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Encyclopédie Berbère Volume 17

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ENCYCLOPÉDIE BERBÈRE

Page 4: Encyclopédie Berbère Volume 17

DIRECTEUR D E LA PUBLICATION

GABRIEL CAMPS professeur émérite à l'Université de Provence

LA.P .M.O. , Aix-en-Provence

CONSEILLERS SCIENTIFIQUES

G. CAMPS (Protohistoire et Histoire) H. CAMPS-FABRER (Préhistoire et Technologie) S. CHAKER (Linguistique) J. DES ANGES (Histoire ancienne) O. D U T O U R (Anthropobiologie) M. GAST (Anthropologie)

C O M I T É DE RÉDACTION

M. ARKOUN (Islam) E. BERNUS (Touaregs) D. CHAMPAULT (Ethnologie) R. CHENORKIAN (Préhistoire) H. CLAUDOT-HAWAD (Touaregs) M. FANTAR (Punique) E. GELLNER (Sociétés marocaines) J.-M. LASSERE (Sociétés antiques)

J. LECLANT (Égypte) T . LEWICKI (Moyen Age) K.G. PRASSE (Linguistique) L. SERRA (Linguistique) G. SOUVILLE (Préhistoire) P. TROUSSET (Antiquité romaine) M.-J. VIGUERA-MOLINS (Al Andalus)

Page 5: Encyclopédie Berbère Volume 17

UNION INTERNATIONALE DES SCIENCES PRÉ- ET PROTOHISTORIQUES UNION INTERNATIONALE DES SCIENCES ANTHROPOLOGIQUES ET

ETHNOLOGIQUES LABORATOIRE D'ANTHROPOLOGIE ET DE PRÉHISTOIRE DES PAYS

DE LA MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE INSTITUT DE RECHERCHES ET D'ÉTUDES

SUR LE MONDE ARABE ET MUSULMAN

ENCYCLOPÉDIE BERBÈRE

XVII Douiret - Eropaei

Publié avec le concours du Centre National du Livre (CNL)

et sur la recommandation du Conseil international de la Philosophie

et des Sciences humaines (UNESCO)

ÉDISUD La Calade, 13090 Aix-en-Provence, France

Page 6: Encyclopédie Berbère Volume 17

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, «que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non des­tinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de ses auteurs ou des ses ayants-droit ou ayants-cause, est illicite» (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction par quelque pro­cédé que ce soit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui­vants du Code pénal.

© Edisud, 1996

Secrétariat : Laboratoire d'Anthropologie et de Préhistoire des pays de la Méditerranée occi­dentale, Maison de la Méditerranée, 5 bd Pasteur, 13100 Aix-en-Provence.

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D90. DOUIRET

Douiret est l'un des principaux villages du Demer* (Sud tunisien). Il compte plus de 4 000 habitants, dont la moitié occupe l'agglomération principale dominée par la citadelle ruinée, le ksar, qui se détache fièrement sur le ciel. Le reste de la population est répartie dans une vingtaine de hameaux perchés qui restent partiel­lement berbérophones.

Histoire de Douiret

C'est un certain Ghâzi Ben Douaieb ben Kenana, « venu de l'Ouest vers l'Est » (d'aucuns disent du Tafilalet marocain) qui se serait installé là, il y a plus de 500 ans et y aurait fait souche. On montre encore la première demeure qu'il occupa sur un relief voisin de la butte où s'est implanté Douiret, le Dâr Ghâzi.

Ce Ghâzi trouva le piton d'en face occupé par les Beni Maaguel. Il y prend femme. Mais comme toutes les terres de la plaine appartiennent alors aux Beni Maaguel, - c'est du moins ce que prétend la légende - , il demande qu'on lui accorde, ne serait-ce que la surface que peut couvrir une peau de chameau. Satisfaction lui est donnée. Et Ghâzi de découper la peau en très fines lanières tant et si bien qu'il peut délimiter des terres depuis la montagne jusqu'à l'Oued Jamma.

Enhardi par ce premier succès, puisque les Beni Maaguel, privés de la majeure partie de leurs terres, quittent leur piton pour gagner Jerba. Ghâzi s'attaque aux Beni Mazisn, qui, eux aussi, sont installés de longue date sur une butte voisine ; il les en déloge. Désormais maître de la région, il peut voir son village se développer. Il a d'ailleurs entre temps épousé une femme de Chenini du Djebel.

Autrefois le Douiri était partagé entre la vie sédentaire du fellah et la vie nomade du pasteur conduisant ses troupeaux sur le Dahar, et parfois dans la Djefara* (Jefâra). Il logeait dans des grottes de la montagne.

Douiret, vue générale. Photo A. Louis

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Mais les Ouled Yagoub, nomades arabes, une branche des Ouled Dabbab qui occupent la plaine, sont de rudes guerriers.

Pour faire front, les Douiri se réfugient au sommer de leur butte et y bâtissent un ouvrage défensif où ils mettent en sécurité leurs réserves. La kalaa est organisée en forteresse ainsi qu'en témoignent les importants vestives avec des pans de muraille de plus de dix mètres de haut. On peut y vivre, mais elle sert avant tout de grenier.

Dans les ruines actuelles, parmi l'enchevêtrement des constructions, on y rencontre des éléments qui ont l'aspect des alvéoles d'une ruche, et bien malin qui pourrait se reconnaître dans ces sentiers qui se faufilent et s'entrecroisent au milieu de ces constructions comme un véritable labyrinthe.

Les alvéoles se superposent les unes sur les autres, mais parfois l'on accède à une grande chambre voûtée, parfois à un réduit qui a pu servir de cuisine.

Un peu détachées de la masse de la forteresse, d'autres constructions disent clairement que l'on vécut là une assez longue période : deux meules à olives et près d'elles, des citernes où l'on devait recueillir l'huile.

Mais ce mode de vie, loin de tout contact, séparé d'une plaine où l'on pouvait semer, ne peut durer. On compose avec «l'Arabe», nomade de la plaine, on passe contrat de servage avec lui : on quitte la forteresse et l'on s'installe plus bas dans les veines friables de la montagne. La kalaa fortifiée ne sert donc plus de refuge : on y engrange cependant les récoltes, tant les siennes propres que celles, parfois, des «Arabes» sous la protection desquels on s'est placé. Et l'on peut ainsi aller semer dans la Jefâra ou sur la frange cultivable du Dahar sans redouter les incursions des tribus ennemies ou en mal de razzia.

Le suzerain, en bas, est en difficulté avec les Ouled Debbab. Il quitte la région et vend des terres du Dahar aux Douiri. Les Ouderna, Berbères arabisés et fortement mêlés de sang arabe relaient les Ouled Yagoub. Les Douiri ont dû établir avec eux un contrat de servage, et, pour eux, les modalités de vie restent les mêmes, car leurs nouveaux «suzerains» semblent avoir hérité des droits antérieurs des Ouled Yagoub, vis-à-vis de leurs serfs du Djebel.

C'est de cette époque que date, sans doute, une sorte de rempart qui enserre la butte, au niveau de la première ligne d'habitations. Une «généalogie» cite une date: 1027 H/, 1617 J.-C. Alors Douiret semble bien assise. Elle ne songe pas encore à disperser son habitat sur les pitons voisins.

La montée au ksar est pénible; d'autant qu'une série d'habitations se sont développées assez loin sur le pourtour de la butte : la longue et fastidieuse grimpée qu'il fallait faire pour y emmagasiner le grain n'a plus guère sa raison d'être.

On abandonne le ksar, là-haut, au profit d'un ensemble construit en avant de la cour d'habitation : véritable quartier d'engrangement monté sur deux et parfois trois niveaux. La ghorfa* à grains n'est plus construite dans le ksar, en haut ; elle vient dès lors s'ajouter à la maison troglodytique, en bas. Ainsi, le «ksar commu­nautaire et collectif » du sommet, devenu inaccessible, a-t-il été abandonné au profit des «ghorfas de la famille», directement accessibles depuis la cour d'habita­tion, en bas.

Et la poussée vers le bas continue : au fur et à mesure du développement des habitations et de la population, au siècle dernier, les ghorfas d'engrangement se multiplient tout au long de la falaise sur plusieurs niveaux.

En 1850 Douiret compte quelque 3 500 habitants. Sur ce nombre la moitié sont de purs sédentaires, accrochés à leur Djebel ; les autres vivent en semi-sédentaires, transhument pour les labours et la moisson, aussi bien que pour la conduite des troupeaux à travers les parcours du Dahar. Plusieurs pratiquent la vie caravanière jusqu'à Ghadamès.

En 1881. Douiret s'étend à mi-flanc du piton, gagnant progressivement à droite et à gauche les croupes voisines ce qui donne à l'ensemble du village l'aspect d 'un S,

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Le vieux ksur de Douiret. Photo de A. Louis

de près de 1 kilomètre de long. Un chemin de ronde, large en moyenne, de 2 m le dessine nettement.

La population allant croissant, les greniers se développent d'autant que les Douiri acquièrent des terres au Sud de Remada et jusque Bir-Kecira.

Douiret est alors un relais important sur la piste caravanière de Gabès à Ghadamès. Les Douiri y apportent régulièrement de l'orge, du blé, de l'huile achetée dans la Jefâra ou chez les Matmata et y conduisent leur bétail sur pied. Ils voyagent en sécurité jusqu'à Montesser ; mais, au-delà, ils redoutent les Touaregs, ennemis de leurs « seigneurs » Ouderna.

Ils rapportent de Ghadamès du natron, des peaux, des chaussures brodées, des objets touaregs pour leurs besoins et ceux de l'Aradh, «sans que ces achats absorbent les produits de leur vente ». Ce commerce prendra une certaine ampleur, et continuera même après l'occupation militaire du Sud, lorsque Douiret aura été choisie pour y établir un Bureau de Renseignements.

C'est à cette époque que Douiret commence à disperser son habitat vers le Sud-Ouest; de petites agglomérations perchées s'établissent un peu partout à l'entour. On en compte actuellement plus d'une vingtaine, parmi lesquelles : Ras el Oued, Jerjer, Khniga, Rommanat, Taleb Beldine, Bir Dkhila, Ayat, Chitana, Touil Hendawi, Weljat Ouled Hanz, etc.

Partiellement dépeuplée, Douiret-Bled continue à vivre, mais les «ksars de famille» servent moins et certains prennent l'aspect ruiniforme, qui frappe le visiteur non prévenu. Les nomades de la plaine leur imposent alors un certain servage, tant pour leur permettre de cultiver que pour assurer la protection de leurs caravanes contre les razzieurs éventuels.

De nombreux actes, transcrits sur peau de gazelle ou sur parchemin témoignent des importantes relations avec les Arabes de la plaine : les Douiri ont acheté des

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terres aux Traffa, aux Ouled Yagoub aux Rbai'yat de l'Oued Souf (Algérie). Ils en vendent aux Merazigues, leurs grands voisins de l'Ouest et aux Ouazen.

Douiret a atteint son apogée à la fin du siècle dernier, mais bientôt le commerce caravanier n'a plus sa raison d'être comme par le passé ; le commandement décide le transfert du Service de Renseignements à Tataouine, c'est enlever à Douiret bien des chances de se développer ; c'est la priver même de sa fonction commerciale, car le marché hebdomadaire des Ouderna vient d'être impérativement fixé au nouveau centre administratif de Tataouine.

L'habitat troglodytique

Un long couloir qui longe une remise à outils, le tout surmonté d 'un grenier voûté et l'on débouche sur la cour de la maison douirie. Une cour où les dalles de la montagne semblent s'être donné rendez-vous pour s'y agencer, au gré de la couche dure sur laquelle elle repose, en un agréable pavement. Accolé au vestibule d'entrée, délibérément séparé des pièces d'habitation, un réduit noirci par la fumée, la cuisine. Près d'un brasero à trois cornes s'y entassent couscoussiers et marmites en terre cuite. A gauche, un petit appentis destiné au bétail.

Ce sont là des éléments adventices où l'on ne vit pas. Des voix féminines, le bruit du moulin à grains, le son mat d 'un pilon dans le mortier de bois, le cliquetis du peigne-tasseur sur le métier, disent assez que la vie est ailleurs.

La vraie maison se trouve au fond de la cour, taillée à même la montagne. Une large excavation de cinq à six mètres de large sur sept mètres de profondeur, a permis d'y installer deux pièces que sépare un mur construit et dans lesquelles on pénètre par deux belles portes en bois de palmier : la pièce où est installé le métier à tisser et la pièce de séjour.

A l'intérieur c'est une délicieuse sensation de fraîcheur. Les parois, aussi bien que le plafond, aménagé à même le roc, sont blanchis à la chaux.

Une immense banquette, découpée à même la couche tendre de la falaise et recouverte d 'un tapis, permet de se reposer. Sur le fond blanc légèrement bleuté des parois, une jonchée de tissages de laines ; leurs décors géométriques se marient agréablement aux chaudes couleurs de la laine. Dressé sur une sedda de bois, se trouve le lit. Dans un des angles de la pièce, une énorme jarre d'eau, cette eau que les femmes, chaque matin, remontent du puits situé à quelque 800 mètres, en bas.

En arrière de la salle de séjour, séparée par une petite murette, la salle aux provisions, la khzâna.

La vie quotidienne à Douiret

Le Douiri vit de ses jardins (ghâba) installés derrière des murettes de retenue, disposées à travers les mouvements de terrain, de manière à profiter du moindre ruissellement. Il développe la culture de l'olivier.

Il sème le plus souvent dans les bah'îra du Dahar où se trouvent les terres de tribu, jusqu'au delà de Remada.

Il ramène ses moissons pour les dépiquer dans la plaine, près du village ou sur les aires à battre de la frange cultivable du Dahar ; le dépiquage se fait par piétinement des chameaux.

Le Douiri ne transhume plus depuis une trentaine d'années, car beaucoup d'hommes valides ont un emploi à Tunis ou à l'étranger. Manière de récupérer leur honneur, ils choisissent leurs bergers de moutons ou de chameaux parmi les Arabes, soit Hawaïya, soit de la région de Sidi Toui (Sud de Ben Gardane).

Le berger vit constamment avec le troupeau, tandis que le Douiri ne le rejoint que de temps en temps, soit pour profiter des produits, soit pour en ramener une bête dont il a besoin pour son travail ou sa nourriture, soit pour y pratiquer la tonte.

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Vers fin juin, début juillet, les hommes terminent le dépiquage dans la plaine, du moins ceux qui sont fixés au village, les femmes achèvent divers tissages, car c'est bientôt la saison des figues, l'époque où l'on va vivre dans ses jardins et profiter au mieux de ce fruit savoureux, puis la saison des mariages, au mois d'août, lorsque les migrants reviennent au pays natal passer leur mois de congé.

L'émigration sur Tunis, puis vers l'étranger, et les emplois qu'elle permet de trouver, remplace en partie ce qu'apportait le commerce caravanier.

Parmi les productions artisanales des femmes, il faut mentionner le châle décoré, bakhnûg, et la poterie modelée : deux produits réservés à l'usage domestique. Ils ont belle allure ces châles de laine noir, bleu ou rouge, qu'elles ornent de motifs géométriques tissés en même temps que la pièce et qui ne sont point sans rapport avec les tatouages et le décor des poteries.

Si tous les hameaux de Douiret connaissent l'art du tissage, il n'en est qu 'un seul à s'être spécialisé dans celui de la poterie modetée, c'est Jerjer, où quelques femmes âgées s'adonnent encore à ces tâches. Ce sont toutes des Mazieh ; elles ne font de la poterie que pour l'Aïd, c'est-à-dire une fois l'an, pour remplacer les poteries cassées ou pour avoir un vase de plus et bien décoré.

A la différence des autres poteries modelées rencontrées en Tunisie (Sedjnane, Robâa de Siliana) l'ébauche n'est pas recouverte d'un engobe avant la cuisson.

Il n'est plus question aujourd'hui de relation de servage ou de clientèle avec les « Arabes d'en bas ». On se sent Tunisien, comme eux ; mais à l'occasion on aime à se dire Berbère, fier de sa langue et de son passé. Et le vieux « Ksar » reste là, dominant l'agglomération principale de sa masse imposante. Il est là, témoin des luttes qui opposèrent de longs siècles durant, ces Berbères de la Montagne aux nomades de la Plaine, Arabes ou Berbères arabisés ; témoin aussi de l'extraordinaire effort de ces « Gens de la Montagne » pour subsister et rester fidèles à eux-mêmes.

BIBLIOGRAPHIE

MACQUART E., « Chez les troglodytes de l'Extrême sud-Tunisien », Bull, de la Soc. Géogr. Alger, 1 9 0 5 , p. 5 5 0 - 5 6 8 . Louis A., «Habitat et habitations autour des Ksars de montagne dans le Sud tunisien», IBLA, 1 9 7 1 , p. 1 2 3 - 1 4 6 . Louis A., Tunisie du Sud. Ksars et villages de crêtes. Paris, CNRS, 1 9 7 5 . GOBERT E.G., «Les poteries modelées du paysan tunisien», Rev. tunis, 1940 , p. 119-180 . MARTEL A., Les Confins saharo-tripolitains de la Tunisie ( 1 8 8 1 - 1 9 1 1 ) , Paris, P .U.F , 1965 . FAYOLLE V., La poterie modelée du Maghreb oriental, Paris, CNRS, 1992 .

A. Louis

D91. D O U M

• Palmier doum, Hyphaene thebaica Mart. Tagayt (tamâhaq), se dit aussi Kabba en haoussa, ngèlé ou imini en bambara, congom en Sonraï. • Palmier nain, Chamaerops humilis, ddum (K.), dûm en arabe et en français. L. Trabut (1935) signale les noms vernaculaires suivants sans définir les dialectes auxquels ils appartiennent : tezzomt, ousser, igezdem, tiznirt, ajeddouz, asedir ; taddakt (pour le fruit).

Le vocable doum désigne deux variétés de palmiers en Afrique du Nord et dans le Sahel au sud du Sahara par contagion des appellations arabes de deux espèces différentes.

Hyphaene thebaïca ou palmier fourchu de la Thébaïde, se rencontre depuis le littoral atlantique (Mauritanie et Sénégal) jusqu'à la Mer Rouge (Egypte, Erythrée, Côte des Somalis), dans la Tihama au Yémen et en Arabie, le long de la Mer Rouge. C'est tantôt un arbre grêle plus ou moins ramifié en candélabres de 5 à 12

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Palmiers doums (Hyphaene thebaica). Photo M. Gast

mètres de haut, tantôt une plante acaube ou basse avec de nombreux phyllophores sortant d'une même souche (A. Chevallier, 1932: 68-83). «C'est un palmier dioïque comme le dattier, mais à feuilles palmées en éventail. Les fleurs sont en longs chatons cylindriques à écailles imbriquées. Le fruit est une grosse drupe à exocarpe sucré farineux, à mésocarpe dur fibreux. La graine est composée d'un albumen corné, creux ou plein à l'intérieur, constituant un ivoire végétal» (A. Chevallier, idem, p . 68).

Cet arbre est très connu des populations touarègues et de leurs voisins, qu'ils appellent aussi quelquefois «palmier du pharaon» (fara'un) en raison de l'appoint alimentaire qu'offre la pulpe de ses fruits en période de famine. On compense leur peu de valeur nutritive en mélangeant la poudre sèche des fruits pilée au mortier, avec un peu de farine de mil, un peu de fromage réduit en poudre, le tout arrosé de beaucoup d'eau «cette boisson un peu amère est assez agréable, lorsqu'elle est

Répartition du Chamaerops humilis (Palmier nain, Doum) dans le bassin méditerranéen. D'après A. Walter et H./ Straka

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fraîche et elle nourrit, en même temps qu'elle désaltère (F. Foureau, D'Alger au Congo, par le Tchad, 1902, p . 343). Les Touaregs de l'Air distinguent plusieurs variétés de doum dans leur région dont certaines à fruits non comestibles. En Egypte, l'infusion des fruits avec des dattes sert de boisson rafraîchissante contre la fièvre. Le cœur de ce palmier, cru ou bouilli à l'eau, peut servir aussi d'appoint alimentaire.

Mais bien d'autres usages peuvent être tirés du doum : le tronc peut servir de charpente dans les maisons ou le boisement des puits. Il peut être utilisé dans la fabrication d'outils et d'ustensiles ; les fibres des feuilles peuvent être transformées en liens (entraves pour les animaux), cordes, sacs, corbeilles, ficelles pour la pêche ; l'albumen assez dur peut servir d'ivoire végétal (comme le corozo) pour sculpter des objets d'art, en particulier dans les espèces de fruits inutilisables en alimenta­tion. Le noyau du fruit du palmier doum sert de poulie chez les tisserands Sorko du Niger (Ligers, 1971, fig. 55). Les folioles de ses palmes sont abondamment utilisées par les populations du Niger qui construisent leur tente sur une armature d'arceaux

Palmiers nains arborescents dans le Djebel Doum (sud-ouest de Djelfa) qui leur doit son nom. Photo G. Camps

de bois recouverte de nattes. Celles-ci sont fabriquées à partir de longues tresses de folioles cousues bord à bord pour obtenir les largeurs désirées (voir Casajus, 1987, pp. 44-54 qui donne une excellente description technique de ce travail chez les Kel Ferwan du Niger).

Malheureusement Hyphaene thebaïca qui pousse spontanément dans les zones tropicales à la limite du Sahara, n'est ni sauvegardé, ni exploité à la mesure de ses multiples qualités. Les Sahariens, fiers de leur palmier dattier (Phoenix dactylifera) considèrent Hyphaene thebaïca comme le palmier du pays des Noirs avec un certain dédain, même s'ils savent en tirer parti en cas de besoin.

Le palmier nain qui pousse autour du bassin méditerranéen Chamaerops humilis, appelé aussi doum en arabe et en français, est encore plus mal loti que son grand frère africain. Durant les cinquante premières années de la colonisation française en Algérie, il fut l'emblème de la nature rebelle et sauvage dans les terres défrichées par

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Palmier nain (Chamaerops humilis), Haut Atlas marocain. Photo M.A.K.

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les colons européens qui ne disposaient que de pioches et de leurs bras pour extirper les racines profondément enfouies et denses de ces végétaux formant des broussailles compactes. La régression spectaculaire de Chamaerops humilis sur le pourtour méditerranéen, n'est pas dûe à des raisons de sénescence ou d'épuise­ment phylétique, mais bien à des actions anthropogènes sévères.

Le sommet de Chamaerops humilis (Chamaerops humble) ou acaule nommé aussi «palmier éventail» est justement couronné de feuilles en éventail. De tous les palmiers c'est celui qui s'avance le plus vers le nord. Il est très répandu en Espagne, en Italie et dans le nord de l'Afrique. Le plus souvent dépourvu de tige, il développe cependant, lorsqu'il se trouve à l'abri du vent en des lieux bien exposés, un tronc mince de plusieurs mètres de hauteur. « La tige de ce palmier contient une moelle féculente, ferme, blanchâtre, alimentaire et analogue au sagou. On mange aussi ses jeunes pousses (chou palmiste) et ses fruits dont la pulpe, entremêlée de fibres, a une saveur douce un peu mielleuse. Les feuilles soumises au rouissage, donnent une filasse qui sert à faire des cordes, des ficelles, des nattes ou des paniers». (Larousse agricole, 1921, p . 276). Cet arbre qui résiste bien aux vents marins et à la dent des animaux, a fourni depuis des siècles aux populations nomades et séden­taires de l'Afrique du Nord une ressource naturelle, permanente, aux multiples usages. Comme l'alfa, il permet de préparer du crin végétal, des objets de sparterie, de vannerie (plats, récipients pour denrées sèches ou liquides, couscoussier, etc.).

E. Destaing signale la consommation de cœurs de palmiers nains à Blida et en d'autres localités lors de l'Ennayer*.

Le nom donné à cet arbre «palmier humble », est lourd de sens. Utile à tout, mais toujours méprisé et combattu, c'est l'arbre qui convenait très bien aux sociétés nomades et rurales du Maghreb qui en tiraient les meilleurs partis sans se soucier de son maintien et de sa reproduction.

BIBLIOGRAPHIE

CASAJUS, D., La tente dans la solitude. La société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan, Cambridge University Press et Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1987 , 3 9 0 p. CHEVALIER, A., Ressources végétales du Sahara et de ses confins nord et sud, Paris, Museum d'Histoire naturelle, Laboratoire d'agronomie tropicale, 1 9 3 2 , 2 5 6 p. (pp. 6 8 - 7 3 ) . DESTAING E., Ennayer, Encyclopédie de l'Islam, t. II, p. 2 9 . FOUREAU F., D'Alger au Congo par le Tchad, Paris, Masson, 1 9 0 2 , 8 3 2 p. LIGERS Z., La sculpture nigérienne, 1 9 7 1 , fig. 5 5 . TRABUT, Dr. L., Répertoire des noms indigènes des plantes spontanées, cultivées et utilisées dans le nord de l'Afrique. Alger, Typo-Litho et J. Carbonel, 1 9 3 5 , 3 5 6 p. (p. 6 5 ) . WALTER H et STRAKA H., Areal Kunde, Ulmer Verlag, Stuttgart, 1970 , 4 7 8 p.

M . GAST

D92. D R A

Le Dra est le plus long fleuve du Sud-Est marocain. Il mesure environ 900 km. Il naît, à l'aval de Ouarzazate, au confluent de l'oued du même nom et du Dadès (voir Anti-Atlas A235 et Dadès D1). Il traverse l'Anti-Atlas par une cluse vertigineuse : la Tarhia du Dra (Riser J. 1988) actuellement barrée, à l'amont par le barrage voûte de Mansour Eddahbi. A l'aval du coude de Mhamid, le fleuve longe, sur sa rive droite, la retombée méridionale de l'Anti-Atlas et sur sa rive gauche, le front escarpé du Jbel Ouarkziz. Il alimentait, en période de hautes eaux, avant la construction du barrage, l'étendue lacustre du lac Iriqui qui était alors une réserve ornithologique importante. Cet oued se jette dans l'Atlantique par un estuaire aux rivages sauvages et désertiques : le Foum Dra.

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Les aménagements de l'irrigation et de l'agriculture dans la vallée du Dra moyen

Le Dra est pérenne jusqu'au coude du Dra à Mhamid. Il arrose, tout au long de son cours les prestigieuses palmeraies du Mezguita, Tinezouline, Ternata, Fezouata, Ktaoua et Mhamid. Son large lit majeur encombré de bancs de sable et de galets est dominé par six terrasses du Pléistocène témoignant des fluctuations des débits et donc des climats sur l'ensemble de son bassin. Ce sont les massifs enneigés et calcaires du Haut-Adas qui, par l'intermédiaire des sources abondantes du Dadès et du Mgoun dispensent au cœur du pré-Sahara (pluviosité comprise entre 40 et 80 mm) une eau abondante, limpide et salvatrice.

Le régime du Dra peut être qualifié de pluvio-nival méditerranéen avec les caractères des oueds sahariens compte tenu que le fleuve est endoréique en aval de Mhamid. Seules des crues très puissantes reliées par d'autres, secondaires sur les affluents du versant sud de l'Anti-Atlas central et occidental permettaient à l'eau d'atteindre la mer. En réalité, même lors d'épisodes pluvieux généralisés sur le Sud-marocain, l'alimentation du fleuve se fait par tronçons successifs entre le coude du Dra et l'océan. Son régime le rend cependant d'une utilisation précaire et aléatoire pour l'agriculture, surtout en aval de Zagora où la période estivale voit le niveau des eaux réduit à zéro. Plus en aval encore, dans la palmeraie de Mhamid, les années sèches deviennent un fléau pour les populations de cette lointaine oasis.

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Régime des oueds Mgoun, Dadès et Ouarzazate, 1961-1962, 1969-1970

Le régime annuel est caractérisé par deux périodes de hautes eaux et deux saisons d'étiage.

Les crues d'automne se produisent dans l'intervalle septembre-novem­bre. Elles résultent de fortes averses survenant sur le Haut-Atlas après plusieurs mois de pénurie presque totale. Elles arrivent brusquement en produisant des pointes de débit aiguës. Les hautes eaux printanières sont causées par les redoux progres­sifs ou brutaux sur le flanc sud du Haut-Atlas accompagnés de pluies en février-mars et par la fonte des neiges échelonnée de la fin mars à mai sur les plus hautes cimes. Leurs durées sont plus longues et leurs maxima plus étalés que ceux des hau­tes eaux automnales. L'étiage d'été est très prononcé, de juin à septem­bre et un minimum d'hiver apparaît en janvier-février.

Ce régime est cependant plus ori­ginal qu'il n'y paraît à cause de celui des principaux affluents. Ces derniers sont de deux types.

Les premiers, représentés essentiellement par l'oued Dadès et l'oued Mgoun, son affluent, ne tarissent jamais; les autres comme l'oued Ouarzazate et ses affluents sont à sec quatre à cinq mois par an dans le meilleur des cas.

L'étude des débits révèle que les apports du Dadès sont presque deux fois plus importants que ceux de l'oued Ouarzazate ; pourtant les bassins versants de ces deux organismes fluviaux sont comparables par leur superficie et les conditions climatiques qui y règnent. Les causes des différences dans les régimes des deux branches amont de l'oued Dra sont surtout géologiques et topographiques.

Les roches calcaires du haut bassin du Dadès et surtout du Mgoun capitalisent une grande partie des eaux qui tombent sous forme de neige et de pluie sur les sommets du Haut-Atlas calcaire. L'oued Mgoun prend en effet sa source entre l'Irhil Mgoun dont l'altitude maximale s'élève à 4 071 m et l'Irhil Ouaougoulzat qui culmine à 3 770 m. L'écoulement karstique des eaux en permet la restitution lente par des sources abondantes.

En revanche, les formations géologiques du bassin de l'oued Ouarzazate sont des roches imperméables telles que granites, rhyolites, grès et schistes. Les pentes de ses versants dépassent 40 % et favorisent un écoulement rapide. Ces roches imperméables sont, sur le versant saharien du Haut-Atlas de Marrakech, lacérées de ravins et de torrents parallèles d'égale importance dont les eaux, au cours des averses se concentrent immédiatement dans les drains principaux comme l'oued Ouarzazate. Le bassin de ce dernier est bien fourni en eau lors des pluies autom­nales et printanières. Les crues de cet oued et de ses affluents sont brutales en automne et ce sont elles qui donnent au Dra son régime irrégulier et ses débits les plus élevés. En revanche, la pérennité des eaux aux étiages dépend du lent ressuyage des calcaires des hauts bassins du Dadès et du Mgoun.

La station de Zaouia-n-Ourbaz est la seule, sur l'ensemble du bassin, dont les mesures s'étendent sur une longue période (1936-1967). Les données recueillies permettent de tirer certaines conclusions sur le régime inter-annuel du Dra.

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La première caractéristique commune à tous les cours d'eau de la zone saha­rienne est l'irrégularité des débits d'une année sur l'autre, fonction des précipita­tions, elles aussi très variables. La deuxième caractéristique est la brutalité et la puissance des crues. Malheureusement les mesures sont rares et seules les hauteurs d'eau ont été enregistrées par exemple :

7 décembre 1949 : hauteur 6,92 m 13 avril 1949 : hauteur 9,25 m 8 octobre 1950 : hauteur 7,13 m 15 novembre 1967 : Hauteur 9,00 m Les crues les plus violentes (plus de 6 m à l'échelle limnimétrique) sont plus

fréquentes en automne qu'au printemps et sont le fait des écoulements dans le bassin de l'oued Ouarzazate. Enfin les étiages, comme nous avons eu déjà l'occa­sion de le mentionner sont profonds et le fleuve, à Agdz, n'écoule plus que un ou deux mètres cube/seconde et à Zagora une vingtaine de litres par seconde seule­ment.

Dans les années 1970, l'Etat marocain a favorisé une politique de grands travaux. La vallée du Dra a été dotée d'un barrage, celui de Mansour Eddahbi construit à l'amont de la Tarhia du Dra. Il avait pour but de redistribuer à l'aval, les eaux de crue emmagasinées dans la retenue de 560 millions de m 3 et de produire, grâce à une centrale, de l'énergie électrique. Hélas, les graves sécheresses qui ont frappé le Maroc au cours de ces dernières années ont compromis le rendement d 'un tel ouvrage qui reste cependant la pièce maîtresse d 'un vaste plan d'aména­gement des six palmeraies de la moyenne vallée du Dra. Ce plan a pour but de couvrir les besoins alimentaires de la population locale, d'éliminer les importations de toutes les denrées pouvant être produites sur place et d'assurer la production de cultures marchandes afin de ratta­cher plus directement cette vallée à l'économie nationale.

Dans les oasis, les cultures princi­pales sont représentées d'abord par le palmier dattier. Il existe environ 1 350 000 palmiers dattiers soit 50 pieds à l'hectare, 40 % de ces arbres produisent des fruits de qualité mais ils sont menacés par le bayoud et les rendements restent modestes : 20 kg par pied. Outre le palmier, d'autres arbres fruitiers prospèrent dans les casiers régulièrement irrigués des palmeraies : oliviers, amandiers, abri­cotiers qui protègent, sous leur ombrage léger, des cultures annuel­les : blé, orge, maïs, cultures maraî­chères pour la consommation locale, luzerne, hénné.

Cependant, l'une des activités actuelles les plus développées est le tourisme. Les atouts sont nombreux et variés. Les paysages naturels gran­dioses des montagnes aux reliefs et aux formes harmonieuses et pures qui encadrent la vallée; les oasis, ilôts de fraîcheur au milieu des regs pierreux brûlés par le soleil. Les vil- Régime inter-annuel du Dra (1936-1967)

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lages, les ksour dont les tours et les murailles aux lignes géométriques surplombent les palmeraies.

Depuis environ vingt ans, l'habitat évolue. En effet «partout dans la vallée, les ksour éclatent et se pulvérisent» (Hammoudi, 1970, p. 33). Ils cèdent de plus en plus la place à des maisons individuelles, groupées aux alentours immédiats des vieux villages fortifiés ou le long de la route goudronnée. Si bien que dans plusieurs cas, les anciens ksour tombent en ruine et avec eux la distribution traditionnelle de l'espace habité et les coutumes et habitudes qui s'y rattachaient.

Cet essor du tourisme et du commerce des produits agricoles favorisent le développement des souks pittoresques même s'ils ont tendance à perdre leur ambiance traditionnelle et de l'industrie hôtelière avec, en particulier, le nombre croissant d'hôtel et de restaurants de catégorie moyenne.

La vallée du Dra reste l'une des régions les plus attrayantes d'Afrique du Nord. Grâce à son régime même irrégulier, le fleuve, en partie domestiqué, dispense un eau bienfaitrice pour l'agriculture et permet, dans les années normales, la recharge des nappes phréatiques. Malgré les efforts de l'aménagement moderne, les cultures traditionnelles restent prépondérantes. L'essor du tourisme est certainement un atout primordial pour cette région pré-saharienne.

BIBLIOGRAPHIE

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J . RISER

D93. DROMADAIRE

Autant que l'âne, auquel il est souvent associé, le dromadaire est l'animal caractéristique du Nord de l'Afrique, donc du monde berbère. Bête de somme, de trait, de course, l'imagerie populaire et touristique n'a surtout retenu de ce chameau à bosse unique, que la dernière qualité : le méhari* touareg animal de selle, élancé, à robe claire qui est particulièrement photogénique surtout lorsqu'il participe à une parade (ilûĝan) ou lorsque, dans les temps révolus, il revenait d'un rezzou victorieux, auréolé autant que son maître du succès de l'entreprise.

Le prestige du méhari ne doit pas cependant faire oublier les autres races de dromadaires, plus robustes et, malgré leur inélégance, mieux intégrées dans une économie de production. Ce chameau au poil épais, aux jambes plus courtes et musclées sert aux déplacements des petits nomades du Sahara septentrional lors de l'achaba qui mène hommes et troupeaux dans les champs débarrassés de leurs moissons. Le chameau, souvent seul si le groupe est peu important, est l'élément de transport ; sur son bât sont amassés les flidj-s de la lourde tente, les ustensiles de cuisine, et quelques pauvres provisions. Si les familles entières accompagnent les transhumants, un chameau porteur aura sa silhouette doublée par le bassour, cage recouverte de tissu dans laquelle est préservée l'intimité des femmes et enfants en bas âge. De telles bêtes de somme pouvaient remonter très loin au Nord, dans le Tel l : en 1950 il n'était pas extraordinaire de rencontrer dans les plaines littorales proches d'Alger de petits groupes nomades ruinés, encore possesseurs d'un ou deux chameaux et de quelques moutons et chèvres. En Tunisie, le dromadaire est resté un animal familier de la Steppe et du Sahel ; au siècle dernier, il pénétrait

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même dans le Haut Tell et descendait jusque dans la plaine de la Médjerda. Il n'est pas rare de rencontrer dans les plaines de Tunisie méridionale, dans le pays de Gabès et dans la Djefara un dromadaire attelé à un araire. Au Maroc aussi (voir infra) le dromadaire fréquente les montagnes de l'Atlas autant que les terres sahariennes. Rappelons enfin que, malgré sa légendaire résistance à la mastication, la viande de chameau occupe les étals de toutes les villes sahariennes et de bon nombre de villes du Nord. En Tripolitaine et en Tunisie, il n'est pas rare de croiser aujourd'hui l'étrange équipage d'un chameau ligoté dans la benne d'une camion­nette qui le mène au marché où, après son sacrifice, un dépeçage expéditif le transformera en viande de boucherie.

L'un des principaux problèmes historiques qui aient été posés au sujet du dromadaire africain reste celui de son apparition et de son expansion à tout le nord du continent. Pendant longtemps les propositions de E. F. Gautier ont reçu une approbation générale, d'autant plus qu'elles s'appuyaient sur les affirmations de Ch. Tissot, en partie retenues par S. Gsell qui eux-mêmes avaient repris une idée exprimée dès 1826 par Desmoulins. D'après cette hypothèse le chameau était considéré comme absent du Maghreb et du Sahara jusqu'au IIIe et IV e siècles de notre ère ; il aurait été introduit par des corps auxiliaires de l'armée romaine venus de Syrie et aurait été adopté par les nomades dont les chevaux auraient souffert de l'aridité croissante du Sahara. L'introduction du chameau aurait eu de multiples conséquences; elle aurait permis aux tribus berbères, repoussées du Tell par la colonisation romaine, de devenir de grands nomades chameliers qui exercèrent leur domination sur les populations sahariennes sédentaires demeurées dans les oasis. Parallèlement, l'élevage du dromadaire, beaucoup plus important, semble-t-il, en Tripolitaine et au Fezzan que dans le reste du Sahara, assurait l'essor du commerce caravanier saharien.

Ces hypothèses très brillantes ne peuvent plus être acceptées intégralement. Il importe, en premier lieu, de rassembler et soumettre à la critique l'ensemble de la documentation, sans privilégier certaines données plus que d'autres.

Les chameaux des temps préhistoriques

Un camélidé, qui remonte au Pléistocène moyen, a été reconnu au Maghreb. Il a été défini par A. Pomel d'après les restes découverts à Ternifine dans un gisement acheuléen ; il lui donna le nom de Camelus Thomasii. Cette espèce, nettement plus

Dromadaires au pâturage. Gravure par piquetage. Région de Brézina. Relevé F.E. Roubet

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grande que le Camelus dromedarius, va subsister jusqu'au Pléistocène final, sans être jamais abondante. On l'a reconnue dans les gisements moustériens ou atériens du Puits des Chaachas (au sud de Tébessa), à El Guettar (région de Gafsa), à Kifan Bel Ghomari (Taza) et sur le littoral algérien : Saint-Roch, Carrières Anglade et Sintès. A l'Holocène cette espèce aurait été remplacée par le Camelus dromedarius. A vrai dire les déterminations de cette nouvelle espèce ont été faites sur des restes infimes, très rares et dans des gisements de surface ou en grotte qui furent fréquentées très tardivement : c'est le cas des gisements néolithiques de Fort-de-l'eau, la grotte du Grand Rocher et celle du Djebel Fartas. On pourrait donc négliger ces trouvailles si un document important ne venait reposer le problème. Cette pièce provenant de l'escargotière de Medjez II (Sétif), est d'autant plus intéressante qu'elle est seule à provenir de fouilles modernes, il s'agit d'une molaire brisée, attribuée à un Camelus sp. ; elle a été trouvée entre 2,50 m et 2,75 m de profondeur, dans les niveaux anciens du Capsien supérieur (datés du VIe millé­naire), ce qui est une garantie d'ancienneté. Malgré la rareté de ces témoins, il semble difficile de nier l'existence d'un dromadaire à la fin des temps préhistori­ques. Cependant d'autres sources de documents doivent être intérrogées qui vont à l'encontre de cette position.

Il s'agit de la représentation de camélidés dans l'art rupestre nord-africain et saharien dont on connaît l'importance pour l'étude de la faune. Le dromadaire domestique est en effet très largement représenté aussi bien sur les versants gréseux de l'Atlas que dans les massifs sahariens. Il est le plus souvent représenté monté, conduisant son maître jusqu'au lieu du combat, rarement comme bête de somme ou transportant un palanquin. En fait ces multiples figurations ne permettent guère de résoudre la question des origines et de l'expansion du dromadaire car elles appartiennent toutes à la dernière phase de l'art rupestre, celle de l'art schématique

Peinture d'Abezoz d'âge camélin. Photo Sève

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dit libyco-berbère qui, à de rares exceptions (peinture d'Ayou), est fait de graffiti sans élégance. Toutes ces représentations sont largement postérieures à l'introduc­tion du cheval au Sahara (époque équidienne, au premier millénaire) elles appar­tiennent à la période historique et beaucoup d'entre elles datent de quelques siècles sinon même de décennies, le chameau continuant à être l'animal domestique le plus, voire le seul, représenté dans les graffiti modernes. Aucune gravure ou peinture de dromadaire ne se rattache à l'une ou l'autre des phases néolithiques ou immédiatement post-néolithiques de l'art rupestre. H. Lhote a fait justice de la prétendue représentation de chameau de l'Oued Djerat qui, à en juger par la longueur et la minceur de son cou et les protubérances qui ornent son crâne, semble être une girafe.

Sur le plan technique, nous retiendrons que la plupart de ces gravures de chameau ont été exécutées au pointillé et sont, en général, d'une patine très claire. Quand il y a superpositions, elles recoupent toujours les gravures des étages bovidien et équidien et parfois même les tifinaγ.

En bref, même si nous accordons un crédit très limité aux très rares restes fossiles de dromadaire des gisements holocènes du Maghreb, nous ne disposons d'aucun argument convaincant pour croire à l'existence du camelus dromedarius au Sahara avant l'âge historique.

Le dromadaire dans l'Antiquité

Il nous faut maintenant rechercher les documents qui pourraient prouver que le dromadaire était présent au Maghreb avant le III e siècle, époque à laquelle suivant les hypothèses de Gautier et de Gsell, il aurait été introduit par Rome pour assurer la surveillance du limes et, le cas échéant, poursuivre jusqu'au désert les tribus trop entreprenantes. Aucun auteur antérieur, ni Hérodote, ni Salluste, ni Pline l'Ancien ne font la moindre allusion au chameau en Afrique, alors que cet animal est cité en Orient. On ne peut, certes, trop solliciter l'argument a silentio : Pline ne parle pas plus de l'âne, si caractéristique du paysage nord-africain, que du chameau et, comme Hérodote et Elien, il affirme, à tort, que le sanglier est inconnu en Afrique. En aucun récit relatif aux temps puniques, il n'est, non plus, question du chameau.

Cependant, un siècle après la destruction de Carthage, l'auteur du Bellum africanum (LXIII), mentionne, sans s'étonner le moins du monde, la capture de vingt-deux chameaux appartenant à Juba I e r , lors du coup de main de César sur Zita (46 av. J.-C). Manifestement, il ne s'agissait pas d'animaux de ménagerie, ni de montures de parade mais de simples bêtes de somme qui avaient été rassemblées dans cette bourgade pour assurer le ravitaillement.

De la même époque date la monnaie cyrénéenne frappée par L. Lollius, lieutenant de Pompée, qui figure nettement un dromadaire (Muller, I, n° 391-394).

Il faut attendre le IVe siècle de notre ère pour retrouver un nouveau témoignage de la présence du dromadaire en Afrique du Nord et plus spécialement en Maurétanie césarienne. Ammien Marcellin dit que le cadavre du rebelle Firmus fut amené jusqu'aux pieds de son vainqueur, le comte Théodose, sur un chameau (375). Quelques années auparavant, le comte Romanus avait demandé aux Lepci-tains de lui remettre pas moins de 4000 chameaux pour lui permettre de combattre les Austoriani qui pillaient les terres de Tripolitaine (364). Cette demande, jugée exagérée par certains auteurs qui proposent de lire 400 chameaux, correction qui paraît arbitraire, nous apporte la preuve que l'élevage du chameau, du moins en Tripolitaine, avait atteint une importance considérable aussi bien chez les maîtres caravaniers des villes de Lepcis, Oea et Sabratha que dans les tribus sahariennes qui les menaçaient. Ce texte me semble confirmer une autre donnée qui semble ne pas avoir été suffisamment exploitée. Si Romanus exige un tel équipage c'est que l'armée romaine d'Afrique n'était pas normalement dotée de chameaux. Effecti-

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Dromadaire monté en arrière de la bosse, monte inconnue en Afrique. Statuette du Musée de Sousse

Dromadaire bâté sur une lampe à canal (Ve_VIe siècle)

Dromadaire bâté sur une lampe à canal (Ve-VIe siècle) vement aucun corps de troupe, aucune aile, aucune cohorte equitata ne semble, même au IV e siècle, avoir possédé d'autres montures que des chevaux et les dromadaires parqués à Ostie semblent avoir été des bêtes destinées aux venationes ou à des parades au cirque plutôt qu'à l'armée ou au commerce. Quant aux archers Syriens, Palmyréniens, Héméséniens, qui arrivent d'Orient avec leurs dieux et leur équipement, pour remplacer en 238 la III e Légion dissoute, aucun texte ne laisse entendre qu'ils étaient montés sur des chameaux. Cependant l'armée romaine, du moins en Orient, utilisait normalement cet animal. Il existait même en Arabie

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Pétrée une Alae dromaderium (C.I.L., III, 93 et Not. Dignit., XXXIV, 33) et Végèce, à la fin du IV e siècle décrit la manière de combattre en montant le chameau et au début de ce même siècle, l'africain Arnobe (Aversus nationes, II, 25) enseigne comment s'y prendre pour le faire barraquer. Un siècle plus tôt, le ravitaillement des troupes en campagne est assuré, si on en croit l'Histoire Auguste (Alexandre Sévère XLVII, 1), aussi bien par des chameaux que par des mulets, mais il doit encore s'agir des régions orientales.

Vers 200, le camp militaire de Gholaïa (Bu Njem) en Tripolitaine s'assurait, pour son ravitaillement, le service de chameliers garamantes. Plus qu'à un rôle militaire, c'est à l'utilisation du dromadaire dans le grand commerce caravanier qu'il faut songer pour expliquer l'essor de son élevage. Nous avons vu qu'à la fin du IV e siècle Romanus cherchait à réquisitionner 4 000 chameaux chez les Lepcitains. Quelques années plus tard, un chiffre encore plus élevé est mentionné par Synesius en Cyrénalque où les Barbares ont razzié 5 000 chameaux pour transporter le fruit de leur butin dans les riches terres de cette province (Catastase, II, p.290). D. Roques, textes et documents iconographiques à l'appui, a montré qu'en Cyrénaïque et en Tripolitaine les chameaux appartenaient à de riches propriétaires terriens et qu'ils participaient activement à la vie agricole. Comme animaux de bât, ils servaient au transport des récoltes, comme animaux de trait ils servaient au labour comme le montrent plusieurs bas-reliefs provenant des mausolées de Ghirza (200 km au sud de Lepcis), de Tigi (75 km au sud-ouest de Sabratha) et d'Henchir Beni Guidal.

Il apparaît donc clairement que, conformément aux idées exprimées par E. Demougeot dès 1960, loin d'avoir été introduit sur le limes de Numidie au I I I e

siècle par l'armée romaine, le dromadaire fut d'abord élevé dans la partie orientale de l'Afrique romaine, au voisinage de l'Egypte (où il fut introduit par les Perses). Il contribua largement à l'essor du grand commerce caravanier et aussi à la mise en valeur des vallées de Tripolitaine avant de gagner les provinces occidentales d'Africa et de Numidie. Quelle que soit l'importance réelle des tribus chamelières qui menacèrent ces provinces à partir du V e et surtout du V I e siècles, il est clair que le chameau ne devint un animal familier, dans ces régions, qu'à partir de cette époque. Il n'est pas indifférent que l'un des actes notariés conservés sur les Tablettes Albertini (XXI, 6) mentionne, à la fin du V E siècle, à Tuletianos, au sud de Tébessa, une via de camellos.

BIBLIOGRAPHIE

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G. CAMPS

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DROMADAIRE (domaine montagnard marocain)

Présence sur le terrain

A une époque encore récente le dromadaire s'observait sur l'ensemble du territoire marocain. Employé tantôt comme animal de bât par les transhumants, tantôt pour les labours, devant la sédentarisation croissante de la population, ainsi que la modernisation de l'agriculture, ses effectifs ont fortement diminué au cours des trente dernières années. Selon une estimation datant de 1989, à l'heure actuelle, il ne resterait qu'environ 40 000 camélidés au Maroc. En outre, bon nombre d'entre eux sont destinés à la boucherie. A titre indicatif, en 1986, on a ainsi abattu 7 800 dromadaire qui donnèrent 1 400 tonnes de viande. D'autres bêtes encore sont mises à la disposition des touristes à Tanger, Marrakech, ou Agadir.

Ne sera considérée ci-après que l'aire de distribution actuelle du dromadaire (camelus dromedarius) dans le Haut et le Moyen Atlas. L'animal est utilisé princi­palement deux fois par an pour le transport des tentes et autres accessoires au moment de la montée printanière vers les prairies d'altitude, de même que lors de la descente à l'approche de l'automne. Le restant de l'année la bête divague, pour­voyant à sa propre nourriture (essentiellement berberis hispanica et divers chardons), ne comptant sur l 'homme que pour d'épisodiques distributions de sel. Les mâles sont en rut pendant la période janvier/février et peuvent alors constituer un danger pour l 'homme ; sinon, ce sont des animaux inoffensifs. Aucune stabulation n'est prévue, sauf dans le cas très précis des Ayt 'Abdi du Kousser ; les bêtes vivant dans l'Atlas marocain semblent, en effet, bénéficier d'une toison plus fournie que leurs cousins d'Arabie. Dans la majorité des cas, cependant, on cherche à éviter de les exposer à de trop grands écarts thermiques en les maintenant en toute saison à une altitude compatible avec leur résistance au froid.

