mesure, certaines impressionsparviennent à la conscience, et ainsi les rêves des gens de bien sont meilleurs que ceux du premiervenu ». Sur ce problème, cf. J.-L. Chrétien, « Rêve et responsabilité » in La Voix nue, phénomé-nologie de la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 128-134. On trouve chez Husserl un prolongement dece débat antique. Husserl écrit en effet : « Je me décide, l'acte vécu s'écoule, mais la décisiondemeure – que je m'affaisse, en devenant passif, dans le sommeil, ou que je vive d'autres actes – ladécision demeure continuellement en vigueur » (Méditations cartésiennes, p. 56).

2. Enn. 1, 4, 9.11 convient de modifier la traduction de Bréhier en substituant le verbe « délirer » àl'expression « perdre la raison ». « Délirer » rend mieux le sens de Eli) TrapaxoXot9i), qui signifie lefait de perdre le fil de ses pensées ou de « ne plus suivre ». En outre, la folie n'est précisément pas uneperte de la raison, puisque Plotin entend montrer que la sagesse est inamissible. La science des magesest l'art divinatoire, qu'Augustin évoque lui aussi.

3. Enn. I, 4, 9.4. Enn. I, 4, 10. Le miroir plotinien se retrouve chez Augustin. Cf. D. Doucet, « Speculum

cogitationis : II, 20, 35 », Revue de Philosophie ancienne, X, 2, 1992, p. 221-245. On peutrapprocher cette représentation de la folie par la métaphore du miroir brisé d'une vision qu' eut dansson enfance sainte Thérèse de Lisieux, et dans laquelle elle vit un homme qui lui sembla être son pèrepasser près d'elle avec la tête « converte d'une espèce de tablier de couleur indécise ». Elle compritbien des années plus tard que cette vision était l'annonce de la folie de son père (ms A 20r°, Euvrescomplètes, Le Cerf et Desclée de Brouwer, 1992, p. 100).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 149

sance (notitia) demeure cependant connue (nota) de l'esprit, même si l'esprit n'ypense pas (cogitat). Ainsi ne dit-on pas d'un musicien qu'il ne connait pas lamusique, au moment même oìt il s'entretient d'arithmétique et cai cette dernièrediscipline absorbe toute sa pensée Alors que dans cet exemple, c'est la penséed'une connaissance rationnelle (I' arithmétique en l'occurrence) qui accapare toute

attention, au détriment de toutes les autres, qui échappent alors à l'esprit, dans lecas de la folie cependant, c' est une représentation sensible qui la tient captive.

L' intérêt philosophique d'une telle pensée de la folie, qui semble de primeabord assez étrange, réside dans le fait qu'elle n'oppose pas abstraitement, en lesfaisant s'exclure mutuellement, la folie et la raison 2 . Elle tend au contraire àmontrer qu'il est impossible de perdre la raison; ou du moins que l'animalrationnel ne saurait perdre la raison comme il peut perdre un bras ou une jambe.En effet, ce qui est absolument irrationnel, pour Augustin, ce n'est pas la folie,mais la vie de l'être qui est privé de raison, c'est-à-dire la vie de la bête 3 . La folieest essentiellement envisagée comme une pathologie de Ia raison elle-même, quirévèle que la raison est aux prises avec un obstacle qui l'entrave dans son effortpour penser et pour se penser.

Dans un passage du Précis encyclopédique, Hegel exprime clairement cetteidée selon laquelle la folie ne peut être définie abstraitement comme une pure etsimple perte de la raison. Une comparaison avec la vie lui permet d' illustrer cecaractère essentiellement « agonique » de la folie. De même que la maladie n'estpas la perte abstraite et totale de la vie, laquelle serait plutôt la mort, mais un étatdans lequel la vie lutte pour tenter de résoudre une contradiction qui 1' atteint, demême la folie atteste la contradiction dans laquelle est retenue la raison. Celle-cidemeure captive, selon Hegel, de certaines déterminations venant du « sentimentde soi » 4 qu'elle ne peut parvenir à élever au niveau de l'idéalité, c'est-à-dire àcelui d'une conscience douée d'entendement qui puisse, non plus éprouver lesentiment, mais le penser comme tel. Dans la folie, la raison ne parvient donc pasà se dégager du sentiment, et à le maitriser par la compréhension. C'est alorsl'« élément méchant », comme l'appelle Hegel, qui prévaut, sans pour autant fairedisparaitre la raison. C'est pourquoi « le véritable traitement psychique se tientfermement au point de vue selon lequel la folie n'est pas une perte abstraite de laraison, ni sous l'aspect de l'intelligence, ni sous celui du vouloir et de sa respon-sabilité, mais un simple dérangement, une simple contradiction à l'intérieur de laraison, laquelle se trouve encore présente ». Hegel ajoute qu' un tel traitement

1.Cf. De Trin. XIV, 7, 9.2. Cette analyse ne prétend pas livrer une explication de la folie, en l'absence d'aucune

connaissance psychiatrique precise, mais développer, autant que possible, certaines indications quel'on trouve dans la pensée d' Augustin et qui sont héritées de la tradition antique.

3. Cf. par exemple De Gen. ad litt. imp. lib. 5, 24. Cf. aussi la très breve Quaest. 5 : « Utrumanimal irrationale beatum esse possit ».

4. Cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. M. de Gandillac, Paris,NRF, 1970, § 408. Sur cette question, cf. aussi l' Add. § 408 du Précis encyclopédique des sciencesphilosophiques, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 491-510 [207-239].

150 CHAPITRE IV

« présuppose que le malade est un être raisonnable » j, et salue au passage lesservices que Pinel a rendus à cet égard et pour lesquels ii mérite « la plus grandereconnaissance ». On pourra certes trouver que l'expression de « simpledérangement » est légère, eu égard à la gravité du phénomène, et ne pas partagerl'optimisme de Pinel, quant à l' essentielle curabilité du fou 2, il n'en demeure pasmoins que la folie est bien pensée dans un rapport essentiel avec la raison.

En résumé, la folie est un délire et non pas une perte de raison. Elle découled'une perturbation de l'intention sensible, et peut être définie comme unealiénation par le sensible, qui institue un dérèglement entre le sens, voire lesentiment de soi, et la raison.

Si une telle analyse semble bien rendre compte de la frénésie, permet-ellecependant d'expliquer cet autre type de folie qu'Augustin évoque à plusieursendroits de son ceuvre, à savoir celle dont souffrent les « morions » c'est-à-dire,semble-t-il d'après le contexte, les personnes mongoliennes très gravementatteintes 3 ? Il semble bien que cette forme de folie affecte, quant à elle, la raisonelle-même, c'est-à-dire ce par quoi l'homme est à l'image de Dieu. AinsiAugustin écrit-il à Jérôme dans la Lettre 166: « Que dirai-je de la diversité desintelligences (ingeniorum), bien plus de leur absurdité, qui certes demeure cachéelorsque les enfants sont tout petits, mais qui, pasce qu'elle provient des gèneseux-mêmes (ab ipsis exordiis naturalibus ducta), apparait lorsqu' ils ont grandi;et parmi eux certains sont si attardés et si démunis de mémoire qu'ils n'ont pasmême pu apprendre les lettres de l'alphabet. Et certains d'entre eux sont d'unefolie telle qu'ils ne diffèrent guère des bêtes. On les appelle communément desmorions » 4. Augustin écrit encore à leur sujet, en s'adressant à Julien d'Éclane :« Qui pourrait tolérer, en ce qui concerne l'esprit lui-même, c' est-à-dire l'image deDieu, s'il a été muni et doté, comme vous le prétendez, de l'innocence, qu'ilnaisse insensé (fatuam) sans qu'il ait mérité aucun mal que les parents auraienttransmis aux tout-petits ? » 5.

Peut-être Augustin est-il en mesure de penser jusque dans de tels cas la folie àpartir de la rationalité, ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il les mette sur lemême plan. Tout homme ayant été créé à l'image de Dieu, c'est-à-dire ayant étécréé rationnel, selon l'équivalence établie par Augustin 6, il est impossible de nepas retrouver en lui la marque de la raison'. Or si l'expression la plus

1.Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, p. 376.2. Cf. P. Pinel, Traité médico-phdosophique sur Paliénation mentale ou Ia manie, Paris, 1800 (an

IX), (Réimpression, Genève-Paris, Slatkine, 1980), en particulier la section II : « Traitement moraldes aliénés », p. 46-105.

3. Sur les « morions », cf. O. Navarre, article « Morio » in Dictionnaire des Antiquités grecqueset romaines, dir. Éd. Saglio, Paris, Hachette. On trouve chez Augustin un lexique assez détaillé de lafolie : il y a le stultus, le demens, lefurens, lephreneticus, l'insipiens, lefatuus, le morio, etc.

4. Epist. 166, 17.5. Cont. lul. III, 4, 10.6. Cf. supra chap. t, « L'image de Dieu ».7. En De civ. Dei, XIX, 4, Augustin se demande, au sujet des frénétiques eux-mêmes, oú se

retirent leur raison et leur intelligence pour dormir. Cette interrogation remet en cause l'affirmationen vertu de laquelle l'esprit n' est sujet ni au sommeil ni à la folie. Augustin déclare plus exactement,au sujet cette fois du tout-petit, que sa raison et son intelligence « sont en quelque sorte endormies

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 151

fondamentale de la rationalité est la volonté d'être heureux, alors la souffrancemême de ces fous, qui ne peut être confondue avec aucune douleur physique,témoigne du fait qu'ils demeurent encore de cette façon au moins des êtresrationnels. S'il souffre, c'est que le morion s'aime, d'un amour qu'aucune lésionne peut détruire. Et s'il s'aime, c'est qu'il se connait d' une certame façon 1 • Et s'peut ne pas sembler souffrir lui-même, peut-être est-ce la souffrance qu' éprouventses proches qui témoigne du caractère inaliénable de sa personne. En effet, commeon le lit dans un passage de l'Écriture qu'Augustin cite à ce propos : « On doitporter le deuil pendant sept jours pour un mort, pendant tous les jours de sa viepour un fou (fatuus) » 2.

En ce cas limite de la folie, on la raison se trouve confrontée à un problèmedont elle n' a peut-être plus intelligence, Augustin peut s'aider de 1' autorité. Quele « morion » demeure à l' image de Dieu, c'est ce qu' atteste sa capacité, telle quela reconnait l'Église, à recevoir l'onction du baptême. En outre, celui en quisemblent s' effacer les traits de 1 ' image de Dieu peut être un témoin de la grâce duChrist, comme le montre le cas de ce morion dont parle Augustin dans les Troislivres à Marcellin sur la peine et la rémission des péchés, sans toutefois précisers'il l'a connu personnellement ou s'il se fie au témoignage d'un autre : « Unmorion fut cependant si chrétien que, tout en supportant avec la plus grandepatience dans son étonnante folie tous les outrages qu' on lui faisait, il ne pouvaitpourtant tolérer que l' on outrageât le nom du Christ, ou la religion de laquelle i 1était pénétré, au point que les blasphémateurs qui semblaient sains d' esprit etdont il entendait les propos provoquants, il s'acharnait à les poursuivre en leurlançant des pierres. De tels êtres sont prédestinés et créés, je pense, pour que ceuxqui le peuvent comprennent que la grâce de Dieu, et l'Esprit, parce qu' il souffle onil veut 3 , n' oublient aucune espèce d'esprits panei les enfants de miséricorde, etque, de la même façon, ils oublient toute espèce d'esprits panei les enfants de lagéhenne, afin que "celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur" 4 »5.

Du fait donc qu' ils ne remettent pas fondamentalement en cause la rationalité,le rêve, les hallucinations et la folie elle-même montrent que la certitude intel-lectuelle est à l' abri des perturbations de l'intention sensible. Et celles-là mêmesque les « esprits malins » peuvent provoquer ne sauraient davantage 1' atteindre.

(sopita est quodam modo), comme si elles n'existaient pas », avant qu'elles ne se développent avecI'âge (De civ. Dei, XXII, 24, 3).

1.Sur ce point, cf. infra chap. v, « L'esprit et les images », oà est développée l'idée que laconnaissance de soi du fou demeure inaliénable, et que c'est la pensée qu'il forme à son propre sujetqui assume tout le poids de son aliénation.

2.Eccli. 12, 13, cité par Augustin in Cont. MAM 4, 10.3. Jn 3, 8.4.I Cor. 1, 31.5. De pecc. mer. et rem. I, 22, 32.

152 CHAPITRE IV

Le pouvoir des esprits malins

Le caractère compréhensif de la perception rationnelle se trouve encoreconfirmé dans le livre XII de la Genèse au sens littéral, oìt Augustin traite defaçon exhaustive des différentes sortes de visions ou de représentations, selonqu'elles sont corporelles, spirituelles ou intellectuelles, et de l'assentiment qu'ilfaut leur accorder. L'intérêt remarquable de ce texte tient au fait qu'il mêleindissociablement des réflexions philosophiques relatives à la nature de l'erreur,qui prolongent les analyses du traité Contre les Académiciens, et des considé-rations qui sont plus directement liées aux tâches pastorales de l'évêqued'Hippone. Celui-ci se trouve en effet confronté non seulement à des cas de rêves,de folies et d' hallucinations, mais encore aux cas oit un homme est sous l'emprised'un esprit, bon ou mauvais, qui fait naitre en lui certames visions. Augustin estsoucieux d'établir les critères qui permettent d'opérer le départ entre ce qui vientde Dieu et ce qui vient d'un esprit mauvais (malus) 1 ou malin (malignus) 2 dansces visions. La recherche de tels critères conduit en fait à confirmer la légitimité dela distinction entre la perception sensible et la perception rationnelle, et à mettreen évidence une nouvelle fois le caractère compréhensif de la perceptionrationnelle.

En abordant un tel problème, Augustin prolonge là encore un débat entre lesStoïciens et les Académiciens qui est évoqué dans les Académiques, tout en enmodifiant radicalement les données. Comme le rapporte en effet Cicéron, lesAcadémiciens pensèrent pouvoir tirer profit de la croyance des Stoïciens dans lamantique pour en tirer de redoutables arguments en faveur de l'« acatalepsie »3.Si, comme le prétendent les Stoïciens, la divinité envoie elle-même des rêves, quisont vécus comme s'ils étaient vrais, tout en étant faux, ne peut-elle pas vouloirde la même façon que l'esprit soit toujours trompé par de semblables représen-tations 4 ? Pour s'opposer au Dieu provident des Stoïciens, les Académiciens vontdonc jusqu'à faire de Dieu lui-même un trompeur. On peut deviner quelleimpression désastreuse une tette théologie pouvait produire sur l'espritd'Augustin. Dans le livre V de la Cité de Dieu, Augustin ne s'en prend-il pas avecune virulence rare à Cicéron, lorsque celui-ci nie la prescience divine 5 ? Quant à laréponse de Lucullus, qui entendait réfuter I 'hypothèse d'un Dieu trompeur enobjectant à Cicéron : « Qui t'accordera soit que Dieu peut toutes choses, soit que,

1.De gen. ad lin. XII, 14, 28.2. De gen. ad litt. XII, 13, 28.3. Sur la question des oracles, des songes, des prédictions, des auspices, des devins et des

haruspices, cf. Acad. prior. II, 33, 107.4. Cf. le sorite énoncé en Acad. prior. II, 16, 49. Comme l'écrit C. Lévy : « Pour comprendre

l'audace d'une telle démarche, et en tout cas la rupture apparente qu'elle supposait avec le fondateurde l'école, il faut se rappeler le passage de la République oh Platon écrit : "Dieu est absolument simpleet vrai, en acte et en parole; il ne change pas lui-même de forme et ne trompe les autres ni par desfantômes, ni par des discours, ni par I'envoi de signes, à l'état de veilie ou de songe [Rép. II, 382 e]" »(C. Lévy, Cicero Academicus, p. 238-239).

5. Cf. De civ. Dei, V, 9, 1.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 153

s'il peut toutes choses, il doit toutes les faire (facturum) pour autant ? » ', elle nepouvait le satisfaire entièrement.

La pensée d'Augustin permet de clarifier ce débat mal engagé, en distinguantnotamment deux questions : celle de savoir, d'une part, si Dieu lui-même peuttromper, et celle de savoir, d'autre part, jusqu'oü s'étend le pouvoir de tromperdes esprits mauvais. Il s' agit là de deux questions fondamentalement différentes.Dans le premier cas, on a affaire à un problème de théologie, et l'on se demande siDieu, en tant qu'il est tout-puissant, peut ou non tromper. Sans entrer dans ceproblème difficile, on peut simplement indiquer que, dans le livre I du Librearbitre, Augustin montre que Dieu ne peut agir à l'encontre de l'ordre, dont satoute-puissance est précisément l'auteur 2. Comme, dans ce cas, on ne peut rienalléguer contre la puissance divine, puisqu' elle est absolue, ii convient de montrerque c' est en raison même de sa puissance que Dieu n' est pas trompeur3.

Si le « rôle de trompeur » (persona fallaciae) 4 ne peut être tenu par Dieu,peut l'être en revanche par les esprits malins et par les hommes qui sont assujettisà leurs passions. On entre alors dans une tout autre problématique, qui est celledes « ceuvres de la chair », pour reprendre une expression de saint Paul 5 . AussiAugustin se demande-t-il, dans ce cas, que que peut être la puissance de tromper desesprits, et ce qui peut éventuellement la limiter.

Augustin admet d'emblée la possibilité qu' un esprit agisse sur l'esprit : «Aumoyen tout à la fois de la représentation corporelle et des images corporelles quise présentent à l'esprit, les bons esprits instruisent et les mauvais trompent(fallunt) » 6 . Si l'esprit malin peut assaillir l'esprit et le tromper par le moyen dereprésentations sensibles, c'est parce qu'il a, pour ainsi dire, accès aux parties quel'esprit « a en commun avec les bêtes » 7 , ou à « la partie spirituelle, c'est-à-dire la

1.Acad. prior. II, 16, 50.2. Cf. De lib. arb. I, 11, 21. Sur cette question, cf. aussi saint Anselme, De lib. arb. VIII, « Quod

nec deus potest auferre voluntatis rectitudinem » (éd. Dom Schmitt, reprise dans 1' (Euvre de s.Anselme de Cantorbery, tome 2, Paris, Le Cerf, 1986, p. 234-236 [220-221]).

3. Cf. De Trin. XV, 15, 24. Sur l'impossibilité que Dieu trompe ou mente, cf. aussi De civ. Dei, 22,25 ; De symb. 1, 2. Sur la manière dont l'autorité d' Augustin a été utilisée au Moyen Age à propos dela question du Dieu trompeur, cf. J.-F. Genest, « Pierre de Ceffons et l' hypothèse du Dieu trompeur »in Z. Kaluza, P. Vignaux (éd.), Preuve et raisons à l' Université de Paris. Logique, ontologie etthéologie au xtv e siècle, Paris, Vrin, 1984, p. 197-214. Descartes se réfère lui-même à cette traditionlorsqu'iI écrit : « Deus mentiri non potest; ce qui est répété en tant de lieux dans S. Augustin,S. Thomas & autres que je m'estonne que quelque Théologien y contredise » (Lettre à Mersenne du21 avril 1641, AT III, p. 360). À cet « axiome », comme I'écrit Descartes, en vertu duquel « Deus nosfallere non potest », sont liées certames difficultés relatives à l'interprétation de certains passages deI'Écriture dans lesquels Dieu semble vouloir tromper des hommes, ou du moins vouloir qu'ils soienttrompés. Sur ce problème, cf. par exemple la Question 53. Augustin montre que, dans 1'« affaire » duvol des vases d'or et d'argent des Égyptiens par les Hébreux (cf. Ex. 3, 22 ; 12, 35-36), Dieu, « qui netrompe (decipit) personne par lui-même » (De div. quaest. 53, 2), a cependant voulu que lesÉgyptiens soient trompés.

4.De div. quaest. 53, 2.5. GaL 5, 19 sq.6.De Gen. ad litt. XII, 14, 29.7. Cf. par exemple De Trin. X, 5,7 .

