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ENJEU - HISTOIRE DES INTELLECTUELS, HISTOIRE INTELLECTUELLE Bilan provisoire et perspectives François Chaubet Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire » 2009/1 n° 101 | pages 179 à 190 ISSN 0294-1759 ISBN 9782724631326 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2009-1-page-179.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- François Chaubet, « Enjeu - Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle. Bilan provisoire et perspectives », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2009/1 (n° 101), p. 179-190. DOI 10.3917/ving.101.0179 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.210.211.164 - 30/05/2015 06h08. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.210.211.164 - 30/05/2015 06h08. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Enjeu - Histoire Des Intellectuels, Histoire Intellectuelle

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ENJEU - HISTOIRE DES INTELLECTUELS, HISTOIREINTELLECTUELLEBilan provisoire et perspectivesFrançois Chaubet

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2009/1 n° 101 | pages 179 à 190 ISSN 0294-1759ISBN 9782724631326

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2009-1-page-179.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------François Chaubet, « Enjeu - Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle. Bilan provisoire etperspectives », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2009/1 (n° 101), p. 179-190.DOI 10.3917/ving.101.0179--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 101, JANVIER-MARS 2009, p. 179-190 179

Histoire des intellectuels, histoire intellectuelleBilan provisoire et perspectivesFrançois Chaubet

Où en est l’histoire des intellectuels ? Après le succès des années 1980-1990, vient le temps des bilans et des redéfinitions. Fran-çois Chaubet rappelle ici les premières criti-ques contre une histoire abstraite des idées, puis il souligne les apports d’une histoire sociale des intellectuels, avant de pointer le risque actuel d’oublier le contenu même des œuvres. Nourri des apports de l’École de Cambridge, de ceux du linguistic turn ou de l’analyse des controverses, il propose ainsi de passer à une histoire intellectuelle qui croise les significations, les fonctions et les usages des œuvres ou de l’activité intel-lectuelle, afin de saisir d’une manière neuve les spécificités d’une époque.

L’histoire culturelle connaît depuis une ving-taine d’années un succès non démenti. L’heure des premiers bilans historiographiques 1 a sonné pour elle afin de prendre la mesure d’un essor tous azimuts. Au sein de cette historiographie conquérante, la réflexion découpe le plus sou-vent le champ de l’histoire culturelle en thè-mes et distingue ainsi parmi ceux-ci le domaine de « l’histoire des intellectuels ». Or, ce sous-champ, qui avait enregistré de très beaux succès à la fin des années 1980 et au long des années

(1) Voir Pascal Ory, L’Histoire culturelle, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2004 ; Philippe Poirrier, Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004 ; Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), L’Histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005.

1990, paraît, sinon en profonde crise aux yeux de certains 2, du moins à la croisée des chemins entre diverses propositions. Les unes ont pu émaner, soit de la sociologie historique bour-dieusienne, soit de l’histoire des sciences, soit encore, quoique très faiblement en France, de l’histoire littéraire anglo-saxonne influencée par le linguistic turn.

L’histoire des intellectuels s’était en effet scientifiquement imposée, au détriment d’une histoire des idées dramatiquement dépourvue de chair historique, à partir de programmes d’études de micro-histoire sociale, qui reliaient contenus idéologiques et pratiques de com-munication (les « sociabilités ») 3. Or, ce sont ces procédés d’enquête, parfois sommairement répétés, trop souvent coupés d’une réflexion sur le contenu des œuvres (littéraire, philosophique, scientifique, artistique) et sur son articulation

(2) Vincent Duclert, « Les intellectuels, un problème pour l’histoire culturelle », in « Regards sur l’histoire culturelle », Cahiers du Centre de recherches historiques, 31, avril 2003, p. 25-39. L’auteur dénonce l’incapacité de l’histoire des intellectuels à éla-borer l’histoire des savoirs intellectuels, l’histoire de la culture intellectuelle des « clercs ». De même, Michel Trebitsch ouvrait un colloque, en 2002 à Cerisy, sur le relatif épuisement d’une historiographie qui avait abouti à des typologies et des carto-graphies guettées par les dangers de la répétition et du manque de perspective : voir « Pour en finir avec l’histoire des intellec-tuels », in Claire Paulhan, Édith Heurgon et François Chaubet (dir.), S.I.E.C.L.E, 100 ans de rencontres intellectuelles de Pontigny à Cerisy, Paris, IMEC, 2005, p. 19-33.

(3) Jean-François Sirinelli, « Le hasard et la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 9, janvier-mars 1986, p. 97-108.

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avec le tissu général d’une époque, qui mena-cent à leur tour de subir la loi des rendements décroissants. Dans cette situation d’incertitude, sans doute les traditionnels protocoles scienti-fiques de l’histoire des intellectuels demandent, non pas à être abandonnés, mais bien plutôt à être complétés, afin de refuser de se laisser enfermer dans le tracé coutumier d’une recher-che devenue peut-être routinière 1.

Nous voudrions ici proposer un bilan d’étape de ce moment réflexif en revenant sur la trajec-toire suivie par l’histoire des intellectuels, de ses partis pris initiaux à ses réalisations, jusqu’aux interrogations de l’heure et aux perspectives quant à la mise en œuvre d’une véritable his-toire intellectuelle. Celle-ci, à l’égal d’autres dis-ciplines en situation d’affirmation, sera jugée in fine sur sa capacité à nouer des liens entre dif-férents champs de connaissance ou entre diffé-rentes méthodes de connaissance et sur celle à assumer pleinement sa position, grâce à un plu-ralisme méthodologique revendiqué, de carre-four entre histoire politique, sociologie, littéra-ture et histoire des idées. Aussi nous prendrons le terme d’« intellectuel », non pas seulement dans le sens étroit d’homme de culture engagé en politique, mais dans un sens beaucoup plus large, celui de l’homme de culture dont les productions littéraires, artistiques, savantes, mais aussi les activités politico-intellectuelles, ont un impact sur les façons de représenter de penser le monde et de le vivre.

