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Orbis.info Notes de Jean-François Mayer Jean-François Mayer ENGAGEMENTS RADICAUX : LES CROYANCES DE L’EXTRÊME Version revue et adaptée de conférences présentées à une session de l’Office protestant de la formation (Grangeneuve, 16 novembre 2016) et dans un cycle de la Société vaudoise de théologie (Lausanne, 9 février 2017) Mise en ligne : 15 novembre 2017 Site : www.orbis.info © 2017 Jean-François Mayer - www.mayer.info

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Orbis.infoNotes de Jean-François Mayer

Jean-François Mayer

ENGAGEMENTS RADICAUX : LES CROYANCES

DE L’EXTRÊME

Version revue et adaptée de conférences présentées à une session de l’Office protestant de la formation

(Grangeneuve, 16 novembre 2016) et dans un cycle de la Société vaudoise de théologie

(Lausanne, 9 février 2017)

Mise en ligne : 15 novembre 2017Site : www.orbis.info

© 2017 Jean-François Mayer - www.mayer.info

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À partir des années 1960, de jeunes Occidentaux s’engagèrent dans de nouveaux

groupes religieux aux exigences parfois élevées et aux promesses grandioses : il

s’agissait de sauver la planète ou au moins de proposer de séduisantes enclaves. Dans

la même période, d’autres Européens ou Américains, jeunes aussi pour la majorité

d’entre eux, s’enthousiasmèrent de façon tout aussi inconditionnelle pour des

idéologies séculières offrant la perspective d’une rupture radicale et d’un monde

nouveau, parfois jusqu’à l’engagement dans la lutte armée. Depuis les années 1990,

toujours en Occident, des jeunes d’origine musulmane ou des convertis ont adhéré à

des versions strictes ou militantes de l’islam, pratiquement inexistantes sur sol

occidental vingt années plus tôt : cela en conduit certains à embrasser des formes

violentes d’engagement et à commettre des attentats, sur sol européen ou ailleurs.

Dans tous les cas, des idéologies (religieuses et séculières) sont invoquées pour justifier

ces engagements radicaux et en rupture avec les normes dominantes.

Ces groupes n’ont pas le privilège de l’engagement radical. Celui ou celle qui

abandonne une vie plutôt confortable pour entrer dans un monastère ou sacrifie ses

propres intérêts afin d’aider son prochain dans des environnements difficiles exprime

aussi une radicalité et une forme de rupture. Mais pas de la même nature, et pas avec

les mêmes conséquences ni le même rapport à la société d’origine ou le même regard

sur celle-ci.

Dans toutes ces démarches, il n’y a rien de très surprenant pour l’observateur des

courants politiques ou religieux. « Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que

tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. »

(Apocalypse 3/15-16) On ne saurait dire que la Bible — comme d’ailleurs les textes

sacrés d’autres traditions religieuses — encourage les croyants à un engagement

modéré et prudent. Dans son dernier livre, Olivier Roy a étrillé l’approche qui met en

opposition « extrémisme » et « modération » dans le domaine religieux :

« […] le terme de radicalisation appliqué à la religion est mauvais : il implique en

effet que l’on définisse un état modéré de la religion. Mais qu’est-ce qu’une

religion “modérée” ? Peut-on parler d’une théologie “modérée” ? Luther et Calvin

étaient-ils des théologiens “modérés” ? Certainement pas : le calvinisme, par

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exemple, est théologiquement radical1. Il n’y a pas de religions modérées,

seulement des croyants modérés : mais ces derniers ne sont pas nécessairement

modérément croyants […]. »2

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de réfléchir aux termes que nous

utilisons. Ceux de radicalisme, radicalité, radicalisation, connaissent une multiplicité

et multiplication d’usages, à la faveur du débat autour du djihadisme. Ce texte ne se

limitera pas à ce dernier, même s’il occupera la place principale — ne serait-ce qu’en

raison de la prolifération d’analyses et études proposées à ce sujet depuis quelques

années.

Radicalisme et radicalisation

Un simple tour d’horizon des usages de « radicalisme », « radical » et

« radicalisation » dans différents contextes montre la variété des applications. Ainsi,

des chercheurs auteurs d’un ouvrage sur la « gauche radicale » en Europe expliquent

que cette terminologie leur semble préférable à celle d’« extrême-gauche», parce que

cette dernière suggère une marginalité politique et indique une préférence pour un

processus révolutionnaire de rupture avec l’ordre établi, tandis que la « gauche

radicale » accepterait une « voie parlementaire vers le socialisme »3. Un autre auteur

belge, qui a publié l’an dernier un épais volume sur l’histoire des gauches radicales en

Europe, estime en revanche qu’on peut inclure sous cette étiquette tout ce qui se

trouve à gauche de la famille socialiste4. Plus nombreux y sont ceux qui cultivent un

« réformisme radical » que ceux qui attendent le grand soir — ces derniers le plus

souvent dans des formations aux effectifs modestes.

1 Il ne manque pas d’auteurs qui ont esquissé des parallèles entre calvinisme et wahhabisme : Richard Mansbach, « Calvinism as a Precedent for Islamic Radicalism », The Brown Journal of World Affairs, 12/2, hiver-printemps 2006, pp. 103-115 2 Olivier Roy, Le Djihad et la Mort, Paris, Seuil, 2016, pp. 17-18. 3 Jean-Numa Ducange, Philippe Marlière et Louis Weber, La Gauche radicale en Europe, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2013, pp. 91-94. 4 Pascal Delwit, Les Gauches radicales en Europe, XIXe-XXIe siècles, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2016.

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La radicalité peut se trouver valorisée par ceux qui y adhèrent. Dans un livre

publié l’an dernier sous le titre assumé d’Éléments pour une pensée extrême, l’auteur

d’extrême-droite français Georges Feltin-Tracol revendique étymologiquement la

radicalité comme volonté de s’attaquer à la racine des maux actuels5. Être radical,

explique-t-il, c’est vouloir le renversement du modèle mortifère dominant — il

reproche ainsi aux participants à la Manif pour tous de n’avoir pas été prêts à faire ce

pas et à franchir le Rubicon.

Quelques coups de sonde dans la littérature sur le radicalisme religieux montrent

que cette notion est souvent appliquée à des mouvements activistes,

« fondamentalistes » et aspirant à imposer des références religieuses dans une société.

Selon certains chercheurs spécialistes du fondamentalisme, la sécularisation même

donne naissance par contrecoup à des radicalisations religieuses, à l’enseigne d’une

polarisation entre société séculière et religions, en réaction à la menace d’un monde

dominé par des valeurs minant la place de la religion6. On trouve aussi la notion de

radicalisation appliquée ici et là aux courants de la théologie de la libération.

Pour nous concentrer sur le noyau du concept qui nous intéresse, la sociologue

Isabelle Sommier — qui s’intéresse aux groupes politiques — estime que « un groupe

radical est un groupe qui est dans une posture révolutionnaire, donc de rupture

radicale définitive avec le système politique et social en vigueur »7.

Le philosophe Frédéric Gros explique que le mot de radicalisation évoque l’idée

d’un « passage à la limite » : « Quelqu’un qui se radicalise passe certaines bornes,

certaines mesures, il va au-delà d’un point qu’on pourrait définir comme raisonnable ».