Actuellement, la limite occidentale du dromadaire, dont l'emploi reste lié au semi-nomadisme, se situe dans le Haut Atlas central, précisément aux pâturages des sources de la Tassawt. Dans la même région, plus à l'Est, les Ayt 'Atta ont recours à ces bêtes dans le cadre d 'un important mouvement de transhumance englobant les crêtes de l'Atlas, la vallée de l'Oussikis et le Jbel Saghro (Hart ; 1981, p . 5-8/Couvreur; 1986, p. 35/Bourbouse; 1982, p. 44). Il faut reconnaître, en effet, que parmi les groupements berbères marocains, les Ayt 'Atta ont hérité d'une riche tradition chamelière remontant aux belliqueuses méharées vers le Touat de leur époque de gloire. Trait que l'on perçoit encore très nettement de nos jours.

Légèrement au Nord-Est, le cas des Ayt 'Abdi du Kousser est assez curieux. Couvreur (1968, p. 43) a signalé l'usage que font ces transhumants du dromadaire en tant qu'animal porteur de grain, ce qui n'est pas sans poser problème pour la survie hivernale des bêtes sur un territoire dont l'altitude moyenne se situe à 2 200 m (Hart. 1984, p . 141). Nous avons observé un dromadaire solitaire à Ifran n-Timessadîn, dans le canyon de l'Asif Melloul en mars 1976, ainsi qu 'un enclos pour camélidés à Tifeghlelt, en bordure sud du Kousser, contenant plusieurs animaux. Chez les voisins du Nord, les Ayt 'Abdi n-Oughbala, on résoud le problème en faisant hiverner les dromadaires près de Tassent, ou dans l'Azaghar Fal, à des altitudes plus modestes.

Il convient de signaler, toutefois, que ce phénomène est en forte régression. Il en va de même pour l'emploi des camélidés chez les Ayt Yahya et Ayt Hadiddou. A la fin de la décennie 1970-1980, il n'était pas rare d'apercevoir ces animaux chez les Ayt 'Ali ou Brahim de Tounfit. Plus maintenant, compte tenu d'une sédentarisa­tion accrue. Quant aux Ayt Hadiddou de Taghighecht, des dromadaires interve­naient aussi bien dans le cadre de leur hivernage le long de l'Aqqa n-Wanîn jusqu'en mars/avril, que lors de l'estivage sur le plateau des Lacs. Depuis les années

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1980, les bergeries permanentes se multiplient dans l'Aqqa n-Wanîn, ce qui correspond à un recul perceptible, mais pas forcément irréversible, du traditionnel binôme tente/dromadaire. Des sécheresses répétées depuis une dizaine d'années ont, il est vrai, porté un coup sévère au semi-nomadisme.

Mais dans le Jbel el 'Ayyachi, le dromadaire-porteur fait régulièrement son apparition, bon an mal an, surtout chez les Ayt Merghad du clan Ayt ‘Isa Izem, sur leurs parcours de part et d'autre de l'anticlinal majeur du Haut Atlas de Midelt (Peyron, 1992, p . 84). Les bêtes hivernent soit dans la steppe alfatière de la Melwiya, soit dans les piémonts sahariens. L'été, on les observe parmi les champs de chardons à plus de 3 000 m d'altitude dans l'Ayyachi, ou dans la haute vallée de Tâarâart. A l'heure actuelle, il n'est pas rare de voir de petits troupeaux d'une demi-douzaine de bêtes chez les Ayt Hadiddou du Haut Ziz ou de l'Amdghous, de même que chez les Ayt 'Atta dans le Haut Todgha en plein hiver, pour peu que celui-ci soit relativement clément. Le fait mérite d'être souligné : la présence du dromadaire en hiver dans des zones intra-montagnardes de la retombée saharienne s'étageant entre 1 200 et 2 000 m, démontre clairement une certaine adaptation à la vie en altitude.

Dans le Haut Atlas oriental se sont principalement les Ayt Merghad qui conser­vent encore un semblant de tradition chamelière. Ces dernières années, du reste, à l'agdud de Sidi Hmad Ou-Lmeghni ce sont eux les plus gros acheteurs lors du souk aux bestiaux du vendredi. En 1981, année de disette, le mâle adulte se vendait 3 000 dirhams, le prix du chamelon n'atteignant que 600 dirhams.

Place dans la tradition orale

Le dromadaire est bien connu chez les Braber du Moyen Atlas et du Haut Atlas oriental, ainsi que chez certains Rifains, sous le vocable alγem/pl. ileγman (souvent noté alγwm/ilwγman). Dans l'aire de la tacehi iyt on lui connaît une forme voisine, a am/pl. i aman, avec apparition du /3/ dans certains parlers de l'Anti-Atlas, notamment au pluriel; exemple. ti 3min pour «chamelles».

Très souvent présent, tant sur le terrain que dans la toponymie, le dromadaire se signale à l'attention de tout observateur dès qu'il aborde la montagne marocaine, notamment les massifs orientaux, et surtout lorsqu'il consulte une carte. Quelques exemples pris dans le seul pays Ayt Yafeman (Haut Atlas oriental) suffiront pour illustrer notre propos. Dans la région d'Imilchil, au nord du plateau des Lacs, séparant celui-ci de l'Aqqa n-Wanîn, s'élève l'Adrar n-Ilouγman («montagne des dromadaires ») ; quant à l'Assamer n-ou I louγman (« adret des dromadaires »), il domine le ksar des Ayt Yaâqoub situé sur un affluent du Haut Ziz. Chez les Ayt Fedouli (Ayt Yahya) on relève un « col du chamelon » (Tizi n-ou Baâir), sans parler du célèbre col routier entre Midelt et Rich, le Tizi n-Telghemt («col de la chamelle»). Ces toponymes évoquant une présence actuelle, voire récente, du dromadaire, soulignent son importance dans le vécu des populations.

Dans le cadre de la littérature orale, le dromadaire intervient moins souvent, certes, que les acteurs privilégiés que sont le chacal et le hérisson, mais il figure en bonne place dans les contes d'animaux. Le rang qu'il occupe dans la hiérarchie est à peine inférieur à celui du lion, auquel il se trouve parfois confronté. Il incarne un type de personnage plutôt naïf, d'une sensibilité irisant le sentimental, doublé d'un orgueil exacerbé qui le pousse à rechercher le pugilat. Comique un peu stupide, on pourrait, en outre, le qualifier de paladin de l'absurde, sorte de Don Quichotte à quatre pattes, brûlant de découdre avec autrui. Le côté sensible de l'animal apparaît dans une famille de contes tournant autour du thème de la jeune fille délaissée, dont les pleurs parviennent à émouvoir profondément des dromadaires au pâturage. A un point tel que les bêtes en oublient de brouter et se mettent à dépérir, à l'exception d'un vieux chameau sourd. Ce qui alerte les chameliers

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royaux et sert à hâter le dénouement. Scénario fort bien répertorié dans de multiples versions et variantes à travers le pays, aussi bien dans des régions où le dromadaire joue encore un large rôle dans le vécu quotidien, que là où il a disparu (Pellat; 1955, p. 32/Salhi; 1988, p. 59/Belhadi; 1987, p. 84).

Le dromadaire en tant qu'être fanfaron mais poltron est, lui aussi, amplement documenté. Dans les parlers tacel iyt, en principe, le dromadaire veut provoquer le lion en combat singulier, persuadé qu'il est d'être le plus fort des animaux, par l'intermédiaire du hérisson. Ce dernier, en définitive, se moque des deux rivaux en jouant sur leurs craintes respectives. C'est le trait de l'ambiguïté quant à la force réelle de l'adversaire, basée sur le volume des excréments de l'animal, avec la phrase célèbre du lion : «... Si ce n'est là que son paquet, quelle est donc la taille du chameau lui-même?» (Jordan; 1935, p. 130).

A propos du crottin de dromadaire, celui-ci constitue l'élément majeur dans une sous-catégorie d'histoires à rire du genre «Joha de la plaine et Joha de la monta­gne », où les deux compères cherchent à se duper mutuellement en substituant du crotin à des dates dans leurs chargements respectifs. Cette même matière permet à un voyageur astucieux de deviner qu 'un chameau n'a plus de queue dans « Histoire de trois hommes» (Laoust, 1949, p. 88).

Dans l'aire Tamaziγt, si c'est toujours le même rapport triangulaire, le thème du dromadaire batailleur s'imbrique dans celui du chacal cherchant à duper le lion. En effet, le rusé Carnivore attire le dromadaire dans un piège, en lui vantant les mérites de tel ou tel succulent pâturage, où le lion se trouve au rendez-vous. Au terme du combat qui s'engage, le dromadaire est victime de son manque de méfiance. Ayant préalablement avoué au chacal qu'il était vulnérable du genou, il est terrassé par le lion (informé par le chacal) qui lui porte un coup en ce point précis (Laoust, 1949, p. 24/Peyron. 1993). Thème didactique servant à flétrir les êtres bornés qui en viennent aux mains pour des futilités, comme l'affaire du hérisson et du dromadaire qui se blessent mutuellement à la suite d 'un différend. Ce qui, dans le Moyen Atlas, fait dire à des gens qui se battent : « Prenez garde de ne pas faire comme le chamelon et le hérisson ! » (Xir-akw at-tyim ti wb3ir d yimsi) (Roux, 1942). Plus au Sud, dans le Haut Atlas oriental, pour donner plus de force à l'enseignement qui doit se dégager de ce genre de mésaventure, c'est plutôt la confine «Le Saharien et le dromadaire» (ase rawi d ulγem) qu'on se plaît à répéter. Humour noir où l'on représente un ksourien de Tinghir, qui, ayant surpris un dromadaire en train de piller son potager, l'empoi­gne par le cou pour le corriger mais se fait jeter à terre et piétiner à mort (Peyron; 1993).

Sur un registre plus sérieux on ne peut manquer de relever dans l'hagiographie marocaine le rôle du dromadaire en tant qu'animal sacré. Il intervient notam­ment dans l'histoire de la création des zaouïas; celle de Dila* d'abord, bâtie sur les lieux où une chamelle avait mis bas (Drouin; 1975: 34 ) ; celle d'Assoul ensuite. Son chikh avait dit à Sidi Bou Yaâqoub, en lui donnant une chamelle : « Monte-là jusqu'à une localité appelée Assoul, et tu y demeureras ! » (De la Chapelle; 1931). De même attribue-t-on la fondation de la Zawiya Sidi Yahya ou Youssef, près de Tounfit, à une chamelle blanche que le saint aurait suivi. Cette qualification du dromadaire comme véhicule du sacré se comprend aisé­ment si l'on se remémore les recommandations dont cette bête fait l'objet dans les saintes écritures.

Ainsi, est-ce un animal aux facettes multiples que l'on perçoit à travers les exemples donnés. Sur le vieux fond amaziγ des contes d'animaux à enseignement, où le dromadaire frondeur et sentimental fait assez piètre figure, sont venus s'accumuler des apports d'Orient, avec comme vecteur l'Islam et la langue arabe, qui présentent notre animal sous un jour plus éclectique et, partant, nettement plus favorable.

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M. PEYRON

Dromadaire (noms berbères du)

Si l'on fait abstraction des très nombreuses dénominations spécialisées touarè­gues (Cf. Cortade, p . 91-93), le terme berbère de base pour désigner le chameau repose sur une racine commune à l'ensemble du domaine berbère; derrière les accidents phonétiques importants, la forme primitive est : γLM ou L γ M , l'ordre de consonnes étant incertain puisque le berbère Nord (kabyle, tamazight...) offre L γ M alors que le touarget a γLM.

Mais cette racine commune a connu des modifications phonétiques diverses, tant en chleuh que dans les parlers sahariens.

Ainsi, en touareg, à côté de : - aγlam/taγlamt, iγlamen/tiγlamîn: «chameau de selle» (Foucauld, IV: 1729;

Cf. aussi Alojaly : 68), on a les formes réduites pas assimilation (avec emphatisation du /1/ ou du /m) : - alem/illemân, talemt/tillemîn (Foucauld, I II : 1076; Alojaly: 116: ale /tale t,

ole lan/tole en) = «chameau/chamelle» (en général).

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Dromadaire baraqué à Tamanrasset. Photo G. Camps

Un ilūgan à Tamanrasset. Photo G. Camps

Page 30: Encyclopédie Berbère Volume 17

Touareg ahaggar et son méhari. Photo G. Camps

Dromadaires transportant du bois. Photo G. Camps

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En mozabite (Delheure : 106), on relève la forme : - a em/ta emt, i man/ti man De même à Ouargla (Delheure : 168) : - a em/ta emt, i man/ti man et à Ghadames (Lanfry, n° 0901, p . 182) : - â em/ emmân, ta emt/te emmîn Selon toute vraisemblance - comme l'indiquent à la fois la forte tendance à la

vélarisation de la consonne voisine (/ / en Ahaggar, Au Mzab et à Ouargla ; / /, en touarge méridional) et la tendance à la tension du IV -, dans tous ces parlers sahariens, les formes aγlam et alem sont à considérer comme des doublets issus d'une même racine par assimilation de la vélaire lyl à la liquide /l/, l'assimilation ayant induit l'emphatisation et la tension de la consonne voisine. La racine primitive est donc très certainement γLM (ou L γ M , Cf. infra).

En Chleuh (Destaing: 58), la même racine paraît avoir connu un traitement différent, avec passage de la latérale IV à l'apicale /r/, chute de la vélaine /γ/ et développement compensatoire d'une voyelle ouverte longue /â/, avec une forte tendance à la formation d'une pharyngale :

- arâm/tarâmt, tirâman/tirâmin - > arεam/tarεamt, irεaman/tirεamin Les autres grands dialectes berbères Nord ont tous la même forme : - alγmen (ou alγoem avec labio-vélarisation) / ileγman, talγemt/tileγmin (Maroc central : Taïfi : 373-374; kabyle : Dallet : 459, etc.). De cet inventaire, on tirera des conclusions plutôt contrastées : le nom fonda­

mental du chameau repose sur une racine commune à l'ensemble du berbère mais cette racine présente à la fois :

- une instabilité dans la succession des consonnes qui la constituent (le Sud renvoie à une suite γLM, le Nord à L γ M ) ;

- une forte tendance évolutive (notamment avec l'assimilation de la consonne vélaire) dans les parlers sahariens (γl > ll,l).

Instabilité marquée - étonnante pour un terme plutôt fondamental - qui pourrait

Le dernier voyage ; en route vers l'abattoir. Photo A. Delmas

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s'expliquer par une origine étrangère du lexème : le nom du chameau a probable­ment été emprunté par les Berbères, directement ou indirectement, à une langue sémitique, au moment de l'introduction du chameau en Afrique du Nord, durant l'Antiquité (Gautier, 1952). D'où ces traitements phonétiques un peu erratiques.

On pensera bien sûr immédiatement à la racine sémitique GML, « chameau » (Cohen 1993 : 139), qui aurait subi (au moins) une métathèse lors de son intégra­tion en berbère : G M L > γLM, LyM. Bien entendu, on doit absolument exclure l'hypothèse (évoquée par R. Basset, 1905) d'un emprunt à l'arabe. L'origine sémitique du terme est, sans aucun doute, antérieure au contact arabe/berbère car aucun / / de l'arabe n'est jamais traité en /γ/ en berbère.

En fait, il est hautement probable qu'il s'agisse plutôt d 'un emprunt indirect au sémitique, à travers le latin camel(us) ! Toutes les langues sémitiques avec lesquelles le berbère a pu être en contact (punique, araméen, hébreu, arabe) ont une forme de type gamal qui ne permet pas d'expliquer la vélaire berbère /γ/ de aγlam/alγem. Alors que l'on sait, au moins à travers un exemple net (latin causa > berbère ta-γawsa «chose»), que le /k/ initial du latin (devant voyelle [a]) a pu être traité en vélaine /γ/ en berbère ; un retraitement : (latin) kamel- > (berbère) γamel > γalem > γlam > (a)-γlam, constituerait une chaîne phonétique tout à fait possible. Etymologie qui conforterait la thèse ancienne de Gautier (1952: 194): «C'est Rome qui a acclimaté le chameau au Maghreb. »

Les autres dénominations du chameau, particulièrement abondantes en touareg, renvoient pour l'essentiel à des différenciations fondée sur l'âge, la couleur de la robe, la fonction (reproduction, course, bât) et le sexe, parmi les plus générales, on citera :

- amâgur/imûgâr: «chameau» (en général) (Foucauld, I II : 1172) ; - âbal/abâlen: «jeune chameau» (de 3 à 5 ans) (1 , 57) ; - areggan/iregganen : « chameau entre deux âges, chameau adulte » (Foucauld,

IV: 1605; Alojaly: 159; Ghadames n° 1351, p . 331). En dehors de la forme touarègue très répandue amnes-imnas (Foucauld, III :

1215; Alojaly: 130), les autres désignations ne peuvent pas être considérées comme fondamentales : du point de vue de leur morphogenèse, ce sont toutes des formations secondaires, descriptives (liées à la robe ou à l'âge) ou qualificatives qui ne sont pas spécifiquement liées au chameau : on en trouvera une liste fournie dans le lexique de Cortade (p. 91-94).

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S . CHAKER

Page 33: Encyclopédie Berbère Volume 17

D94. DRUITAE

Tribu de l'ouest de la Maurétanie Césarienne selon Ptolémée ( IV, 2, 5, Müller, p . 603), qui la situe «sous» les Sorae, eux-mêmes signalés comme les voisins méridionaux de la tribu des Masaesyles. Peut-être faut-il mettre le nom des Druitae en rapport avec le nom grec du chêne (drus) ou celui d'une variété de cyprès (kuparissos druirtēs : Théophr., C.P., I, 2, 2), comme, de toute évidence, le nom des Asphodelodeis* est forgé sur celui de l'asphodèle. C. Müller (éd. de Ptol. I, 2, p. 603, col. b) a suggéré de corriger Druitae en Duritae; il s'agirait alors des habitants de la chaîne du Duris, nom grec de l'Atlas d'après Strabon (XVII, 3, 2, C 825). L'hypothèse est ingénieuse. Mais on pourrait tout aussi bien rapprocher les Druitae du nom du fleuve Dryis, qui, selon Vitruve (VIII, 2, 6), prend sa source dans l'Atlas septentrional.

J . DESANGES

D95. D U R É E (vocalique)

La durée (ou longueur) vocalique ne paraît pas avoir été fondamentalement pertinente en berbère, contrairement à ce qui se passe généralement dans les langues apparentées de la famille chamito-sémitique (Cohen 1968, p . 1300). Le système vocalique primitif berbère semble avoir été limité au triangle élémentaire : / i /~ /a /~ /u / , sans opposition distinctive de durée. Bien entendu, au plan phoné­tique, en berbère comme dans toute langue, une voyelle peut (et a pu) connaître une variante longue, mais il s'agit alors d'une réalisation contextuelle, conditionnée par sa place dans le mot et la position de l'accent.

Pourtant, en synchronie, en plusieurs points de la berbérophonie, notamment en touareg et en rifain (partiellement), on relève une opposition pertinente de durée vocalique. Dans tous les cas connus, il s'agit très probablement d'un phénomène local secondaire, dont on peut assez aisément retracer la genèse.

1. En touareg : toutes les voyelles pleines de ce dialectes ont un correspondant long : /i / ~ /i: /, /a / ~ /a :/, /u/ ~ /u :/... susceptibles d'assurer des distinctions de sens. En fait, les véritables oppositions (paires minimales ou quasi-paires) sont très rares dans le lexique; celles qui sont avancées (par ex. Prasse 1972, p. 26) sont plutôt sujettes à caution, dans la mesure où :

- elles ne sont presque jamais attestées dans l'ensemble du domaine touareg ; - elles appartiennent rarement à la même classe grammaticale (type : a des

« homme » ales « répéter ») ; - elles pourraient, dans bien des cas, s'expliquer par des différences de position

de l'accent dans le mot (notamment quand on oppose un nom à un verbe). - enfin, la majorité d'entre elles sont manifestement secondaires comme le révèle

immédiatement la comparaison interdialectale ; par ex. a :ha :r « lion » [ < BN awar] ~ ahar « figue » [ < BN azar].

En réalité, la distinction n'est vraiment bien (et systématiquement) assurée que dans un seul contexte de type grammatical : l'opposition entre le thème verbal de Prétérit (ou Accompli) et celui de Prétérit Intensif (ou Accompli résultatif) :

insa = il a dormi, il s'est endormi ~ insa : = il dormait, il dort Cette limitation à un contexte grammatical bien défini et propre au touareg jette

évidemment un sérieux doute sur le caractère ancien de la distinction : il s'agit là, très vraisemblablement, d'un phénomène de grammaticalisation d'un allongement vocalique de nature primitivement expressive. Une telle fonction expressive de l'allongement vocalique, insistant sur la durée, l'intensité, l'éffectivité... est bien

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connue par ailleurs en berbère (et dans de nombreuses langues), aussi bien pour les formes verbales que pour les formes adverbiales.

2. En rifain : dans un certain nombre de parlers rifains - ceux de la région centrale du Rif (Ayt Waryaghel, Ayt Temsaman, Igzennayen, Ayt Touzine ; Cf. Biarnay 1917, p . 512-513; Renisio 1932, p. 21 ; Chtatou 1994), mais non dans l'ensemble du dialecte - , la sonante apicale Irl a tendance à se vocaliser et à s'assimiler à la voyelle précédente : les séquences du type « voyelle » + /r/ (/vr/) se réaliseront donc [v : ] . On aboutit alors à des distinctions de mots fondées uniquement sur la durée vocalique [v] ~ [v :] et donc à la phonologisation de ce trait. Ainsi : a :nu « ajouter » (issu de ernu) ~ anu « puits » ; iga « il a fait » ~ iga : « champ ».

Le caractère secondaire de cette opposition est patent. De plus, du point de vue de l'analyse et de la description synchronique de ces parlers, on attirera l'attention sur les considérations suivantes :

- On manque encore totalement d'études de phonétique instrumentale appro­fondies qui établiraient définitivement l'absence de trace consonantique dans le segment vocalique long. Comme on a souvent eu l'occasion de le rappeler, l'analyse phonologique ne reposant pas sur une exploration précise de la substance phonique peut être largement artificielle, quelle que soit la puissance et la sophis­tication des modèles d'analyse mis en œuvre : la phonologie peut toujours théoriser sur des données phonétiques fausses ou incomplètes...

- Comme on l'a précisé ci-dessus, tous les parlers rifains ne connaissent pas ce phénomène de vocalisation de /r/. Or, l'intercompréhension est immédiate et totale entre tous les locuteurs du dialecte rifain : il s'ensuit que même s'il y a effectivement apparition locale de phonèmes vocaliques longs, ceux-ci sont automatiquement réinterprétés comme segments biphonématiques /vr/ par les locuteurs chez lesquels cette évolution ne s'est pas réalisée. Au niveau de la description globale du rifain, on aura donc tout intérêt à considérer ces séquences [v:] comme des réalisations locales de /vr/. La description phonologique que l'on proposera dépendra donc du niveau d'analyse auquel on se situe (local ~ dialectal).

S . CHAKER

[v = voyelle] [BN = Berbère Nord]

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S . CHAKER

D96. D Y R (voir Di r )

Page 36: Encyclopédie Berbère Volume 17

D

TABLE D E S MATIÈRES

Les chiffres romains sont ceux des fascicules, les chiffres arabes indiquent les pages.

Fascicule XIV

D1 Dadès (J- Riser, G. Trécolle) XIV, 2170-2172

D 2 Dag (g) touareg (S. Chaker) XIV, 2172

D 3 Dag-Rali (P. Pandolfi) XIV, 2173-2177

D 4 Dahar (G. Camps) XIV, 2177 D 5 Dahir berbère (G. Lafuente) XIV,

2178-2192 D 6 Dahra (E.B.) XIV, 2192-2193 D 7 Da‘i / Daï (C.Agabi) XIV, 2193 D 8 Damous-el-Ahmar (H. Camps-

Fabrer) XIV, 2194-2203 D 9 Damsiri (H. Stroomer) XIV,

2203-2204 D 10 Danses (M. Peyron, F . Aït Fer-

roukh, G. Camps, H. Claudot-Hawad) XIV,2204-2222

Fascicule XV

D 11 Daphnitae (J. Desanges) XV, 2223

D 12 Dapsolibues (J. Desanges) XV, 2223

D 13 Dar bel Ouar (G. Camps) XV, 2223-2226

D 14 Dar es-Soltane (G. Souville, D.Férembach) XV, 2226-2229

D 15 Dara/Darath (J.. Desanges) XV, 2229-2230

D 16 Daradae/Darat(h)itae (J. Desan­ges) XV, 2230

D 17 Darae (J- Desanges) XV, 2230 D 18 Darbouka (El Briga) XV, 2230-

2231 D 19 Dargini Al (O. Ould Braham)

XV, 2231-2233 D 20 Dasibari (G. Camps) XV, 2233-

2234 D 21 Dattes/Dattiers (G. Camps) XV,

2234-2245

D 22 Daukhitae (J. Desanges) XV, 2245

D 23 Davares (J. Desanges) XV, 2245-2245

D 24 Daya (C. Agabi) XV, 2246-2248 D 25 Dayet es-Stel (G. Lefebvre) XV,

2248-2249 D 26 Dayet Mouilah (M. Hachid)

XV,2250-2254 D 27 Debdou/Dubdu (El Briga)

XV,2254-2255 D 28 Dellys (J.-P. Laporte) XV,2255-

2261 D 29 Delou (M. Gast) XV, 2261-2264 D 30 Demer (A. Louis) XV, 2265-

2268 D 31 Demnat (A. Agabi) XV, 2268-

2269 D 32 Dépôts rituels (G. Camps) XV,

2269-2276 D 33 Derbikkae (J. Desanges) XV,

2276 D 34 Deren/Dyris/Addirim (El Briga)

XV, 2277 D 35 Dérivation (linguistique) (S.

Chaker) XV, 2277-2279 D 36 Derkaoua (M. Peyron) XV,

2279-2283 D 37 Dermoneis (J. Desanges) XV,

2283 D 38 Déverbatif (voir Dérivation) D 39 Devinettes (E.B., D. Azdoud, M.

Peyron) XV, 2283-2289 D 40 Dhar (voir Adrar) D 41 Dhu-Nun (Banu) (M.-J.

Viguera) XV, 2290 D 42 Dialecte (S. Chaker) XV, 2291-

2295 D 43 Diana Veteranorum/Aïn Zana

(G. Camps) XV, 2295-2297 D 44 Diathèse (S. Chaker) XV, 2297-

2303 D 45 Dictionnaires berbères (A. Boun-

four, J. Lanfry, S. Chaker) XV, 2303-2310

Page 37: Encyclopédie Berbère Volume 17

D 46 Didon /Elishat (G. Camps) XV, 2310-2313

D 47 Dieu : les noms de Dieu en ber­bère (J. Lanfry) XV, 2313-2321

D 48 Dieux africains et Dii Mauri (G. Camps) XV, 2321-2345

D 49 Dihya (voir Kahéna/Kahina) D 50 Dila‘ (M. Peyron) Dj-J: note sur la transcription (S. Cha-

ker) XV, 2369 D 56 Djado (T. Tillet) XV, 2370-2374

Fascicule XVI

D 57 Djalut / Jalut/ Goliath (M. Pey­ron) XVI, 2375-2376

D 58 Djamour îles (E. B., J. Desanges) XVI, 2376-2379

D 59 Djanet (M. Gast, M. Hachid) XVI, 2379-2390

D 60 Djaraboub (A. Martel) XVI, 2390-2393

D 61 Djaziya des Beni Hilal (G. Camps) XVI, 2393-2398

D 62 Djebala (J- Vignet-Zuns) XVI, 2398-2408

D 63 Djedar ( G Camps) XVI, 2409-2422

D 64 Djedi, oued (C. Agabi) XVI, 2422-2424

D 65 Djeffara (J. Despois) XVI, 2424-2425

D 66 Djellaba (E. B.) XVI, 2425-2427 D 67 Djem el (H. Slim) XVI, 2427-

2434 D 68 Djemaa (D. Abrous, H. Claudot-

Hawad) XVI, 2434-2441 D 69 Djemila (N. Duval) XVI, 2441-

2449 D 70 Djèrat oued (G. Camps) XVI,

2449-2450 D 71 Djerawa (El Briga) XVI, 2451-

2452 D 72 Djerba (P. Trousset, R. Man-

tran, S. Chaker) XVI, 2452-2460 D 73 Djerid (P. Trousset) XVI, 2461-

2465

D 74 Djerma (voir Garamantes) D 75 Djich (M. Peyron) XVI, 2466-

2468 D 76 Djidiouia (E. B.) XVI, 2468-

2469 D 77 Djidjelli /Jijel (P. Salama) XVI,

2469-2476 D 78 Djinet (voir Cissi) D 79 Djinn (voir Génies) D 80 Djohala (C. Agabi) XVI, 2476-

2477 D 81 Djorf Torba (G. Camps) XVI,

2477-2488 D 82 Djurdjura (E. B.) XVI, 2488-

2490 D 83 Dolmens (G. Camps) XVI,

2490-2509 D 84 Dolopes (J. Desanges) XVI,

2509-2510 D 85 Donatisme (voir Christianisme,

Circoncellions) D 86 Dorsale tunisienne (El Briga)

XVI, 2510-2512 D 87 Dot (H. Claudot-Hawad, M.

Gaudry, E.B., J. Berque, G. Laoust) XVI, 2512-2519

D 88 Douar (P. Boyer, E.B.) XVI, 2519-2522

D 89 Dougga (G. Camps) XVI, 2522-2527

Fascicule XVII

D 90 Douiret (A. Louis) XVII, 2527-2532

D 91 Doum, palmier (M. Gast) XVII, 2532-2536

D 92 Dra oued (J. Riser) XVII, 2536-2540

D 93 Dromadaire (G. Camps, M. Pey­ron, S. Chaker) XVII, 2540-2553

D 94 Druitae (J. Desanges) XVII, 2553-2554

D 95 Durée vocalique (S. Chaker) XVII, 2554-2556

D 96 Dyr (voir Dir)

Page 38: Encyclopédie Berbère Volume 17

D

TABLE D E S AUTEURS

Les chiffres qui suivent le nom des auteurs donnent le numéro des notices.

Abrous D. 39 Agabi C. 7, 24 , 31 , 64, 80 Aït Ferroukh F. 10 Azdoud D. 39

Lanfry J. 45, 47 Laporte J.-P. 28 Le Bohec Y. 51 Lefebvre G. 25 Louis A. 30, 90

Berque J. 87 Bounfour A. 45

M

Mantran R. 72 Martel A. 60

C

Camps G. 4, 10, 13, 20, 21 , 32, 43, 46, 48, 61 , 63, 70, 81 , 89, 93

Camps-Fabrer H. 8, 55 932 Chaker S. 2, 35, 42, 44, 45, 72, 95 Chantereau-Laoust G. 87 Claudot-Hawad H. 10, 68, 87

D

Desanges J. 11, 12, 15, 16, 17, 22, 23, 33 , 37, 58, 84, 94

Despois J. 65 Duval N . 69

E

E. B. 6, 39, 58, 66, 76, 82, 87, 88 El Briga C. 18, 27, 34, 53, 86

F

Férembach D. 14

G

Gast M. 29,59,91,93

L

Lafuente G. 5

O

Ould Braham O. 19

P

Pandolfi P. 3

Peyron M. 10, 36, 39, 50, 57, 75, 93

R

Riser J. 1, 92

S

Salama P. 75 Slim H. 67 Souville G. 14 Stroomer H. 9 T Tillet Th. 56 Trécolle G. 1 Trousset P. 72,73

V

Vignet-Zunz. 62 Viguera M.-J. 41 Virolle-Souibes M. 54

Page 39: Encyclopédie Berbère Volume 17

D

M O T S CLÉS

Les chiffres indiqués après chaque mot clé se rapportent aux numéros des notices.

A

Agriculture: 1, 21 , 24, 29, 53, 64, 65, 72, 73, 86, 91 , 94

Algérie: 6, 21 , 24, 28, 43, 45, 51 , 59, 63, 64, 68, 69, 7 1 , 76, 77, 81 , 82

Alimentation: 2 1 , 91 , 93 Anthropologie: 8, 14 Antiquité: 15, 16, 17, 20, 22, 23, 28,

33, 37, 43, 48, 51 , 52, 63, 64, 69, 73, 77, 81 , 89, 93, 94

Architecture : 1, 56, 67, 72, 83 Art rupestre : 25, 26, 70, 81 Artisanat: 18, 29, 66, 91

B

Biographie: 9, 19, 46, 61 Botanique: 21 , 24, 91

C

Christianisme: 85 Commerce: 21 , 27, 60, 59, 93 Confréries : 36, 50 Contemporaine (Histoire) :3, 5, 59,

60, 62, 75 Cyrénaïque :22, 60, 93

D

Droit :55, 68, 88

E

Egypte: 61 Elevage : 24, 65, 93 Espagne : 41 Ethnographie: 18, 29, 66, 88 Ethnologie: 10, 32, 39, 50, 54, 87

F

Famille : 2, 87

G

Géographie : 1 , 4, 15, 20, 2 1 , 24, 30, 34, 53, 56, 58, 62, 64, 65, 72, 73, 82, 86, 92

Gétules : 12, 16, 20, 22, 33, 37, 51 , 63, 7 1 , 81

L

Libye : 56, 59, 60

Libyque : 28, 48 Linguistique : 2, 35, 39, 42, 44, 45, 47,

95 Littérature orale : 9 ,10 , 19, 39, 45, 54,

57, 61

M

Magie : 54 Maroc : 1, 6, 9, 14, Z 1 , 27, 21 , 24, 26, 50, 53, 55, 62, 75, 92

Maures: 11, 23, 63 Moyen Age: 7, 27, 4 1 , 61 , 63, 71 Musicologie: 9, 10, 18 Mythologie : 32, 46, 48, 52, 57, 80

N

Niger : 20 Nomadisme : 3, 2 1 , 24, 30, 56, 59, 61 ,

65, 9 1 , 93

O

Onomastique : 47, 48

P

Préhistoire : 8, 14, 25, 26, 68, 32, 76 Protohistoire: 13, 32, 53, 63, 76, 80,

81 , 83

R

Religion : 7, 32, 47, 48, 54

S

Sahara: 3, 10, 20, 21 , 24, 56, 59, 60, 73, 93

T

Technologie: 1, 2 1 , 29, 66, 72, 91 Tr ibus: 3, 11, 12, 16, 17, 22, 23, 33,

37, 61 , 71 , 75, 84, 94 Tunisie: 4, 10, 13, 2 1 , 30, 58, 61 , 65,

72, 73, 86, 88, 89, 90, 93 Turcs : 56, 59, 60

V

Villes: 27, 28, 31 , 43, 51 , 59, 67, 69, 77, 89, 90

Z

Zoologie: 93

Page 40: Encyclopédie Berbère Volume 17

E l . EAU (voir « A m a n » )

E2. ÉCLIPSE

« Quand une éclipse de soleil se produit en Ahaggar, les femmes et les enfants sortent et frappent sur des tambourins, des marmites de métal et des plats métalliques. Ils poussent des cris perçants pour que la lune soit effrayée et laisse [partir] le soleil. On dit, en effet, que c'est la lune qui a ravi le soleil. Quand il y a une éclipse de lune, la nuit, on agit de même que pour le soleil. On dit que c'est le soleil qui a ravi la lune.

Lorsqu'une éclipse de lune ou de soleil se produit, tout le monde est très troublé ; on dit que c'est la fin du monde qui arrive. »

Ce texte, recueilli au début du siècle par Calassanty de Motylinski et reproduit dans les Textes touarègues en prose, ne correspond plus tout à fait au comportement actuel, aussi nous a-t-il paru intéressant de le mettre en parallèle avec le reportage effectué par A. Bourgeot à l'occasion de l'éclipse totale du soleil du 30 juin 1973.

Le 30 juin 1973, une équipe d'ethnologues a pu observer comment «le soleil a été razzié » en pays touareg. Ce « pillage » qui a duré sept minutes a vu la victoire finale de l'astre solaire. Le champ de bataille de cette razzia astrale s'étendait entre les 18 e et 19 e degrés de latitude nord et les 8 e et 9 e degrés de longitude est, au point de Timilī, en Air (Niger) situé dans le kori (oued) du même nom épousant le versant ouest des monts Aroyā situés à environ 200 km au nord d'Agadez.

Le lieu dit T imi l ī présentait l'avantage d'être éloigné des voies de passage et d'être soustrait aux contacts extérieurs souvent perturbateurs (touristes, adminis­tratifs, afflux des observateurs à Timia). Conditions idéales partiellement oblitérées par l'absence totale d'élément masculin. En effet, Timil ī dégagé économiquement des influences agricoles est exclusivement composé d'une vingtaine d'unités de production pastorale constituant des campements de gardiennage (amawel, pl. imawelā).

A ce type de campement particulièrement démuni (strict minimum matériel ainsi qu'en produits de consommation) s'opposent les aghiwā, unités résidentielles où séjourne le reste de la famille qui évolue dans des conditions matérielles normales.

A Timilī, ces « campements de gardiennage » se répartissent en quatre unités distantes les unes des autres de 500 m environ, organisées en arc de cercle orienté selon le cours du kori et gravitant autour du puits. Huttes et troupeaux se fondent dans les bosquets des berges du kori inondées pendant la saison des pluies (juillet-octobre).

La venue des « païens » (les ethnologues) risquait de perturber l'harmonie de ces campements.

Le contact établi, il se poursuit selon une approche non directive afin de tester le degré de pénétration de l'information concernant l'éclipse. Pour ce faire, l'acquisi­tion des termes vernaculaires désignant l'éclipse de lune et l'éclipse de soleil permit de déduire que l'information nous avait précédée et qu'elle avait été largement diffusée par les soins des différentes autorités locales et rapidement colportée de campement en campement. Les chevrières précisèrent le moment (ageldilsit) où se déroulerait l'anebu -n-tafuk : la « prise du soleil ».

Les expressions dénommant l'éclipse dans les trois parlers tamašeq suivants renvoient à un même champ sémantique construit sur un sémantème exprimé par la racine des noms d'action :

a) en Aïr ( N E . du Niger) : anebu -n-tafuk, « le fait d'être pris est celui du soleil » (la prise du soleil). La racine en est le verbe ebu : « saisir à pleines mains » ;

b) en Ahaggar (extrême-sud algérien : amihaġ-n-tafuk, « le fait d'être razzié est

Page 41: Encyclopédie Berbère Volume 17

celui du soleil» (la razzia du soleil), du verbe aheġ (piller) et nom verbal ahlaġ (pillage, razzia) ;

c) en Adġaġ-n-ifoġas (E.N.E. Mali) : ameġi-n-tafuk, « le fait d'être étranglé est celui du soleil » (l'étranglement du soleil), du verbe aġi, étrangler.

Ces trois dénominations traduisent, à des degrés différents, la même notion, celle de surprise violente (saisie, razzia, étranglement) se développant dans une sphère de pensée homogène. Ces terminologies impliquent des nuances engen­drées par des pratiques sociales et/ou naturelles spécifiques à ces trois groupements politiques.

Les rezzou ont été pendant longtemps la caractéristique des guerriers Kel Ahaggar tandis qu'en Aïr, ce qui importait fondamentalement était le butin, la «prise» de guerre. En Adag (adġaġ-n-foġas) l'analogie émanerait davantage d'élé­ments naturels ou animaux. L'éclipse serait le ravin « étranglé » par les montagnes ou bien l'animal domestique (chèvre, âne, chamelon) «étranglé» par l'animal sauvage (hyène, guépard, chacal, etc.). Il se dégage de cette dernière métaphore une distinction pertinente qui caractérise deux notions correspondant à deux pratiques différentes.

En effet, le langage imagé exprime «l'étranglement» du soleil et non pas « l'égorgement » de l'astre des jours.

Les chevrières restent sur place plus tard que d'habitude, pendant que le phénomène est déjà commencé, puis elles se lèvent et décident d'aller abreuver les troupeaux au puits où se trouvent déjà une quarantaine de femmes et d'enfants, c'est-à-dire environ trois fois plus que d'habitude à pareille heure.

La traduction des bandes enregistrées au puits rend compte de nombreux bavardages et commentaires décrivant toutes les activités qui se déroulent directe­ment autour du puits et à proximité de celui-ci. Les réflexions des chevrières ont été sélectionnées à partir de deux critères, à savoir, tout ce qui se dit sur le phénomène et tout ce qui se rapporte aux infidèles, aux «païens», en d'autres termes, aux observateurs.

C'est ainsi que sur 5 h 15 mn d'enregistrement, les chevrières ont consacré environ 30 mn de bavardage à l'éclipse. Même si l'éclipse est entourée d'un mystère angoissant, ce qui compte chez les nomades, c'est le présent. L'attention se cristallise sur l'action présente. Le passé événementiel est dépourvu d'intérêt à moins qu'il n'alimente des querelles ou des historiettes (tinaqqast). Quant au futur, à quoi bon en parler puisque Dieu seul sait? Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que l'éclipse n'ait pas été le pôle d'attraction et le siège des préoccu­pations des chevrières.

Les activités se poursuivent normalement autour du puits alors même que l'assombrissement devient perceptible.

L'obscurité s'intensifiant, l'attention des femmes s'est fixée sur un événement étranger à l'éclipse : trois hommes mettent le feu à un tronc d'arbre mort au creux duquel s'est blottie une vipère. Elles demandent ce que les hommes sont en train de faire. Faut-il y voir un procédé de diversion ? L'hypothèse n'est pas à écarter mais quand on connaît la curiosité aiguë de ces nomades en permanence aux aguets des moindres mouvements, on est en droit de penser que cette diversion n'est pas fondamentale.

L'obscurcissement s'intensifie à l'ouest. A l'écart, une des femmes s'agenouille immobile. Le vent souffle violemment. Le voile sur la tête, prostrée, elle est tournée vers l'ouest.

Bientôt la moitié des femmes s'arrêtent de puiser. La tête et la bouche protégées par le voile, elles s'accroupissent tournées vers l'est, tandis que les autres conti­nuent de puiser et de remplir les outres.

L'occultation est totale. Le soleil est étranglé. Un silence parfait se fige. Seules les

Page 42: Encyclopédie Berbère Volume 17

ondes déferlantes semblent bruyantes. Elles précipitent dans leur course folle le flot de la vie vers le gouffre béant, inerte, de la fin du monde.

Recroquevillées, entièrement recouvertes de leurs vêtements, certaines femmes se mettent à sangloter, à geindre. Leurs gémissements contagieux modulés et portés par les crescendo et les decrescendo collectifs sont entrecoupés par les recommandations des plus lucides, par les prières des plus conscientes et des plus pieuses. Simultanément, les esprits (kel essuf) prolifèrent et contaminent cinq autres femmes.

Lorsque cesse l'éclipse et que le soleil retrouve son intégrité, chevrières et troupeaux quittent le puits pour se diriger vers les pâturages. La veillée du 30 juin fut animée par des chants et des danses afin, d'une part, de célébrer le retour du soleil et, d'autre part, de chasser les esprits pour calmer les possédées. Le lendemain, 1er juillet, toutes les activités ont repris normalement.

(d'après A. BOURGEOT)

On voit que le trouble provoqué par l'éclipse, s'il demeure aujourd'hui réel, est moins profond que dans le passé. Il n'est plus question de fin du monde et le phénomène ne perturbe que faiblement les bergères ignorantes ; ce qui n'empêche point quelques transes et cas de possession. Il est notoire que les femmes touarè­gues de juin 1973 ne jugent plus nécessaire d'effrayer la lune pour l'empêcher d'avaler le soleil et vice-versa. Cette attitude moins émotionnelle s'explique peut-être dans la mesure où la population avait été suffisamment informée par les autorités du déroulement du phénomène. Si les manifestations extérieures sont, chez les femmes de Timilï, bien réduites par rapport à la conduite antérieure, l'angoisse demeure et se traduit plus dans l'attitude corporelle que dans les propos recueillis par l'ethnologue.

BIBLIOGRAPHIE

Textes touaregs en prose de Ch. de Foucauld et A. Calassanty-Motylinski. Édition critique avec traduction par S. Chaker, H. Claudot, M. Gast, Aix-en-Provence, Edisud, 1984 , 3 5 9 p. BOURGEOT A., «La razzia du soleil» in Francillon G. et Menguet P., Soleil est mort, l'éclipse totale du soleil du 30 juin 1973, Nanterre, Labo. d'ethnol. et de socio. comparatives, 2 8 8 p. RODINSON M . , «La Lune chez les Arabes» in La lune. Mythes et rites, Paris, Le Seuil, 1962 . WESTERMARCK E., Ritual and Belief in Morocco. Londres, 1926 , p. 6 0 8 et 6 0 9 .

E. B .

E3. ÉCRITURE

É c r i t u r e l ibyque

Le Maghreb et le Sahara possèdent un grand nombre d'inscriptions utilisant une écriture propre au quart nord-ouest de l'Afrique et qui reçut le nom de numidique puis de libyque. Le premier nom est tombé en désuétude ; il pourrait cependant être conservé pour désigner l'une des formes, dite orientale, de cette écriture répandue en Tunisie et dans l'Est de l'Algérie.

On peut estimer à quelque mille deux cents les inscriptions libyques publiées jusqu'à ce jour et considérées comme antiques, disons préislamiques, mais le Sahara possède, gravés sur des rochers patinés des milliers de graffiti et d'inscrip­tions plus récentes dans la même écriture encore utilisée par les Touareg qui lui donnent le nom de tifinagh.

Depuis les origines jusqu'aux tifinagh actuels, dits récents ou modernes, cette

Page 43: Encyclopédie Berbère Volume 17

écriture a gardé, avec une constance remarquable, ses caractéristiques dans sa morphologie et dans sa structure.

Les signes sont nettement séparés dans les écritures antiques qui ignorent les associations et ligatures, celles-ci sont moins rares dans les tifinagh où les associa­tions avec le n initial et le t final donnent une vingtaine de ligatures d'après K. Prasse.

Autre caractère, l'écriture libyque, comme les tifinagh, reste essentiellement consonantique. Les semi-voyelles (y, w) sont notées mais les voyelles ne sont pas transcrites graphiquement sauf parfois par un point dans les tifinagh à la fin de certains mots (sur une tentative actuelle de noter les voyelles en tifinagh voir infra, p. 2575). Le signe ≡ semble avoir eu une fonction grammaticale ou simplement séparative dans l'écriture orientale et le point être l'équivalent de l'aliph.

L'écriture libyque ignore également le redoublement des consonnes et n'indique pas la tension : aussi l'alphabet est-il réduit : on reconnaît en effet dans la forme dite orientale 24 signes, dont un est douteux, ce qui s'accorde avec l'indication donnée par un écrivain africain du V e siècle, Fulgence, selon qui l'alphabet libyque comptait 23 signes.

Les inscriptions libyques, les inscriptions libyco-berbères ou tifinagh anciens et les tifinagh récents occupent un territoire immense qui semble correspondre à l'ancien domaine des langues berbères. En gros, on trouve des signes de cette écriture employés depuis la Méditerranée jusqu'au sud du Niger et les îles Canaries jusqu'en Libye. C'est vers l'est que la limite de l'usage de cette écriture est la moins connue.

En Libye elle a été en usage aussi bien au Fezzan qu'en Tripolitaine. Récem­ment, lors de ses fouilles de Bu Ngem, R. Rebuffat a noté que les inscriptions et graffiti libyques y étaient influencés par la graphie latine au point de constituer un alphabet spécial. Au-delà, les témoignages sont moins sûrs ; toutefois il fut publié récemment une inscription rupestre trouvée à Khor Kilobersa en Nubie. Les signes de cette inscription sont suffisamment proches des tifinagh anciens pour que Alvarez Delgado ait proposé une transcription et une traduction. Un autre auteur, Zawodowsky pensa même reconnaître une contamination de l'écriture méroïtique par le libyque, mais cette hypothèse est rejetée par la plupart des spécialistes.

Dans ce vaste territoire, la densité des inscriptions est très variable, elles sont, de plus, d'âges différents. La zone de plus forte concentration d'inscriptions libyques, leur pays d'élection, est, sans conteste, la Tunisie du nord-est et la partie de l'Algérie qui lui est voisine; sur les 1 124 inscriptions publiées par J.-B. Chabot dans son Recueil, 1 073 proviennent de cette région. Or il s'agit du pays des Numides Massyles, berceau du royaume numide où la langue et l'écriture libyques demeurèrent longtemps vivantes. Dans ce secteur, bon nombre des inscriptions sont d'ailleurs d'époque romaine. Le reste de l'Algérie ainsi que le Maroc septen-

Inscription bilingue punique-libyque de Dougga. Photo British Museum

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Carte de répartition des inscriptions libyques en Algérie et Tunisie Les points de grosseur différente correspondent respectivement à une, cinq et dix inscriptions

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trional connaissent une faible densité d'inscriptions. Malgré les découvertes effec­tuées depuis le Recueil des Inscriptions Libyques de J.-B. Chabot paru en 1941, le nombre de ces inscriptions s'élève à 27 dans le Maroc (L. Galand) et on peut estimer à une cinquantaine celles d'Algérie à l'ouest de Sétif dont une dizaine pour la seule Kabylie.

Les choses sont moins claires quand on aborde les régions sahariennes. L'ex­ploration est incomplète et surtout très inégalement conduite, de plus les condi­tions géologiques et topographiques sont des facteurs très influents de répartition. Il est fort compréhensible que les régions plates, comme les hamada ou les bassins occupés par les dunes comme le Grand Erg occidental, le Grand Erg oriental, l'Edeyen de Mourzouk, ne renferment que fort peu d'inscriptions alors que les régions rocheuses sont infiniment plus riches. Dans l'état de nos connaissances, qui ne reflètent pas nécessairement la réalité, les régions sahariennes les plus riches sont le Hoggar et le Tassili n'Ajjer, ainsi que son prolongement libyen que sont la Tadrat et l'Acacus, l'Aïr, l'Adrar des Iforas et la bordure méridionale de la chaîne atlasique, particulièrement le sud du Haut Atlas, l'Anti-Atlas et le Rio de Oro.

Les inscriptions dont les signes sont proches de l'alphabet saharien, ne sont pas exceptionnelles dans les îles Canaries.

Traditionnellement on distingue plusieurs « alphabets » dans l'écriture libyque. Certains sont contemporains comme les alphabets dits oriental et occidental. Les écritures libyco-berbères du Nord Sahara et les tifinagh anciens ont précédé les tifinagh utilisés aujourd'hui par les Touaregs qui sont incapables de lire les tifinagh anciens. Les tifinagh récents peuvent connaître des variations régionales qui sont aujourd'hui bien connues.