154 CHAPITRE IV

partie de notre âme qui est inférieure à 1' intellect (mens)» 1 . Il peut ainsi connaitrel'âme et agir sur elle. L'âme ne se laisse certes pas connaitre par elle-même, à lafaçon du corps, qui est extérieurement livré aux seus. Augustin montre cependantqu' il existe une certame « voie d'accès » (via) qui permet d'atteindre l'âme del'autre, à savoir le corps que l'âme anime, et qui exprime lui-même chacun desétats de l'âme 2 . Comme l'écrit en effet Augustin à Nébridius, qui lui avaitdemandé précisément « comment il se pouvait faire que des pensées et des songesnous soient envoyés par des puissances supérieures, voire par des démons 3 :« Tout mouvement de l'âme (animus) produit quelque effet (aliquid facere) dansle corps » 4. L' âme donne donc prise aux esprits dans la mesure ouI elle est indis-sociablement lide à son corps, par le truchement duquel ils peuvent la connaitre etégalement agir sur elle 5. Augustin pense donc rigoureusement les conditions depossibilité d' une action des esprits sur l'âme par le truchement du corps, qui leurpermette notamment de produire en elle certames représentations trompeuses.

Si les démons peuvent agir de la sorte sur l'âme en faisant naitre en elle detelles représentations, l'assentiment à ces représentations demeure cependantquant à lui le fait de l'esprit. Or les esprits malins ne sauraient investir l'espritrationnel lui-même (mens) de la même façon qu' ils investissent l'âme.L'intelligence et les intelligibles se tiennent en effet, quant à eux, dans un lieuinexpugnable. La « région incorporelle » 6 est une citadelle (a,r) (pour reprendreune image platonicienne, dont Augustin fait la métaphore par excellence del'esprit, dans le livre I du Libre arbitre 7 ), dans laquelle les démons ne peuventpas pénétrer. L'esprit est une citadelle imprenable, ou, plus précisément, unecitadelle qui ne peut être prise que si elle se rend elle-même.

Cette affirmation selon laquelle l'esprit est un lieu inviolable se retrouve chezde nombreux Pères de l'Église 8 . Si elle est de la première importance dans la viespirituelle 9, elle introduit aussi à des considérations d'ordre phénoménologiquequi sont d'un remarquable intérêt. C'est en effet en raison de son « intériorité »même que l'esprit est soustrait à toute influence venant des démons 10. Si l'esprit

1.De civ. Dei, X, 27. On est ici obligé de traduire mens par intellect, pour le distinguer de spiritus,qui est le lieu des images.

2. Sur ce point, cf. infra chap. , « La "voie d'accès" à l'âme de l'autre ».3. Ep. 9, 2.4. Ep. 9, 2.5. Sur ce point, cf. aussi les analyses plus détaillées qu'Augustin apporte dans le De div. daem. 3,

7 sq.6. De Trin. X, 5, 7.7. De lib. arb. I, 10, 20 ;12, 24; 16, 34. Sur la notion platonicienne de « citadelle », cf. H. F. North,

« The Acropolis of the Soul » in Nomodeiktes, Greek Studies in honour of Martin Ostwald, MichiganUniversity Press, 1994, p. 423-433.

8. On retrouve les mêmes analyses par exemple chez Jean Cassien, contemporain d'Augustin.Cf. le texte remarquable des loannis Cassiani Collationes, PL 49, p. 687 sq.

9. Sur ce point, cf. les analyses particulièrement suggestives du P. Marie-Eugène in Je veuxvoir Dieu, Edition du Carmel, Tarascon, 3' éd., 1956, première partie, chapitre vQ : « Le démon »,p. 94-115.

10.Comme l'écrit Augustin, l' internam speciem échappe à l'esprit malin (De Gen. ad litt. XII,

17, 34), sauf dans le cas oà Dieu lui-même choisirait de la lui révéler.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 155

vit «à part des sens » comme l'affirme Augustin dans le traité Contre lesAcadémiciens en reprenant explicitement la pensée des Platoniciens, et si la seulevoie d'accès à l'âme de l'autre est le corps, on voit que tout moyen decommunication et d'action sur lui est coupé. Ce que le démon peut connaitre et cesur quoi il peut agir, ce n'est que le « psychique », en raison de son intricationavec le corps, mais non pas le « spirituel », entendu comme « rationnel », qui enest « séparé ».

C'est la raison pour laquelle les démons ne peuvent connaitre immédiatementles vertus de ceux qu' ils tentent. Ainsi le diable a-t-il dú éprouver Job 2. S'il avaitpu connaitre sa vertu en la voyant elle-même immédiatement, il ne l'aurait pastenté en vain. De même, si le diable a tenté le Christ lui-même, comme lerapportent les Évangiles, c'est parce qu'il en était venu à douter que celui-ci fâtbien le Fils de Dieu, en raison de l'humilité de la vie qu'il le voyait mener depuissi longtemps. Aussi voulait-il en avoir, autant que possible, le cceur net 3.

Si la pensée ne s'extériorise pas immédiatement dans le corps, à la différencede toutes les affections de l'âme, elle peut cependant être signifiée par certainssignes. Or les mouvements du corps peuvent eux-mêmes jouer le rede de signes 4.

Ceux-ci sont cependant beaucoup plus difficiles à interpréter que les expressionsdes affections de l'âme, car l'interprétation de tout signe présuppose nécessai-rement la connaissance de ce que veut dire ce signe 5.

Saint Jean de la Croix a clairement mis en évidence le fait que le malin neconnait les pensées qu' à la condition de pouvoir interpréter les phénomènes sensi-bles qui les accompagnent. Dans le chapitre 23 de la Nuit obscure, dans lequel ilcommente le vers «A escuras y segura », il montre « dans quelle admirablecachette l'âme s' est trouvée durant cette nuit, et comment le démon, tout enpénétrant dans d'autres demeures très élevées, ne pénètre pas dans celle-ci » 6. Eneffet, « plus les communications sont spirituelles, intérieures et éloignées dessens, et moins le démon est capable de les comprendre » 7 . Toutefois, « au calmeet au profond silence que quelques-unes d' entre elles causent dans les sens et lespuissances de la partie sensitive, il soupçonne qu'il y en a et que l'âme a reçuquelque faveur de choix. Voyant alors qu'il ne peut s' y opposer puisqu'elles sepassent dans le fond de l'âme, il n' omet rien pour agiter et troubler la partiesensitive qui est à sa portée » 8 . Comme le précise encore Jean de la Croix dans la

1.Cont. Acad. III, 11, 26.2. De Gen. ad litt. XII, 17, 34.3. Cf. De civ. Dei, IX, 21. Si Dieu peut lui aussi tenter un homme, ce n'est cependant pas « pour

savoir ce qui se passe en lui » (Serro. 2, 2). Ainsi, lorsque Dieu mit Abraham à l'épreuve (cf. Gen. 22,1), ce n' était pas pour apprendre quelle était sa foi, qu'il connait d'une science éternelle, mais pourqu' Abraham lui-même connaisse sa propre foi. « Si Dieu tente l'homme, c'est pour que l'homme seconnaisse lui-même ».

4. Augustin envisage I'hypothèse selon laquelle les mouvements du corps du juste signifieraienteux-mêmes qu' il est juste (cf. De Trin. VIII, 6, 9).

5. Sur ce problème, cf. infra chap. VII, « L'expression du psychique et la signification durationnel ».

6. Cf. La Nuit obscure, livre II, chapitre 23, (Euvres spirituelles, Paris, Le Senil, 1947, p. 655-663.7. La Nuit obscure, p. 656.8. La Nuit obscure, p. 656.

156

CHAPITRE IV

Vive flamme, « il se poste avec toute sa perfidie sur le passage qui va du sens àl'esprit » et cherche à tromper l'âme « en l'attirant par le sens même » et en luiprésentant « des choses sensibles pour qu'elle s' y arrête et ne lui échappe pas »1.Par après, il sait qu'il la perd, car elle atteint un domaine oìt il ne peut accéder etqui demeure aveugle pour lui. Écoutant pour ainsi dire aux cinq portes des sens, ledémon tente donc de deviner ce qui se passe dans les demeures les plus retirées du« Château de l'âme », oìt son influente ne peut plus s'exercer. En effet, commel'écrit encore sainte Thérèse d'Avila, son pouvoir « est moins grand vis-à-vis decelles qui sont plus rapprochées de la Demeure (mi habite le Roi » 2.

Sur ce point précis, on peut enfim établir brièvement un rapprochement entreles pensées d'Augustin et de sainte Thérèse d'Avila 3 . Celle-ci reprend explici-tement la distinction augustinienne entre la vision spirituelle (qu'elle nommeimaginaire), qui est à l'image d'une vision corporelle, et la vision intellectuellequi, quant à elle, ne s'accompagne d'aucune image, car elle porte sur une réalitéessentiellement incorporelle. Quelque peu inquiète, tout d'abord, de percevoir,sans savoir comment, des visions intellectuelles', elle s'en ouvrit à Pierred'Alcantara et à d'autres « savants éminents », qui la rassurèrent en déclarant que« c' est la faveur oü le démon peut avoir le moins d'accès »5.

En se fondant sur sa propre expérience, Thérèse affirme au sujet des visionsimaginaires et intellectuelles : « Ces deux sortes de visions viennent presquetoujours ensemble. Oui, c'est bien ainsi qu'elles viennent. Les yeux de l'âmecontemplent dans la vision imaginaire l'excellence, la beauté et la gloire de lasainte humanité de Notre-Seigneur, tandis que dans la vision intellectuelle, dontj ' ai parlé, il nous est donné d'entendre comment le Sauveur est en même temps leDieu souverain qui peut tout, régit tout, gouverne tout et remplit tout de sonamour » 6. Il semble en outre que les visions intellectuelles doublées de visionsimaginaires soient plus avantageuses que les visions intellectuelles seules « carelles sont plus en rapport avec notre nature » 7 . Il y a toutefois plus lieu de craindre

1.La Vive Flamme, Str. III, 14, (Euvres spirituelles, Paris, Le Seuil, 1947, p. 1020.2. Le Château de l'âme ou le livre des demeures, I, chapitre 2, Euvres complètes, Paris, Le Senil,

1949, p. 829.3. Sans doute un tel rapprochement I été plus instructif encore, si Augustin avait distingué les

différentes espèces de visions intellectuelles, comine il regrette lui-même de ne pas pouvoir le faire(cf. De Gen. ad litt. XII, 29, 57).

4. Thérèse evoque comment, à la suite d'une vision intellectuelle qu'elle avait eue, elle s'en alia,« toute triste », le dire à son confesseur. De fait, une telle vision ne manqua pas de susciter deséchanges assez insolites (cf. Vie écrite par elle-même, 27, p. 274).

5. Vie écrite par elle-mêtne, 27, p. 275.6. Vie écrite par elle-même, 28, p. 294. Décrivant encore de quelle façon, dês que l'âme est

introduite dans la « Septième demeure », « les trais Personnes de la très sainte Trinité se montrent àelle par une vision intellectuelle », elle précise : « Ce que nous connaissons par la foi, l'âme lecomprend on peut le dire, par la vue; néanmoins elle ne voit rien, ni des yeux du corps, ni des yeux del'âme, car ce n'est pas une vision imaginaire » (Le Château de 17'one ou le livre des demeures,Septièmes demeures, chap. 1, p. 1030).

7. Le Château de l'âme ou le livre des demeures, Sixièmes demeures, chap. 9, p. 1002.« La vision précédente [c'est-à-dire la vision intellectuelle] oà Dieu se montre à l'âme sans image,est plus élevée, à coup sar ; mais celle-ci a l'avantage d'être plus appropriée à notre faiblesse ; car

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 157

d'être trompé par une vision imaginaire que par une vision intellectuelle, qui,quant à elle, ne peut être contrefaite. Le problème du discernement entre ce quivient de Dieu et ce qui vient du malin ne se pose donc pour Thérèse, comme pourAugustin, qu'au sujet des visions imaginaires ou « spirituelles ». Qu'un telcritère de discernement existe cependant, c'est ce qu'ils affirment l'un et l'autre.Augustin déclare que, certes, lorsque le démon agit avec calme, sans user deviolence, il n'est pas possible de le démasquer sans le charisme particulier quementionnait saint Paul '. Lorsqu' en revanche il commence à pousser à des actionscontraires aux bonnes mceurs, le discernement devient évidemment plus aisé2.Comme le remarque cependant Thérèse, il semble que le diable finisse toujourspar se trahir, et que les visions qu'il produit dans l'âme se reconnaissent à certainssignes, dont le plus manifeste tient à une impuissance constitutive à produireI ' humilité.

Comment expliquer cependant que le démon, s'il peut tromper à l'aide dereprésentations imaginaires, ne puisse contrefaire des représentations intel-lectuelles, ni non plus, de ce fait, tromper par leur intermédaire ?

L'infaillibilité de la représentation intellectuelle

Il n'y a pas de mystère quant à la puissance de tromper de l'esprit malin etquant aux limites qu'elle rencontre. L'esprit malin peut tromper à l'aide de lareprésentation sensible parce que celle-ci est déj à en elle-même trompeuse. Elle seprête remarquablement à son action du fait même qu'elle est privée de critère devérité. À l'inverse, si l'esprit malin ne peut pas se servir de la représentationintellectuelle pour tromper, c'est parce qu'elle ne trompe pas elle-même. Cettereprésentation est infalsifiable; et si elle est infalsifiable, c'est parce qu'elle estinfaillible 3 . La puissance du démon se heurte donc à une contrainte eidétique, envertu de laquelle la représentation intellectuelle ne peut jamais être fausse. C'estpourquoi, aussitôt après avoir affirmé que les esprits mauvais pouvaient tromperau moyen de la représentation corporelle, Augustin ajoute la restriction suivante :« La représentation intellectuelle, quant à elle, ne trompe pas (fallitur) » 4.

elle porte le plus grand secours à Ia mémoire pour qu'elle n'oublie pas une si haute faveur et quel'entendement y puise une occupation constante » (Vie écrite par elle-même, 28, p. 293).

1.Cf. I Cor., 12,10 et De Gen. ad litt. XII, 13, 28-14, 29.2. Augustin souligne en outre le peu de danger qu'encourt l'âme qui est trompée par la vision

spirituelle (cf. De Gen. ad litt. XII, 14, 30).3. Cf. La Genèse au sens littéral, « Bibliothèque augustinienne », Desclée de Brouwer, 1972,

« Note complémentaire » 52, « Les trais genres de visions », « § 3. L'infaillibilité de la visionintellectuelle », p. 577-578. Pour un rapprochement entre la pensée d'Augustin et celle de Plotin,cf. J. Pépin, « Une curieuse déclaration idéaliste du "De Genesi ad litteram" (XII, 10, 21) et sesorigines plotiniennes (Enn. 5, 3, 1-9 et 5, 5, 1-2) », Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 34,1954, p. 373-400 (repris in « Ex Platonicorum persona ». Études sur les lectures philosophiques desaint Augustin, Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1977).

4. De Gen. ad litt. XII, 14, 29.

158 CHAPITRE IV

Loin donc d' envisager, comme le fera Descartes dans la Méditation première,qu'un « mauvais génie » t ou un malin génie (genium aliquem malignum) 2 puissetromper la raison ou l'intelligence, Augustin récuse a priori la légitimité mêmed'une telle hypothèse, comme s'il entendait prévenir de la sorte toute utilisationhyperbolique du sorite des Académiciens 3 . Pour Augustin, dès lors que lareprésentation intellectuelle ne trompe pas elle-même, il n'est pas possible qu'unesprit malin s'en serve pour tromper.

Cette différence entre la pensée d' Augustin et celle de Descartes n' est peut-êtrepas si grande qu'il y parait. Elle touche surtout à l'ordre de l'exposition desarguments. Chez Descartes, en effet, le doute hyperbolique doit permettre demettre au jour la certitude en vertu de laquelle je suis et j'existe, qui est pluscertaine que les vérités rationnelles elles-mêmes, dont on ne sait encore, dans laMéditation première, pourquoi elles sont vraies. Dans la Méditation troisièmecependant, Descartes établit que les vérités rationnelles sont irrécusables, ellesaussi, et pour la raison même qui permet de tenir la proposition : « Je suis,j'existe » pour indubitable, à savoir l'évidence elle-même. Du seul fait qu' ellessont claires et distinctes, ces vérités sont certaines, sinon encore objectives. C' estla raison pour laquelle, après avoir écrit : « Me trompe qui pourra, si est-ce qu'ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tandis que je penserai être quelquechose ; ou que quelque jour il soit vrai que je n' ai jamais été, étant vrai maintenantque je suis », Descartes est désormais en mesure d'ajouter : « ou bien que deux ettrois joints ensemble fasse plus ni moins que cinq, ou choses semblables, que jevois clairement ne pouvoir être d' autre façon que je les conçois »4.

Si Descartes envisage donc l'hypothèse selon laquelle i1 serait trompé mêmepar les vérités rationnelles, pour montrer ensuite qu' il ne saurait en être ainsi, dufait de leur évidence, Augustin, quant à lui, part à 1 'inverse de l'évidence de lareprésentation rationnelle pour montrer qu' elle ne peut tromper, et qu' aucun espritmalin ne peut s'en servir pour tromper.

On peut alléguer que le détour qu' emprunte Descartes lui permet de montrerque la certitude de soi est plus évidente que toute autre certitude rationnelle. On nesaurait cependant tirer argument de ce fait pour conclure à une opposition entreAugustin et Descartes. En effet, si Augustin affirme d' emblée le caractèreindubitable des vérités rationnelles et semble ainsi les mettre sur le même planque la certitude de soi, il ne méconnait cependant pas par ailleurs ce qui les

1.Méditation première, AT IX, p. 17.2. Meditado prima, AT VII, p. 22.3. On trouve en effet dans les Méditations un écho du sorite des Académiciens évoqué en Acad.

prior. II, 16, 49, mais appliqué cette fois à la perception rationnelle. Descartes repugne à penser queDieu puisse me tromper toujours, il n'en demeure pas moins vrai qu'il tolère que je le sois parfois :« Mais peut-être que Dieu n'a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainementbon. Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m'avoir fait tel que je me trompasse toujours, celasemblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelque fois, etnéanmoins jene puis douterqu'il ne le permette » (AT IX, p. 16). Cette constatation empêche à sesyeux d' écarter trop vite l'hypothèse d'un « Dieu trompeur », et conduit à lui substituer celle du« malin génie ».

4. Méditation troisième, AT IX, p. 28.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 159

distingue fondamentalement : les vérités rationnelles sont « trouvées » (inventa),tandis que l'esprit est présent à lui-même, de sorte qu'il serait absurde de penserqu' il ait à se trouver lui-même en se cherchant la façon dont il doit « allertrouver » (venire in) les vérités rationnelles. La connaissance de soi jouit donc,pour Augustin lui aussi, d'un primat par rapport à toute autre connaissancerationnelle 2.

Augustin récuse donc l'hypothèse selon laquelle l'esprit pourrait être trompépar un esprit malin qui se servirait d'une représentation intellectuelle, ou par unereprésentation intellectuelle elle-même. Il n'y a pas à douter de la représentationintellectuelle. C'est donc sans aucun fondement que le fameux Polyaenus, aprèsavoir été un grand mathématicien, et à la suite de son adhésion à l'épicurisme, envint à croire que toute la géométrie était fausse 3.

Le caractère infaillible de la représentation intellectuelle repose sur letémoignage de l'évidence rationnelle elle-même. La représentation intellectuellene trompe pas : « En effet, soit il ne comprend pas, celui qui forme une opinion(opinatur), en désaccord avec elle, soit il comprend, et, par le fait même(continuo), c'est vrai » 4. Augustin écrit encore, après avoir dressé un catalogueexhaustif de tous les différents cas d'erreurs possibles : « Mais dans cesreprésentations intellectuelles, l'esprit n'est pas trompé (non fallitur). En effet,soit il comprend, et c'est vrai ; soit, si ce n'est pas vrai, il ne comprend pas. De cefait, se tromper au sujet des choses que l'on voit est une chose, se tromper pourcette raison que l'on ne voit pas en est une autre »5.