5 Georges Feltin-Tracol, Éléments pour une pensée extrême, Éd. du Lore, 2016, p. 9. 6 Cf. Christof Wolf et Sigrid Rossteutscher, « Religiosität und politische Orientierung — Radiaklisierung, Traditionalisierung oder Entkoppelung ? », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie (Sonderheft 53 « Religion und Gesellschaft »), 65, 2013, pp. 149-181. 7 Ultras, extrêmes : les radicalités de gauche à droite, Paris, Éd. Fondation Jean Jaurès, 2016, p. 17. Dans un article sur l’engagement (et le désengagement) radical, Sommier approche l’engagement radical entendu « comme un militantisme qui, à partir d’une posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, accepte au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes » (« Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum et lignes de fracture », Lien social et Politiques, N° 68, 2012, p. 15-35).

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C’est donc l’idée d’un dépassement de l’interdit pour tomber dans ce que l’opinion

générale considère comme excessif8. Tant qu’il s’agit du passage à la violence, c’est

assez clair. Si nous entendons le radicalisme, la radicalisation et les engagements

radicaux dans un sens plus large, ces frontières peuvent éventuellement varier selon

les contextes et perspectives.

Sans répondre à toutes les questions, ces notions de rupture par rapport aux

modèles socialement acceptés par le plus grand nombre et de dépassement des bornes

cernent ce que nous considérons comme radical. Quant au concept de

« radicalisation », il est appliqué actuellement à des processus conduisant à l’adoption

d’idées extrêmes et souvent à la violence. D’ailleurs, si nous voyons quelqu’un tout

abandonner pour devenir ermite dans une grotte, nous évoquerons la radicalité de sa

démarche, mais nous ne dirons probablement pas qu’il s’est « radicalisé », malgré la

proximité des mots.

L’usage des mots « radicalisme » et « radicalisation » pour désigner certaines

attitudes et certains processus relatifs à des groupes ou idéologies considérés comme

extrémistes n’est pas nouveau. Il était déjà utilisé pour désigner les évolutions de

groupes d’extrême-gauche dans le sillage des agitations étudiantes des années 1960.

De même, on trouve durant cette période l’usage du mot « radicalisme » pour désigner

des courants d’extrême-droite : en Allemagne, l’expression Rechtsradikalismus

accompagne celle de Rechtsextremismus ; dès les années 1990 sont créés des

Ausstiegsinitiativen, c’est-à-dire de petits centres qui se proposent d’aider à réorienter

des extrémistes de droite9. Certaines de ces initiatives de déradicalisation de partisans

d’idéologies d’extrême-droite proposent d’ailleurs aujourd’hui de mettre leur

expérience également au service de la lutte contre le djihadisme.

8 Radicalisation : processus ou basculement ?, Paris, Éd. Fondation Jean-Jaurès, 2016, pp. 24-25. 9 Cf. Bernd Wagner, « Ein Beitrag zur Geschichte und zu Formatierungen von Ausstiegsinitiativen in Sachen Rechtsradikalismus in Deutschland (1990–2013) », Journal Exit-Deutschland. Zeitschrift für Deradikalisierung und demokratische Kultur, 2013, N° 2, pp. 4-44.

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À partir des années 2000, les concepts de radicalisme et de radicalisation

(auxquels se trouve bientôt associé « déradicalisation ») connaissent une diffusion et

un succès sans précédent.

Comme le note le criminologue québécois Benjamin Ducol dans un article sur le

concept de radicalisation, « [f]ace à l’impossibilité pour les chercheurs d’identifier des

‘causes’ objectives des trajectoires extrémistes, émerge progressivement l’idée de

s’intéresser aux ‘processus’ qui les produisent. Ce ne sont dès lors plus les ‘racines’ –

autrement dit le ‘pourquoi de l’engagement’ – qui sont interrogées, mais davantage les

‘mécanismes’ – autrement dit le ‘comment de l’engagement’ – à travers lesquels des

individus en viennent à s’engager dans les formes radicalisées d’activisme. »10 Ducol

conclut — à juste titre — qu’on ne peut « nier qu’il puisse exister une quelconque forme

de causalité entre croyances et engagement extrémiste. Dans la mesure où toute action

humaine dérive d’un système de croyances internalisées par l’individu qui oriente in

fine ses intentions et ses actions, il semble irréaliste de vouloir comprendre les

processus d’engagement dans le militantisme extrémiste en occultant toute référence

à ces dimensions cognitives. L’accent mis sur les processus ne permet pas d’ignorer les

croyances, tout en prêtant attention à la justification qu’elles permettent de construire,

en particulier dans le cas d’engagements débouchant sur la violence :

« le processus de radicalisation ne renvoie pas au seul fait de posséder des

croyances radicales, mais, dans une perspective plus extensive, au processus

d’adhésion morale qui rend légitime aux yeux de l’individu cette action et des

justifications qui s’y attachent. »11

Un rapport publié en 2007 par les services d’analyse de la police de New York

définit la radicalisation comme la démarche consistant à faire sien un système de

croyances extrême, à l’internaliser : on s’identifie à une cause. Le processus de

radicalisation représenterait une progression consistant à rechercher, trouver, adopter,

nourrir et développer de système jusqu’au point où il devient le catalyseur d’un acte

10 Benjamin Ducol, « La ‘radicalisation’ comme modèle explicatif de l’engagement clandestin violent : contours et limites d’un paradigme théorique », Politeia, N° 28, 2015, pp. 127-147 (p. 129). 11 Ibid., p. 139.

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terroriste12. L’idée de la radicalisation comme processus graduel, voire cumulatif au fil

d’expériences, est répandue, même si la durée de celle-ci fait débat, avec d’apparentes

radicalisations très rapides — peut-être parce que moins idéologiques ? Certains

chercheurs restent réticents à utiliser le mot « processus », parce qu’il suggère une idée

trop linéaire.

Dans son petit livre intitulé Radicalisation, Farhad Khosrokhavar définit celle-ci

comme « un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente

d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou

religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel »13.

J’incline à utiliser une définition de la radicalisation qui n’implique pas

automatiquement la violence, mais décrit la démarche plus ou moins rapide

conduisant une personne à rompre transgressivement avec des modèles dominants

rejetés sans appel, à absolutiser sa cause et à la percevoir en termes existentiels, avec

une adhésion totale et en dévalorisant toute autre voie14. Cela peut inclure une

approbation de la violence ou un recours à celle-ci. La « radicalisation violente » est

ainsi une variante : l’ajout de cet adjectif précise la nature et les conséquences de la

démarche.

Il n’est pas si étonnant que des personnes embrassent des idées extrêmes. Dans

son intéressant ouvrage La Pensée extrême, dans lequel il essaie de comprendre

comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Gérald Bronner,

sociologue des croyances et de la cognition, met en garde contre la tentation de

déclarer irrationnelles des croyances extrêmes. En effet, elles se présentent comme des

croyances d’autant plus cohérentes qu’elles se refusent aux compromis

12 Mitchell D. Silber et Arvin Bhatt, Radicalization in the West : The Homegrown Threat, New York City Police Department, 2007, p. 16. 13 Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014, pp. 7-8. 14 C’est une définition encore « en travail », qui reprend deux éléments à la définition de « radical » dans l’article de Stefan Malthaner et Peter Waldmann, « The Radical Milieu: Conceptualizing the Supportive Social Environment of Terrorist Groups », Studies in Conflict and Terrorism, 37/12, 2014, pp. 979-998 (p. 983).