L'alphabet libyque oriental couvre le nord de la Tripolitaine, la Tunisie et l'Algérie orientale ; la limite occidentale de son usage se place à l'est de Sétif bien que deux inscriptions de type occidental soient connues à Guelma et que les inscriptions de type oriental puissent exceptionnellement se trouver en Kabylie : tel est le cas de la stèle ornée figurant un personnage debout trouvée à Kerfala qui porte sur la face principale, de part et d'autre du personnage, une inscription avec signes orientaux. Or cette inscription mentionne des fonctions et des titres sem­blables à ceux en usage à Dougga au II e siècle avant J.-C. Ce détail permet de présenter l'hypothèse qu'il s'agit peut-être d'une inscription de caractère officiel du royaume numide massyle et quelque peu « étrangère » dans un pays anciennement masaesyle.

Cette hypothèse paraît confortée par l'existence sur le verso de la stèle de graffiti utilisant l'écriture occidentale qui est celle des autres inscriptions de la région. Dans l'état de nos connaissances, la stèle de Kerfala est le témoin le plus occidental de l'alphabet numidique ou oriental qui nous paraît plus précisément massyle. Inver­sement on connaît au Kef, publiée par M. Ghaki, une inscription libyque en caractères occidentaux, et cet auteur rappelle l'existence dans le Sud Tunisien d'inscriptions (RIL 63 à 71) qui présentent des signes connus dans le seul alphabet occidental.

L'alphabet libyque occidental couvre les pays peuplés par les Masaesyles et les Maures. Il compte un plus grand nombre de signes que l'oriental, mais présente aussi plus de variations; certains signes reconnus en Algérie sont inconnus au Maroc et vice-versa. Cette écriture occupe donc une vaste région car toutes les inscriptions libyco-berbères du nord du Sahara et de l'Atlas dépendent peu ou prou d'elle. Une bonne partie des inscriptions canariennes possèdent les mêmes signes dont malheureusement la valeur n'est pas connue avec certitude ; il est d'ailleurs peu vraisemblable que l'écriture occidentale et celle des inscriptions libyco-berbè­res puissent être transcrites partout de la même façon. Il n'empêche que la succession de trois signes +] V (lus de droite à gauche) se retrouve dans tout le domaine occidental, de Guelma à l'Atlantique et témoigne d'une certaine unité. La

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répartition des inscriptions au chevron invite à qualifier de masaesyle cet alphabet occidental, ou comme le suggère L. Galand, de le nommer maure ; ce qui laisserait entendre que les inscriptions d'Algérie centrale ne seraient pas antérieures à 106 av. J.-C., date de l'acquisition de cette région par Bocchus roi des Maures.

Les tifinagh récents, actuels ou sub-actuels, dont l'usage remonte au moins au V E

siècle de notre ère (tombeau de Tin Hinan au Hoggar) sont connus dans l'en­semble du monde touareg et le débordent au nord-ouest : Touat, Gourara, où ils furent même en usage chez les Berbères judaïsés.

Dans certaines régions comme l'Anti-Atlas, particulièrement dans les Tinzou-line les signes de l'écriture occidentale sont parfois mêlés à de petites figurations animales (chevaux, chiens, oryx) qui paraissent jouer le rôle de pictogrammes ; ils sont si étroitement associés qu'il semble difficile de croire qu'ils n 'ont pas le même contenu sémantique. La présence de figurations de dromadaires dans les mêmes scènes interdit de donner à ces inscriptions une très grande antiquité. Ces picto­grammes, s'ils jouent vraiment ce rôle, ne peuvent servir à étayer l'hypothèse d'une naissance sur place de l'alphabet libyque par transformations d'anciennes marques de propriété et autres graphismes traditionnels, tels que ceux qui figurent encore dans les tatouages.

On doit cependant noter que les tifinagh connaissent deux signes : X qui a valeur j et K qui a valeur Z et qui semblent être dérivés de signes figuratifs de caractère plus ou moins anthropomorphe. Plus fréquemment que le libyque, les tifinagh sont écrits en lignes horizontales mais le sens de la lecture est des plus variables : tantôt il est de droite à gauche, tantôt de gauche à droite, de haut en bas et en boustrophédon. K. Prasse a même remarqué que l'usage d'un support mobile comme une feuille de papier favorisait cette tendance. On connaît même des inscriptions qui décrivent des spirales ou des courbes presque fermées.

Seuls les tifinagh actuels et l'alphabet libyque oriental peuvent être transcrits, les premiers parce que l'écriture et la langue sont encore en usage chez les Touareg, le second parce que nous disposons de quelques inscriptions bilingues libyco-puni-ques, en particulier celle de Dougga*, pour lesquelles nous savons que le texte libyque répond assez exactement au texte punique. Celui-ci a même transcrit, sans les traduire, certains titres ou fonctions municipales libyques, tels que GLD G M I L ou GZB qui n'avaient pas, semble-t-il, leur équivalent dans les villes puniques. Malheureusement si la valeur des signes est connue pour l'essentiel et ne donne lieu qu'à des vérifications ou des points de détail, la langue des inscriptions libyques échappe encore à notre connaissance. Le peu que l'on sait du libyque, quelques éléments de vocabulaire et quelques présomptions de fonctions grammaticales révèlent bien que cette langue appartient au berbère ; un berbère ancien, certes, et

L'alphabet libyque « oriental » d'après J.-B. Chabot

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transcrit imparfaitement par un alphabet strictement consonantique mais qui ne peut être fondamentalement différent des nombreux dialectes berbères actuels.

Cependant, depuis la rédaction du célèbre Recueil des Inscriptions libyques de J.-B. Chabot, les spécialistes, bien trop rares, se refusent généralement à proposer la moindre traduction des textes, à vrai dire très courts, de la plupart des inscriptions libyques ; certains allant même jusqu'à se poser la question de l'appartenance du libyque au berbère. Cette prudence contraste avec les tentatives aventureuses de G. Marcy qui s'appuyant sur le berbère, particulièrement la tamazirt marocaine et la tamacheq touarègue, proposait la traduction de la plupart des inscriptions libyques connues à son époque. Cette tentative a été poursuivie par M. Alvarez Delgado qui l'étend à certaines inscriptions canariennes.

Entre la prudence peut-être exagérée des premiers et l'enthousiasme certaine­ment dangereux des seconds il doit exister une situation moyenne qui accepte à la fois le contrôle le plus sérieux et le minimum d'hypothèses indispensables au progrès de toute connaissance. Aussi applaudissons-nous S. Chaker d'avoir tenté d'expliquer par une étymologie berbère très convaincante un grand nombre de noms propres libyques.

L'alphabet occidental comprend des signes supplémentaires que l'oriental ignore et dont L. Galand, dans les Inscriptions antiques du Maroc, a montré l'originalité. L'usage de ces deux alphabets antiques fut certainement contempo­rain et ce serait une erreur de croire, suivant une logique historicisante, que l'alphabet oriental est le plus ancien parce que l'écriture est venue de l'Orient. Personnellement, reprenant une hypothèse de J. Février, je serais plutôt porté à penser que la forme orientale de l'écriture libyque (alphabet numidique ou mas­syle) est une forme remaniée et simplifiée de l'écriture originelle au contact du punique, alors qu'en dehors du pays massyle les formes anciennes ont continué à être employées et à poursuivre leur évolution jusqu'aux tifinagh actuels qui présentent eux-mêmes des variations. Mon seul désaccord avec l'hypothèse pré­sentée par J. Février réside dans l'âge de ce remaniement qu'il plaçait au III e siècle ou au début du II e siècle avant J . - C , alors qu'il me paraît largement antérieur.

Longtemps a prévalu, parmi d'autres, l'hypothèse que l'alphabet libyque dérivait directement de l'alphabet punique, comme le laisse entendre le nom de tifinagh donné à la forme actuelle de cette écriture. Mais on sait combien peut être fallacieuse l'origine tirée de l'étymologie : le volatile américain que nous appelons dinde ou dindon et que les Anglo-saxons nomment turkey cok ne vient ni des Indes (orientales) ni de Turquie ; les chiffres «arabes» sont persans et les figues de Barbarie, américaines. Il n'empêche que l'alphabet libyque présente plusieurs signes communs avec l'écriture punique où ils ont la même valeur (G.T.S.). S. Gsell avait cependant élevé des objections de taille contre cette opinion. La graphie des caractères puniques, tels qu'ils sont transmis par de nombreuses stèles de Carthage, Utique, Hadrumète et Cirta est radicalement différente de celles de tous les alphabets libyques. Non seulement presque tous les signes puniques ont une forme cursive, alors que les signes libyques sont anguleux, géométriques, mais encore le sens même de l'écriture diffère. Toutes les inscriptions puniques, comme tout texte sémitique, sont écrites en lignes horizontales et de droite à gauche alors que les inscriptions libyques sont en général écrites de bas en haut en colonnes verticales, particulièrement celles que nous avons tout lieu de croire les plus anciennes. Ce n'est qu'à Dougga pendant quelques décennies, sous les règnes de Massinissa et de Micipsa, que furent écrites en lignes horizontales des inscriptions libyques de caractère officiel. Ces inscriptions sont au nombre de 11, ce qui représente moins d'un centième des textes recueillis par J.-B. Chabot. Cette proportion serait encore plus faible si nous tenions compte des inscriptions découvertes depuis. Le cas des textes inscrits de Dougga est donc très original, il

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Stèle de Kerfala, Kabylie. Stèle d'Aïn Kermat Smin; R.I.L. 287. Photo G. Camps Photo G. Camps

dénote une influence punique très puissante, mais celle-ci n'apparaît que comme un facteur de modernisation et non point comme un élément originel déterminant.

S'il faut donc rechercher parmi les écritures proches orientales, comme cela paraît vraisemblable, la ou les formes dont dérive l'alphabet libyque, ce n'est pas le Phénicien d'Afrique tel qu'il est connu à Carthage mais vers une écriture plus archaïque qu'il faut se tourner, ce qui expliquerait les ressemblances signalées avec les écritures sud-arabiques (hymiarite, sabéen) mais aussi avec l'alphabet turdétan du Sud de l'Espagne.

La pénétration de l'écriture en Afrique ne se fit pas nécessairement par mer, il est même plus vraisemblable qu'elle se fit à travers le continent et que la forme numidique massyle (le plus récent des alphabets libyques antiques) soit née d'une transformation des formes archaïques au contact du monde punique.

En ce qui concerne cet alphabet lui-même, deux hypothèses anciennes doivent être définitivement rejetées. La première est celle de Meltzer suivant qui l'alphabet oriental aurait été inventé de toutes pièces par Massinissa, puisque nous savons aujourd'hui que des inscriptions libyques sont antérieures à ce roi et, de plus, que l'administration royale numide employa exclusivement le punique dans ses inscrip­tions officielles comme dans la légende de ses monnaies. L'autre hypothèse, celle de Lidzbarski qui veut rattacher le libyque au néo-punique est encore plus invraisemblable, car elle repose sur une chronologie totalement dépassée de l'écriture néo-punique.

Si l'origine de l'alphabet libyque pose des problèmes insolubles, il est encore plus difficile de dater son invention ou son introduction.

Contrairement à ce que pensaient plusieurs auteurs (D. Blanchet, S. Gsell), les inscriptions ou les signes libyques qui accompagnent plusieurs gravures rupestres, comme au Kef Mektouba, au Chaba Na ma et au Khanguet el Hadjar, ne peuvent être contemporaines de ces dernières. On sait aujourd'hui que ces gravures sont

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Gravure de l'Azib n'ikkis, Haut Atlas marocain. Photo J. Malhomme

pour la plupart d'âge néolithique et donc très antérieures à toute écriture. L'exa­men attentif révéla chaque fois la superposition des inscriptions aux gravures.

Ce n'est pas le cas toutefois de l'inscription des Azib n'Ikkis (Haut Atlas, Maroc). Cette inscription occupe un cartouche vertical délimité dans un anthro­pomorphe dont il fait incontestablement partie. Il est indubitable que cette inscrip­tion, qui compte quinze ou seize signes n'appartenant pas à l'alphabet saharien, est contemporaine de la gravure. Or la technique du trait, la patine, le style et les détails tels que le figuré du sexe ou les franges latérales, qui accompagnent le personnage, sont identiques aux autres gravures qui sont habituellement attribuées au Bronze ancien (civilisation d'El Argar en Espagne). Même en rajeunissant à l'extrême le contexte archéologique, cette inscription nous paraît bien antérieure au v I I -v e

siècle av. J.-C.

Au Maroc nous retiendrons encore l'inscription de Sidi Slimane du Rharb qui fait référence au tumulus qu'elle jouxtait et dont elle est, par conséquent, contem­poraine, or le mobilier funéraire de ce monument appartient au IV-III e siècle av. J.-C.

En Algérie orientale une bazina* de Tiddis renfermait des poteries dont l'une porte trois lettres libyques peintes sur la panse. Les ossements contenus dans les poteries de cette tombe ont accusé un âge de 2200 ± 1 0 0 ans soit 250 ± 1 0 0 av. J.-C. (date C14 non corrigée). Cette inscription a donc toutes chances d'être plus ancienne que la dédicace bilingue du temple de Massinissa à Dougga datée de la dixième année du règne de Micipsa, c'est-à-dire 138 av. J.-C. Cette inscription fut longtemps le seul texte libyque daté avec certitude, aussi beaucoup avaient ten­dance à considérer, inconsciemment, comme la plus ancienne. Une étude de J.-G. Février sur les inscriptions de Dougga faisant mention des fonctions munici­pales permet de reconstituer la généalogie d'un haut personnage, Safot qui fut deux fois prince (annuel?) de la cité. Compte tenu de cette généalogie il est possible de faire remonter deux autres inscriptions (R.I.L. 10 et 11) à une génération qui précède les dédicants de 139 ; ces inscriptions dateraient de la décennie 170-180 av. J.-C.

Au Sahara les documents datables sont plus rares, mais une première enquête a montré que les tifinagh jouissaient d'une plus haute antiquité que ne le pensaient les historiens qui avaient cru que les Berbères n'avaient conquis le Sahara qu'au III e

siècle de notre ère à la suite de la pression exercée par Rome sur les terres de

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Vase d'une bazina de Tiddis portant une inscription libyque. Photo M. Bovis

parcours du nord. Or au Fezzan, des tifinagh sont gravés sur les amphores trouvées à Germa et qui datent du I e r siècle de notre ère. Parmi ces graffiti figure le signe #j qui n'existe que dans l'alphabet saharien. La nécropole fezzanaise apporte donc la preuve qu'au I e r siècle de notre ère les tifinagh étaient en usage au cœur du Sahara.

Dans le massif du Hoggar il importe de citer la stèle de l'Assekrem dont l'inscription et les gravures paraissent très anciennes et surtout les blocs gravés du monument funéraire de Tin Hinan à Abalessa. Ces blocs qui portaient des tifinagh ont été débités pour entrer dans la construction du monument dont ils constituent les assises inférieures. Le débitage a mutilé ou interrompu certains textes gravés. Ces tifinagh, qui appartiennent cependant à l'alphabet récent, sont donc au mieux contemporains du monument et vraisemblablement plus anciens : or le mobilier funéraire et la date isotopique calculée sur des bois de lit ou brancard sur lequel reposait Tin Hinan font remonter au V e siècle de notre ère la construction de ce monument.

Tels sont les jalons chronologiques qui permettent d'affirmer la très grande ancienneté de l'écriture libyque dans les pays du Maghreb où elle est très largement antérieure au règne de Massinissa, c'est-à-dire à l'entrée des Numides et des Maures dans l'Histoire. Quant au Sahara, l'usage des tifinagh remonte au moins au début de notre ère et vraisemblablement bien plus haut.

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G . CAMPS

E c r i t u r e tifinagh

Utilisateurs contemporains des tifinagh, les Touaregs distinguent plusieurs âges historiques successifs qui placent leur écriture dans la continuité des signes libyques. Ils rejoignent ainsi l'hypothèse des chercheurs qui distinguent quatre grands types d'alphabet : le libyque oriental et le libyque occidental, les tifinagh anciens et les tifinagh récents (voir Chaker, 1984).

Dans la mythologie touarègue, la création de l'écriture tifinagh est attribuée au héros civilisateur appelé Aniguran ou Amamellen*. Les inscriptions rupestres de ces tifinagh anciens sont extrêmement nombreuses. Elles comprennent quelques caractères qui ne sont plus en usage aujourd'hui. L'orientation des lettres déter­mine le sens à adopter pour la lecture qui peut suivre tous les cas de figure, serpentant de gauche à droite, de haut en bas, de bas en haut, linéaire ou spiralée. Il est possible de déchiffrer et d'épeler la majorité des mots tracés bien que leurs sens puisse échapper aux lecteurs d'aujourd'hui. Les déclarations commencent souvent par nek, « moi... ».

D'une manière générale, cet alphabet ancien dont le témoignage rupestre est présent dans tout le pays touareg et se retrouve jusqu'à la falaise de Tegedit, à cent kilomètres au sud de l'Ayr, est considéré comme très proche des tifinagh actuels de l'Ahaggar et de l'Ajjer, parenté instaurant dans le passé un trait d'union entre les différentes confédérations qui ne se seraient particularisées ou diversifiées que plus tard.

Arrivent ensuite les temps modernes où la quantité comme la qualité des gravures sur roche déclinent fortement. La forme de certaines lettres tifinagh a changé. Les phrases débutent plutôt par wa nek, «ceci, c'est moi...», seul

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TABLEAU DES TIFINAGH (alphabet touareg)

Les alphabets tifinagh, d'après Agali Zakara

indice parfois qui permet de les distinguer, si elles sont brèves, d'écritures plus anciennes.

Utilisation des tifinagh

En milieu nomade particulièrement, tout enfant apprend encore de nos jours à tracer les lignes et les courbes des tifinagh sur le sable.

Répétant les gestes de leurs ancêtres, les jeunes bergers, les amoureux, les

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voyageurs, gravent avec un burin de pierre improvisé des lettres dans le rocher. Toutes générations confondues, ces messages une fois déchiffrés se ramènent le plus souvent à quelques déclarations d'amour et à des remarques de passants signalant une étape de route, la présence d'un point d'eau, d'un abri ou d'une piste. Ainsi, la localisation de ces témoignages rupestres s'intègre également à une pratique de l'espace. Pour les nomades, ces sites gravés représentent à la fois une marque du passé et des repères d'orientation spatiale signalant l'eau, le refuge ou la route, jalons indispensables à la survie dans le désert.

S'il est vrai que les tifinagh n 'ont jamais servi à transcrire ou à fixer par exemple l'histoire des tribus, les mythes d'origine ou les contes malgré le foisonnement de cette littérature demeurée orale, on ne peut cependant pas restreindre leur usage à cette manifestation rupestre. Sur des supports beaucoup plus éphémères comme alkad, désignant à la fois la face lisse du cuir et le papier, ou encore des omoplates de chameaux ou de vaches, cette écriture est couramment utilisée en particulier par les chefs de tribu pour comptabiliser l'impôt, par les caravaniers pour la répartition des marchandises et les sommes dues par chacun, enfin pour différents types de correspondance. Ces documents une fois périmés sont le plus souvent jetés. Le nomade ne s'encombre pas de bagages. Cette absence d'archives explique peut-être l'ignorance ou la sous-estimation des spécialistes quant à cette utilisation très vivace des tifinagh.

Variantes de l'alphabet

Si d'une région touarègue à une autre, la forme et le nombre des signes de l'alphabet peuvent changer, les textes restent en général mutuellement intelligibles car la plupart des différences graphiques suivent la logique des variations phoné­tiques dialectales. En 1985, je repérais vingt et un signes simples pour la tayrt et la tawellemmet contre vingt-cinq pour la tahaggart et la tadghaq, la différence corres­pondant aux consonnes emphatiques ( , , ) et palatisée ( ) qui ne sont notées que dans les parlers du nord, tableau que l'on peut utilement comparer à celui produit en 1995 par M. Aghali Zakara.

Tifinaghs et gravures du col des «sandales» (tighatimin) Ahaggar Photo H. Claudot-Hawad

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Inscription sur un « chafasco » (brancard funéraire) de la nécropole d'El Hoyo de los Muertos, île de Hierro (Canaries), d'après

D. Cuscoy et L. Galand

En fait, seules quatre situations peuvent produire des problèmes gra­ves d'interprétation entre les écritures régionales : '/. correspondant à en tadghaq mais à gh en tayrt ; • à q en tayrt et à gh dans les autres parlers ; ; ] à q en tawellemmet et à kh ailleurs ; ••• à kh en tawellemmet et à q en tahag-gart et tadghaq.

Traduisant souvent un amalgame phonétique, il existe également des graphies créées de toutes pièces comme T pour le son tsh, représen­tant la réalisation phonétique du pho­nème t lorsqu'il apparaît devant la voyelle i en tayrt; # pour ñ, amal­game formel en tahaggart du g + n ou m, ou encore J ou T en tayrt pour n + t. Tantôt ces graphies sont compo­sites, nées du croisement de deux signes comme par exemple •]• pour nk ( | et :• ), © pour rt (O et + ) , © pour st ( O et + ), ou encore E compo­sée de E (d) et de + (t donnant l'em­phatique (incluse pour des raisons d'équilibre linguistique dans le tableau des graphies simples).

Les lettres ouvertes latéralement donnent le sens de la lecture horizon­tale. Lorsque l'ouverture est à gauche (par exemple H), il faut lire de droite à gauche, et inversement. De même, pour la lecture verticale, le sens des lettres peut offrir, bien que cela soit moins systématique, un indice ( A , X , rn pour l'écriture de haut en bas et inversement v, X , LU de bas en haut).

Différents principes de notation

Les notations tifinagh, en général de type phonétique (c'est-à-dire repro­duisant les sons entendus), sont quel­quefois phonologiques (c'est-à-dire ne retenant que les sons dont l 'oppo­sition permet de distinguer des unités de sens). Par exemple, dans le mot tamajaq, «femme touarègue», forme féminine dérivée de amajagh, «homme touareg», le son final peut

être interprété soit d 'un point de vue phonologique en rétablissant la logique syntaxique de la langue qui veut qu 'un nom féminin s'obtienne en rajoutant au radical un t, initial et final, (tamajaq = t + amajagh + t), ou bien d'un point de vue phonétique en ne tenant compte que du son réalisé q qui n'est en fait que

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Carte dressée par Mamma ag Ghali Issaqqamarène, d'après M. Reygasse

l'amalgame formel obtenu en rappro­chant les sons gh et t. Ainsi les uns écriront + + , tandis que d'autres préféreront+C# : (tayrt). Beaucoup pensent que même si le t a tendance à disparaître dans la prononciation de ce mot, il est plus élégant de le pro­noncer, ou seulement de le suggérer par un simple souffle.

Dans la majorité des inscriptions tifinagh, les différentes unités lexicales qui composent le texte ne sont pas séparées. Seule la voyelle a ( . ) , notée à la fin de certains mots, donne quelques repères graphiques sur la segmentation de la phrase. Dans l'enseignement traditionnel des tifinagh pourtant, on estime qu'il est très important que les enfants appren­nent à distinguer chaque mot en l'iso­lant par des parenthèses ou des espaces blancs. Ce principe est du reste appliqué dans plusieurs gravures rupestres datant probablement des « temps modernes ».

Le dessin proprement dit de chaque lettre semble indifféremment se réali­ser selon une géométrie toute en lignes

droites et angles ou au contraire s'adoucir en ovales : Q / 0 , ï / Ces variations stylistiques qui apparaissent simultanément sur les rochers ne

caractérisent apparemment ni une période ni un espace déterminés. Les tifinagh en courbes semblent cependant se généraliser lorsqu'ils sont tracés sur des supports plus souples et lisses que la pierre, comme le cuir, l'os ou le papier.

L'invention des voyelles

Le véritable obstacle à l'extension des tifinagh, tel qu'il est ressenti par la majorité des Touaregs, est en fait leur caractère consonantique, alors que les voyelles jouent un rôle important dans les oppositions lexicales. Par exemple ïo rend compte de mots aussi divers que agar (nom d'un arbre non épineux), égur (renard), egur (mouton castré). Seul le contexte peut permettre de choisir la signification conve­nable dans un message donné.

Pour retrouver le sens des mots ainsi transcrits, une technique de lecture rythmée et chantée (appelée alawey ou talaweyt qui désigne à la fois la ligne de caravane, le gémissement de douleur et la mélodie) est adoptée, basée sur la répétition de chaque groupe consonantique avec des voyelles différentes jusqu'à ce qu'entraînés par ce fil conducteur, les sons s'enchaînent en une phrase signifiante et cohérente. Ces difficultés d'interprétation de l'écriture tifinagh ne sont pas négligeables et ont suscité plusieurs tentatives novatrices intéressantes qui poursuivaient le même but : doter l'alphabet de voyelles.

Cette idée a, du reste, germé simultanément dans plusieurs régions, donnant lieu à des propositions variées (voir pour la description de certaines d'entre elles, Coninck et Galand, 1960; Claudot-Hawad, 1985, 1989; Louali, 1993). Ces tentatives disparates de créations de voyelles traduisaient le même besoin d'un passage à l'écrit plus intense ainsi que le refus des alphabets étrangers adoptés par

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les institutions étatiques. Le contact avec le monde moderne où l'écrit joue un rôle fondamental n'explique pas entièrement les efforts engagés pour perfectionner cet outil de communication et améliorer ses performances. En fait, lorsque sous des pressions multiples le tissu social se déchire comme c'est le cas chez les Touaregs aujourd'hui, la mise en scène littéraire sur le mode oral devient impossible: le public qui faisait écho aux œuvres a disparu, la circulation des idées et des pensées qui accompagnait celle des hommes est entravée. On comprend le dépérissement progressif des genres littéraires classiques tandis que les nouveaux courants n'ont pu naître qu'en se dégageant des registres anciens. Ces recherches sur l'alphabet sont allées de pair avec l'émergence d'une littérature d'auteur novatrice.

L'usage des tifinagh vocalisés s'est répandu en particulier parmi les ishumar (terme d'emprunt au français «chômeur» qui désigne d'abord les jeunes gens partis en exil pour trouver du travail et plus récemment les combattants des fronts armés).

La création d'une première matrice alphabétique tifinagh sur ordinateur a permis dès 1988 l'édition en caractères machine de plusieurs textes (voir par exemple l'édition tifinagh du petit journal touareg amnas ihgawgawen, « le chameau bègue»).

La littérature

Sur le plan littéraire, rares sont les auteurs touaregs à avoir été édités. Le plus célèbre, Ibrahim Alkuni, a choisi la langue arabe comme mode d'expression, d'autres ont préféré le français (Alkhassan ag Baille, 1995, et plusieurs auteurs dont les manuscrits sont restés inédits). Seul Hawad, auteur d'une dizaine d'ou­vrages parus depuis 1985 (recueils de poésie, romans) rédige ses manuscrits en langue touarègue notée en tifinagh vocalisés, textes qui font ensuite l'objet d'une traduction pour publication dans diverses langues. Le dernier livre de cet auteur paru en 1995 (Buveurs de braises) a pu, pour la première fois, être produit intégralement en édition bilingue (touareg noté en tifinagh vocalisés et traduction française). L'usage intensif de cet alphabet par Hawad a donné naissance au fil du temps à une écriture cursive. Les signes à point qui exigent le détachement de la plume ont subi les plus grandes transformations, mais ce passage du script au cursif n'implique pas d'autres changements que ceux épousés naturellement par un mouvement d'écriture plus rapide, ce qui les rend tout de même compré­hensibles et facilement interprétables. D'autres initiatives de passage à une écriture cursive ont été opérées (voir Ghoubayd Alawjaly, in Claudot-Hawad 1988; Aghali-Zakara, 1993), apparemment dans une démarche plus volontariste, pour ne pas dire artificielle, dans la mesure où leurs concepteurs ne semblent pas avoir produit de textes ainsi notés.

A partir des tifinagh cursifs, enfin, Hawad a développé, dans le prolonge­ment de sa recherche poétique, une calligraphie originale, inventée «pour échapper à l'espace clos des mots ou en voiler le sens premier». Exécutées sur des supports variés (cuir, papier, bois...) avec un roseau taillé, ces pein­tures ont donné lieu à de nombreuses Tifinagh cursifs d'après Hawad.

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publications et expositions. Elles marquent le début d'une vague artistique importante qui s'est développée récemment dans tout le milieu berbère avec une peinture moderne inspirée largement par la forme des tifinagh.

A l'origine, la rénovation de l'écriture tifinagh a été impulsée par des Touaregs qui ont utilisé les ressources endogènes, puisant ou inventant des solutions à partir des pratiques d'écriture déjà en usage dans leur société. Ainsi, les milieux qui utilisaient anciennement l'arabe pour noter le touareg ont adopté les voyelles arabes tandis que d'autres créaient des signes vocaliques, à partir des semi-voyelles tifinagh, avec une logique phonétique originale. Au contraire, les scolarisés en français ont opté pour une notation en caractères latins. Ces tentatives de modernisation des tifinagh ont suscité relativement peu d'intérêt chez les universitaires et les scolarisés qui, souvent, ont taxé l'emploi de cet alphabet de passéiste, incapable de s'adapter aux exigences modernes de la communication par écrit.

Mais l'attachement populaire à l'usage des tifinagh, chargés d'une valeur affec­tive très forte, loin de s'estomper s'est confirmé, participant au rejet de la logique étatique centralisatrice. Comme l'exprime un chant touareg : « l'arabe et le français, ce n'est pas que nous ne les connaissons pas, nous ne les aimons pas, nous écrirons la page en tifinagh et ils s'effaceront» (Claudot-Hawad, 1989). Cette affirmation identitaire et le danger qu'elle peut représenter sur le plan politique ont été si bien perçus que la « normalisation » et le contrôle de cette écriture est devenu un enjeu « culturel » et politique important sur le plan national, transnational et international, au même titre que l'ont été tous les modes d'expression de la résistance touarègue à l'ordre des États (coloniaux ou postcoloniaux). Aujourd'hui, ce projet de rénova­tion de l'écriture en est venu à mobiliser à la fois les universités et les organismes d'aide humanitaire, chacun cherchant à imposer une version unique de l'alphabet, dans une belle reproduction du schéma jacobin, centralisateur et intégrationiste. Le pluralisme des systèmes de notation, pas encore unifiés par l'usage, est ferme­ment combattu. Certains, et c'est un comble, ont introduit comme solution moderne chez les Touaregs les neo-tifinagh kabyles ! Pour l'instant, aucun lien n'existe entre d'une part les utilisateurs véritables des tifinagh, qui par cette pratique même luttent pour leur autonomie culturelle et politique, et d'autre part ceux qui veulent fixer, au nom de la rationalité moderne, la forme de cet alphabet. En creux, se profile la signification politique de ces démarches, expli­quant une bonne partie des hiatus et des silences portés sur les expériences multiples et fournies de rénovation de l'écriture qui se sont développés en milieu touareg indépendamment des institutions et de leur contrôle.

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H . CLAUDOT-HAWAD

Écr i tu re (graphie a rabe )

Très tôt après la conquête arabe et l'islamisation de l'Afrique du nord, les Berbères ont utilisé l'alphabet arabe pour noter leur langue. Les sources arabes (et les rares documents qui nous sont parvenus) attestent de la diffusion de cette pratique et de sa durée. Tous les royaumes islamo-berbères du Moyen Âge - dès le milieu du VIIIe siècle - ont utilisé l'alphabet arabe pour noter le berbère : Kharéjites (Rostémides, 750-909) de Tahert et les petites communautés ibadites qui en sont issues (Mzab, Ouargla, Djerba, Djebel Nefoussa), Barghaouata du Tamesna marocain (742-1148), Almoravides (1055-1146), Almohades (1125-1269)... pour ne citer que les plus importants. Les historiens et descripteurs arabes du Maghreb mentionnent l'existence de traités juridiques (manuels de droit musul­man), textes scientifiques (médecine, pharmacopée, botanique, astronomie, généalogie et histoire) et théologiques (catéchismes et textes d'exhortation reli­gieuse) rédigés en langue berbère, et même des traductions ou adaptations du Coran en berbère (chez les Barghaouata et peut-être chez les Almohades). De toute cette production médiévale berbère écrite en caractères arabes, il ne nous est parvenu que des bribes : mots isolés, listes de noms propres, phrases isolées, fragments divers cités par les historiens arabes ou insérés dans des documents rédigés en langue arabe, comme ceux des Documents d'histoire almohade de Lévi-Provençal (XII e siècle) ou ceux intégrés dans les documents ibadites, généralement plus tardifs (Cf. Motylinski, Lewicki). Comme texte de quelque ampleur, on ne connaît guère que le manuscrit de la Mudawwanna d'Ibn Ghanem (mort en 1279),

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découvert à Zouagha en Libye par Motylinski; il s'agit d 'un manuel de droit coranique (prière, jeûne, dîme, mariage, divorce et donation).

Il y a donc bien eu, au Moyen Âge, une dynamique d'appropriation de l'écriture arabe par les Berbères, comparable à celle qui s'est produite dans les domaines turc et iranien en Asie mineure et centrale. Mais ce processus n'a manifestement pas abouti : nulle part ne s'est constituée une véritable tradition écrite du berbère en caractères arabes, stabilisée et socialement significative. Et l'essentiel de ce patri­moine scripturaire en alphabet arabe a disparu avec les formations politiques qui l'ont initié.

Pourquoi donc ce naufrage quasi général ? Sans doute faut-il y voir la consé­quence de la conjonction de plusieurs facteurs :

- D'une part, il n'existait pas à l'arrivée des Arabes, de tradition solide de l'écrit chez les Berbères, contrairement à ce qui prévalait dans le monde perse. On sait que le libyque est toujours resté une écriture aux usage très limités et qu'il n'a pas servi de support à une littérature ou à une quelconque pratique scripturaire importante.

- D'autre part, en raison de l'instabilité des formations politiques berbères du Moyen Âge, il a manqué la continuité nécessaire à la constitution définitive d'une tradition écrite.

- Enfin, l'arabisation en profondeur de l'Afrique du nord à la suite de l'arrivée de populations arabophones à partir du XIe siècle, a définitivement bloqué toute possibilité de stabilisation et de développement de ces pratiques graphiques.

Pour ce qui est des données plus récentes, modernes et contemporaines, l'usage de l'alphabet arabe pour transcrire du berbère est attestée dans toutes les régions berbérophones, mais, le plus souvent de manière sporadique et peu systématique. En fait, dès que l'on passe dans la sphère de l'écrit, c'est, depuis des siècles, presque toujours la langue arabe elle-même, qui est utilisée (ou le français depuis la colonisation française). La seule exception notable à cette règle est représentée par le domaine chleuh au Maroc ; la pratique de l'écrit berbère en alphabet arabe y est restée vivace et l'on connaît des manuscrits arabo-berbères importants (par leur taille et leur impact social et culturel) au moins depuis le XVIIe siècle. On notera que cette région correspond au berceau historique et ethnique des Almohades. Bien qu'il y ait, pour ce qui est des documents connus, un hiatus de plusieurs siècles entre cette dynastie et les premiers manuscrits chleuhs, on peut supposer une continuité de l'usage de l'alphabet arabe dans cette région.

En pays chleuh, cette pratique faisait l'objet d'un véritable enseignement forma­lisé, dans le cadre de la formation reçue et dispensée par les talebs, dans les zaouias et médersas. L'enseignement religieux lui-même se faisait partiellement en langue berbère. Et beaucoup de textes proprement littéraires (poésie) ont été fixés à l'écrit depuis des générations et circulent sous cette forme (Cf. H. Basset, 1920 ; Stroo-mer, 1992). L'essentiel de ce patrimoine écrit chleuh est d'inspiration religieuse et était destiné à fournir aux populations berbérophones une vue d'ensemble - et des outils pratiques - de la doctrine islamique : traités religieux et juridiques, poèmes d'édification religieuse comme ceux d'Awzal qui compose au début du XVIIIe siècle (Al-Hawd, L'océan des pleurs ; Cf. Luciani et Stricker)... Mais les poètes profession­nels itinérants de la société traditionnelle utilisaient également la graphie arabe pour fixer leur répertoire (Cf. Boogert & Stroomer 1993, pour des documents édités récemment). Une telle situation ne semble pas avoir existé ailleurs, où les traces d 'un écrit berbère sont toujours ténues, sporadiques et le plus souvent individuelles (aide-mémoires à usage personnel que pouvaient se constituer cer­tains lettrés par exemple).

Il conviendra cependant de ne pas exagérer l'importance de cette tradition scripturaire chleuh: parce que, d'une part elle est toujours restée l'apanage de milieux restreints, lettrés ayant, dans tous les cas, reçu une formation en langue

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arabe et de ce fait, elle n'a jamais eu une diffusion large dans la société ; d'autre part, elle fonctionne plutôt comme adjuvant, aide-mémoire à une tradition culturelle et littéraire qui reste fondamentalement orale. Sécurité, protection contre l'oubli ou les défaillances de la mémoire donc, plutôt que véritable tradi­tion littéraire écrite. Une incidence fonctionnelle très nette de ce statut de marginalité peut être décelée dans les imperfections techniques très graves de cette graphie, tant au niveau des fluctuations de la notation des voyelles, qu'en ce qui concerne la segmentation des énoncés qui est très aléatoire, voire même impensée. Cette dernière caractéristique en rend le décodage laborieux; la lec­ture atteint difficilement un niveau de fluidité satisfaisant et il s'agit, dans la pratique concrète, plutôt de décryptage et d'épellation que de lecture véritable, qui suppose une reconnaissance visuelle globale quasiment immédiate des seg­ments (on se reportera à ce sujet aux remarques très intéressantes de A. El Mountassir, 1994). Au fond, sur le plan de l'efficacité de la réception, la graphie traditionnelle arabe du chleuh est à peine plus élaborée et fonctionnelle que la tradition libyco-tifinagh...

Les écrivains contemporains chleuhs utilisent quasiment tous l'alphabet arabe pour écrire leurs œuvres (poésies, pièces de théâtre, nouvelles, textes de vulgarisa­tion, manuels grammaticaux...) : Akhiat, Moustaoui, Id Belkacem, Safi, Chafik... Mais il est difficile de considérer cette pratique comme une continuation de la graphie traditionnelle chleuh : tous les auteurs s'inspirent directement des canons graphiques de l'arabe classique, qu'ils ont appris à l'école, et non de la pratique proprement chleuh. Il y a en fait, au niveau du système de représentation, une rupture totale par rapport à celle-ci. Les graphies contemporaines arabes du tachelhit sont donc plutôt une retombée de la scolarisation moderne en arabe classique qu'une relance du vieil usage local, qui n'a pas débordé la sphère des clercs et poètes ruraux de formation traditionnelle.

Bien que les publications se soient multipliées depuis une vingtaine d'années, ces graphies actuelles sont encore assez fluctuantes et peu satisfaisantes, dans leur principe (hésitation entre la représentation phonétique et la représentation phonologique), dans la représentation des phonèmes spécifiques au berbère et, surtout, pour ce qui est du problème clef de la segmentation où les pratiques sont fort diverses. Il est manifeste que ces graphies arabes actuelles du berbère n'ont pas bénéficié de la lente maturation et de l'influence de la recherche universitaire qu'a connu pour sa part la notation usuelle en caractères latins.

Quant à l'avenir, malgré son historicité, il n'est pas acquis que la graphie arabe du berbère s'impose dans l'usage courant au Maroc puisque cette pratique est désormais vivement concurrencée, même dans le milieu chleuh (dans les associa­tions notamment), par la notation latine. On signalera qu'en Algérie, l'usage de l'alphabet arabe n'est pas totalement absent, notamment dans la production des auteurs contemporains mozabites; mais l'alphabet latin, généralisé depuis long­temps pour la graphie usuelle du kabyle, peut être considéré comme tout à fait prédominant dans ce pays.

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S. CHAKER

Le passage à l'écrit

Dans le monde berbère, le système autochtone d'écriture (libyco-berbère, tifinay) n'a pas franchi le seuil d 'un usage officiel, cependant le contact avec les civilisations scriptuaires (punique, romaine, arabe, française...) est ancien et per­manent ; il ne s'agit donc pas d'une aire culturelle d'une stricte oralité.

On ne connaît aucun texte berbère de l'Antiquité écrit en caractères phéniciens ou latins. Le premier alphabet étranger à avoir été emprunté pour noter le berbère est l'arabe. Depuis la conquête arabe, quelques régions berbérophones, essentiel­lement le Mzab et le Sud du Maroc, ont emprunté les caractères arabes pour écrire des textes berbères (qanun*, délibération de djemaa*, poèmes, textes d'exégèse, etc.). Cette utilisation de l'écriture arabe n'a cependant jamais dépassé le cercle restreint des milieux religieux et érudits.

La conquête française (notamment par le biais des travaux d'ethnographie, d'ethnologie et de linguistique) a introduit l'usage des caractères latins pour noter le berbère.

Ce très bref rappel historique permet de comprendre la diversité des systèmes graphiques utilisés aujourd'hui pour la notation du berbère ; trois alphabets se côtoient :

- les tifinaγ, bien que l'usage de cet alphabet ait très tôt disparu dans le Nord (les conquérants arabes ne semblent pas en avoir trouvé de trace vivante), il a été conservé dans l'aire touarègue, où il est aujourd'hui réactivé et développé ;

- les caractères arabes, leur utilisation s'est maintenue dans le Mzab et dans le Sud marocain. Une grande partie de la production littéraire moderne de ces régions est notée en caractères arabes ;

- les caractères latins, ils sont généralisés en Kabylie, présents au Maroc et

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dominants dans l'ensemble de la recherche universitaire à l'étranger comme au Maghreb, toutes régions confondues. Le système de notation actuellement en vigueur est, à d'infimes détails près, celui mis au point par André Basset et affiné par l'équipe du Fichier de documentation berbère.

L'usage de l'écrit, resté assez longtemps marginal, s'intensifie et prend des formes nouvelles depuis près d'un siècle. Des indices très nets permettent de parler aujourd'hui d'une appropriation active de l'écrit. Depuis les années 1970, en effet, on note :

- Une tendance à la généralisation de l'écrit en berbère. Cette appropriation récente de l'écrit touche (même si c'est à des degrés divers et quelle que soit la graphie utilisée) l'ensemble des régions berbérophones.

- La diversification des champs investis par l'écrit et c'est sans doute là un des changements les plus significatifs ; en effet, depuis le milieu des années 1940, l'écrit ne sert pas seulement à fixer des éléments de tradition orale, des contenus nouveaux sont livrés à l'écrit, amorçant une profonde dynamique au sein de la langue. Depuis les années 1970, on assiste, de manière très nette, à une abondante production littéraire écrite : traductions de textes français écrits par des maghrébins (Kateb Yacine, Mouloud Feraoun) ou d'autres œuvres d'auteurs étrangers : Brecht, Molière, Pirandello; adoption de genres littéraires nouveaux comme le roman ou les recueils de nouvelles ; regain de la production poétique écrite ; enfin, et depuis les années 1980, l'écrit s'étend à de nouveaux domaines: linguistique, essais historiques, début de production scientifique (mathématiques, botanique, informatique, etc.).

- L'impact de l'écrit sur la langue. Il s'agit là d'une des incidences les plus importantes du processus de passage à l'écrit. Cette activité de production, et non plus seulement de notation ou de transcription, dans une langue orale est porteuse d'une profonde dynamique dont les principaux aspects sont analysés infra.

Du point de vue historique, cette appropriation moderne de l'écrit, quelles que soient les formes qu'elle a pu revêtir, est indissociable des processus d'émergence de la revendication identitaire. Ce lien est très net en Kabylie, par exemple. Dans le monde berbère, aujourd'hui, s'approprier l'écrit est un enjeu vital ; le lien s'impose de lui-même: la revendication portant pour les berbérophones du Nord sur la reconnaissance du berbère comme langue nationale au même titre que l'arabe, n'aurait aucun poids et aucun sens si le berbère ne pouvait s'écrire. La situation est identique dans l'aire touarègue où la revendication induit la dimension culturelle (donc linguistique) et la dépasse.

Si l'écrit a pu, jusqu'à présent, se développer dans la mouvance militante et tout à fait en marge des structures officielles, il faut souligner que les récentes décisions prises par les pouvoirs marocain (en 1994) et algérien (en 1995) d'introduire le berbère dans le système scolaire constituent un début d'usage officiel de la langue et posent le problème du choix du système graphique à adopter entre les trois options possibles : tifinay, caractères latins, caractères arabes. Ce choix, qui n'est pas seulement technique, renvoie à des références idéologiques et politiques. Pour le moment aucun des deux pouvoirs n'a officiellement tranché en faveur de l'un des alphabets. En Algérie, le berbère a été introduit à l'Université en 1990 et des classes expérimentales ont été ouvertes depuis octobre 1995. Dans ce début d'enseigne­ment du berbère, ce sont, de fait, les caractères latins qui sont utilisés, ce qui ne signifie pas que le débat sur cette question soit définitivement clos.

Le processus d'appropriation et de généralisation de l'écrit commence à avoir des effets importants sur la langue. Pour ce qui est du kabyle, par exemple, l'analyse systématique d'un corpus de production romanesque et de presse écrite (D. Abrous, 1989, 1991) permet de reconnaître quelques tendances lourdes :

- Au niveau lexical, deux tendances sont très nettes : • le purisme : on remarque dans ces textes écrits une très grande vigilance face aux

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emprunts, que ceux-ci proviennent du français ou de l'arabe. Ces emprunts figurent en très petit nombre dans les textes analysés, ce qui relève d'une véritable épreuve de force lorsque l'on connaît la pression considérable qu'exercent ces deux langues sur le kabyle ;

• le volontarisme : au lieu d'emprunter, le kabyle moderne, depuis les années 1940 et de manière plus nette depuis les années 1970, construit des néologismes. Cette création de néologismes est allée s'accélérant au point d'aboutir, en 1980, à la publication d'un lexique berbère-français et français-berbère qui leur soit consacré (Amawal, 1980), complété depuis par d'autres lexiques spécialisés. Les néologis­mes produits en grande partie à partir de racines attestées en kabyle, touareg, chleuh etc. ont été diffusés par la radio depuis les années 1970. Dans les textes écrits (où ils sont introduits massivement), ils couvrent les champs politique, intellectuel ou de l'abstraction, en bref tous les champs qui n'étaient pas (ou qui n'étaient que très partiellement) couverts par le kabyle usuel dans son usage traditionnel.

- Au niveau syntaxique. C'est à ce niveau que les interférences avec l'arabe et surtout avec le français sont

le plus nettement perceptibles. Un indice significatif est la présence de calques syntaxiques français qui sont actuellement dominants dans l'usage écrit du kabyle.

Les élites kabyles engagées aujourd'hui dans ce processus du passage de l'écrit sont, dans leur grande majorité, de formation française et quels que soient le volontarisme ou la vigilance dont elles font preuve, le français agit sur l'écrit comme une grille sous-jacente induisant un faisceau de rapports complexes entre le lexique et la syntaxe : glissements (parfois importants) de sens, transpositions des expressions idiomatiques du français, etc.

Tous ces aspects, et d'autres moins importants, font que la langue berbère est investie aujourd'hui par l'écrit et réagit comme un véritable laboratoire.

BIBLIOGRAPHIE

ABROUS D., La production romanesque en Kabylie : une expérience de passage à l'écrit, D.E.A. de l'Université de Provence, 1989. ABROUS D., « A propos du kabyle utilisé dans la presse écrite », Études et documents berbères, n° 8, 1991. ACHAB R., La néologie lexicale berbère (1945-1995), thèse INALCO, 1994. Actes du Colloque international: «Unité et diversité du Tamazight», Ghardaïa, avril 1991. Actes de la Table Ronde : « Phonologie et notation usuelle dans le domaine berbère », INALCO, avril 1993, parus dans Études et documents berbères, n° 11, 1994. AGHALI-ZAKARA M. et DROUIN J., « Recherches sur les Tifinagh, I, Éléments graphiques, II, Eléments sociologiques». Comptes-rendus du Groupe linguistique d'études chamito-sémitiques, t. XVIII-XXIII, 1978. CADI K., « Le passage à l'écrit : de l'identité culturelle à l'enjeu social », L'identité culturelle au Maghreb. Université de Rabat, série Séminaires et Colloques n° 19, 1991. CHAKER S., Textes en linguistique berbère, CNRS, 1984. CHAKER S., « La planification en linguistique dans le domaine berbère. Une normalisation pan-berbère est-elle possible?», Tafsut (série spéciale «Études et débats»), n° 2, 1985. CHAKER S., (sous la direction de), Berbères: une identité en construction, Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n° 44, 1987. CLAUDOT-HAWAD H., Tifinagh, du burin à la plume, Paris, Dauphin, 1985.

D . ABROUS

E4. E D E Y E N

Nom berbère dérivé de édéhé : sable fin, en tamahaq. Ch. de Foucauld lui donne

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le sens de « plaine unie de sable fin ». Les auteurs du Glossaire des principaux termes géographiques et hydrogéologiques sahariens, ajoutent : « Ensemble de dunes à sommet plus ou moins arrondi ». On peut donc considérer edeyen comme l'équivalent du terme arabe erg, mais il serait plus précis : edeyen se dit lorsque les dunes sont arrondies et on réserve le terme iguidi à un ensemble de dunes dont les crêtes sont aiguës.

Au Fezzan, depuis E. Duveyrier, l'habitude a été prise par les cartographes d'appeler edeyen les deux grandes dépressions que les arabophones nomment ramla de Mourzouk et ramla d'El Oubari. Selon J. Despois, les Touaregs les désignent de préférence sous le nom d'iguidi. L'Edeyen est, le plus souvent, l'appellation réservée à la dépression de Mourzouk.

Encadré sur trois côtés par des hauteurs d'Edeyen (de Mourzouk) s'étend sur 58 000 k m 2 de vrai désert dépourvu du moindre point d'eau. Dans sa partie méridionale, entre le 13 e et le 14 e 15 degrés de longitude Est, il n'existait, dit R. Capot-Rey après sa mission de 1944, d'autre végétation que des racines desséchées de drinn que le vent était en train de déchausser et de disperser et des graines de Neurada procumbens tombées dans les creux ; ni gazelle, ni antilope ; les insectes mêmes semblaient avoir disparu ; sur 120 km il n'y avait trace d'être vivant.

Au nord-est de l'edeyen de Mourzouk s'étend le massif volcanique de Haroudj el Asoued tandis qu'à l'ouest s'étire le plateau du Messak* riche en gravures rupestres d'excellente qualité.

BIBLIOGRAPHIE

FOUCAULD Ch. de, Dictionnaire touareg-français, t. I, p. 187. CAPOT-REY R., CORNET A., BLAUDIN DE THE B., Glossaire des principaux termes géographiques et hydrogéologiques sahariens, Alger, I.R.S., 1963, p. 35 et 37. DESPOIS J., Mission scientifique au Fezzan, III, Géographie humaine, Alger, I.R.S., 1946. CAPOT-REY R., Le Sahara français, Paris, P.U.F. , 1953.