Telle est la différence entre l'espèce sensible de l'espèce intellectuelle : c'estparce qu'on voit l'espèce sensible, qui est elle-même essentiellement trompeuse,que l'on se trompe. L' espèce intellectuelle, quant à elle, ne trompe pas. Si l'on setrompe, ce n'est pas parce qu'on la voit, mais parce qu'on ne la voit pas, ou quel'on ne la voit pas bien. Notre raison ne nous trompe pas, comme nous trompenotre imagination. Augustin n'entend évidemment pas affirmer que l'esprit ne setrompe jamais. Il montre cependant qu'il se trompe de son propre fait, au sujet

1.Le sens de cette opposition est développé plus loin. Cf. chapitre vi : « Présence et invention ».2. C'est par sa théorie de Ia création des vérités dites étemelles que Descartes s'oppose

radicalement à Augustin (Cf. Lettre à Mersenne, du 15 avril 1630, AT I, p. 145-146 et Lettre à Meslan,du 2 mai 1644, AT IV, p. 111-120). Cede théologie serait irrecevable pour Augustin, qui affirme quel'homme est à I'image de Dieu, en tant qu'il est rationnel. Les idées ne peuvent donc pas être descréatures.

3. Ce singulier personnage (il s'agit de Polyainos de Lampsaque ou Polyaenus Lampsacenus)devait être connu d'Augustin par Cicéron qui écrit à son sujet : « Et Polyaenus, qui fut, dit-on, un grandmathématicien : après avoir cru, en adhérant à Épicure, que toute la géométrie était fausse, a-t-iloublié pour autant ce qu'il savait ? » (Acad. prior. II, 33, 106). On a conservé quelques fragments deson ceuvre, cf. Polieno, Frammenti, ed., trad. e comm. a cura di Tepedino Guerra Adele : La scuola diEpicuro N° 11, Napoli, Bibliopolis, 1991. On sait que Carnéade niait lui aussi la certitude depropositions mathématiques comme celle en vertu de laquelle deux grandeurs égales à une troisièmesont égales entre elles (cf. Galien, De oprima doctrina in Medicorum Graecorum opera quae exstant,éd. Kühn, Leipzig, 1821, t. I, p. 45 ; référence donnée par V. Brochard in Les Sceptiques grecs, Paris,

Vrin, 1969,p. 132).4. De Gen. ad litt. XII, 14, 29.5. De Gen. ad lin. XII, 25, 52. Cf. aussi De div. quaest. 32.

160

CHAPITRE IV

d'une représentation qui, loin de le tromper par elle-même, peut encore ledétromper, s' il la regarde avec plus d' attention.

La breve analyse de l'erreur, dans le Maitre, permet de préciser ce point.Augustin declare : « Toutes les choses que nous percevons, nous les percevonssoit par le sens du corps soit par Pesprit (mente) »'. S'agissant des choses quenous percevons, non par le sens du corps, mais par 1 'esprit, l'auditeur « estenseigné, non par mes paroles, mais par les choses elles-mêmes qui se mani-festent à lui, tandis que Dieu les découvre intérieurement (docetur enim nonverbis meis, sed ipsis rebus Deo intus pandente manifestis) Augustin ajoute :« S'il arrive souvent que quelqu'un commence par nier quelque chose lorsqu'onl'interroge, et qu'il soit contraint de l'admettre à la suite de nouvelles questions,cela est dei à la faiblesse (imbecillitate) de son regard, qui ne parvient pas àconsulter cette lumière d'un bout à l'autre du problème. Pour qu'il le fasse parparties, on l'avertit, en l'interrogeant au sujet des parties qui, précisément,forment cet ensemble qu'il était incapable de regarder dans son entier » 3.

Augustin pourrait donc écrire comme Descartes que la raison de l'erreur vientdu fait que « je donne témérairement mon jugement, sur des choses que je neconçois qu'avec obscurité et confusion » 4. Mon entendement, quant à lui, n'estpas trompeur 5 , car je n' ai pas d'idées fausses. Une idée fausse ne peut être quel'absence d'une idée vraie, et c'est bien pourquoi le faux lui-même n'est jamaisperçu par l'esprit. On se trompe donc, non pas parce qu'on percevrait le faux, maisparce que, contemplant la vérité « selon ses forces » (pro viribus) 6, on peut n'enavoir pas assez pour percevoir le vrai.

Dans le but de préciser encore la raison pour laquelle l'évidence de lareprésentation intellectuelle ne peut tromper, Augustin écrit que, dans laperception rationnelle, ce sont « les choses elles-mêmes qui se manifestent » àcelui qui est enseigné. Si l'on voit ce qui est rationnel dans une évidence tellequ'on ne puisse se tromper, c'est donc parce que l'évidence est la donation de lachose elle-même « en personne », ou « en chair et en os », pour reprendre desexpressions de Husserl.

En effet, ce que livre la vision intellectuelle, ce sont « ces choses qui n'ont pasd'images qui leur soient semblables, d'images qui ne soient ce qu' elles sont elles-mêmes » 7 . C'est Ia chose même qui est là lorsqu'on la perçoit. Se trouvent doncexclus tout intermédiaire, toute image, qui pourraient s'interposer entre la choseelle-même et l'esprit qui la regarde. Comme l'écrivent A. Solignac et P. Agaëssepour caractériser la représentation intellectuelle : « La raison de son infaillibilitéest précisément son immédiateté : il n' y a aucune distance entre le sujet qui

1.De mag. 12, 39.2. De mag. 12, 40.3. De mag. 12, 40.4. Méditations métaphysiques, AT IX, p. 48.5. « Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui aucune

erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification » (Méditations méta-physiques, AT IX, p. 45).

6. De mag. 14, 45.7. De Gen. ad litt. XII, 6, 15.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 161

connait et l'objet qui est connu, parce que cet objet n'est atteint ni parl'intermédiaire d'un sens corporel, ni dans une représentation qui n'est pas l'objetlui-même, mais une ressemblance de cet objet; la vision intellectuelle atteint sonobjet dans une co-présence qui n'a plus besoin de messagers ni de succédanés » '•C'est parce que la chose est donnée en personne, sans aucun intermédiaire, que jesuis sar que je ne peux pas être trompé par elle. En raison de son immédiateté, lareprésentation intelligible est soustraite aux images et elle demeure toujours lamême, qu' elle soit vue par un homme éveillé ou endormi. C'est toujours l'idéemême qui apparait, et non pas une image de cette idée. Il est indifférent que lareprésentation intellectuelle soit vue en rêve ou en réalité, parce que l'esprit n'apas affaire à des images, mais à des représentations pures (sincera) 2 , auxquellesrien de sensible n'est mêlé. Lorsque nous percevons quelque chose à l'aide denotre raison, c'est la chose elle-même que nous voyons, directement, sans1' intermédiaire d' aucune image qui puisse être fausse.

La représentation intellectuelle n'a donc pas cette duplicité inhérente à lareprésentation sensible, qui livre quant à elle des images de la chose au lieu delivrer la chose elle-même. II semble que cette dernière affirmation conduise àopposer Augustin et Husserl. S 'ils soutiennent en effet l'un et l'autre que laperception rationnelle livre les essences « en chair et en os », Augustin affirme quela perception sensible a affaire à des images, tandis que, pour Husserl, la chosesensible, elle aussi, se donne en personne dans la perception. Pour ce dernier, lachose sensible est présente originairement, par quoi la perception se distingue dusouvenir, par exemple, qui ne livre qu' une image de la chose. Pourquoi Augustinaffirme-t-il que le sensible n'est pas lui-même présent en personne? L'oppositionentre Augustin et Husserl est-elle insurmontable ?

Tout d'abord, si Augustin oppose la donation en personne de l'évidenceintellectuelle et la donation en image de l'évidence sensible, cette opposition nerecouvre pas exactement celle qu' établit Husserl entre la donation en personne dela perception sensible et la donation en image du souvenir. En effet, Augustinn'entend pas affirmer que, dans la perception sensible, nous n'ayons affaire qu' àdes images comparables à celles du souvenir. Les images du souvenir se forméntelles-mêmes à partir des images produites lors de la perception 3.

D'autre part, loin d'être naïvement présupposée, la distinction entre ladonation de la chose en personne dans l'intuition intellectuelle et la donation de lachose en image dans 1 ' intuition sensible est en quelque sorte elle-même« constituée » par Augustin. Elle est le corrélat de la distinction entre le rationnelou le spirituel (ce qui relève de l'esprit entendu comme mens) et le corporel,qu' Augustin établit rigoureusement dans le livre X de la Trinité, en se fondant sur

1.La Genèse au sens littéral, «Note complémentaire » 52, « Les trois genres de visions », p. 578.Ils ajoutent : « Cette co-présence n' implique pas cependant une identité substantielle du connaissantet du connu ; il n'y a identité que dans Ia connaissance réfléchie, lorsque l'intelligence se saisitelle-même ou ses activités ».

2. Augustin définit la science par rapport à la vie comme une vie « plus pure » (sincerior)(De lib. arb. I, 7,17).

3. CL De Trin. XI, 3, 6.

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les données de l'expérience elle-même. Elle est la conséquence du dualisme telqu'il est rigoureusement pensé. L'esprit ne peut pas connaitre immédiatement lesensible en personne, puisqu'il ne lui est pas consubstantiel. Il faut qu'il leconnaisse par l'intermédiaire des images qu' il en forme lui-même et qui lui sontbien, quant à elles, consubstantielles. Ce point est clairement mis au jour dans untexte de la Trinité, od Augustin écrit qu'afin de percevoir les corps, l'esprit« recueille les images des corps, qu'il a faites en lui-même à partir de lui-même(factas in semetipsa de semetipsa), et les emporte. En effet, pour les former,leur donne quelque chose de sa propre substance » La démarche d'Augustin estdonc la suivante : partant des phénomènes eux-mêmes, il rend raison de ladistinction entre les corps et l'esprit, et déduit du dualisme que ce ne sont pas auxchoses corporelles elles-mêmes que l'esprit a affaire dans la perception sensible(comme si la chose corporelle elle-même entrait dans la « région incorporelle » 2),mais à ses propres pensées, qui sont des ressemblances très exactes des chosesextérieures. Si le corps est sensible, et s'il est senti par un être incorporei, il fautque la sensation se définisse comme la présence sur un mode incorporei de lachose corporelle. Voilà ce qu'Augustin veut dire lorsqu'il affirme que laperception sensible livre des ressemblances des choses.

Si les images des corps livrées par la perception sensible sont elles-mêmesspirituelles, si elles sont des pensées de l'esprit lui-même, ne faut-il pas alorsconsidérer qu'elles appartiennent elles aussi, d' une certaine façon, à la sphère de lacompréhension ?

LA CERTITUDE DE L' APPARAITRE SENSIBLE

L'&rox15 effectuée sur le sensible a permis de mettre en évidence le caractèrecompréhensif des perceptions rationnelles. S'il est dans l'essence même de laperception sensible de pouvoir à tout moment se révéler fausse, la perceptionrationnelle, quant à elle, ne peut pas tromper. On méconnaitrait cependant laprofondeur de la pensée d'Augustin en pensant qu'elle se contente d'opposer laperception sensible en tant qu'elle est « acataleptique », et la perceptionrationnelle, qui est « cataleptique ». En effet, la perception sensible appartient,elle aussi, d' une certaine façon qui lui est propre, à la sphère de la compréhension.De fait, l'apparaitre même de la perception sensible est compréhensif, puisque jene saurais en aucun cas le prendre lui-même pour un autre. Il y a donc une véritéindubitable de l'apparaitre comme tel, même si cet apparaitre ne révèle que deschoses dont l'existence est, quant à elle, incertaine. Le partage institué parAugustin n'est donc pas tant entre l'intelligible et le sensible qu'entre le vécu etl'extérieur ou l'objectif. Dans un vécu qui est indubitable comme tel, m' apparaitune chose dont l'existence est incertaine. C'est même le caractère incertain de la

1. De Trin. X, 5,7 . Sur le contexte de ce passage, cf. infra chap. v, « La chute ».2. De Trin. X, 5, 7.

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chose perçue sensiblement qui permet de mettre en évidence le caractèreindubitable de la perception sensible en tant qu' elle est vécue.

Il est possible de revenir, à la lumière de cette distinction, à l'erreur quecommirent les Stoïciens quant à la nature de la perception sensible. En affirmantavec raison que toutes les représentations humaines, y compris les représentationssensibles, étaient « rationnelles », les Stoïciens ont témoigné du fait qu' ils ontbien compris que la perception sensible se rattachait à la vie compréhensive del'esprit d'« une certame façon » (quodam modo), pour reprendre leur expressionmême C'est ce qui ressort de cette longue déclaration de Lucullus, qu'il fautciter dans son intégralité : « Que dire du toucher, et, bien entendu, de ce toucherque les philosophes appellent le toucher intérieur, celui de la douleur ou duplaisir, dans lequel réside, de l'avis des Cyrénaïques, le seul critère véritableauquel il faille donner son assentiment? Quelqu'un peut-il donc dire qu'entrecelui qui souffre et celui qui éprouve du plaisir, il n'y a aucune différence? Oualors, celui qui serait de cet avis, n' est-il pas tout à fait clair qu'il délire ? Eh bien,s'il en va ainsi des choses que nous disons être perçues par les sens, ii en va demême des choses dont on dit qu'elles ne sont pas perçues par les sens eux-mêmes,mais qu' elles sont perçues d' une certame façon (quodam modo) par les sens ; ainsidisons-nous : "Ceci est blanc, ceci est doux, ceci est mélodieux, ceei sent bon,ceci est rugueux". C'est déjà par l'esprit que nous possédons ces choses en lescomprenant, et non plus par les sens » 2 . Les Stoïciens affirmaient donc clairementque la perception sensible est de la pensée, et que le fait de sentir est bien uneaction qui appartient, comme l'affirme Descartes 3, au cogito. En affirmantcependant que la représentation sensible pouvait être compréhensive, ilsétendirent à l'objet même de la pensée, sous l'influence de leurs présupposésmatérialistes 4, la certitude qui n'appartient qu'à la pensée. Car c'est seulementdans le cas de la perception rationnelle que l'objet lui-même est « compréhen-sible », en raison de son caractère consubstantiel avec la pensée 5.

Les Stoïciens établissent donc, d'après le témoignage de Lucullus, que lesqualités sensibles sont perçues non pas par les sens mais d'« une certame façon »seulement par les sens, et qu'elles sont comprises par l'esprit. Augustin analyse,

1. Sur le fait que toutes les représentations des animaux rationnels sont rationnelles, cf. DiogèneLaërce, VII, 51 [SVF II, 61]. Elles sont appelées des pensées (VOISCIELO (ibid., SVF II, 89). Plus préci-sément, les représentations sensibles sont rationnelles en tant qu'elles sont porteuses d'un ?exróv.

Cf. Sext. Emp., Adv. Math. VIII, 70-74. Sur l'« exprimable », cf. C. Lévy, Cicero Academicus,p. 215-217 ; J. Pépin, Saint Augustin et la dialectique, Villanova, 1976, p. 72 sq.

2.Acad. Prior. II, 7, 20-21.3. Une « chose qui pense » sent (cf. Méditation seconde, AT IX, p. 22).4. Cf. supra chap. tv, , « Le sommeil de Zénon ».5. Peut-on cependant concevoir qu'il existe un objet qui soit compréhensible, sans être lui-même

capable de pensée? Pour formuler cette question en reprenant les termes dont use précisémentAugustin, peut-on concevoir qu'il existe quelque chose d'intellig,ible (intelligibile) qui ne soit pasintellectuel (intellectuale)? « C'est là un grand et difficile problème » qu'Augustin évoque dans leDe Gen. ad lia. XII, 10, 21. Sur ce problème, cf. J. Pépin, « Une curieuse déclaration idéaliste du "DeGenesi ad litteram" (XII, 10, 21) et ses origines plotiniennes (Enn. 5, 3, 1-9 et 5, 5, 1-2) », Revued'Histoire et de Philosophie Religieuses, 34, 1954, p. 373-400.

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quant à lui, de façon différente l'acte de la perception sensible. Comme on l' a vu,il distingue deux lumières : celle de la vie sensitive (vita sentiens), qui est« capable de discerner les choses qui sont rapportées, par l'intermédiaire du corps,au jugement (judiciam) de l' âme, c'est-à-dire les choses blanches et noires,sonores et sourdes, odoriférantes et malodorantes, douces et amères, chaudes etfroides, etc. » 1 , et d'autre part la lumière rationnelle, et compréhensive par le faitmême, que l'esprit répand lui-même sur cette lumière sensible non-compréhensive. Le caractère non-compréhensif de l'objet sensible et le caractèrecompréhensif de la pensée sont ainsi clairement distingués.

Le monde comme ensemble des phénomènes

Dans le traité Contre les Académiciens, Augustin rattache l'apparaitre sensiblelui-même à la sphère de la compréhension. L'Académicien peut en effet poser laquestion suivante : « D'oà sais-tu que ce monde est, si les sens trompent ?Pour répondre à cette objection précise, Augustin montre que 1' apparaitre, commetel, est lui aussi compréhensif. Il écrit : « Jamais les raisons que vous alléguezn'ont pu remettre en question la puissance des sens d'une façon telle que vousnous convainquiez que rien ne nous apparait (nihil videri). Et vous n'avezaucunement eu l'audace d' aller jusqu' à risquer une telle objection 3 . Mais que cequi apparait puisse être autre qu'il apparait, vous vous êtes efforcés avecvéhémence de nous en persuader. C' est pourquoi, quel qu'il soit, ce tout qui nouscontient et nous nourrit, ce tout, dis-je, qui apparait (apparet) à mes yeux, et dontje sens qu'il a une terre et un ciel, ou qu'il a comme une terre et comme un ciel(quasi terram et quasi coelum), je l'appelle "le monde" (mundum). Si tu dis quece qui m' apparait n' est rien, je ne me tromperai pas. Car celui qui se trompe, c'estcelui qui donne à la légère son approbation à ce qui lui apparait. En effet, vousdites qu'il se peut que ce soit le faux qui apparaisse à ceux qui sentent, mais vousne dites pas qu'il se peut que rien n'apparaisse (...). Si tu dis que ce quim' apparait n 'est pas le monde, tu soulèves une querelle de mots, puisque j' ai ditque c' était cela même <à savoir ce qui m' apparait> que j' appelais "le monde" » 4.

Autrement dit, il se peut que ce qui m' apparait ne soit rien, mais non pas que rienne m' apparaisse.

Lorsqu'on concède que ce qui apparait peut n'être rien, on effectue une Troxr)qui modifie les formes de la vie perceptive, et qui fait en sorte, comme l'écritHusserl, « qu' n'y aurait pas pour moi d' objectivités mondaines en tant queconnues ou connaissables par l'expérience, ni aucun mundus en général »5.Pourtant, lorsque j' ai ainsi supprimé le monde objectif, poursuit Husserl, « jen' ai pas cessé pour autant de poser et de présupposer comine existant l'expérience

1.De Gen. ad litt. imp. líber, 5, 24. Cf. supra chap. « Les lumières et les ténèbres ».2. Cont. Acad. III, 11, 24.3. Cicéron affirme lui-même qu'« on se trompe lourdement en disant que l'Académie supprime

les sensations » (Acad. prior. II, 32, 103).4. Cont. Acad. III, 11, 24.5. Philosophie première, II, p. 98 [70].

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elle-même et moi, le sujet expérimentant, avec ma vie et l'expérience mondainequi appartient elle aussi au flux concret de celle-ci » '• C' est la raison pour laquelleAugustin redéfinit le concept de monde, en lui donnant le sens, non pas del'objectivité, mais du vécu lui-même. Le monde ainsi redéfini est ce que I' &ror')opérée sur la réalité extérieure laisse intact. Or ce qu'elle laisse entier, c'estprécisémentcequ'il y a de compréhensif dans la perception sensible, à savoir lapensée elle-même, dont l'esprit ne saurait douter. Le résultat de Troxt) est « lamise en valeur de la vie transcendantale de la subjectivité » 2 , qui permet de définirle monde comme la totalité des phénomènes.