Les rejets de l’approche abstraite des œuvres intellectuellesDans les années 1960, l’approche des aspects propres à la culture intellectuelle d’une épo-que relevait de problématiques le plus souvent hétérogènes les unes aux autres, mais cepen-

(1) C’est là également la position de François Dosse, La Marche des idées : histoire des intellectuels histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

dant (presque 2) toujours fort peu historiennes d’esprit. On comptait ainsi en premier lieu les généalogies d’histoire de la philosophie ou des idées politiques. Selon la vieille formule de Les-lie Stephen appelée à passer à la postérité, dans ce type de travaux les grands penseurs de l’hu-manité se passaient les uns aux autres la « tor-che » du savoir. Une quasi parthénogénèse des idées expliquait leur succession, à l’abri des bourrasques de l’histoire 3.

En France, Michel Foucault fut alors le criti-que le plus efficace de cette histoire des œuvres envisagée de façon interne et fondée sur la recherche des continuités entre les grandes pensées (les « influences ») sans s’interroger véritablement sur les mécanismes de transmis-sion et de communication. En 1966, la publi-cation de Les Mots et les Choses mettait, bien au contraire, les discontinuités entre les épistémè au premier plan et illustrait un programme résolument historiciste des productions intel-lectuelles, en concluant sur l’espace spécifique du pensable et du dicible propre à chaque épis-témè. Par ailleurs, dans ses autres travaux (sur la clinique par exemple 4), il n’hésitait pas à bras-ser une masse de textes qui l’éloignait d’une l’histoire des idées réduite à l’exploration d’un éventail assez étroit d’œuvres (devenues) cano-niques. En fait, pour Foucault, l’épistémè est « dispersion » et seul l’ample regard sur des

(2) À l’exception de la « vieille » (lansonienne) histoire lit-téraire dont Lucien Febvre avait pourtant rappelé, en 1941, les mérites épistémologiques initiaux (une histoire sociale du culturel), avant de s’édulcorer en des travaux d’établissement des textes, puis d’être attaquée par Barthes et les structuralis-tes. Nous y reviendrons.

(3) L’insertion d’un mince contexte historique peut cepen-dant, parfois, accompagner le cours de l’exposé comme chez Jean-Jacques Chevalier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot, 1984, 3 t., ou dans Jacques Chevalier, Histoire de la pen-sée, Paris, Flammarion, 1966, 4 vol. Voir, plus récemment, le livre brillant mais ignorant les conditions socio-historiques de l’activité intellectuelle : Randall Collins, The Sociology of Philoso-phies : A Global Theory of Intellectual Change, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1998.

(4) Michel Foucault, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.

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textes les plus divers est à même d’en restituer la vraie nature. Il remettait ainsi en cause ce qu’il assimilait à de fausses totalités et à d’abu-sives continuités (le « progrès », « l’esprit d’un siècle »). Même si Foucault ne parvenait pas à expliquer véritablement l’apparition d’une nouvelle épistémè – dans la mesure où l’ordre culturel, est, chez lui, indépendant des agents individuels –, il n’en redonnait pas moins à la démarche historique toute sa vertu. Dans son texte célèbre de 1969 sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? », il invitait ainsi de manière novatrice à construire des dispositifs d’enquête socio-historique afin de saisir les discours, non plus seulement « dans leur valeur expressive et leurs transformations formelles mais dans les moda-lités de leur existence : les modes de circula-tion, de valorisation, d’attribution, d’appro-priation [… qui] varient avec chaque culture et se modifient à l’intérieur de chacune 1 ».

À peu près au même moment, Quentin Skin-ner dénonçait vigoureusement, dans un arti-cle resté célèbre 2, les multiples anachronismes (un auteur qui en « anticipe » un autre, une idée moderne que l’on cherche à faire appa-raître dans des œuvres anciennes) qui parse-maient l’histoire traditionnelle anglo-saxonne des idées, prisonnière de la croyance (essen-tialiste) en la pérennité des problèmes politi-ques. Plus largement, ces différentes histoi-res de la pensée (en philosophie, en sociologie) partaient du présent d’une discipline, en sui-vant des jugements de valeur soustraits à toute enquête, et en opérant donc une quasi-natura-lisation du succès (les œuvres « importantes » ayant seules droit de cité) : histoire donc à une seule dimension, celle des « écoles de pensée »,

(1) Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 3, juillet-septembre 1969, repris dans Michel Foucault, Dits et Écrits, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, p. 789-812.

(2) Quentin Skinner, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, 8, 1969, p. 3-53.

sans ses étapes antérieures et ses bifurcations ; histoire aussi faite sans archives ni témoignages et leurs nécessaires critiques.

Quoi qu’il en soit, les recommandations d’un Foucault prenaient tout leur sel quand on envi-sage l’époque, dominée alors par le structura-lisme, auquel, par ironie des choses, les com-mentateurs le rattachaient volontiers. Or, l’épistémologie structurale choisissait en effet, dans la majorité des cas, d’inscrire les œuvres dans une configuration a-historique, purement immanentiste, celle du texte et de ses structures linguistiques internes. En 1963, dans un texte qui devait amorcer le début des hostilités avec la critique « universitaire », Roland Barthes s’en prenait à l’histoire littéraire traditionnelle et son tenace et pernicieux tropisme historien :

« […] Ce qui est récusé, c’est l’analyse imma-nente : tout est acceptable pourvu que l’œu-vre puisse être mise en rapport avec autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire autre chose que la litté-rature : l’histoire (même si elle devient marxiste), la psychologie (même si elle se fait psychanalyse), ces ailleurs de l’œuvre seront peu à peu admis ; ce qui ne le sera pas, c’est un travail qui s’installe dans l’œuvre et ne pose son rapport au monde qu’après avoir l’avoir entièrement décrite de l’in-térieur, dans ses fonctions, ou comme on le dit aujourd’hui dans sa structure 3. »

Le courant formaliste et théoricien (Barthes au début des années 1960, puis Jean Ricardou au début des années 1970), se montre le plus radical dans sa récusation de l’histoire litté-raire traditionnelle, entée sur les entités telles « l’homme », « l’œuvre » et le « milieu » – soit des réalités jugées « superficielles » eu égard le projet de saisie du moi « profond ». Il tente alors (et réussit partiellement) d’annexer à sa croisade « immanentiste » les autres courants de la « Nouvelle Critique » (critique dite thé-

(3) Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 250-251.