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caractéristiques des systèmes moraux des citoyens ordinaires15. Une « cohérence

presque inhumaine », justement en raison de ce refus de compromis, souligne

Bronner16. Bronner reprend à Hanna Arendt une remarque sur les totalitarismes, qui

« suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité humaine,

satisfait les besoins de l’esprit humain »17. « […] la spécificité de la pensée extrême

tient au fait qu’elle adhère radicalement à une idée radicale. »18

Bronner fait remarquer que nous avons tous des idées axiologiques, et des

idéaux, mais sans entretenir avec ceux-ci un rapport inconditionnel (nous ne sommes

pas face à un choix entre croire et ne pas croire du tout, il y a également des valeurs

que nous tenons pour non négociables, mais nous nous soucions des conséquences de

leur application, et notre fermeté axiologique est souvent relative). Dans la perspective

de Bronner, le fanatique serait « quelqu’un qui entretient un rapport inconditionnel

avec une ou plusieurs valeurs qui, poussées jusqu’au terme de leur logique, peuvent

engendrer des comportements sociopathiques, c’est-à-dire des rapports agonistiques,

des troubles sociaux » (ce qui ne l’empêche pas le fanatique d’avoir ses contradictions,

comme tout être humain, et d’adhérer partiellement à des valeurs concurrentes, mais

leur paraissant négligeables par rapport à celles qu’ils tiennent pour centrales)19.

Sans compétences sociopsychologiques, il ne convient pas de s’aventurer trop

loin sur ce terrain, mais ces réflexions aident à dresser le cadre des démarches qui

retiennent ici notre attention.

En même temps, il faut aussi garder à l’esprit la relation complexe entre

comportements et idéologies : comme le rappelle Randy Borum, une majorité des

personnes ayant des idées radicales et trouvant même des justifications à la violence

ne s’engagent pas elles-mêmes dans des actions terroristes, tandis que certains

15 Gérald Bronner, La Pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, 2009, p. 61. 16 Ibid., p. 74. 17 Ibid., p. 237. 18 Ibid., p. 130. 19 Gérald Bronner, Vie et mort des croyances collectives, Paris, Hermann, 2006, pp. 28-29.

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terroristes ne sont pas profondément idéologisés, mais attirés par un groupe et son

activisme en partie pour d’autres raisons, même s’ils invoquent avec virulence certains

thèmes et slogans20.

Itinéraires radicaux

Comment en arrive-t-on donc à embrasser une cause radicale ? Pour introduire la

réflexion, commençons par quelques rapides coups de projecteurs sur des itinéraires

radicaux reprenant les trois catégories évoquées au début.

Prenons tout d’abord comme exemple des engagements radicaux politiques

séculiers. En Italie, durant les « années de plomb », c’est-à-dire les années 1970, des

groupes radicaux passèrent, pour certains, à la lutte armée. Il y a toute une série de

livres rédigés par d’anciens membres des Brigades Rouges et d’autres groupes armés

(surtout d’extrême-gauche, mais aussi d’extrême-droite).

Alessandro Stella, aujourd’hui directeur de recherche au CNRS en France, est un

ancien responsable du mouvement Autonomie ouvrière, mouvement de gauche

radicale qui ne réussit pas à survivre longtemps aux arrestations qui suivirent la mort

accidentelle de trois de ses membres alors qu’ils étaient en train de préparer un engin

explosif en 1979 : il est l’auteur de Années de rêve et de plomb : des grèves à la lutte

armée en Italie (1968-1980) (Marseille, Agone, 2016).

Stella est issu d’une famille modeste, mais qui a connu une récente ascension

sociale grâce aux études de son père devenu enseignant, et qui vote pour la démocratie

chrétienne, avec une forte sensibilité pour les démunis et ceux qui souffrent. Il se rend

deux fois durant son adolescence au centre de rencontres œcuméniques de Taizé, dont

il conserve un souvenir enthousiaste, avec « la sensation qu’un mouvement universel

était en train de naître », et rapporte n’être pas le seul militant révolutionnaire à être

passé par là (p. 66). Sur la base d’une « volonté irrépressible de changer le monde »

(p. 53), et sur le fond des chants et musiques qui accompagnèrent sa génération, Stella

raconte un militantisme qui commence au lycée, s’éloignant rapidement de la rigidité

20 Randy Borum, « Radicalization into Violent Extremism I : A Review of Social Science Theories », Journal of Strategic Security, 4/4, hiver 2011), pp. 7-36 (p. 9).

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du Parti communiste, et un rêve qui prend des tonalités d’utopie nostalgique partagée

entre compagni, camarades :

« Ceux que nous appelions compagni, à la différence du reste de la population,

étaient les élus d’une communauté que nous nous efforcions de construire jour

après jour, une société dans la société guidée par des principes, des valeurs

différents de ceux qui régissaient le monde dans lequel nous vivions. La justice

sociale, l’égalité fraternelle, la libération de toute sorte d’oppression, de

domination, nous ne les vivions pas seulement comme les principes fondateurs

[…] d’une société juste et désirée, mais comme des impératifs moraux au présent

[…]. » (p. 8)

« Nous avions alors 20 ans, quelques-uns plus, d’autres moins. Et nous avions un

désir débordant de mordre la vie, de plonger de tout notre corps dans une

aventure enivrante, de profiter au maximum de tout ce que la vie pouvait nous

offrir, ici, tout de suite, sans attendre ni le paradis céleste ni le grand soir. “Qu’est-

ce que vous voulez ?” nous demandait-on. On répondait : “Nous voulons tout !” »

(pp. 96-97)

Prendre les armes fut, selon Stella, une réaction croissante, dans les milieux à la

gauche du Parti communiste, face à la répression (d’abord fasciste, puis démocrate-

chrétienne) subie par des militants estimant que cela suffisait (p. 77). Tant le contexte

politique que la musique et le cinéma (Il était une fois la révolution, le film de Sergio

Leone…) semblaient donner une légitimité morale « au recours à la violence au nom

d’une société juste » (pp. 83-84)21. Prenant ses distances par rapport à la « dérive

21 Ce fut seulement par la suite, précise-t-il, que lui et ses camarades comprirent que la fin ne justifiait pas les moyens et que le recours aux armes les éloignait de l’émancipation recherchée. « La dynamique psychique et relationnelle introduite par l’emploi des armes peut parvenir rapidement à corrompre des âmes nobles, à rendre impitoyables des personnes autrefois douces et aimables, et finalement à bouleverser leurs valeurs de départ. Sans parler du fait que l’appel aux armes fait accourir des gens qui ne sont pas animés par de bonnes intentions, mais fascinés par la violence, le pouvoir que les armes donnent sur autrui. » « L’emploi des armes n’est pas anodin et a une incidence profonde sur celui qui s’en sert. Le sentiment de puissance que donne le fait de pointer un pistolet sur quelqu’un, la panique tremblante et paralysante, on les lit dans les yeux de celui qui subit la menace. Une fois enclenché, le mécanisme conduit inévitablement au durcissement des sentiments, au calcul froid, voire à un certain cynisme. » (p. 87) Mais il ne cache pas la satisfaction ressentie à l’époque lors de l’annonce de l’enlèvement d’Aldo Moro par les

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militariste » des Brigades Rouges, Stella précise que « pour nous, les armes n’étaient

qu’un moyen de lutte parmi d’autres, et non le seul » (p. 32). Mais on apprend qu’il n’y

avait pas seulement de jeunes universitaires parmi les activistes de gauche radicale :

on y trouvait aussi des « bandits politisés » qui nourrirent l’activité de guérilla,

« passant de la délinquance commune à l’engagement politique » (p. 49)22, ce qui

présente des résonances avec ce qu’on observe parfois aujourd’hui parmi les

djihadistes. Voler des voitures, commettre des hold-up ou des cambriolages pour

financer les opérations, pratiquer la filouterie d’auberge rebaptisée «auto-réduction »

ou poser une bombe devant une caserne de carabiniers lui paraissait normal23.