Augustin peut mettre à l'épreuve une telle définition du monde en formulantl'objection suivante, qu' un Académicien ne saurait manquer de lui adresser : « Etlorsque tu dors, diras-tu, est-ce encore ce monde que tu vois? » 3 . Augustinrépond : « J'ai déjà dit que tout ce que je vois de tel je l'appelle "le monde" »4.Augustin s'est en effet donné du monde une définition telle, qu'elle précède endroit la distinction même entre la veille et le sommeil, de sorte que l'argument durêve est sans force contre elle. Le fait que la définition du monde soit antérieure àce clivage impose cependant que soit constituée, à partir de I ' apparaitre lui-même,la distinction de la veille et du sommeil. On ne peut plus opposer la veille et lerêve comme deux mondes, comme un « monde commun » et comme « un mondepropre ». Ou alors, il faut entendre que cette distinction s'effectue elle-même surfond d'un même monde, et qu'elle est immanente au monde défini comme latotalité des phénomènes. C'est pourquoi Augustin peut retourner en sa faveur1 ' objection du rêve, et même y joindre celle de la folie, en ajoutant : « Mais s'il tepla?t de n' appeler "monde" que ce que voient ceux qui veillent, voire ceux-là seulsqui sont sains d'esprit, soutiens, si tu le peux, que ceux qui dorment et ceux quidélirent ne dorment ni ne délirent dans le monde » 5 . Dès lors que le monde estdéfini comme 1 ' ensemble des phénomènes, il est absurde de concevoir qu'il existeune pluralité de mondes. Tout phénomène est toujours dans le monde. CommeI' écrit Husserl dans les Méditations cartésiennes, toute réalité apparait « sur fondde monde » 6, et ce fond est l'arrière-plan existant qui persiste dans la fluctuationde la conscience. Augustin para?t énoncer la même idée, lorsqu'il formulel'hypothèse absurde d'un phénomène qui ne serait pas dans le monde. Si lemonde est un, c'est parce qu'il est essentiellement défini à partir de la vie del'esprit, qui est une.

En vertu de la certitude de l'apparaitre qu'il a mise au jour, Augustin peutprêter à toutes les apparences sensibles, en tant que pures apparences, un caractèrecompréhensif. II déclare en effet : « Je ne vois pas comment un Académicien

1.Philosophie première, 11, p. 98 [70].2. Cf. Philosophie première, II, 37' leçon – La certitude apodictique de la non-existence possible

du monde et la mise en valeur de la vie transcendantale de la subjectivité, p. 97.3. Cont. Acad. III, 11, 25.4. Cont. Acad. III, 11, 25.5. Cont. Acad. III, 11, 25. Là encore, on peut rapprocher Augustin et Husserl. Examinant les

mêmes objections, Husserl écrit en effet : « La possibilité de la folie ne présuppose-t-elle pas déjàl' existence du monde? » (Philosophie première, p. 76 [55]).

6. Première méditation, § 15.

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pourrait réfuter celui qui dit : "Je sais que ceci m'apparait blanc, je sais que cecim'est plaisant à entendre, je sais que ceci m'est agréable à sentir, je sais que cecim'est doux au je sais que pour moi ceci est froid" »'. Là encore, il n'y aaucun risque de se tromper. Et à l'Académicien qui demande encore si les feuillesd'olivier, que le bouc recherche si avidement, sont amères par elles-mêmes (perse), Augustin répond, après lui avoir dit que le bouc était plus modeste que lui,que ces feuilles lui semblent amères à lui, et qu'il se garde même d'ajouterqu' elles lui semblent toujours amères. Augustin n' ignore pas en effet que le palaispeut éprouver comme doux l'amer, du fait d'une affection. Il n'en demeure pasmoins « qu'un homme, lorsqu'il goüte quelque chose, peut jurer en toute bonnefoi qu' il sait que cette chose est douce ou non à son palais, et qu' aucune chicane(calumnia) grecque ne peut le priver de cette science » 2 . Quand même ce serait enrêve que je gotite tel plat suave, il n'en demeurerait pas moins vrai, écritAugustin, que ce plat me délecte. Je peux bien vivre un rêve ou une hallucination,les vécus n'en sont pas moins indubitables. Par conséquent, Augustin pourraitdéclarer comme le fait Husserl : « Supposons donc que ce monde n'existe pas, quemon corps n'existe pas davantage ni par suite moi en tant qu' homme, ce quisubsisterait ce ne serait pas rien, puisque tout cela serait perception du mondeprésupposée ; et moi-même, en tant que je suis sujet de cette perception et de toutela vie psychique concrète au sein de laquelle se déroule la perception mondaine, jeserais et resterais néanmoins celui que je suis avec toute cette vie »3.

À l'hypothèse selon laquelle le monde ne serait pas, Husserl en ajoute uneautre, plus radicale : « Or, assurément, il y a plus encore. S'il avait plu à Dieu, àsupposer qu'une telle hypothèse soit pensable, de créer au lieu du monde réelseulement un monde de l'apparence transcendantale qui me serait donné, à moi lesujet de l' expérience, comme une réalité indubitable – tout en étant un néant jen'en resterais pas moins exactement celui que je suis dans ma pure ipséité. Moi,selou l'illusion transcendantale cet homme, je serais cependant en vérité sanscorps; et dussé-je perdre ce corps illusoire transcendantal lui-même, je nelaisserais pas d'être sujet justement – le sujet d'une expérience désormaistransformée en un chaos absurde » 4. En vertu du caractère « présumé » de lareprésentation sensible, ou de 1 'illusion transcendantale qui la définit, il n' y a riend'absurde à penser que nous pourrions vivre dans un monde qui ne soit que pureapparence. Ce monde, comparable à un songe, aurait été créé par Dieu, sans êtrepourvu d'aucune objectivité. Et dans ce monde « acosmique » du point de vueobjectif, qui cependant m'apparaitrait encore comme un monde cosmique, jepourrais encore m'attendre à ce que cette apparence cosmique se dissolve en unchaos, de sorte que ne subsiste plus que le souvenir de l'apparence cohérente d'unmonde qui n'a jamais existé objectivement. Husserl s'abstient cependant de

1.Cont. Acad. III, 1 1, 26.

2. Com. Acad. III, 11, 26. L'emploi du terme de calumnia est une réminiscence cicéronienne(cf. Acad. prior. II, 5, 14; De nat. deor. II, 7, 20).

3. Philosophie première, p. 102 [72-73].4. Philosophie première, p. 102-103 [73].

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développer cette hypothèse, qui ne semble correspondre, dans son esprit, qu' à uncas d'école. Il se demande même si elle est seulement pensable.

Pourtant, si 1 'on rattache l'hypothèse d'un tel monde « acosmique » aucontexte qui la précède, on en perçoit l'exceptionnel intérêt. En effet, pourillustrer le fait que l'anéantissement du monde n'atteint pas dans son ipséité lemoi pur, Husserl déclare, non sans réserve, que « tout se passerait comme s'ils'agissait ici de la possibilité qu'un ange de la mort m' emportât, moi âme pure,hors de ce monde existant et permanent » 1 . L' hypothèse d'un monde de l'ap-parence pure permet d'énoncer les conditions d'existence de la vie après la mort.Si Husserl répugne quelque peu à recourir « à des représentations religieuses »,dont le « philosophe commençant » n'a pas le droit de faire usage 2, Augustin,quant à lui, qui est loin de débuter en ces matières, fait fond sur la légitimité d' unetelle hypothèse pour produire une intelligence de la croyance commune d'une viede l'âme après la mort. Selon cette croyance, après la séparation de l'âme et ducorps, l'âme se rend, selon la vie qu'elle a menée, dans l'Hadès ou les enfers, oubien dans un lieu de délices, dont ont parlé certains sages parmi les païens eux-mêmes 3, et qui est appelé dans 1 'Écriture le « sein d'Abraham ».

La vie après la mort

Augustin part du fait que la perception du monde, telle qu'elle est subjecti-vement vécue, ne serait en rien modifiée alors même qu' il n'y aurait pas ou plusde monde objectif, pour penser rigoureusement les conditions d'existence d'unevie heureuse ou malheureuse après la mort. Les phénomènes du rêve, de la folie etde 1 'hallucination peuvent en effet servir de paradigmes pour montrer que l'espritpeut mener une vie qui, en dépit de son caractère « acosmique », est semblable entous points à celle qui est vécue dans la réalité. Ainsi pour Augustin, pourrait-ondire en paraphrasant Husserl, il a bel et bien plu à Dieu de créer, non seulement unmonde réel, mais encore un monde de 1' apparence transcendantale, qui est donné àceux qui en font l'expérience « comme une réalité indubitable – tout en étant unnéant ». Ce monde dans lequel ce qui apparait de sensible n'est rien, sans pourautant qu'il soit vrai que rien n'apparaisse, se compose précisément des enfers etdu « sein d'Abraham » 4.

Les enfers et le « sem d'Abraham »

Le problème auquel Augustin se trouve confronté pour penser la vie après laséparation de l'âme et du corps est le suivant : comment penser que l'âme puissemener une vie heureuse, faite de repos et de joie 5 , ou bien une vie malheureuse, si

1.Philosophie première, p. 102 [73].

2.Philosophie première, p. 102 [73].

3. De Gen. ad litt. XII, 33, 62.

4. Sur le sein d'Abraham, cf. Les Confessions, Livres « Bibliothèque augustinienne »,« Note complémentaire » 8, p. 549-550. Sur sa relation avec le paradis, cf. De Gen. ad litt. XII,34, 65.

5. De Gen. ad litt. XII, 32, 60.

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elle est dépourvue du corps qui lui permet d'éprouver des affections ? Si seule uneexpérience peut être dite mauvaise 1 , on voit mal, dans ce dernier cas, commentl'âme pourrait éprouver de telles expériences, tout en étant séparée de son corps.Sur ce dernier point, Augustin est formei : lorsqu'il se demande en effet, aulivre XII de la Genèse au sens littéral, oü est emportée l'âme après la mort,commence par nier qu' elle puisse y avoir « un certain corps » (aliquod corpus) 2,signifiant par là qu'il refuse la doctrine porphyrienne du « véhicule » de l'âme3.L'âme ne se rend pas dans des lieux corporels. « C'est plutôt dans des lieuxspirituels qu'elle est conduite, selon ses mérites, ou dans des lieux pénitentiaires,qui sont semblables aux corps » 4. Et si l'âme peut éprouver dans ces lieux« spirituels », c'est-à-dire « psychiques », des expériences bonnes ou mauvaises,quoiqu 'elle soit réellement séparée de son corps, c'est parce qu'elle conserve aprèsla mort une ressemblance (similitudo) de son corps. En effet, les âmes « portent(gerunt) en elles-mêmes une certame ressemblance de leur corps, au moyen delaquelle elles peuvent être portées dans ces lieux, et faire de telles expériences parI ' intermédiaire de la ressemblance de leurs sens »5.

On voit par conséquent comment le phénomène du rêve permet de penser lavie de l'âme après la mort. Ce paradigme permet tout d'abord de montrer qu'endépit de son étrangeté, la situation dans laquelle l'âme éprouve comme si ellesétaient corporelles des représentations qui ne proviennent pas des sens du corpsest celle-là même qui caractérise la condition du rêveur. En effet, « nier que l'âmepuisse avoir une ressemblance du corps et de tous ses membres corporels, c'estnier que ce soit l'âme qui voit en rêve qu' elle se promène, ou qu' elle s'assoit, ouqu'elle aille de ci et de là, ou même qu'elle parte et revienne en volant, autant decas qui ne pourraient survenir si elle était dépourvue d'une ressemblance de soncorps 6. Le rêve atteste donc la possibilité même que l'á'ine éprouve, par l'inter-médiaire d' une ressemblance de son corps, tout ce qu' elle éprouve habituellementpar l'intermédiaire de son corps vivant.

L'exemple du rêve permet aussi à Augustin de prévenir l'objection selonlaquelle le repos ou la peine éprouvés après la mort ne seraient pas bel et bienéprouvés. Pour montrer qu'il existe une « réalité substantielle » des enfers,Augustin déclare très explicitement : « En effet, même dans les rêves, lorsquenous éprouvons des épreuves et des peines, nous ne laissons pas d'être, quantà nous (nos utique sumus)» 7 . C'est pourquoi ce n'est évidemment pas la mêmechose, lorsque nous rêvons, d'éprouver de la joie ou de la souffrance. « En effet,les souffrances ont beau être éprouvées en rêve, même si nous n'avons pasnos membres corporels mais une ressemblance de nos membres corporels,nous éprouvons, non pas une ressemblance de douleur, mais bien la douleur

1.Cf. De lib. arb. I, 7, 17 et supra chap. « La science et l'expérience ».2. De Gen. ad litt. XII, 32, 60.3. Cf. La Genèse au sens littéral, « Bibliothèque augustinienne », « Note complémentaire » 49,

p. 560 et 566.4. De Gen. ad litt. XII, 32, 60.5. De Gen. ad lia. XII, 32, 60.6. De Gen. ad litt. XII, 33, 62.7. De nat. et orig. anim. IV, 17, 25.

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elle-même. Et il en va de même lorsqu'il s'agit de joies » 1 . En tant qu'il estcompréhensif, le vécu lui-même ne peut être donné en images. L' idée même d'unsimulacre de souffrance qui produirait une pseudo-souffiance n'a pas de sens.Voilà pourquoi, ajoute Augustin, certains peuvent regretter de s'être réveillés,alors qu'ils jouissaient en rêve des biens qu'ils convoitaient durant la veille,tandis que d'autres, à l'inverse, appréhendent de se rendormir après avoir fait uncauchemar 2. Comme l'écrit Pascal, qui reprendra cette idée : « Si nous rêvionstoutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nousvoyons tous les jours » 3 . Par conséquent, de même que l'âme est affectée en rêvecomme elle 1 'est dans la réalité, quoiqu'elle n'ait affaire qu'à des visionsspirituelles, de même « tout ce qui affecte l'âme au sortir du corps, soit en biensoit en mal, a beau être non pas corporel, mais ressemblant aux chosescorporelles, comme l'âme s'apparait à elle-même sous une apparence semblable àson corps, tout cela ne laisse pas d'être (sunt tamen) : c'est une vraie joie et unevraie souffrance, qui sont faites d'une substance spirituelle » 4. Augustin ajouteque dans les enfers, les souffrances se font sentir d'une façon beaucoup plus vive(vehementius) 5 . C'est ainsi que, dans la parabole du Christ relative au « seind'Abraham » , le riche qui avait méprisé Lazare endurait de la façon la plus cruellela soif, alors même qu'il n' avait plus de gosier à rafraichir. L'enfer est uncauchemar cohérent duquel on ne se réveille jamais, tandis que les bienheureuxs'éveilleront 6 de la vie qu'ils mènent dans le sein d'Abraham, au jour de larésurrection des morts 7.

Dans la philosophie d'Augustin, les enfers et le sein d'Abraham sont donc des« lieux de vie » qui se caractérisent par leur « idéalisme ». Les âmes se trouventvraiment dans un monde tel que Descartes et Husserl l'imaginent : toute objecti-vité a dispam, et pourtant le monde ne cesse d'être présent à la conscienceexactement comme il l'était avant sa disparition. Un tel résultat n'est étonnantque si l'on se représente la perception comme résultant de 1' action du sensible sur

1.De nat. et orig. avim. IV, 17, 27.2. De Gen. ad litt. XII, 32, 61.3. Pensées et opuscules, Br. 386, p. 504.4. De Gen. ad litt. XII, 32, 61. On peut certes nier que la joie ou la douleur éprouvées dans le rêve

(ou dans la folie) soient vraies, quoiqu'elles soient réellement éprouvées (cf. par exemple Philèbe,36 e). Dans le cas de la vie après la mort cependant, cette objection ne vaut plus parce que cette vie estentièrement « spirituelle », et qu' elle ne comprend plus de représentations corporelles, en référenceauxquelles on parle d' affections vraies ou fausses.

5. De Gen. ad litt. XII, 32, 61.6. On lit par exemple dans la Fides Damasi qu'« au dernier jour nous serons éveillés dans la chair

en laquelie nous vivons prêsentement » (Denzinger, 70).7. « Laprésence béatifique » du Christ, dans laquelle vivent les âmes, dans le sein d'Abraham,

« n'est pas encore, pour Augustin, la vision face à face; celle-ci ne cera donnée qu'après larésurrection, et donc à tous les hommes à la fois (...). II faudra attendre la Constitution BenedictusDeus du pape Beno?t XII (29 janvier 1336) pour que la croyance en la vision béatifique aussitôt aprèsla mort devienne dans l'Église un dogme de foi » (A. Solignac, Les Confessions, Livres VIII-XIII,« Bibliothèque augustinienne », « Note complémentaire » 8, p. 550). Sur cette question, voirC. Trottmann, La Vision béatifique, des disputes scolastiques à sa définition par Berma XII, Paris,Picard, 1995.

170 CHAPITRE IV

l'âme elle-même. Or, dans la perception, c'est bien plutôt l'âme elle-même quiagit sur le sensible 1 . Et sa puissance et son éminence sur le sensible sont telles,qu' elle peut 1' éprouver même en son absence comme s' il était présent.

Le « troisième ciel » et la résurrection des morts

Non content d' affirmer l'existence d' un monde qui serait seulement un monde« de l'apparence transcendantale », Augustin envisage également, commeHusserl, l'hypothèse selon laquelle l'esprit pourrait perdre la ressemblance de soncorps, ou perdre son corps transcendantal. Peut-on cependant concevoir que le« moi », non content d'être privé de son corps de chair et d' os, soit encore privé deI'illusion même qu'il a gardée d'avoir un corps? L'apparence même de ce corpstranscendantal, qui n'a plus sa chair ni ses os, peut-elle elle-même se dissoudre ?C'est en fait ce qu'atteste le ravissement de saint Paul au « troisième ciel ». Eneffet, dans le ravissement, l'esprit perd jusqu'à la ressemblance de son corps.D'après Augustin, il fait alors l'expérience, non pas d'« un chaos absurde »2,selon l'expression de Husserl, mais bel et bien de quelque chose d' ineffable.

Augustin s' attache à préciser le sens de l'expression de « troisième ciel ». Lepremier ciel est ce qu'il appelle le « monde corporel », et Husserl « le monderéel » 3 . Le deuxième ciel comprend tout « ce que l'esprit voit à la ressemblance ducorps ». Les enfers et le « sein d'Abraham » appartiennent donc à ce ciel. Letroisième ciel enfin est « ce qui est vu par l'esprit, lorsque celui-ci est séparé,retranché et entièrement coupé des sens de la chair, et purifié d'une façon tellequ' il soit capable de voir et d'entendre de façon ineffable ce qui se trouve dans leciel, ainsi que la substance même de Dieu, et le Verbe qui est Dieu, par qui tout aété fait, par la charité de l'Esprit saint » 4. En se fondant sur le témoignage del'Apôtre, et plus précisément sur ce que celui-ci dit lui-même savoir et ne passavoir, Augustin déduit rigoureusement que ce ne peut être que dans un tel lieuqu' il a été ravi s. La vision que Mo se demanda sans obtenir, Paul, quant à lui, laconnut. II put voir Dieu « face à face » 6. Il s'agit donc d'une vision purementintellectuelle, à laquelle n'est mêlée aucune vision corporelle ni spirituelle(imaginaire). En un tel lieu, l'esprit n'a plus aucune ressemblance de son corps. IIvit par conséquent comme un pur esprit.

Une telle affirmation soulève cependant I 'objection suivante : « Mais alors,que les esprits (spiritus) des défunts ont-ils besoin de recouvrer leur corps à larésurrection, si cette béatitude suprême peut leur être accordée même s' ils sontdépourvus de corps? » 7 . Si Paul a pu éprouver cette béatitude, après avoir étéarraché à son corps de chair, pourquoi les bienheureux, qui ont déjà abandonnéleur corps, ne peuvent-ils pas, eux-aussi, la connaitre déjà? À cette objection, qui

1.Cf. infra chap. v[, « La perception comme action de l'esprit sur les corps ».2. Philosophie première, p. 103 [73].3. Philosophie première, p. 102 [73].4. De Gen. ad litt. XII, 34, 67.5. Cf. De Gen. ad litt. XII, 3, 6-5, 14.6. De Gen. ad litt. X1I, 27, 55.7. Cf. De Gen. ad litt. XII, 35, 68.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 171

témoigne d'une préoccupation envers le corps, au moment od celui-ci a étédoublement perdu, Augustin répond : « Assurément, cette question est tropdifficile pour que nous en traitions ici exhaustivement. Il est néanmoins hors dedoute que, aussi bien lorsqu'il est arraché aux sens de la chair que, après la mort,lorsque la chair elle-même a été déposée et qu'il s'est élevé au-delà même desressemblances des choses corporelles, l'esprit humain ne peut pas voir lasubstance immuable comme les saints anges la voient, soit pour une raison quinous échappe plus encore, soit en raison d'une certaine aspiration (adpetitus), quilui est naturelle, de gouverner son corps. Ce désir l'empêche, en le retenant enquelque sorte, d'atteindre avec toute son attention (intentio) à ce lieu suprême,aussi longtemps que son corps ne lui est pas soumis ; c' est le gouvernement de cecorps qui apaisera ce désir » 1 . Pour résoudre ce difficile problème, la penséed' Augustin fait intervenir tour à tour trois corps, pour ainsi dixe : le corps mortel,la ressemblance du corps mortel et le corps ressuscité.