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matique, études phénoménologiques), pourtant restés attachés à la notion de « conscience 1 ». Dans tous les cas de figures, l’histoire littéraire paraît condamnée à l’enregistrement de faits « superficiels », alors que les nouveaux cou-rants de la critique prétendent, seuls, détenir les clés d’accès au « moi profond ».

Pour les historiens, il fallut passer son che-min devant ces travaux où la gigantomachie du moment opposait le bon (le Texte d’où éma-nerait le sens) et le mauvais (le Hors-Texte ou « référent »). Cependant, il existait bien tou-jours une histoire littéraire ambitieuse dans l’université du moment, même si sa production paraît un peu masquée par le dynamisme édi-torial et médiatique des nouveaux courants de la critique littéraire. Un Pierre Barberis pro-duit alors, en 1970, son chef-d’œuvre Balzac et le mal du siècle 2, un Auguste Anglès achève son histoire de la première NRF 3. Quelques années plus tard, Barberis livrait son credo d’historien du fait littéraire et de la circulation des idées à une époque donnée :

« Un critique […] doit d’abord considérer les textes comme des réalités, originées, signifiantes, structurées, à la fois dépôt et projet, ancrées dans l’HISTOIRE et contribuant à faire l’HISTOIRE par des moyens spécifiques que sont : l’écriture, la mythologie, l’agencement narratif, la création de nouveaux héros et l’agencement de nouveaux rapports, la réalisation vaille que vaille mais aussi puissamment inventrice d’une intention jamais totalement reine ou esclave 4. »

Connaître un texte (et apprécier son apport), c’est le mettre en relation avec un référent qu’il

(1) Voir les réflexions de Dominique Maingueneau sur l’état du champ de la critique littéraire dans les années 1960 et son ethos anti-historien dans Contre Saint Proust ou la fin de la litté-rature, Paris, Belin, 2006, p. 28 sq.

(2) Pierre Barberis, Balzac et le mal du siècle, 1799-1833, Paris, Gallimard, 1970, 2 t., Genève, Slaktine, 2002.

(3) Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de « La Nouvelle Revue française », Paris, Gallimard, 1978.

(4) Pierre Barbéris, Le Prince et le Marchand. Idéologiques : la littérature, l’histoire, Paris, Fayard, 1980, p. 118-119.

faut d’abord connaître. Au-delà d’un tel truisme (aujourd’hui du moins), il faut s’aventurer dans ce livre magnifique, Balzac et son siècle, cette plon-gée au cœur de la Restauration, de sa produc-tion littéraire et intellectuelle, de ses différentes instances de production (les éditeurs, la galaxie des « petits journaux »), de ses grands courants de pensée (le saint-simonisme qui inspira lar-gement Balzac, Bonald et Lamennais) et de ses moments clés (les mois qui suivent l’été 1830), afin de mesurer le territoire précis qui s’inter-pose entre le « moi créateur profond » de Bal-zac et son « moi superficiel » (celui de l’apparte-nance à un social indifférencié). Existait en effet un domaine, très finement quadrillé par des grou-pes littéraires autant que par des cercles intellec-tuels (ceux-ci tout à la fois acteurs-producteurs et médiateurs-diffuseurs), auquel l’historien bal-zacien avait accordé toute son attention.

Les historiens tels Christophe Charle, Pas-cal Ory, Jean-François Sirinelli qui commen-cèrent alors, dans les années 1970, à travailler sur ce qui allait devenir « l’histoire des intel-lectuels » ont-ils été inspirés par ces grandes thèses d’histoire littéraire, auxquelles on pour-rait ajouter celles réalisées par Michel Décau-din, Paul Bénichou, ou Marcel Raymond ? Nul doute qu’il y avait là riche matière à réflexion et que l’insistance mise un peu plus tard sur les « sociabilités » chez un Jean-François Siri-nelli ou sur leurs espaces différenciés chez un Christophe Prochasson (les « lieux » et les « milieux »), n’ait eu quelque lien avec cette histoire littéraire exemplaire.

L’histoire des intellectuels et ses réalisationsIl n’est pas ici question d’établir un bilan com-plet de cette historiographie 5, mais, après avoir

(5) On pourra consulter l’ouvrage de synthèse (directions méthodologiques et bilan sur divers états du champ de cette historiographie) : Michel Leymarie et Jean-François Sirinelli (dir.), L’Histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, PUF, 2003. Également de Vincent Duclert, op. cit.

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rappelé quels étaient ses repoussoirs, il convient de relever, brièvement, ses grandes réalisa-tions.

Globalement, cette histoire des intellectuels paraît relever d’une micro-histoire sociale, assez empirique, interactionniste, bien qu’il existe aussi, principalement autour de Christophe Charle, un fort courant dominé par l’école de Pierre Bourdieu 1. Cette micro-histoire sociale entend approcher les comportements d’ac-teurs dans le cadre effectif de leurs pratiques (les « sociabilités ») et à travers leurs trajectoi-res propres (les « itinéraires ») 2 afin de saisir les idées dans le cadre où elles ont été produites et de savoir ce qu’elles ont signifié en leur temps. Et, à l’instar des travaux inspirés par Pierre Bourdieu, cette historiographie déconstruit les entités abstraites telles le « grand créateur », la « société », le « chef-d’œuvre », le « texte », afin d’y substituer l’examen des conditions du dire et du faire intellectuels dans un contexte historique donné.

Après les intuitions de Foucault rappelées ci-dessus, les recherches sur l’espace de la créa-tion littéraire en particulier, mais aussi sur celui de la création intellectuelle en général, aboutis-sent à des tableaux où existent plusieurs points de fuite : loin d’être le simple lieu d’une ren-contre entre un auteur et un lecteur, ces espa-ces relèvent d’une topologie multiple, où jouent des effets distincts. Dominique Maingueneau, en ayant en tête Foucault et Bourdieu, évoque une triple médiation entre l’auteur et son épo-que, celle de « l’institution » (rôle des média-teurs tels les éditeurs et libraires, des évalua-

(1) Nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Sociologie et histoire des intellectuels », in Michel Leymarie et Jean-François Sirinelli (dir.), op. cit., p. 183-200.