E.B.

E5. E D O U G H

L'Edough est un petit massif littoral situé à l'ouest d'Annaba (Bône), qui culmine au Kef Saba à 1 008 m. Il fait saillie sur le littoral entre deux caps bien dessinés, le Cap de Garde à l'est, qui ferme la baie d'Annaba, et le Cap de Fer qui, à l'ouest du massif, délimite le golfe de Skikda (ex Philippe ville)*.

Comme tous les massifs côtiers de l'Algérie orientale, l 'Edough est constitué d'un soubassement primaire cristallin en partie recouvert par les sédiments gréseux et parfois argileux du Numidien. Ces sédiments portent de belles forêts de chênes-lièges qui ont fait l'objet, depuis un siècle et demi, d'une intense exploitation dont les produits étaient exportés par les ports d'Annaba et de Tekouch (ex Herbillon). Les autres essences sont le chêne zéen et de rares châtaigniers dont on ne peut affirmer le caractère autochtone.

Le littoral se prête mal à la vie maritime. Malgré un tracé tourmenté, les abris y sont rares et, en dehors des deux ports extérieurs d'Annaba et de Skikda, on ne peut citer que le petit port de Tekouch (ex Herbillon) qui vit de la pêche et plus aléatoirement des exportations de lièges et granites destinés au pavage des grandes villes d'Algérie. Ces granites de l'Edough étaient exploités dès l'Antiquité.

Situé à proximité d'une ville importante, Hippo regius, future Bône, l'Edough fit l'objet, durant l'Antiquité, de citations diverses susceptibles de nous faire connaître son nom ancien. Historiens et archéologues ont proposé deux identifications : la première fut celle du Mons Pappua, ainsi nommé par Procope (Guerre des Vandales,

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II, 4, 26-28) qui nous décrit la dernière retraite du roi vandale Gélimer après qu'il eut été vaincu par Bélisaire. Ch. Courtois, favorable à cette identification, estimait que le nom de Pappua s'appliquait à la partie ouest du massif, celle qui se trouvait en Numidie puisque la frontière entre les deux provinces d'Africa (Zeugitane) et de Numidie traversait du nord au sud le massif. Or, précisément, Procope situe le mont Pappua en Numidie, ce qui avait été présenté comme un argument contre son identification avec l'Edough.

Un autre nom, donné antérieurement trois fois par saint Augustin, s'applique peut-être aussi à l'Edough ; il s'agit du Mons Giddaba que certains auteurs avaient d'abord proposé d'identifier au Chettaba*, petit massif calcaire situé au sud-ouest de Constantine. La proximité du mont Giddaba et d'Hippone apparaît clairement dans les sermons et les épîtres de saint Augustin. Il dit, en parlant de cette montagne, Giddaba noster, et la mésaventure qu'il rapporte des malheureuses femmes giddabenses, vendeuses de bois attirées en ville où elles furent séquestrées avant d'être vendues comme esclaves, prouve que ce massif boisé était tout proche d'Hippone. On retiendra donc l'hypothèse de Ch. Courtois: le mont Pappua s'identifierait à la partie ouest de l'Edough, au voisinage de l'antique Tacatua (Tekouch : Herbillon) et on peut admettre que le Giddaba en est la partie est, la plus proche d'Hippone.

Le massif de l'Edough est, comme la Petite Kabylie et la Péninsule de Collo, peuplé de Kabyles arabisés de longue date quant à la langue mais menant une vie sédentaire. Ces montagnards pratiquent un élevage de bovins qui paissent dans les clairières ouvertes dans les forêts de chênes. Les chèvres et les moutons apportaient des compléments (lait, chair et poil) à une agriculture pauvre (orge et sorgho dominant). L'habitat traditionnel était rudimentaire. Ces montagnards sédentaires ne construisaient pas de maisons en pierre comme les Kabyles, mais conservèrent longtemps le gourbi fait d'une carcasse de branchages de lentisque et d'autres arbustes colmatés d'un mortier d'argile et de bouse de vache. La couverture est en diss (spart, ligée). Ces conditions de vie traditionnelles, aujourd'hui en grande partie abandonnées, ne sont pas sans rappeler celles des Maures du Mont Pappua telles que les décrit Procope (II, 6, 10-23). Il en donne un tableau exagérément pessimiste correspondant au topos réservé aux Barbares africains.

L'exploitation du liège, produit de faible valeur, n'a pas suffi à améliorer la situation économique de l'Edough. Les carrières de granite et d'ophite de la région orientale ne participent guère au développement du massif dont l'économie reposait sur une forte émigration saisonnière lorsque les vignobles des plaines de Skikda et surtout d'Annaba étaient florissants ; aujourd'hui cette émigration tend à devenir définitive dans la banlieue de la grande cité de l'Est algérien. Le massif de l'Edough a une autre vocation qui n'a guère été exploitée depuis l'indépendance de l'Algérie : son altitude, ses belles forêts (du moins ce qu'il en reste), le relief hardi des Kef Seba et sa côte sauvage sont autant d'éléments en faveur du développement du tourisme doublé d'une petite villégiature à partir d'Annaba. Celle-ci avait favorisé la petite bourgade de Bugeaud (aujourd'hui Seraïdi) qui est la seule agglomération de l'intérieur du massif, ailleurs dominent l'habitat dispersé et des hameaux.

BIBLIOGRAPHIE

ST. AUGUSTIN, Johan. ad Parthos, 1 3 ; Sermo. 4 5 , 7 ; Epit., 10*, 6, 2.

PROCOPE, La guerre contre les Vandales, trad. D . Roques, II, 4 , 2 6 - 2 8 et 6, 1 0 - 2 3 .

DESPOIS J., L'Afrique du Nord, Paris, P.U.F., 1949 , p. 2 7 5 - 2 7 6 .

COURTOIS C , Les Vandales et l'Afrique, Paris, A.M.G., 1 9 5 5 , p. 184 .

DESANGES J. et LANCEL S., «L'apport des nouvelles lettres à la géographie historique de

Page 66: Encyclopédie Berbère Volume 17

l'Afrique antique et de l'Église d'Afrique », Les Lettres de saint Augustin découvertes par Johanes Divjak. Études augustiniennes, Paris, 1992, p. 87-99.

E.B.

E6. ÉGIDE

L'égide est une protection que porte Athéna, particulièrement sous son aspect «Promachos». Elle est constituée de la peau de la chèvre Amalthée sur laquelle Pallas a fixé la tête de Gorgone. Le nom de l'égide est manifestement dérivé de celui de la chèvre : αιξ, αιγoσ.

Hérodote (IV, 189) qui, au sujet des Auses* et des Machlyes* décrit une fête en l 'honneur de l'Athéna* libyque voisine du lac Triton, précise que l'égide dont est revêtue la déesse fut confectionnée pour la première fois en Afrique. A l'appui de cette curieuse assertion on notera que la racine pan-berbère ΓTΔ (chèvre) a de forte chance d'être effectivement à l'origine du nom grec de l'égide qui est lui-même issu du nom de la chèvre (αιξ, αιγοσ). La ressemblance avec la réalisation touarègue : éγeγd (chevreau) est particulièrement troublante. Sur le plan linguis­tique on peut émettre deux hy­pothèses explicatives : emprunt entre le berbère et le grec (dans quel sens?), ou plus probable­ment, emprunt à un même subs­trat, plus ancien.

L'origine libyenne de l'égide, affirmée par Hérodote, est à rap­procher d'un thème très répandu dans les contes berbères, celui de la jeune fille protégée par une peau de caprin (chevreau ou bouc) et/ou métamorphosée en chèvre ou en gazelle pour échap­per à la folie meurtrière ou inces­tueuse du père. Le célèbre conte kabyle Tafunast igujilen («La vache des orphelins») en fournit une des innombrables versions. Une version marocaine rapportée par le Dr Legey et par E. Laoust attribue même à la jeune fille, protégée par la seule peau de che­vreau, une naissance miracu­leuse: elle naît, comme Dionysos, de la cuisse de son père !

Le caractère protecteur de la peau (ici de mouton) est égale­ment manifeste dans les contes marocains relatifs au Cyclope* qui, eux aussi, témoignent de vieilles connexions méditerra­néennes entre les mondes grec et berbère. Statue d'Athéna portant l'égide

Page 67: Encyclopédie Berbère Volume 17

Athéna déployant l'égide au cours du combat contre le géant Encelade. Amphore de la

Bibliothèque nationale

BIBLIOGRAPHIE

Voir, Encyclopédie berbère, Athéna, VII A 309 ; Chèvre, XIII C 5 ; Cyclope, XIV, C 114. GSELL S., Hérodote. Textes relatifs à l'Afrique du Nord, Alger, Jourdan, 1916. GSELL S., Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, t. I, p. 253. LEGEY Dr., Contes et légendes populaires du Maroc recueillis à Marrakech, Paris, Leroux, 1926. LAOUST E., Contes berbères du Maroc, Paris, Larose, 1959, conte n° XCVI. RIBINCHI S., « Athena libica e la Partenoi del lago Tritonis (Herodote IV, 180)», Studi storico religiosi, II, 1978, p. 39-60. CAMPS G , « Pour une lecture naïve d'Hé­rodote. Les récits libyens (IV, 168-199) », Histoire de l'Historiographie, 7, 1985, p. 38-59. CHAKER S., «Linguistique et Préhistoire. Autour de quelques noms d'animaux domestiques en berbère», L'Homme méditerranéen. Mélanges offerts à G.

Camps. Univ. de Provence, LAPMO, 1995, p. 259-264.

G . CAMPS ET S . CHAKER

E7. ÉGLISE (voir B42 Basilique, E .B. , IX, p . 1371-1377)

T o p o n y m i e

Le mot latin qui désigne l'église a laissé une postérité dans la toponymie actuelle du Maghreb, à la fois dans les régions berbérophones et dans celles où l'arabisation a recouvert les dénominations antiques. Pour les premières, c'est bien à ecclesia qu'il faut rapporter les noms de lieux comme Henchir Tagliz, Henchir Taglissi en Tripolitaine, Henchir Tarlist auprès de Zraia ou Taglisiya dans le royaume rosté-mide, en Algérie centrale et occidentale. Il n'est pas impossible que le toponyme Tarreglach dérive de Turris ecclesiae. Dans les régions arabophones, la forme la plus fréquente est Knissia (attesté au sud de Sousse), au pluriel Kneiss : c'est sous ce dernier nom que sont connues les îles de la côte orientale de la Tunisie où s'était élevé le monastère de S. Fulgence de Ruspe. On notera que de tels toponymes sont dérivés des ethniques utilisés aujourd'hui comme patronymes (Taghlissia, Knissi).

J.M. LASSÈRE

E8. ÉGORGEMENT

Toute mise à mort d 'un animal, chez les Musulmans, est considérée comme un sacrifice, même si elle est commandée par un simple besoin alimentaire. Cette mise à mort répond à des prescriptions fort anciennes, antérieures à l'Islam. Au Magh­reb, certaines gravures rupestres préhistoriques représentent des scènes qu'il est difficile d'interpréter autrement que comme la préparation d'un sacrifice (voir Bélier à sphéroïde*, E.B., IX, B 54, p. 1 417-1 433).

Page 68: Encyclopédie Berbère Volume 17

« L'égorgement est l'acte le plus agréable à Dieu, aux saints, aux jnun, et en définitive aux hommes qui, en consommant la victime, satisfont les besoins de l'âme et du corps. Mais le sang n'appartient pas à l 'homme : vecteur de vie, il revient au créateur de la vie, c'est pourquoi la consommation de sang et de toutes choses sanglantes est interdite. Toutes les victimes sont immolées au nom de Dieu, même quand elles ne sont pas directement vouées... Le sang introduira toute nouvelle chose au monde, maison, tambour, aire à grain, enfant, nouveau cou­ple...» (D. Champault, 1969, p . 400).

Tous les animaux qui ont du sang visible : mammifères, oiseaux, reptiles ne peuvent être mis à mort que par égorgement, et dans la mesure du possible, après avoir été purifiés par ablution (bouche, oreille, anus, extrémité des pattes) réelle ou simulée si l'eau fait défaut. A Tabelbala (Saoura) ces ablutions sont remplacées par l'application d'un mélange de sel et de piment doux dans les narines, l'oreille et l'œil droits.

Les bêtes sacrifiées doivent l'être au nom de Dieu, chez la plupart des fidèles ont se contente de prononcer «Bismillah», formulation jugée suffisante puisqu'elle place le geste accompli sous le regard de Dieu. L'animal, le plus souvent un bélier ou un bouc, doit être maintenu à terre en direction de la qibla. Un aide tient les pattes pour l'immobiliser pendant l'égorgement. Il est recommandé que celui-ci se fasse d'un seul geste, sans reprise, aussi le couteau du sacrifice est-il toujours parfaitement aiguisé et tranchant comme un rasoir. En ville, il est fréquent qu'un couteau soit réservé à l'égorgement ; il sert alors pour tous les sacrifices opérés dans la maison à l'occasion d'une naissance, d'une circoncision ou de l'Aïd el-Kebir. Ce couteau porte le nom significatif de couteau de l'égorgement. La victime ayant le cou tranché haut, juste sous les maxillaires, le sacrificateur et son aide se reculent afin de la laisser libre de ses mouvements pendant son agonie.

Lorsqu'on inaugure une maison, il est d'usage de sacrifier sur le seuil de la nouvelle demeure un coq ou un mouton et il est préférable que l'immolation soit faite par le maître de maison, mais si celui-ci ne se sent pas en état de sacrifier correctement ou s'il ne peut supporter la vue du sang, il s'adresse à un boucher qui est un sacrificateur de profession ou à un parent ou à un serviteur. Lorsque le sang jaillit de la gorge tranchée, le sacrificateur trempe sa main dans la blessure et l'applique, grande ouverte et les doigts écartés, à droite de la porte et sur le linteau.

L'égorgement d'un plus gros bétail, taureau ou chameau, obéit aux mêmes prescriptions mais ces animaux sont entravés. Pour sacrifier un chameau, trois hommes au moins sont requis: ils ficellent les pattes antérieures au niveau du genou ; les pattes arrières sont également entravées par les aides qui tirent la tête de la victime vers l'arrière pour la maintenir contre la bosse. La bête étant orientée à l'Est, le sacrificateur ne donne qu 'un coup de couteau qui tranche la carotide d'où s'échappe immédiatement un flot de sang.

Le sacrifice d'une volaille, un coq de préférence, se fait également face à l'Est, mais la technique est différente; la blessure est réduite en longueur et le sang s'écoule plus lentement ; le volatile est lancé en avant, il se roule sur le sol dans son sang avant de mourir. En plusieurs régions, et particulièrement au Sahara occi­dental, le sacrifice du coq est valorisé par la certitude que le jour de la mort il transportera l'âme du croyant.

BIBLIOGRAPHIE

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Page 69: Encyclopédie Berbère Volume 17

CHAMPAULT F.-D., Une oasis du Sahara nord-occidental, Tabelbala, Paris, C.N.R.S. , 1969.

C. AGABI

E9. EHEN (pl. ihanan)

Ce terme touareg pourrait être traduit en français par l'appellation de « maison » qui sert à désigner à la fois l'habitation (sans préjuger du type de logement qu'elle constitue), son aménagement intérieur, les personnes qui y vivent et enfin la descendance ou la lignée d'un individu.

En touareg, éhen renvoie bien sûr à la tente* en cuir ou en natte qui forme l'habitation la plus courante chez les nomades, mais s'applique également aux autres formes d'habitat lorsque le discours fait référence au « chez-soi ».

Pour un nomade, le cœur de l'espace habité et civilisé par opposition au

Tente touarègue du Gourma : eseber et vélum de cuir

monde non domestiqué et sauvage qu'il aura à affronter est d'abord sa tente, c'est-à-dire la tente où il il est né, celle de sa mère. En effet, dans la plupart des groupes touaregs, la règle de filiation est matrilinéaire et les enfants sont ratta­chés à la lignée de leur mère. Dans ce contexte, la tente est un bien féminin, constitué au moment du mariage. Chaque nouvelle tente doit comprendre au moins quelques éléments de la tente maternelle. De cette manière se trouve prolongé symboliquement l'abri originel qui permit d'«être» aux ancêtres de la famille car, suivant la cosmogonie touarègue*, aucun être, aucun objet ne saurait exister sans la protection d'un abri.

Le terme éhen s'utilise également pour désigner métaphoriquement l'«épouse», détentrice de la tente qui abrite le couple. Refuge temporaire pour l 'homme cette fois puisqu'en cas de divorce ou de veuvage, il perdra simultanément épouse et logis. Au contraire, la femme ne « sort » jamais de l'abri ; elle se confond quelquefois avec lui. Et si elle se marie à l'extérieur de son clan (appelé tawsit et conçu comme

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un groupe de descendance unilinéaire), elle va créer une véritable enclave territo­riale dans le campement de son mari en y installant sa tente qui, certes, lui appartient en propre mais représente également sa lignée toute entière.

L'un des principes chers à la société touarègue est celui de l'autonomie écono­mique de la femme qui, en général (à l'exception des suzerains Iwellemmeden), arrive chez ses alliés munie non seulement de sa tente et de tous les ustensiles domestiques nécessaires, mais aussi de troupeaux, de biens, de serviteurs en nombre suffisant pour la faire vivre tout à fait indépendamment de son époux si elle le désire (Claudot-Hawad et Hawad, 1987 ; Worley, 1991). L'indépendance de cette femme par rapport à ses alliés garantit en même temps l'indépendance de la lignée qu'elle représente.

Enfin, éhen désigne la famille utérine descendant de cette ancêtre « mère » qui fonda l'abri et assura ainsi le devenir de sa lignée. Le nom de l'ancêtre légendaire des Kel Ahaggar, Ti-n-Hinan, est dans ce sens souvent interprété comme une altération de l'expression poétique de ti n (i)hanan, qui signifie littéralement « celles des tentes » et sert à désigner les femmes du campement, c'est-à-dire le cœur de la matrilignée.

Éhen s'applique plus particulièrement à l'ensemble des femmes qui constituent ce noyau matriliénaire de la parenté, axe suivant lequel sont transmis des droits ou des biens inaliénables qui, de la même façon que l'abri, vont assurer la survie de la communauté. Le terme équivaut également dans ce sens à ébawél ou ébategh, qui peuvent dénommer l'abri que constitue la famille utérine, s'appliquant aussi à l'ancêtre féminine matrilinéaire et enfin à la tente qui, transmise de mère en fille, marque la continuité de la famille.

En fait, chaque fois qu'une fille de la parenté se marie, c'est-à-dire chaque fois qu'une nouvelle tente s'établit, une part des biens de la « grande tente » ou « tente mère» lui est attribuée pour qu'elle puisse survivre. Mais cette cession est tempo­raire, car le jour où le mariage est dénoué par divorce ou veuvage, la femme, sa tente et les biens qui lui permettent de jouer le rôle d'abri, reviendront à leur point de départ, devenant un abri dans l'abri (H. Claudot-Hawad et Hawad, 1987).

Ainsi, la société peut être vue comme un emboîtement infini de tentes où, à chaque palier, l'aîné(e) du cercle de parenté est censé jouer le rôle du pilier central qui soutient le velum, entouré et assisté par les piquets latéraux. Comme les unités sociales qui la composent également, la société toute entière peut être dénommée éhen n ma, « tente de la mère » tandis que les relations de rivalité entre pairs, qui caractérisent les membres des tentes de rang égal, se rendent dans le sud-ouest du pays touareg par le terme ehennemu (correspondant ailleurs à tamanjaq ou taman-haq), mot qui serait composé à partir de éhen n maw, « tente des mères ». Cette grille de lecture s'applique également, dans son acception pyramidale, aux relations qui lient suzerains et tributaires et se projette dans la distribution des différents groupements sur le territoire politique des confédérations, considéré comme bâti à l'image d'une tente (Claudot-Hawad et Hawad, 1986).

BIBLIOGRAPHIE

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Page 71: Encyclopédie Berbère Volume 17

Structure de la tente touarègue d'après M. Reygasse

FOUCAULD Ch. de, CALASSANTI-MOTYLINSKI A. de, Textes touaregs enprose, Éd. critique avec traduction par S. Chaker, H . Claudot et M. Gast, Édisud, 1984, textes 1 et 2. LHOTE H. , Cornent campent les Touaregs, J. Susse, Paris, 1947, 270 p. NICOLAS F . , «Les industries de protection chez les Twareg de l'Azawagh», Hespéris, 1938, p. 1-42. WORLEY B., Women's war drum, Women's wealth: The social construction of female autonomy and social prestige among Kel Fadey Twareg pastoral nomads, Ph. D. Thesis, Columbia Univ., New York, 1991, 482 p.

HÉLÈNE CLAUDOT-HAWAD.

Tente de nattes de l'Aïr. Photo H. Claudot-Hawad

Page 72: Encyclopédie Berbère Volume 17

Ehen n-Fatima (« Tente de Fatima »)

Les Touaregs de l'Ahaggar désignent par cette expression une variété assez commune de monuments en pierres sèches que les archéologues ont nommée « monument en fer à cheval » bien que leur plan ne dessine pas toujours cette figure. En fait, il existe deux sortes d'ehen n-Fatima. Dans la première le corps principal décrit un demi ou trois-quart de cercle ; l'interruption étant située dans le secteur est. C 'es t en face de cette ouverture que se dresse une ligne d'autels* turriformes en pierres sèches identiques à ceux qui accompagnent certains idebnan (voir adebni*).

Différents types de « Ehen n-Fatima », d'après le Dr Pervès

«Tentes de Fatima» à éléments coudés de l'oued Ouahen à Tiffert (Ahaggar), relevé G. Camps

Page 73: Encyclopédie Berbère Volume 17

Il est exceptionnel qu'il n'y ait qu 'un seul autel : dans la majorité des cas, ces annexes sont au nombre de quatre. L'autre type de « tente de Fatima » est constitué d'un corps coudé à angle droit sur trois côtés, également ouvert à l'est et cette ouverture est soulignée, comme dans le premier type, par une ligne d'autels ou par une annexe rectangulaire qui peut enclore des autels. Seul le premier type de « tente de Fatima » mérite le nom de « fer à cheval » ; aussi pour éviter toute confusion, il serait préférable de bannir cette dénomination ou, si on la conserve pour le premier type, de réserver au deuxième type le nom de monument coudé, Ehen n-Fatima étant le nom général réservé à ces deux variétés de monuments très proches l'une de l'autre. Il importe de remarquer, toutefois, que ces deux types, de conception identique, ne connaissent pas de forme intermédiaire et sont exclusifs l'un de l'autre ; à ma connaissance, ces deux variétés ne sont jamais associées sur le même site.

Les ehen n-Fatima sont généralement isolés, mais on les trouve parfois associés par paire. Dans l'oued Ouahin (région de Tiffert, Ahaggar), à 80 m de distance subsistent deux paires de ces monuments coudés. Deux d'entre eux présentent une anomalie ; l'un a subi une interruption de la construction à l'angle sud et sur un autre un seul autel fut élevé mais il est situé à l'extrémité nord d'une annexe rectangulaire qui généralement remplace les autels.

L'architecture de ces monuments est très simple. Ils ne présentent qu'une très faible élévation et sont plus dessinés sur le sol que véritablement construits. Suivant les régions, ils sont constitués d'un double cordon de galets ou de fragments de dalles de basalte plantés en deux lignes sur le sol ; dans les deux cas un remplissage de gravier ou de petites pierres et de sable a été versé entre les parois.

Les rares fouilles pratiquées dans ces monuments (Reygasse à Abalessa, G . Camps à In Eker) n'ont donné aucun résultat.

Les «Tentes de Fatima» sont assez fréquentes dans l'Ahaggar et ses annexes (Tassili n'Ajjer, Tidikelt, Adrar Ahnet, Adrar Tiouiyne...), ces monuments parais­sent plus rares dans les autres massifs du Sahara central et méridional (Aïr, Adrar des Ifoghas) ; il n 'en a pas été signalé au Tibesti ni en Mauritanie. Leur aire de répartition correspond assez exactement à celle des groupes touaregs actuels.

Certainement antéislamiques (malgré l'allusion à la fille du Prophète), ces monuments ne sont pas oblitérés par d'autres comme cela arrive assez fréquem­ment chez ceux « en trou de serrure », ainsi que les croissants et certaines bazinas, aussi ne doivent-ils pas remonter à des temps très reculés.

BIBLIOGRAPHIE

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G . CAMPS

E10. ELAEŌNES

Situés par Ptolémée (IV, 3, 6, Müller, p. 638-639) « sous » les Cinyphii*, c'est-à-dire au sud de ceux-ci, dont le nom est en rapport avec celui du Cinyps* (ouadi Caam), les Elaeônes n'en semblent pas moins dans l'énumération de Ptolémée, tout comme les Cinyphii, plus orientaux que le Cinyps et les Samamukii* ou Sumukii. Or ces derniers doivent être identifiés aux Zamucii, dont le nom se lit sur une borne trouvée dans une région beaucoup plus orientale que celle du Cinyps, non loin de Sirte (IRT, 854).

Les Elaeônes (var. Eleiônes, Eleônes), à condition que l'on admette la dispari­tion d'une aspirée initiale (psilose), qui aurait noté en grec une spirale originelle (cf. Habrotonon ou Abrotonon en face de Sabrat(h)a*), et la présence d'un suffixe

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d'ethnique -ônes (cf. Aphrikerōnes*, Macrones en face de Macares*, Erebeidônes dans un manuscrit de Ptolémée au lieu d'Erebidae*), pourraient être hypothéti-quement rapprochés des Seli*, qui occupaient la région de Macomades (Sirte/Mersa Zaafràn) à partir du fleuve Be (ouadi Baï), cf. Tab. Peut., VII, 5.

J . DESANGES

E11. ELASSOLITHIQUE

Qualificatif s'appliquant à un groupe d'industries microlithiques de l'Afrique du Nord, caractérisées par la taille «ultramicrolithique» ou le «nanisme» de leurs lamelles et de leurs microlithiques géométriques (croissants, triangles, trapèzes). Ce caractère fut signalé pour la première fois dans les gisements d'Algérie occi­dentale, à Columnata*, au Kef el-Kerem, à Bou Aïchem (Kristel) puis dans certains gisements d'Algérie orientale : El Hamel, Koudiat Kifen Lahda. Des caractères élassolithiques sont décelables aussi au Maroc (le Kheneg Kenadsa à Tendrara), dans le Bas Sahara (Zaccar) et jusqu'en Egypte dans l'Arkinien.

Industrie élassolithique de Koudiat Kifen Lahda (fouilles C. Roubet)

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Situation chronologique des industries de caractère élassolithique

L'élassolithique n'est donc pas une industrie ou une culture mais un caractère « ultramicrolithique » qui apparaît dans certains ensembles postérieurs à l'Ibéro-maurusien* et antérieurs au Capsien supérieur*. Plusieurs stratigraphies confir­ment cette position. C'est particulièrement clair à Columnata où le Columnatien*, qui se situe après un Ibéromaurusien évolué et antérieurement à un Capsien supérieur local, présente un élassolithisme marqué, vers 6 000 BC (datation C 14 non calibrée). Dans la même région, les caractères élassolithiques, associés à d'abondants microburins, se retrouvent dans le gisement du Cubitus (Torrich). Une autre industrie de la région de Tiaret, nettement distincte et du Columnatien et du Capsien supérieur, possède également des microlithes de très petite taille, qui avaient échappé aux premiers chercheurs dont l'attention avait été retenue par l'abondance des grattoirs, a été nommée Kérémien. Une autre industrie épipaléoli-thique d'Oranie, le Kristélien de Bou Aïchem, proche du Kérémien est remar­quable, elle aussi, par la petite taille de son outillage.

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Le caractère élassolithique est bien plus net dans l'industrie précapsienne du Koudiat Kifen Lahda (région d'Aïn Mlila), pour qui fut spécialement créé ce terme. La stratigraphie de ce gisement révèle que l'industrie élassolithique locale se manifeste antérieurement à deux niveaux du Capsien supérieur et daterait, selon le C 14, de 6500-6300 BC. Une industrie analogue avait été reconnue à El Hamel, postérieurement à deux niveaux ibéromaurusiens, ce qui confirme, comme à Columnata, la position précapsienne des industries épipaléolithiques de caractère élassolithique du Maghreb.

Cette tendance ultramicrolithique, qui affecte plusieurs industries nord-africai­nes avant l'épanouissement du Capsien supérieur, répète ce qui s'était passé un millénaire plus tôt en Provence dans les industries épipaléolithiques plus ou moins parentes du Sauveterrien (Montadien).

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G . CAMPS

E12. ÉLÉPHANT

Le Maghreb et le Sahara ont connu depuis le Tertiaire plusieurs espèces de Proboscidiens dont la systématique fut revue par C. Arambourg puis Y. Coppens. Un mastodonte, Anancus Osiris Aramb. a été reconnu dans les formations villa-franchiennes (Aïn Boucherit). Plus tard, alors que des Anthropiens taillaient les « sphéroïdes à facettes » de l'Aïn Hanech, un éléphant de très grande taille (Elephas Recki) et un autre, qui est à l'origine des éléphants africains actuels (Loxodonta africanava) fréquentaient les berges du lac setifien, dont le comblement n'était pas encore achevé.

Les Loxodontes (Loxodonta atlantica, L.iolensis, puis L.africana actuel) sont les éléphants africains aux défenses développées, aux grandes oreilles et aux molaires constituées d'un petit nombre de lames de section losangique, d'où leur nom. La silhouette du dos est très caractéristique avec son ensellement marqué en arrière de la tête, alors que l'éléphant d'Asie a le dos régulièrement convexe. Parmi les éléphants d'Afrique, L. Joleaud distinguait un « éléphant gétule » qu'il avait nommé Loxodon africanus berbericus, mais il ne s'agit ni d'une espèce ni même d'une sous-espèce. L'aire de distribution de cette variété semble s'être étendue, à l'Holocène, depuis les rives de l'Atlantique jusqu'en Abyssinie et Somalie. Ses caractères spécifiques ne permettent pas de la distinguer du Loxodonta africana sauf en ce qui concerne la taille réduite qui reflète un biotope nettement moins favorable que celui de l'Afrique tropicale. D'après A. Jeanin, il subsistait encore en Mauritanie, vers 1935, une centaine d'individus de ce type d'éléphants dont il fixait ainsi les caractères : animaux de petite taille, hauteur au garrot : 2,40 m en moyenne, défenses réduites. Ces bêtes,

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qui vivent à une latitude qui dépasse 17° de latitude nord, remontent jusqu'aux confins du désert. Ces éléphants doivent constituer une faune résiduelle et s'appa­rentent aux animaux que capturaient les Carthaginois ; on sait que ceux-ci étaient de taille médiocre, nettement inférieur à celle des éléphants d'Asie. Dans un contexte climatique comparable vit, en Somalie, un éléphant de petite taille (2,50 m en moyenne) décrit par Lydecker. Il ne se différencie de l'éléphant gétule de Joleaud que par une robe plus foncée. Ces éléphants de la Corne d'Afrique furent recherchés et capturés par les Lagides qui s'en servirent dans leurs armées. Ptolémée II établit sur la mer Rouge une base, spécialisée dans la capture et le transport des probosci-diens ; elle reçut le nom de Ptolemaïs des Chasses.

Il existe aujourd'hui encore quelques familles d'éléphants dans le Gourma et dans le Torgâmâ en zone sahélienne berbérophone. Les Touaregs appellent l 'éléphant: ilu (pl. iluten).

Les preuves de l'existence très ancienne d'un éléphant spécifique de la Berbérie ne manquent pas. On les trouve d'abord dans le très riche bestiaire de l'art rupestre préhistorique, dans l'examen des documents ostéologiques des gisements de la même époque, dans l'iconographie de l'Antiquité (mosaïques et monnaies) et enfin dans les textes des auteurs grecs et latins.

Gravures rupestres préhistoriques

L'éléphant est fréquemment représenté dans les gravures de l'Atlas et du Sahara central. Il apparaît dès la phase la plus ancienne (grand style naturaliste) qui le représente avec une précision remarquable. On reconnaît la petitesse des défenses, l'envergure considérable des oreilles, l'ensellure du dos, la queue garnie d'une touffe de poils ; et même parfois les deux appendices digités de la trompe. Parmi de nombreuses œuvres de grande qualité il est une scène d'un intérêt majeur celle de l'Aïn Sfissifa (Djebel Amour) qui représente une femelle protégeant son éléphan-teau menacé par une panthère. Le plus souvent l'éléphant est figuré isolé, mais il peut être groupé en un défilé de bêtes adultes (Roger Carmillé). Dans l'Acacus et le Messac (Fezzan) il est plusieurs fois représenté en train de déféquer et les hommes qui le suivent semblent être intéressés par le produit. On ne reconnaît aucune différence entre les éléphants figurés dans l'Atlas et ceux des massifs centraux sahariens ; il s'agit bien de la même variété qui sera représentée avec moins de détail et d'une manière plus schématique aux époques récentes, en compagnie d'une faune mieux adaptée aux conditions climatiques arides : oryx, girafes, mouflons, gazelles. Gravés ou peints (Kef Fenteria) les éléphants continuèrent à être repré­sentés jusqu'à la fin du Néolithique et sans doute encore aux époques protohisto­riques puisque cet animal ne disparut du Maghreb qu'à l'époque romaine.

Documents ostéologiques

Les collections ostéologiques d'origine nord-africaine et saharienne renferment de nombreux restes d'éléphants ; ce sont, par ordre de fréquence, des molaires, des tibias et les fémurs essentiellement d'adultes. Le volume relativement réduit de ces os sont ceux d'animaux de petite taille. Au Maroc, l'éléphant a été reconnu dans une trentaine de sites ; en Algérie, les trouvailles les plus nombreuses se situent dans le Sahel d'Alger. Présent dans les gisements capsiens (Khanguet el-Hadjar), l'éléphant a été reconnu dans des gisements néolithiques (Fort-de-l'eau, Adrar Gueldaman, Bou Zabouine...) et dans les alluvions récentes (Oued Bou-Kourdane, Oued Kniss, Oued Sanhadja, oued Nador...)

Iconographie antique

Les plus anciennes représentations d'âge historique de l'éléphant d'Afrique le sont sur les monnaies. Un type monétaire attribué aux Barcides et frappé en Espagne représente un éléphant de petite taille, à en juger par celle de son cornac ;

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Éléphant gravé de l'Oued Djerat. Cet animal présente tous les caractères de l'éléphant d'Afrique : grandes oreilles, garrot marqué, tête bosselée, trompe annelée. Relevé H. Lhote

Éléphant gravé de l'Oued Djerat. Cet animal présente tous les caractères de l'éléphant d'Afrique : grandes oreilles, garrot marqué, tête bosselée, trompe annelée. Relevé H. Lhote les grandes oreilles, les défenses courtes, l'ensellure dorsale sont celles du loxo-donte «berbère». Une monnaie contemporaine, portant le nom de Massinissa (Mazard, 17) présente une difficulté car la petitesse des oreilles est celle d'un éléphant d'Asie, mais la ligne du dos est bien caractéristique d'un loxodonta. Les autres représentations, sur des monnaies attribuées à tort à Jugurtha (Mazard, 73 à 75) ou émises par Juba I e r (Mazard, 135-139) et Ptolémée (Mazard, 403-405), donnent une image correcte de l'éléphant africain. C'est l'époque où se répand la figure symbolique de l'Africa coiffée de la dépouille d'une tête d'éléphant, la proboscis. Ce motif demeurera inchangé jusqu'à la fin de l'Antiquité.

L'éléphant sera aussi un thème iconographique assez fréquent dans les pave­ments de mosaïques. Il sera généralement représenté avec réalisme depuis Volubilis (mosaïque d'Orphée) jusqu'à Oudna qui présente la plus belle figure de cet animal. Les belles mosaïques de la villa Casale, à Piazza Armerina (Sicile) figurent deux fois l'éléphant, mais l'une le représente affronté à un tigre au pied de l'Inde, et la petitesse des oreilles confirme son origine asiatique, tandis que l'autre, aux oreilles largement étendues, est manifestement un éléphant africain comme tous les animaux qui l'accompagnent sur ce pavement dit de la Grande Chasse. Il est, sans doute, en partie apprivoisé puisqu'il semble avancer sans appréhension sur la passerelle qui le conduit au navire ; une simple chaîne fixée à sa patte avant droite suffit à le guider dans son embarquement. L'un et l'autre éléphant ont le corps entièrement couvert d'un réseau de losanges d'un curieux effet; il s'agit d'un procédé pour figurer les rides et les rugosités de la peau. La littérature antique

On souhaiterait trouver dans la littérature grecque ou latine des précisions sur les éléphants au moins aussi valables que celles données par les gravures préhistori­ques ; ce n'est pas le cas, en revanche on dispose de plusieurs informations sur la répartition de cet animal chez les Libyens. Hérodote (IV, 191) le mentionne depuis les régions voisines du Nil jusqu'à l'ouest du Triton (Djerid). Le Périple d 'Hannon signale la présence d'éléphants dans les plaines atlantiques du Maroc, ce que

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Troupe d'éléphants de l'Oued Djerat. Relevé H. Lhote

confirmera, plusieurs siècles plus tard, Pline l'Ancien (V, 15, 18). Parmi les auteurs grecs, Aristote, Polybe, Strabon, Appien, Elien confirment la présence en grand nombre des éléphants, particulièrement dans les régions occidentales de la Mau-rusie (Mauritanie). Juba II semble avoir été la source principale d'Elien, il avait certainement collationné tout ce que l'érudition de son siècle savait sur les élé­phants, il s'y ajoutait sûrement des informations directes obtenues auprès des chasseurs de son royaume, telles que les curieux procédés pour les capturer. Il faisait connaître aussi les sentiments religieux attribués aux éléphants qui étaient censés adorer le soleil levant en brandissant des palmes, action qui figure sur une monnaie de Bocchus le Jeune (Mazard, 119).

L'éléphant de guerre

L'éléphant d'Asie fut le premier à connaître la captivité puis le dressage. C'est vraisemblablement sur les bords de l'Indus et du Gange qu'il apprit à combattre. Sur le Continent africain, seuls les Libyens et les Abyssins apprirent à capturer et à dresser l'éléphant pour le combat, mais dans ces deux cas les Africains ne firent qu'imiter les Orientaux. Au Maghreb, il est certain que les Numides avaient été à l'école de Carthage qui, au début, avait sans doute fait venir des bêtes de Syrie avec leurs cornacs. Ce faisant, les Carthaginois agissaient comme les successeurs d'Alexandre, Séleucides et Lagides, qui s'approvisionnaient en Inde et répandaient dans le monde méditerranéen l'usage de l'éléphant de guerre. En Égypte, alors que Ptolémée I e r Soter avait utilisé des éléphants indiens capturés lors de combat contre les autres Diadoques, Ptolémée II Philadelphe fut le premier souverain lagide à s'intéresser aux éléphants africains. A la voie traditionnelle de pénétration vers

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Monnaie de Massinissa (Cabinet des médailles, Paris)

Monnaie émise en Sicile et attribuée à tort à Jugurtha (Cabinet des médailles, Paris)

l'Afrique intérieure riche en éléphants qu'était le cours du Nil (ce que prouvent, entre autres, les graffiti tracés sur la jambe de l'un des colosses d'Abou Simbel par un cornac et des chasseurs d'éléphants), Ptolé­mée Philadelphe préféra la voie maritime, le long des côtes de la Troglodytique ; c'est dans cette intention que fut fondée Ptolémaïs des Chasses.

Les premières mentions d'éléphants en Occident ne sont pas antérieures à l'expédition de Pyrrhus en Grande Grèce et en Sicile. En 279, à la bataille d'Héraclée, ses éléphants semèrent la panique parmi les légionnaires romains. L'animal était si mal connu qu'il fut longtemps désigné sous l'appellation bizarre de «bœuf de Lucanie ». Cependant, dès cette époque, il fut représenté sur des plats surpeints du Latium avec suffisamment de fidélité pour qu'on puisse aisément reconnaître un éléphant d'Asie.

Prenant exemple sur les Lagides, les Carthaginois utilisèrent dans leurs armées des éléphants africains qui abondaient dans de vastes régions guère éloignées de leur territoire. Pour dresser leurs premiers éléphants, les Carthaginois firent appel à des cornacs orientaux, peut-être même à de vrais Indiens (Polybe, I, 40, 15 et III, 46, 7) mais ce nom finit par désigner la fonction, quelle que fut l'origine de la personne. Il est vraisemblable aussi que très rapidement les Libyens, Numides ou Maures, déjà habitués aux éléphants qu'ils chassaient dans leur pays, acquirent la qualification suffisante pour conduire ces bêtes au combat.

L'utilisation d'éléphants de guerre par les Carthaginois ne semble pas antérieure à la Première guerre punique ; on les voit charger en Sicile pour dégager Akragas (Agrigente) et, en Afrique, provoquer la débandade des légions de Regulus. Contrairement aux éléphants indiens, plus grands et plus puissants, leurs congé­nères d'Afrique des armées puniques et numides semblent n'avoir jamais porté de tour, certains, en revanche, étaient cuirassés, ce qui rendait leur charge encore plus efficace. Ces animaux, dont l'action principale était d'opérer la rupture des lignes ennemies, assurèrent de nombreuses victoires aux Carthaginois. S. Gsell cite l'écrasement de Regulus, les succès contre les Mercenaires révoltés, la bataille du Tage et même celle de la Trébie. On comprend que Carthage ait eu en permanence plusieurs centaines d'éléphants dressés au combat. Si on en croit Appien (Lib. 95),

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des écuries aménagées dans l'enceinte de la ville pouvaient abriter 300 de ces pachydermes. Les soigneurs des éléphants étaient logés sur place, afin de pouvoir exercer une surveillance de tous les instants.

Les rois numides et maures eurent très tôt, à l'imitation de Carthage, leurs éléphants de guerre. On sait que Jugurtha perdit en un seul combat 40 de ces animaux et qu'au milieu du I e r siècle av. J . - C , Juba I e r en possédait un nombre suffisant pour en livrer 140 à ses alliés Pompéiens. Ce fut la dernière mention d'éléphants de combat en Afrique. Il est vrai qu'ils avaient d'autres fonctions, celle de monture de parade voire celle d'exécuteur des hautes œuvres comme l'éléphant dressé à cet usage que possédait Bocchus (De viris illustribus, 66). Rome s'adressa plusieurs fois à ces clients africains pour obtenir des éléphants de combat. Polybe nous apprend qu'il accompagna Scipion Emilien qui se rendait dans cette intention à la cour de Massinissa. Nous avons vu que, un siècle plus tard, Juba I e r rendit le même service à ces alliés Pompéiens, mais l'ère de l'éléphant de combat se terminait. Cet auxiliaire ne possédait pas que des qualités et son efficacité n'était réelle que lorsque, par sa seule présence ou charge aveugle, il semait la terreur aussi bien chez les fantassins que chez les cavaliers ennemis. Les stratèges, tel Scipion à Zama, avaient trouvé des ripostes appropriées aux charges des éléphants en organisant des lignes souples qui s'ouvraient sur de longs couloirs où la charge se perdait, tandis qu'intervenaient des troupes spéciales entraînées à l'attaque et à la mise à mort des éléphants. Il arrivait aussi qu'en pleine charge, l'éléphant, affolé par les flèches, les javelots et plus encore, peut-être, par les clameurs, fasse demi-tour et s'en prenne aux troupes amies. Tite-Live nous apprend qu'Asdrubal, le frère d'Annibal, mit au point un moyen infaillible pour éviter cette panique : les cornacs furent munis d'un maillet et d'un ciseau qui, au moment voulu, était enfoncé entre les vertèbres cervicales, foudroyant l'animal dont le bulbe rachidien avait été sectionné.

On se rendit compte que l'efficacité de l'éléphant de combat disparaissait à mesure que cessait l'effroi qu'avait provoqué son apparition. Son emploi à la guerre cessa au cours du I e r siècle av. J.-C.

Cependant dans l'Est du Continent africain se perpétua, chez les Abyssins, la tradition de l'éléphant de guerre qui gagna même l'Arabie heureuse bien que le pays fût dépourvu de ces animaux. L'année de la naissance du Prophète (’Am al-fil, «l'année de l'éléphant»), La Mecque fut assiégée par Abrah, prince de Sanaa, qui montait un éléphant abyssin. En 640, lors de la conquête de l'Egypte par les Musulmans, les Abyssins se seraient portés au secours des Égyptiens avec 13 000 éléphants ; ce nombre certainement légendaire ne peut correspondre aux nécessités de ravitaillement d'une telle troupe. Encore au XVI e siècle, Jean-Léon l'Africain nous apprend que le roi d'Abyssinie faisait revêtir ses éléphants de guerre de peaux d'hippopotame qui protégeaient, sans doute, le ventre de la bête contre les piques des fantassins qui se glissaient sous elle.

Le Cirque et l'ivoire

Alors que cessait, dans le monde méditerranéen, la carrière de l'éléphant de combat, une autre fonction se substituait à elle. L'animal devenu symbole de l'Afrique et sujet d'admiration de la part de la plèbe romaine, fut conduit dans les arènes ; d'abord ce fut pour y être combattu, ainsi Pompée offrit le spectacle peu commun de vingt éléphants montés par soixante gladiateurs luttant contre une troupe de mercenaires armés de javelots, mais les animaux participaient aussi à de simples exhibitions, on appréciait qu'ils fussent attelés à des chars d'apparat. A Ardea, dans le Latium, on aménagea de vastes écuries destinées aux éléphants d'Afrique, à proximité de la rivière nécessaire à leur bain. En 215, une inscription sur table de bronze trouvée à Banasa* (I.L.M. 100) fait connaître une remise

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La déesse Africa coiffée de la proboscis (dépouille de la tête d'éléphant), patère de Bosco Réale

d'impôt en faveur de cette ville en contre-partie de la livraison d'animaux « célestes » qui furent peut-être à tort, identifiés aux éléphants.

Si le cirque justifiait la capture des éléphants, une autre cause, les besoins en ivoire de la civilisation antique, entraîna une chasse intensive et finalement la disparition d'une espèce déjà très menacée par les déboisements et l'aridification. A toutes les époques, l'éléphant fut victime de la précieuse matière qu'il offrait à la cupidité des hommes. Déjà le Pseudo-Scylax insistait sur l'abondance de l'ivoire chez les Ethio­piens de Cerné qui « boivent dans des coupes d'ivoire » et dont « les femmes se parent de colliers d'ivoire, même pour les chevaux ils ont des ornements d'ivoire » (12, trad. R. Roget). Polybe (cité par Pline VIII, 31) insiste sur l'abondance des éléphants en Libye et cite le roi Gulussa à propos de la profusion des défenses dans les régions méridionales, au point qu'elles étaient plantées dans le sol pour soutenir les clôtures des parcs à bestiaux. Certes la province d'Africa et surtout les Maurétanies n'étaient pas seules à pourvoir les artisans antiques en ivoire. Des Indes et surtout d'Ethiopie, par la voie du Nil, d'importantes cargaisons du précieux matériau étaient exportées vers les principales villes de l'Empire ; mais des différentes sources d'approvision­nement, l'Afrique du Nord était la plus proche de Rome et de ses ateliers italiens. Dès le Chalcolithique, les régions nord-occidentales de l'Afrique expédiaient leur ivoire en Espagne où furent trouvées divers ornements en cette matière. Ce commerce s'accentua durant l'Antiquité et même la plus haute : l'épave de Baja de la Campana (Carthagène) qui date des VII-VIe siècles av. J . - C , renfermait 13 défenses d'éléphant dont l'origine maurétanienne est des plus probables : peignes, statuettes, sculptures et instruments divers en ivoire furent recueillis en grand nombre dans les sépultures de Bétique : mais l'ivoire de Berbérie fut rapidement épuisé car l'éléphant disparut au cours de la domination romaine. C'est peut-être

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Éléphant d'une mosaïque d'Oudna. Photo Musée du Bardo, Tunis

l'un des derniers représentants de l'éléphant « berbère » qui figure sur la mosaïque déjà citée de Piazza Armerina qui date du début du IV e siècle.

Disparition de l'éléphant en Afrique du Nord

La répartition de l'éléphant dans les provinces d'Afrique pose un certain pro­blème. Il ne fait pas de doute que dans les siècles antérieurs à la domination romaine, cet animal était présent partout où les conditions écologiques lui conve­naient, aussi bien à l'est qu'à l'ouest, mais très vite les peuplement d'éléphants des régions orientales, Numidie et Africa, souffrirent des mises en culture, d'une chasse plus efficace et plus fréquente et d'une façon générale de la présence plus marquée de l 'homme sur ces territoires. On ne sait si les cités nommées « Elephantaria » en Zeugitane et Castellum elephantum en Numidie doivent leur nom à la présence effective de ces animaux dans leur voisinage au moment de leur création ; c'est plus probable pour l'Elephantaria de Maurétanie Césarienne. C'est en effet dans les deux Maurétanie et surtout en Tingitane que l'éléphant était présent à l'époque romaine. Au IIe siècle, Lucien mentionne, dans cette province, un chasseur syrien spécialiste de la capture des éléphants. Il est sûr que l'éléphant disparaît du Maghreb au cours des premiers siècles de notre ère. Au V I I e siècle, Isidore de Séville (Étymologie XII, 2, 16) précise que l'éléphant, si abondant auparavant en Maurétanie, ne vit plus qu'aux Indes.

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G . ESPERANDIEU

E13. ELLÈS

Le village d'Ellès est situé à une quinzaine de kilomètres au Nord-Ouest de Maktar, en Tunisie centrale, en bordure de la Dorsale tunisienne. Cette localité est célèbre pour ses monuments mégalithiques qui sont les plus importants de la Tunisie et même de l'ensemble de l'Afrique du Nord. En raison de leurs dimen­sions et de leur bon état de conservation, les dolmens et monuments mégalithiques dérivés d'Ellès furent les premiers à attirer l'attention. L'explorateur américain Catherwood, qui visita la région en mai 1839, présenta en 1845, deux croquis et le plan d'un des monuments ; il écrit : «Je trouvais cet édifice habité par deux familles arabes, et la tradition est qu'il en a toujours été ainsi depuis les temps les plus reculés. Il n'a aucunement l'apparence d'un tombeau et l'usage qu'on en a fait à présent est probablement celui auquel il fut destiné à l'origine... » Selon le plan de Catherwood ce monument mesure 12,45 m sur 7,50 m mais il n'est pas isolé.

Lors d'un voyage en Tunisie centrale en 1882-1883, J. Poinssot signale les dolmens d'Ellès qui, dit-il, sont au nombre de quinze dont trois ou quatre sont encore intacts : « Ce sont des monuments complexes, sortes d'allées couvertes construites avec de larges dalles de trois à quatre mètres de longueur posées sur champ et comprenant deux rangées de chambres se faisant vis-à-vis ».