Si, dans la vision spirituelle, les âmes ne semblent pas se soucier de leur corpsde chair et d'os qu'elles ont perdu, et vivent dans la peine ou la joie qu'elleséprouvent par le truchement de la ressemblance qu'elles en ont, dans la visionintellectuelle pure, en revanche, de façon paradoxale, puisque celle-ci esttranscendante à toute vision spirituelle et à toute ressemblance corporelle,semble que l'absence d'un corps véritable entraine une certaine réserve de la partde l'esprit, au point de l'empêcher de contempler parfaitement Dieu, à la façondont les saints anges le contemplent. C'est que la béatitude des esprits humainsne peut être celle des anges. La disparition de l'apparence même du corps est certespossible, comme l'atteste l'expérience de Paul; l'esprit humain mène alors unevie dépourvue de toute représentation sensible et de tout « schéma » corporel.Cette disparition est cependant vécue par l'esprit comme un manque, en dépit dela béatitude qu'elle rend elle-même alors possible, ou peut-être à cause de cettebéatitude même. C'est pourquoi, comme l'écrit Augustin, « quoique l'Apôtre aitété soustrait aux sens de sa chair dans le troisième ciel et au paradis, il manquacertainement quelque chose pour que sa connaissance ffit complète et parfaite :ignorait s'il était dans son corps ou hors de son corps »,.

On peut alors poser la question suivante : pourquoi saint Paul ou les espritsdes défunts ne sont-ils pas ravis au troisième ciel avec une ressemblance de leurcorps, à défaut d'y être ravis avec leur corps lui-même? C'est que, comme leprécise Augustin, la ressemblance du corps que l'âme conserve dans la visionspirituelle ou après la mort est la ressemblance d' un corps « animal », corruptibleet mortel. Or la vision intellectuelle de Dieu n'est pas possible tant que l'espritconserve la ressemblance d'un tel corps. En effet, le dérèglement que la chute aentrainé dans l'« intention » de l'esprit est tel qu' il empêche la vision face à face'.C'est pourquoi la vision intellectuelle de Dieu n'est possible qu'à la conditionque l'esprit soit privé de la ressemblance même d'un tel corps. Le moment de lavision intellectuelle, séparée de toute ressemblance corporelle, est alors celui

1.De Gen. ad litt. XII, 35, 68.

2. De Gen. ad litt. XII, 36, 69.3. Cf. De Gen. ad litt. XII, 35, 68. Cf. infra chap. v, « La chute ».

172 CHAPITRE IV

d'une purification de l'esprit'. Mais, par le fait même, elle est aussi imparfaite, etéprouvée comme telle par l'esprit lui-même. Pour que la beatitude soit parfaite, i Ifaut que l'esprit possède un corps « spirituel » 2, revêtu d' incorruptibilité etd' immortalité, pour reprendre les termes de saint Paul 3, qui, loin d'entraver lavision intellectuelle, la porte à sa perfection en comblant l'aspiration profonde del'esprit à être uni au corps. « C'est pourquoi, lorsque ce corps ne sera plus animalmais spirituel, à la suite de la transformation qui se produira » l'esprit sera l'égaldes anges, « au point que ce qui faisait son fardeau fasse sa gloire » 4.

Par conséquent, s'il est indifférent que l'âme séparée possède une apparence decorps seulement dans la vision spirituelle qui fait sa joie ou sa peine ; si l'âme qui estdans le sein d'Abraham n 'éprouve pas moins de joie du fait qu'elle possède un corpspurement transcendantal et non pas un corps de chair et d' os, il n' en va plus de mêmedans la vision intellectuelle. La vision face à face avec Dieu n'est parfaite qu'à lacondition que l'esprit ait recouvré son corps, ressuscité. II semble donc que ce soit lavision intellectuelle de Dieu elle-même qui suscite chez l'esprit l'aspiration à avoirun vrai corps, en chair et en os, et non pas une ressemblance de corps.

Ne pourrait-on pourtant pas se demander enfie si, de la même façon qu' uneapparence de corps « animal » suffit à procurer à l'âme séparée la joie qu'elleconnait dans le sein d'Abraham, une apparence de corps spirituel, immortel etincorruptible ne pourrait suffire à satisfaire son aspiration à gouverner un corps età parfaire alors sa béatitude ? Quoiqu'il ne evoque pas lui-même, Augustin nesaurait admettre une telle hypothèse, pour laquelle il aurait sans doute peud' estime. En effet, le corps « spirituel », à la différence du corps semé mortel, secaractérise par le fait qu' n'admet aucune ressemblance de lui-même. Ce qui sepasse en rêve, lorsque nous nous imaginons que notre corps vole, alors que nosmembres sont livres au repos de la nuit, devient impensable. Le « schéma »corporel ne fait qu' un avec le corps lui-même, de sorte que la possibilite de touteillusion est bannie. En ressuscitant, la chair ou plus exactement le corps 5 est portéà ce faite, qu'il partage avec l'intelligible la propriété d'être à soi-même sa seuleimage et de n' admettre par conséquent aucune image qui puisse être fausse. Lecorps est enfie dote d' un critère de vérité, comme l'intelligible. La gloire dont estrevêtu le corps ressuscité lui confère une apparence et une lumière qui sontcomparables à celles de la représentation intelligible elle-même. Alors, parconséquent, la vision corporelle et la vision spirituelle ne tromperont pas, ellesnon plus. La distinction subsistera, mais ce n'est plus l'absence de critère devérité qui permeara de faire le départ entre les visions corporelles et spirituelles ouimaginaires, d'une part, et les visions intellectuelles d'autres part. Telles sont lesconséquences qui découlent de l'affirmation explicite, de la part d'Augustin,

1.Cf. De Gen. ad lat. XII, 35, 68.2. « Spirituel » ne s'entend pas alors dans le sens oìì Augustin parle de « représentation

spirituelle ».3.1 Cor. 15,53.4. De Gen. ad litt. XII, 35, 68.5. La chair est le corps en tant que corruptible et montei. Sur la différence entre chair et corps,

cf. par exemple Serre. 362, 15, 17.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 173

selon laquelle le corps ressuscité ne sera sujet à aucune erreur : « Alors (tunc),assurément, ces trois genres de visions existeront encore, mais aucune fausseté nefera plus prendre une chose pour une autre, ni dans le cas des visions corporelles,ni dans celui des visions spirituelles, et moins encore dans celui des visionsintellectuelles, dont la présence et la clarté béatifiques seront telles, que cesapparences (species) corporelles qui nous parviennent pour lors (nunc) sontbeaucoup moins évidentes, elles que nous atteignons par le sens de la chair et dontsont épris de nombreux hommes, au point d'estimer qu'elles seules existent, et depenser que tout ce qui n'est pas comme elles n'est absolument pas »'. Augustinajoute, juste avant une dernière précision de vocabulaire et en conclusion de toutl'ouvrage : « Toutes les choses seront évidentes sans la moindre fausseté; et leschoses corporelles, et les choses spirituelles, et les choses intellectuelles serontrapportées, sans la moindre ignorance, à l'ordre auquel elles appartiennent, dansune nature intègre et rendue parfaite par la béatitude »2.

Cette étonnante affinnation, en vertu de laquelle la représentation sensible elle-même doit être rendue compréhensive, n'est pas le produit d'une spéculationhumaine. Elle traduit au contraire le caractère incommensurable de cette vie quel'homme possède déjà en espérance, par rapport à tout ce que sa condition mortellepeutlui permettre d'imaginer légitimement. Et c'est bien pourquoi, lorsqu' il tentede produire une intelligence de la foi dans le mystère de la résurrection des corps,Augustin ne fait pas appel à des considérations d'ordre phénoménologique, commeilpouvaitlefairepourproduireune intelligence de la vie de l'âme séparée. C' est surles donnêes scripturaires, et sur elles seules, qu' il se fonde, car c'est sur elles seulesqu' est fondée 1 ' espérance de la résurrection des corps 3.

En résumé, après avoir concédé aux Académiciens que la représentationsensible n'était pas compréhensive, Augustin précise cependant que l'apparaitresensible est lui-même compréhensif, en tant que vécu. Cet apparaitre appartientlui-même à l'ensemble des « cogitations » que forme l'esprit en tant qu'il vit.L'hypothèse selon laquelle le monde n'est qu' un songe peut donc être assumée,sans pour autant qu'il faille conclure à l'« acatalepsie » universelle. Le caractèrecompréhensif du vécu permet en outre à Augustin de penser de façon rigoureuseles conditions d'existence de la vie après la mort. Si Augustin peut montrer auxAcadémiciens que l' apparaitre sensible du monde demeurerait vrai, quand mêmele monde serait un songe, comme ils le supposent, faut-il toutefois penser qu'iltienne pour légitime cette dernière supposition ?

1.De Gen. adila. XII, 36, 69.2. De Gen. ad litt. XII, 36, 69. Augustin n' écrirait donc finalement pas, comme le fait Husserl,

qu'il y a une « raison apodictique » en vertu de laquelle l'objet de la représentation sensible puisse nepas être. 11 s'agit d'une apodicticité qui ne vaut que nunc, et qui, par conséquent, n'est pasl'expression d'une véritable apodicticité.

3. Dans le passage du livre XXII du De civ. Dei qu'il consacre à cette question, Augustin déclare« De re quippe inexperta loquimur » (XXII, 29, 4). Cf. aussi, ibid., XXII, 29, 2 : « .le ne dis pas ce queje vois déjà, je dis ce que je crois ».

174 CHAPITRE IV

Scepticisme, idéalisme, réalisme

Bien qu'il ait mis en lumière l'intérêt philosophique qu'elle recèle, Augustinn'entend pas laisser subsister I'hypothèse selon laquelle le monde est peut-être unrêve. Pour lui, il ne fait pas le moindre doute que le monde existe, même s'il nousest précisément donné de façon telle qu'il puisse n'être pas. Augustin donne en finde compte raison à l'évidence sensible, en montrant qu'en dépit de son caractère« acataleptique », la représentation sensible a néanmoins une valeur objective. Onmesure cependant le problème qui se présente à lui. Augustin a commencé parreconnaitre avec les Académiciens que la représentation sensible ne présente pasde critère de vérité. Sur le fondement de quel critère peut-il dès lors s'opposer àeux, et prouver que le monde n'est pas un songe ? En fait, Augustin ne prouve pasl'existence du monde, puisque précisément il a montré qu' une telle preuve ne peutpas exister.

Réfutation de l'idéalisme empirique

L'argument qu'Augustin oppose aux Académiciens est moral, et il ne peutêtre que moral, puisqu' Augustin refuse a priori toute prétention à administrer unepreuve de la réalité du monde extérieur. On ne trouve dons pas chez lui la mêmeindignation que laisse ouvertement paraitre Kant, lorsqu'il écrit dans la Critiquede la raison pure : « Quelque inoffensif que puisse paraitre l'idéalisme par rapportau but essentiel de la métaphysique (et en réalité il ne l' est pas), c'est toujours unscandale pour la philosophie et pour le sens commun en général qu'il faillesimplement admettre à titre de croyance l'existence des choses extérieuresnous tirons pourtant toute la matière de nos connaissances, même pour notre sensintime) et que, s'il plait à quelqu'un d'en douter, nous ne puissions lui opposeraucune preuve suffisante » 1 . C' est à ce « scandale » même que Kant dit avoirapporté une fin définitive, dans la pensée qu'il a administré une preuve rigoureusede la réalité du monde'. Ala différence de Kant donc, et quoiqu' il juge sans doute

1.Critique de la raison pure, préface de la seconde édition, PUF, p. 28.2. La « preuve » de Kant est cependant inopérante dans la controverse contre les Académiciens,

car elle ne parait pas pouvoir s'adapter au caractère retors de leur argumentation. Kant pense toutd'abord avoir montré que l'idéalisme est intenable, puisque, selon lui, l'intuition interne présupposel'intuition externe, et donc l'existence d'objets hors de ma pensée. Les Académiciens, cependant, nenient pas l'existence de choses extérieures, ils affirment que l'on ne peut jamais être assuré que l'onne prend pas une chose pour une autre, ou que l'on ne prend pas pour quelque chose ce qui n'est rien ;sans doute existe-t-ildes choses extérieures à notre pensée, mais ne sommes-nous pas, pour lors, entrain de rêver ? Les Académiciens affirment donc qu'il existe sans doute des choses extérieures, maisils nient que nous puissions les connaitre. Sans professer directement un idéalisme empirique, tonsleu/ s arguments tendent à en montrer la légitimité (cf. le texte des Sol. II, 5, 7). Kant pourrait objecterqu'il a établi, comme on l'a vu (cf. le texte des Prolégomènes à toute métaphysique future, § 13,Remarque III, éd. de la Pléiade, p.60 [AK IV, 290], cité supra in « La ressemblance avec le faux »),que le jugement lui-même me permet de m'assurer que je ne rêve pas, en me faisant accéder àl'objectivité. À quoi les Académiciens peuvent cependant répondre que, dans le rêve aussi, lesreprésentations sensibles peuvent se prêter à une détermination objective, et que je peux toujoursprendre pour quelque chose ce qui n'est pas. En jouant habilement des deux définitions du faux, lesAcadémiciens pourraient donc prétendre n' être en rien ébranlés par la preuve de Kant. Contre

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 175

tout aussi nocif que lui l'idéalisme empirique, Augustin admet sans difficulté lefait que l'acte par lequel la conscience pose le monde comme existant repose bel etbien sur une croyance. Sur ce point, Augustin s' inscrit, là encore, dans la traditionplatonicienne. Comme on le sait, en effet, dans la célèbre « allégorie de la ligne »,Socrate appelait du nom de croyance ou de foi (rriaric) le mode de perception qui aaffaire aux choses sensibles

Si une telle perception ne suffit pas à produire une science au sens propre, elleproduit néanmoins une opinion qui est droite ou vraie. Comme 1'a en effet mis enlumière Platon, il est possible d'être dans le vrai en suivant une opinion, laquellen'est pas moins vraie qu' un savoir, lorsqu'elle est vraie 2. Certes, il est de loinpréférable de posséder un savoir du vrai, plutôt qu'une opinion. C'est pourquoicelui qui possède le savoir de la vertu l'emporte incontestablement sur celui quin'en a qu'une opinion droite. Il existe pourtant un domaine dont nous ne pouvonspas acquérir de science et dont nous pouvons former, dans le meilleur des cas, uneopinion vraie. Ce domaine est inaccessible à la science, mais il ne l' est pas auvrai, en tant qu' il se prête à l' opinion. Et ce domaine est précisément celui dusensible. L'opinion vraie trouve là son domaine de compétence par excellence :elle permet d'atteindre le vrai, sans pouvoir être concurrencée par la science. Loindonc de prétendre prouver la réalité objective du monde, Augustin entendcependant montrer que la croyance dans l'existence du monde est fondée. Cettecroyance est véritable, elle ne relativise pas le vrai, ni ne le rend pas moins vrai dufait qu'elle n'est qu'une croyance. Le fait qu'elle ne soit qu' une croyance expliqueen revanche que l'hypothèse académicienne de l'« acatalepsie » ne soit pas en elle-même absurde. Au regard de la croyance qui s' impose au sens commun, elledemeure néanmoins extravagante et insensée. Aussi Augustin la condamne-t-ilavec sévérité.

Dans le livre XV de la Trinité, en effet, après avoir rappelé quelle différenceexiste, dans l' ordre de la certitude, entre « le gene des choses que l'esprit perçoitpar les sens du corps » et « celui de celles qu' il perçoit par lui-même » 3, qui estseul indubitable, Augustin ajoute cette déclaration solennelle : « Loin de nousl'idée de douter que les choses que nous apprenons par les sens du corps soientvraies : c'est par eux, assurément, que nous avons appris à connaitre le ciel et laterre, et tout ce qu' ils renferment, dans la mesure tiú leur Créateur et le nôtre avoulu nous les faire connaitre » 4. Certes, le fou est abusé dans son délire par lesressemblances qu'il perçoit des choses. Pourtant, en faisant de ce cas d'exceptionle fondement de toute sa spéculation, la philosophie académicienne, « doutant detout, en est venue à délirer d' une manière beaucoup plus malheureuse encore » 5 . Ilne s' agit pas ici d' un trait purement rhétorique : celui qui prend par exemple son

l'« idéalisme rêveur » ou l'« idéalisme divaguant » auquel s'en prend Kant, il convient d'invoquercomme le fait Augustin un argument moral.

1.Rép. VI, 511 e.2. C'est ce qu' illustre le célèbre exemple des deux guides qui vont à Larissa (cf. Ménon, 97 a-c).

3. De Trin. XV, 12, 21.4. De Trin. XV, 12, 21.5. De Trin. XV, 12, 21.

176

CHAPITRE IV

corps de chair pour un corps de verre est moins éloigné de la vérité que celui quipense qu' il n' a peut-être aucun corps, et que tout n' est qu' un rêve.

Dans la Cité de Dieu, Augustin condamne de façon plus explicite encore lescepticisme de l'Académie en déclarant, dans un passage qu'il faut citerlonguement en raison de son importance : « Quant à cette fameuse singularité,qui, selon Varron, caractérise les Nouveaux Académiciens, et qui consiste à tenirtout pour incertain, la cité de Dieu repousse catégoriquement un tel doute commeune folie (dementiam) : au sujet des choses qu'elle comprend par l'esprit et laraison, elle possède une science qui, lors même qu'elle est restreinte du fait denotre corps corruptible qui appesantit l'âme, est néanmoins très certame; etd' autre part, elle croit le témoignage des sens, dont use l'esprit par l'intermédiairedu corps, chague fois qu'une chose apparait avec évidence (evidentia), puisqu 'il setrompe d'une façon plus malheureuse, celui qui pense qu'il ne faut jamais ycroire »

Augustin affirme donc clairement qu'il est irrationnel de ne pas accorder foi ausensible, même si celui-ci se presente sous l'espèce du vraisemblable. Pour êtremoins certame que l'existence de l'esprit, tel qu'il s'apparait à lui-même, et detoutes les représentations intellectuel les, l'existence du monde n'en est pas moinsvéritable. Cette croyance est fondée sur le témoignage constant des sens, et il fautêtre fou, comme les Académiciens, pour vouloir la remettre entièrement enquestion. Porter un doute universel sur le sensible, c'est aller à l' encontre d'uneévidence qui, sans être compréhensive, possède néanmoins une certame autorité.

Faut-il s'émouvoir du fait que la réalité du monde extérieur repose sur unecroyance? Augustin pourrait répondre à cette question en demandant s'il fauts' émouvoir du fait que notre certitude d' être nés de nos parents repose de la mêmefaçon sur une croyance. Celui qui en viendrait à douter qu'il est l'enfant de sesparents parce qu'il ne peut obtenir de certitude absolue quant à sa filiationnaturelle, alors pourtant que ceux-ci l'ont élevé comme le font la plupart desparents, n'adopterait-il pas un étrange comportement 2 ? Augustin souligne1' « utilité de croire » dans le domaine de la perception sensible elle-même, et meten lumière la légitimité de la croyance dans l'objectivité du monde, tout en enmarquant strictement les limites.

