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Pratiques psychologiques 18 (2012) 23–36 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Psychologie clinique Enjeux identitaires et relationnels des MMORPG Identity and relational stakes in MMORPG V. Donard , Équipe de recherche en cyberpsychologie 39, avenue Franklin-Roosevelt, 75008 Paris, France Rec ¸u le 12 avril 2011 ; accepté le 28 avril 2011 Résumé Un MMORPG (massively multiplayer online role playing game) est un jeu de rôle en ligne pouvant regrouper sur Internet plusieurs milliers d’individus connectés simultanément. Héritier du jeu de rôle tradi- tionnel, dont il conserve de nombreuses caractéristiques telles que la possibilité d’incarner un personnage évolutif, le MMORPG diffère des autres types de jeu vidéo par l’expérience sociale qu’il propose à son utilisateur. Centré sur le facteur relationnel du MMORPG, cet article prend appui sur deux approches dif- férentes : d’une part, les théories psychodynamiques, qui permettent d’en cibler les enjeux inconscients (immersion dans l’univers virtuel, lien identitaire à l’avatar) et, d’autre part, la psychologie sociale qui en explore le facteur relationnel et socialisant (groupes, discrimination et identité sociale). Ainsi, cet article en vient à rendre compte d’interactions existant entre la construction identitaire du joueur et sa relation au groupe. © 2011 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : MMORPG ; Psychanalyse ; Psychologie sociale ; Relation ; Construction identitaire ; Avatar ; Endogroupe ; Exogroupe ; Identité sociale ; Cyberpsychologie Abstract A MMORPG is an online role-playing game, which is susceptible to simultaneously gather several thousands of Internet users. It derives from the traditional role-playing games, of which it preserves numerous characteristics, such as the possibility to embody a character that can evolve. However, it differs from other types of video games by the social experience it provides to its user. Centred on the relational dimension of the MMORPG, this article draws on two different approaches. On one hand, psychodynamic theories will allow us to target its unconscious stakes (such as the immersion in a virtual world, or the Adresse e-mail : [email protected] Directrice de l’Équipe de recherche en cyberpsychologie, département de recherches de l’EPP. Membres : P. Berget, M. Cramet, V. Gantelmy d’Ille, C. Mörch, A. Parquier, E. Simar. Ont également contribué à cet article : G. Gardien, A. Livadiotti, A. Radillo, B. Virole. 1269-1763/$ see front matter © 2011 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.prps.2011.04.002

Enjeux identitaires et relationnels des MMORPG

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Pratiques psychologiques 18 (2012) 23–36

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Psychologie clinique

Enjeux identitaires et relationnels des MMORPG�

Identity and relational stakes in MMORPG

V. Donard , Équipe de recherche en cyberpsychologie39, avenue Franklin-Roosevelt, 75008 Paris, France

Recu le 12 avril 2011 ; accepté le 28 avril 2011

Résumé

Un MMORPG (massively multiplayer online role playing game) est un jeu de rôle en ligne pouvantregrouper sur Internet plusieurs milliers d’individus connectés simultanément. Héritier du jeu de rôle tradi-tionnel, dont il conserve de nombreuses caractéristiques telles que la possibilité d’incarner un personnageévolutif, le MMORPG diffère des autres types de jeu vidéo par l’expérience sociale qu’il propose à sonutilisateur. Centré sur le facteur relationnel du MMORPG, cet article prend appui sur deux approches dif-férentes : d’une part, les théories psychodynamiques, qui permettent d’en cibler les enjeux inconscients(immersion dans l’univers virtuel, lien identitaire à l’avatar) et, d’autre part, la psychologie sociale qui enexplore le facteur relationnel et socialisant (groupes, discrimination et identité sociale). Ainsi, cet articleen vient à rendre compte d’interactions existant entre la construction identitaire du joueur et sa relation augroupe.© 2011 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : MMORPG ; Psychanalyse ; Psychologie sociale ; Relation ; Construction identitaire ; Avatar ; Endogroupe ;Exogroupe ; Identité sociale ; Cyberpsychologie

Abstract

A MMORPG is an online role-playing game, which is susceptible to simultaneously gather severalthousands of Internet users. It derives from the traditional role-playing games, of which it preservesnumerous characteristics, such as the possibility to embody a character that can evolve. However, it differsfrom other types of video games by the social experience it provides to its user. Centred on the relationaldimension of the MMORPG, this article draws on two different approaches. On one hand, psychodynamictheories will allow us to target its unconscious stakes (such as the immersion in a virtual world, or the

Adresse e-mail : [email protected]� Directrice de l’Équipe de recherche en cyberpsychologie, département de recherches de l’EPP. Membres : P. Berget,

M. Cramet, V. Gantelmy d’Ille, C. Mörch, A. Parquier, E. Simar. Ont également contribué à cet article : G. Gardien, A.Livadiotti, A. Radillo, B. Virole.