Dans sa conclusion, il porte le regard suivant sur ces expériences passées :

« Aux origines de notre histoire, il y avait une puissante force vitale de recherche

d’amour collectif ; la question du passage de l’amour à la haine se pose aussi bien

au niveau de l’analyse historique que des cheminements psychiques de chacun.

Quelles influences culturelles, quelle conjecture sociale et politique, quels autres

facteurs se sont greffés dans les têtes des “fils des fleurs” pour les amener à ce

choix ? De l’héritage marxiste à la fascination pour les guérillas, des luttes

ouvrières à la “stratégie de la tension”, tout un ensemble complexe d’influences

ont conduit une partie significative de la génération italienne de 1968 à prendre

les armes. » (p. 150)24

Brigades rouges (p. 121). En revanche, l’assassinat d’un otage parut injustifiable à beaucoup, dont l’engagement avait commencé sous le signe du Peace and love (p. 122). 22 De même, en prison, raconte un ex-brigadiste, les Brigades Rouges « autant par conviction que par opportunisme, s’étaient mises à recruter de nombreux détenus de droit commun, spécialement ceux considérés comme les plus dangereux et les plus déterminés, et donc en adoptaient les positions et la façon de raisonner » (Enrico Fenzi, Armes & Bagages. Journal des Brigades rouges, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 125). 23 Pendant sa période clandestine, Stella bénéficie pour des hébergements de la solidarité de membres d’autres organisations d’extrême-gauche, qui ne partageaient pas le choix de la lutte armée (p. 35) — cela souligne l’importance de réseaux qui vont au-delà du groupe radical violent. 24 Il ne faut pas négliger la dimension générationnelle : à l’autre bout de l’échiquier politique, celle-ci est soulignée par le militant « nationaliste révolutionnaire » Gabriele Adinolfi, ancien dirigeant du groupe Troisième Position, qui a lui aussi écrit un livre sur Nos belles années de plomb : la droite radicale italienne dans l’orage de la lutte armée et de l’exil (Paris, Éd. de l’Æncre, 2004). Il souligne que l’extrême-droite et l’extrême-gauche partageaient le même « vrai dégoût à l’égard du profil moral de la classe politique italienne » (p. 20). « Les jeunes sympathisants de celle qui, par la suite,

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armé considère comme des traîtres. Professeur de littérature italienne devenu membre

des Brigades Rouges, Enrico Fenzi évoque le sort de brigadistes ayant lâché quelques

aveux lors d’interrogatoires violents, jugés ensuite en prison par un tribunal

révolutionnaire pour leur passagère faiblesse et condamnés à mort par strangulation,

tribunal et sentence que les victimes reconnaissent elles-mêmes. Comme l’écrit Fenzi :

« […] l’abîme qui sépare les deux images de la révolution — celle qui est

consignée dans le programme rationaliste et dialectique de la page écrite, et celle

qui sombre dans la réalité vécue ici […] — ne peut être comblé. »25

Si nous passons au monde des nouveaux mouvements religieux, le saut est

moins grand qu’on ne l’imagine : les exemples ne manquent pas de biographies de

personnes qui, après avoir participé aux mouvements d’activisme politique de leur

génération, se tournèrent ensuite vers des voies spirituelles. Ces démarches ont

souvent été interprétées comme la conséquence d’une déception par rapport à la

volonté de changer le monde et d’un repli sur des aspirations spirituelles. C’est en

partie exact, mais l’explication omet la forte composante utopique du message de bien

des nouveaux mouvements religieux : comme l’a montré le sociologue canadien

Stephen Kent, ces mouvements ont souvent encouragé leurs adeptes à croire qu’une

révolution allait bien venir, mais pas celle qu’ils avaient imaginée — une grande

sera qualifiée de “droite radicale”, réclamaient une ligne idéologique claire […] mais aussi et surtout de pouvoir participer au phénomène de rébellion générationnelle, qui était alors en marche contre un monde artificiel, matérialiste et mou, à savoir celui de la société post-bourgeoise qui commençait à émerger. » (p. 38) Adinolfi remarque que les militants de Troisième Position « étaient des jeunes de leur époque, s’habillaient comme les autres jeunes, se coiffaient de la même manière, écoutaient la même musique que tous les gens de leur âge » (p. 49). On ne peut qu’être frappé par les convergences : le rêve d’une société plus exaltante, l’aspiration à une justice sociale, le sentiment d’appartenir à une avant-garde, l’impression de devoir faire face à des forces puissantes de répression ou à des adversaires violents, qui finissent par inciter à recourir soi-même à la violence. Et une sorte de nostalgie de ce rêve, même si on déconseille la violence. Au groupe Troisième Position avait initialement été attribué l’attentat qui fit 85 morts à la gare de Bologne en 1980, une affaire pour laquelle deux militants d’un autre groupe d’extrême-droite furent finalement condamnés, tout en niant jusqu’à aujourd’hui leur responsabilité dans cette affaire autour de laquelle subsistent des interrogations. Après vingt ans d’exil, Adinolfi est aujourd’hui actif dans des projets culturels d’extrême-droite en Italie. 25 E. Fenzi, op. cit., p. 260.

Et il y avait la réalité d'une violence impitoyable, même envers ceux qu’un groupe

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transformation du monde était à portée de main, mais par d’autres voies que celles de

la politique classique26. Certains chercheurs spirituels ont navigué pendant quelque

temps entre activisme politique et méditation aux pieds de gourous27. Des offres

religieuses sont venues se substituer à l’activisme politique en promettant la

réalisation des aspirations à travers une démarche intérieure. Ainsi en 1973, les

disciples de Guru Maharaj Ji, le chef spirituel de ce qui s’appelait alors la Mission de la

Lumière Divine, organisèrent à Houston ce qui devait être un gigantesque

rassemblement, mais fut finalement un échec (quelque 22 000 participants seulement),

intitulé Millennium '73, supposé marquer le début d’une ère de paix dans le monde.

Une activiste politique qui avait rejoint le mouvement expliqua par la suite avoir eu le

sentiment que la MLD pourrait l’aider à satisfaire à la fois « mes aspirations spirituelles

personnelles et mes espoirs pour le monde »28.

Il y a une soif de radicalité dans certains itinéraires. Par exemple ce fils d’un

officier des marines américain, qui se lance d’abord dans des protestations contre la

guerre du Vietnam, va ensuite passer un an dans un monastère trappiste, en sort pour

devenir volontaire dans une œuvre de bienfaisance catholique, tout en continuant de

participer à des actions de protestation politique, puis s’éloigne des milieux de gauche

à cause de leur athéisme et se prépare à retourner dans le monastère trappiste quand

son chemin croise celui de l’Église de l’unification de Sun Myung Moon, et il devient

disciple du messie coréen ! Ce sont des choix radicaux (non violents) en série : comme

s’il y avait des gens qui ne peuvent guère se contenter de la demi-mesure ! Et cette

remarque est peut-être plus qu’une boutade.