C' est encore en raison du caractère bien-fondé de cette croyance qu'Augustinprécise, dans le passage qu'il consacre à l'Utilité de croire dans les Rétractations,qu' il ne faut pas craindre de parler de « savoir » à propos de ce qui n' est, en touterigueur, qu'une croyance. Augustin tient à montrer par là qu'il n' y a aucune raisonde se défier de nombreuses croyances qui, pour n'être pas des savoirs, n'en sontpas moins legitimes. Ainsi écrit-il, en faisant allusion à ce précédent ouvrage :« J' ai dit : "Il y a une grande différence entre le fait de tenir quelque chose par uneferme raison de l'esprit, que nous appelons le savoir, et celui de se recommanderpar la croyance à un témoignage oral ou écrit, pour notre ; et un peu plusloin : "Ce que nous savons, par le fait même, nous le devons à la raison; ce que

1.De civ. Dei, XIX, 18.2. Cf. par exemple De ut. cred. 12, 26.3. De ut. cred. 11, 25.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 177

nous croyons, nous le devons à l'autorité". Il ne faut pas entendre ces propos dansun sens qui nous ferait craindre de dire, dans la conversation courante, que noussavons ce que nous croyons venant de témoins dignes de ce nom. Assurément,strictement parlant, c'est seulement ce que nous comprenons (comprehendimus)par une ferme raison de l'esprit que nous savons, disons-nous. Mais lorsque nousparlons d' une manière plus appropriée à l'usage courant, à la façon dont 1 'Écritureelle-même parle, qu ' aucun doute ne nous retienne de dire que nous savons aussi ceque nous percevons par les sens de notre corps, et ce que nous croyons venant detémoins dignes de foi, tout en comprenant (intelligamus) par ailleurs tout ce quisépare ces deux cas »'. Encore une fois, Augustin est attentif au fait que, pour êtremoins certains que la raison elle-même, qui ne trompe pas, les sens n'enpermettent pas moins, sous réserve de certames vérifications qui ont été évoquées,d'être dans le vrai.

Augustin revient dans la Lettre 147 sur la distinction entre le sens strict desmots, utilisé dans les débats philosophiques, et leur sens courant, employé dansla vie commune 2. Il légitime, mais en tant qu' elles sont entendues au sens largeseulement, les expressions de « perception sensible » et de « compréhensionsensible », qui sont pourtant contradictoires au sens strict, puisque la visionsensible n'est ni compréhensive ni perceptive (ces deux termes étant synonymes).Augustin affirme donc qu' il est possible de parler, en un certain sens, de« perception sensible » et de « compréhension sensible ». Est compréhensive, eneffet, selon la nouvelle définition qu'il propose, la représentation sensible quipermet de percevoir une chose sensible « de façon tette que l'on puisse embrasserdu regard ses limites » 3 ; ce qui ne signifie évidemment pas qu'Augustin entendepour autant mettre la représentation sensible qu'il nomme compréhensive sur lemême plan que la représentation rationnelle.

Dans la Lettre 147, Augustin redéfinit donc les notions de compréhension etde perception, puisqu'elles se trouvent appliquées génériquement (ou plusexactement selon l'antérieur et le postérieur) au sensible et à l'intelligible. AinsiAugustin reprend-il en fin de compte la formulation stoïcienne selon laquelleexiste des représentations compréhensives sensibles, tout en montrant toutefoisqu' une représentation sensible n'est pas compréhensive au sens oà l'est unereprésentation intelligible. L'intérêt exceptionnel de ce texte tient au faitqu'Augustin légitime l'emploi des termes de perception et de compréhensionappliqués à la représentation sensible, tout en maintenant ce qui la distingue de laperception ou de la compréhension rationnelles. En d' autres termes, il existe uneanalogie de la compréhension, comme il en existe une de la lumière et de la vie 4.

1.Retract. I, 14, 3.2. Cette lettre, dans laquelle Augustin commente la pensée d'Ambroise à l'intention de sa

correspondante Paula qui l'interroge notamment sur la vision de Dieu, est d'une grande importancepour le problème de l'autorité des sens. Ce texte témoigne en outre de l'identité des termes employéspar Ambroise et par Augustin, sur la base sans doute de sources (platoniciennes) communes. Sur c etexte, cf. aussi infra chap. , « La perception spatiale ».

3. Ep. 147, 9, 21.4. Cf. supra chap. « Les vies homonymes ».

178 CHAPITRE IV

Le problème de l'idéalisme transcendantal

Si la cite de Dieu rejette le scepticisme des Académiciens et l'idéalismeempirique auquel il menace toujours de conduire, on peut se demander quellepourrait être l'attitude d'Augustin vis-à-vis de l'idéalisme transcendantal, endépit du caractère anachronique de cette question, et sans prétendre s'arroger lejugement d'Augustin au sujet d'une doctrine qu'il n'a pas connue lui-même. Àcet anachronisme s'ajoute une autre difficulté, qui tient aux ambiguïtés inhérentesà 1' idéalisme transcendantal dans la pensée de Husserl lui-même. Outre le fait quecelui-ci se dessine de façon progressive, avant d'être explicite radicalement dansles Méditations cartésiennes, l'interprétation de la portée philosophique d'unetelle doctrine n'est pas evidente, et elle ne manque pas de donner lieu à denombreux malentendus 1. Il convient donc de rappeler rapidement de quelle façonla pensée phénoménologique s'est infléchie dans le sens d'un idéalismetranscendantal, de maniere à pouvoir établir un rapprochement entre laphénoménologie husserlienne et la pensée d'Augustin sur le point précis de

existence du monde, qui est ici en question.Il est évident, tout d'abord, que la phénoménologie n'est pas un scepticisme.

Comme on le sait, rroxi') phénoménologique n'est pas un doute 2. Elle est unesuspension ou une mise entre parenthèses de la « thèse du monde ». Or cette« thèse » n'est pas elle-même la croyance dans le monde extérieur, maisl'interprétation ou la détermination en des termes naturalistes de cette croyance 3.

II ne s'agit donc pas d'aller à l'encontre de la croyance comme telle, mais demettre au jour le phénomène ou l'intuition qui sont au fondement de la croyancedans l'extériorité que je prête spontanément au monde'. Loin d'être remise encause, la croyance est le « guide transcendantal » qui preside à la réductionphénoménologique.

S'agissant du monde extérieur, Husserl s'efforce de montrer comment lemonde m'apparait précisément comme extérieur. Cette extériorité n'est pas

I. Husserl signale lui-même les ambiguïtés et les malentendus que sa pensée a fait nitre, dansson « Avant-propos » à « La philosophie phénoménologique d'Edmond Husserl face à la critiquecontemporaine », un article d'E. Fink, publié en 1933 dans les Kant-Studien. Ce texte est traduit par

D. Franck in E. Fink, De la Phénoménologie, Paris, Minuit, 1974.2. Comme I'écrit Husserl, chez Descartes la « tentative de doute universel est proprement une

tentative d'universelle négation » (Idées directrices, p. 100 [55]). Lorsqu'en revanche j' opèrel'ènoxij phénoménologique, « je ne raie pas ce monde, comme si j'étais sophiste; je ne mets pas sonexistence en doute, comme si j'étais sceptique » (ibid., p. 102 [56]).

3. Cette distinction entre Ia « thèse du monde » et la croyance est bien soulignée par P. Ricceur« La réduction n'est pas le doute, puisqu'elle laisse intacte la croyance sans y participer; donc Iathèse n'est pas à proprement parler la croyance mais quelque chose qui la contamine » (« Intro-duction à Ideen I de E. Husserl », p. « La thèse est donc quelque chose qui se mêle à unecroyance indubitable et, qui plus est, de racine intuitive. Husserl a donc en vue un principe quis'immisce dans la croyance sans être croyance et qui contamine le voir sans être ce voir même,puisque le voir sortira de la réduction phénoménologique dans toute sa gloire ». « On pourrait dire– en restant encore dans les métaphores – que la thèse du monde c'est Ia conscience prise dans sacroyance, captive du voir, tissée avec le monde dans lequel elle se dépasse » (ibid., p.

4. Husserl écrit : « Nous n 'abandonnons pas la thèse que nous avons opérée ; nous ne changeonsrien à notre conviction qui en soi-même demeure ce qu'elle est » (Idées directrices, p. 98 [54]).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 179

pensée comme une extériorité qui ne m'atteint pas, et que je ne saurais atteindre,sinon par l'intermédiaire d'un obscur contact physique. Elle est bien plutôtélucidée en terme de vécus. En effet, le caractère extérieur de la chose peut êtreclairement rapporté à une intuition qui permette d'en rendre compte. Enl'occurrence, c'est le caractère « présumé » de la chose, à la différence du caractèreapodictique du vécu dans lequel elle s'esquisse, qui permet d'instituer radica-lement le partage entre l'intérieur et l'extérieur, ou entre l'immanent et letranscendant 1 . Du fait que la chose m'apparait elle-même comme extérieure,Husserl n'hésite pas un instant à affirmer que la chose extérieure existe commetelle, et que le monde lui-même existe bel et bien. Il semble bien que, jusque là, ily ait convergence entre la pensée de Husserl et celle d'Augustin.

Pourtant, sur le fondement même de l'intentionnalité, la phénoménologies' infléchit dans le sens d'un idéalisme transcendantal. Ce tournant idéaliste, quis'amorce dès les années 1905-. 1907, est motivé par l'idée suivante : si la choseapparait elle-même en personne comme extérieure, son extériorité se définitessentiellement par son apparaitre pour moi, qui lui donne originairement sens.Dans une telle perspective, il est absurde de dissocier ]'extériorité, dont nousassure le phénomène, du vécu de la conscience qui la définit. La corrélation entrele vécu et le caractère extérieur de la chose, ou entre la noèse et le noème, eststrictement indissociable. Dissocier de la noèse tel caractère noématique, c'est lepriver de son sens même, puisque c'est elle précisément qui le lui confère origi-nairement. On comprend dès lors que « l'a priori universel de la corrélation », apriori en vertu duque] « tout étant se tient dans une corrélation avec les modes dedonnée qui lui appartiennent dans une expérience possible » 2 , soit devenu l'objetmême de la phénoménologie.

En raison de ce principe de la corrélation, on s'interdit de penser que l'objetprécède de quelque façon que ce soit son apparaitre pour la conscience, ou que sonêtre puisse avoir un autre sens que celui que révèle le phénomène tel qu' il estconstitué par la conscience. Husserl dénonce sévèrement cette illusion à la fin dela Quatrième méditation, dans un passage oit il s'en prend à la conception« traditionnelle » 3 de l'intentionnalité, telle qu'elle a été définie par Brentano, et()ti s'opère explicitement le passage à Pidéalisme transcendantal, qui était latentdès la Méditation première. Dans ce passage, Husserl reproche à Brentano de seservir de l'intentionnalité pour résoudre un faux problème, celui-là même quel'intentionnalité doit permettre d'éviter, lorsqu'elle est pensée en des termesadéquats. L'intérêt de cette critique est d'autant plus grand que, comme on lerappelle souvent, Brentano a emprunté à la scolastique la notion même d'inten-tionnalité 4 . Or celle-ci est en partie héritière de la théorie augustinienne de

1.Cf. supra chap. «Le caractère presume du sensible » ; cf. aussi infra chap. ,« Immanence et transcendance ».

2. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard,1976, p. 188.

3. Méditations cartésiennes, p. 69.4. Sur l'histoire de la notion d'intentionnalité, cf. A. de Muralt, « L' élaboration husserlienne de la

notion d'intentionnalité. Esquisse d'une confrontation de la phénoménologie avec ses originesscolastiques », p. 57-77 in La Métaphysique du phénomène. Les origines médiévales et l' élaboration

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CHAPITRE IV

l'intention. On peut par conséquent se demander si la théorie augustinienne del'intention tomberait sous le coup de la critique que Husserl adresse à Brentano.

Dans le paragraphe 40 de la Quatrième méditation, Husserl commence parretracer, non sans ironie, la genèse de la théorie empirique ou psychologique del'intentionnalité. On raisonne en effet de la façon suivante : partant de l'idée selonlaquelle la conscience est un monde cios ou insulaire 1 , on se demande de quelleétonnante façon elle peut entrer en relation avec 1' extériorité. C' est alors que 1' oninvoque, pour résoudre la difficulté, cette propriété remarquable et quasi-magiquede la conscience d' être conscience de toutes ces choses qui se trouvent, pour ai nsidire, sur le continent. Husserl reproche à une telle attitude de ne pas voir qu' enraison nant de la sorte, on a déjà opéré une réification universelle de tous les étants,au nombre desquels figure la conscience elle-même, pour se demander ensuite parquel mystère une représentation immanente peut être adéquate à une réalitéextérieure donnée. L'être même de la conscience, et celui des différents étants,n' est pas primordialement interrogé : « J' ai d' ores et déjà effectué l'aperception dumonde de l'espace, je me suis saisi moi-même comme me trouvant dans l'espaceoìt je possède déjà un monde qui m'est extérieur. La valeur de l'aperception dumonde n'est-elle pas présupposée dans la position même du problème ? »2.

À cette intentionnalité empirique, Husserl oppose l'intentionnalité transcen-dantale, par laquelle Pego constitue originairement le sens de toute transcen-dance: « Tout sens et tout être imaginables, qu' ils s ' appellent immanents outranscendants, font partie du domaine de la subjectivité transcendantale, en tantque constituant tout sens et tout être » 3 . 11 n'y a plus lieu, dès lors, de se demandercomment la conscience peut entrer en relation avec l'extériorité et en avoir uneperception adéquate, puisque l'extériorité elle-même est a priori définie commeun sens que la conscience transcendantale constitue elle-même originairement.Toute transcendance est donc a priori pensée en termes de configuration oud' enchainement de vécus de conscience dans le flux du temps. Husserl peut doncdéfinir la phénoménologie comme un « idéalisme transcendantal », dont le but est« de dévoiler d' une manière systématique l'intentionnalité constituante elle-même » 4. L' intentionnalité n'est plus seulement mise en présence de laconscience et de la transcendance, mais constitution immanente à la conscience detoute transcendance5.

de la pensée phénoménologique, Paris, Vrin, 1985. Cet article est cependant difficilement utilisable,en raison de l'absence de références précises aux auteurs et aux textes mentionnés.

1.Dans la Cinquième leçon sur L'Idée de phénoménologie, Husserl déclare de la même manièreque « les données immanentes ne font pas qu'être dans la conscience comme dans une boite »(L'Idée de phénoménologie, Paris, PUF, 1970, p. 96 [711).

2.Méditations cartésiennes, p. 70.3. Méditations cartésiennes, p. 71.4. Méditations cartésiennes, p. 72.5. La notion d'intentionnalité est inchoative. « 11 y aurait donc trais concepts d'intentionnalité :

celui de la psychologie, qui est synonyme de réceptivité, celui des Ideen, dominé par la correlationnoèMe-noèse, dont on ne sait si elle est réceptive ou créatrice, celui de la constitution véritable,productrice et créatrice » (P. Ricceur, « Introduction à Ideen I de E. Husserl », p. xxx ).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 181

L' expression même d'« intentionnalité constituante » résume parfaitement lecaractère paradoxal de l'ambition de l'idéalisme transcendantal, en montrant dequeque façon il tend à conjoindre deux exigences antithétiques, à savoir celle de ladescription d'une transcendance qui apparait elle-même « en personne », et cellede la constitution transcendantale de cette transcendance par le sujet. Dansl'analyse de l'évidence que produit Husserl dans la Troisième méditation, ceconflit entre le transcendant et le transcendantal atteint son paroxysme, et serésout au profit du transcendantal 1 , laissant dans l'esprit du lecteur « un certainmalaise » 2 . En effet, au terme de cette péripétie, 1'« inclusion du monde dansl'absolu du sujet » 3 est totale. Le monde extérieur n'est plus seulement intérieur àla conscience en tant qu' il est pense, à la façon par exemple dont Descartesaffirmait déjà que, lorsque j'ai supprimé l'objectivité du monde, celui-ci esttoujours présent à ma conscience. C'est 1 'extériorité elle-même, celle-là mêmeque Descartes s'efforçait de retrouver dans la Méditation sixième, et qu' il pensaitcomme extériorité à ma pensée, qui est immanente ou intérieure à la conscience.

On comprend comment, dans de telles conditions, Husserl s'achemine versune difficulté majeure, qu'il affronte ouvertement dans la Cinquième Méditation,à savoir le solipsisme. En effet, en dépit de son caractère intentionnel, quisemblait tout d'abord nous assurer de la présence de véritables transcendances, etnous permettre de découvrir des réalités extérieures au moi et autres que lui, laperception sensible ne nous fait pas sortir du moi, aussi longtemps du moinsqu'elle n'est pas médiatisée par autrui (qui est la condition nécessaire del'objectivité). Comme l'écrit en effet Husserl : « L'autre, premier en soi (lepremier "non-moi"), c'est l'autre moi » 4. Il faut donc comprendre que, pourHusserl, la transcendance de la chose extérieure ne révèle pas comme telle unealtérité et que la perception sensible nous fait encore demeurer dans le moi 5 . Enraison de cette inclusion a priori de la réalité sensible dans le sujet transcendantal,« le lecteur se défend difficilement contre le sentiment que l'existence absolue estperdue et que l'on a élargi l'enceinte de la conscience pour y introduire seulementle phénomène du monde » 6 . Si, en effet, nous donnons à « absolu » le sensd' extérieur à la conscience, force est de reconnaitre que Husserl a défini l'idéa-lisme transcendantal de façon telle qu'une existence absolue de la chose sensible

1. Sur ce point, cf. P. Ricceur, À l'École de la phénoménologie, p. 181 sq. « Husserl infléchitl'interprétation de ce donné évident (...) dans le sens d'une "présence pour nous"; il réintègre pournous dans la conscience le Selbst de l'évidence » (ibid., p. 183).

2.À l'École de la phénoménologie, p. 181. L'auteur fait à plusieurs reprises part de ce« malaise », cf. ibid., p. 90, note 2; p. 191; p. 195.

3. P. Ricceur, « Introduction à Ideen I de E. Husserl », p. xxwn .4. Méditations cartésiennes, § 49, p. 90.5. Comme l'écrit F. Dastur : « Et cela implique que le non-moi au sens de l'objet doit être fondé

sur ce non-moi plus originaire qu'est l'autre, en d'autres termes que l'objectivité est fondée surl'intersubjectivité » (Husserl. Des mathématiques d l'histaire, p. 95).

6. P. Ricceur, « Introduction à Ideen I de E. Husserl », p. xxxv. Cette phrase est écrite enréaction à la première esquisse de la phénoménologie, telle qu'on la trouve dans les leçons sur Idéede phénoménologie, et en particulier à l'affirmation selon laquelle les phénomènes « créent enquelque sorte les objets » (L'Idée de phénoménologie, Cinquième Leçon, Paris, PUF, 1970,p. 96 (711).

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CHAPITRE IV

ne puisse plus avoir aucun sens. Plus précisément, l'idéalisme est tel qu'ildevient absurde de penser, non seulement que la chose extérieure existe indépen-damment de ma pensée, mais même qu'elle existe aussi indépendamment de mapensée. Tout au plus est-elle un sens non seulement subjectif, mais encoreintersubjectif. On mesure à quel point la phénoménologie altère la croyance dans1 'existence du monde extérieur, au moment même on elle prétend lui apporter unfondement absolu dans le sujet transcendantal ou dans l'intersubjectivitétranscendantale.

Par conséquent, si l'on se rappelle le point de départ des Idées directrices, quise donnaient pour tâche de comprendre la croyance dans l'existence du monde enla purifiant des préjugés naturalistes qui la dénaturaient, on peut se demander sil'idéalisme auquel aboutit Husserl ne se retourne pas, en fin de compte, contre lacroyance, au lieu de la comprendre. Au reste, l'exigence d'une constitutionintégrale du sensible par le sujet transcendantal laisse-t-elle subsister la moindreplace pour la croyance ? Le monde que 1' èsroxfi nous a fait perdre ne nous est pasrestitué d'une façon telle que nous puissions encore croire en son existenceextérieure. Est-ce l'h-rokní elle-même qui retient, comme entre parenthèses,quelque chose du monde, qui nous faisait croire précisément dans sa réalitéextérieure? Un tel écart entre le monde dont nous croyions qu'il existait et lemonde tel qu'il est en fin de compte constitue ne tient-il pas plutôt à certainchoix, sous-jacent à la fondation même de l'idéalisme transcendantal, et quioutrepasse, quant à lui, les données elles-mêmes de l'expérience ?