Quand on visite le site aujourd'hui on reste surpris devant les dimensions colossales de ces monuments et l'état de conservation de la plupart d'entre eux dû au soin apporté à leur construction. Le monument le plus proche de l'agglo­mération actuelle a été élevé sur un terrain présentant une légère déclivité, pour la compenser on a construit sur la partie basse un soubassement reposant sur des gradins. Ce dispositif, qui rappelle celui des bazinas* à degrés, ou des dolmens* à socle, se retrouve sur d'autres monuments d'Ellès.

Tous les monuments d'Ellès appartiennent à la famille des dolmens à portique si

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L'un des monuments d'Ellès les mieux conservés, vue du portique. Photo G. Camps

caractéristiques de la région de Maktar. Ce portique est constitué par le déborde­ment de la dalle de couverture qui repose sur des piliers qui sont de grandes dalles équarries, de section rectangulaire dont la grande face est parallèle aux orthostates du dolmen. Le portique ainsi aménagé est très étroit car les piliers de soutènement sont très proches des parois des chambres funéraires. Il s'agit bien d'un portique symbolique trop étroit pour qu'il soit possible d'y circuler. Il n'y a pas eu, comme à Maktar, le désir de construire en avant des chambres des « chapelles » destinées au culte funéraire. Il semble plutôt qu'une intention ostentatoire ait conduit les constructeurs à prévoir de tels aménagements. Il arrive sur plusieurs monuments que la dalle de couverture ne déborde pas suffisamment pour atteindre le pilier, on y remédia en plaçant une dalle supplémentaire reposant d'un côté sur la dalle de

Plan d'un monument d'Ellès à neuf chambres, couloir et portique

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Plan et élévation du monument d'Ellès récemment fouillé

couverture et de l'autre sur le pilier. Chaque monument d'Ellès est un complexe mégalithique qui regroupe sous la même couverture plusieurs chambres quadrangulaires compara­bles chacune aux plus grands dolmens maghrébins. Ces chambres sont dispo­sées sur deux rangées ouvrant sur un couloir central qui donne lui-même sur une chambre axiale au chevet du monument.

Il est bien regrettable que de tels monuments n'aient pas retenu davan­tage l'attention des archéologues. A notre connaissance il n'y eut qu'une seule campagne de fouille dans cette nécropole menée par A. M’Timet en 1986, encore consista-t-elle à dégager un monument complexe proche du vil­lage et à fouiller une chambre dépour­vue de couverture et de la plupart de ses supports dans un autre monument en partie ruiné. Plusieurs couches furent reconnues dans le remplissage. La seule

couche supérieure renfermait vingt-cinq crânes et de très nombreux ossements humains en désordre. La poterie modelée était accompagnée de céramique faite au tour à couverte noire inspirée de la campanienne. Parmi les vases de cette catégorie le plus intéressant est un bol tripode reposant sur des masques. De tels vases ayant les mêmes supports ont été sortis des monuments de Maghrawa par Ch. Denis. Dans la chambre fouillée à Ellès fut recueillie aussi une pièce d'argent de Juba I e r à l'effigie de l'Africa coiffée de la proboscis (Mazard 93) et deux petits bronzes de Carthage.

Dans le grand monument un dégagement périphérique apporta de précieux renseignements, ce fut d'abord la reconnaissance d'un mur d'enceinte délimitant une vaste esplanade autour de la construction et, au voisinage et sous le portique, les traces évidentes d'un culte funéraire signalé par le dépôt de cippes et de stèles anépigraphes et des restes d'offrandes animales placées dans des cistes en pierres dressées. En bordure du portique et au même niveau que les cippes fut dégagé un squelette d'enfant. On peut en déduire que comme les monuments « type Maktar » et bien qu'ils n'aient pas la même architecture, les monuments « type Ellès » sont plus que de simples tombeaux mégalithiques et doivent être considérés, eux aussi, comme de véritables sanctuaires.

Comme souvent en Tunisie, les monuments mégalithiques d'Ellès, sont au voisinage immédiat de la ville antique sur laquelle est construit le village actuel. Du site antique a été retiré un très beau pavement en mosaïque représentant Vénus couronnée par deux centauresses. Il est aujourd'hui exposé au Musée du Bardo.

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Vue sous le portique. Photo G. Camps

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Évolution du dolmen simple au monument type Elles, d'après G. Camps

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Ellès, la mosaïque aux centauresses. Photo Musée du Bardo

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G . CAMPS

E14. ĒLOULII

Les Ēloulii (ou Hēloulii) sont mentionnés par Ptolémée (IV, 2, 5, Mùller, p. 603) en Maurétanie Césarienne «après» le mont Dourdon, c'est-à-dire, suivant l'orientation de son exposé, à l'est de celui-ci. Or le mont Dourdon s'étendait de part et d'autre de la limite entre la Tingitane et la Césarienne (Ptol. IV, 1, 5, p. 587 ; IV, 2, 4, p. 601). Les Ēloulii semblent donc à situer dans l'Oranie occidentale, et dans l'intérieur des terres d'après la latitude que Ptolémée indique pour le Dourdon. Dans sa variante Hēloulii, leur nom évoque quelque peu celui de l'oued Hillil, affluent de gauche de l'oued Mina, mais ce rapprochement éloigne beaucoup des confins orano-marocains. Toutefois, on peut observer que les Nakmousii, cités par Ptolémée (IV, 2, 5, p. 603) peu après les Eloulii, c'est-à-dire, dans le contexte, un peu plus à l'est, semblent avoir le même nom que les Nagmus(ii?) placés par la Table du Peutinger (segm. II, 4) beaucoup plus à l'est, dans les Babors orientaux.

J . DESANGES

E15. ÉMAIL

L'usage de l'émail est caractéristique de productions isolées de bijoux en Algérie (grande Kabylie) au Maroc (Tiznit et Anti-Atlas) et en Tunisie (Moknine et l'île de Djerba).

L'émail est un mélange pulvérulent, généralement composé de sable, minium, potasse et soude. Finement broyé, il est vitrifiable au feu sous une température élevée et les oxydes métalliques destinés à le colorer sont l'oxyde de cobalt pour le bleu translucide, l'oxyde de chrome pour le vert foncé translucide, le bioxyde de cuivre pour le vert clair opaque et le chromate de plomb pour le jaune opaque. En s'incorporant au métal qu'il recouvre, l'émail le décore, tout en le protégeant, de couleurs brillantes, inattaquables à l'air et à l'humidité. Pendant longtemps, dans l'orfèvrerie kabyle selon P. Eudel, l'émail bleu venait directement de Tunis alors que les émaux vert et jaune étaient obtenus par pulvérisation de petites perles dites « fourmis » et qui provenaient de Murano et de Bohême. Les bijoutiers ont ensuite directement importé les poudres d'émaux d'Europe et particulièrement de Paris.

La seule technique d'émaillage utilisée au Maghreb est celle de l'émail cloisonné, mais C. Sugier a proposé, avec juste raison, de désigner le procédé maghrébin par l'expression d'émail filigrané. En effet, ce sont des fils d'argent qui limitent les

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parties destinées à recevoir l'émail, et non de petites parois de métal comme dans la véritable orfèvrerie en émail cloisonné. Ce mode de décoration intervient une fois seulement que toutes les pièces ont été soudées entre elles. Les poudres d'émaux jaune, vert et bleu en Grande Kabylie sont tour à tour rincées abondamment dans l'eau. Dans chaque interstice limité par le filigrane, les émaux sont déposés à l'aide d'une curette, petit instrument à tête triangulaire légèrement incurvée. Après avoir laissé sécher les émaux durant quelques minutes, le bijou était placé dans le foyer de charbon, aujourd'hui remplacé par le four électrique. Les émaux prennent alors une teinte uniformément rougeoyante. C'est seulement lorsqu'ils auront refroidi qu'ils trouveront leur couleur définitive et deviendront brillants. La surveillance de la cuisson est une question d'habitude, car le degré de cuisson de l'émail est très proche de celui de l'argent (961°). C'est un tour de main que possédaient admira­blement les artisans kabyles, marocains ou tunisiens.

Origine de l 'émaillage au Maghreb

La bijouterie émaillée est étroitement localisée en trois régions du Maghreb : en Grande Kabylie, en Tunisie dans la petite ville de Moknine et l'île de Djerba, au Maroc dans l'Anti-Atlas et plus précisément à Tiznit. Si les bijoux des régions méridionales du Maghreb et de l'Aurès en particulier se rattachent à des traditions protohistoriques et antiques, l'orfèvrerie émaillée appartient à un autre monde artistique. Elle semble se superposer au fonds commun de la bijouterie rurale maghrébine et l'exemple de la Petite Kabylie est à ce titre particulièrement éloquent : les formes des bijoux sont les mêmes qu'en Grande Kabylie mais l'émail est absent.

La recherche de documents qui pourraient se rattacher à la technique de l'orfèvrerie émaillée durant les périodes pré et protohistoriques s'est avérée difficile et peu convaincante. Les sépultures protohistoriques n'ont livré aucun bijou émaillé et les Romains n'ont pratiquement pas connu cette technique. Les Vanda­les qui sont les seuls Germains à avoir franchi le détroit de Gibraltar ont occupé la partie orientale du Maghreb pendant un siècle. Bon nombre de bijoux qualifiés de vandales pourraient aussi bien appartenir à l'époque byzantine. Pourtant, certains d'entre eux portent les incrustations de pierres colorées, très typiques du monde barbare (fibule et boutons) et une sépulture découverte dans la région d'Hippo Regius (Annaba) a livré deux fibules considérées comme émaillées par le décou­vreur. Tant dans l'agencement des décors que dans le détail des formes on pourrait donc trouver quelques analogies avec certaines fibules de Grande Kabylie. Pour­tant, à la lumière des travaux récents de G. Ripoll sur les bijoux d'époque wisigothique, il serait utile de revoir très précisément les bijoux vandales où les auteurs ont signalé la présence d'émail. Les Wisigoths ont utilisé une technique radicalement différente de celle des orfèvres maghrébins, puisqu'il s'agit d'une opération à froid, même si, sur le plan esthétique, le résultat est le même. Dans l'état actuel des connaissances, il semble bien que l'intermède vandale ne doive pas être pris en compte.

Aucune trace de bijoux émaillés n'a été reconnue dans le matériel livré par la Kalaa des Beni Hammad qui peut être daté par un lot de monnaies almohades et une pièce hafside.

Faute de jalons autochtones, il est donc nécessaire de faire appel à des influences extérieures et plus précisément à l'Espagne. C'est à partir du X I I e siècle et plus sûrement du X I I I e que l'émaillerie va se développer dans l'Occident musulman. A partir du règne des Naçrides, le royaume de Grenade connaîtra un extraordinaire essor de l'émaillerie qui ira en s'amplifiant jusqu'au XV e siècle. Il s'applique à des colliers en or, à des plaques de bronze de harnachement ou aux splendides épées dont la plus célèbre mais non la seule est celle de Boabdil.

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La richesse de cette émaillerie naçride est attribuée aux courants mêlés de différentes influences : apport ancien des Byzantins, sur un fond d'orfèvrerie cloisonnée barbare. L'art mudéjar la perpétuera dans la Péninsule ibérique.

Les hypothèses de G. Marçais, D. Jacques Meunié et C. Sugier qui sont les plus vraisemblables, en les complétant avec les travaux de V. Gonzalès sur l'Espagne musulmane (1985) permettent de suggérer une explication concernant l'origine de l'émaillage du Maghreb.

D. Jacques-Meunié (1960-1961) attribue un rôle essentiel aux Juifs qui ont conservé le monopole de l'orfèvrerie au Maroc. Elle admettait volontiers que les modèles d'orfèvrerie émaillée aient été importés par l'intermédiaire des Juifs lors de leur expulsion d'Espagne aux XIV e et XV e siècles, période pendant laquelle ils affluèrent au Maroc, en Algérie, en Tunisie, venant renforcer le peuplement juif antérieur.

C. Sugier (1968) attribue, dans la diffusion de l'émaillerie, un rôle analogue aux Juifs andalous qui ont afflué en Tunisie au XVI e siècle. Les qannüta des bijoux de Moknine et Jerba semblent être des répliques de celles qu'on peut voir au Musée de Madrid et qui sont attribuées à des artistes grenadins du XVe siècle.

G. Marçais (1956-1957) estime que cette technique aurait pu être apportée lors de l'expulsion des Morisques au XVII e siècle ou postérieurement. Les émigrés se seraient installés à Marrakech ou Tarroudant. La même explication justifierait l'introduction de l'orfèvrerie émaillée en Grande Kabylie par l'entremise de Bejaia et à Moknine par celle de Tunis.

Cette technique aurait donc été transmise à certaines cités maghrébines qui bientôt la négligèrent puis l'oublièrent. Cet art aurait totalement disparu si, entre temps, il ne s'était ruralisé dans quelques cantons montagneux isolés, véritables conservatoires de techniques anciennes, d'origines et d'âges très divers.

Que son introduction remonte au XV e , XVI e ou XVII e siècles, il sera difficile de le prouver à travers les documents qui restent, car la destruction répétée et cyclique des bijoux anciens pour en fabriquer de nouveaux prive la recherche de jalons archéologiques sûrs.

Les différentes hypothèses précédentes viennent confirmer le caractère étranger de l'émaillage. Mais chaque groupe a adapté, à son propre goût et selon ses propres aspirations esthétiques, la riche et savante technique de l'émaillage. Si le caractère commun des bijoux du Sud-Marocain, de Grande Kabylie et de Moknine est l'émail filigrané, il est impossible de confondre une fibule qui vient du Maroc avec celle créée par un artisan kabyle ou tunisien.

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H. CAMPS-FABRER

E16. ÉMIGRATION (kabyle)

L'importance et la régularité de la main-d'œuvre kabyle en France et dans le temps est indéniable et de nombreuses traces dans les archives et documents coloniaux (notamment dans les nombreux rapports administratifs consacrés aux mouvements migratoires des travailleurs coloniaux) le prouvent. Avant la première guerre mondiale, l'émigration vers la Métropole était constituée de ce que l'on appelait à l'époque les convoyeurs kabyles ; il existait entre la France et l'Algérie un va et vient continuel de bateaux qui opéraient des transferts massifs de bovins et de chevaux. Pendant longtemps la Kabylie fut la principale pourvoyeuse de cette main-d'œuvre; un rapport d'une commission d'enquête estime en 1912 près de 10 000 kabyles travaillant en France particulièrement dans les Bouches-du-Nord et dans le Pas-de-Calais. En 1934, elle fournissait les 3/4 des émigrés et en 1950, 50 à 60 % des travailleurs partis en France étaient d'origine kabyle. C'est dire à quel point l'émigration est une donnée sociologique et économique fondamentale de la Kabylie et la manifestation la plus évidente de son sous-développement écono­mique et du déséquilibre des structures traditionnelles et rurales (la paysannerie étant la principale pourvoyeuse de main-d'œuvre).

L'indépendance de l'Algérie n'a pas entraîné de profonds bouleversements et n'a surtout pas arrêté l'émigration vers la France (l'influence coloniale donnant encore une préférence d'émigration aux anciennes colonies). Mais la part de la Kabylie n'est plus aussi importante; l'émigration s'étant étendue à d'autres régions de l'Algérie, notamment aux zones arabophones: l'Oranie et les Hauts-Plateaux constantinois.

Tenter de faire l'histoire de l'émigration kabyle, la replacer dans l'histoire des mouvements migratoires algériens vers la France et proposer des statistiques n'est pas une entreprise aisée. En effet, les spécificités culturelles et identitaires de l'immigration n'ont jamais été perçues en tant que telles par les chercheurs qui ont mit l'accent sur l'uniformité des masses migratoires et tenant compte unique­ment du critère de distinction qu'est la nationalité d'origine ; le paramètre linguis­tique n'entrant pas en considération.

En règle générale, l'émigration d'origine berbère a toujours été confondue dans l'émigration dite arabe et il est souvent difficile de distinguer, dans les documents qui existent, la dimension kabyle des migrations vers la France.

On peut avancer aujourd'hui quelques chiffres (voir tableau) qui prouvent la dimension phénoménale qu'a pu connaître l'émigration kabyle qui a vidé parfois certains villages et à des périodes bien précises des trois quarts de sa population masculine et a marqué la Kabylie psychologiquement et matériellement.

Historiquement, c'est l'insurrection de 1871 et le phénomène de dépossession des terres lancé par la colonisation qui avaient déjà ébauché le premier mouvement migratoire des Kabyles vers la Tunisie, puis vers la France. La politique coloniale agraire et l'écroulement des unités traditionnelles comme la tribu kabyle avait amorcé les premiers départs massifs. Mais cet exil d'origine politique reste somme

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toute marginal et assez exceptionnel. Ce sont des facteurs démographiques et économiques qui vont être à l'origine de ce processus migratoire.

La surpopulation d'une terre extrêmement morcelée, pauvre vivant d'une agri­culture et arboriculture de montagne, l'absence en Kabylie de grandes villes et de pôles urbains importants pouvant drainer une main-d'œuvre nombreuse et créer des emplois expliquent l'importance des départs vers les grandes villes d'Algérie (notamment Alger) avec l'installation de familles entières puis vers la France. L'apprentissage du salariat va contribuer à rendre les départs de plus en plus fréquents et à présenter l'émigration comme la source de revenus la plus substan­tielle et la plus rentable pour la Kabylie. La prolétarisation des paysans kabyle activera l'abandon d'un certain nombre de traditions agraires; un mouvement d'abandon des terres consécutif à un fort exode rural accentuera la rupture totale avec le système productif traditionnel (Lacoste, 1984).

Cette émigration longtemps temporaire, composée exclusivement d'hommes, forte d'une longue expérience du voyage va s'installer plus longuement en France et s'ancrera davantage avec les regroupements familiaux. Mais elle ne se contentera pas de développer uniquement des relations de travail ; elle sera un lieu intense d'action politique pour tous les déçus de la Révolution algérienne et pour tous les opposants au gouvernement algérien, un terrain très actif pour les groupes politi­ques berbéristes. L'existence de ces groupes a été doublement occultée dans l'histoire nationale algérienne et dans l'histoire de l'immigration algérienne en France. En effet les revendications culturelles et l'affirmation d'une appartenance identitaire berbère ont été considérées comme une fausse note dans le crédo arabo-islamique professé par les partis nationalistes algériens (ENA, PPA-MTLD, FLN). Le discours idéologique des berbéristes est double ; il est à la fois politique, avec la revendication d'une identité berbère et la place effective qu'elle doit tenir dans les institutions algériennes, et longtemps culturel, avec tout le travail de valorisation culturelle et intellectuelle pour sortir du cadre folklorisant et muséographique dans lequel la culture berbère a été maintenue.

Départements Nombre total

d'émigrés algériens Nombre d'émigrés de

Grande et Petite Kabylie

Seine 12 062 9 349

Bouches-du-Rhône 2 292 2 292

Moselle 1 587 1 422

Rhône 1 299 1 299

Nord 2 304 1 295

Gard 956 835

Loire 764 764

Meurthe-et-Moselle 477 477

Seine-Maritime 399 399

Ardennes 160 160

Ain 130 130

Isère 234 126

Oise 125 125

Seine-et-Oise 120 120

Savoie 102 102

Localisation en France des groupes d'émigrés algériens (supérieurs à 100) en juin 1950

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L'émigration a réellement été un terrain privilégié d'expression identitaire, un lieu de travail culturel intense et de combat politique actif. Celui-ci a certes été mené par des minorités très politisées, qui ne sont pas représentatives d'une émigration de travail ; mais elles ont impulsé une réelle dynamique identitaire et politique et une motivation certaine pour la recherche dans le champ d'études berbères particulièrement en ce qui concerne les travaux de linguistique. La politique d'uniformisation culturelle et linguistique de l'Algérie indépendante ont fait de l'émigration kabyle le lieu d'opposition politique le plus actif et le plus productif en matière d'édition, de réalisations universitaires, pédagogiques (apprentissage de la langue berbère avec l'élaboration de manuels pédagogi­ques), musicales, de diffusion d'idées, de développement du réseau associatif. L'émigration kabyle est devenue la caisse de résonance (Chaker, 1989) du dis­cours politique algérien. Elle a permis à une opposition contestataire de s'expri­mer : dans un premier temps avec l'Académie Berbère, principalement, qui a opéré un véritable travail de défrichement en matière linguistique notamment avec la réutilisation du vieil alphabet berbère sous la forme du Tifinagh ; dans un deuxième temps, avec le Groupe d'Études Berbères de Vincennes et les Ateliers Imedyazen qui ont entrepris une démarche de crédibilisation à la fois scientifique et politique dans une optique plus culturaliste. Ces groupes politisés (dont une partie des membres militent aujourd'hui au sein du FFS ou du RCD) ont fait de l'émigration un lieu où la conscience identitaire était la plus aiguë jusqu'à ce que le Printemps Berbère de 1980 ait amorcé en Algérie même le processus politico-culturel que l'on connaît.

Aujourd'hui, l'immigration kabyle reste un lieu privilégié de diffusion d'idées (bon nombre de réalisations musicales, littéraires ou scientifiques sont encore effectuées en France). Elle est depuis quelques années, le centre d'une mobili­sation très active autour des questions de la langue kabyle et de son apprentis­sage. Un phénomène de réemergeance identitaire se cristallise autour de la défense de la langue et se développe auprès des jeunes issus de l'émigration. Dans cette quête des origines, c'est la réappropriation d'un ensemble de repè­res classiques au monde kabyle puis berbère qui font partie de tout un patri­moine symbolique. Cette jeunesse dont une partie milite au sein de certaines associations (Associations des Juristes Berbères, Association des Étudiants Ber­bères...), tient un discours très valorisant sur sa culture d'origine tout en prônant une totale adéquation aux valeurs de la Troisième République. Comme si en se réappropriant son origine, on se donnait les moyens de mieux réussir son intégration.

L'émigration kabyle a, tout au long du XX e siècle, maintenu une constance remarquable dans l'affirmation de sa conscience identitaire. Elle ne s'est pas limitée à la présence d'un homo economicus kabyle; elle a parallèlement développé et maintenu une tradition ancienne de promotion et de sauvegarde du patrimoine berbère. Espace de travail et d'exil, passerelle entre deux mondes, deux sociétés, deux cultures, lieu de combat et d'affirmation politique, l'émigration kabyle n'a jamais rompu ses liens avec le pays d'origine même si parfois une nostalgie douloureuse et exacerbée se constate avec le phénomène de réappropriation culturelle et identitaire des générations nouvelles.

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K . DIRECHE-SLIMANI

E17 . EMPAN, târdast (kabyle, ouargli, tamâhaq)

Mesure de longueur définie par la distance du pouce au petit doigt d'une main largement ouverte ; celle-ci peut varier selon les individus de 21 à 24 cm.

La coudée (aghil/aγil) contient 2 empans et 4 doigts (adad/idedwan) et l'empan vaut 12 doigts. Selon le père de Foucauld, en pays touareg, la coudée vaut 0,50 m, l'empan 0,0178 m (Dict. touareg-français, t. I, 255). Dans la pratique, toutes ces mesures varient selon les régions et la référence que l'on accorde à la coudée, en général, dépasse 50 cm. Pour mesurer les tapisseries, les tissus ou les vêtements confectionnés (burnous, tuniques, voiles de laine, etc.), ces valeurs, toutes relati­ves, ne conditionnent guère les prix d'une façon rigoureuse mais servent plutôt de base de discussion.

Le mètre et le système métrique se sont désormais imposés en toute circonstance.

BIBLIOGRAPHIE

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M. GAST

E18. EMPHASE (pharyngalisation, vélo-pharyngalisation)

L'emphase est un trait phonétique (et phonologique) remarquable qui caracté­rise certaines articulations consonantiques berbères, notamment dans l'ordre des dentales ([ , , , ]), l'apicale [ ] et, plus rarement les pré-palatales (chuintantes [š, ]) et les labiales ([ , ]).

Sur le plan phonétique, l'emphase est une vélo-pharyngalisation, c'est-à-dire une rétraction forte de la masse arrière de la langue vers la zone vélo-pharyngale, avec abaissement concomitant de sa partie médiane, entraînant ainsi une modification importante des résonateurs buccal et pharyngal. C'est le résultat acoustique et perceptif très caractéristique de cette postériorisation qui a justifié la terminologie traditionnelle - issue des études arabes et sémitiques - d'« emphase/emphatiques ». Les linguistes et phonéticiens contemporains préfèrent généralement le terme plus objectif du (vélo)-pharyngalisation.

Au niveau de la représentation graphique, dans l'usage scientifique, l'emphase est très généralement représentée par le point souscrit ([ , , ...]). C'est d'ailleurs cette pratique qui s'est imposée dans la graphie usuelle à base latine, notamment en milieu kabyle.

Sur le plan de la linguistique comparée, l'emphase constitue le seul trait de structure qui pourrait refléter la parenté chamito-sémitique du berbère. On retrouve en effet en berbère, dans les zones dentales, les triades dentales caracté­ristiques du sémitique: sourde/sonore/pharyngalisée (M. Cohen, 1935) :

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t d +tendues ( ) s z ( )

On soulignera d'emblée que le système phonologique primitif du berbère semble n'avoir possédé que deux emphatiques, dans l'ordre des dentales: l'occlusive sonore / / et la constrictive sonore / / (et leurs correspondants tendus, respective­ment / / et / /). Toutes les autres emphatiques ([ , , s, z, , , ...] que l'on peut rencontrer dans les formes synchroniques (ou même anciennes) du berbère paraissent être secondaires :

- soit ce sont de simples variantes conditionnées (phonèmes non-emphatique « emphatisés » ou phonèmes emphatique désonorisés ; Cf. infra) ;

- soit ce sont des phonèmes d'origine arabe, véhiculés par les innombrables emprunts lexicaux faits à cette langue.

Plusieurs précisions et nuances doivent cependant être apportées à cette affirma­tion qui pourra paraître par trop catégorique.

a) Si les deux emphatiques primitives du berbère se réalisent effectivement très généralement comme des sonores ([ ] et [ ]) dans les dialectes actuels, il est certain que le trait de sonorité n'est pas pertinent puisqu'il n'existe pas primitivement de sourde oppositive ([ , ]). Cela entraîne que dans certains parlers - et sans doute à certaines époques (libyque, Cf. Galand, 1973) - , ces phonèmes ont pu se réaliser comme des sourdes : ainsi, en kabyle, certains parlers de Petite Kabylie ont [a ar] « pied » au lieu du plus général [a ar]. En fait, les emphatiques primitives étant, au plan structural, indifférentes à la voix, elles ont pu et peuvent se réaliser indiffé­remment sous la forme sourde ou sous la forme sonore. On retrouve là une situation analogue à celle du sémitique où la pharyngalisée est fondamentalement indifférente à l'opposition de voix, ce que confirme d'ailleurs le fait que la tendue berbère correspondant à / / soit / / et non / /) .

b) Si les deux dentales / / et / / appartiennent indiscutablement au système primitif du berbère (ne serait-ce que parce qu'elles sont attestées partout dans les mêmes lexèmes et qu'elles assument de très nombreuses oppositions lexicales), il n 'en demeure pas moins que l'on a noté depuis longtemps à leur propos une certaine instabilité, assez troublante. On relève, même dans le fond lexical le plus ancien, des alternances entre emphatiques et non-emphatiques pour un même radical lexical (/d/-/ /, /s, z/- /). Ainsi:

fr= « suivre » / dffir = « derrière », s- s = « rire » / dess (intensif) (kabyle)

aydi = « chien » / i an = « chiens » (pan-berbère), uzzal = « fer » (berb. nord) / ta uli = « fer, arme » (touareg) sku = « enterrer » (touareg) / a ekka = « tombe » (pan-berbère) De nombreuses oppositions lexicales actuelles pourraient ainsi procéder d'une

phonologisation secondaire (et d'une lexicalisation) de formes expressives à emphatisation selon le modèle évident en kabyle: a rem «serpent» / azrem «boyau». On comparera dans cette optique: ader «descender, baisser» / der « tomber » ; azar « grains, fruit, figue » / ti urin « raisin » (plur.) ; asur « veine, nerf» / a ar « racine, veine »... Aussi ne peut-on exclure que les emphatiques « primitives » soient elles-mêmes, au moins en partie, d'apparition secondaire : d'origine expres­sive et/ou étrangère (on pense bien sûr aux longs contacts avec des langues sémitique : punique puis arabe).

c) Enfin, si l'affirmation selon laquelle toutes les emphatiques autres que / et / (et leurs correspondants tendus) sont secondaires, paraît solidement fondée, on relève quand même deux ou trois exemples pan-berbères (ou du moins largement répandus) d'apicales / / et de sifflantes / / pharyngalisées non prévisibles : e k « construire/enterrer », u kay > ussay « lévrier », ta akna « tapis », ta ubia « garance » (du latin rubia). Les deux premiers cas pourraient assez aisément s'expliquer par un assourdissement de / / au contact immédiat de la palatale sourde subséquente

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([ k] > [ k]) ; quant aux [r] non prévisibles et apparemment non conditionnés, ils pourraient quant à eux être l'indice d'emprunts anciens, au latin ou à l'arabe.

Au plan de l'analyse synchronique, l'emphase est un phénomène complexe et hétérogène. En effet, l'une des caractéristiques les plus marquantes de l'emphase est sa capacité à contaminer son environnement: une unité qui comporte une emphatique voit généralement tous ces autres composants - voyelles et consonnes - fortement influencés par ce trait. Et cette contamination ne se limite pas nécessairement aux syllabes adjacentes; très souvent, c'est tout le mot qui va être emphatisé. Il s'ensuit qu'il existe en berbère :

- des emphatiques « vraies », phonologiques, appartenant au système phonolo­gique de la langue ;

- des « emphatisées », c'est-à-dire des articulations consonantiques (ou vocali-ques) influencées par la présence dans le mot d'une emphatique vraie, ou d'une consonne vélopharyngale ([γ] ou [q] notamment) qui ont le même type d'effet sur l'environnement. Dans ce cas, on a donc affaire à des variantes contextuelles, phonétiquement conditionnées. Ainsi le [r], clairement emphatique, de mots comme [a a ] «racine, veine» ou [a ar] «pied» n'est qu'une conséquence de la présence de l'emphatique vraie / / et / /. De même, dans ces deux unités lexicales, la voyelle médiane, très fortement postériorisée et ouverte (à noter en fait [oc], [a α : ] résulte directement de l'influence de la consonne emphatique précédente.

Si, en principe la distinction entre emphatiques et emphatisées est aisée à opérer, il n 'en existe pas moins des contextes ambigus, dans lesquels il est difficile de déterminer avec certitude quel est l'élément emphatique et quel est l'élément emphatisé !

Un autre facteur de complexité vient du fait que dans la plupart des dialectes, aux deux emphatiques primitives du berbère (/ et /) se sont ajoutées de nouvelles emphatiques par l'intermédiaire des emprunts à l'arabe, langue qui possède également des emphatiques, mais en nombre plus élevé.

Au départ, lorsque les contacts étaient encore relativement faibles entre les deux langues, ces emphatiques de l'arabe (notamment / / et / /) , présentes dans les emprunts lexicaux, étaient intégrées au système phonologique primitif berbère ; et donc très normalement identifiées à l'emphatique berbère la plus proche. C'est ce processus d'intégration qui explique la forme phonologique d'emprunts très anciens comme a um «jeûner» (de l'arabe a:m), all «prier (de l'arabe a:l), ou adbib « médecin » (de l'arabe abi:b). Mais, presque partout, la pression de l'arabe et le poids des emprunts sont devenus tels que ces emphatiques de l'arabe sont désormais introduites telles quelles en berbère et réalisées selon la prononciation de la langue d'origine. Le résultat est qu'il existe désormais, dans la plupart des dialectes berbères de nouvelles emphatiques, provenant, pour l'essentiel, de l'arabe. Pour l'essentiel seulement, car certaines occurrences de ces «néo-empha­tiques » (/ et / notamment) peuvent ne pas avoir été empruntées à l'arabe, mais résulter de la phonologisation secondaire de variantes désonorisées (contextuelles ou régionales) des emphatiques fondamentales du berbère / / et / / (Cf. supra).

Mais dans même ce cas, c'est bien la présence de nouvelles emphatiques non-prévisibles, issues de l'arabe qui va, par contrecoup, changer le statut phonologique de ces anciennes variantes. Il y a donc eu au cours du dernier millénaire de l'histoire de langue berbère une dynamique, directement induite par le contact avec l'arabe, d'extension du phénomène d'emphase consonantique, au plan quantitatif (avec l'introduction de nouvelles emphatiques) et qualitatif (avec la phonologisation d'anciennes variantes «indigènes»).

Le touareg, tout particulièrement dans ses variantes méridionales, connaît pour sa part une évolution interne, somme toute assez classique en phonétique générale, mais qui semble lui être assez spécifique dans l'ensemble berbère. On a vu que les emphatiques ont une très forte influence sur les timbres vocaliques adjacents qui

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subissent toujours une sensible transformation dans le sens de l'ouverture et de la postériorisation. Il semble que de nombreux parlers touaregs méridionaux connais­sent par ce biais un véritable phénomène de trans-phonologisation : ce sont alors les voyelles qui assument les distinctions phonologiques et non plus les consonnes emphatiques (Cf. les travaux de N . Louali). Cela signifie que les caractéristiques secondaires, conditionnées, de la voyelle (ouverture/postériorisation), deviennent intrinsèques à ce segment et que l'emphase primitive et phonologique du segment consonantique perd totalement sa fonction. Il y a donc transfert de distinctivité de l'élément consonantique vers l'élément vocalique adjacent : /i i/, prononcé /é i] devient /ézi/. Même si cette évolution n'est pas générale, ni même achevée dans les parlers concernés, il semble bien que ce soit là une tendance forte des parlers méridionaux. Un indice extrêmement net et précieux de cette tendance est d'ail­leurs fourni par la comparaison des différentes versions de l'alphabet tifinagh en usage chez les Touaregs. Alors que l'Ahaggar distingue clairement les deux graphèmes /d/ = ^ et / / = E , plusieurs des alphabets méridionaux confondent dans la graphie ces deux consonnes sous le même signe, indifférencié E (Prasse 1972 : p. 153-4.). En fait, cette dynamique de trans-phonologisation (et donc de perte du statut phonologique du trait d'emphase) s'explique probablement par une tendance très marquée du touareg à la postériorisation (ou vélarisation) des consonnes. Toutes les consonnes étant vélarisées, il devient difficile de maintenir une distinction efficace entre consonnes emphatiques et consonnes non-emphati­ques ; la distinction est alors transférée sur le timbre de la voyelle adjacente pour maintenir les oppositions lexicales.

On signalera enfin qu'en raison même de sa nature phonétique (forte postério­risation de l'articulation), l'emphase a joué un rôle important dans la formation du lexique expressif en berbère : la pharyngalisation expressive de certaines consonnes, l'affixation de phonèmes emphatiques est un phénomène bien attesté dans le lexique expressif - péjoratif, scatologique ou obscène (Cf. * expressivité).

En dehors des descriptions et approches structuralistes classiques, on dispose désormais d'un certain nombre d'études approfondies de l'emphase en berbère, soit dans le cadre d'explorations phonétiques (Louali, Ouakrim), soit d'approches générativistes (Elmedlaoui, Boukous). Parallèlement, on pourra trouver d'utiles éclairages sur ce phénomène, tant au plan de sa description phonétique que de son analyse structurale, dans les nombreux travaux récents sur l'emphase en arabe et dans d'autres langues sémitiques.

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S . CHAKER

E19. EMPORIA

Emporion

Un emporos est à l'origine un voyageur, et plus particulièrement un voyageur qui a fait une traversée maritime. Ce voyageur, dans le monde antique, est essentiel­lement un commerçant. L'endroit où il arrivait pour exercer son activité était un emporion. Uemporion étant donc un lieu où s'exerçait une activité commerciale, il y a eu des emporia qui n'étaient pas maritimes : on les trouvait non seulement sur les grandes voies de pénétration, comme les fleuves, mais aux portes, ou si on veut aux ports, des déserts, des contrées inconnues ou barbares, ou même seulement étrangères.

On peut ainsi décrire dans ses grandes lignes l'évolution du sens des mots de cette racine. Mais la Méditerranée n'était pas seulement un lac grec. Les Phéni­ciens, ou plus généralement les peuples sémitiques, puis les Carthaginois, pou­vaient certes commercer partout où leurs marchands stationnaient, comme les Phéniciens qui après un séjour sur la plage, ont enlevé le jeune Eumée (Odyssée XV, 403-484). Mais ils appréciaient aussi les sites où l'accostage était facilité, où les transactions étaient organisées, éventuellement par des résidents permanents ; et enfin, ils savaient aussi combien il était commode de disposer d'un endroit clos, facile à garder, profitable par les droits et taxes qu'on pouvait aisément percevoir. Ce dernier site était pour eux l'enclos, le gadès. Le plus célèbre est Gadès-Cadix (Strabon III, 4, 9, Koρδύβην χαί... Γάδειρα... τα µ γιστα, των µπoρίων , cf. III, 2, 1) pour lequel le sens d'« enclos » est bien attesté (Pline IV, 120 : Gadir... punica lingua saepem significante ; également Solin 23, 12; Avienus 2 6 8 ; Isidore, Etym. XIV, 6, 7). Aux bouches du Nil, pour le Camp des Tyriens, le mot de στρατ πεδoν (Hérodote II, 112) en indique bien la structure. Ces établissements étaient sous la sauvegarde divine, et protégés par un droit commercial et maritime élaboré (R.R., Hélène en Egypte).

On a également récemment attiré l'attention sur le terme ouest-sémitique de mahazu-mahuza qui a désigné un enclos, un port, un péage (Teixidor, dans L'emporion, p. 85-87). Les Phéniciens employaient sans doute aussi un autre mot encore, qui a été traduit en grec par emporion, car le pseudo-Scylax (111 M) emploie emporion pour désigner des structure phéniciennes ( Oσα... µπ ρια ν τ

Λιβυ ...πάντα στ Kαρχηδoνίων) et Polybe (III, 23, 2), de son côté, dit expressément que les emporia étaient appelés ainsi par les Carthaginois. Il fallait certainement au moins un mot pour désigner les places de commerce où ne se trouvait pas la structure fermée du gades et on peut penser, mais c'est une hypothèse, à l'ancêtre phénicien de l'arabe souk.

Comme les vaisseaux phéniciens ont sillonné la Méditerranée au moins aussi tôt que les emporoi grecs, on ne s'étonnera pas en tout cas que l'emporion ait été souvent désigné par des vocables sémitiques, et aussi que les formes de leurs établissements et de leur commerce aient eu sur les places de commerce une influence détermi­nante. On peut expliquer ainsi que nombre d'emporia nous soient tout particuliè-

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rement signalés dans des domaines phénicisés, et donc en Afrique, et que les princes africains aient découvert ainsi les possibilités du commerce international.

Toutes les places du commerce qui ont attiré quelque attention ont pu à un moment ou à un autre être désignées par nom commun d'emporion. Il est arrivé quelquefois que ce mot devienne un toponyme. Mais de même qu'on ne sait pas vraiment pourquoi de toutes les légions romaines ne sont issues que de rares Legio, Leon d'Espagne ou Lejjūn d'Arabie ou de Palestine, de toutes les colonies romaines, très peu de Cologne (ou de Colchester), et de tous les gades, très peu de Cadix ou d'Agadir, on ne sait pourquoi quelques emporia seulement ont abouti à des toponymes. C'est le cas en Catalogne d'Emporion/Ampurias; sur la mer Noire, d'Emporion/Tanaïs (Et. Byz., Meineke) ; des villes citées par Et. Byz. (Meineke, p . 270) en Macédoine, Sicile ou Campanie et par Strabon (IV, 1, 5) dans le Bruttium ; peut-être d'Emporeio/Emboro de Santorin ; en Afrique, du Golfe Empo-rique du Maroc, et des Emporia de la Petite Syrte. L'évolution du nom commun au toponyme semble si accidentelle, que le nom commun nous semble ne signaler qu'une condition favorable, et non une cause profonde, de la naissance du toponyme.

Emporia (nom commun)

Charax - Les Carthaginois, dit Strabon (XVII, 3, 20) utilisaient un endroit nommé Charax, un peu à l'ouest de l'Autel des Philènes, comme emporion : ils y apportaient du vin aux contrebandiers venus de Cyrénaïque, en échange de silphium et de suc de silphium. Le site a été identifié avec Mers Soltan (Goodchild, p. 134-5).

Néapolis - Un emporion des Carthaginois, Kαρχηδoνιαxòν µπóριoν, est, selon Thucydide (VII, 50, 2), la ville «la plus proche» de la Sicile, mais comme on la rencontrait en quittant Euhespérides, la future Berenice-Benghazi, la dernière grande ville à l'ouest de la Cyrénaïque, et en suivant la côte vers l'ouest, il s'agit de LPKY/Lepcis Magna/Neapolis, la première ville qu'on trouve après la Syrte, Nabeul-Néapolis ne convenant d'ailleurs pas du tout aux autres données du contexte

La notice de Thucydide, valable pour le Ve siècle est importante à cause de sa date, car nos renseignements sur les relations de Lepcis avec l'arrière pays ne sont qu'indirects. Cependant, nous savons que vers 520-515, Carthage a empêché la tentative coloniale de Dorieus avec le concours du peuple des Maces (Hérodote, V, 42). Ces derniers étaient donc assez sédentarisés pour ne pas accepter cette tentative, qui aurait débouché sur une colonisation agraire ; nous comprenons aussi que Lepcis leur servant très probablement d'emporion, une apoikia hellénique ne pouvait être pour eux que superflue et gênante. Nous pouvons alors nous douter que la richesse ultérieurement attestée de la vallée du Cinyps (oued Cam), située précisément entre Lepcis et le site du débarquement de Dorieus, était déjà une donnée économique pour la fin du vie et le Ve siècle. De la mention d'un emporion, nous pouvons donc tirer une information intéressante sur une des grandes tribus de la côte africaine

Petite Syrte - Un emporion, παµµ γεθες µπóριoν, est signalé par Strabon (XVII, 3, 17) dans le fond de la petite Syrte, très précisément définie comme un golfe situé entre les îles Cercinna/Kerkenna et Meninx/Djerba. Un fleuve, nous dit Strabon, se jette dans ce golfe, indication géographiquement surprenante, mais probable souvenir du fleuve Tritôn (Pseudo-Scylax 110 M ; carte de Ptolémée). Les autres indications conviennent à Tacape/Gabès.

Kemè - L'île reçoit, dit le Pseudo-Scylax 112 M, les visites des ΦOίνιxες µπoρoι, ce qui invite à ne pas la placer en face d'une côte désertique, mais

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La côte des Syrtes

d'une contrée aux ressources abondantes. Il mentionne d'ailleurs les peaux d'ani­maux sauvages et domestiques, l'ivoire, et le vin.

Golfe Emporique

Il n'est pas invraisemblable que la côte du Maroc ait connu un « Golfe Empo­rique », où, nous dit Strabon (XVII, 3, 2-3) se trouvaient des colonies ( µπoριxας

xατoιxίς) de marchands phéniciens, tandis qu'on racontait qu'au-delà de ce Golfe Emporique, un autre golfe n'abritait pas moins de 300 villes (πóλεων) de Tyriens, « aujourd'hui désertes ». Le premier golfe est au nord du Sebou, tandis que le second pourrait être une majoration légendaire de celui qu'au sud du Sebou Ptolémée (IV, 1, 2) appelle lui aussi emporique.

Le dessin de la côte marocaine est resté longtemps inconnu, et de toute façon, les grandes lagunes du nord, les merjas aux émissaires encore vivants, les neuves confondus avec des bras de mer, les îlots hospitaliers, composaient un paysage qui pouvait être évoqué d'un mot, xoλπώδης, riche en golfes (Strabon, ibid.), tandis que l'archéologie et l'histoire attestent effectivement la présence d'établissements qui vont de la simple station à la grande ville.

Emporia syrtiques

Onomastique

C'est un toponyme déjà connu au moment de la guerre des mercenaires, quand les Emporia ravitaillent Carthage. En 204, dit Tite-Live (XXIX, 25, 12), Scipion se borne à dire à ses pilotes de « gouverner vers les Emporia ».

Situation

Où étaient les Emporia ? Nous ne pouvons ici que résumer la démonstration que

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nous avons tentée il y a peu (Où étaient les Emporia). Les Emporia sont les villes de la petite Syrte, comme le précisent Polybe et Tite-Live, et les principales nous sont connues par Pline. Au-delà, vers le nord, la Byssatis de Polybe, le Byzacium de Pline étaient assez riches pour être assimilés aux Emporia, mais n'en faisaient pas partie : Massinissa qui a fini par s'emparer des Emporia (Polybe XXXI, 21), n'a pas touché à la Byssatis, comme le montre la limite sud de la province d'Afrique. Au-delà, vers le sud-est, la ville de Sabratha n'en fait pas partie selon le Stadiasme (99-100), elle en est la limite, selon Pline (V, 25). Au-delà encore, il pouvait arriver que Lepcis (et par conséquent Oea), au lieu d'être extérieure à la Petite Syrte (Sta­diasme 93), ou placée « entre les deux Syrtes » (Pline, V, 27) soit rattachée à la Petite Syrte (Tite-Live XXXIV, 62, 3). Mais dans ce cas aussi, il s'agit d'une assimilation. Lorsque Scipion veut gagner les Emporia, il prétend prendre à revers Carthage à partir d'une zone riche en approvisionnements. On n'imagine pas qu'il ait eu l'intention d'aller vers Lepcis Magna, distance de Carthage de plus de 700 kilo­mètres.

D'autre part, il n'est pas sûr, mais nous ne le savons pas pour l'Afrique, qu'on ait placé au nombre des Emporia uniquement des villes côtières. Gafsa, par exemple, une des portes du désert, ab Hercule Phoenice ut ferunt conditam (Orose V, 15, 8) a pu être considérée comme telle. Nous donnons donc une liste qui tient compte au mieux de ces incertitudes.

Assimilation nord (Byzacène)

Côte : Hadrumetum, Ruspina, Lepti Minus, Thapsus, Aggar, Sullechti, Acylla Proche intérieur (?) : Uzitta, Vaga, Zeta, Sarsura, Thysdrus Emporia proprement dits

Côte : Thenae, Aves, Macomades, Tacape/Gabès, Gigthis/Bou Ghara, Meninx, Zita, Pisidia, (Sabratha)

Intérieur (?) : Capsa/Gafsa Assimilation sud-est (Sabratha), Oea/Tripoli, - Lepcis Magna

Position

On se ferait une idée erronée de la conception antique des Emporia en utilisant nos cartes actuelles. L'Antiquité a largement ignoré que le littoral du Magreb était plus septentrional que celui de la Grande Syrte (alors même que les mesures gnomoniques, si on en avait fait, étaient assez précises pour les en avertir), et que de Carthage à Djerba, la côte tunisienne est grossièrement nord-sud. Scipion gouvernant vers les Emporia ne s'attend pas du tout à découvrir un cap voisin de Carthage. En revanche, les pilotes des navires emporiques devaient bien savoir qu'ils avaient le soleil de midi dans le dos en allant vers Carthage, mais on se doute que ces indications n'ont guère été diffusées en Italie ou communiquées aux savants d'Alexandrie. Massinissa, qui avait contourné les Emporia lors de ses errances (Tite-Live XXIX, 33, 9), avait sans doute une vue plus juste de la topographie.

Economie

Ces Emporia ne nous sont pas définis comme des ports de commerce, mais comme le débouché d'une riche contrée (Polybe III, 23 , 2 et XXXI, 2 1 , 1 ; Tite-Live XXIX, 25, 12; XXXIV, 62, 3), ce qui entre tout à fait dans la définition générale de l'emporion, endroit où des richesses peuvent se concentrer pour être exportées. Effectivement, nous voyons les richesses de l'intérieur confluer vers les Emporia pour repartir à Carthage où la disette sévit (Polybe I, 82, 6). Les structures

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portuaires de l'emporion, s'il est au bord de la mer, sont évidemment un atout, mais seulement complémentaire.

On en retire une indication intéressante pour l'économie de la « Libyphénicie ». Pastorale ou agricole, cette richesse foncière existe, et elle est très probablement structurée depuis longtemps, au moment où nous la voyons collectée par les Emporia.

Qu'une contrée soit riche ne signifie cependant pas qu'elle soit sédentarisée. Mais la présence d'un emporion est la preuve d'un développement économique certain de l'hinterland, y compris s'il est indépendant du territoire propre de Yemporion. Si les Cinithii se sont laissés entraîner à participer à l'insurrection de Tacfarinas, leur cas n'était pas obligatoirement le même que celui des Musulames qui ignoraient à l'époque toute civilisation urbaine (nullo etiam tum urbium cultu, Tacite, Annales II, 52, 3), et il ne s'agit probablement pas d'une tribu entièrement autarcique et nomade qui serait menacée dans son mode de vie traditionnel. Ultérieurement, la revendication de Tacfarinas lui-même (Annales, III, 73), « des terres», sedes, concessio agrorum, même s'il s'agit de trouver une issue à une insurrection qui s'essouffle, illustre le prestige de l'économie sédentaire sur les tribus africaines.

Histoire

Les caractéristiques des Emporia éclairent les péripéties historiques qui, à partir du moment où le pouvoir de Carthage chancelle, puis s'efface, voient comme principaux acteurs du jeu les dynasties numides, puis les tribus et les cités.

Massinissa. Son ambition a été de conquérir de plus en plus de territoires, en allant vers la richesse sédentaire. On voit ses ressources en céréales augmenter avec le temps (Camps, Massinissa, p . 200). Ce déplacement progressif de la richesse économique de son royaume va de pair avec son ambition de créer un état de type hellénistique remplaçant les structures tribales anciennes, comme semblent l'indi­quer l'accession à l'économie monétaire, l'apparition du diadème sur les effigies

La Petite Syrte sur fond de carte de Ptolémée

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royales, l'intérêt porté aux cités et sanctuaires helléniques. Le roi semble donc avoir été attiré vers la façade maritime des Emporia.

La province d'Afrique. Sa configuration à sa création s'explique parce que les Emporia proprement dits, jusqu'à Thenae comprise (Bellum Africum LXXVII), appartiennent au domaine royal avec la côte de Tripolitaine, tandis que la Byssatis entre dans la province. Les deux régions restaient semblables par leur richesse et leurs intérêts, et les villes de la province ne sont pas restées à l'abri des luttes politiques, comme on le voit au temps de Juba I e r, où plusieurs, Ruspina (B. Afr. VI), Lepti Minus (VII, 1), Acylla (XXXII), Aggar (LXVII), Vaga (LXXIV, 1), Sarsura (LXXVI), prennent dès que possible le parti de César.