1269-1763/$ – see front matter © 2011 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.prps.2011.04.002

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identification to one’s avatar), and on the other hand, social psychology will help us explore the relationaland socialising dimension (groups, discrimination and social identity). This article therefore testifies of aseries of interactions existing between the player’s identity construction and his relation to the group.© 2011 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Keywords: MMORPG; Psychoanalyse; Social psychology; Relation; Identity construction; Avatar; In-group; Out-group;Social identity; Cyberpsychology

Notre équipe de recherche s’inscrit dans ce domaine émergent et en pleine expansion qu’estla « cyberpsychologie ». Ce terme, couramment employé dans les pays anglo-saxons comme auCanada, est encore peu usité en France et peut par conséquent dérouter. Benoît Virole définitcette discipline, encore naissante sur le plan épistémologique, comme « l’étude du couplage entreles processus psychiques et les systèmes d’actions virtuelles » (Virole, 2003, p. 6). Elle trouvesa légitimité dans les processus psychologiques qualitativement nouveaux qu’elle se proposed’observer, dans les relations du sujet contemporain et des groupes sociaux aux technologiesnumériques.

De nombreux chercheurs et cliniciens se sentent aujourd’hui concernés par la nouvelle donnede la révolution numérique et par les répercussions que l’usage intensif de l’outil informatiquepeut avoir sur l’équilibre et le fonctionnement psychiques de son utilisateur. Si les possibilitésoffertes par la technologie ont transformé l’économie, l’information, la politique, l’interrelationdes tissus sociaux et des individus, la culture, les loisirs, il est en effet nécessaire de s’interrogersur leur répercussion sur le développement psychoaffectif du sujet1. Nous espérons que ce textetrouvera sa place dans le débat actuel sur les jeux vidéo et permettra de poser un jalon dans larecherche menée à ce sujet.

Nous avons choisi, pour cet article, de nous intéresser à un type de jeu vidéo que l’on nommeMMORPG (massively multiplayer online role-playing game), jeu de rôle en ligne « massivementmulti joueur », qui a la particularité de se jouer sur Internet, regroupant un grand nombre departicipants dans une même temporalité et un même espace virtuel2. La raison qui a déter-miné notre choix n’est pas basée sur le caractère addictif de ces jeux, maintes fois reprochéet critiqué, mais sur leur paradoxal facteur relationnel et socialisant, que nous souhaitons appro-fondir ici. Pour ce faire, nous avons élaboré un questionnaire semi-directif pour recueillir desdonnées cliniques et chercher à rencontrer des joueurs présentant des profils différents (âge,profession, investissement du jeu), pouvant nous éclairer sur les différents facteurs relationnelssous-tendus par cette pratique vidéo-ludique. Ce matériel clinique fera l’objet d’un prochainarticle, cependant des extraits de leurs témoignages nous permettront d’ores et déjà d’illustrer notreréflexion.

Parce que les MMORPG interrogent à leur facon la portée et la finalité du principe de relation,permettant de mettre en évidence la réalité intrapsychique du sujet tout comme ses modalitésinterrelationnelles, le choix des approches psychodynamique et psychosociale nous a semblé enadéquation avec le thème abordé et adapté à l’application du concept de relation à la « réalité

1 En France, nous pouvons citer les travaux issus de l’Observatoire national des mondes numériques (fondé par MichaelStora, Étienne Armand Amato, Thomas Gaon, Fanny Georges et Jean-Baptiste Labrune), du Centre médical Marmottan(dirigé par Marc Valleur), ainsi que ceux de chercheurs universitaires comme Bertrand Disarbois, Guy Jimenez, YannLeroux, Sylvain Missonnier, Serge Tisseron, Laurent Trémel, Benoît Virole et bien d’autres encore.

2 À ce titre, les MMORPG sont considérés comme un « nouveau paradigme dans les jeux vidéos » Yee (2006).