(2) On reconnaîtra là les concepts mis au point par Jean-François Sirinelli dans sa thèse et repris ensuite assez largement par les chercheurs. Voir ainsi le dossier réuni par Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Les Cahiers de l’IHTP, « Sociabilités intellectuelles : lieux, milieux, réseaux », 20, mars 1992.

teurs tels les critiques et des canons via les enseignants et les structures d’enseignement), celle du « champ » (lieu de la confrontation des positions esthétiques et intellectuelles) et celle de « l’archive » (effets et conflits de mémoire intellectuelle) 3.

Les travaux sur l’espace de « l’institution » ont concerné, par exemple, l’histoire des édi-teurs autour d’un Jean-Yves Mollier, l’his-toire de l’éducation autour des travaux d’André Chervel, celle d’un savoir intellectuel en voie de structuration professionnelle et sa constitution en canon (la philosophie universitaire à la fin 19e siècle) 4 ou encore les très nombreuses étu-des d’histoire de la critique littéraire, dont cel-les d’Antoine Compagnon. Les travaux les plus nombreux relèvent cependant de l’espace du « champ », entendu ici dans un sens large (non strictement bourdieusien), comme lieu d’affir-mation ou d’affrontement entre les différents acteurs intellectuels. Les travaux sur les univers de sociabilité intellectuelle ont peu à peu foi-sonné dans le sillage de la thèse de Jean-Fran-çois Sirinelli sur les Khâgneux et Normaliens qui avait été soutenue en 1986 5.

Par l’analyse des sociabilités autour des revues 6 (travaux sur les revues dreyfusardes, sur Europe, Les Temps modernes, Critique…), des sociabilités autour de certains forums périodiques de dis-cussion (Les Décades de Pontigny, le Centre catholi-que des intellectuels français ou les grands congrès scientifiques à la fin 19e siècle étudiés par Anne Rasmussen), ou de celles autour des corres-pondances, la démarche historienne vise à cer-ner au plus près des acteurs leurs pratiques et

(3) Dominique Maingueneau, op. cit., p. 57-58.(4) Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris,

Minuit, 1988.(5) Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle : khâ-

gneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, 1988.(6) On consultera la synthèse de Jacqueline Pluet-Despatin,

Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier (dir.), La Belle Époque des revues 1880-1914, Paris, IMEC, 2002.

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leur ethos, qu’ils soient de groupes dans le cas de revues, ou d’individus dans le cadre de la cor-respondance. Le regard porte alors sur les pra-tiques d’écriture (à plusieurs dans le cadre d’une revue), sur les modes de gestion économique et les rapports avec les abonnés, sur l’élaboration dialogique de positions littéraires ou idéologi-ques dans le penser-ensemble que constitue une correspondance.

Ce très rapide survol peut induire deux types de jugements, qui nous paraissent com-plémentaires : le sentiment que tous ces tra-vaux étaient indispensables, mais aussi la per-ception d’un possible danger de fossilisation de cette historiographique des sociabilités, si elle ne prenait pas mieux en compte le contenu des œuvres en relation avec les dispositifs d’« ins-titution », de « champ » et d’« archive » énu-mérés ci-dessus 1.

Peut-on ainsi étudier le surréalisme et retra-cer finement la constitution d’un collectif poé-tique, tributaire, certes, de logiques de positions sociales dans le champ 2, et ignorer la question, séminale (depuis Mallarmé), d’un sentiment de la crise du langage et du vœu alors intense de renouer avec un langage adamique (la nouvelle syntaxe, les associations libres du poème sur-réaliste) ? Peut-on prétendre avoir examiné le contenu d’une revue telle La Nouvelle Critique en « oubliant » de prendre en compte toute une série de contributeurs, surtout en ne lisant guère (ou pas) les écrits de ceux dont on ins-truit les cas sous le seul angle de « l’instrumen-talisation politique », pour conclure in fine que « l’expertise intellectuelle [… aboutit au] sacri-fice des valeurs constitutives du champ intel-

(1) Le problème avait été soulevé dès 1994 par François Dosse et Christophe Prochasson lors de la publication du livre du sociologue Rémy Rieffel, La Tribu des clercs : les intellectuels sous la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, 1993. Voir ces articles dans le dossier réuni par la revue Le Débat, 79, mars-avril 1994.

(2) Norbert Bandier, « Analyse sociologique du groupe sur-réaliste et de sa production (1924-1929) », thèse de doctorat sous la direction de Guy Vincent, université Lyon-II, 1988.

lectuel à un jeu jugé plus intéressant [accéder à la position de conseiller du prince] 3 » ?

Certes, dans certains cas, un pont a bel et bien été lancé entre cette micro histoire sociale et l’histoire des idées, qu’il s’agisse des travaux anciens de Jean Touchard sur Béranger ou de ceux plus récents consacrés aux cultures politi-ques, autour de Jean-François Sirinelli 4. Mais les réflexions autour du « linguistic turn », le renouvellement des travaux en histoire litté-raire 5, ceux consacrés à l’histoire des sciences sociales 6 ou « l’histoire conceptuelle du politi-que » chez un Pierre Rosanvallon 7 attestent le désir multiforme de suivre les protocoles d’une véritable histoire intellectuelle.

Pour une histoire intellectuelleD’ores et déjà, plusieurs types de travaux en déclinent des variantes possibles. François Dosse a livré les biographies intellectuelles de Paul Ricœur et de Michel de Certeau ; Vin-cent Duclert (à propos de l’affaire Dreyfus) ou encore Dominique Pestre (dans son enquête sur les physiciens français dans l’entre-deux-guerres) ont procédé à cet examen serré de la culture intellectuelle et scientifique propre aux individus étudiés, qui permet de saisir les rela-

(3) Frédérique Matonti, Intellectuels communistes : essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, p. 398. Voir les remarques critiques per-tinentes (méthodologiques et factuelles) de Lucien Sève, qui fut un des acteurs de cette histoire : il s’étonne devant cette « histoire sociale des idées » qui, quoi qu’elle en dise, esquive l’étude des débats et des productions intellectuelles dans la sphère communiste (Lucien Sève, « Intellectuels communis-tes : peut-on en finir avec le parti pris ? », Contretemps, 15, jan-vier 2006, p. 140-155).