Des histoires de ce genre, le monde des nouveaux mouvements religieux en

compte beaucoup. C’était l’époque où plusieurs de ces groupes attendaient de leurs

membres un engagement sans compromis dans une vie communautaire, avec une

dévotion totale aux buts et activités du groupe ainsi qu’un sentiment d’urgence. Des

26 Stephen A. Kent, From Slogans to Mantras. Social Protest and Religious Conversion in the Late Vietnam War Era, Syracuse (NY), Syracuse University Press, 2001. 27 Ibid., pp. 66-67. 28 Ibid., p. 51.

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personnes non seulement se convertissaient très rapidement et abandonnaient leurs

études ou leur emploi, mais ne donnaient plus de nouvelles à leur famille pendant des

mois, sans même dire où ils se trouvaient. Aujourd’hui, nous pouvons lire un nombre

croissant d’autobiographies de personnes ayant passé parfois des années à se

consacrer à plein temps au service de tels mouvements, avant de s’en éloigner

finalement. C’est le champ assez familier des conversions, indépendamment de la plus

ou moins forte radicalité des démarches29.

Voyons maintenant les djihadistes venant de pays occidentaux : les contextes

peuvent être différents dans les pays à majorité musulmane. Indépendamment des

périodes, ce sont souvent, au départ, des conversions ou reconversions, avec adhésion

à un islam de type salafiste, puis au djihadisme. L’émotion face aux souffrances de

musulmans est fréquemment mentionnée comme élément crucial dans la démarche

djihadiste. D’ailleurs, c’est parfois une motivation humanitaire qui se transforme en

démarche combattante, comme le raconte David Vallat, un converti des années 1990,

en France, qui se frotte à la délinquance et qui était allé dans des camps

d’entraînement en Afghanistan puis avait été mêlé à des réseaux djihadistes en

France :

« Sans m’en rendre compte, je suis passé d’un engagement humanitaire à une

volonté de combattre, […] puis, avec ce long séjour en Afghanistan, j’ai glissé dans

une logique étroite articulant concepts religieux et politiques de ‘martyr’ et de

‘frères opprimés’. »30

Il utilise d’ailleurs les méthodes de la délinquance pour financer la préparation

des activités djihadistes, à son retour en France. Mais il évoque aussi — nous sommes

dans les années 1990 — les débats entre djihadistes par rapport à des attentats

29 Rappelons au passage qu’il y a d’autres modèles de conversion que le changement radical, et qu’il y a même des conversions qui débouchent sur des adhésions syncrétiques à la foi religieuse d’origine et à une nouvelle croyance : cf. Christel J. Manning, « Embracing Jesus and the Goddess : Towards a Reconceptualization of Conversion to Syncretistic Religion », Syzygy. Journal of Alternative Religion and Culture, 3/1-2, 1994, pp. 75-93. 30 David Vallat, Terreur de jeunesse, Paris, Calmann-Lévy, 2016, p. 122.

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aveugles, par exemple. Comme dans tout groupe idéologisé, les divergences peuvent

être vives.

Lorne Dawson et Amarnath Amarasingam interrogent des djihadistes canadiens

et britanniques ainsi que leurs proches (tout en observant que ces profils peuvent être

différents de ceux rencontrés en Europe continentale). Ils ne voient guère de

dimensions socio-économiques dans leurs choix : ce sont avant tout la dimension

idéologique et les impératifs moraux qui semblent cruciaux. Et parfois une fascination

pour la certitude du salut qu’offre la mort dans le djihad. Mais aussi l’attrait d’un

modèle de société organisée autour de normes claires et indiscutables, comme

l’explique un de leurs interlocuteurs :

« Nous avons émigré parce que nous ne voulons plus vivre dans le système. Et le

système, ce sont les gouvernements occidentaux. Leur démocratie. Ils contrôlent

ce que vous pensez et dites […]. Et ils vous disent ce qui est bien et mal, à travers

les médias que vous lisez et regardez, mais aussi ce que vous apprenez à l’école

dès votre plus jeune âge, parce que ce sont eux qui ont élaboré les programmes

scolaires. Mais nous avons notre propre mode de vie, l’islam. C’est une religion,

mais aussi un guide de gouvernement. Il a ses lois et indique comment faire pour

tout — qu’il s’agisse d’aller aux toilettes, de boire de l’eau, de se laver les dents,

jusqu’à la façon d’adorer Allah ou de mener ses affaires. Il vous permet de voir le

monde tel qu’il est et vous préserve des comportements nuisibles dans la

société. »31

À vrai dire, ils ne sont pas toujours tous aussi articulés, selon leur niveau culturel

notamment. On peut lire avec profit les témoignages recueillis par le journaliste David

Thomson dans ses livres et ses articles. On y rencontre aussi bien les convaincus que

ceux qui doutent ou ont peur de se battre, une fois sur place. Et il y a ceux qui trouvent

un exutoire pour leur violence. Voyez par exemple ce passage d’un article qui dresse le

portrait d’un ex-petit dealer en France (Montreuil, Seine-Saint-Denis), qui a rejoint

31 Lorne L. Dawson et Amarnath Amarasingam, « Talking to Foreign Fighters : Insights into the Motivations for Hijrah to Syria and Iraq », Studies in Conflflict & Terrorism, 40/3, 2017, pp. 191-210 (p. 202).

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l’État Islamique un an après la rencontre avec des djihadistes qui faisaient

discrètement de la propagande dans une mosquée. Thomson résume :

« Son profil de jeune rappeur ambitieux, mais sans relief, de dealer bas de

gamme, présente des prédispositions idéales à la réception de cette pensée de

rupture. Elle s’enracine autant dans le substrat de la radicalité “de la street” et de

ses bribes de conscience politico-religieuse que dans l’absence de bases

culturelles solides le dotant de capacités de mise à distance et de

contextualisation. Elle structure son fatras intellectuel antisystème en lui

apportant une onction religieuse. Avant, il chantait “nique l’État français” ou

“nique la police”. Désormais, le dogme du “al wala wal bara” (de l’alliance et du

désaveu) lui explique que se “désavouer” de toute autorité qui ne procède pas de

la charia jusqu’à la combattre par les armes est une obligation pour tout

musulman. […] Lui qui rappait contre la France et contre ses institutions

découvre soudain que la religion reçue de ses parents dès l’enfance ne lui intime

pas uniquement de confronter son pays en paroles, mais aussi et surtout de

l’affronter en actes. Tout coïncide. Tout prend sens dans son esprit post-

adolescent. Pour lui, c’est une secousse. La bascule est instantanée. »

« En bon petit soldat, Abu Mujahid valide tous [les appels de l’EI], à la lettre. Ses

appels au crime vengeur sonnent comme un morceau de rap. “On est des soldats

de l’État islamique, ils nous tuent, on les tue, lance-t-il. Tu tues ma femme, je tue ta

femme. Tu tues mon enfant, je tue tes enfants. C’est clair. Le mec de la coalition

qui a tué je sais pas combien de musulmans à Manbij il va rentrer chez lui, il va

faire l’amour avec sa femme et il va boire son café au lait le lendemain, tranquille.