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virtuelle3 » (virtual reality–VR). En effet, la première permet d’envisager l’utilisateur comme unsujet complexe, négociant par le biais du jeu la mise au travail d’enjeux inconscients, et la secondenous rappelle qu’il est activement membre d’un groupe et possède également un panel relationnelétendu. Les deux approches permettent ainsi de mieux cibler sa construction identitaire dans sarelation à soi et aux autres.

En premier lieu, tentons toutefois de comprendre ce qu’est un MMORPG en jetant un brefregard sur ses origines. Nous pourrons alors nous centrer sur l’impact du MMORPG sous lesangles intrapsychique et relationnel.

1. Origines du massively multiplayer online role-playing game

1.1. Naissance du jeu de rôle papier

Lorsque l’on caractérise le MMOPRG comme un jeu de rôle (role-playing game), on le situecomme un héritier du jeu de rôle traditionnel ou « papier », dont l’historique est suffisammentsignifiant pour être mentionné ici. En effet, les jeux de rôle vidéo, si décriés aujourd’hui parcertains, sont les héritiers directs de formations militaires à la stratégie, les premières ayant faitleur apparition au xviiie siècle dans l’armée prussienne.

Au commencement fut donc le « kriegspiel » ou « jeu de guerre ». Il consistait à recréer desgrandes batailles historiques à l’aide de petites figurines de plomb en tenant compte de différentsfacteurs comme la disposition des troupes, leur armement, le type de terrain, et de faire varier cesfacteurs pour s’exercer à la stratégie. Le passage de la formation militaire au domaine strictementludique se fit dans les années 1960 aux États-Unis, lorsque ce principe fut reprit sous le termede « wargame » notamment par deux sociétés d’édition de jeux de société, Avalon Hill et SPI,qui éditèrent près de 400 wargames différents. En 1971, deux étudiants américains, lassés de cesbatailles immenses et trop réalistes, décidèrent de réduire, dans un premier temps, les simulationsstratégiques à des simulations tactiques impliquant moins de personnages, dans un jeu inspiré del’univers du Seigneur des anneaux décrit par Tolkien, et mirent au point chainmail. Puis, dansun second temps, ils décidèrent d’individualiser complètement chaque personnage pour qu’il n’yait qu’un seul joueur par rôle, dans le but de pousser l’immersion à son paroxysme. Gygax etArneson venaient, en 1974, de créer le tout premier jeu de rôle : Dungeons & Dragons. La routeétait ouverte à l’univers fantastique, mais surtout à l’appropriation par chacun des principes de cejeu, le phénomène du jeu de rôle papier se répandant alors dans le monde entier.

1.2. Règles et caractéristiques du jeu de rôle papier

Dans un jeu de rôle papier, il s’agit donc de réunir plusieurs joueurs autour d’une table, dansune aventure qui comporte un scénario, et où chacun tient le rôle d’un personnage. Le jeu derôle papier se situe ainsi à la frontière du théâtre et du jeu de société, et repose essentiellementsur les interactions verbales des joueurs, leurs productions imaginaires évoluant autour d’unscénario commun. Ce dernier ainsi que l’aventure qui s’y déroule au gré de l’action des joueurs

3 Le but de la réalité virtuelle est de faire percevoir à un utilisateur un monde artificiel (créé numérique-ment) ressemblant à un monde réel et de donner à cet utilisateur la possibilité d’interagir intuitivement etnaturellement avec ce monde ». Centre de réalité virtuelle de la Méditerranée (Aix-Marseille II). http://www.realite-virtuelle.univmed.fr/index.php%option=com content%view=category%layout=blog%id=1%Itemid=2%lang=fr,consulté le 01/09/10.

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sont proposés et dirigés par un joueur au statut particulier, le maître du jeu. Il garantit le bondéroulement de l’ensemble du jeu de rôle.

Au sein de ce monde imaginaire, les interactions des personnages sont généralement codifiéesau travers d’un ensemble de règles. Ce système est régi par le maître du jeu et permet de simulerles évènements s’y déroulant, malgré leurs infinies possibilités.

On peut tenter de définir les jeux de rôle papier par quelques pratiques communes. Ainsi,chaque personnage est défini par un historique personnel imaginé par son joueur, et par des forceset faiblesses quantifiées par une série d’attributs chiffrés. Ceux-ci représentent tant les caractéris-tiques physiques et intellectuelles innées que différentes compétences acquises qui évoluent au fildes réussites du joueur. Le déroulement d’un scénario comprend la réalisation d’une ou plusieursquêtes dans un univers appartenant à un thème fictionnel connu des joueurs. Quant aux actionsdes personnages, elles résultent d’une combinaison de leurs capacités et de l’intervention d’unfacteur aléatoire matérialisé par des jets de dés, le tout étant régulé par le maître du jeu.