(4) On retiendra tout particulièrement, sous la direction de Jean-François Sirinelli, L’Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, 1992, 2006, 3 t.

(5) Voir le numéro spécial, consacré au renouvellement méthodologique de l’histoire littéraire, de La Revue d’histoire littéraire de la France, 3, 2003.

(6) Jean-Michel Chapoulie, « Un cadre d’analyse pour l’his-toire des sciences sociales », Revue d’histoire des sciences humai-nes, 13, 2005, p. 99-126.

(7) Pierre Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du poli-tique, Paris, Seuil, 2003.

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tions entre savants et politique, entre histoire des institutions de recherche et professionnali-sation de la science, entre examen des démar-ches apodictiques et leur utilisation dans le débat politique (le rôle de la critique des « sour-ces » dans l’Affaire), voire entre ces démarches de vérité et le caractère social et institutionnel de la notion de « vérité » scientifique (à tra-vers le rôle de révélateur social joué par le labo-ratoire). De même, on peut également orien-ter l’enquête vers les modes d’argumentation, les régimes d’administration de la preuve pro-pres à tel ou tel auteur, ou rechercher les élé-ments « matriciels » spécifiques d’une disci-pline, avec ses « théories » et variables de base, ses sources documentaires et de méthodes qui fondent un « métier » et une école de recher-che 1. De son côté, dans une toute autre sphère de recherche, Alain Vaillant prône une « his-toire de la communication littéraire », étayée sur de larges corpus de « textes », et ouverte à toutes sortes de réalités (les dispositifs éduca-tifs, les relations du texte littéraire avec le sys-tème de presse, etc.) 2. Dans tous les cas, l’enjeu est de déboucher sur une histoire réflexive de la notion d’œuvre et d’activité intellectuelle et d’en dégager les multiples couches de sens.

Mais le plus grand défi d’une histoire intel-lectuelle reste de rapporter des œuvres à un contexte historique donné et aux interroga-tions d’une époque afin de les éclairer correc-tement. Certes, les termes de « mentalité » ou d’« esprit d’époque » paraissent un peu désuets après les critiques de tous ceux (Foucault au premier chef) qui ont affirmé leur scepticisme à l’égard des groupements tout faits et des syn-thèses données d’avance dans les histoires de l’esprit humain proposées jadis par Voltaire, Bourreau-Deslandres, Hegel ou Taine. Mais

(1) Ibid.(2) Alain Vaillant, « Pour un histoire de la communica-

tion littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, 3, 2003, p. 549-562.

nous plaiderons néanmoins pour un retour à une histoire « civilisationnelle », dans la lignée plutôt d’un Paul Hazard ou d’un Paul Béni-chou, et plus récemment, d’un Marc Fumaroli en France ou des historiens de l’École de Cam-bridge avec Quentin Skinner et John A. Pocock. Celle-ci mêlerait deux types d’enquête en sui-vant leur entrecroisement : une histoire des idées (grandes doctrines philosophiques, pro-duction littéraire, idéologies politiques) atten-tive à leur dimension langagière, articulée à un contexte que définit une histoire culturelle des idées saisie à travers l’examen des mécanismes de « champ » et « d’institution » (production concurrentielle des idées, réception et diffu-sion) et « d’archive » (concurrence, resurgisse-ment et reformulation des discours anciens dans le présent), ce afin d’unir les conditions socia-les de la vie et les conditions morales. La mise en œuvre d’un tel projet passe donc par l’éta-blissement d’un large contexte, si l’on postule que l’intelligence et ses promoteurs sont, d’une part, une réponse à l’histoire, et que, d’autre part, l’ensemble contextuel reste, non un cadre contraignant, mais plutôt l’espace des possi-bilités d’une communication autonome – eu égard la double autonomie partielle des intel-lectuels et des artistes dans la société et celle de la pensée/sensibilité. Dans cet espace contex-tuel, les productions intellectuelles ne dépen-dent pas de manière passive du contexte selon l’enseignement des théories du « reflet » ; elles ont leur dynamique langagière propre et une capacité spécifique à interroger le réel en train de se constituer (structure réflexive de la litté-rature, mais aussi de certaines grandes œuvres de philosophie politique) ou de l’exposer sur le quasi-mode de « l’action » (théorie des speech acts) dans les œuvres de la pensée politique.

Pouvoirs du langageL’École de Cambridge (John A. Pocock, Quen-tin Skinner) a permis ainsi de réhabiliter l’étude

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fine des discours intellectuels, soit via la (classi-que) critique des sources, soit par le biais d’une recherche sur l’historicité des grands concepts de la philosophie politique replacés dans leurs différents contextes temporels et spatiaux : la notion de virtu machiavélienne n’a plus la même signification dans la Florence du 16e siècle, dans l’Angleterre du 17e siècle ou dans l’Amérique du 18e siècle 1. Disons-le sans fioritures : il s’agit là tout simplement d’un art de lire les grands tex-tes, puisque ceux-ci s’avèrent toujours à la fois les plus concertés et les plus immaîtrisables 2.

Quant à réfléchir à l’apport de la littérature, ce serait, pour l’historien, se pencher au-des-sus de l’inconnu des conduites et des mœurs, poursuivre en compagnie du romancier une réflexion interrogative sur l’opacité du devenir moderne. Ainsi, au début du 19e siècle, la littéra-ture explore les aléas de l’intrigue démocratique et de la nouvelle sociologie historique quand, avec le roman réaliste, elle met en œuvre une démarche de typologie descriptive (la présocio-logie des Études de mœurs balzaciennes) favorable à l’établissement d’un contrat de lecture égali-taire entre l’auteur et une masse de lecteurs avi-des de trouver des repères dans un monde « tout en creux » (Félix Davin, 1835) 3. Inversement, avec le courant symboliste et ses formes d’ex-ploration du moi, politiquement influencé chez certains de ses écrivains par la geste violente de

(1) Sur l’École de Cambridge, voir Julien Vincent, « Concepts et contextes de l’histoire intellectuelle britannique : l’“École de Cambridge” à l’épreuve », Revue d’histoire moderne et contempo-raine, avril-juin 2003, p. 187-207.