Comme t' ont fait remarquer très tôt certains disciples de Husserl à Gtittingen,le passage à l'idéalisme ne procède pas tant d'une exigence inhérente à ladescription des transcendances que d'une décision d'ordre métaphysique, c'est-à-dire d'une décision qui, comme telle, ne repose pas sur l'expérience elle-même.Tel est le fondement des critiques formulées à l' encontre de l'idéalismetranscendantal par Roman Ingarden et par Édith Stein. En portant le problème del'idéalisme transcendantal sur le terrain de la métaphysique, ces critiquespermettront de retrouver la pensée d'Augustin.

Dans les Remarques qu' il a écrites sur les Méditations cartésiennes et qui ontété publiées en appendice du premier volume des Husserliana, Ingarden objectaità Husserl que « dans le cadre de l' énoxn je n' ai le droit de porter de jugements quesur moi-même, non sur le monde » 1 . En effet, les jugements qui portent sur lemonde « enveloppent une décision métaphysique, une décision qu' on peutassimiler à une thèse catégorique portant sur quelque chose qui n'est pas soi-même un élément de la subjectivité transcendantale » 2. Commentant le sens de

1.Bemerkungen von Prof. Roman Ingarden, Appendice aux Husserliana I, p. 208 (texte cité ettraduit par P. Ricceur in À l'École de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 168, note 2). CesRemarques critiques ont été traduites par M. de Launay en anexe de sa traduction des Méditationscartésiennes (Paris, PUF, 1994, p. 217-231).

2. Bemerkungen von Prof. Roman Ingarden, p. 210. La critique de R. Ingarden est plusdéveloppée dans I'ouvrage On the motives which led Husserl to Transcendental La Hague,Martinus Nijhoff, 1975 (cf. surtout « Part II, Criticai remarks, 1. Must the concept of Philosophy asrigourous science lead to transcendental idealism? », p. 34-38).

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 183

cette dernière affirmation, qu'il prend comme point de départ de la critique qu'iladresse lui-même à l'idéalisme transcendantal, P. Ricceur affirme que l' idéalisme,et tout particulièrement la réduction du « pour moi » au «par moi » qui lecaractérise, procede d'une décision « qu'on peut bien appeler "métaphysique" »,quoiqu' elle n'ait pas été thématisée comme telle par Husserl, en ce sensprécisément qu'elle « consiste à dire qu'il n'y a pas d' autre dimension de l'être dumonde que son pour moi, qu'il n'y a pas d'autre problématique que la problé-matique transcendantale » 1 . Si l'idéalisme transcendantal trouve ainsi sonfondement dans ce qu'il faut appeler « une thèse catégorique sur quelque chose quin' est pas un élément de la subjectivité transcendantale » et qui excede comme tell'ordre de la description, on peut se demander si la phénoménologie ne peut pas sedévelopper sur le fondement d'une autre thèse, métaphysique elle aussi, mais quifasse a priori droit, quant à elle, à l'être absolu de la chose ou du monde.

On peut ici évoquer le projet philosophique d'Édith Stein, qui se donneprécisément pour tâche d'approfondir le problème phénoménologique de laconstitution, en le détachant de 1 ' idéalisme transcendantal, de façon à rendre possibleune conciliation entre la phénoménologie et la « philosophia perennis » 2 . LesLettres à Ingarden révèlent clairement le souci de demeurer fidèle aux exigencesdescriptives de la phénoménologie, tout en évitant l'idéalisme. Ainsi Édith Steinécrit-elle : « Je pense savoir suffisamment ce qu' est la constitution, mais enrompant avec l'idéalisme. Une nature physique qui existe absolument d'une part,et, d'autre part, une subjectivité d'une structure déterminée, cela me semble êtreprésupposé afim que se constitue une nature intuitive » 3. Un « réalisme » doitpermettre de conserver « aux choses mêmes » leur droit à exister aussi par elles-mêmes. Si, aux yeux d'Édith Stein, Husserl a été et demeure celui qui a appris àaller « aux choses mêmes », il est aussi celui dont l'idéalisme a, en fim de compte,trahi cette exigence. Édith Stein reproche, en effet, à Husserl de n' avoir pas saisil'indépendance propre (Eigenstãndigkeit) des choses, en vertu de laquelle « c' estla chose elle-même qui apparait ainsi et ainsi. Ce qu' elle est, elle le manifeste àtravers ses apparitions changeantes » 4. Loin de dépendre seulement de lasubjectivité transcendantale, « l'être actuei (de l'objet sensible) est l'actualisation

1.À l'École de la phénoménologie, p. 168.2. À l'aide de ce terme, Édith Stein designe tout particulièrement la pensée d'Aristote et de

Thomas d' Aquin. Pour mener à bien cette entreprise, elle fait peu appel à Augustin.3. Lettre à Ingarden, Fribourg, 3 février 1917, in R. Ingarden, « Edith Stein on her activity as an

assistam of Edmund Husserl », Philosophy and phenotnenological research, t. XXIII, 2, 1962, p. 164.Nous reprenons Ia traduction de R. Guilead, qui cite cette lettre in De la Phénoménologie à la sciencede la Croix. L'itinéraire d'Édith Stein, Louvain, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1974, p. 104. Lacorrespondance avec Ingarden est désormais publiée sous le titre Briefe an Roman Ingarden,Herder, 1991.

4. Potenz und Akt. Studien zu einer Philosophie des Sejas, manuscrit encore inédit, p. 151.Ce texte est cite par R. Guilead, qui a pu consulter cet ouvrage à l'Archivurn carmelitanum EdithStein, in De la Phénoménologie à la science de la Croix, p. 114. II est cependant légitime de sedemander si un tel projet va véritablement à l'encontre de la phénoménologie de Husserl, et si ÉdithStein n' était pas, comme I'écrit R. Guilead, « plus proche de Husserl qu' elle-même ne lesoupçonnait » (ibid., p. 105-106).

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CHAPITRE IV

de la puissance de Ia chose de tomber dans les sens et de Ia puissance du sujetd'être rempli sensiblement »' .

Il est remarquable qu'Édith Stein énonce, dans Puissance et Acte, la raison deson opposition à l'idéalisme transcendantal dans des termes qui rappellent ceuxdont usait Augustin pour se démarquer de l'idéalisme auquel conduisait ladoctrine de l'Académie. Alors qu'Augustin déclarait, dans la Trinité : « Loin denous l'idée de douter que les choses que nous apprenons par les sens du corpssoient vraies : c' est par eux, assurément, que nous avons appris à connaitre le cielet la terre, et tout ce qu' ils renferment, dans la mesure oà leur Créateur et le nôtre avoulu nous les faire connaitre » 2, Édith Stein déclare quant à elle : « Une vraiesolution ne doit pas mener à l'abandon de la conception de l'être des choses tellequ' elle est enseignée par le récit de la création et par le dogme de l'Église »3.

Et Augustin et Édith Stein ont donc égard à la croyance dans l'existence dechoses extérieures, qui est elle-même confortée par l' autorité de la foi. En effet, lafoi renforce la croyance commune dans l'extériorité des choses sensibles, en leurdonnant le statut d'être créés. Alors que Husserl affirmait que la conscience est leseul fondement du sens de l'être, ces deux auteurs, comme Descartes, limitent« doublement l'être du monde, par le cogito qui supporte le pensable et par Dieuqui supporte le créé » 4.

Lorsque Édith Stein postule l'existence, d'une part, d'une nature physiquedonnée, et d' autre part, d'une subjectivité, elle n'entend pas reprendre ce queHusserl appelait la conception « traditionnelle » de l'intentionnalité, qui consisteà se donner une conception préétablie de l'objet, en le séparant du sujet. Saposition est « une position foncièrement réaliste qui n'est toutefois pas celle d'unréalisme naïf » 5. Comme elle 1 ' affirme elle-même, la constitution transcendantaleest toujours en cause, qui révèle le sens même de l'être, mais sans qu' on luiattribue a priori une valeur idéaliste, dans la mesure ()ti tout ce que la conscienceconstitue pour elle-même est pensé exister aussi en soi, tel qu' il a été créé.

L'exigence de penser l'être à la fois en tant que constitué et que créé nousramène à la pensée d'Augustin lui-même. En effet, à l'encontre de l'idéalismetranscendantal, qui affirme que la chose n'est que par moi, il est légitime de sedemander pourquoi cette chose que je constitue comme extérieure ne serait pas« réellement » extérieure, comme il apparait précisément. Si l'on affirmeI' existence d'un certain excès de l'être par rapport au phénomène, ce n'est pas pourréintroduire on ne sait quel monde de choses en soi, mais au contraire pourconférer, sur le fondement d'une croyance, une valeur réaliste à la constitution.

C' est pourquoi, si l'on reprend les exemples qu'Augustin emprunte à latradition, je peux dire, non seulement qu' il me semble que les feuilles de l'oliviersont amères et que le miel est doux, mais encore que les feuilles de l'olivier sont

1.Potenz und Akt, p. 376.2. De Trin. XV, 12, 21.3. Potenzund Akt, p. 396.4. P. Ricmur caractérise en ces termes la pensée cartésienne (À l'École de la phénoménologie,

p. 168).5. R. Guilead, De la Phénoménologie à la science de la Croix, p. 114.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 185

par elles-mêmes (per se) 1 amères et que le miel est par lui-même doux. Et cela,sans doute, quand même il n'y aurait ni homme ni bouc pour en faire i'expé-rience 2 . Le miel est lui-même doux et il offre à ma sensibilité sa douceur.Certames affections du palais peuvent certes faire éprouver le miel comme amer.Augustin connait les illusions qui peuvent s'attacher aux sens. Il n'en demeurepas moins que les sens nous font percevoir d'une manière fiable le sensible etqu'il ne faut pas accepter l'argument en vertu duque] je dois toujours me défier dessensparce qu' ils m'ont quelquefois trompé. Pour Augustin, les choses extérieuresexistent elles-mêmes dans l'extériorité, telles qu'elles sont perçues : il y aréellement une terre, un ciel, des mers, qui sont à la fois perçues par la conscienceet qui sont conservées par Dieu, qui est lui-même le garant de l'extériorité dumonde et qui donne à certames créatures de sentir et de connaitre les caractèressensibles des choses.

Sans doute demandera-t-on ce qui permet à Augustin d' affirmer qu' il existe unvrai ciei, une vraie terre ferme? Augustin répondrait, non pas qu'il le sait descience certame, comme il sait qu'il est et qu'il vit lui-même, mais qu'il le croit.La force de la pensée d'Augustin nous semble résider dans le fait qu'elle reconnaitqu' elle repose sur une croyance. Augustin pourrait en outre lui-même demander cequi permet à Husserl d'affirmer que la réalité extérieure n' a de sens que pour moiet par moi. Dans les deux cas, n'y a-t-il pas une « décision métaphysique » ? Danscette controverse pourtant, si toutefois c' en est vraiment une, Augustin a avec luil'autorité : celle du sens commun tout d'abord, à laquelle s'ajoute celle del'Écriture. Il n'y a donc d'après lui aucune raison de douter de l'extériorité dumonde, même si celle-ci n' est pas connue de science certame.

Dans de telles conditions, pour Augustin, nos représentations ne sont passeulement intentionnelles, elles nous font encore sortir de nous-mêmes, nousrévélant déjà une altérité. Ainsi Augustin explique-t-il, dans la Musique, laperception de la façon suivante : l'âme agit dans le calme si ce que livrent les sens« rentre, comme par une sorte d'accord intime, dans 1' unité de la santé (in unitatevaletudinis). Lorsqu'en revanche les choses qui entrent en relation avec l'âmeaffectent le corps par une "altérité" (alteritas), si l' on peut dire, l'âme laisseparaih-e des actions plus attentives, qui sont appropriées (accommodatas) àchague fois au lieu et au sens. On dit alors qu'elle voit, ou qu'elle entend, ouqu'elle sent, ou qu'elle goête, ou qu'elle sent en touchant »3.

Lorsqu'il définit la perception comme une affection causée par une altérité,Augustin est conscient de i'étrangeté d'une telle formulation. Le mot mêmed'alteritas est un hapax dans son ceuvre et Augustin, sans en être lui-même

1.Cont. Acad. III, II, 26.2. De ce point de vue, Augustin est proche d'Aristote, qui affirme que les étoiles brilleraient,

même s'il n'y avait personne pour les contempler (cf. Méta., Z, 16, 1040 b, 34). (Sur le « réalisme »aristotélicien, cf. G. Romeyer Dherbey, Les Choses mêmes, chapitre 3, § 2, « Présence et percep-tion », p. 156-167). Dans les Sol., Augustin évoque avec quelque inquiétude hypothèse selonlaquelle, lorsque je ferme un coffre de bois, tout ce que j'y ai serré viendrait à disparaitre, au pointmême que le bois, à l'intérieur, ne serait plus du bois (Sol. II, 5, 7).

3. De mus. VI, 5, 10.

186 CHAPITRE IV

l'inventeur s'excuse d'employer un terme qui ressemble encore trop à unnéologisme. La traduction d'alteritas par « altérité » est-elle cependant légitime ?Augustin ne reprend-il pas ici simplement l'idée de Chrysippe selon laquelle lasensation est une altération de l'âme (ërepoiwo-ic (puxik) 2 ? En fait, dans ladéfinition qu' il propose de la sensation, Augustin parle bien d' une altérité, et nonpas seulement d' une altération. Plus exactement, s'il est vrai que la sensation estune altération de l'âme, en tant qu'elle est un vécu, cette altération est elle-mêmeune affection éprouvée par une altérité.

La légitimité de cette traduction est confirmée par le fait que le terme d'altérités'oppose explicitement, dans ce texte de la Musique, à l'unité (unitas), qui est enl'occurrence celle de la santé ou de 1 ' équilibre. Or une telle opposition est enaccord avec la définition antique de l'altérité, qui désigne fondamentalement lefait de n'être pas Seul ou de n'être pas un. Alors que l'altération est un mou-vement 3 , l'altérité est, quant à elle, un principe de pluralité, et, plus fondamenta-lement encore, de dualité 4. Parler d'altérité, et non pas seulement d'altération,c'est donc affirmer d'emblée, non seulement la valeur intentionnelle de laperception sensible, mais encore sa capacité à mettre l'âme en relation avec ce quiest autre qu'elle, de façon qu'elle se l'approprie. La pensée d'Augustin est sur cepoint três proche de la théorie stoïcienne de l' oikeiôsis, en vertu de laquelle,comme l'écrit Aêtius : «Il faut dire que la représentation est, elle aussi, unecertaine affection qui se rencontre chez le vivant, et qui l'établit tout à la foisauprès de lui-même et auprès de l' autre » s. En d'autres termes, et pour reprendreune expression de P. Ricomr, le corps révèle déjà, pour Augustin, « une altéritéprime » 6. En vertu de cette altérité manifestée par la perception sensible, à aucunmoment l'âme ou l'esprit ne sont enfermés dans le solipsisme, et c'est là unedifférence remarquable entre la pensée augustinienne et les pensées cartésienne ethusserlienne du cogito. Lorsque je perçois, je rencontre une autre créature quemoi : le ciel, la terre, la mer... 11 ne peut y avoir de solipsisme pour Augustin,parce qu'il refuse d'emblée l'idée dans laquelle l'idéalisme trouve son fondement,

1. Marius Victorinus utilise ce terme in Adv. Arium, 1, 23 ;1, 25 ;1, 48 (o6 in alteritate est opposé àin identitate); 1,49; 1,53; 1,57; 1,59.

2. Sextus Empiricus, Adv. math. VII, 230.3. Cf. Boeth. in Categ. Aristot. 4. De speciebus rnotus. « Motus autem species sunt sex generatio,

corruptio, augmentum, diminutio, alteratio, et secundum locum mutatio ».4. Cf. Boèce, Trin. 1, 14 : « principium (...) pluralitatis alteritas est. Praeter alteritatem enfim, nec

pluralitas quid sit intellegi potest » ; 5, 35; 6, 23; Arithm. 2, 28: « (numerum binarium) alteritatisprincipium esse » ; 2, 36 : « dualitatem... primam alteritatis mutationisque esse principium ». Cf. aussiBoeth. in Porphyr. 4. De differentia, oà Boèce indique que le terme d'altérité peut s'employer aussibien pour désigner le fait d'être différent de soi-même que celui d'être différent d'un autre :« Communiter quidem differre alterum ab altero dicitur, quoniam alteritate quadam differtquocumque modo, vel a seipso, vel ab alio : differt enim Socrates a Platone alteritate quadam, et ipse ase puero jam vir factus, et a se faciente aliquid cum quiescit et semper in aliquo modo habendi sealteritatibus spectatur » (In Porph !sag., p. 33, 20, 22).

5. « . '015EV xaì (pavretainv (»Treov ElvaL Trá00Ç n TrEp‘t Tb C(30V EOLUT013 TE XOCI. Toü Ë.t-épou

napacrrartxóv » (Sext. Emp., Adv. math. VII, 162 [SVF II, 63]).6. Soi-même comme un autre, Paris, Le Senil, 1990, p. 375.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 187

à savoir que l'apparaitre sensible n'ait de valeur que subjective, que cettesubjectivité soit empirique ou transcendantale.

Si la pensée d'Augustin est essentiellement réaliste, elle n'est cependant passusceptible de tomber sous le coup des critiques que Husserl adresse aux théoriestraditionnelles de l'intentionnalité. La pensée d'Augustin est en effet, radica-lement étrangère à toute naturalisation du sensible, et elle pousse aussi loin quel'idéalisme transcendantal les exigences de la constitution, quoique ce soit pourun autre motif. L'idéalisme transcendantal conduit en effet nécessairement à unapprofondissement radical de la description, du fait qu'il se donne pour horizonune réduction totale de toute présence aux données mêmes de la conscience, tellequ'elle doit être ultimement rendue possible par l'élaboration d'une « proto-constitution » du moi, de la temporalité et des données hylétiques.

Pour être réaliste, la pensée augustinienne n'en est pas moins tenue à la mêmeexigence de radicalité, dans l'ordre de la description. Augustin procède en effet,comme Husserl, à une description de l'apparaitre des choses et il définit lesgrandes oppositions entre le sensible et l'intelligible, entre l'intérieur etl'extérieur, entre le créé et le divin, à partir de leur mode de donation. Plusparticulièrement, dans le cas de la perception sensible, cette exigence d'unedescription complète en termes de vécus n'est pourtant pas motivée par unedéclaration de principe idéaliste comme chez Husserl. Elle découle d'un desprincipes les plus fondamentaux de la pensée d'Augustin, bien connu en raison dela fortune qui fut la sienne durant le moyen âge, à savoir le principe selon lequel1' inférieur ne peut pas agir sur le supérieur'. En vertu de ce principe, Augustin nesaurait opposer, d'un côté, la conscience, comme si elle était un monde cios surlui-même, et de l'autre, les choses qui, existant à l'extérieur d'elle-même,agiraient sur elle de l'extérieur par des stimuli, de manière à produire en elle desimages mentales. Si le corps ne peut, par principe, agir sur l'âme ou sur I 'esprit,faut que la perception résulte entièrement d'une action de l'esprit lui-même sur lesensible. La perception doit être expliquée en des termes strictement spirituels :c'est l'esprit qui dirige (intendit) lui-même les sens 2 . La perception est donsentièrement 1e fait de I 'âme, qui agit elle-même sur le sensible, même si,spontanément, nous pensons plutôt qu'elle l'éprouve passivement. Par quoi laperception est bien pour Augustin une « cogitation ». Ainsi, dans la Musique etdans les Confessions, en se fondant sur l'exemple privilégié de l'audition,Augustin procède à une réduction de la présence sensible aux présents de laconscience : la perception d'un ou de plusieurs sons est en effet constituée dans letemps par l'âme elle-même, qui se souvient de ce qui n'est déjà plus, et quianticipe ce qui n'est pas encore, tout en étant attentive à ce qu'elle éprouve dansl'instant. Augustin atteint un niveau de radicalité dans la réduction comparable à

1.Cf. de Gen. ad XII, 16, 32-33. Sur ce point, cf. É. Gilson, Introduction à l'étude de saintAugustin, Paris, Vrin, 1949, p. 77, n. 1. Sur l'application de ce principe dans le cas de la perceptionsensible, cf. infra chap. vt, « La perception comme action de l'esprit sur les corps ». Dans un autreordre de réalités, ce même principe explique que l'orgueil soit pense comme la racine de toutes lespassions.