1.3. Évolution vers le jeu vidéo Role-Playing Game et avènement du massively multiplayeronline role-playing game

L’idée d’adapter le jeu de rôle papier au format du jeu vidéo est apparue dans les années 1980,néanmoins avec des différences majeures, dues aux contraintes des différents supports. Ainsi, lejeu de rôle vidéo, souvent désigné sous l’acronyme RPG (Role-Playing Game), est un jeu quise joue seul. Le joueur est amené à incarner un avatar graphiquement représenté à l’écran, qu’ilfait évoluer dans l’univers virtuel du jeu en temps réel. Toutes les interactions du joueur se fontdonc avec la machine et le logiciel, qui propose des personnages non contrôlables appelés (PNJ)(personnages non-joueurs).

Schématiquement, l’on peut dire que les RPG vidéo ont gardé du jeu de rôle papier la richessedes intrigues et le fort potentiel de personnalisation et d’évolution des personnages. Ils ont pu,grâce à cela, se démarquer nettement des autres genres de jeux vidéo. En revanche, le supportnumérique, qui ajoute une dimension esthétique au jeu de rôle papier, perd sa composante sociale.Ainsi, il n’est plus question de débattre sur la meilleure décision à prendre lors d’un moment crucialde l’intrigue. Plus de verbalisations aux saillances lyriques et théâtrales ni de rebondissements duscénario improvisés par le maître du jeu. Malgré les efforts incessants des développeurs de jeuxvidéo pour accroître la liberté du jeu et la diversité des scénarios, le support numérique, de parsa constitution, reste toujours plus contraignant que l’imagination à l’œuvre dans les jeux de rôlepapiers.

Le développement d’Internet a fortement influencé les RPG vidéo, au point de permettrel’émergence d’un nouveau type de jeu vidéo : les MMORPG. Dans ce cas de figure, l’espace dejeu est fourni par un serveur informatique4, auquel des centaines, voire des milliers de joueurs seconnectent et se déconnectent à leur gré, dans un va-et-vient incessant plus ou moins coordonné.Le principe du MMORPG est donc de proposer un univers virtuel « qui ne s’éteint jamais », etdans lequel les joueurs peuvent apparaître et disparaître librement.

Le MMORPG garde du RPG ses aspects de personnalisation et d’évolution des personnagesincarnés par les joueurs (PJ). Comme dans le RPG, chaque PJ a une histoire et une partie duplaisir du jeu consiste justement à lui faire gagner de l’expérience. En revanche, l’intrigue n’estplus du tout centrale. Alors que l’expérience d’un RPG correspond à la narration relativement

4 Un serveur est une machine faisant fonction de fournisseur d’accès à un service dans un réseau d’ordinateurs.

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linéaire d’une histoire, le MMORPG n’a de scénario programmé que pour la phase de montée deniveau des avatars. Une fois atteint le niveau maximal, le joueur n’a plus de quête proposée parla machine. Les buts du jeu deviennent autres, ils sont créés par les joueurs eux-mêmes (Genvo,2009). On mentionnera par exemple la collection d’objets rares, qui augmentent la puissance desavatars, ainsi que la gestion ou l’appartenance à une guilde de renom, pour améliorer son statutsocial.

2. La relation à soi dans un massively multiplayer online role-playing game

2.1. Bases théoriques

La théorie psychanalytique introduit de facon nuancée au terme « relation », l’employant aussibien pour cibler les liens entre des individus que pour définir le rapport pulsionnel d’un sujetà un objet. Le fondateur de la psychanalyse n’utilisant que très rarement le terme de « relationd’objet », l’on peut soutenir que ce dernier, qui signifie pour la psychanalyse contemporaine « lemode de relation du sujet avec son monde » (Laplanche et Pontalis, 2004, p. 404) ne fait pas partiede l’appareil conceptuel freudien, l’objet demeurant pour Freud le moyen que se donne la pulsionpour atteindre son but. Fairbairn est en grande partie responsable de l’évolution de la notion derelation d’objet, car, chez cet auteur, aussi bien la source que le but pulsionnel vont s’estomperen raison de la primauté de l’objet5.