Donc nous, on s’en fout, on tue femmes, enfants, chiens, chats, chameaux ! On tue

tout ! On explose tout ! On explose l’économie du tourisme, on veut faire couler les

tawarith [tyrans mécréants]. On veut faire couler ces pays. Mais on fait pas ça

juste comme ça, y a un intérêt. L’EI, il a pas attaqué la France avant qu’ils

viennent avec leurs avions.” »32

32 David Thomson, « Shit, rap et terrorisme », Les Jours, 16 janvier 2017 (URL : https://lesjours.fr/obsessions/les-revenants-saison-5/ep1-rappeur/).

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(Comme le note Thomson, les adeptes de l’EI rêvaient en réalité déjà de djihad

global et d’imiter les actions de Mohammed Merah avant les frappes, contrairement à

ce discours.)

Interprétations

Nous allons maintenant brièvement nous pencher sur ce que nous apprennent

les nombreuses recherches récentes autour de la radicalisation.

Dans un article de synthèse publié en 2015 dans l’une des principales revues

universitaires d’étude sur le terrorisme, des chercheurs ont tenté de faire le point sur le

« puzzle de la radicalisation ».

« […] il existe un consensus scientifique sur les variables clés qui produisent la

radicalisation et l'extrémisme violent, mais nous ne sommes pas plus près d'un

accord sur les modèles qui caractérisent le processus transformateur par lequel

des individus ordinaires deviennent des extrémistes. Les militants locaux issus

de la deuxième et de la troisième génération d'immigrants, ainsi que les convertis

à l'islam, sont souvent liés à des réseaux extrémistes à l'étranger, mais ils ne

dépendent pas toujours d'une orientation ou d'une orientation externe. La

nouvelle génération de militants locaux est ethniquement diversifiée et

technologiquement avertie, ce qui représente la diffusion réussie du djihadisme

comme idéologie mobilisatrice, mais cette diversité rend presque impossible

d'offrir un seul paradigme qui explique la variété des cas. En outre, les femmes

jouent de plus en plus un rôle dans la radicalisation, ce qui soulève des questions

sur la possibilité de variables spécifiques qui n'ont pas été considérées

auparavant lors de la discussion d'un phénomène dominé par les hommes. En

outre, le recrutement a été largement conduit de façon souterraine, avec peu de

propagation ouverte au sein de mosquées radicales. D'autres vecteurs de la

radicalisation, y compris les prisons et les médias sociaux, sont aussi des

catalyseurs de la socialisation militante islamiste. […] l'instabilité politique dans

une partie du monde musulman […] menace de souffler sur les braises du

radicalisme en Occident. Cela signifie que la radicalisation “ici” peut être

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façonnée par la radicalisation “là-bas”. »33

Comme le fait le politologue Xavier Crettiez, plusieurs analyses considèrent les

niveaux macro (situation d’une société ou d’un groupe au sein de celle-ci), méso

(réseaux de relations) et micro (dimensions psychologiques, émotionnelles, voire

esthétiques) dans les processus de radicalisation. « Un élément central […] très souvent

souligné par les sociologues des violences politiques est la radicalisation par le biais de

la socialisation, familiale ou relationnelle », et plus largement « sur l’importance des

réseaux amicaux et relationnels dans les processus de radicalisation »34. Sans oublier

le rôle des « personnes ressources », qui encouragent la radicalisation35 et appuient

l’apprentissage des règles36. C’est un point auquel il faut prêter attention dans

différents contextes, pas seulement celui de la radicalisation : dans tout processus de

diffusion d’idées et de croyances, on peut souvent identifier des intermédiaires37.

Parmi les facteurs susceptibles de produire une radicalisation, la plupart des

chercheurs s’accordent sur un mélange de facteurs, susceptibles de se combiner avec

des pondérations variables :

• Griefs, qui peuvent se nourrir d’une marginalisation économique ou d’une

aliénation culturelle, d’un sentiment de victimisation, ou de forts ressentiments 33 Mohammed Hafez et Creighton Mullins, « The Radicalization Puzzle : A Theoretical Synthesis of Empirical Approaches to Homegrown Extremism », Studies in Conflict and Terrorism, 38/11, 2015, pp. 958-975 (p. 959). 34 Remarques de Xavier Crettiez, dans la brochure déjà citée Radicalisation, pp. 10-11. Pour un développement plus substantiel de l’approche de Crettiez, on peut lire le rapport qu’il a codirigé avec Romain Sèze, Saisir les mécanismes de la radicalisation violente: pour une analyse processuelle et biographique des engagements violents, Mission de Recherche Droit et Justice, avril 2017, http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2017/08/Rapport-radicalisation_INHESJ_CESDIP_GIP-Justice_2017.pdf. Ce document de 152 pages contient notamment un très intéressant matériel d’entretiens avec des militants emprisonnés (non seulement des djihadistes, mais également des nationalistes basques et corses). 35 Crettiez parle ici de radicalisation violente, mais cela s’applique aussi à d’autres formes de radicalisation, me semble-t-il. 36 Radicalisation : processus ou basculement ?, p. 12. 37 Dans un article sur un tout autre sujet, celui de la culture ésotérique, Stefan Rademacher avait évoqué le rôle de ceux qu’il appelle des « courtiers » dans la diffusion de celle-ci : « ‘Makler’ : Akteure der Esoterik-Kultur als Einflussfaktoren auf Neue Religiöse Gemeinschaften », in Dorothea Lüddeckens et Rafael Walthert (dir.), Fluide Religion. Neue religiöse Bewegungen im Wandel. Theoretische und empirische Systematisierungen, Bielefeld, Transcript Verlag, 2010, p. 119-148.

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envers la politique de certains États. (En ce qui concerne le djihadisme, notons au

passage qu’un discours de victimisation n’est pas rare dans certains cercles

musulmans.) Ces griefs peuvent également être de nature personnelle.

• Réseaux, c’est-à-dire pas tant des réseaux militants clandestins et organisés que

des liens de parenté et d’amitié entre individus, qui jouent ensuite un rôle

important dans le recrutement (par exemple quand nous apprenons que

plusieurs djihadistes ont été recrutés dans le même quartier). Ces milieux

n’offrent pas seulement des occasions de socialisation avec des extrémistes, mais

répondent aussi à des besoins psychologiques de relations, créant ensuite des

dynamiques de groupe pouvant faciliter le passage à la violence. La dynamique

de groupe est au moins aussi importante que l’idéologie — plus importante,

affirment nombre de chercheurs. « La radicalisation est avant tout un processus

de socialisation », écrit Coolsaet38.

• Idéologies, c’est-à-dire des récits sur le monde et la place qu’on y occupe. Elles

permettent de replacer les griefs personnels et collectifs dans une critique

politique plus large, tout en démonisant les ennemis, en justifiant la violence

contre eux et en promettant la rédemption par le sacrifice.