Le protectorat des rois numides. Il a peut-être laissé une large autonomie aux Emporia. Peut-être n'a-t-il pas été trop douloureux fiscalement (Desanges, p. 6 4 8 ; réserves de Camps, Cité, p. 1986-1988). Cependant, on voit se créer deux partis, un proromain et un pronumide qui s'affrontent au moment de la guerre de Jugurtha (Salluste LXXVII, 1), puis sous Juba I e r (B. Afr. XCVII, 3), qui, avant Pharsale, en 49, est déjà appelé vers l'est par les controversiis Leptitanum (César, Guerre civile II, 38). En 46, Thabenae (B. Afr. LXXVII) prend parti pour César. Si Lepcis Magna s'est retrouvée dans le camp pompéien (toujours peut-être parce que l'arrivée de l'armée de Caton a assuré la suprématie d'un des deux partis dont on discerne l'antagonisme permanent), on peut gager d'Oea, et probablement Sabratha, ont automatiquement penché vers le camp césarien, et ont pu avoir l'habileté de le faire savoir, car il n'est pas du tout assuré que les sanctions infligées à Lepcis par César aient touché les deux autres villes.

Après Thapsus. Les Emporia proprement dits, la Byzacène et la côte tripolitaine retrouvent leur unité dans le cadre de la grande province d'Afrique, les seules différences se situant au niveau du statut des cités. On note que le pouvoir augustéen est conscient de la valeur de l'enjeu économique qu'ils représentent, et leur accorde un intérêt au moins égal à celui qui est accordé à l'Égypte, même s'il n'y établit pas encore de colons (Lasserre, p. 12). On s'explique mieux alors la politique routière augustéenne et la construction en 14 par L. Nonius Asprenas de la voie romaine ex cast(ris) hibernis Tacapes (Romanelli, Storia, p. 186 et 227) qui aboutissait au milieu de la façade maritime des Emporia.

La révolte de Tacfarinas. L'implication des Cinithii dans le conflit le rapproche dangereusement des villes côtières, les Cinithii habitant ύπ’ α την [η µιxρα

Σύρτις] (Ptolémée IV, 3, 6). On constate cependant qu'après la victoire de Lucius Furius Camillus, il n'est plus question d'eux. Peut-être étaient-ils réellement inaptes à la guérilla, ce qui pour eux a rendu décisive cette bataille rangée. On méprisera donc moins que Tacite (IV, 23, 2) la valeur des ornements triomphaux qui ont été accordés par Tibère à Lucius Furius, car il a très probablement, et pour toujours, délivré les Emporia.

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R . REBUFFAT

E20. ENABASI

Ptolémée (IV, 2, 5, Müller p. 604) situe les Enabasi « au-dessus », entendons au nord, du mont Kinnaba qu'il place loin à l'intérieur des terres à la longitude des villes côtières de la Grande Kabylie. Toutefois, certains manuscrits (dont X) présentent la variante «en dessous de», c'est-à-dire au sud. Y a-t-il un rapport onomastique entre le nom de la tribu et le nom du mont ? La voyelle initiale de l'ethnonyme n'est pas sûre si l'on compare les manuscrits, et peut-être pas davantage la sifflante (X: Enabagi). On hésitera cependant à assimiler les Enabasi ou Nabasi aux Nababes*, comme on a pu le proposer (J. Martin, Bida municipium en Maurétanie Césarienne, Fort-National, 1969, p. 90), même si une flexion Naba-bus, -i, semble attestée (cf. CIL, VIII, 9006; Libyca arch.-epigr., III, 1955, p. 373-374) ; par ailleurs, si on refuse cette assimilation, l'absence des Nababes chez Ptolémée surprend.

J . DESANGES

E21. ENCENS, parfums à brûler

Ljawi (kab.) ; leb ur, elluban (moz.) ; taγenγant (résine odoriférante, ouargli) ; gemman (bois aromate, ouargli) ; akerâru (tamâhaq) ; b ûr (bkhûr, arabe) ; elluban jawi (benjoin, arabe).

Alors que la civilisation arabo-andalouse a poussé à l'extrême l'usage et la production des parfums (voir l'excellente étude à la fois savante et littéraire du Dr. E.-G. Gobert : Tunis et les parfums, 1962), les Berbères en général, bien qu'appréciant les parfums (considérés comme aphrodisiaques), les encens et fumées odorantes, n 'ont jamais profondément intégré l'usage de ces produits dans leurs habitudes quotidiennes (exception faite pour la sarghine et le chardon à glu de production locale). Ceci en raison probablement de leur pauvreté endé­mique, de leur rusticité et de leur dépouillement, à la limite du dénuement, de leur vie matérielle. Et pourtant la fumée du feu de bois n'est jamais considérée comme désagréable ; elle est conservée comme une protection dans les maisons kabyles qui n'ont pas de cheminée; chez les Touaregs on raconte, autour du feu devant la tente, que la fumée va toujours vers l'aménokal (ou le personnage important de l'assemblée). C'est dire le pouvoir bénéfique qu'on attribue à toute fumée chez les Berbères. Les usages des encens demeurent occasionnels, plus fréquents chez les sédentaires (et en particulier dans les milieux urbains) que chez les nomades, et toujours motivés par le désir d'éloigner les forces malfaisantes et les mauvais génies pour favoriser le Bien.

Les parfums à brûler sont plutôt considérés chez les Berbères comme un luxe, une dépense à la limite de la fantaisie que le chef de famille ne s'autorise que dans des circonstances précises (deuil, anniversaire d'une mort, prière collective, etc.) et souvent à la demande des Religieux. Quant aux femmes il arrive qu'elles cèdent à la

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tentation d'acheter un peu d'encens ou de parfum aux colporteuses ou colporteurs qui passent dans les campagnes et les villages. Ces achats procèdent plus souvent par échange de produits (œufs, volailles, etc.) que par une dépense de monnaie. Cet encens sert alors à embaumer la maison le soir avant l'arrivée du chef de famille, à créer une atmosphère de paix et de sérénité d'où les démons seront bannis (et même dans les lieux d'aisance), ainsi que les lundis et vendredis, deux jours favorables à la visite de l'âme des morts chez les vivants, pour chasser la maladie des bestiaux, la famine persistante ou l'angoisse devant l'absence prolongée de ceux qui voyagent au loin et dont on n'a pas de message.

En revanche, dans les manifestations collectives, les fêtes à caractère religieux ou mises sous l'égide de la religion (exorcismes, fêtes rituelles, circoncisions, mariages) l'encens est présent à des moments précis : une vieille femme vient balancer une cassolette fumante au milieu des musiciens ou des danseurs pour éviter que les démons entrent dans le corps de ceux-ci à la faveur des agitations collectives, des transes, lors d'une circoncision (après l'apparition du sang), ou avant l'entrée de la mariée dans sa nouvelle maison...

On peut distinguer deux sortes de produits à brûler: les ingrédients de base (résines, bois), tous importés et vendus sur les marchés ; les mélanges issus des premiers et auxquels s'ajoutent parfois des produits locaux et des parfums liquides.

• Le premier des encens demeure le benjoin (jawi en arabe, le javanais, de l'île de Java). C'est une résine obtenue par incision sur un arbre des Indes orientales, le Styrax benjoin, qui se présente sous forme de blocs noirâtres tachés de blanc et qu'on dépose en petite quantité sur des charbons ardents. Son parfum est recom­mandé contre la fièvre, les maux de tête, la tuberculose et la pleurésie, les douleurs rhumatismales, celles du foie et contre tous les mauvais génies qui menacent la santé et la vie des humains. Si sa fumée ne suffit pas à guérir tous ces maux, on pile le benjoin pour en faire une solution dans l'eau que l'on donne à boire au malade.

• L'encens noir, b ûr es-Sudan, b ûr el-Islam (encens de l'Islam), b hûr ak âl (encens noir en arabe), āzenan (en tamâhaq), forme de pâte noire, goudronneuse et dure, employée aux mêmes usages que le benjoin. Son appellation «encens de l'Islam » lui accorde un pouvoir anti-maléfique particulier.

• La « sarghine », serghina, taserghint (taserγint en tamâhaq), Corrigiola telephiifolia Pourr. se récolte sur les côtes océaniques du Maroc et de la Mauritanie. Cette racine se pile à la pierre ou au mortier et participe aux mélanges à brûler. Sa fumée chasse les parasites, «... et a pour propriété de neutraliser les principes qui, dans l'odeur des sexes, et surtout du sexe féminin, sont de nature à provoquer l'éloi-gnement ou à s'opposer à la pleine expression du désir...» (E.-G. Gobert, 1962, p. 107). La sarghine que les botanistes arabes (Ibn Beithar et Abderrazaq el Djézaïri) appelèrent « l'encens des Berbères », spécifique au Maghreb et au Sahara, est présente sur tous les étals des apothicaires et marchands de drogues.

• Le bois d'Agalloche, Aquilaria agallocha Boxb., ou bois d'aigle, ‘ud el qmari (en arabe), elγud (en tamâhaq). Ce petit arbre de la famille des Euphorbiacées pousse dans les Indes orientales, au Sri Lanka, Malacca et dans les Molluques. Son bois de couleur brun clair, vendu en morceaux grossièrement équarris de quelques gram­mes à dix kilos, est réduit en menues brindilles qui, en brûlant, libèrent un parfum agréable.

• Le mastic de Scio, el mesteka (arabe), el mestukat, se présente en larmes blanchâtres plus ou moins grosses, produites par le lentisque pistachier (Lentiscus Pistatica) dans l'île de Scio située au large d'Izmir sur la côte anatolienne de la Mer Egée (voir Farganel 1988, p. 139-153).

• Le bdellium, gomme-résine du Balsamodendron africanum Arl. (Chudeau), adaras (en tamâhaq) ; appelé aussi taγenγart en Ahaggar ou tuγelbas en Aïr, sert aussi de collophane pour le crin des violons monocordes (imzad). Cette gomme résine est aussi appelée en dialecte arabe um-n-naç, «la mère des gens», car sa

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fumée attire le Bien dans la vie domestique et familiale, empêche l'intervention des mauvais génies dans les relations humaines (disputes, colères, etc.). On en mas­tique aussi quelques particules.

• Le chardon à glu, Atractylis gummifera ; en berbère : tifroua, tabounekkart, tilitsen (d'après L. Trabut 1935: 42) ; en arabe : dad, addad, heddad, djerniz, suk el‘ulk. Mise à sécher débitée en tronçons enfilés sur une ficelle, la racine de ce chardon peut servir de poison, mais aussi d'encens ; elle est réduite en un broyat mêlé à d'autres ingrédients et en particulier à la gomme-ammoniaque pour lutter contre les sortilèges.

• La gomme ammoniaque, fasu , ušaq (en arabe) est tirée du rhizome de la férule commune (Ferula Tourn. de la famille des Ombellifères) et aussi d'autres Ombellifères : Dorema ammoniacum Don. et Dorema aucheri Boiss. (fréquentes en régions désertiques de l'Iran, dans les montagnes du Kurdistan et du Louristan). La gomme-ammoniaque sert à la fois de tasliman, d'encens et participe aussi aux ingrédients médicamenteux que réunissent les guérisseurs pour y tremper le fer rougi servant à faire des pointes de feu (douleurs de reins, sciatique, etc.). Elle est aussi utilisée comme antispasmodique et expectorant.

• Le bois de santal, en provenance d'Inde, de Malaisie et d'Australie, dur, jaune clair est réduit en petites brindilles pour être brûlé seul ou en mélange avec d'autres produits odoriférants. Son odeur fine le distingue nettement des autres encens. Les parfumeurs tunisiens en extraient une huile essentielle terpénique vendue en petits flacons et à usage religieux, médical ou aromatique. Bombay exportait la plus grande partie des santals utilisés en Europe (en particulier pour l'ébénisterie) et en Afrique.

Mis à part le benjoin, qui peut s'employer seul, ainsi que l'encens noir, tous ces produits entrent dans la composition de préparations locales, œuvres de femmes noires (hartaniates) d'apothicaires, ou de colporteurs et colporteuses qui donnent ainsi une plus-value à leurs nouveaux produits teintés en rouge safran, en jaune clair (teinte fournie le plus souvent par la poudre de curcuma), brun ou noir. Car, comme dans les mélanges d'épices, ces compositions ne sont pas à la portée de n'importe qui, et forment aussi le goût du public.

Les produits suivants sont aussi introduits en petites quantités : le clou de girofle, nuwar (ar.), anγorfelen (tam.) ; le safran, zâ’fran, tanej mit (tam.) acheté en étami-nes ; le musc de civette, abed, el‘âlia en arabe, teydit en tamâhaq (le véritable musc est concurrencé par des produits synthétiques vendus en petites boîtes sous forme de cristaux translucides) ; le nard indien, senbel, senblia (ar.), teγahit (tam.) en feuilles vertes séchées; la noix de muscade, tamra, djuz tettib (ar.) et parfois le henné, la résine de pin, les pétales de rose, le géranium rosat, les feuilles de myrte, les noix de galle, le sucre, les feuilles de lentisque, les graines de caroube, l'Assa foetida ( entit), etc. En revanche, la myrrhe, si fréquente dans la péninsule arabique, ne semble pas présente au Maghreb, du moins dans les marchés popu­laires.

Broyés, moulus, pétris et teintés, les mélanges sont alors humidifiés, aspergés avant leur vente de parfums liquides de production industrielle. Une bonne préparatrice se vante d'y mettre quarante produits, bien qu'elle soit incapable d'énoncer la nature de chacun d'entre eux. Car le chiffre de quarante est porteur d'un pouvoir bénéfique lié à l'ésotérisme des nombres.

Plus les hommes sont soumis à un système de croyances aux forces obscures, aux mauvais génies et à la puissance du regard de l'Autre, plus ils font appel à une série de protections qui calment leurs angoisses et leur redonnent quelque assurance (talismans et amulettes, prières conjuratoires, offrandes propitiatoires, signes conjurateurs, encens, etc.). Les fumées odorantes qui remplissent l'atmosphère de leur agréable parfum dilatent le cœur et l'esprit en apportant une détente, une sérénité favorable en toutes circonstances.

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BIBLIOGRAPHIE

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M . GAST

E22. ENDOGAMIE - Exogamie (voir Mariage)

E23. ENFIDA

D'après le Lisān al-'arab, la racine nafada (u^-^) a deux sens : le sens premier est plutôt un sens propre qui veut dire secouer (un habit pour l'épousseter, un arbre pour en faire tomber les fruits, etc.), c'est cette acception qui donne les mots : tamis, cendrier, secousse, tremblement, frisson de fièvre, etc. Le deuxième sens veut dire : balayer de ses yeux une étendue de terre pour la prospecter, on pourrait dire qu'il s'agit d 'un sens figuré qui fait penser « à un tamisage visuel d'une étendue de terre forcément plane ». Cette acception donne le substantif arabe nafida (< .A _• i\) qui veut dire : groupe d'éclaireurs qui partent en avant-garde pour vérifier s'il n'y a pas de forces hostiles sur la route ou dans la région.

BIBLIOGRAPHIE

Lisān al-‘arab, Le Caire, Dār al-ma‘ārif, s.d., p. 4 505-4 507. T . MONASTIRI

Coincée entre l'extrémité nord-orientale de la Dorsale tunisienne (Jbel Zaghouan) et le Golfe de Hamamet, l'Enfida est le prolongement septentrional du Sahel, dont il conserve les principaux caractères climatiques et pédologiques. Les sols les plus fertiles s'étendent à toute la zone centrale alors que les terres salées et les sebkhas occupent une bande littorale continue à l'Est et que les sols maigres et rocailleux, mais favorables à l'arboriculture, se situent à l'Ouest sur le piémont des collines de la Dorsale. La richesse et la diversité des ressources de l'Enfida expliquent l'importance du peuplement pendant la Protohistoire et l'Antiquité, ainsi que les convoitises qu'elles provoquèrent au début de l'époque coloniale.

Les temps préhistoriques et protohistoriques

Les industries paléolithiques de l'Enfida sont encore peu connues. L'Atlas préhistorique de la Tunisie (Feuille de Sousse) signale, dans les collines du Nord, à Aïn Swisifa, des affleurements de calcaires lacustres en relation avec des industries paléolithiques à bifaces, éclats Levallois, racloirs et grattoirs. L'Atérien est présent sur le littoral au voisinage d'Hergla. Les sédiments marins et éoliens de ce secteur de la côte ont servi à la définition du Tyrrhénien en Tunisie. Comme l'écrivent

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Sites protohistoriques de l'Enfida d'après l'Atlas préhistorique de la Tunisie

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R. Paskoff et R. Sanlaville : « Les environs d'Hergla méritent de devenir un site classique du Tyrrhénien par les bonnes coupes qu'ils offrent dans trois formations marines - Douira, Rejiche et Chebba - que l'on peut rapporter au Quaternaire supérieur ».

Les industries épipaléolithiques et néolithiques sont mieux représentées dans l'Enfida et ses abords. Plusieurs «rammadiya» (amas coquilliers* très riches en cendres) ont été signalées dans les environs d'Hergla. L'une d'elles de petites dimensions (10 m de diamètre) fit l'objet d 'un sondage; elle est située immédia­tement au Sud des ruines de Horrea Coelia. Des fouilles plus étendues du gisement de la Sebkha Halk el Menzel (en réalité « el Mengil ») ont révélé l'existence d'un Néolithique littoral daté de 5320 ans±150 B.P. (soit 337±150 B.C.) qui était en relation avec l'île de Pantelleria d'où provenaient les éclats d'obsidienne. L'un de ces gisements a servi à fixer la toponymie locale : Blad Bou Remad.

Toute la région est exceptionnellement riche en monuments protohistoriques de pierres sèches; mais le nombre subsistant aujourd'hui est loin de refléter leur abondance signalée à la fin du siècle dernier. Là où les premiers voyageurs dénombraient des centaines de dolmens* ou de bazinas*, il ne subsiste plus un seul monument debout, seules quelques dalles éparses ou des cercles de pierres incomplets ou méconnaissables témoignent de l'existence d'anciennes sépultures. La mise en valeur du pays, l'essor démographique et la construction de villages ou d'innombrables habitations dispersées sont les causes de ces destructions massives.

Les explorations récentes en vue de la publication de l'Atlas préhistorique ont permis d'établir le triste bilan de cette destruction souvent très récente, voire actuelle. L'équipe de l'Atlas a pu, heureusement, aussi faire connaître des nécro­poles qui n'avaient jamais été signalées comme celle d'Aïn Fkarine qui comprend des dolmens, des bazinas et des alignements. Citons aussi la nécropole de Sidi Smech où on dénombre quinze bazinas dont les diamètres varient de 5 à 22 m. Les alignements de pierres semblent avoir été dans l'Enfida beaucoup plus nombreux que dans les autres régions mégalithiques : on en a signalé dans les sites de Dar Bel Ouar*, Dar Laroussi, Sidi Smech, El Fartass, Bu Djedid, etc. On doit noter également la réunion fréquente de dolmens et de bazinas (parfois mégalithiques, ce qui est une originalité) dans les mêmes nécropoles. Dans l'ensemble de l'Enfida les monuments actuellement les plus nombreux sont les bazinas, mais on doit retenir que ces monuments résistent mieux aux agents de destruction que les dolmens, plus visibles et dont les dalles sont plus convoitées que les blocs informes qui rentrent dans la construction des bazinas.

Les principaux sites protohistoriques de la région de l'Enfida sont Dar Bel Ouar*, Henchir el Assel, Aïn Fkarine, Sidi Smech et la nécropole de l'îlot dans la Sebkhet Khedma el Kebira. L'Enfida fut une des plus importantes régions mégalithiques du Maghreb, même si ces monuments de dimensions modestes ne peuvent soutenir la comparaison avec les dolmens à portique ou du type « Elles* » de la région de Maktar. Une des caractéristiques de cette région est le rassem­blement, dans la même enceinte, de plusieurs chambres mégalithiques contiguës, chacune munie de son couloir. Le nombre important de nécropoles protohistori­ques de l'Enfida est un bon révélateur de la très ancienne mise en valeur du pays.

BIBLIOGRAPHIE

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G . CAMPS

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Basilique d'Uppena : la mosaïque des treize martyrs

L'Enfida dans l'Antiquité

La région de l'Enfida, partie septentrionale du Byzacium*, fut mise en valeur dès les temps puniques comme l'atteste la toponymie des cités qui, hormis Horrea Coelia, est entièrement pré-romaine, d'origine libyque ou punique ; l'une de ces bourgades, Themetra, était encore gouvernée par des sufètes sous Antonin le Pieux. Au Ier siècle av. J.-C. ces cités vivaient d'une agriculture développée, ainsi, dans le Bellum africanum, il est fait mention plusieurs fois des réserves de grain et d'huile que se disputaient Pompéiens et Césariens. Dans le chapitre LXXXVIII, on assiste à la prise par les Pompéiens de l 'Oppidum Paradae, qui fut pillé puis incendié ; on soupçonne que sous ce nom déformé se dissimule la ville la plus importante du secteur: Pheradi Maius aujourd'hui Henchir Fradis (Sid Khelifa) ; à moins qu'il ne s'agisse de Pheradi minus, siège d'un évêché, d'après la liste de 484, dont l'emplacement est inconnu. Les ruines de Pheradi Maius ont fait l'objet de grands travaux de dégagement qui mettent en valeur les monuments publics. On y reconnaît un bel arc de triomphe, un forum doté d'un portique, un amphithéâtre, un temple dédié à Neptune muni d'un nymphée. Cette ville acquit le statut de colonie. Elle l'était sûrement au IVe siècle (dédicace de Didius Preitus) et vraisemblablement plus tôt. Pheradi Maius était aussi le siège d'un évêché : à la conférence de 411 , l'évêque catholique Vincentianus n'a pas de compétiteur donatiste. En 484 c'est un certain Aurelius qui occupe le siège épiscopal.

L'actuel Hergla doit son nom à la contraction et la déformation qu'a subi son ancienne appellation: Horrea Coelia. Ces entrepôts conservaient les produits

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ramenés des bourgades agricoles de l'intérieur. En 411, la ville n'avait qu'un seul évêque, le donatiste İanuarius. Au Sud de Pheradi Maius, la cité d'Uppena fut aussi une colonie (statut mentionné dans une dédicace à Constantin). Une citadelle y fut construite par les Byzantins, mais de cette époque les ruines les plus célèbres sont celles de la basilique chrétienne dont une mosaïque de grand intérêt est aujourd'hui conservée au musée d'Enfida (ex église d'Enfidaville). Le texte épigraphique de cette mosaïque, coupé par la partie inférieure d'une croix richement décorée, donne les noms de treize martyrs africains. Le secteur supérieur est occupé par deux moutons barbarins à grosse queue de part et d'autre de la croix. Cette vaste basilique eut une histoire complexe ; il semble qu'elle fut bâtie pour les Donatistes à l'époque vandale puis rendue au culte catholique à l'époque byzantine, c'est à ce dernier état qu'appartient la mosaïque des treize martyrs, qui avait cependant existé dans un état antérieur. De nombreuses mosaïques funéraires jonchaient le sol de l'édifice, en particulier celles des évêques Honorius, Quadratianus et Baleriolus. Parmi les mosaïques du musée d'Enfida il faut mentionner celle de l'évêque Paul qui provient d'une cité dont le nom est inconnu (Sidi Abiche), et celle de Dion, mort octogénaire, qui se vante d'avoir planté quatre mille arbres (sans doute des oliviers).

Les ruines de la ville d'Aggersel sont proches de la source d'eau minérale d'Aïn Garci qui semble avoir conservé, en partie, le nom antique. On ne peut quitter la région de l'Enfida sans visiter le pittoresque village de Takrouna*, souvent qualifié de « berbère » bien que ses habitants soient arabophones.

B I B L I O G R A P H I E

BEN YOUNES H . , La présence punique au Sahel d'après les données littéraires et archéologiques, Université de Tunis, 1981. GHALIA T., Au pays de l'Enfida, Tunis, 1994. RAYNAL D., « La basilique d'Uppena : de la période vandale à l'époque byzantine », Africa, t. VII -VIII , 1982.

T . GHALIA

Enfida, un domaine convoité

Khérédine Pacha, d'origine circassienne, fut enlevé très jeune et vendu comme esclave à Constantinople puis à Tunis. Il fut élevé à la cour beylicale et occupa divers postes diplomatiques ou ministériels. Il fut, notamment, premier ministre de Sadok Bey du 23 octobre 1873 jusqu'en juillet 1877, date à laquelle il se retira. Il quitta la Tunisie en août 1878 pour se rendre à Istanbul, appelé par le Sultan ‘Abd al-Hamīd qui le nomma grand vizir de décembre 1878 à sa démission en juillet 1879. Khérédine vécut donc à Istanbul jusqu'à sa mort en janvier 1890.

«En quittant Tunis avec ma nombreuse famille, écrit Khérédine, je sentis le besoin d'avoir sous la main toutes mes ressources, d'abord pour faire face aux frais d'une installation et d'un entretien convenables à mon rang et ensuite pour assurer l'avenir de mes enfants. [...] Je résolus dont de vendre mes propriétés... » (Khéré­dine, 1971, 47).

Évoquant les biens dont il disposait en Tunisie, Khérédine citait, entre autres, le «magnifique domaine de l'Enfida qui [lui] fut alloué par Sadok Bey, lorsque de retour de Constantinople, [il] lui apportai [t] le firman impérial établissant dans sa famille la succession au Gourvernement de la Régence de Tunis», (Ibid., 46) par décret du 13 mai 1874. Cette offrande lui fut accordée en compensation d'une pension annuelle et viagère de 75 000 piastres promise par Sadok Bey et qu'il ne pouvait, vraisemblablement, plus honorer à cause de la mauvaise situation finan­cière à laquelle il était confronté.

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Ce domaine était constitué des terres de la tribu des Ouled Saïd confisquées par Ahmed Bey (1837-1855) en 1851, les sanctionnant ainsi de deux révoltes fomen­tées contre le pouvoir beylical en 1841 et 1850. D'une contenance de 96 000 hec­tares, il s'étendait sur 65 kilomètres, depuis l'oued Zit jusqu'à Sebkhat el-Kelbia, au nord de Kairouan et «bordait le golfe d 'Hammamet jusqu'aux premières olivettes du Sahel» (Ganiage, 1955, 344).

Après avoir tenté de le vendre à des Tunisiens, consentant à ces éventuels acheteurs une remise de 10 % sur le prix de vente réel, Khérédine ne trouva pas d'acquéreurs. Ayant «attendu plus d'un an sans recevoir ni offre ni réponse» (Khérédine, 1971, 47) il finit par conclure un marché avec la Société marseillaise de crédit qui acquit tous les biens de Khérédine pour 2 555 000 francs, le 29 juillet 1880.

La vente de ce domaine, objet de convoitises diverses, ne se fit pas sans difficultés. Dans un contexte de rivalité entre l'Italie et la France en Tunisie cette vente prit une dimension politique plus importante lorsque l'Angleterre se mêla à l'affaire. Les trois puissances usèrent, chacune à sa manière, des atouts dont elles disposaient soit à la cour beylicale, soit ailleurs. Ainsi l'Italie utilisa-t-elle les services du premier ministre Mustafa ben Ismaïl et d'autres notables connus pour leur hostilité à l'égard de la France. Ceux-ci adressaient à Khérédine une lettre collective, à Constantinople, fin novembre 1880, « l'incitant à leur vendre ses biens aux mêmes conditions qu'à la société française et à renoncer au contrat passé avec Chevallier-Fufigny [avocat, mandataire de la Société marseillaise]. En même temps, lui parvenaient deux lettres de Mustapha ben Ismaïl; l'une officielle, démentait formellement toutes les rumeurs selon lesquelles le Bey aurait eu l'intention de reprendre l'Enfida, l'autre personnelle, engageait vivement Khéré­dine à accepter les offres des acheteurs collectifs. Khérédine n'accepta pas. Il rappela qu'il avait offert de vendre ses biens de préférence à des notables musul­mans, que son mandataire avait été autorisé à offrir un rabais de 10 % pour tout acheteur tunisien. Il ne voulait pas reprendre la parole qu'il avait donnée, et soupçonnait trop les signataires de la lettre, Hamida ben Aïad [Caïd de Bizerte et ancien caïd de Tabarka et de Djerba] et Baccouche, [Mohammed, 1833-1896, directeur des affaires étrangères et membre du conseil d'Etat] ses adversaires à Tunis, et les principaux partisans de l'Italie, de vouloir faire rompre le contrat pour jouer un mauvais tour aux Français et acquérir l'Enfida sans bourse délier, avec la complicité du premier ministre. » (Ganiage, 1955, 351)

Ayant échoué dans leur opération, ils suscitèrent la pétition Lévy, de nationalité britannique. Celui-ci était propriétaire foncier et négociant en huile à Sousse. Lévy exerça sa préemption au nom de la propriété de Souya qu'il prétendait posséder en bordure de l'Enfida, agissant ainsi en conformité avec la loi musulmane (Ganiage, 1955, 345-347) et faisait occuper, le 14 janvier 1881, la maison d'habitation par un Maltais et un Tunisien qu'il avait désignés comme ses représentants. Il y avait labouré, semé, agi en propriétaire. En fait, Lévy «n'était qu 'un prête-nom: on l'avait poussé en avant, en lui promettant 200 000 francs en cas de succès. » Le sieur Y. Lévy qui possède « quelques hectares incultes aux environs de ce domaine et qui ne jouit d'aucune fortune ni d'aucun crédit sur la place », écrivait Roustan, « n'est que l'agent salarié d 'un groupe de certains personnages qui voudraient, à la faveur d'une subtilité de la loi musulmane, déposséder une société française, et acquérir à vil prix une importante propriété» (souligné dans le texte in Ganiage, 1955, 355)

Broadley, avocat anglais de Y. Levy, « internationalisa » l'affaire qui devint un objet de contentieux entre la France et l'Angleterre et de débats auprès des parlementaires anglais et de la presse. Il sollicitait, à travers ses interventions, la défense de la propriété et de l'honneur d'un sujet britannique. Il semble cependant que le gouvernement n'ait pas suivi la voie souhaitée par Broadley. Le secrétaire d'État aux affaires étrangères, Lord Granville écrit : « je ne suis pas persuadé que

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Levy ait entièrement raison ; il lui serait interdit d'exercer son droit de préemption par la précaution prise par Khérédine Pacha, de se réserver un espace encerclant la propriété, de façon à empêcher la partie vendue, de devenir contiguë de toute autre propriété ». Quant au sous-secrétaire d'État Pauncefote, il convenait que Lévy ne serait « qu 'un instrument dans les mains du parti italien à Tunis, pour faire échec aux intérêts français, en empêchant la cession de cet important domaine à la Société Marseillaise » et de recommander que le gouvernement de Sa Majesté ne jouât pas contre la France la carte de l'Italie, quelle qu'en fût la récompense.

Le problème allait trouver sa solution dès lors que la France établira son Protectorat sur la Tunisie. La Société Marseillaise put enfin acquérir le domaine qu'elle avait acheté au général Khérédine, malgré maintes nouvelles péripéties (Ganiage, 1955, 372 sq).

La Société Marseillaise continua de gérer le domaine de l'Enfida durant toute la période du Protectorat et même après. Entre 1881 et 1885, plus de 30 000 ha de terre de l'Enfida furent allotis, contribuant ainsi à former plus de 120 lots de colonisation. Durant cette période, le domaine fut le théâtre de nombreux conflits sociaux dont le dernier, qui eut lieu le 21 novembre 1950, fut le plus sérieux et le plus sanglant aussi. En effet, face aux ouvriers du domaine qui réclamaient une augmentation de 25 % de leurs salaires qui était de 180 frs par jour et le paiement des allocations familiales, la direction répondit par un fin de non recevoir malgré l'intervention du contrôleur civil de Sousse et du ministre tunisien des affaires sociales. Pour briser le mouvement, la direction continua de recruter de la main d'œuvre étrangère au domaine et d'employer des stagiaires, sous la protection des forces de l'ordre, qui expulsaient les piquets de grève. Des incidents eurent lieu, faisant six blessés parmi les grévistes. La situation s'envenima et le service d'ordre fut renforcé. De nouveaux accrochages eurent lieu entre le service d'ordre et les grévistes. «Le bilan définitif fut de cinq morts, dont une femme enceinte et une trentaine de blessés dont une douzaine dans un état grave. » (M. Kraïem, 1980, 292). La grève fut, malgré tout, maintenue et les ouvriers obtinrent une augmenta­tion de 17 % de leur salaire.

Cette grève des ouvriers agricoles de l'Enfida a marqué l'histoire de la Tunisie. Elle est commémorée tous les ans et célébrée comme une phase importante dans la lutte contre la colonisation. C'est, d'ailleurs, dans ce contexte de décolonisation qu'est réclamée la restitution des terres de colonisation, dont le domaine de l'Enfida, à la Tunisie indépendante. S'adressant aux habitants d'Enfidaville, le 23 décembre 1959, le Président Habib Bourguiba faisait l'historique du rachat du domaine par la Société Marseillaise, reconnaissant notamment que « la force a été mise au service d 'un acte de vente conclu en bonne et due forme par un vendeur qui a nom Khérédine et qui s'est entouré de toutes les précautions nécessaires pour assurer sa validité », ajoutant, d'autre part, ceci : « Depuis, avec l'indépendance, ce fut le Gouvernement national. Certains pouvaient penser que le Gouvernement investi de tous les pouvoirs, serait tenté de demander à la Société de se retirer et de reprendre ces terres sans autre forme de procès. Le Gouvernement n'en a rien fait parce qu'il tient compte de la situation des particuliers et des sociétés et considère que certains droits deviennent acquis avec le temps, même s'ils sont entachés, à l'origine, d'injustice. «Les droits de la Société ont été respectés par l'État. Celui-ci lui réclama, cependant, 5 000 ha de bonnes terres qui devaient atténuer la préjudice subi par l'État qui acheta à la Société, peu avant l'indépendance de la Tunisie, 31 000 ha dont une forte proportion était rocailleuse et improductive. Ces terres récupérées furent mises en valeur et redistribuées. Ce qui fut fait effective­ment à Enfidaville où, comme le précisait le Président Bourguiba : « A la place des gourbis, il y a des villages avec des logements décents [...]. Demain il y aura l'égout, l'eau courante et l'électricité. La production va augmenter. Grâce à leur travail et aux précieux conseils de ceux qui sont là pour les guider, les hommes accéderont à

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la dignité dans le bien-être». Mais au lieu d'être distribuées gratuitement, les parcelles ont été vendues aux particuliers, l'État leur ayant consenti des prêts à long terme et à faible taux d'intérêt. Les donner gratuitement, aurait été « incom­patible avec la dignité des bénéficiaires », devait préciser H. Bourguiba.

La loi du 12 mai 1964 achèvera la nationalisation des terres en possession de mains étrangères. A partir de cette date, le domaine de l'Enfida est devenu terre domaniale.

BIBLIOGRAPHIE

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N . SRAÏEB

E24. ENFOUS (El Richa, El Hamra)

Station célèbre de gravures rupestres du Djebel Amour* située à mi-chemin entre les ksours d'El Richa et d'Enfous, à une trentaine de km au sud d'Aflou. Cette station fut découverte en 1897 par le capitaine de la Gardette et A. Joly et publiée, dès 1899, par G.B.M. Flamand puis par le commandant Maumené en 1902. L. Frobenius, R. Vaufrey, H. Lhote et, en dernier lieu, M. Hachid ont étudié cette station tantôt sous le nom d'Enfous, tantôt sous celui d'El Richa (officiellement El Ghicha), tantôt sous celui d'El Hamra qui, selon H. Lhote devrait être le vrai nom de la station qui occupe une falaise de grès rouge (d'où l'appelation), à proximité du moulin ruiné d'Enfous.

Les représentations animales sont très nombreuses et appartiennent à plusieurs styles. Celles qui retiennent le plus l'attention sont évidemment les gravures du grand style naturaliste représentant avec réalisme éléphants, rhinocéros, buffles antiques, asiniens. Parmi les gravures de ce style figurent deux chefs-d'œuvre de l'art rupestre de l'Atlas : le combat de deux buffles antiques mâles et l'âne précédé de deux ânons. Le premier est remarquable par le réalisme de la scène rendue avec un minimum de moyens. Le second est un asinien sauvage d'une très grande qualité esthétique ; les détails tels que le naseau glabre suggéré par un polissage de la roche, la croix dorsale, les zébrures des pattes sont rendus avec une précision exceptionnelle. Il est cependant un détail qui n'a guère attiré l'attention, c'est la petitesse des oreilles qui ne peut être le résultat d'une erreur, vu le soin apporté, au moindre détail dans cette figure d 'un très grand réalisme. Or cette anomalie se

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Asinien à oreilles courtes d'Enfous-El Richa. Photo R. Vaufrey

Combat de buffles antiques. Photo A. Bozom

retrouve sur d'autres représentations d'asiniens dont le rapport entre la longueur des oreilles et celle de la tête est le même que chez les zèbres (LT = 3 LO) qui est l'intermédiaire entre celui des vrais ânes (LT =1 ,5 LO) et celui des chevaux (LT = 3,5 à 4 LO). A la suite de ces observations, il a été formulé l'hypothèse qu'il existait encore au Néolithique une variété ou sous-espèce d'asiniens à oreilles courtes correspondant à l'espèce que les archéologues continuent à appeler Equus mauri-tanicus dans les gisements holocènes alors que les zoologues estiment que cet equus n'a pas vécu au-delà du Pléistocène moyen (voir A 218, Ane, E.B., t. V).

En plus des gravures du grand style naturaliste, la station d'Enfous offre un certain nombre d'œuvres rattachées au style de Tazina (antilopes, bélier à sphé­roïde, lapin) et d'autres figures du style subnaturaliste (ovins, canidés...)

B I B L I O G R A P H I E

FLAMAND G.B.M. , Les Pierres écrites (Hadjaret mektoubat). Gravures et inscriptions rupestres du Nord-Africain, Paris, Masson, 1 9 2 1 . FROBENIUS L . , et OBERMAIER H . , Hadschra maktouba, Munich, Wolf, 1925 .

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G. CAMPS

E25. E N G O B E

L'engobe est un mélange d'oxyde de fer et d'argile fine dilué dans l'eau puis appliqué, avant cuisson, à la surface des poteries modelées, à l'aide d'un chiffon ou d'un morceau de laine, voire même d'un pinceau ; le plus souvent, il s'agit d'un mélange rouge ou blanc qui sert de fond pour la décoration. Les sources d'ap­provisionnement sont diverses ; le plus souvent pour obtenir un engobe rouge, les femmes ramassent l'ocre sur les bords des chemins, dans les ravinements ou les oueds. Dans les cas les plus fréquents, l'ocre se présente sous forme de petites boulettes jaune pâle. Ce sont souvent les enfants qui sont chargés de ce travail de collecte mais il arrive aussi que la potière se fournisse en ocre au souk le plus proche.

La préparation en est simple : la potière écrase les petits morceaux d'ocre dans un peu d'eau avec les doigts. Elle ajoute ensuite de l'eau, goutte à goutte, jusqu'à l'obtention d'une crème onctueuse.

Parfois, l'ocre se présente sous forme de cailloux résistants ; la potière doit alors la frotter sur une grosse pierre plate en l'humidifiant sans interruption. On peut obtenir aussi une couleur rouge vif en exposant les petites boulettes d'ocre à la flamme dans un kanoun. Il suffit alors de les dissoudre pour obtenir une belle crème rouge orangé.

Mais il arrive aussi que le fragment d'ocre soit passé directement en le frottant à la surface de la poterie.

La terre blanche se présente sous forme de petits blocs, lisses, durs, comme la pierre, d'une couleur blanche tirant vers la crème ou le bleuâtre. Il s'agit le plus communément de marne et les potières peuvent s'approvisionner au souk ou dans un gisement proche. La terre blanche est utilisée en barbotine épaisse, pour servir d'engobe.

Les surfaces engobées sont ensuite polies à l'aide d'un galet au moment où la poterie presque sèche peut être tenue en main sans risquer de la déformer.

L'engobe peut être utilisé sur tout ou partie des céramiques. L'ocre est certainement la matière la plus anciennement utilisée au Maghreb

dans la décoration des poteries. L'engobe rouge est utilisé très sporadiquement durant l'époque préhistorique au

Maroc (Gar Cahal, Tarradell, 1954 ; El-Kiffen, G. Bailloud et al., 1964). A propos de cette dernière céramique très originale dans l'ensemble de la céramique im­pressionnée du Maghreb, certains vases décorés au peigne ont reçu une application d'engobe qui fut ensuite polie au galet, le creux laissé par les dents du peigne de potier conservant seul l'enduit.

Dans les nécropoles mégalithiques et puniques, l'engobe total est fréquent : il est rouge à Lemta, Zemamra, orangé à Roknia, jaunâtre ou brun à Beni Messous. Mais les vases portant une bande unique de couleur rouge, étroitement en relation avec la forme du vase ou dédoublée de façon à recevoir d'autres motifs au voisinage de l'orifice, sont plus nombreux (Gastel, Tiddis).

L'engobe rouge couvrant la totalité de la poterie est très fréquent à l'époque punique aussi bien sur la céramique faite au tour que sur la poterie modelée

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Tasse de Guentis (Némencha), décor en rouge sur pâte sans engobe

Cruche de Tamesguida (Babor), décor en brun foncé sur engobe blanc

Bouterille du style d'Oum el Bouaghi, décor noir sur engobe blanc

paléoberbère (Fayolle, 1992). A l'époque actuelle, en Grande Kabylie, se trouvent aussi des poteries peintes sur engobe total rouge.

L'engobe blanc est très fré­quent surtout sur les vases des stations protohistoriques de Tid-dis et de Constantine et supporte des motifs géométriques qui se sont maintenus dans la poterie kabyle moderne et particulière­ment en Petite Kabylie.

Le fond blanc est en effet celui qui se prête le mieux à l'applica­tion d'un décor peint; ceci explique sa fréquence sur les céramiques qu'elles soient proto­historiques ou actuelles.

Le rôle de l'engobe blanc est donc assez différent de celui de l'engobe rouge ; ce dernier consti­tue à lui seul un élément de décor alors que l'engobe blanc sans autre élément décoratif est extrê­mement rare. (Le seul cas connu à l'époque protohistorique est celui d'un vase de Tiddis, vrai­semblablement inachevé.)

L'engobe blanc convient par­faitement aux motifs peints en rouge, brun ou noir qui sont les plus fréquents et les plus faciles à obtenir. Alors que l'engobe rouge ne supporte que des motifs noirs. Ceci explique la grande extension de l'usage de l'engobe blanc dans les poteries actuelles dans le Nord du Maroc, en Algérie centrale, en Algérie orientale, depuis la côte jusqu'à une ligne passant par les monts du Hodna, le Bou Taleb et le Nord de l'Aurès et enfin la Tunisie du Nord. L'engobage des poteries est peu pratiqué dans l'Aurès et dans le Sud-Est du Maghreb : Nefzawa, Djerid et Sud des Nemencha (Négrine) ; des vases

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Plat d'El Awana (ex Cavallo), décor brun foncé et rouge sur engobe blanc

Vase à provisions des Ouadhias (Grande Kabylie) à décor polychrome : engobe blanc, engobe rouge, motifs cernés de noir

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Cruche à motifs rouges dans des réserves d'engobe blanc

sont décorés de motifs géométriques brun sur la surface à peine lissée et dépourvue d'engobe.

Les poteries à fond bichrome rouge et blanc de Grande Kabylie et des Mogod paraissent constituer des cas particuliers.

Certaines poteries kabyles ont un fond rouge en partie recouvert de champs peints en blanc. Ces poteries avec réserves blanches semblent avoir subi la conta­gion des vases à engobe blanc qui triomphent dans les régions voisines, à l'est et à l'ouest.

BIBLIOGRAPHIE

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H. CAMPS-FABRER

E26. ÉNIGME (voir Devinette)

E27. ENIPI

Pline l'Ancien (V, 37) mentionne une Enipi natio (peuple) figurant au triomphe de Cornélius Balbus (19 av. J.-C.) immédiatement avant la ville de Tuben, en quoi il faut reconnaître Tubunae (Tobna), entre les monts de Batna et le chott el-Hodna (Cf. J. Desanges, éd. de Pline l'A., V, 1-46, Paris, 1980, p. 403). Il est dès lors tentant de rapprocher les Enipi de Nippis, localité où les catholiques furent déportés sur l'ordre d'Hunéric en 483-484 de notre ère (Victor de Tunnuna, Chron, a. 479, 1, dans M.G.H.a.a., XI, p. 189). Les autres lieux de relégation mentionnés par la même source sont Tubunis (Tobna) précisément, et Macri (H r Remada/Bordj Magra) entre le chott et les monts du Hodna.

J . DESANGES

E28. ENNAYER

Ennayer est le nom du premier mois du calendrier julien et dérive manifestement du latin İanuarius (janvier). C'est aussi le nom que porte une fête célébrée dans toute l'Afrique du nord en relation avec le solstice d'hiver bien que généralement celui-ci soit assimilé à la fête de Mouloud Aïsa du 24 djambir (décembre) julien, correspondant au Noël chrétien. D'après E. Destaing, le Mouloud Aïsa qui était fêté huit jours avant Ennayer était connu dans l'Aurès sous le nom de Bou Ini, cette appellation serait, selon cet auteur, dérivée du latin Bonus Annus. J. Servier rejette cette interprétation, sans doute avec raison, mais l'explication qu'il propose est loin de donner satisfaction : il y voit une contraction de « Bu-Imnian » (le jour des piquets de tente), commémorant le geste de semi-nomades revenant de transhu­mance et inaugurant ainsi leur cycle sédentaire.

Ennayer, qui est appelé aussi Haggus chez les Berbères du Maroc, est la Porte qui ouvre l'année, l'Ansara au solstice d'été est celle qui la ferme. Mais la fête principale est bien l'Ennayer qui dure, selon les régions, deux, trois ou quatre jours. Le dernier jour de l'année, la veille de l'Ennayer, est conçu comme un jour de deuil et la cuisine s'en ressent. Le plus souvent on se prive de couscous qui est remplacé par du berkoukes, boulettes de farine cuites dans un bouillon léger. Ailleurs on ne consomme que du lait ou des légumes secs cuits à l'eau ou encore des pédoncules d'arum, comme en Kabylie.

A quelques détails près, les rites de l'Ennayer sont les mêmes d'un bout à l'autre du Maghreb et, comme le constate J. Servier, ne présentent guère de différences entre les Arabophones et les Berbérophones. Toujours selon cet auteur, les rites de l'Ennayer peuvent être ramenés à quatre préoccupations dominantes : écarter la famine, présager les caractères de l'année à venir, consacrer le changement sai­sonnier de cycle et accueillir sur terre les Forces invisibles représentées par des personnages masqués. Donc l'Ennayer est marqué, en premier lieu, par la consom­mation d'un repas riche de bon augure et tous doivent sortir de table rassasiés afin que l'année soit prospère. Il n'est pas étonnant que pour ce repas on prépare des mets ou des friandises inhabituels, tels des gâteaux aux œufs (harira de Tlemcen),

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des crêpes et beignets de toutes sortes. Il est d'usage dans la plupart des villes et campagnes marocaines ou algériennes de manger à l'Ennayer le plat des «sept légumes » fait uniquement de plantes vertes. A peu près partout on sacrifie des poulets ou des chevreaux ou moutons. En Kabylie où l'Ennayer est moins fêtée que dans le reste de l'Algérie, on consomme ce jour là une tête de bœuf qui est auparavant brandie au-dessus du garçon né dans l'année, afin qu'il soit «une tête» dans le village. C'est ce jour-là aussi qu'est pratiquée sur ce garçon né dans l'année la première coupe de cheveux. En plusieurs régions éloignées les unes des autres (à Blida, chez les Beni Hawa à l'ouest de Ténès, chez les Beni Snous dans la région de Tlemcen) il est signalé, à l'occasion de l'Ennayer, la consommation de racines et du cœur de palmier-nain (voir Doum*). On explique cette coutume par l'espoir que l'année soit verte comme les plantes consommées et comme les jonchées de palmes et autres plantes vertes sur les terrasses ou le sol des tentes.

Comme l'écrit joliment E. Destaing, tel vous trouve l'Ennayer, tel vous serez durant toute l'année. Il faut, ce jour-là, se montrer gai, aimable, généreux, riche et les personnes qui s'abordent échangent des souhaits. Les cultivateurs se rensei­gnent sur le temps qu'il fera pendant les premiers mois de l'année en examinant les boulettes de berkoukes ou le sang des animaux sacrifiés. Dans le même espoir, les Kabyles allaient converser avec leurs bœufs et leurs chèvres.

Au cours de la fête de l'Ennayer, des masques divers interviennent, réclamant de l'argent ou des mets destinés à la célébration collective, ce sont « l'âne aux figues » à Nédroma, le Bu Bnani à Tlemcen, le Bu Reduan dans l'Ouest tunisien, ailleurs un chameau ou un lion mais le personnage le plus important est la Vieille de l'Ennayer.

La Vieille se présente comme une fée dont on menace les enfants qui ne mangent pas suffisamment le jour de la fête ; elle leur ouvrira le ventre et le bourrera de paille. On a soin de réserver, sous un plat une partie du dîner destinée à la Vieille. Enfin de nombreuses légendes font intervenir ce personnage connu dans toutes les régions méditerranéennes, la Vieille intervient régulièrement dans les explications données sur l'emprunt des « jours manquants » de février.

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E L BRIGA

E29. ENSEIGNEMENT (du berbère)

Après avoir longtemps été étroitement lié à la colonisation européenne - princi­palement à la présence française en Afrique du Nord, l'enseignement du berbère s'est sensiblement internationalisé et diversifié depuis les années 1960-70.

En France et dans les pays berbérophones (avant les indépendances)

En Algérie, l'enseignement du berbère a été institutionnalisé très tôt, dès les années 1880, à l'Ecole supérieure des lettres qui allait devenir la Faculté des lettres

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d'Alger (1909) ainsi qu'à l'École normale de Bouzaréah, sur les hauteurs d'Alger, pépinière des instituteurs algériens. Un brevet de langue kabyle est créé en 1885 et un diplôme de «dialectes berbères» en 1887.

L'École normale, en liaison avec l'université, dispensera régulièrement une formation berbérisante aux instituteurs désirant bénéficier de la « prime spéciale » accordée aux enseignants ayant une compétence en berbère (ou en arabe). La Faculté des lettres, pour sa part, formera des générations de berbérisants jusqu'à l ' indépendance; la chaire de berbère y fut occupée successivement par René Basset, André Basset et André Picard. Cet enseignement s'intégrait dans un environnement scientifique particulièrement riche (l'Institut d'Études Orientales, la Faculté des lettres), où ont officié des noms aussi prestigieux que Stéphane Gsell ou Jean Cantineau. L'histoire détaillée de cet enseignement et de son impact, en particulier sur les élites locales, restent à faire.

