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Enfin seul jamais seul Jacques Mondoloni

Enfin seul jamais seul

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Nouvelle de Jacques Mondoloni- Janvier 2012

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Enfin seul jamais seul Jacques Mondoloni

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Collection digitale

Sous la direction de John Rigobertson

Concept & Diffusion www.corsicapolar.eu

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Enfin seul jamais seul Il avait l’habitude de râler

contre les fêtes de Noël et de fin d’année, bouffe et cadeaux sur commande, il fallait les ouvrir les paquets à bolduc pour ne pas passer pour un butor, il fallait se creuser la tête dans les allées des boutiques pour trouver l’objet à offrir, ni bon marché ni luxueux, qui ferait plaisir à telle personne de sa connaissance tout en visant sa reconnaissance, et cette fois il avait décidé de ne rien faire, il ne verrait personne, il refuserait toute invitation de réveillon, il resterait chez lui, des livres des DVD à sa portée, jetés au hasard sur le canapé, et la soirée se déroulerait selon son désir.

Ses enfants? Les Jumeaux

avaient été difficiles à écarter, ne comprenant pas son attitude,

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et comme ils étaient inséparables depuis toujours ils avaient mis doublement la pression pour qu’il change d’avis: “dis papa il faut marquer le coup ce jour-là”, “pas faire bande à part” “pas jouer au misanthrope, au marginal” “même les clodos trinquent, festoient au bord de leurs cartons ”... Le harcèlement de ses fils l’avait un peu froissé car il ne se croyait pas asocial, inadapté, encore moins sauvage: le métier qu’il exerçait (infirmier) l’ouvrait au monde et à la fréquentation des équipes. D’ailleurs à l’hôpital il avait la réputation d’être sociable, d’aimer rendre service: combien de fois il s’était porté volontaire pour organiser l’un des pots qui ponctuaient les promotions ou les départs à la retraite? “ La tour d’ivoire” était un concept bien éloigné de

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sa pensée et de son mode de vie, mais les réjouissances obligées l’horripilaient, avec tous ces “bonnes fêtes!” qui fusaient dans les hoquets du champagne, et cette année il avait programmé son repli sur lui-même.

-- Tu n’auras rien à préparer, on s’occupe de tout, avaient alors argumenté les jumeaux.

Ils avaient vanté les talents de cuisinière de leur épouse respective, leur générosité jamais prise en défaut, ils avaient rappelé la complicité rare qui existait entre elles et le beau-père, leurs mots gentils et gestes d’amour tout le long de l’année (en lui elles admiraient l’infirmier, “le sens du devoir”)

-- N’insistez pas, on fera un gueuleton une autre fois.

Les jumeaux avaient cédé,

mais il leur avait fait jurer de

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respecter son choix, n’étant pas assuré qu’ils ne débarqueraient pas chez lui dans la soirée, habitant dans les parages, à une demie heure de voiture.

Ses parents retraités? En

principe, comme les années précédentes, ils devaient être de la fête, fidèles au poste, la fourchette dans le cul de la dinde, mais il les avait envoyés en croisière sur le Nil, leur faisant profiter du voyage qu’il avait gagné en participant à une loterie aléatoire sur internet.

Sa femme reporter? Elle avait sauté sur l’occasion pour partir en Afrique et rejoindre une équipe de Médecins sans Frontière -- compétents mais marrants, disait-elle. Elle l’accusait d’être casanier depuis un moment mais il soupçonnait une intrigue avec un “ marrant”.

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-- Paré? dit-il tout haut en souriant devant la glace de l’entrée.

Il regarda la pendule : 20 heures, c’était le moment d’introduire le DVD qu’il avait sélectionné pour sa soirée, “ La Prisonnière du désert” un western de John Ford avec John Wayne qu’il n’avait pas revu depuis des lustres et qui lui avait laissé un bon souvenir. Il se rappelait de scènes dans la neige, des saisons qui passaient, rythmant la poursuite, la recherche de la fille qui avait été enlevée par des indiens au début du film. C’était le sentiment de liberté émanant des images qu’il désirait retrouver, consommer.

Avant de mettre en marche le lecteur, il alla à la fenêtre de la cuisine : de là on avait vue sur les quelques maisons du hameau auréolées à cette heure

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de lumière orange. Personne sur la route menant au bourg, personne sur le pont en bois de la rivière. Apparemment, ses plus proches voisins étaient partis réveillonner dans leur famille ou chez des amis. Seule la “tribu” des Fontenoy, au nombre de dix avec les enfants qui vivaient sous le même toit, se signalaient à son attention par les clignotements d’un sapin de Noêl, et le passage d’ombres joyeuses devant les fenêtres.

Il prêta l’oreille: aucune musique assourdissante, aucun braillement, on discernait seulement le remous de la rivière au bout de son jardin, tout s’annonçait tranquille, et il put commencer à jouir de “La Prisonnière” sans monter le son.