• Environnements et structures : Internet, les médias sociaux, les prisons ou les

camps d’entraînement, qui offrent une aide matérielle et idéologique et

38 « Au départ, il y a des sentiments de frustration, d’injustice, de mécontentement. Ces sentiments sont ensuite intériorisés, ce qui conduit à une séparation mentale de la société, considérée comme seule responsable. Subséquemment, les individus recherchent confirmation auprès d’autres personnes, qui partagent les mêmes sentiments. Ainsi se crée un “in-group”, où la loyauté envers l’ensemble solidifie les liens internes. À l’intérieur d’un tel groupe, les sentiments personnels d’origine se politisent (“qu’allons-nous faire pour réagir ??”). La pensée de groupe (“groupthink”) écarte graduellement toutes les objections éventuelles à la pensée unique qui commence à se cristalliser. Si cette dernière s’oriente dans une voie extrémiste, voire violente, les membres ont – en principe – le choix soit d’y adhérer, soit de quitter le groupe. Mais la dynamique de groupe, et surtout le besoin qu’éprouvent les membres de maintenir les liens créés dans ce processus, rend ce choix généralement aléatoire. À ce stade, l'idéologie – qui n’est généralement pas à l’origine du processus – commence à jouer un rôle bien spécifique : contribuer à déshumaniser l'out-group, c’est-à-dire le reste de la société et dès lors à transformer des innocents (qui ne portent aucune responsabilité personnelle dans les sentiments de frustration et d’injustice à l’origine du processus) en complices coupables. » (http://www.rikcoolsaet.be/files/art_ip_wz/Radicalisation%20DEF.pdf)

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permettent de transformer des individus radicalisés 39 . À noter que,

contrairement à la verticalité de l’Internet de première génération, les médias

sociaux sont de nature relationnelle et permettent de créer des communautés

d’un nouveau type.

Il y a des débats sur plusieurs aspects. D’abord parce qu’il y a plusieurs

générations de djihadistes (puisque ce sont surtout eux qui retiennent l’attention

actuellement) : le cheminement vers le djihadisme des années 1990 passait en partie

par d’autres canaux, d’abord parce que le rôle d’Internet était inexistant et parce que la

radicalisation semble s’être produite plus souvent dans des mosquées. Aujourd’hui, en

Occident, cela se joue beaucoup plus en dehors de celles-ci.

Bertjan Doosje est professeur d’étude sur la radicalisation à l’Université

d’Amsterdam. À partir d’une recherche sur de jeunes musulmans néerlandais, il s’est

efforcé, avec deux collègues, d’identifier les facteurs déterminants dans un processus

de radicalisation 40 . Ils s’éloignent des explications initiales en termes de

psychopathologie : les recherches ont montré, depuis plusieurs années déjà, qu’il n’y a

pas de différence systématique entre anciens terroristes et personnes menant une vie

conventionnelle, même si certains chercheurs estiment qu’il y a une fragilité

psychologique plus grande dans les générations récentes de djihadistes. L’approche

des chercheurs néerlandais consiste donc à essayer de comprendre le rôle de variables

psychologiques « normales » pouvant conduire des jeunes à adopter un système de

croyances radical tel que le djihadisme (il faudrait voir dans quelle mesure le

processus serait le même pour un engagement radical n’impliquant pas l’usage de la

violence ou ne revêtant pas des dimensions directement politiques).

39 Ibid., p. 961.40 Bertjan Doosje, Annemarie Loseman et Kees van den Bos, « Determinants of Radicalization of Islamic Youth in the Netherlands: Personal Uncertainty, Perceived Injustice, and Perceived Group Threat », Journal of Social Issues, 69/3, 2013, pp. 586-604.

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Dans une recherche subséquente41, Doosje distingue quatre types de profils

individuels :

• Personnes en quête d’identité (situation d’incertitude émotionnelle).

• Personnes en quête de justice. Ces personnes estiment qu’elles-mêmes ou leur

groupe méritent mieux. La démarche peut donc relever de problèmes au micro-

niveau de l’individu comme au macro-niveau de la communauté à laquelle on

appartient.

• Personnes en quête de sens. Ce sont les démarches les plus idéologiques ou

religieuses, qu’il s’agisse de convertis ou de personnes déjà croyantes, mais

faisant conversion à une forme spécifique d’orientation religieuse ou idéologique.

Mais Doosje note que des événements au micro-niveau personnel, par exemple

de grands changements dans sa vie, peuvent aussi constituer l’amorce de

démarches de quêtes de sens. Cela vaut aussi pour des délinquants à la croisée

des chemins : soit poursuivre un chemin de pécheur, soit trouver la voie d’une

rédemption par l’adhésion à une foi, à une cause.

• Personnes en quête de sensations (attirées par la guerre, par l’action, par les

situations extrêmes). C’est le romantisme du djihad, dans tous les sens du terme.

Cela peut être l’attrait pour l’aventure, mais aussi pour la violence : ils

apprécieront de partager certaines vidéos et ne se montrent pas insensible aux

scènes de guerre, voire de cruauté. De nouveau, des facteurs personnels peuvent

amorcer cette démarche, mais elle peut tout aussi bien dériver d’un sentiment

d’ennui, d’une vie dans laquelle rien de particulier ne se produit — ou de

l’absence de perspectives socio-économiques. Ce sens de l’aventure ne se limite

pas aux hommes : il peut aussi s’agir de ces femmes qui partent pour épouser un

beau djihadiste inconnu...

41 Allard R. Feddes, Lars Nickolson et Bertjan Doosje, Triggerfactoren in het Radicaliseringsproces, septembre 2015, https://www.rijksoverheid.nl/binaries/rijksoverheid/documenten/rapporten/ 2015/10/12/triggerfactoren-in-het-radicaliseringsproces/triggerfactoren-in-het-radicaliseringsproces.pdf.

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Cette typologie s’appuie sur un vaste ensemble de recherches collectées par les

auteurs de l’étude : comme toute typologie, cela signifie que nous rencontrons des

figures composites dans la réalité, mélangeant éventuellement plusieurs éléments.

Cette approche ne néglige pas les croyances, sans les mettre nécessairement au cœur

de la démarche. Elle recoupe les observations d’autres chercheurs, par exemple John

Venhaus dans son étude de 2010 examinant plusieurs centaines de biographies de

personnes ayant rejoint Al Qaïda, qui distinguait les personnes en quête de revanche,

de statut (ou de reconnaissance), d’identité (ou d’appartenance à un groupe) et d’action

(ou d’aventure, d’expériences nouvelles)42.

Conclusion

Des croyances de l’extrême, nous en voyons ici à l’œuvre. Mais il y a des

divergences de vues sur le rôle qu’elles jouent dans ces engagements radicaux. Déjà à

l’époque des controverses autour de nouveaux mouvements religieux, on se

demandait si l’attrait du groupe et d’autres facteurs semblables ne jouaient pas un rôle

essentiel, avec un corpus de croyances progressivement assimilées par la suite.

Tout cela a été relancé avec les discussions à propos des motivations djihadistes.

On se souvient du débat autour de l’approche d’Olivier Roy, qui réfute les thèses

voyant une sorte de cheminement logique du Coran au djihadisme, et préfère parler

d’une « islamisation de la radicalité », une approche qu’il développe dans son livre, Le

Djihad et la mort (Seuil, 2016) : « des jeunes révoltés ont trouvé dans l’islam le

paradigme de leur révolte absolue » (p. 15). La logique religieuse fondamentaliste ne

suffirait pas en elle-même à produire la violence. Les djihadistes franco-belges qu’il

décrit dans son livre sont des born again, qui font un retour (ou une conversion) à la

religion très vite suivi d’une adhésion au djihadisme après une vie plutôt séculière, qui

« sont profondément immergés dans la “culture jeune” contemporaine » (p. 52), parfois

une culture de la violence, et dont le retour au religieux ne signifie pas une plongée

dans la dévotion (p. 60). C’est la radicalité qui les séduit, elle n’est pas le produit d’une

42 Cité par Marion Van San, « Striving in the Way of God: Justifying Jihad by Young Belgian and Dutch Muslims », Studies in Conflict and Terrorism, 38/5, 2015, pp. 328-342 (p. 330).