Le Maroc connaîtra, quelques années plus tard, un processus parallèle avec la création de l'Institut des Hautes Études Marocaines à Rabat. Cette institution formera elle aussi un grand nombre de praticiens du berbère (administrateurs, officiers-interprètes...) et berbérisants; nombre de personnalités marquantes des études berbères y ont séjourné, comme étudiants et/ou enseignants (E. Laoust, A. Basset, A. Roux, L. Galand, A. Leguil...).

En France, l'enseignement du berbère est officiellement instauré en 1913 (mais démarre effectivement en 1915) à l'École des langues orientales de Paris (l'actuel Institut national des langues et civilisations orientales, plus familièrement dénommé « Langues’O »). La chaire du professeur est occupée successivement par E. Destaing, A. Basset, L. Galand, A. Leguil et S. Chaker. L'établissement assure à la fois un enseignement général (linguistique, littéraire et civilisation berbères) et une formation pratique à la langue dans diverses variantes dialectales. Pour des raisons historiques et humaines évidentes, les « Langues’O », pendant la période coloniale comme de nos jours, ont été et restent la principale institution de formation berbérisante sur le plan international. Cet établissement est le seul à offrir un cursus universitaire de berbère, complet (du premier au troisième cycle), indépendant et stabilisé. On trouvera une présentation précise de l'histoire de cet enseignement et de sa configuration actuelle dans l'ouvrage publié à l'occasion du bicentenaire de l'établissement (Cf. INALCO, 1995).

En fait, des origines jusqu'à la décolonisation de l'Afrique du nord, il a existé un véritable « triangle berbérisant » français : Alger-Paris-Rabat. Les enseignants ber­bérisants français ont tous commencé leur carrière au Maghreb, à Alger et/ou à Rabat et l'ont souvent achevé à Paris. André Basset représente l'illustration achevée de cette géographie des Études berbères françaises puisqu'il a exercé successive­ment à Rabat, Alger et Paris.

En Europe

Dans le reste de l'Europe, la situation est plus contrastée et généralement plus fragile, même si certains des pôles d'études berbères sont très anciens.

En Italie, à l'Istituto universitatio orientale di Napoli, la chaire de berbère, créée en 1913, a été occupée par F. Beguinot, F. Cesaro et actuellement par L. Serra. On trouvera une synthèse précise sur les études berbères en Italie dans Abrous 1992.

En Angleterre, dans le mouvement de restriction des dépenses publiques imposé par Mme Thatcher, la chaire de berbère de la School of Oriental and African Studies a disparu en 1985, après le départ à la retraite de son titulaire, J. Bynon.

Au Danemark, à l'Université de Copenhague, K.-G. Prasse a assuré à partir du milieu des années 1960 un enseignement régulier de berbère, centré sur le touareg : on en connaît les retombées remarquables au plan des publications scientifiques (Cf. Chaker dir., 1988). Malheureusement, là aussi, en raison de la faible popula-

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tion étudiante, cet enseignement a disparu en tant que cursus autonome et sa suppression est programmée par les instances de tutelle.

Plus récemment, à l'initiative de H. Stroomer, un enseignement de berbère (tachelhit) fonctionne régulièrement à l'Université de Leyde (Département des langues et cultures du Moyen-Orient islamique). Parallèlement, cette université a connu ces dernières années un développement remarquable en matière d'activités de recherche berbérisantes.

Partout ailleurs en Europe, l'enseignement du berbère a toujours eu et conserve un caractère plus sporadique ; le plus souvent, il s'agit d'un cours annuel tempo­raire ou d'un séminaire de recherche, au sein d 'un département d'études islami­ques ou arabes ou dans un cadre chamito-sémitisant, voire africaniste. Expériences ponctuelles donc, sans garantie de durée et sans qu'il y ait création de poste spécifique de berbérisant. Concrètement, il s'agit toujours, dans la terminologie française, de «charges de cours complémentaires» ou autres types de contrats à durée déterminée, ou bien d'un « sujet » annuel retenu par un linguiste, généraliste, chamito-sémitisant ou africaniste. C'était et c'est encore le cas en Allemagne (Berlin: R. Voigt, M. Tilmatine; Marburg: O. Rôssler; Hambourg: A. Willms; Cologne...), aux Pays-Bas (Utrecht: R. Otten), en Pologne (Cracovie : A. Zaborski), en Russie (Moscou et Saint-Pétersbourg: A. Militarev, A. Aïken-vald...), en Espagne (Barcelone: O. Ouakrim), en Italie (Milan: V. Brugnatelli; Rome: O. Durand) et même en France (Paris-VIII, Paris-III, Paris-X, Aix-en-Provence, Toulouse).

Dans le reste du monde

En Amérique du nord, il a existé deux enseignements réguliers de berbère : le plus ancien à Los Angeles (UCLA, Near Eastern Languages Department) assuré par Th. Penchoen, l'autre à Bloomington (Michigan), à l'Université An Arbor, qui a disparu à la mort de son titulaire, E.T. Abdelmassih (1983).

Comme en Europe, il arrive fréquemment qu 'un linguiste généraliste ou cha­mito-sémitisant nord-américain initie un séminaire de recherche consacré à la langue berbère, dans le cadre de problématiques plus larges, d'analyse linguistique ou de comparatisme. Dans ces limites, il y a même de plus en plus d'intérêt pour le berbère dans certaines universités américaines (New York, Urbana-Champaign, Houston, Montréal...). Le cas le plus consistant est certainement celui de l'Uni­versité du Québec à Montréal (Département de linguistique), où exerce M. Guerssel, syntacticien spécialiste des parlers tamazight du Maroc. Il existe aussi une activité berbérisante au Japon, à l'Institut des peuples et cultures d'Afrique et d'Asie de Tokyo auquel est rattaché M. Nakano, mais il ne semble pas qu'il y ait à proprement parler d'enseignement de la langue...

Dans les pays berbérophones (après les indépendances)

L'importante tradition d'enseignement du berbère de la période coloniale en Algérie et au Maroc est brutalement interrompue au moment des indépendances. Les deux chaires de berbères disparaissent en 1956 (Rabat) et en 1962 (Alger). Les États algérien et marocain se définissant comme de langue et de culture arabes, l'enseignement berbère, même à un niveau strictement universitaire, a été perçu comme une atteinte à l'unité et à l'identité nationale : en fait, maintenir un enseignement du berbère pouvait être une forme de reconnaissance d'une réalité que l'idéologie et la politique officielles voulaient nier et éradiquer. Ce type de positions et d'argumentations est tout à fait explicite dans le discours officiel et l'idéologie dominante (nationalisme arabo-islamique) en Algérie et au Maroc (Cf. Chaker, 1989, Bounfour 1994...). Cela entraînera la disparition quasi totale de

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toute formation berbérisante dans ces deux pays jusqu'à ces dernières années. Ce qui n'a d'ailleurs pas empêché de nombreux maghrébins d'acquérir une formation berbérisante, surtout en France, mais également en Angleterre ou aux États-Unis, à l'occasion d'études universitaires supérieures (doctorat, Ph. D.), en linguistique générale ou en littérature (Cf. Chaker, 1989 et «Chroniques»).

Une exception notable à cet ostracisme doit cependant être relevée : d'octobre 1965 à juin 1972, Mouloud Mammeri* a été autorisé à donner un cours de berbère à la Faculté des lettres d'Alger. Il s'agissait en fait d'une tolérance, dont l'initiative revient à Ahmed Taleb, ministre de l'Éducation nationale du nouveau pouvoir qui venait de se mettre en place sous l'autorité de H. Boumédiene (juin 1965). Cet enseignement ne débouchait par sur un diplôme spécifique mais il pouvait être intégré dans les diplômes délivrés par la Faculté des lettres comme matière complémentaire facultative. Si son statut universitaire est resté fragile et incertain jusqu'à sa disparition, on sait que cet enseignement a joué un rôle considérable dans la formation des nouvelles élites berbérisantes kabyles (Cf. Chaker, 1989) : quasiment tous les acteurs et producteurs kabyles berbérisants - universitaires, militants culturels et politiques, chanteurs et écrivains... - ont, peu ou prou, fréquenté les cours de Mammeri (Cf. Chaker, 1989).

A partir de 1980, de nombreuses expériences d'enseignement libre du berbère ont été organisées, tant en Kabylie (notamment à l'université de Tizi-Ouzou) qu'à Alger (dans divers cadres universitaires). Initiatives militantes, plus ou moins tolérées, assurées par des universitaires ayant acquis une formation berbérisante parallèle ; cet enseignement libre était évidemment une suite directe des mouve­ments de protestation berbères de 1980 (« Printemps berbère », Cf. Chaker, 1989).

A la même époque, au Maroc ; la présence dans l'Université de nombreux linguistes et spécialistes de littérature, ayant accompli des recherches dans le domaine berbère, va se traduire - sans qu'il y ait d'enseignement indépendant du berbère - par une représentation de plus en plus régulière du domaine berbère dans les séminaires (maîtrise, troisième cycle) de plusieurs universités marocaines : Rabat et Fès d'abord, puis Oujda, Agadir, Marrakech, Tetouan...

La situation institutionnelle ne change réellement que très récemment. En Algérie, deux Départements universitaires de langue et culture berbères sont créés à Tizi-Ouzou (1990) puis à Bougie (1991). Il s'agit de structures de post­graduation (= troisième cycle), destinées à former des enseignants-chercheurs berbérisants dans les différentes disciplines (langue-linguistique, littérature et sciences sociales). Ces deux départements ont fonctionné dans des conditions et dans un environnement très difficiles (faiblesse de l'encadrement local, absence ou limites de la documentation, faiblesse du tissu scientifique algérien, situation politique générale très dégradée...). Quelques mémoires ont néanmoins pu être soutenus, tant à Bougi qu'à Tizi-Ouzou, le plus souvent grâce à une coopération étroite avec des institutions étrangères (principalement l'Inalco). En tout état de cause, des cadres institutionnels de formation universitaire existent désormais en Algérie et, même si la mise en route en est laborieuse, ils finiront bien par avoir des effets significatifs en matière de formation de berbérisants.

Sur ce plan de la prise en charge institutionnelle, une évolution encore plus importante se produit presque en même temps, au Maroc et en Algérie (1994-1995).

Dans un discours du 20 août 1994, le roi du Maroc, prend clairement position en faveur de l'enseignement des «dialectes berbères» dans le système éducatif marocain. S'il s'agit d'une ouverture de principe tout à fait considérable, elle n'a cependant pas, pour l'instant, de traductions concrètes. En tout cas, cette orienta­tion ouvre une voie jusque là totalement fermée.

En Algérie, à la suite d'un important mouvement de protestation en Kabylie (boycott scolaire de six mois), le gouvernement accepte de négocier avec certains

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représentants du mouvement culturel berbère et admet le principe d'une intégra­tion du berbère dans l'enseignement officiel (tout en refusant de reconnaître un statut de «langue nationale» au berbère). Un décret présidentiel du 29 mai 1995 institue un « Haut commissariat à l'amazighité » (= berbérité) chargé de coordonner et d'impulser les initiatives en faveur de la langue et de la culture berbères. Cet ensemble de mesure demande évidemment une analyse juridique et politique très fine, et il ne peut se comprendre que dans le contexte politique très particulier qui est celui de l'Algérie depuis quelques années. Il faudra sans doute plusieurs années pour évaluer et juger leurs effets concrets. Dans cette dynamique, un enseignement du berbère (comme troisième langue) a été mis en place à la rentrée scolaire 1995, dans quelques lycées d'Algérie. La situation qui se dessine dans ce pays rappelle dont beaucoup celle qui prévaut en France pour les langues régionales comme le provençal, le basque etc. (enseignement comme troisième langue à partir de la classe de seconde).

En tout état de cause, il est clair qu'une ère nouvelle est en train de s'ouvrir en Afrique du nord pour ce qui est de l'enseignement du berbère : quelle que soient les difficultés de mise en œuvre et les résistances éventuelles ou les retards, on peut être certain que le berbère consolidera à l'avenir ce statut de langue enseignée et acquerra probablement rapidement celui de langue d'enseignement, notamment en Kabylie.

Signalons enfin, que depuis près de deux décennies, des expériences d'ensei­gnement du touareg sont menées au Niger et au Mali (et même au Burkina-Fasso), soit dans le cadre de l'école primaire (quelques classes expérimentales bilingues), soit dans le cadre de campagnes d'alphabétisation destinées aux adultes. Des cycles de formation supérieure sont également organisées dans certaines institutions d'enseignement supérieur nigériennes et maliennes, notamment la Faculté des lettres de Niamey et l'Ecole normale supérieure de Bamako (Cf. Aghali-Zakara, 1982 et Chaker dir., 1988).

BIBLIOGRAPHIE

Un suivi régulier des activités d'enseignement du berbère a été assuré dans la « Chronique des études berbères », publiée dans l'Annuaire de l'Afrique du nord, de 1965 à 1991 par Lionel Galand puis Salem Chaker.

ABROUS D., «Les études berbères en Italie», Études et documents berbères, 9, 1992, p. 227-233.

AGHALI-ZAKARA M., « De la langue orale à la langue écrite », Actes de la table-ronde Littérature orale (Alger, juin 1979), Alger, Opu/Crape, 1982, p. 9-23.

BOUNFOUR A., Le nœud de la langue. Langue, littérature et société au Maghreb, Aix-en-Provence, Edisud, 1994.

CHAKER S., Textes en linguistique berbère (Introduction au domaine berbère), Paris, CNRS, 1984, chap. 3.

CHAKER S., «Mouloud Mammeri, 1917-1989 », Revue du monde musulman et de la Méditer­ranée, 51/1, 1989, p. 151-156 & Impressions du Sud, 22, p. 40-41.

CHAKER S. dir.: Etudes touarègues. Bilan des recherches en sciences sociales, Aix-en-Pro­vence, Edisud/Iremam, 1988.

CHAKER S., Une décennie d'études berbères, Alger, Bouchène, 1992 (reprend les « Chroniques » de l'Annuaire de l'Afrique du nordn 1981 à 1990).

GALAND L., Langue et littérature berbères. Vingt cinq ans d'études, Paris, CNRS, 1979 (reprend les «Chroniques» de l'Annuaire de l'Afrique du nord, 1965 à 1977).

[INALCO, 1995] : Deux siècles d'histoire de l'École des langues orientales, Paris, Editions Hervas, 1995 (« Le berbère », par S. Chaker, p. 369-376).

S . CHAKER

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E30. ÉPÉE

L'épée n'est une arme caractéristique ni des Paléoberbères de la Protohistoire et de l'Antiquité, ni des Berbères des temps historiques.

Un seul document préhistorique peut être cité : l'épée de bronze trouvée dans l'estuaire du Loukos, à proximité des ruines de Lixus. Elle est le témoin des échanges entre le Maroc et la Péninsule ibérique à l'Age du Bronze final. L'épée de Lixus appartient sans discussion au complexe du Bronze atlantique (type de Rosnoen). Cette pièce unique n'est accompagnée d'aucune figuration dans l'art rupestre de l'Atlas marocain, si riche en représentations d'armes en métal : halle­bardes, poignards, sagaies qui témoignent de relations, il est vrai plus anciennes, entre l'Espagne et le Maghreb.

Durant l'Antiquité, l'épée n'est pas mieux représentée dans la panoplie des guerriers numides, maures ou gétules. On ne retiendra pas les figurations d'épée sur les stèles puniques, à Cartilage comme à Cirta car elles appartiennent indiscu­tablement à des modèles orientaux, de même que les autres armes offensives (lance, javelot, arc) et défensives (bouclier* circulaire ou allongé, casque conique en métal). Il existe une identité presque parfaite entre la panoplie représentée sur une stèle d'un Rbt Mstrt (Chef de la milice?) de Cirta et l'ensemble des armes déposées dans le caveau du mausolée royal du Khroub* ; seul le casque, muni d'un protège-nuque, est plus enveloppant que celui figuré sur la stèle cirtéenne. L'épée du mausolée du Khroub est une lame de bronze de 0,65 m de longueur, conservée dans un fourreau en bois de cèdre. Une épée droite analogue, mais plus longue, est fidèlement représentée sur deux grandes stèles à inscriptions libyques de l'Aïn Khanga*, dans la même région, au sud de Cirta. Ces deux monolithes sont les seuls documents paléoberbères représentant l'épée qui, manifestement, n'est pas une arme africaine.

Les documents littéraires, rassemblés par S. Gsell, confirment cette absence. Diodore de Sicile (III, 49, 4) à la fin du Ier siècle avant J . - C , aussi bien que Claudien au V e siècle de notre ère (Bell. Gidonico, 435-436) précisent que les Africains ne connaissent pas l'épée. Ce n'est qu'au VI E siècle que l'usage de l'épée semble s'être répandu chez eux, du moins si on retient les témoignages de Procope et de Corippe. Cette nouveauté peut être mise en relation avec la pénétration dans le Maghreb des grandes tribus nomades tripolitaines.

Au Moyen Age et durant les Temps modernes jusqu'à l'époque contemporaine, les Berbères du Nord ne montrèrent aucun intérêt pour l'épée, arme d'estoc, à laquelle ils préféraient le sabre plus ou moins courbe à un seul bord tranchant comme celui des Flissa*, toujours utilisé de taille. C'est aussi de cette manière qu'on frappe avec la seule épée associée aujourd'hui à un groupe berbère : la takouba des Touaregs.

La takouba est faite d'une longue lame droite à deux tranchants et à extrémité arrondie qui ne peut frapper que de taille. La longueur moyenne de ces lames est de 0,90 m, tandis que la largeur maximum est de 0,045 m à la base de la garde. Celle-ci est toujours en forme de croix. La fusée est petite, grêle, de 7 cm seulement de longueur, limitée par un pommeau hémisphérique ou ellipsoïdal. La petitesse de cette poignée ne permet pas de la saisir à pleine main. Dans le maniement de cette arme, le pommeau vient se loger dans le creux de la main et les doigts dépassent la garde ; la lame épaissie n'a pas de tranchant en cet endroit. Ch. de Foucauld, à qui nous devons une description précise de ces épées, a retenu plus d'une dizaine d'appellations différentes d'après l'origine prêtée à la lame, l'aspect et le nombre des gouttières et la couleur du métal.

Les recherches effectuées par le Dr Morel et L. Cabot Briggs ont montré que beaucoup de ces lames sont originaires d'Europe. Nombreuses sont celles qui portent les marques de maîtres armuriers de Soligen ou de Tolède. Certaines de ces

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Épée touarègue (« takouba »). Lame espagnole portant sur chaque face les dernières lettres de la devise : «No me saques sin Rason - No me embaines sin Honor». Dessin Y. Assié

marques ne sont pas authentiques mais copiées. La principale production était celle de Soligen où on n'hésitait pas à orner les lames forgées sur place de devises espagnoles telle que : No me saques sin razon (« Ne me tire pas sans raison ») sur une face et sur l'autre : No me embaines sin honor (Ne me rengaines pas sans honneur»). Les lames qui ont pu être datées remontent aux XVI e et XVII e siècles. La transfor­mation de la garde selon le goût touareg s'accompagne de décors incisés et parfois d'un épaississement du haut de la lame par le brassage de deux plaques d'acier gravées.

Normalement la takouba est portée dans un fourreau en cuir. Son port n'évoque aucune appartenance à la noblesse ou à une tribu dominante. Tout homme libre

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pouvait porter la takouba suspendue à un baudrier. L'insécurité a interdit ce droit depuis quelques années, du moins dans les agglomérations.

Au cours des dernières décennies, les artisans, contrairement à la tradition bien établie de monter une garde cruciforme sur des lames européennes, fabriquèrent de toute pièce des takoubas et des poignards avec des lames de ressort de camion. Cette production destinée aux touristes a généralement conservé la bonne qualité de l'artisanat touareg.

BIBLIOGRAPHIE

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C. AGABI

E31. ÉPICES et condiments

Les Berbères, traditionnellement grands consommateurs de lait et de viande, n'ont pas de plat spécifique qui donne lieu à des préparations élaborées faisant appel à des produits exotiques ; le couscous, les galettes, les bouillies ne donnent pas lieu à des recherches de goût et de saveur renouvelés, du moins chez les populations à régime économique pauvre. La faim endémique qui a sévi au cours des siècles parmi les populations nomades et rurales du Maghreb et du Sahara, n'a guère favorisé l'enracinement d'une culture culinaire locale, l'urgence étant d'at­teindre cette plénitude gastrique que seul un ventre plein, rassasié de viande et de céréales, peut accorder à chaque individu. L'euphorie d'un bon repas déclenche alors les chants, les danses et révèle la créativité spontanée de poètes et chanteurs de tous âges.

Mais, depuis l'introduction d'une économie de marché et du travail salarié, et avec l'intervention des États dans le choix des importations (c'est-à-dire depuis les années 1950), l'on assiste à de profonds changements des habitudes alimentaires et à certains raffinements qui deviennent irréversibles, malgré la pauvreté, la misère, la faim qui sévissent à nouveau et, cette fois, en relation avec des systèmes à l'échelle de la planète qui dépassent la compréhension des populations locales. On ne s'étonnera pas de constater que la plupart des noms désignant les épices soit d'origine arabe.

Vers 1950, les nomades du Hoggar, pourtant exportateurs de sel à cette époque (sel gemme de l'Amadror), ne possédaient en général pas de provision de sel dans leurs campements. Un petit bloc de sel placé au milieu du cratère rempli de lait

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d'un plat de bouillie de mil, représentait une grande gourmandise qu'on réservait surtout aux invités. Car toute leur alimentation (bouillie de mil, galettes de blé en pâte molle cuite sous la cendre ou viande bouillie) n'était pratiquement pas assaisonnée. Ce sont les cultivateurs arrivés à la fin du XIX e siècle qui ont amené la tomate, l'oignon, l'ail, le piment puis les autres légumes, lesquels sont entrés lentement dans les préparations des sauces et des bouillons. Alors que les grandes villes comme Fès, Meknès, Tlemcen, Tunis possédaient depuis longtemps leurs traditions culinaires propres, d'origine méditerranéenne (espagnole, italienne, grecque notamment), arabe et turque, le fond berbère demeurait étranger à ces enrichissements, replié régionalement sur son économie et ses différences, mais aussi parce que culturellement, il demeurait encore ici et là, dominant.

Avec l'affaiblissement des cultures locales, voire leur disparition, un flot d'habi­tudes nouvelles s'est installé à tous les niveaux, triomphe de la civilisation arabo-musulmane. C'est donc dans ce contexte général qu'il faut percevoir l'évolution et l'usage subtil des épices dans l'alimentation des Berbères.

Alors que la part du budget consacré au thé vert et au sucre est, dans certaines régions berbérophones du Sahara, dangereusement disproportionnée par rapport aux dépenses alimentaires (le tiers environ du budget total - en France la consom­mation du thé, du café et du Sucre représente environ l /20 e d'un budget moyen), les produits qui peuvent représenter un certain raffinement culinaire chez les urbains, restent souvent accessoires, occasionnels, secondaires chez les Berbères des milieux ruraux au regard de la richesse et de la variété qu'offrent les marchés d'aujourd'hui.

Les épices étant des substances naturelles végétales pour relever la saveur et l'arôme des aliments (voir définition de J. Maistre, 1964, p. 1), nous y ajouterons les condiments qui sont des préparations renfermant un ou plusieurs produits végétaux, animaux ou minéraux ayant subi une transformation chimique et qui concourent à l'assaisonnement des aliments (voir M. Gast, 1968, p. 153).

D'une façon générale, quelqu'un de peu expert en épices, demande aux commerçants le mélange d'épices appelé en arabe raç el hanut (« la tête », « l'es­sence » de la boutique) qui est un mélange de trois ou quatre épices, qu'on a pris l'habitude d'appeler en français «quatre épices» (mélange en général de poivre noir, de girofle, de cannelle et de cumin ou de piment, gingembre, cannelle et laurier auxquels on peut ajouter encore du carvi ou de la coriandre, mais les choix deviennent aujourd'hui très diversifiés). Ce mélange est utilisé spécialement pour la préparation du bouillon de couscous. A l'origine, l'expression «quatre épices» désigne une plante unique produisant des feuilles et des fruits aromatiques, et originaire d'Amérique centrale et des Antilles. Appelée aussi « tout-épices », « piment giroflé », « piment de la Jamaïque », « poivre giroflé », cette plante doit son nom à la saveur de ses fruits comparable à la fois à celle du poivre, du clou de girofle, de la muscade et de la cannelle. Il y a donc conjonction de saveurs et d'appellations entre ce Pimentas officinalis Lindley, appelé «quatre épices» et le mélange maghrébin qui n'est peut-être, à l'origine, qu'une imitation du premier.

Viennent ensuite dans la préparation des šurba-s (soupe de légumes, de graisse de mouton, de viande relevée d'aromates) l'usage de feuilles de coriandre fraîches (Coriandrum sativum L., kosbor, ikusber en ouargli, et kesber en mozabite) et quel­quefois du basilic (el bôq en arabe, Ocinum basilicum Linné, dont les variétés dépassent la soixantaine), du poivron rouge broyé (paprika, âkri ou felfel‘âkri en arabe, imer iya, felfela en ouargli, Capsicum annuum L., gros poivron doux qui devient rouge à maturité), du piment (felfel âtr, šitta wa heggaren en tamâhaq, ifelfel atunsi piment tunisien, ifelfel aqerhan en kabyle, ifelfel tam atrut en tamazirt, tiγel-labin en ouargli, Capsicum frutescens L.). Cet arbrisseau vivace, originaire d'Amé­rique du sud et des Antilles, est cultivé dans tout le Maghreb, le Sahara et l'Afrique noire depuis le XVI e siècle. Ses noms en langage courant sont très variés selon les régions et dans toutes les langues : piment de Cayenne, piment enragé, piment

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Marché de Gabès : épices diverses, au premier plan, poulpes séchés. Photo G. Camps

z'oiseau, piment cabresse, piment caraïbes et en anglais « bird pepper », « bird's eye pepper» (en langues indiennes les appellations de ce fruit sont innombrables). La plupart de ses usagers pensent secrètement qu'il est aphrodisiaque alors qu'il est surtout tonique et inflammatoire; en revanche, c'est un puissant fixateur de vitamines C et de provitamines A (carotène). Avec le tabac à chiquer (qui fixe aussi la vitamine C), les Sahariens et autres populations qui ne peuvent consommer suffisamment de légumes frais ou de dattes, sont ainsi protégés du scorbut.

Les condiments locaux

L'ail, ûm (arabe), isin, tiššert (ouargli et kabyle), teskert (tamâhaq), Allium sativum L., le bzar.

Bien que présent dans les sauces et les soupes, l'ail demeure discret en raison de sa forte odeur quand il est cru (que détestent les nomades et en particulier les Touaregs, ainsi que l'odeur de l'oignon cru). En revanche, les Oasiens du Touat, du Gourara et du Mzab ont inventé un condiment local très apprécié, composé de pulpe d'oignon frais macérée dans de la poudre de dattes et de l'ail pilé, façonnée en petits pains mis à sécher. Pilé, associé à de la tomate séchée, du piment et du beurre fondu, le bzar, représente le fond de sauce de la cuisine saharienne des gourmets. Mais son usage n'atteint guère le Maghreb du nord. Plus économique et moins cher, taγfert, en zone berbérophone du Sahara central, est préparé à partir de feuilles vertes d'oignon pilées au mortier de bois ; ce mélange est façonné en grosses boules dans le creux d'une main et mis à sécher. Ce condiment associé à quelques dattes, quelques pêches ou abricots secs, forme un fond de sauce très apprécié et à peu de frais, avec la tomate sèche réduite en poudre, de production locale. La couleur rouge que donne la tomate aux sauces, supplée souvent l'absence de paprika (‘âkri, felfel lû) que bon nombre de familles obtiennent en faisant sécher des chaînes de poivrons rouges réduits en poudre au fur et à mesure des besoins (et que l'on remarque sur tout le pourtour méditerranéen, dehors, sur les terrasses et dans les maisons).

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2654 / Épices

Les autres épices qui ont la faveur des consommateurs berbères restent en particulier le cumin (kemûn, Cuminum cyminum L., acheté en grains et pilé à la demande pour lui conserver son arôme), la cannelle (karfa, Cinnamomum zeylani-cum Ness.), la coriandre (kosbor, Coriandrum sativum L.) cultivée dans tout le Maghreb et le Sahara et dont on utilise à la fois les feuilles fraîches (dans les soupes) et les akènes piles dans les sauces, le clou de girofle (kronfel, nuwar en arabe, anγorfelen en tamâhaq, Eugenia caryophyllata Thunberg) plus utilisé comme remède et encens que comme épice. Ces produits réduits en poudre avant leur utilisation accompagnent surtout les viandes préparées avec des corps gras : tajîn (viande revenue avec quelques légumes), rôtis (méchouis les jours de fête) et sont considérés, avec le poivre noir et le piment comme aliments «chauds» aptes à combattre les refroidissements (maux de poitrine, rhumatismes, « froid des os », et « froid du sol », etc.) et la faiblesse des malades. Mais leur abus peut provoquer des maux d'estomac, des engorgements de bile (avec génération de calculs), des échauffements intestinaux (hémorroïdes), auxquels les Sahariens sont particuliè­rement sensibles, d'où la prudence et la circonspection de bon nombre d'usagers devant l'introduction systématique des épices dans leur alimentation.

D'autres épices existent dans le droguier des marchands mais demeurent secon­daires. Ce sont le gingembre (musc jbir, eskinjbir, zanzabil en arabe, Zingiber officinale Roscoe), le carvi (kerwiya, Carum carvi L.), la nigelle (sanudj, habet es-suda, bu-nafâ’ en arabe, tikamnine en tamâhaq, Nigella sativa L.), la noix muscade (tamra, djuz tettib, Myristica fragrans Houttuyn) utilisée davantage en remède contre les maladies «froides» que comme épice; le poivre de Gambie (Gerummi en arabe, ilyen en tamâhaq, Xylopia aethiopica Rich.) qui est cultivé en zone tropicale au sud du Sahara et remonte vers le Sahara central. Ses gousses noires, cylindriques (3 à 4 mm d'épaisseur sur 3 à 4 cm de long), broyées au mortier de bois, donnent des sauces très appréciées des Noirs sahariens (les populations du nord ignorent ce produit).

Le safran et le cucurma (kerkem en arabe) ont des rôles divers en tant que colorants, épice et remèdes pour le premier. Le véritable safran, Crocus sativus L. est une plante bulbeuse de la famille des Iridiacées, différente du « safran de l'Inde », Curcuma longa de la famille des Scitaminées (Zingiberées), différente du safran bâtard Cartamus tinctorius L., plante annuelle de la famille des Composées.

Le curcuma, rhizome jaunâtre, réduit en poudre, est utilisé quelquefois comme colorant dans certaines sauces, les viandes, soupes (et même dans le bouillon de couscous) mais n'apporte guère de goût particulier (c'est le colorant le plus fréquemment utilisé dans les paëllas en Méditerranée en concurrence avec le vrai safran). Il fournit une couleur jaune d'or appétissante, alors que celle du safran est plutôt orangée (safranée). L'avantage du curcuma est d'abord son prix, très inférieur à celui du safran, et sa force tinctoriale sous un petit volume. Alors que le safran en étamines (il faut cent mille fleurs pour en fournir un kilo) donne la finesse de son parfum mais son usage revient beaucoup plus cher. Les Sahariens en particulier se rabattent sur le safran bâtard qu'ils appellent quelquefois zaâfur en arabe, au lieu de zaâfran ou taneγmite en tamâhaq. Carthamus tinctorius qui pousse parfois spontanément dans les Oasis, n'a ni le parfum, ni la force colorante du vrai safran ; il faut donc beaucoup plus d'étamines de celui-ci pour obtenir une teinte équivalente à celle de Crocus sativus.

Une étude régionale approfondie sur l'usage des épices et condiments chez les Berbères du Maghreb et du Sahara permettrait probablement de mesurer d'une part, le niveau d'introduction des habitudes alimentaires méditerranéennes, mais aussi leur capacité de résistance, de choix et d'innovations propres à leurs goûts fondamentaux et à leur culture.

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BIBLIOGRAPHIE

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M. GAST

E32. ÉPIPALÉOLITHIQUE

Entre le XXe et le Ve millénaires, l'Afrique du Nord a connu, postérieurement à l'Atérien, un groupe d'industries généralement microlithiques caractérisées par un débitage lamellaire et par des armatures de forme géométrique dont le nombre et la fréquence ont permis d'établir des subdivisions chronologiques et régionales. On appelle « épipaléolithiques » ces industries dont les deux principales sont l'Ibéro-maurusien* et le Capsien*. On a longtemps admis l'absence de véritables cultures de type Paléolithique supérieur au Maghreb et au Sahara ni l'Ibéromaurusien ni, a fortiori, le Capsien ne paraissent issus de l'Atérien dont l'industrie lithique est encore principalement de type Paléolithique moyen. De ce fait on a tendance à privilégier pour l'Ibéromaurisen et le Capsien une origine allochtone.

Aujourd'hui on sait que la phase ancienne de l'Ibéromaurusien est contempo­raine du Paléolithique supérieur européen et qu'il faut tenir compte d'autres industries encore mal connues comme celles de la couche «d' d'El Guettar» ou de « l'Horizon Collignon », toutes deux de la région de Gafsa, qui sont peut-être aussi anciennes. En Cyrénaïque, d'autre part, a été reconnue une vraie industrie de type Paléolithique supérieur: le Dabbéen (40 000-13 000 BC). Ces données nouvelles font donc douter de la qualification d'épipaléolithique attribuée à l'en­semble des industries à lamelles du Maghreb et du Sahara. En fait cet ensemble post-atérien est particulièrement complexe et diversifié. L'esprit classificateur avait simplifié à l'extrême en attribuant soit à l'Ibéromaurusien soit au Capsien toute industrie lamellaire pourvu qu'elle fut post-atérienne ou prénéolithique.

L'ensemble de ces industries nous apparaît aujourd'hui comme une sorte de buisson touffu dont les rameaux n'ont ni la même longueur ni la même grosseur. Les industries épipaléolithiques les plus récentes comme le Capsien supérieur révèlent une richesse et une force évolutive annonciatrices des progrès essentiels du Néolithique. Ces industries récentes mériteraient donc d'être qualifiées, comme en Europe et en Orient, de mésolithiques, mais curieusement cette expression n'a guère eu de succès en Afrique du Nord.

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Les industries épipaléolithiques autres que l'Ibéromaurusien et le Capsien du Maghreb et du Sahara

Dans l'état actuel des connaissances, il est possible de reconnaître des cultures majeures, de vaste expansion et de longue durée : l'Ibéromaurusien et le Capsien qui font l'objet de notices particulières dans cette Encyclopédie, et des industries mineures, nombreuses et de caractère régional. Au Maghreb, on a reconnu plusieurs faciès épipaléolithiques distincts à la fois de l'Ibéromaurusien et du Capsien. Nous citerons, en Algérie occidentale, une industrie riche en grattoirs, le Kérémien* qui, malgré sa localisation en Oranie, présente un grand air de parenté avec une industrie contemporaine de la Vallée du Nil, l'Arkinien. De rares éléments de chronologie permettent de placer ces deux industries dans les IXe et VIIIe millénaires BC. Dans la région de Tiaret, une autre industrie épipaléoli­thique, le Columnatien*, apparaît en stratigraphie entre la fin de l'Ibéromaurusien et un Capsien supérieur final. L'un des caractères les plus marquants de cette industrie est la dimension minuscule de ses microlithes (voir Elassolithique*). Cet aspect « ultramicrolithique » se retrouve dans d'autres industries contemporaines d'Algérie centrale (El Hamel) et orientale (Koudiat Kifen Lahda). Cette tendance élassolithique se développe tout au long du V I I e millénaire sans que l'on puisse l'expliquer car elle atteint certaines industries mais pas toutes. Un phénomène analogue s'était manifesté, un millénaire plus tôt, dans certaines industries sauve-terroïdes du Midi de la France telle que le Montadien.

Au Sahara, on a longtemps mis en doute l'existence de l'Epipaléolithique. Le Capsien y était mal connu et certaines attributions discutables. Depuis les travaux de G. Aumassip et de D. Grébénart, on sait que le Capsien est largement représenté dans toute la partie nord du Bas Sahara, dans la région de Négrine comme dans celle des Ouled Djellal et qu'il a pu influencer d'autres industries à lamelles du Tademaït et du Sud Tunisien. Antérieurement, l'Ibéromaurusien, que l'on croyait limité aux seules régions telliennes, avait été reconnu à El Hamel (région de Bou Saada) et dans le Sud Tunisien, à Menchia, dans un ensemble «d'industries à

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lamelles » parmi lesquelles on reconnaît celles qui, plus anciennes que le Capsien, sont scellées par une croûte gypseuse qui est présente dans toute la région des Grands Chotts. Ces différentes industries (Horizon Collignon, Lalla, Oued Akarit) sont antérieures à une autre série représentée dans le Souf (« Faciès d'El Oued »), dans la région d'Ouargla et dans l'Oued Mya (Méclalien*). Ces industries sont plus proches du Capsien que de l'Ibéromaurusien en raison de la fréquence des microlithes géométriques et l 'abondance des coquilles d'ceuf d'autruche décorées. Cet ensemble, reconnu en stratigraphie à Hassi Mouillah et à El Hadjar, couvre les V I I e et V I e millénaires et sont donc contemporains du Capsien supérieur.

Dans les régions plus méridionales, des industries prénéolithiques encore mal définies ont été signalées dans la Saoura (Hémama), le Tademaït (Merdjouma), le Tanezrouft (Reggan). J.-D. Clark a remis en usage le terme d'Ounanien pour qualifier les industries lamellaires du Sahara méridional. Dans l'extrême Ouest, sur le littoral atlantique du Sahara marocain, d'autres cultures prénéolithiques possè­dent une industrie caractérisée par l'abondance des microburins et des coquilles d'œuf d'autruche décorées de motifs animaliers (Tarfaya).

Plus au Nord, dans le Maroc atlasique encore peu exploré, plusieurs industries épipaléolithiques ayant certains caractères de l'Ibéromaurusien mais véhiculant quelques traditions capsiennes (Telouet) ont été signalées tant dans le Haut Atlas (Télouet) que dans le Moyen Atlas (Aguelman de Sidi Ali).

Ainsi l'Epipaléolithique nord-africain et saharien se révèlent d'une très grande richesse et diversité et annonce les brillants développements du Néolithique. Nous savons aujourd'hui que toutes ces industries connaissent déjà un certain dévelop­pement de l'art gravé ou sculpté qui, lui aussi, prépare l'épanouissement de l'art néolithique de l'Atlas et du Sahara central.

BIBLIOGRAPHIE

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Diagrammes rayonnants de trois industries épipaléolithiques

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G. CAMPS

E33. ÉPITHÈTE (voir Adjectif)

E34. É P O N G E

Le nom d'éponge est donné au squelette plus ou moins dur d'un spongiaire dont on a auparavant, par des moyens divers, supprimé toutes les parties molles. Les éponges commerciales appartiennent toutes à la seule section des éponges cornées ou kératospongies. Toutes les autres éponges et elles sont innombrables, dont le squelette est calcaire ou siliceux ne peuvent être d'aucun usage. Même parmi les éponges cornées, très peu offrent des fibres assez souples ou assez fines pour être utilisées.

Dans une éponge, on distingue une base qui sert à sa fixation sur un corps solide généralement une pierre d'où partent les tiges principales du squelette. Celles-ci portent de nombreux rameaux qui s'entremêlent, se soudent de façon à constituer un réseau à mailles extrêmement serrées. Chaque fibrille est un étui corné, formé de la substance connue sous le nom de spongine. Dans ce tube, sont empilés en lignes de nombreux grains de sable excessivement fins. Ce sont eux qui produisent le nettoyage par frottement.

Localisation des éponges

Au Maghreb, on rencontre des éponges sur la côte Nord de la Tunisie, du Cap Bon au Cap Serrat, et surtout au sud de Sfax, où la côte est basse, les eaux peu profondes. Cette vaste zone englobe les bancs des Kerkena et le golfe de Gabès jusqu'à la frontière tripolitaine.

Recouverts d'une flore abondante formant de vastes prairies sous-marines, les hauts-fonds du golfe de Gabès sont tapissés d'herbiers à Posidonies, Halimèdes et Caulerpes, constituant un milieu très favorable à la croissance des éponges qui se fixent sur les rhizomes des algues, surtout entre 12 et 25 mètres, et jusqu'à 50/80 mètres de profondeur, dans toute la zone au large de ces hauts-fonds. On trouve également des éponges entre 5 et 12 mètres, voire à partir d'un mètre ; les plus recherchées croissent dans les herbiers à Caulerpes.

Les différents types d'éponges tunisiennes

Il existe deux genres principaux en Tunisie : les éponges fines du genre Euspongia (éponges officinale, oreilles d'éléphant, gants de Neptune) et les éponges commer­ciales du genre Hippospongia, les plus répandues. L'Hippospongia equina var. elastica est abondante du Cap Louza à la frontière tripolitaine ; elle se fait plus rare et sa qualité devient plus médiocre vers le Nord.

Selon les régions, les éponges sont très diverses de forme et de qualité et leurs différentes variétés sont désignées par le nom des bancs sur lesquels on les récolte :

- les éponges Kerkeni sont pêchées sur fonds d'herbier à l'aide des kamakis, dans

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Carte de répartition des bancs d'épongés du Sud de la Tunisie d'après de Fages et Louis

le canal des Kerkena ; leur tissu est brun, souple et résistant et sont destinées aux gros usages domestiques ;

- les éponges Djerbi se subdivisent en blondes ou brunes ; les blondes ont un tissu léger et peu résistant généralement de petites dimensions, elles sont pêchées dans le fond du golfe de Gabès à de faibles profondeurs principalement du côté des Surkennis et se vendent comme éponges de toilette bon marché; les brunes se trouvent à l'est et à l'ouest de Djerba : leur tissu souple velouté et résistant explique qu'elle soit très prisée dans le commerce : elle était connue sur le marché de Paris sous le nom de « Moustapha » ;

- le troisième type d'éponges, celui de Zarzis, comprend les éponges pêchées entre cette ville et la frontière tripolitaine : leur tissu très souple et leur aspect agréable les font classer au premier rang. Cette qualité fournit des éponges de

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ménage mais surtout des éponges de toilette qui peuvent rivaliser avec les éponges de Syrie ;

- le dernier type est l'éponge Hadjemi ou Zimaha, d'une texture serrée de grain dur et compact, peu poreux ; elle est toujours de petites dimensions. Ce n'est que grâce à d'énergiques traitements par la chaux et par les acides que l'on parvient à en adoucir suffisamment les fibres pour lui donner quelque valeur commerciale celle-ci restant faible. On la récolte un peu partout mais principalement dans la mer de Bou-Gara* et sur les bancs des Kerkena. (Held, 1948, p. 297-299).

Exploitation des éponges

Aucun document de l'époque punique ne mentionne la pêche aux éponges sur les côtes tunisiennes (Gsell S. t. IV, p. 51). En revanche les éponges sont très largement utilisées à l'époque romaine, comme le prouvent leur mention chez les auteurs anciens et leur citation dans le tarif de Zaraï en 202 (voir infra). Martial (IV, 10, 5) parle d'une spongia punica faisant ainsi allusion aux pêcheurs du littoral tunisien.

Depuis longtemps les éponges sont recherchées mais la cueillette n'a pris de l'importance en Tunisie qu'à partir de la première moitié du XIX e siècle, à la suite de l'installation à Sfax, d'une succursale d'une grande maison parisienne d'éponges et aussi en raison de l'introduction par les Grecs du scaphandre et de la drague ou gangave utilisés depuis longtemps en Méditerranée orientale.

Les différents types de cueillette de l'éponge

La pêche se fait surtout de novembre à mars avant que les algues ne soient trop abondantes et après que les premières tempêtes aient balayé les anciennes algues.

Les procédés de cueillette varient avec la profondeur des eaux et les milieux humains.

La pêche au pied se pratique durant l'été seulement sur les fonds les plus hauts et à marée basse. Le pêcheur entre dans l'eau et tente de discerner l'éponge au contact du pied ; dès que dans les touffes d'algue le pêcheur sent le contact d'une éponge, il l'arrache, sans la nettoyer.

La pêche en barque ou au trident

Les procédés les plus simples étaient encore utilisés vers 1940 aux îles Kerkena par les habitants des villages d'El-Kharaïb, d'el Kraten et de Djouaber, dans la région de Zarzis par les Akkara, et par quelques habitants de l'île de Djerba qui venaient cueillir les éponges jusqu'au large de Maharès de Sfax et des Kerkena.

Montés sur de petites barques, de 4 à 4,50 m de longueur les pêcheurs profitent de la très grande transparence des eaux, dès que le soleil est assez haut sur l 'horizon; jadis ils répandaient parfois quelques gouttes d'huile; depuis 1876, ils ont appris à se servir d'un « miroir » sorte de seau à fond vitré qu'ils enfoncent un peu dans l'eau, pour discerner les éponges. Dès que le scrutateur signale une éponge, la barque s'arrête, le patron lance alors le kamaki, foëne de cinq à six dents qui lui permet de prendre l'éponge et qui porte le même nom que la barque. Cette technique n'est utilisée que pour des fonds de 10-12 mètres, très rarement plus.

Dans la plupart des cas, est pratiquée « la pêche noire » dans laquelle l'éponge, une fois remontée, subit une simple pression pour la débarrasser un peu du liquide jaunâtre contenu dans ses pores et on la laisse sécher avec sa partie vivante gélatineuse qui au séchage devient une pellicule de couleur noire, d'où le nom donné à cette pêche. Ces éponges sont vendues soient à des grossistes soit à la criée.

Mais un autre type de pêche en barques et au trident est nommé «pêche blanche»; dans ce cas, le pêcheur reste en mer et rapporte les éponges à l'état

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Les zones et époques de pêche à l'éponge dans le Sud tunisien, d'après Louis

blanc. Cette pêche exige un équipage de 12 à 20 hommes. Sur la barque dépôt se trouve un patron responsable de la pêche et deux hommes spécialistes du lavage. C'est sur cette barque que vivent les pêcheurs, c'est aussi le magasin à éponges et le bateau à vivres. A côté, 5 ou 6 petits canots à rames de 3 à 3,50 m sans mâts ni voiles sont montés par deux hommes qui cueillent les éponges.

Bon nombre d'Italiens viennent pêcher l'éponge en Tunisie et ne procèdent pas différemment mais ils opèrent toujours en groupes. Venus de Lampédouse, de Pantelleria, de Trapani ou de Catane, sur un bateau de 40 à 50 tonnes qui leur servira de dépôt et de dortoir, ils pêchent en barque au trident ; ils font la « pêche blanche », c'est-à-dire que tous les soirs, les éponges sont soigneusement lavées ; elles sont séchées dans les haubans puis mises en cale. Beaucoup utilisent une espèce de drague ou de chalut, la gangave introduite par les Grecs des Cyclades en 1875. Ce filet traînant à armature de bois et métal et large de 6 à 12 mètres est tiré par deux goélettes. Il permet de draguer des fonds jusqu'à une cinquantaine de

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mètres, mais il est épuisant : il racle la vase sans discernement et ne ramène que quelques belles éponges ; il est interdit lorsque le fond est à moins de 20 mètres.

La cueillette en plongée fut pratiquée dès l'époque antique et à Rome les urinatores formaient une importante corporation qui, dans une inscription est associée à celle des pêcheurs. Vers 1960, bien que d'autres types de pêche soient plus rentables, la cueillette en plongée comptait cependant encore de remarquables plongeurs tels les riverains du canal d'Adjim, entre Djerba et le continent.

Sur les côtes tunisiennes, les Grecs eux aussi pratiquent la plongée mais ils pêchent surtout au scaphandre bien qu'ils utilisent aussi la gangave. La campagne qui dure de 7 à 9 mois - scaphandre et gangave sont interdits du 1 e r avril au 31 mai, époque d'émissions des larves - est très dure. Des bateaux à voile ou à moteur de 30/50 tonnes servant de dépôts et d'habitation, partent avec une ou plusieurs grandes barques, les scaphes; les scaphandriers munis d 'un filet, travaillent en descendant des scaphes où est actionnée la pompe à air. Ils opèrent sur les fonds situés entre 20 et 30 mètres. Beaucoup refusent de descendre plus bas. Ils ramassent un peu toute espèce d'éponges, cherchant à en ramener le plus possible. Il est difficile de recruter plus d'une douzaine de scaphandriers tunisiens à Sfax. Les autres sont toujours des Grecs.

Le traitement des éponges

La chair des éponges capturées par de petits pêcheurs, ne tarde pas à pourrir en répandant une odeur nauséabonde et laisse bientôt couler en un liquide gluant les parties organiques ; on les piétine dans l'eau pour les nettoyer. Le lavage élimine les tissus gélatineux qui se corrompent facilement pour ne conserver en somme que le squelette de l'éponge.

Les éponges entreposées au large sur de plus grands bateaux qui sont de véritables bazars flottants sont échangées contre toutes sortes de marchandises. Elles sont ensuite lavées dans de l'eau acidulée pour détruire les grains de calcaire, les petits coquillages ou carapaces de crustacés qui pourraient y rester. On les blanchit ensuite en les plongeant dans de l'eau additionnée d'acide chlorhydrique puis, une fois rincée, on les soumet à l'action d'une solution de permenganate à 4 % jusqu'à ce qu'elles aient pris une couleur brun chocolat. Elles sont ensuite lavées à l'eau claire puis décolorées dans une solution d'hyposulfite de soude ou de bisulfite de soude. Après expression, elles sont lavées longuement à plusieurs reprises à l'eau bouillie.

Les usages de l'éponge

Si dès l'époque antique, l'éponge était essentiellement destinée à des usages domestiques et à la toilette, elle avait une place marquée dans l'écritoire des Romains, à côté du calame. Quand on écrivait à l'encre sur papyrus ou sur parchemin, elle était indispensable pour laver le calame et surtout pour faire disparaître les caractères fautifs ou inutiles. Les éponges servaient aussi à la fabrication des pinceaux et étaient employées comme bouchons de certaines poteries. Les voleurs s'en entouraient les pieds pour qu'on ne les entende pas marcher. Elle figure aussi dans la thérapeutique des Anciens. Un personnage d'Aristophane prêt à s'évanouir demande qu'on lui mette une éponge sur le nez. L'éponge imbibée d'eau froide, de vin au miel ou de vinaigre chaud calmait les maux de tête et les maux d'yeux, séchait les ulcères humides, étanchait le sang dans les opérations, adoucissait l'inflammation des plaies. On la faisait brûler et on prescrivait d'absorber sa cendre pour arrêter la fièvre, les crachements de sang et les hémorragies (Pline, XXXI, 24, 31). Rappelons que c'est une éponge imbibée de vinaigre qui fut présentée à Jésus sur la Croix. Les oculistes employaient un collyre (spongarium) dans lequel devait entrer de la cendre d'éponge. Enfin, dans la liturgie

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grecque, en Syrie et dans les autres églises orientales, l'éponge permettait de recueillir les parcelles d'hostie et de purifier le calice.