(2) Nous suivons ici les belles réflexions de Claude Lefort à propos de Tocqueville, Marx et Machiavel : « Je me suis tou-jours efforcé de restituer à la fois ce qu’il y avait de délibéré, de concerté, dans la pensée de l’écrivain et ce qui s’avère non maîtrisable pour lui-même, ce qui l’emporte ou le déporte constamment hors des “positions” qu’il a rejointes ; bref ce qui fait les aventures de la pensée dans l’écriture. » (« Philoso-phe », in Écrire : à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 337-355)

(3) Voir Judith Lyon-Caen, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, 630, 2, avril 2004, p. 303-331.

l’anarchisme d’alors, la littérature explore et révèle à sa façon la crise politique des années 1890, caractérisée par la contestation à l’égard de la démocratie libérale et parlementaire 4. Plus largement, le texte littéraire donne une forme d’accès privilégiée aux représentations contra-dictoires qui animent la société dans la mesure où elle les présente, le plus souvent, sous la forme d’un romanesque dialogique, polysémi-que, vecteur d’ambiguïté sémantique 5. Un pas-sionnant travail récent sur le roman français du 19e siècle nous révèle un exemple de cette opa-cité sociale et politique révélée par la parcelli-sation des langages exemplairement enregistrée par un Balzac 6 ; la volonté de montrer les divers sociolectes passe, notamment, par le recours croissant à l’oralité, voire à l’argot (Les Miséra-bles), par la quête des styles professionnels (cf. l’ex-pression de Flaubert) qui permet de mieux saisir la nature des clivages entre les distinctes catégo-ries de Français au 19e siècle 7. En parlant sur le mode interrogatif, la littérature fournit à l’his-toire intellectuelle des matériaux d’un discours social au second degré en vertu du travail exercé par la « littérarité » (la valeur esthétique) sur tous les matériaux de la parlure sociale. Ainsi des visions du monde, de l’idéologie (brute) jaillis-sent par le biais d’une poétique romanesque qui offre un vrai tissu conjonctif entre langue, culture, politique et littérature.

(4) Nelly Wolf, Le Roman de la démocratie, Saint-Denis, Pres-ses universitaires de Vincennes, 2003.

(5) Voir, pour le dialogue, tout au long du 19e siècle, entre Ancien Régime et société démocratique nouvelle, le beau livre de Mona Ozouf, Les Aveux du roman : le dix-neuvième siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Fayard, 2001. Plus généra-lement, sur l’étude des rapports entre littérature et histoire dans une optique qui inscrit le social dans la textualité en vertu d’une nouvelle narratologie, distincte donc de la veine macro-sociologique héritée de Luckacs et Lucien Goldmann qui pré-tendait révéler le social dans le texte, voir La Politique du texte : enjeux sociocritiques. Pour Claude Duchet, Lille, Presses univer-sitaires de Lille, 1992.

(6) Voir sur cette polyglossie, le livre de Philippe Dufour, La Pensée romanesque du langage, Paris, Seuil, 2004.

(7) Ibid., p. 124-135.

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Mais la question devient alors celle du ras-semblement des faits dispersés. De quels outils et méthodes dispose-t-on pour cette histoire contextuelle qui unit histoire interne des idées et une histoire culturelle des idées davantage soucieuse des pratiques intellectuelles 1 ? Indi-quons au moins deux pistes méthodologiques qui permettent cette union : une approche en termes de « réception » des idées et celle sur les conditions polémiques du débat intellectuel dans le cas de grandes controverses.

Combiner approche interne et externe des idéesUne histoire des formes d’appropriation intel-lectuelle et des usages des textes relève de cette combinaison. Qu’il s’agisse d’une histoire de la réception des idées et des textes ou d’un façon-nage socio-intellectuel des productions intel-lectuelles à travers le jeu éditorial, « l’œuvre » n’est plus close sur elle-même mais devient du sens sédimenté dans l’espace social ; elle n’est pas non plus un simple reflet de l’histoire mais un de ses facteurs 2. Dans le cas d’une histoire

(1) Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage qui constitue un essai d’application de la prescription présente, Histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres : culture et politique, Paris, Nouveau Monde, 2006.

(2) Nous retenons ici cette interprétation modérée du « lin-guistic turn », qui est celle de l’École de Cambridge, et qui vise à récupérer la dimension rhétorique des idées afin de montrer qu’une grande œuvre ne se réduit pas au statut de document. Il s’agit plus largement d’envisager un nouveau rapport entre « pensée » et « réalité » sous les termes d’« expérience » et « signification », en disant qu’une interprétation créatrice de l’expérience modèle aussi la réalité et donc que le langage n’est pas simplement un medium relativement transparent, mais qu’il répond à l’expérience et la façonne en partie. Le meilleur moyen de suivre le débat sur cette proposition historiographi-que, un peu caricaturée en France par Roger Chartier (qui n’en retient que les aspects les plus extrémistes), consiste à lire les différents articles parus dans l’American Historical Review en 1987-1989. Notamment celui John E. Toews dont nous avons résumé les idées ci-dessus, « Intellectual History after the Lin-guistic Turn : The Autonomy of Meaning and the Irreduc-tibility of Experience », American Historical Review, 4, octo-bre 1987, p. 879-907 ; et celui de David Harlan, plus proche d’un paradigme poststructuraliste marqué par la French Theory, « Intellectual History and the Return of Littérature », Ameri-can Historical Review, 3, juin 1989, p. 581-609.