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réflexion sur les textes, car ils n’ont pas la culture religieuse nécessaire pour cela,

même si certains textes vont ensuite être invoqués pour justifier leurs actes (p. 74). Et

des personnes qui ont souvent un passé délinquant trouvent leur rédemption par

l’adoption d’un rôle de vengeur de l’oumma, de la communauté musulmane

fantasmée43. Roy ne dit pas qu’une idéologie islamiste radicale n’existe pas : il soutient

que ce n’est pas celle-ci qui est la cause des engagements de ces jeunes ayant grandi en

Occident.

Celui qui adopte une telle approche admet aussi que l’idéologie radicale est

nécessaire ensuite, même superficiellement assimilée, pour justifier des actes. En nous

gardant de tout faire passer par un filtre religieux, il vaut la peine d’y prêter attention

en conclusion. Personne ne prédit que le djihadisme va disparaître, même si l’État

Islamique s’effondre : la question est plutôt de savoir quelles seront les prochaines

mutations du djihadisme. En outre, le djihadisme tire en partie ses références du

salafisme, qui représente une forme de radicalisation pieuse de l’islam.

Le rapport avec le salafisme se révèle complexe. D’une part, le salafisme fournit

les bases d’une stricte démarcation par rapport à tout ce qui n’est pas musulman à son

sens, à travers la doctrine fondamentale de al-Wala’ wal Bara’, qui connote l’idée de

proximité et son contraire, la distance, la notion de ce qu’on aime et de ce qu’on

déteste, de ce dont on est allié face à ce dont on se dissocie, se désolidarise —

fournissant au djihadisme les outils pour une vision dichotomique de mondes

inconciliables 44 . D’autre part, les doctrines salafistes ne conduisent pas

nécessairement à l’action violente et peuvent se traduire en un simple radicalisme de

la piété, obsédé par l’observation scrupuleuse de règles.

43 Voir aussi l’étude élégamment écrite d’Olivier Moos, Le djihad s’habille en Prada : une analyse des conversions jihadistes en Europe, Cahier de l’Institut Religioscope, N° 14, août 2016, https://www.religioscope.org/cahiers/14.pdf. Du même auteur, on peut lire : « Analyse : les mythes du jihadisme européen – une évaluation critique des débats sur la radicalisation », Religioscope, 13 octobre 2017, https://www.religion.info/2017/10/13/mythes-du-djihadisme-europeen/. 44 Voir à ce propos la dernière partie de l’article : « Jihadisme : racines doctrinales de l’État islamique », Religioscope, 15 juillet 2016, https://www.religion.info/2016/07/15/jihadisme-racines-doctrinales-etat-islamique/.

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Dans une étude sur le « groupe de Sauerland »45, c’est-à-dire quatre Allemands

convertis ou reconvertis à l’islam qui préparaient un attentat contre des bases

américaines au moment de leur arrestation en 2007, Stefan Malthaner montre la

socialisation de chacun d’entre eux dans un milieu salafiste46 ; mais ils se retrouvèrent

ensuite seuls lors de la préparation de leurs actions terroristes. Les salafistes locaux

jugeaient légitime le djihad défensif dans des pays où les musulmans sont attaqués et

sympathisaient avec la geste héroïque des combattants en Tchétchénie et en Irak, mais

n’étaient pas prêts à légitimer de tels actes en Allemagne. Le djihad en lui-même est

légitime aux yeux des salafistes, mais autre est la question des circonstances dans

lesquelles il devient légitime. Malthaner résume bien l’ambivalence de la socialisation

salafiste en écrivant :

« D’un côté, en propageant une identité musulmane en termes absolus et

polarisants, et en approuvant et en glorifiant le djihad violent dans des pays

musulmans, il a contribué à la formation d’une perspective radicale qui a

constitué le fondement de ce qui est devenu plus tard le cadre de référence

djihadiste. D’autre part, en orientant des jeunes gens vers des activités non

militantes et en mettant sur des limites normatives aux notions de djihad violent,

des figures de proue du milieu [salafiste] local ont exercé en même temps une

influence dans le sens d’un contrôle et de restrictions. La décision de s’engager

plus activement dans le djihad violent a donc impliqué une graduelle séparation

d’avec cet environnement »47

45 Stefan Malthaner, « Contextualizing Radicalization: The Emergence of the “Sauerland-Group” from Radical Networks and the Salafist Movement », Studies in Conflict and Terrorism, 37/8, 2014, pp. 638-653, 46 Une bonne observation dans le rapport dirigé par Crettiez et Sèze, à propos des fréquents passages par le salafisme : « Le salafisme convoque la rigueur recherchée dans le cadre de la rupture, parce qu’il en appelle à une discipline tant sur le plan de l’orthopraxie (le plus serait le mieux), que sur celui de la droiture éthique aspirée par ces démarches. Cela ne signifie pas néanmoins que les individus s’y astreignent réellement (les contre-exemples sont nombreux), mais le salafisme donne une impulsion, un cadre et un sens à une volonté de changement fort. » (op. cit., p. 63) 47 Ibid., p. 644.

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Les recherches sur la violence politique ont mis en lumière l’importance de la

relation entre des groupes terroristes et un « milieu radical » plus large, avec lequel les

relations peuvent faire l’objet de reconfigurations au fil du temps48.

Dans tout engagement radical se jouent des interactions entre des traits

psychologiques, des contextes sociaux et politiques, des environnements personnels —

et, bien entendu, aussi des croyances, car nul n’adhère à une idéologie si elle ne

présente pas des traits plus ou moins attrayants et convaincants. Et les croyances

radicales, avec la redoutable cohérence qu’elles peuvent paraître offrir ainsi que les

critères absolus sur lesquels elles se construisent, ne sont pas les moins séduisantes…

48 S. Malthaner et P. Waldmann, art. cit. Ceux qui passent à la violence sont souvent entourés d’un milieu plus ou moins large de sympathisants qui peuvent avoir de la compréhension pour la violence sans nécessairement la soutenir entièrement, ou l’approuver sans être prêts à y recourir eux-mêmes. Cette interaction avec le cercle plus large des sympathisants a d’ailleurs de potentielles conséquences pour le rapport d’un groupe à la violence. Par exemple, selon une récente étude, alors que certains groupes d’extrême-gauche européens ont adopté pendant toute une période la violence contre des personnes, les extrémistes de gauche blancs américains engagés dans la même voie à la fin des années 1960 et durant les années 1970 y ont très peu recouru, et assez rapidement renoncé pour se limiter à une violence contre des cibles matérielles, en évitant de porter atteinte à la vie de civils, pour une part non négligeable en raison de la désolidarisation du milieu radical qui les soutenait (Luca Falciola, « A Bloodless Guerilla Warfare : Why U.S. White Lefitsts Renounced Violence Against People During the 1970s », Terrorism and Political Violence, 28/5, 2016, pp. 928-949).