2. De Trin. X, 7, 10.

188 CHAPITRE IV

celui qu' atteint Husserl. L'intentionnalité augustinienne est cependant tout à lafois constitution et découverte ou « invention » 1 . Si ce qui est constitué est« invente » ou trouvé seulement, et non pas créé, parce qu'il existe par lui-mêmecomme être créé, tout ce qui est «invente », en revanche, est entièrementconstitué. On trouve donc chez Augustin l'exigence d'une constitution intégraledu perçu, mais sans que l'être soit lui-même limite au perçu. L'être a unfondement en nous, mais aussi en Dieu, qui confere à l'être une extériorité envertu de laquelle il ne dépend pas seulement de moi.

Comment Augustin peut-il toutefois concilier le fait que l'être soit à la foiscréé par Dieu et constitué dans le temps par la conscience? N'y-a-t-il pasopposition entre, d'une part, l'être absolu du sensible, hors de la conscience, et,d'autre part, la manière même dont la conscience le perçoit dans le temps? Laréalité sensible n' est-elle pas comme dissoute dans les perceptions changeantes del'âme, qui retient une perception qu'elle n'a plus et anticipe celle qu'elle n'a pasencore? Augustin peut concilier une pensée réaliste et l'idée que le sensible estconstitué temporellement, parce que, comme il l'affirme d'une façon radicale, lesensible lui-même n'est pas (non esse) 2, en tant qu'il est doublement muable,selon le lieu et selon le temps. La conviction selon laquelle le sensible n'est pas,qu'il est moins que l'esprit, tandis que Dieu seul est, enleve d'emblée toutprestige au sensible, et permet d'écarter la tentation d'en faire, en l'hypostasiant,la reference à partir de laquelle se dit l'être. Le terme même de réalisme ne doitdonc pas nous abuser : la réalité du sensible, c'est le non-être, c'est-à-dire lechangement. Lorsqu' elle connait dans le temps le sensible, la conscience, qui estelle-même changeante, connait adéquatement le sensible.

En définitive, Augustin peut objecter à la doctrine académicienne de1' « acatalepsie universelle » que l'esprit est capable de compréhension. Toutes lesperceptions rationnelles sont en effet compréhensives. D'autre part, lesperceptions sensibles elles-mêmes sont compréhensives, mais seulement en tantque vécues. En outre, s'il a reconnu que la représentation sensible n'était pascompréhensive, Augustin se separe des Académiciens en mettant en évidence lecaractere « quasi-compréhensif » du sensible, qui permet de rendre compte du typede persuasion et de certitude que la représentation sensible est capable de produiredans l'esprit. Ce point a permis de mettre au jour, dans la pensée d'Augustin, cequi peut être appelé un « réalisme ».

La région de la compréhension est-elle dès lors entièrement délimitée ? N'est-il pas possible d'alléguer encore contre les Académiciens une autre perception,dont la compréhension soit plus manifeste encore que celles de toutes lesperceptions qui ont été jusqu'ici examinées ?

1.Sur le sens de ce terme, cf. infra chap. vi : « Presence et invention ».2. Ep. 2.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 189

« JE VIS » (v/1/0)

La perception la plus manifeste, qui brille par son immédiateté entre toutes lesreprésentations compréhensives, est la certitude que j' ai de vivre. Cette certitudeaffleure à plusieurs endroits du traité Contre les Académiciens, sans pourtant yêtre thématisée comme telle. Ainsi Augustin déclare-t-il dans cet ouvrage, afim demontrer quelle contradiction renferme la pensée académicienne, lorsqu'elleaffirme tout à la fois l'acatalepsie universelle et la possibilité pour l'hommed'atteindre la sagesse : « Dans de telles conditions, il eüt mieux valu dire que lasagesse ne pouvait pas échoir à l'homme, plutôt que de dire que le sage ne sait paspourquoi il vit, qu'il ne sait pas comment il vit, qu'il ne sait pas s'il vit, et que dedire enfin, ce qui est le comble de l'aberration, de la démence et de la folie, qu'ilest sage tout en ignorant la sagesse »'. La certitude que possède l'esprit de vivresemble cependant être mise encore sur le même plan que les perceptionsrationnelles, et la dernière remarque d'Augustin indique même qu'une contra-diction dans les termes lui semble plus absurde encore que l'hypothèse parlaquelle on nierait que l'on vit.

Toutefois, même dans ce traité, on ne saurait séparer réellement lesperceptions rationnelles d' une part, et la vie de l'esprit d'autre part, ni faire de lacertitude de vivre une certitude qui viendrait s'ajouter aux autres certitudesrationnelles que 1 ' esprit possède déjà, puisqu' Augustin déclare, comme on 1 ' a vu,que les Platoniciens veulent « que la science soit contenue dans l'intelligence, etqu'elle vive, séparée des sens, dans l'esprit » 2 . Toute certitude, toute science estdonc en fin de compte « reconduite » à l'esprit lui-même, c'est-à-dire en fait à lavie qui lui appartient en propre et dont il est lui-même certain, en dépit du fait quecette certitude de vivre ne soit pas elle-même développée comme telle dans cetraité.

C' est seulement au livre XV de la Trinité que la certitude de vivre estprésentée par Augustin lui-même comme l'argument irréfutable par excellencequ'il faut opposer aux Académiciens. Cette réfutation est un approfondissementdes arguments qui apparaissaient déjà dans le traité Contre les Académiciens. Eneffet, la vie dont il est question dans la certitude de vivre, c' est la vie rationnelle,la vie de l'esprit en lequel vit la science. Augustin peut donc résumer toute sonargumentation, en faisant fond sur une seule certitude, qui contient en elle-mêmetoutes les certitudes que l'on peut alléguer contre les Académiciens.

Comme il le rappelle tout d'abord, les attaques des Académiciens permettentde mettre clairement en évidence la distinction qui existe entre deux degrés decertitude, qui s'ordonnent respectivement à « deux genres de choses que 1' on sait :celui des choses que l'esprit perçoit par les sens du corps, <et> l'autre, qui estcelui des choses qu'il perçoit par lui-même » 3. Si les Académiciens ont purévoquer en doute l'existence des premières en se gaussant des sens corporels,ils n'ont rien pu contre les autres. En effet, ils ne peuvent révoquer en doute la

1. Cota. Acad. 111, 9, 19.

2. Com. Acad. I11,11, 26.

3.De Trin. XV, 12, 21.

190 CHAPITRE IV

proposition : « Je sais que je vis », qui fait partie des propositions « les plusfermes » '• En effet, « une fois que l'on a fait abstraction des choses qui, dansl'esprit, viennent des sens » 2, demeure, inébranlable, la certitude que nous avonsde vivre. Augustin declare : « C' est par une science intime (intima scientia) quenous savons que nous vivons, et là, pas même un Académicien ne pourrait dire :"Peut-être es-tu en train de dormir, et, sans le savoir, de faire un rêve (in somnisvides) 3 . De fait, qui ne sait que ce que voient les personnes qui rêvent ressembleen tout point à ce que voient ceux qui sont éveillés ? ". Mais celui qui sait descience certaine qu'il vit, il ne dit pas, fort de cette science (non dicit in ea): "Jesais que je suis éveillé" ; mais : "Je sais que je vis". Qu'il soit donc en train dedormir ou qu'il soit éveillé, il vit » 4. Augustin répond ensuite à l'objection de lafolie : « Un Académicien ne peut pas non plus alléguer contre cette science : "Peut-être es-tu fou, sans le savoir : ce que voient les personnes qui sont saines d'espritressemble en toutpoint à ce que voient les fous". Mais il vit, ce fou, et il ne dit pas, à1' encontre des Académiciens : "Je sais que je ne suis pas fou" mais "Je sais que je vis".Il ne peut donc en aucun cas ni se tromper ni mentir, celui qui dit qu sait qu' il vit » 5.

Par conséquent, ni l'argument du rêve ni celui de la folie ne sauraient mettre en péril lacertitude que je possède de vivre. L'esprit peut affronter sans crainte ces objections.Elles sont sans force contre l'argument : « Je vis ».

Ainsi l'esprit est-il en possession de différentes perceptions dont la vérité estinébranlable : les perceptions rationnelles, les perceptions sensibles dans leurapparaitre même et indépendamment de leur valeur objective, et enfin laperception que j' ai de vivre. Celle-ci, loin de s'ajouter aux deux premières, traduitle fait que les perceptions rationnelles et les perceptions sensibles sont des vécusde l'esprit et que chacun de ces vécus est comme tel indubitable. La vie embrassetoutes sortes de vécus, qui sont différents les uns des autres, selon qu'il s'agit deperceptions rationnelles ou de perceptions sensibles. Ils appartiennent cependanttous à la même vie, qui est la vie de l'ego cogito.

La certitude de vivre est en quelque sorte la certitude de toutes les certitudes, àlaquelle toute certitude permet toujours de revenir, car l'esprit se connait toujourslui-même en tant qu'il vit, à partir de chacun de ses différents vécus, qui lui fontpercevoir différents objets. Elle apporte en outre l'indice de la première personne,qui manquait encore à l'ensemble des certitudes alléguées dans le traité Contre lesAcadémiciens. Toutes les perceptions compréhensives sont donc elles-mêmesreconduites à la perception compréhensive par excellence qu' est la perception oula connaissance de l'esprit par lui-même. En vertu de cette connaissance, comme

1.De Trin. XV, 12, 21.2. De Trin. XV, 12, 21.3. À l' instar du grec, le latin dit « voir un rêve » (somnia videre), tandis que le français dit « faire

un rêve ».4. De Trin. XV, 12, 21.5. De Trin. XV, 12, 21. La certitude de vivre est donc à l' abri du mensonge. Peut-être faut-il voir

là une réponse à l'argumentation des Académiciens qui, évoquant eux-mêmes 1' apparente certitudedes perceptions rationnelles et notamment des vérités logiques, s'efforcent de les ruiner en invoquantle paradoxe du menteur (Cf. Acad. prior. II, 29, 95). Augustin entendrait donc montrer que ceparadoxe n' a pas de prise sur la certitude de vivre.

LE PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION COMPRÉHENSIVE 191

l' a montré Augustin, l'esprit connait indubitablement qu'il comprend (intelligit),qu'il vit et qu'il est.

L'affirmation initiale selon laquelle l'esprit se connait lui-même a doncpermis de montrer comment la connaissance de soi est en fait le modèle même detoute représentation compréhensive. Comme telle, elle doit être opposée à lareprésentation sensible, caractérisée intrinsèquement par la possibilité d'êtreobjectivement fausse. La pensée d'Augustin permet ensuite de mettre en lumièretoute l'étendue du champ de la compréhension. Ce champ est en fait une vie, cellede l'esprit lui-même, qui se caractérise par la compréhension. La certitude devivre, qui enveloppe elle-même toutes les autres certitudes, est indubitable.L'esprit ne saurait se tromper lorsqu' il se connait vivant. Et cette vie, qui est viespirituelle, c'est-à-dire pensée, lui révèle son être même.

Le détour par le problème de la représentation compréhensive permet ainsi derendre raison de façon plus explicite de l'affirmation énoncée au livre X de laTrinité, selon laquelle l'esprit se connait indubitablement, en connaissant qu'ilest, qu'il vit et qu'il comprend. II faut donc conclure définitivement au fait quel'esprit se connait bien lui-même. En dépit du fait qu'il se cherche lui-même,comme en témoignent les nombreuses enquêtes des philosophes des différentesécoles sur la nature de l'esprit qu' Augustin va examiner, ce n' est pas parce qu'il nese connait pas que l'esprit se cherche. Une telle conclusion n' est-elle cependantpas par trop paradoxale ? Pourquoi l'esprit se cherche-t-il, s'il se conna?t déjà ets'il se comprend indubitablement? Le précepte delphique : « Connais-toi toi-même »', qui est adressé à l'esprit, et auquel semblent obéir tous ces esprits qui secherchent, ne devient-il pas alors dépourvu de toute signification ?

1. Sur I'histoire de ce précepte, cf. P. Courcelle, Connais-toi toi-même. De Socrate à saintBernard, Paris, Études Augustiniennes, vol. 1, 1974.

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements 5

Abréviations 7

INTRODUCTION 9

CHAPITRE PREMIER L'HOMME Fr LES SÉTES 31

La certitude de vivre 32La supériorité de l'homme sur les Mies 35

La raison d'une «!ougue discussion 35La parole et 'Industrie 36Le damptage 39

Ressemblance divine et domination sur les bêtes d'après la Genèse 40a. L' image de Dieu 41b. La condanination de l'homme 43c. La station droite 44

CHAP1TRE 11 : LA VIE ET LA SCIENCE 49

La vie et la science de la vie 49La science et la sensation 49Le sens intérieur 51La science de la vie 54La science et la consciente 56

La science comine vie 59Les lurnières et les ténebres 61Le fait de ne pas passer inaperçu 62Les vies homonymes 67La vie de l'esprit 72

La science et l'expérience 73

CHAPITRE In : LA CONNAISSANCE DE SO/ 77

Introduction Le livre X de la Trinité 77Lu connaissance de soi est originaire 80

La connaissance des autres esprits 81La connaissance de la beauté de 1a connaissance de soi 87La connaissance du bonheur 87

430 TABLE DES MATIÈRES

La connaissance de ce que c'est que connaitre 88

Se connaitre se chercliant 89

La connaissance de sai est wtale 91L'esprit tout entier 91Savoir, vivre et être 93L'homme comme microcosme 97L'esprit ne peut pas se prendrc pour un autre 100L'esprit ne peut pas se chercher eu partie 1 02

CHAPITRE IV : LE PROBLÈME DE LA REPRESENTATION COMPREHENSIVE 1 05

Introduction : Augusrin et Ia Nouvelle Acadfmie 105

La représentation compréhensive 109L'inébranlable (inconcussum) 109La définition de Zénon 111Le faux 112Représentation et intentionnaiité 115L'évidence 117

Le caractère non-comprékensif de la représeruarion sensible 120Le sommeil de Zénon 1 20L'absence de critere de vérité dans les sens 122Les perturbations de I'« intention » de l'esprit 123

L'intense conceniration 124La folie et l'hallucination 125L'état second 127Le rêve 128

La ressernhIance avec le faux 130Le caractère « présumé » du sensible 134L'« acatalepsie universelle 138

La perception rationnelle 142Les certitudes rationnelles 142La sagesse et la folie 147Le pouvoir des esprits malins 152L'infaillibilité de la représentation intellectuelle 157

La certirude de l'apparuitre sensible 162Le monde comme ensernble des phénomènes 164La vie après ia mort 167

Les enfers et le sein d'Ahraham » 167Le « troisième ciel » et la résurrection des rnorts 170

Scepticisme, idéalisme, réalisme 174Réfutation de l'idéaiisme empirique 174Le problème de l'idéalisme transcendantal 178

Je vis » (vivo) 189

CHANTRE V : LA PENSÉE OBJECTIVE DE soi 193

L'amour et la pensée 193Le sens nouveau de l'oracle delphique 193La chute 195Sortir de soi et rentrer en soi 199'Ertextj et conversion 202

L'image de Dieu et les images des corps 205L'aliénation dc l'esprit 205La force du jugement 207

TABLE DES MATIÈRES 431

L'esprit et les irnages 209Les pensées matérialistes de l'esprit 216

Les diverses opinions des MatériaIistes 217L'indivisibilité de l'âme 219Les ajouts de l'imagination à la connaissance de soi 226

CHAPITRE PRÊSENCE ET INVENTION 229

Imtnanence et transcenda= 230L'inventlon 231Le dedans,rintérieur, Intime 234L'être comme conscience et l'être comine chose 236

La perception sensible 239La trinité de Ia perception sensible 240

Le corps extérieur, la vision et I'« intention » de I'esprit 240La vision comme empreinte du corps dans le sens 243La perception comme action de l'esprit sur 3es corps 245

Les nombres de la perception auditive 248Les nombres du son 249Les nombres de ta sensation et les nombres du sens intérieur 250Les nombres rationnels 254Les nombres de l'effort et les nombres de la mémoire 257L'ordre des nombres de la perception 260

« Ce qu'on appelle "entendre"» 262Ce qui nous échappe dans l'action d'entendre 263La sensation et ia santé 264La morialité des nombres de lime 270L'audition et le temps 275

La perception spatiale 277La perception d'un cube ou d'une sphère 278Les espaces de ternps et les espaces de heti 280

Dieu interior intimo meo et superior summo meo » 282Transcendance et immanenee de Dieu 282«Ce qui est tel que rico n'est plus élevé que Iui » 287

L'infini 289« Comrnent il est manifeste que Dieu est » 293

La connaissance de soi et la vérité 297

CHAPITRE vil : LA PERCEPTION D'ALITRUI 30 1

Introduction : le problerne de la « constituttan » d'autrui 30ILa si g nification 304

L'intention de signifier 304La mise « ho rs-circu » des signes 306Signification et donation 309

Autrui en tatu qu'annnal 3 i 1L'esprit, lime et Ia chair 311La « vaie d'accès » (via) à lime de l'autre 314La perception par ressemblance 3 I 5

L'oikeiôsis 318L'appropriatlon de son être propre 319Oikeiôsis et sympathie 321Le problème du « passage» 324

Autrui en tatu qu'esprit 326

432 TABLE DES MATIÈRES

La connaissance du juste 328« Choses rationnelles » et « objets "investis d'esprit"» 331L'expression du psychíque et la signification du rationnel 333Ce qui est en moi et ce qui est de moi 334La forme du juste 337La signification et I'Incarnation du Verbe 340La sympathie, le respect et l'amour 341

Science ei expérience d'autrui 347La conjecture 348La volonté d'être heureux 351L'intersubjectivité rationnelle 354

CHANTRE, VIII : iNTELLIGENCE, VOLONTÉ ET MÉMOME.- . 357

Les puissances de l'esprii 357L' intel 1 igence 357La volonté 360

La connaissance de soi et !e libre arbitre 362L'intériorité de la volante 364L'auto-motion 366

La nnemaire 369La conservation du souvenir 369Mémoire anil-tule et mémoire rationnelle 371

Le douto 373

Le sujei pensam 375La question du sujet 376Le suje! cartésien 378

L'Objeciion seconde de Hobbes 378Le réatisme cartésien 379

Le sujet comine esprit 388L'esprit connait sa propre substance 388Connaissance complete et connaissance totale 389La « chose pensante » et i'être qui se connait 393

L'image de la Trinité 395L'esprit et scs puissances 395La trinité « mémoire, intelligence, volante» 400Le cogito trinitaire 401

Conclusion 405

Bibitographie 411

Auteurs anciens et médiévaux 411

Auteurs modernes et contemporains 413

Littérature secondaire 415

[rides 425

Table des matières 429

Imprimerie de la Manutention à Mayenne - Novembre 2001 - N° 392-01Dépôt legal : 4` trimestre 2001

Emmanuel BERMON

Le cogito dans la pensée de Saint Augustin

Selon Descartes, la pensée augustinienne du cogito serésumait à une inférence qui «aurait pu tomber sous laplume de qui que ce soit» et qui servait de point de départà des spéculations purement théologiques. Husserl quant àlui estimait que «l'indubitabilité de l'ego cogito »,qu'Augustin avait le premier découverte, ne jouait en faitchez lui que le rôle d'un simple argument dirigé contreles Sceptiques. Ces interprétations, fondées sur le texte dela Cité de Dieu on apparait le célèbre «Si enim fallor,sum », peuvent-elles s'appliquer à l'analyse beaucoup plusapprofondie qu' Augustin développe dans le livre X de laTrinité ? Le but de cet ouvrage est de dégager l'enjeuphilosophique de la pensée augustinienne du cogito enobéissant à un double souci: situer la réflexion d'Augustindans le champ de la philosophie antique et procéder à desrapprochements précis avec les perspectives ouvertes aprèslui par Descartes et par Husserl.

Emmanuel BERMON, ancien élève de l'ÉcoleNormale Supérieure (Ulm) et agrégé de philosophie,est maitre de conférences à I'Université Michel deMontaigne-Bordeaux 111, oh il enseigne l'histoirc de laphilosophie antique.

9,D in

8

ISBN 2-7116-1528-638 €

249,26 F