Le commerce des éponges

Durant l'époque romaine, le tarif douanier appliqué au poste de Zaraï, à la frontière de la Numidie et de la Maurétanie césarienne, permet de fixer à 25 ses­terces le prix, en 202, des 10 livres d'éponges (soit 7,60 F le kg en 1934, selon Bourgarel-Musso, p. 373).

Au cours du XIX/XX e siècle, Sfax devint le principal marché aux éponges du golfe de Gabès. On y débarquait vers 1940 environ 55 tonnes par an. C'est à Sfax que se trouvaient à cette époque les représentants des maisons françaises et étrangères qui, après la taille et le tri des éponges, les expédiaient en Europe où elles subissaient divers traitements destinés à leur donner plus d'élasticité et une plus belle couleur. Les opérations se traitent à Sfax au kilo ou à l'ocque, unité de poids grecque qui correspond à 1 280 grammes.

Si l'on considère dans les statistiques officielles du commerce extérieur de Tunisie les chiffres qui concernent les éponges, nous pouvons souligner la chute spectaculaire entre 1971 (100 954 kg) et 1991 (16 802 kg), chiffres qui n'attei­gnent plus en 1991 que 16 % environ de ce qu'ils représentaient en 1971.

Voici comment se répartissaient ces échanges entre les différents pays : 1971: 100 954 kg répartis ainsi :

USA: 160 RFA : 3 665 Benelux: 760 France : 64 053 Italie : 9 626 Espagne : 22 548 Suisse: 142

1991 : 16 802 kg (aucune répartition n'est fournie)

La condition sociale des pêcheurs d'éponges

La pêche est soumise à des réglementations qui n'ont pas favorisé l'enrichisse­ment de ceux qui la pratiquaient ou la pratiquent encore. Les règles concernant ces diverses pêches sont très précises. La législation a évolué depuis 1890 et l'époque est bien lointaine en 1952 où l'on donnait les bancs d'éponges en fermage, à charge pour l'adjudicataire d'assurer sa propre police. Une législation restrictive a été employée dès le début du XXe siècle mais surtout à partir des décrets beylicaux des 27 novembre 1922, 25 mars 1927 et juin 1936 : limite des 20 mètres, limitation du nombre des patentes et de la durée de la saison de pêche, augmentation du prix des patentes. Le nombre des gangaves surtout a diminué nettement.

Le rendement d'un pêcheur d'éponges n'était pas supérieur en 1937 à celui du début du siècle. La courbe des indices, celle du rendement par pêcheur révèlent la stagnation. Les moyennes sont :

1907-1910: 118 800 kg 1920-1924: 118 504 kg 1933-1937: 111 766 kg En 1952, les pêcheurs d'éponges se répartissent ainsi : Sfax et Kerkena: 1932 Djerba : 236 Zarzis : 860 Sur ces 3 028 marins, 2 714 pêchent au trident, 263 sont sur des gangaviers, 51

sont embarqués sur des navires pêchant au scaphandre. Ainsi la pêche des éponges rappelle-t-elle, à plus d'un titre, celle du corail*

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(Miège, 1980, p. 109-118) : recherche d'un produit de large commercialisation, dissociation entre le capital et le travail, entre la production et la consommation, rigueur de la campagne et condition sociale des pêcheurs. Toutefois, en raison de leur faible valeur, les revenus de la pêche ne demandent pas de réseaux fortement structurés, comme pour le corail livournais.

Les revenus des pêcheurs d'éponges sont bas, inférieurs à ceux des paysans et plus aléatoires en raison du fait que leur travail, sauf quelques exceptions, n'est pas un métier mais une activité occasionnelle : aussi la mer qui attire ceux qu'elle ne parvient pas à nourrir, ne retient-elle pas les pêcheurs qui, de ce fait, n 'ont pas su faire vivre un folklore ni créer des organisations qui puissent être comparées à celles des autres groupes sociaux.

BIBLIOGRAPHIE

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H . CAMPS-FABRER

E35. É Q U I D I E N S

Terme désignant une phase tardive de l'art rupestre nord-africain et saharien. Il fut proposé en 1952 par l'Abbé H. Breuil dans son mémoire intitulé Les roches peintes du Tassili n’Ajjer, publié dans les Actes du II e Congrès panafricain de Préhistoire (Paris, A.M.G., 1955). Cette désignation s'appliquait aux auteurs de gravures et de peintures représentant des chevaux domestiques. Un an plus tôt, en 1951, Th. Monod s'interrogeait sur la nécessité d'établir la séquence suivante dans les œuvres peintes ou gravées sahariennes : Bubalin - Bovin - Caballin - Camelin. Cette suite de qualificatifs était parfaitement logique puisque fondée sur la pré-

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sence caractéristique d'un animal par étage. On ne sait pourquoi H. Lhote conserva ces noms sauf celui de Bovin qui devient, en utilisant la nomenclature de H. Breuil : Bovidiens, adjectif qui, comme équidien, ne s'applique plus aux animaux eux-mêmes mais à ce qui entre en rapport avec eux. On ne sait pas plus pourquoi H. Lhote refusa d'utiliser dans cette même logique le terme d'Equidiens pour désigner les éleveurs de chevaux qui succédèrent aux Bovidiens éleveurs de bœufs. Les raisons données sont peu compréhensibles. Son principal argument était que les Equidae (nom de famille sur lequel fut bâti Equidien) comptait d'autres espèces que l'Equus caballus (le cheval domestique) ; il ne semble pas s'être rendu compte que la famille des Bovidae (génératrice de Bovidien) comprend un nombre d'espè­ces bien plus grand que celui des Equidés.

Le terme de Bovidiens ayant été accepté par tous, il a été décidé, dans le présent ouvrage, de préférer, au nom de la logique, celui d'Equidien à celui de Caballin qui ne peut désigner que des animaux (comme l'avait fait Th. Monod) et non les auteurs des peintures. En revanche rien ne s'oppose à ce qu'on reconnaisse dans l'art rupestre une phase caballine caractérisée par la représentation des chevaux.

Equidiens du Sahara central

Les Equidiens du Sahara central et particulièrement ceux du Tassili n'Ajjer ont fait l'objet de plusieurs notices de cette encyclopédie, voir principalement la notice A 278, «Art rupestre», t. VI, p. 918-939 (en particulier p. 931-935). Le lecteur se reportera aussi aux notices suivantes: A 314, «Attelage», t. VII, p. 1 035-1 0 4 3 ; B 36, «Barbe (cheval)», t. IX, p. 1 348-1 360 ; C 44, « Chars (art rupestre) », t. XII, p. 1 877-1 892 ; C 51, «Cheval (origines)», t. XII, p. 1 907-1 911.

G . CAMPS

Équidiens du Sahara méridional

Voir A64 Adrar des Iforas, E.B. II, p. 146-153 ; A124 Aïr, E.B. III, p . 342-363 ; B15, Bagzan (Monts), E.B. IX, p . 1 312-1 316.

Quand le cheval fut-il introduit dans le sud du Sahara? Et, dans quelles circonstances le fut-il ? L'art rupestre des massifs de l'Adrar des Iforas et de l'Aïr constitue à ce jour la seule source de documentation qui apporte des éléments de réponse à ces questions. Cet art rupestre présente un second intérêt ; celui d'illus­trer à partir de représentations de chevaux autres que celles permettant de situer l'arrivée de cet animal dans le sud du Sahara, un fait d'âge plus récent avéré par les données des fouilles archéologiques et confirmé par les premiers chroniqueurs arabes : l'avènement d'une équitation dans les bassins des fleuves Niger et Sénégal au cours du premier millénaire de notre ère.

Les représentations de chevaux dans l'Adrar des Iforas et dans l'Aïr

Les silhouettes de chevaux que l'on retrouve gravées sur les rochers de plein air en bordure de vallées des massifs de l'Adrar des Iforas et de l'Aïr, se comptent par centaines. Ces représentations apparaissent dans deux contextes iconographiques distincts. Treize à ce jour ont été relevées aux côtés d'hommes armés d'une lance, parfois fortement sexués, sur des stations de gravure rupestre riches en représen­tations de bovins, d'autruches et de girafes. Aucun de ces chevaux n'est monté : six sont attelés par paire à des chars à timons simples et roues à rayons, trois sont touchés par des guerriers armés de lance, quatre sont représentées isolément. Il existe par ailleurs des stations montrant des chevaux, des dromadaires et des tifinagh en nombre prédominant aux côtés desquels furent parfois réalisés des

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personnages armés de plusieurs lances ou javelots et revêtus d'habits amples et bien couvrants. Les silhouettes généralement élancées et levrettées de ces chevaux souvent montés et associés sur certaines parois à des dromadaires dans des chasses à courre aux antilopes, à l'autruche ou à la girafe, tranchent avec celles d'apparence plus lourdes des chevaux parfois attelés et en relation avec des porteurs de lance. A différents endroits, les gravures appartenant à cet ensemble du cheval à silhouette levrettée recouvrent celles de l'autre ensemble pauvre en représentation de che­vaux. L'ordre inverse de recouvrement ne s'observe en aucun lieu. Ces diverses observations permettent la reconnaissance de deux phases distinctes dans cet art rupestre : à une phase ancienne pauvre en chevaux succède, sans liaison théma­tique et selon des dispositifs rupestres différents, une phase « alphabétique » riche en t ifinaγ et en chevaux développant une scénographie en relation avec des traditions et des coutumes propres aux Touaregs tels que la monte des dromadaires, la pratique de la chasse à courre, l'usage des tifinagh, le port de plusieurs lances ou javelots et de vêtements amples et bien couvrants. Ces deux phases d'art rupestre témoignent donc d'une histoire à laquelle est intimement liée celle du cheval.

Les premières représentations gravées de chevaux dans l'Adrar des Iforas (d'après C. Dupuy : 1 et 2 - Issamadanen ; 3 - Asenkafa) et dans l'Aïr (d'après J.-P. Roset : 4 et 7 -Tagueï ; 5 - Emouroudou ; 6 - Iwelen

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Gravures de chevaux de l'Adrar des Iforas réalisées aux côtés de dromadaires, de tifinagh et de guerriers armés de plusieurs javelots. Une classification stylistique des chevaux de l'Aïr représentés dans le même contexte iconographique conduirait à dresser un tableau sem­blable

L'élevage du cheval en mil ieu tropical humide

En plus des nombreuses gravures de bovins, de girafes et d'autruches qui les entourent, quelques éléphants et rhinocéros font parti du cortège des premiers chevaux représentés dans l'Adrar des Iforas et dans l'Aïr. La présence de ces espèces de la grande faune sauvage traduit un biotope plus humide que l'actuel. Élever des chevaux dans un tel milieu était délicat. En effet, le cheval est très vulnérable aux parasites et aux trypanosomes des régions tropicales humides. Conscients du problème, les Khassonkés, agriculteurs et éleveurs du Haut Sénégal malien, abritent leurs montures dans des cases qui sont quotidiennement enfumées pendant les pluies de mousson pour en chasser mouches et moustiques. C'est aussi pour limiter les risques d'épizooties que les Marbas, agriculteurs sédentaires vivant au sud du lac Tchad, enferment, pendant cette même période, leurs chevaux dans des écuries intégrées à l'habitat (Seignobos et al, 1987, p. 49-53). Ces dispositions particulières tendent à montrer que le cheval ne peut en région tropicale humide s'accommoder d'une vie itinérante à longueur d'année. Le fait qu'aucun des groupes peuls nomades, éleveurs de bovins de l'Ouest africain, n'élèvent de chevaux à l'inverse des groupes peuls sédentaires établis dans les bassins des fleuves

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Répartition géographique des gravures de porteurs de lance apparaissant dans des contextes animaliers riches en représentations schématiques de bovins. D'après C. Dupuy (1), H. Lhote (2), J.-P. Roset (3), J. Védy (4), Th. Monod (5), C. Staewen & K.H. Striedter (6), J. Courtin (7), P. Huard (8)

Niger et Sénégal et autour du lac Tchad, abonde dans ce sens. Par les abris ou appentis qu'il nécessite, par les soins réguliers qui doivent lui être prodigués et la nourriture à base de céréales dont il a besoin pour fournir des efforts soutenus, le cheval est paradoxalement source fréquente d'immobilité.

Les premières représentations de cet animal sur les rochers du Sahara méridio­nal aux côtés d'espèces de la grande faune soudanienne, sanctionnent par consé­quent un pastoralisme peu sujet à la mobilité, du moins durant la saison des pluies de mousson, de la part des éleveurs de bovins qui avaient décidé d'adopter cet animal et de l'élever avec succès. Les données archéologiques et paléoclimati­ques enregistrées ces vingt dernières années dans le sud du Sahara, permettent de fixer l'époque à laquelle fut prise cette décision et de juger du contexte social l'ayant motivée.

Époque et circonstances de l'adoption du cheval

J.-P. Roset (1988) a découvert au nord-est de l'Air, à Iwelen, trois pointes de lance en cuivre dans un gisement daté du premier millénaire avant notre ère. Les armatures mises à jour sont identiques à celles des lances gravées sur les rochers avoisinants. Ces lances sont tenues par des personnages représentés en plan frontal selon des conventions que l'on retrouve appliquées à différents endroits dans l'Air et dans l'Adrar des Iforas. Maintes représentations de ces porteurs de lance apparaissent dans des contextes animaliers riches en bovins, en autruches et en girafes. Compte tenu des affinités iconographiques qui s'établissent entre stations, les dates obtenues à Iwelen permettent de situer dans le premier millénaire avant notre ère l'âge de pleine expression de cet art rupestre et de dater par conséquent de cette époque les premières réalisations de chevaux dans l'Adrar des Iforas et dans

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l'Aïr. D'autres données viennent, d'une part, corroborer cette chronologie et conduisent, d'autre part, à préciser les circonstances de l'introduction du cheval dans le sud du Sahara.

Les recherches menées par M. Raimbault et O. Dutour (1990) dans le Sahara malien d'abord, puis sur le site de Kobadi plus méridional, mettent en évidence un repli progressif de populations sahariennes confrontées à la détérioration du biotope à partir du I I e millénaire avant notre ère. Les villages en pierres sèches des Dhars Tichitt et Oualata de Mauritanie qui avaient atteint leur développement maximum à l'aube du premier millénaire, se fortifient puis sont abandonnés aux alentours du IV E siècle avant notre ère, vraisemblablement du fait d'un épuisement des ressources en eau (Munson 1968 & 1971). Simultanément et sensiblement sous la même latitude, les bourrelets alluviaux faciles à défendre de la moyenne vallée du Niger sont colonisés. Leur occupation ira croissante et conduira à l'avènement de la première civilisation proto-urbaine de l'Ouest africain au début de l'ère chrétienne (Mc Intosh RJ . & Mc Intosh S.K. 1980). Quelques siècles auparavant, avaient été construits près de 150 km plus à l'est, des dizaines

Répartition géographique des représentations de guerriers armés de plusieurs lances ou javelots recouvrant la majeure partie du domaine touareg (++++++) ; laquelle est identique à celle des chevaux du style levrette. D'après G. Dupuy pour 1 & 2, d'après G. Camps et M. Lihoreau pour 7.

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de greniers en boudins de glaise superposés dans une grotte perchée de la falaise de Bandiagara (Bedaux 1972). Les recherches en cours dans le Haut Sénégal malien montrent que l'aridité fut à tel point marquée à l'aube ou au début de l'ère chrétienne qu'elle entraîna l'abandon d'un, et peut-être plusieurs villages, qui, au cours du premier millénaire avant notre ère, s'étaient établis en bordure de vallées sur des terrasses situées une quinzaine de mètres en hauteur par rapport aux niveaux d'occupation des villages actuels alimentés en eau grâce à des puits de plus de dix mètres de profondeur. Ces données, bien qu'éparses, témoignent d'un resserrement du peuplement et, par endroit, d'une insécurité à une époque où le développement de la sidérurgie, grande consommatrice de bois et la détérioration du climat aidant, durent contribuer à la désertification de la frange sahélienne.

Que, dans ce contexte, la lance à large armature soit devenue l'arme de prédilection des pasteurs de bovins auteurs des gravures rupestres du Sahara méridional n'est pas pour surprendre. Forts de cette arme, ils pouvaient imposer leur autorité sur les espaces pâturés qu'ils voulaient sauvegarder ou bien sur les aires de nomadisation nouvelles qu'ils s'appropriaient. Alors que des litiges terri­toriaux devaient être parfois résolus armes à la main en combats rapprochés, ces éleveurs de bovins développèrent un art qui donna primauté aux images de porteurs de lances. Celles-ci occupent souvent une place centrale dans les compo­sitions. Les rapports de force naturels sont parfois défiés, les attributs de mascu­linité amplifiés, à l'instar de ces hommes fortement sexués appliquant directement la pointe de leur lance sur les corps d'éléphants ou de girafes.

Les contours des têtes épousent des formes variées. Leurs dimensions généra­lement sans proportion avec le reste du corps, traduisent des architectures de coiffures élaborées, parfois exubérantes, sur lesquelles pouvaient être fixées jusqu'à six plumes d'autruches. La répartition géographique des types de coiffures témoi­gne de modes locales. La forme trilobée, par exemple, est prédominante dans l'Adrar des Iforas. Celle bilobée est exceptionnelle alors qu'elle est bien représentée sur certaines stations de l'Aïr. Les organes sensoriels sont rarement figurés. S'y substituent parfois des semis de points et des motifs géométriques dont quelques-uns évoquent les maquillages cérémoniels des pasteurs africains. Certains porteurs de lance ont leurs oreilles parées de pendentifs. D'autres ont suspendu à leur cou ou fixé au niveau de la poitrine ou du ventre des breloques de formes diverses. Ces éléments d'apparat étaient assortis de tuniques, courtes à mi-longues, légèrement évasées ou étranglées à la taille, plus rarement de culottes ou de pantalons bouffants, parfois complétés du port de ceintures et de lanières croisées sur la poitrine : un habillement diversifié qui, au même titre que les coiffures, les maquil­lages et les parures, témoigne d'un souci d'élégance personnel prononcé.

Un fait de société important se dégage de ces diverses observations. Si ces images de porteurs de lance attestent de toute évidence l'avènement d 'un pastoralisme belliqueux dans le sud du Sahara à une époque où le biotope se détériorait, d'une manière plus particulière, les éléments de parure et les objets d'apparat figurés témoignent, par leur diversité, d'une course à l'embellissement, et au prestige dans lequel figurer en permanence à hauteur de son rang social était important. Le fait que les premières représentations de chevaux soient apparues dans ce contexte ne tient vraisemblablement pas du hasard. Les modalités d'introduction du cheval de l'ouest de la vallée du Nil vers le Sahara central au cours de la deuxième moitié du deuxième millénaire avant notre ère conférait à cet animal une valeur telle, qu'il est permis de penser que c'est pour parfaire l'efficacité de cette stratégie de prestige que son adoption fut décidée dans le sud du Sahara par des éleveurs de bovins, à la fois pasteurs et guerriers. Des éleveurs qui, une fois leur décision prise, adaptèrent selon toute vraisemblance leur habitat pour protéger leur nouveau compagnon de voyage contre les épizooties tropicales.

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Le Sahara central, relais d'une diffusion

Tandis que les massifs de l'Adrar des Iforas et de l'Aïr devaient encore recevoir, durant la saison des pluies de mousson, l'eau nécessaire au maintien d'un réseau de mares pérennes qui assurait la survie d'une faune soudanienne, plus au nord, en altitude et à l'abri des mouches tsé-tsé du fait des températures basses d'hiver, létales pour les glossines, des chevaux étaient élevés par un groupe qui possédait des chars* que des peintres se plaisaient à représenter aux plafonds d'abris sous-roche.

Au XV e siècle avant J . - C , en Egypte, Thoutmosis III ordonne la réalisation du réseau « des forteresses de la mer » pour prévenir toute menace à l'ouest du Delta. Deux siècles plus tard, Ramsès II fait prolonger ce système défensif sur près de 300 kilomètres en direction du désert libyque. A la fin du X I I I e siècle survient dans cette région, une première bataille que Merenptah remporte face à une coalition de Libyens et « d'habitants des pays de la mer », transcription mieux connue sous celle de «Peuples de la mer» (Grandet, 1990). A l'issue des combats, douze paires de chevaux appartenant à la tribu des Ribou de Cyrénaïque commandée par un chef libyen dénommé Meryouy sont ramenés dans la Vallée du Nil. Une génération s'écoule... Puis la menace à nouveau se précise. Deux coalitions successives de Libyens et de « pirates » de Méditerranée affrontent l'armée de Ramsès III en l'an 5 puis en l'an 11 de son règne. Les combats consacrent à deux reprises le triomphe de Pharaon. A l'issue de la deuxième bataille, outre de nombreuses épées d'origine mycénienne, une centaine de chars attelés à des chevaux sont pris comme butin de guerre. Du haut de l'un d'eux avait combattu, Mésher, fils du roi vaincu de la tribu libyenne des Mashouash qui nomadisait à l'ouest de la Cyrénaïque.

Ces événements témoignent de l'existence à l'ouest de la vallée du Nil de groupes libyens dirigés par des chefs suffisamment puissants et influents pour nouer alliance avec les peuples de Méditerranée et les liguer contre l'Egypte du Nouvel Empire. A considérer cet aspect des choses, les représentations peintes de chars du Sahara central aux côtés de signes complexes apparentés à ceux du répertoire mycénien suggèrent que celles des tribus libyennes qui étaient préparées à recevoir l'innova­tion, se lancèrent, elles aussi, au milieu du II e millénaire avant notre ère, dans la construction de chars à timons simples et roues à rayons pour servir au prestige d'aristocraties locales. Une fois conçus et adaptés aux matériaux locaux disponi­bles, ces chars libyens, attelés à des chevaux et conduits par des guerriers, péné­trèrent au Sahara où ils furent représentés aux plafonds d'abris sous-roche, parfois aux côtés de spirales et de rubans développés, parce que vraisemblablement réalisés vers le milieu du II e millénaire avant notre ère par des artistes peintres qui étaient sensibles aux décors à base de cercles, spirales et courbes enlacées prisés de longue date par les Égéens et encore prisés par eux lorsque furent érigées, au dessus des tombes à fosse du cercle A de Mycènes, des stèles représentant pour la première fois en Péloponnèse des guerriers sur des chars. Dans ce contexte, il est permis de penser que ces groupes libyens à charrerie et chevaux, exercèrent d'abord leur domination sur les populations du Sahara central, avant de s'attaquer de manière plus ambitieuse aux Egyptiens du Nouvel Empire dont on connaît l'organisation politique et militaire.

Par la somme considérable des savoir faire qu'impliquaient leur réalisation et leur utilisation, ces chars, une fois introduits au Sahara central, durent subjuguer ceux qui en découvraient l'existence. Figuraient parmi ces derniers des éleveurs de bovins auteurs de gravures rupestres que la transhumance amenait régulièrement dans les massifs centraux sahariens (Dupuy, 1994). Ceux-ci modifièrent en consé­quence les compositions animalières de leurs œuvres rupestres en y intégrant, les représentations approximatives et parfois fantaisistes, de ces engins roulants à timons simples qui les fascinaient. Ce n'est que plus tard, au cours du premier

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millénaire avant notre ère, alors que le port de la lance à armature métallique avait été adopté par leurs descendants, que des chevaux furent représentés dans le sud du Sahara. Comme il l'est indiqué plus haut, cette apparition de gravures de chevaux aux côtés de porteurs de lance marque un tournant; elle sanctionne l'avènement d'un pastoralisme belliqueux et simultanément peu sujet à la mobilité, rendant ainsi possible l'élevage du cheval et l'acquisition d'une charrerie, et ce, pour mieux en imposer à son voisin par la stratégie du prestige.

La diffusion vers le sud de ces biens fortement valorisés, et déjà chargés d'histoire, qu'étaient chars et chevaux, devait s'inscrire dans un jeu d'échanges et de relations complexes que font deviner l'apparentement architectural des sépultures monumentales du Sahara central et méridional, mais aussi des vête­ments et les parures figurés, en gravure et en peinture : les tuniques bitriangulaires et les coiffures bilobées, trilobées ou en champignons souvent surmontées de plumes d'autruches, que l'on observe dans le sud du Sahara se retrouvent portées à l'identique par les conducteurs de chars du Sahara central et certains des personnages leurs étant associés sur des parois communes. Les affinités entre l'art peint du Sahara central de l'époque des chars et l'art gravé du Sahara méridional de l'époque des porteurs de lance se limitent toutefois à ces éléments d'apparat et à la présence parfois conjointe d'attelages. Pour le reste, c'est-à-dire l'essentiel, ces œuvres rupestres sont très différentes. Aucun des auriges du Sahara central, par exemple, n'est sexué. Leurs jambes aux épaisseurs et aux segmenta­tions anatomiques bien rendues contrastent avec celles filiformes et raides des porteurs de lance du Sahara méridional dont les pieds souvent représentés de profil opposé interdisent tout mouvement contrairement à l'animation des auriges du Sahara central. De manière plus fondamentale, l'absence de scènes de vie domes­tique dans l'art gravé du Sahara méridional s'oppose au caractère socio-anedoc-tique souvent marqué des compositions peintes du Sahara central. Alors que l'élément faunique prime dans les premières, les secondes puisent souvent leur inspiration dans l'univers des campements. Ces différences rendent difficiles à soutenir la thèse souvent avancée d'une migration nord-sud de populations libyennes pour expliquer l'apparition des représentations d'attelages dans le sud du Sahara. Et ce, d'autant que l'aire géographique couverte par les stations de gravures montrant des porteurs de lance dans des contextes animaliers riches en représentations schématiques de bovins s'étend jusqu'au nord-est de l'Ennedi. Cette aire géographique déborde par conséquent très largement à l'est de celle couverte par les représentations de chars rupestres et surtout n'englobe pas les régions du Sahara central. La réalisation des gravures de chars et de chevaux dans le sud du Sahara se justifie par conséquent difficilement par l'arrivée de groupes libyens. Plutôt qu 'un glissement nord-sud de populations, l'art rupestre du Sahara méridional me semble témoigner de l'avènement d'un pouvoir guerrier chez des groupes d'éleveurs de bovins qui furent confrontés à la détérioration du biotope et qui, pour imposer et renforcer leur autorité au cours du premier millénaire avant notre ère, s'armèrent de lances et se dotèrent de chevaux importés des massifs centraux sahariens où travaillaient de longues date des charrons ; lesquels peut-être ne transmirent jamais leurs savoirs et savoir faire aux artisans des régions voisines. Ainsi pourrait s'expliquer le fait que la roue ait été abandonnée en tout lieu dans le sud du Sahara, dès lors que les charrons du Sahara central s'arrêtèrent de fabriquer des chars qui participaient d 'un jeu de relations complexes nord-sud/sud-nord.

Ceux-là même qui avaient introduit le cheval dans le sud du Sahara, ne s'exprimaient plus dans l'Adrar de Iforas et dans l'Aïr lorsque se remirent à graver les rochers aux alentours du V e siècle de notre ère, des Berbères, porteurs d'une nouvelle tradition d'art rupestre, éleveurs de chevaux et de dromadaires et ancêtres des Touaregs.

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La probable identité peule des premiers éleveurs de chevaux du Sahara méridional

A considérer la mobilité restreinte nécessaire au succès de l'élevage équin en milieu sahélo-soudanien, on devrait retrouver parmi les peuples évoluant non loin des massifs de l'Adrar des Iforas et de l'Air, les descendants des éleveurs de bovins qui avaient introduit le cheval dans le sud du Sahara au cours du premier millénaire avant notre ère. Il se trouve précisément dans les bassins des fleuves Niger et Sénégal et plus à l'est autour du lac Tchad, des pasteurs peuls sédentaires, éleveurs de bovins, organisés en des sociétés hiérarchisées. L'aire géographique sur laquelle évoluent ces derniers, voisine par conséquent l'aire couverte par les représentations de porteurs de lance. Pour entrer plus dans les détails, focalisons notre attention sur ceux établis dans la boucle du Niger qui est la région de l'Ouest africain la plus proche de l'Adrar des Iforas et l'une des régions où les Peuls sont en position sociale dominante.

Ici comme ailleurs, les manières de penser et de faire des Peuls de la boucle du Niger sont très tranchées vis-à-vis de celles des groupes voisins vivant de la pêche ou bien de l'agriculture. Les échanges matrimoniaux entre clans ainsi que les prêts et les dons de vaches laitières sont garants de cohésion sociale. Les familles nobles sont les propriétaires des importants troupeaux se déplaçant dans la moyenne vallée sous la surveillance de jeunes bergers. Ces familles sont également les dépositaires des connaissances pastorales et initiatiques. Disposant d'une forte cavalerie, ces Peuls de la boucle du Niger étaient de redoutables cavaliers. Leurs écuries sont installées sur les rives du fleuve à proximité des terres exondées favorables à la culture du gros mil rouge destiné aux chevaux ; une alimentation sans laquelle ces animaux ne pourraient fournir d'efforts soutenus. Ce mode d'organisation des Peuls ainsi que leurs coutumes sont troublants tant ils évoquent la forme d'art rupestre que nous venons de présenter, laquelle, rappelons-le, montre des hommes armés de lance, associés à des bovins, exceptionnellement à des chevaux et menaçant parfois de leur lance les espèces de la faune soudanienne les plus lourdes.

La tradition orale et les tarikh rapportent que les Peuls de la boucle du Niger seraient originaires du Fouta Toro guinéen (Dembélé 1991, p. 243) et qu'ils auraient formé à leur arrivée, aux alentours du XIV e siècle, le premier royaume peul d'Afrique de l 'Ouest: le royaume des Diallubés (Diallo 1986, p. 227). Les gravures rupestres de l'Adrar des Iforas et de l'Aïr datables du I e r millénaire avant notre ère suppose un scénario quelque peu différent : le royaume des Diallubés ne serait pas né quasi spontanément d'une migration de pasteurs peuls venus du Fouta Toro mais de la concentration croissante de groupes peuls qui se seraient fixés dans la boucle du Niger par suite de l'aridification marquée qui toucha l'Ouest africain dans son ensemble autour des débuts de l'ère chrétienne. Parmi ces groupes, devaient figurer les descendants de ceux qui avaient fréquenté l'Adrar des Iforas et (ou) l'Air, ou tout du moins un certain nombre d'entre-eux. Accompa­gnés de leurs troupeaux et de quelques chevaux, ceux-ci s'imposèrent et se fixèrent à proximité des terres exondées riches en pâturages et, de fait, propices à la sauvegarde de leur mode d'économie ancestral axé sur l'élevage bovin. Dans un Sahel qui fut peut-être coupé de l'Afrique du Nord le temps que dura l'épisode aride des débuts de notre ère, se développèrent des élevages de chevaux qui en quelques siècles engendrèrent une souche saine, à moins que les premiers chevaux introduits n'aient été déjà de très petite taille. Auquel cas ni une sélection orientée par l 'homme, ni un phénomène d'adaptation au milieu tropical, ne seraient la cause du nanisme des chevaux évoluant encore aujourd'hui dans certaines régions du Sahel et de la frange soudanienne. Ces chevaux de petite taille, appelés poneys, sont vraisemblablement les descendants et les derniers représentants des chevaux

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qui avaient été introduits dans le sud du Sahara au cours du I e r millénaire avant notre ère.

La naissance d'une équitation

Reste à savoir à partir de quand ces chevaux servirent de monture aux guerriers de l'Ouest africain. Sans apporter de réponse décisive, les représentations de chevaux montés des massifs de l'Adrar des Iforas et de l'Aïr, fournissent un précieux repère chronologique. Leurs silhouettes levrettées renvoient à celles de chevaux représentées en gravure et en peinture dans des régions plus septentrio­nales sur une aire géographique délimitant la majeure partie du domaine touareg actuel. Des porteurs de javelots vêtus d'habits amples et bien couvrant et des dromadaires apparaissent à leurs côtés sur maintes stations. Des représentations de chevaux semblables furent peintes et gravées sur des stèles funéraires exhumées de tumulus à chapelle de la région de Djorf Torba* dans l'Atlas sud-oranais d'Algérie (Espérandieu 1953 & Lihoreau 1993). D'autres stèles découvertes à leurs côtés, montrent des hommes armés de plusieurs javelots ainsi que des femmes aux attitudes identiques à celles des personnages de l'Adrar des Iforas et de l'Aïr. L'encadrement géométrique de certaines de ces stèles a conduit G. Camps (1984) à les considérer comme contemporaines des derniers siècles de l'occupation romaine, soit de l'époque à laquelle le dressage du dromadaire comme méhari et non plus seulement comme animal de bât, se généralisa dans le Sahara du Nord. Ces diverses données imposent l'idée selon laquelle des cavaliers et méharistes qui étaient originaires d'Afrique du Nord se rendirent maîtres, aux alentours du Ve

siècle de notre ère, de territoires sahariens et sud-sahariens dont ils gravèrent et peignirent certains rochers, y imposant simultanément leurs manières nouvelles de vivre, aujourd'hui spécifiques aux Touaregs. Ces pasteurs guerriers, ancêtres de certains groupes touaregs, ont pu introduire la tradition du cheval monté dans

Bovin à robe triangulée monté et guidé à l'aide d'une laisse par un homme armé d'une lance. L'animal est précédé d'un oiseau, vraisemblablement un ibis.

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l'Ouest africain vers le milieu du premier millénaire de notre ère, bien qu'il soit difficile de l'affirmer. Car, ceux-là même qui avaient introduit le cheval dans le sud du Sahara au cours du premier millénaire avant notre ère, avaient pour tradition, comme le montre leur art rupestre, de monter des bovins qu'ils guidaient d'une main à l'aide d'une laisse allant directement à la bouche des animaux. Les Peuls foulankriabe du Hombori dans la boucle du Niger montent et guident encore aujourd'hui leurs bovins de cette manière (Gallais, 1975, p. 152). Ce mode de guidage très simple fut appliqué au cheval; le fait est attesté par la statuaire d'époque médiévale de l'Ouest africain et a perduré au Nigéria jusqu'au début du XX e siècle (Garenne-Marot, 1995, p. 185-187). On ne peut donc à priori rejeter l'idée qu'une tradition équestre soit née dans l'Ouest africain au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne indépendamment de celle qui s'est développée en Afrique du Nord au cours du premier millénaire avant notre ère.

Qu'elle ait été influencée ou non de l'extérieur à ses débuts, cette équitation va rapidement se développer dans l'Ouest africain. Elle est attestée dans la moyenne vallée du Niger, à Bura, par les cavaliers de terre cuite retrouvés en effigies sur des sépultures du premier millénaire de notre ère (Boudé Gado, 1993). Elle l'est également plus à l'est dans la moyenne vallée du Sénégal, par les éléments de harnachement en métal mis au jour sur le tertre de Sintiou-Bara daté de la seconde moitié du I e r millénaire et du début du IIe millénaire de notre ère (Thilmans et Ravise, 1980). Ces résultats s'accordent avec les écrits d'Al-Muhallabi qui, vers 990, rapporte que le roi de Kawkaw (Gao) ainsi que les membres de son aristo­cratie, montrent à cru des chevaux. Al-Bakri note, en 1068, que le roi de Ghana s'entoure de chevaux de taille réduite lors des audiences publiques qu'il accorde pour réparer les injustices. Cette petite taille des chevaux de l'Ouest africain retiendra encore à plusieurs reprises l'attention des lettrés arabes qui, à partir du XIV e siècle, rendent comptent d'importantes cavaleries dans le Bilad Al-Sudan.

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C. D U P U Y

E36. E R E B I D A E

Les Erebidae sont une fraction des Lotophages* selon Stéphane de Byzance (Ethn., s.v., Meineke, p. 275), qui cite Philistos de Syracuse (mort en 357 av. J . - C ) . Il s'agit donc d'une tribu africaine très anciennement attestée. Ptolémée (IV, 3, 6, Mtiller, p. 642) les situe «sous» les Dolopes* et au sud-est, semble-t-il, des Eropaei*, placés eux-mêmes « sous » les Lotophages. On peut seulement en déduire que les Erebidae devaient fréquenter les confins de la Tunisie et de la Tripolitaine actuelles. Leur nom, comme celui des Dolopes, est grec, mais il peut s'agir d'un «habillage». Il signifie «fils de l'Erèbe», sans doute en référence à l'apparence particulièrement foncée des membres de la tribu, puisque l'Erèbe représente les ténèbres infernales. De la même façon, une inscription métrique d'Hadrumète (Sousse) n'hésite pas à mettre en rapport un Ethiopien garamantique avec le Tartare (cf. A. Riese et F. Bùcheler, Anth. Lat., n° 183, p. 155-156).

J . DESANGES

E37. E R G A T I F (ergat ivi té , non-o r i en ta t ion d u verbe)

L'ergativité est un concept de syntaxe générale, issu de l'observation d'un certain nombre de langues non-indo-européennes. En Europe même, la langue basque est le modèle classique de langues dites ergatives; de ce fait, le basque a joué un rôle central dans la découverte et l'analyse de ce phénomène assez déroutant pour qui reste prisonnier des catégories syntaxiques des langues indo-européennes classiques ou contemporaines. On trouvera (en langue française) des synthèses claires et détaillées sur l'ergativité dans les travaux classiques d'André Martinet (1968 et 1975 notamment) et surtout dans l'excellente synthèse de Claude Tchekhof (1978).

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L'ergativité, qui relève la syntaxe de l'énoncé verbal, est un système de relations (et de marquage) très particulier du verbe par rapport aux participants du procès. Indépendamment des particularités morphologiques propres à chaque situation, dans ces langues, contrairement aux constructions classiques dites « objectives » (du type «sujet + verbe + objet marqué»), c'est plutôt l'agent («sujet») qui est mor­phologiquement marqué et non le patient («objet»). L'agent apparaît donc dans ces langues comme un déterminant secondaire, voire facultatif, de l'énoncé verbal. En fait, le trait syntaxe fondamental qui définit l'ergativité est la non orientation du prédicat verbal par rapport aux actants (ou participants) du procès (agent/patient).

Sans que l'on puisse globalement considérer le berbère comme une langue de type ergatif, le trait syntaxique de non-orientation du prédicat verbe y est fortement représenté et très certainement ancien.

D'une part, un grand nombre de verbes simples (= non dérivés), intrinsèque­ment processifs, supposent l'intervention d'un agent extérieur (souvent humain) et d 'un patient nettement distincts, fréquemment même d'un instrument indispen­sable à la réalisation du procès, n'autorisent qu'une construction intransitive dans laquelle le « sujet lexical » ne peut être que le patient ou un « attributaire » non-agent. Les verbes de ce type sont nombreux et appartiennent tous au vocabulaire de base : - nz « être vendu » irid « être lavé » ndw « être baratté » - bzeg « être mouillé/enflé » xsi « être éteint/s'éteindre » rγ « brûler/être brûlant » - rs « se poser/être posé » ames « être sale/se salir » - nw «être cuit/cuire, être mûr/mûrir»...

Le phénomène n'a bien sûr rien de spécifique au berbère mais ce qui est remarquable dans cette langue, c'est sa fréquence et surtout le fait qu'il n'est pas propre à la zone sémantique des verbes d'état et qualité, voire des « moyens » ou « déponents » classiques : on peut en effet difficilement imaginer plus « processif » et plus « orienté » qu'un verbe comme « vendre » ou « laver » ; or en berbère nz et irid ne peuvent signifier que «être vendu» et «être lavé»; ils ne toléreront jamais de complément direct, le « sujet lexical » est toujours « ce qui a fait l'objet de la vente ou du lavage » :

(1/a) y-nza wγyul = « l'âne est/ a été vendu » (1/c) y-urad ubemus = « le burnous est lavé/a été lavé » Pour dire « il a vendu l'âne »/« il a lavé le burnous », on sera obligé de passer par

une forme secondaire (dérivée) à préfixe (« factitif/causatif » : morphème s-, réalisé zz- devant radical comportant une sonore /z/) :

(1/b) y-zz-nz acyul= « il a vendu l'âne » (1/b) y-ss-ared abernus = « il a lavé le burnous » D'autre part, un grand nombre de verbes simples sont « neutres » quant à leur

orientation par rapport aux participants du procès. C'est ce qu'on appelait tradi­tionnellement la « valeur passive du verbe simple » qui existerait pour de nombreux lexèmes verbaux usuels. Un verbe comme kkes « enlever/ôter », peut en effet avoir le sens de « être enlevé », cela sans aucune modification formelle : - kkes « enlever, être enlevé »

(2/a) -y-kkes (afrag) = «il a enlevé (la clôture) » (2/b) - y-kkes (wfrag) = « la clôture est enlevée » Dans (2/a), afrag « clôture » est un complément direct (et « patient ») du verbe

kkes, dans (2/b) wfrag (forme d'annexion de afrag) est une expansion qui explicite l'indice de personne (y- = « il ») du verbe et pour laquelle diverses terminologies sont employées par les berbérisants : «complément explicatif» (L. Galand, 1964), «expansion référentielle» (Chaker, 1983, 198), «complément référentiel» (Leguil, 1987)... On parlera ici, par souci de clarté, de «sujet lexical (explicite) » ou «reprise lexical du sujet » : bien qu'un peu lourde cette terminologie est plus descriptive et plus explicite.

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Ce phénomène n'est pas non plus inconnu dans les langues indo-européennes contemporaines; il rappelle immédiatement la catégorie des «verbes mixtes», « réversibles » ou « symétriques » d'une langue comme le français (Cf. notamment Dubois, 1967, 25) : «casser»>«il casse la branche»/«la branche casse». La même forme du verbe permet une construction transitive (sujet = agent) et une construc­tion intransitive (sujet = patient). Mais la spécificité du berbère réside dans l'ampleur du phénomène : plusieurs centaines de berbes simples, appartenant au vocabulaire fondamental, partagent ce trait (Chaker, 1983, 300-301 et 1984, 209-210). Et la plupart d'entre eux peuvent être considérés comme intrinsèquement processifs et supposent référentiellement un agent et un patient distincts pour qu'il y ait réalisation de l'action :

gzem « couper/ê. coupé » kres « nouer/ê. noué » krez « labourer/ê. labouré » qqen «attacher/ê. attaché»

ef « tenir » m el « enterrer/ê. enterré » ffer « cacher/se cacher/ê. caché » bdu « partager/ê. partagé » fsy « défaire/ê. défait » fser « étendre/ê. étendu »

γz « creuser/ê. creusé, profond » g « faire/ê. fait » aru « écrire/ê. écrit » eg « traite/ê. traite » nγed « réduire en poudre/ê. réduit en poudre » fren « trier/ê. trié » freg « cloturer/ê. clôturé » rgel « boucher, obstruer/ê. bouché, obstrué »...

Il suffit de parcourir un dictionnaire bilingue berbère-français pour se convaincre de l'ampleur du phénomène et surtout de ce qu'il n'est pas lié à une zone sémantique particulière.

Un indice du caractère fondamental de ce trait est le traitement des emprunts arabes et français : même les lexèmes verbaux provenant de ces langues connaissem ce fonctionnement mixte - bien sûr exclu dans la langue d'origine :

xdem « faire/ê. fait » hudd « détruire/ê. détruit » piri «opérer/ê. opéré» (médecine)...

D'autres faits en confirment l'importance et l'ancienneté: pour plusieurs verbes d'action dont le fonctionnement synchronique est normalement transitif, on relève des traces nettes d'emplois intransitifs avec « sujet lexical » patient/attri­butaire, notamment dans la poésie ancienne et dans les contes. C'est le cas de zlu « égorger » ou zger « traverser » ; on trouve ainsi dans un poème religieux très connu consacré au grand saint de la Kabylie, Cheikh Mohand-ou-Elhoucine (notamment dans la version chantée par Taos Amrouche) : ... azger yezlan = «... un bœuf égorgé» où le verbe zlu suppose un fonctionnement «neutre» puisque le «sujet lexical » (azger = bœuf) est le patient du procès. Un tel emploi serait tout à fait impossible dans l'usage courant actuel. De même, dans le conte des pommes magiques, tteffa izegren i sebεa leb u ne signifie pas « les pommes qui ont traversé sept mers», mais «les pommes situées au-delà des sept mers»... Le caractère archaïsant de la langue littéraire traditionnelle étant bien établi en berbère, ces emplois confirment que le trait de « disponibilité syntaxique » du verbe était sans doute bien plus généralisé à date ancienne.

Valeur « passive » ou « prédicat d'existence » ?

Cette caractéristique forte de la syntaxe du verbe berbère a bien été perçue par les berbérisants ainsi qu'en atteste la citation suivante d'André Basset qui se demandait dans sa synthèse sur la langue berbère :

«... pourquoi l'expression du passif par une forme dérivée quand, en base, [...] la forme simple par elle-même, a généralement les trois valeurs d'actif, passif et réfléchi ? Et si parfois certains verbes se refusent aux trois valeurs, c'est la valeur

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passive [...] qui est exclusive de la forme simple, l'actif étant alors exprimé par la forme à sifflante» (1952, 13).

Mais comme le montre cette même citation - à cet égard très représentative, les berbérisants expliquaient ce phénomène en parlant de «valeur passive du verbe simple» (Basset, 1952; Destaing, 1935, Prasse, 1959, 155 et 1974, 11 ; Cortade, 1969, 175). Certains auteurs (Galand, 1965, notamment), isolant le cas (ou quelques cas) particulier(s) remarquable (s), ont essayé d'interpréter le phénomène en termes strictement lexico-sémantiques ; ce faisant, ils n'ont pas perçu son ampleur et ses implications syntaxiques.

Le problème est bien identifié mais l'approche qui en est proposée est évidem­ment à rejeter puisqu'elle revient à faire la syntaxe du berbère à partir des traductions françaises : l'une des deux constructions possibles avec ces verbes neutres est dite «passive» parce qu'elle correspond, plus ou moins, à une forme passive du français. Mais rien dans les faits berbères ne justifie cette analyse : c'est strictement la même forme verbale qui peut être « active » ou «passive ». L'opposition n'existe donc pas dans le verbe berbère mais seulement dans la transposition française.

Au plan de la linguistique générale, ce type de fonctionnement est très bien décrit par Tchekhoff (1978, §1.12) qui le qualifie de «disponibilité» du prédicat:

«... la non-orientation du prédicat est mise à profit par la syntaxe: puisque ni prédicat ni premier participant ne spécifient le rôle que joue celui-ci par rapport à son prédicat, la même syntaxe pourra servir à exprimer des situations référentiel-lement opposées, la compréhension du message étant assurée par la situation extra­linguistique ou la vraisemblance. Mais il faut pour cela, bien entendu, que l'agent ne soit pas compris dans l'énoncé ; sinon, de sa présence même, découleraient les rapports de toutes les autres unités... »

Le syntagme prédicatif verbal (lexème verbal accompagné d'un indice de per­sonne) n'a nullement besoin d'être complété par la mention d'un ou plusieurs participants pour constituer un énoncé minimal possible - et même fréquent (Galand, 1964). On posera que la notion d'orientation du prédicat verbal par rapport aux participants est extérieure à l'énoncé minimum verbal. Le verbe berbère (comme d'ailleurs l'énoncé prédicatif nominal) pose simplement l'existence d'un fait d'expérience. L'indice de personne indique seulement que le procès est attribué à une réalité extérieure au lexème verbal lui-même ; il n'implique aucune information quant à la nature de ce rapport.

La seule façon de rendre compte des données de la syntaxe verbale berbère sans imposer à cette langue un moule structural extérieur est de reconnaître que, comme dans les langues ergatives (Martinet, 1968, 1975), un grand nombre de verbes berbères sont des prédicats d'existence qui entretiennent avec leur indice personnel (et Pexplicitation lexicale de celui-ci) une relation non-spécifiée («agent», «patient», «attributaire»...). Du reste, l'hypothèse de l'ergativité primitive du verbe en chamito-sémitique est assez fréquemment admise ou évoquée par les spécialistes (par exemple Diakonoff, 1988, 111) ; sur ce plan, le berbère serait donc particulièrement conservateur. La meilleure traduction française (parce que neutre du point de vue de l'orientation) que l'on puisse proposer des énoncés « neutres » berbères est celle généralement utilisée pour les langues à construction ergative (A. Martinet, 1975, 74) :

(3/a) y-krez (yiger) = il y a labour (du champ) (= le champ est labouré) (3/b) y-krez (ufllah) = il y a labour (du paysan) (= le paysan a labouré)

Ce phénomène n'est cependant pas généralisé et on ne peut donc classer le berbère parmi les langues ergatives ; il est néanmoins certain que la non-orientation du prédicat verbal y est un phénomène syntaxique significatif (bien que régressif),

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qui concerne de très nombreux verbes élémentaires. Cette situation pourrait être considérée comme la trace résiduelle d'une ancienne ergativité généralisée.

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S . CHAKER

E38. EROPAEI

Ptolémée (IV, 3. 6. Müller, p. 641) situe les Eropaei « sous », c'est-à-dire au sud des Lotophages et à l'ouest, semble-t-il, des Dolopes*. Par ailleurs, ils ne paraissent pas très éloignés des Erebidae*, et l'on peut se demander s'il n'y a pas un rapport entre les deux ethnonymes, au cas où le nom des Erebidae résulterait du traves­tissement grec d'un nom indigène.

Tout comme les Nybgeni* du Sud-Tunisien transformés en Nygbenitae, les Eropaei sont étrangement mentionnés à nouveau par Ptolémée (IV, 7, 10, p. 785), sous la forme Oreipaei ou Rypaei, dans une énumération dirigée vers l'ouest à partir de l'Ethiopie subégyptienne, qui fait état notamment de la Phazania (région de Cidamus*, actuellement Ghadamès). Ils sont qualifiés de «chasseurs» par le géo­graphe alexandrin. En fait, les Eropaei devaient nomadiser quelque part entre la Petite Syrte et Ghadamès, à la lisière des Garamantes*. On est tenté de rapprocher leur nom de celui des Rebâya, sans se dissimuler la fragilité de l'hypothèse.

J . DESANGES

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Achevé d'imprimer en août 1996 sur les presses de l'imprimerie Borel & Feraud

13180 Gignac-la-Nerthe

Dépôt légal 3 e trimestre 1996

Imprimé en France

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