de la réception, des travaux récents ont enquêté sur la rencontre épistolaire entre un auteur et ses lecteurs afin de réfléchir aux mécanismes de façonnement du moi lisant et aux bricola-ges d’identité qui en résultent 3. D’autres étu-des se penchent plutôt sur les modalités selon lesquelles une « communauté interprétative » s’approprie un corpus d’auteur(s) et l’ouvre aux différentes lectures. Dominique Pestre étudie ainsi les débats autour de la physique einstei-nienne dans les cercles de physiciens français des années 1920 et 1930 et il montre bien, avec le cas d’un Paul Langevin, le travail de réamé-nagement de l’interprète. C’est là aussi tout la démarche d’un Pocock avec son grand ouvrage consacré à l’histoire des diverses interpréta-tions de Machiavel dans la pensée anglaise du 17e et 18e siècles, ou de l’enquête sur Descartes menée par Stéphane Van Damme afin de com-prendre la construction d’une « grandeur » phi-losophique à partir des premiers cercles mon-dains français au milieu du 17e siècle, puis des différents cercles de lecteurs en Europe 4.

Faut-il pour autant s’abstraire du sens pre-mier des œuvres, des « intentions primaires » de l’auteur, au motif que tout texte connaît des interprétations, et que, selon les tenants les plus radicaux du « linguistic turn », l’auteur serait absent, que l’audience serait inconnue et que le texte exsuderait, librement, des significations ? Cette position extrême décontextualise la lec-ture au profit de celui qui est « devant » le texte (le nouvel interprète ou « reader-response » de Stanley Fish 5), et au détriment de celui qui se trouve « derrière » (l’auteur). Or, des histo-riens des idées, tel un Quentin Skinner, cher-

(3) Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie : les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.

(4) Stéphane Van Damme, Descartes, Paris, Presses de Scien-ces Po, 2002, chap. 1 « Des savoirs cartésiens en action ».

(5) Stanley Fish, Is There a Text in This Class ? The Autho-rity of Interpretative Communities, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1980.

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chent bel et bien à retrouver ces « intentions primaires » (ce qu’un auteur écrit et veut dire, avec quelles intentions performatives, et pour quel public précis), tout en examinant la récep-tion diffractée des œuvres. Mais si l’École de Cambridge reste fort peu intéressée par une approche sociale des acteurs intellectuels, l’his-toire intellectuelle aurait tort de se couper de cette approche qui fut l’un des points forts de l’histoire des intellectuels. Ainsi les études de réception ont aussi été axées sur la média-tion éditoriale et journalistique, afin d’en illus-trer le rôle créatif capital dans la définition d’une œuvre. Le médiateur est prescripteur et il façonne (via, par exemple, le paratexte, le format, le prix) plus ou moins largement un contenu. Les mécanismes éditoriaux qui tou-chent, par exemple, la politique de la traduc-tion, ou ceux qui affectent la politique de l’es-sai dans les années 1920 sont typiques d’une histoire des contenus intellectuels au prisme du socioculturel mis en jeu par les acteurs de l’édition 1. Ceux-ci en effet tendent à orienter le livre érudit traditionnel d’avant-guerre, de format in octavo, vers la sphère du livre d’ac-tualité et de l’essai politique, au format in duo-decimo, plus maniable, et assimilé de surcroît à l’ouvrage littéraire. L’éditeur reconfigure ainsi par des procédures matérielles précises le jeu des genres littéraires et contribue à orienter la production intellectuelle.

Un autre pont entre histoire des idées et histoire culturelle des pratiques intellectuelles serait celui lancé par l’examen des controver-ses ou disputes intellectuelles. Inscrit au départ dans le champ de la sociologie des sciences, ce terrain de recherche fait désormais l’objet d’en-quête de la part d’historiens investis dans les tra-

(1) François Chaubet, op. cit., chap. 4 et 5. Nous renvoyons plus généralement aux réflexions de Roger Chartier sur cette histoire matérielle de la lecture proposées dans « communau-tés de lecteurs » (in Culture écrite et société : l’ordre des livres (xvie-xviiie siècles), Paris, Albin Michel, 1996, p. 133-154).

vaux d’histoire des intellectuels 2. En effet, dans le cadre d’une polémique intellectuelle d’une certaine ampleur – définie comme différend public entre pairs –, ce sont les idées, et leurs porte-parole, que l’on prend alors vraiment au sérieux, dans la dimension performative de leurs arguments (rien n’est joué d’avance dans une controverse), jusqu’aux effets cognitifs et politiques de ceux-ci (créer, éventuellement, un nouvel état dans la société à l’image de l’abou-tissement dreyfusard). Ainsi, en remontant à des situations d’effervescence intellectuelle ini-tiale, ce que l’on envisageait traditionnellement comme « cause » et comme processus linéaire devient « conséquence » et résultat incertain : la philosophie des Lumières a pu être présentée par Antoine Lilti, moins comme une cause des controverses entre les encyclopédistes et leurs adversaires, que comme conséquence de celles-ci 3. Se concentrer sur la controverse permet aussi de (dé)mêler la part des démarches straté-giques dans le comportement des acteurs (inter-prétable en termes de capital social ou d’habileté rationnelle) et celles plus strictement argumen-tatives mises en jeu dans les dispositifs de parole publique. Il s’agit ainsi de tenir ensemble l’ana-lyse des dispositifs socioculturels sous-jacents à la parole intellectuelle (propos oraux, corres-pondance privée, interventions publiques dans des cadres, eux aussi, différenciés) et le déploie-ment de celle-ci dans sa dimension proprement communicationnelle.

Mais, au-delà de ces procédés d’investiga-tion, l’histoire intellectuelle doit donc affron-ter la question des rapports entre les faits de conscience créatifs et les données politiques et sociales qui caractérisent une époque donnée.

(2) Voir le dernier numéro de Mil neuf cent. Revue d’his-toire intellectuelle, « Comment on se dispute : les formes de la controverse de Renan à Barthes », 25, 2007.

(3) Antoine Lilti, « querelles et controverses. Les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », ibid., p. 13-28.