A 22 heures, c’était terminé, et

baignant dans l’émotion

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générée par l’action du film ( il avait versé une larme à la fin), il resta sans bouger devant la télé. Heureux, libre, rajeuni, ivre du voyage en solitaire.

C’est alors qu’il entendit le cri

provenant de la maison des Fontenoy. Un cri de panique, et aussitôt il pensa à une agression -- parfois ils se disputaient fort et le grand fils, quand il avait bu, insultait sa mère et sa femme. Une fois, il y avait quelques années, à la St Sylvestre, le père et le grand fils s’étaient bagarrés dans la cour commune devant ses fenêtres -- la trêve des confiseurs n’était qu’une convention sortie du chapeau chaque année par le présentateur du journal télévisé et n’avait aucune réalité dans le foyer des violents.

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Il se glissa dans la cuisine sans allumer la lumière, lâchement il souhaitait rester en dehors, il n’était pas accessible au malheur des autres, d’ailleurs il se dit que le cri certainement déformé par la distance pouvait recouvrir un incident bénin, voire une plaisanterie.

Mais des cris d’affolement et des pleurs suivirent, c’était sérieux, et la preuve en fut apportée par le grand fils qui courait en direction de sa maison en geignant.

-- Venez vite! Un rat avait mordu la petite

fille de sa sœur qui jouait le long de la rivière, et instinctivement il devait penser que le voisin infirmier, “du corps médical”, devait intervenir.

Il sortit de sa bulle et dans le

sillage du grand fils partit

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rejoindre les Fontenoy réunis dans le salon autour de la petite victime installée sur une couverture.

- Calme-toi ma chérie, dit-il à la petite fille en larmes.

Sa plaie au bras droit ne saignait pas, mais remplie d’herbes et de terre elle était vilaine.

Réflexe, il demanda: -- De l’eau chaude, du savon,

de l’alcool, il faut nettoyer. Il pensa aux conséquences:

tétanos, rage, et même la leptospirose, la maladie des égoutiers transmise par les rats.

Il avait chez lui au frigo un sérum antitétanique et une dose de vaccin antirabique mais il préféra appeler le médecin de garde de l’hôpital où il travaillait et qu’il connaissait bien.

Celui-ci lui conseilla de venir sur le champ:

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-- C’est la période creuse, bientôt j’aurai tous les pochetrons qui se sont viandés sur la route...

-- J’appelle le Samu? -- Pas la peine, monte

directement à mon bureau. Cela voulait dire qu’il était

réquisitionné pour accompagner la petite fille jusqu’à l’hôpital. Une fraction de seconde, il faillit refuser : son collègue s’était mépris, croyant peut-être que c’etait sa propre fille, donc susceptible d’avoir un passe-droit, des soins personnalisés?

-- On prend votre quatre-quatre? demanda le grand fils. Vous avez une couchette, hein?...

Mais qu’il ne se gêne pas, le grand fils, qu’il l’embarque dans cette corvée, qu’il lui confie la charge de l’escorte, comme si cela allait de soi!

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-- D’accord, on y va... Sa nuit en solitaire était foutue

mais la pugnacité du héros de “La Prisonnière” vint l’imbiber et, après un coup d’œil sur la petite fille allongée, il enclencha la première.

© Jacques Mondoloni 11 janvier 2012

Courson Monteloup

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Auteur de nombreux romans dont Le jeu du petit Poucet (Série noire) et Le Marchand de torture, Jacques Mondoloni est aussi un nouvelliste et un auteur de théâtre talentueux. Derniers livres publiés: "Jeteveux.com" - recueil de nouvelles - Le Temps des Cerises "Pas d'argot pour Mister Riche" - Collection Suite Noire - Editions La Branche A paraître: "Le Fusil" - Editions Oskar-jeunesse Théâtre: reprise de "Palestine Check Point" dans une mise en scène de Robert Valbon

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© Jacques Mondoloni, 11 janvier 2012, Courson Monteloup © 2008, Thierry Venturini pour les photographies de couverture Tous les droits des textes publiés dans la collection Nuages noir appartiennent exclusivement et intégralement aux auteurs

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Dans la collection Nuages Noir L’Affaire Ida Renerel, premier cyberpolar d’en Corse paru en web feuilleton durant l’année 2007 Monsieur le croque-mort de Martine Rousset et Marc Bernardin U Cosu de Michel Moretti Universal Trader de Jacques Mondoloni Un Malentendu de Denis Blémont-Cerli A Favula Matta de Padivoria Calabretti Le Ministère de Petr’Anto Scolaca Les Vœux cassés de Jacques Mondoloni Christmas pudding de Jacques Mondoloni

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…ces nuages noirs, dont le pays s'enténèbre pour nous apparaître…