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Mise en rapport des différents ordres de réalitéCarl E. Schorske, l’historien américain de la Vienne fin de siècle 1, a livré une étude exem-plaire de ces rapports. Sa méthode d’investi-gation mêle approche diachronique (pour sai-sir l’évolution d’un domaine du savoir, de l’art) et l’approche synchronique (pour comprendre leur relation avec l’ensemble du contexte poli-tique et social). Plus généralement, il s’agit de saisir les différentes sphères d’activité intellec-tuelle et leurs productions, puis à relever tou-tes les interrelations en leur sein et à l’extérieur d’elles. Ces interrelations se jouent d’abord à l’intérieur des relations intradiscursives d’une sphère intellectuelle donnée (la philosophie, la littérature avec leur gamme d’œuvres), dont il convient de connaître l’ensemble des débats, présents et passés, au sein de ce que l’on peut appeler « l’archive » : nulle histoire possible du surréalisme sans maîtrise par les futurs sur-réalistes du cours amont des Lettres pendant (au moins) les cinquante dernières années. On rencontre ensuite les relations interdiscursives entre deux domaines intellectuels ou artisti-ques distincts, mais qui partagent une recher-che similaire eu égard les interrogations poli-tiques et sociales communes d’une époque : ainsi le « classicisme moderne », identifiable aussi bien dans une partie de la littérature (la NRF) que dans les arts de l’entre-deux-guer-res français (architecture du Trocadéro, pein-ture de Derain) 2, répond à la recherche, par une grande partie des élites, d’une réévaluation intellectuelle et artistique critique de la pensée et des sensibilités.

Enfin les relations extradiscursives articulent l’horizon du politique et du culturel. Pour par-venir à mener cette investigation globale, une « intrigue » narrative peut s’avérer utile à l’his-

(1) Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle : politique et culture, Paris, Seuil, 1983.

(2) Ibid., chap. 2 « Exprimer la crise : modernité et tradi-tion ».

torien. On le savait intuitivement depuis Wal-ter Scott, on le sait désormais théoriquement depuis la large divulgation des travaux de Paul Ricœur, c’est au récit, à travers le dessein de suivre l’ensemble des fils qui révèlent les liens multiples au sein d’un contexte donné, d’assu-mer une quasi-fonction coactive en s’appuyant sur une mise en intrigue intellectuelle, à la fois orientation de la narration et rassemblement des matériaux dispersés. Ainsi est-ce le reflux, à partir de 1880, du libéralisme politique qui explique le repliement de certains artistes, la naissance de recherches artistiques ou l’émer-gence de savoirs élitistes, autoréférentiels et avides d’exploration intérieure (la psychanalyse en est le symbole). À l’inverse, dans la France de l’entre-deux-guerres, une approche artisti-que et intellectuelle plus conforme aux atten-tes du public moyen, une certaine prédilec-tion attachée aux valeurs de lisibilité, de clarté intellectuelle ou du raisonnable (classicisme moderne des formes artistiques, néorationa-lisme philosophique), apparaît, chez beau-coup d’hommes de culture, l’équivalent d’un engagement politique libéral. Celle-ci peut être, ici, la conscience de la jeunesse intellec-tuelle des années 1815-1830 d’être emportée dans un mouvement historique dont le sens unitaire s’est perdu, là la confrontation tra-gique de la modernité et de l’histoire dans la Vienne fin de siècle, ailleurs la volonté juste-ment de concilier l’histoire et la dite moder-nité dans la France des années 1920 et 1930. Il reste que ces reconstitutions ne peuvent avoir aucune prétention à la totalité homogène (de type Zeitgeist, esprit d’époque) dans la mesure où la culture moderne est fondée sur la frag-mentation croissante de ses sphères d’activité et que les mises en intrigue de séries, parfois très hétérogènes les unes aux autres, ont leurs limites 3. Mais de leur qualité dépend certaine-

(3) Le livre de Schorske, par exemple, est une suite d’essais plutôt qu’une forme métanarrative.

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Page 13: Enjeu - Histoire Des Intellectuels, Histoire Intellectuelle

FRANÇOIS CHAUBET

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ment de tenir ensemble l’ambition de situer correctement le rôle de certaines œuvres intel-lectuelles et artistiques dans l’histoire générale, tout en refusant de les réduire au simple rang de symptôme mimétique de celle-ci.

À l’issue de ce bref panorama, qui voit la tra-ditionnelle histoire des idées passer d’une his-toire des significations à une histoire des intel-lectuels, celle-ci axée surtout sur une étude des fonctions (de la socialisation intellectuelle) et des usages (des différentes productions intellectuel-les dans leur circulation), le plaidoyer en faveur d’une histoire intellectuelle vise donc à conju-guer ces trois types d’approche, sans craindre de multiplier les variations d’angles de prises de vue. Cette invitation à une telle enquête peut, cer-tes, être toujours liée à un classique programme d’histoire de l’engagement politique, dans l’exa-men de ses composantes scientifiques et tech-niques, ainsi que le rappelait Vincent Duclert. On peut aussi, comme l’établirent des historiens ou des littéraires jadis, et comme nous y invitait

récemment Michel Trebitsch 1, ouvrir plus large-ment, plus synthétiquement aussi, l’histoire des intellectuels sur l’histoire tout court des sociétés contemporaines. Dans le monde de la moder-nité, où la production de la société est de plus en plus de nature médiatique et informationnelle, l’esprit se trouve en face de lui-même et donc confronté en permanence à ses représentations et à celles d’autrui. Ce simple constat suffit à (re)donner à une histoire des idées renouve-lée, ainsi qu’à l’étude de ses multiples représen-tants, la place centrale que leur confère de facto la réflexivité propre aux sociétés modernes.

François Chaubet est maître de conférences habilité à l’uni-versité de Tours et chercheur rattaché au Centre d’histoire du 20e siècle de Sciences Po. Ses travaux portent sur l’histoire des intellectuels aux 19e et 20e siècles et sur l’histoire des rela-tions culturelles internationales. Il a récemment publié La Politique culturelle française et la diplomatie de la langue : l’Al-liance française (1883-1940) (L’Harmattan, 2006) et une Histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres (Nouveau Monde, 2006). ([email protected])

(1) Michel Trebitsch, op. cit.

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