La notion de relation d’objet sous un angle kleinien apporte toutefois un distinguo importantaux approches citées, à savoir que toute relation avec un objet externe contribue ou entrave, par sonintrojection, la relation structurante à un bon objet interne. Il est ainsi non seulement envisageablede penser une relation au sein même du psychisme, mais il est démontré que seule cette relation àun bon objet interne, amenée par la relation externe à un objet étayant, permet le développementpsychoaffectif harmonieux du sujet. En effet, c’est grâce à l’identification à ce bon objet interneque le sujet pourra se reconnaître lui-même comme « bon », dans tous les sens du terme.

Toujours en ce qui concerne la relation à soi, et approchant sous un autre angle ce qui vient d’êtreénoncé, rappelons que si l’être humain ne parvient à se construire que dans un jeu d’identificationsprojectives et introjectives, c’est parce que son regard, intériorisant celui de l’autre, lui permetd’assigner à ce qu’il percoit de lui-même, grâce à ce jeu de miroirs, un pronom personnel : je. Lepremier miroir offert au nourrisson est, nous dit Winnicott, 1966 le visage de sa mère6. En ce quiconcerne le « stade du miroir » tel que le concoit Lacan, celui-ci se joue dans la rencontre entrele reflet percu et la qualité de la parole de l’« Autre » qui informe le sujet de son identité, voire deson être propre. Parole qui trouve sa force dans sa nouveauté, venant d’ailleurs, d’un autre noncontrôlable et non prévisible. Ainsi, l’adulte qui signifie au petit d’homme sidéré par son proprereflet : « c’est bien toi », permet « l’assomption jubilatoire » du je de l’infans par l’identification àson image percue dans le miroir7. C’est donc le regard de l’autre qui, d’une facon ou d’une autre,éclaire notre connaissance de nous-mêmes et nous permet d’expérimenter le sentiment d’exister.

La modalité winnicottienne d’approche de la relation réserve à cette dernière une partimportante de créativité. Winnicott, 1971a,b affirme en effet qu’il existe chez le nourrisson une

5 C’est là la posture du Middle-Group, auquel Fairbairn appartenait et dont faisaient également partie les époux Balint,M. Milner, E. Sharpe, M. Khan et D.W. Winnicott.

6 « Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même ».D. W. Winnicott (1971a,b, 2000), p. 155.

7 Voir J. Lacan (1949, 1996), p. 94.

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potentialité créatrice originaire, avant tout phénomène postérieur d’introjection et de projection.Chaque mère – et extensivement chaque parcelle du monde – est créée par son enfant, et cettecréation plonge ses racines dans un « potentiel créatif » que Winnicott nomme « créativitéprimaire » ou encore « capacité d’aimer ». C’est ici, dans ce moment paradoxal où la subjectivitéde l’enfant fait l’expérience d’une objectivité externe qui non seulement se donne à trouvermais qui se laisse créer, et dans l’espace potentiel – ou aire transitionnelle – qui naît à partir decette première relation à l’objet, que se jouent en même temps l’avènement de l’autre en tantqu’autre et l’avènement du sujet à soi-même8. Caractérisée par l’illusion et donc possédant uncaractère éminemment virtuel, cette aire constitue l’espace où tout ce qui arrive est symboliquede l’union ou de la non-séparation entre le bébé et sa mère ou son environnement plus élargi9. Cetespace une fois intériorisé chez l’adulte sera le lieu où se joue tout investissement sublimatoire.L’on comprend ainsi que cette notion puisse être utile pour approcher la question de la relationvirtuelle médiatisée par ordinateur10, l’espace offert par le support numérique étant égalementcaractérisé par l’illusion et par des actions à la fois concrètes et virtuelles.

2.2. Le rôle identitaire de l’avatar

2.2.1. L’avatar, soi et autre que soiDans cet espace potentiel tel que l’a défini Winnicott, à mi-chemin entre réalité interne et réalité

externe, l’avatar est le support des projections fantasmatiques inconscientes du sujet. À défautd’être un calquage parfait de la réalité, il lui permet d’accomplir des actes qui lui sont impossiblesautrement. La facon de jouer est donc un reflet personnel, individuel de la personnalité du joueur,et ce, surtout à travers le choix millimétré de son personnage et son utilisation. La création d’unpersonnage numérique est ainsi ipso facto génératrice d’un lien entre le joueur et son avatar. Ainsi,un homme d’une cinquantaine d’années, cadre supérieur et jouant à world of warcraft (WoW)« pour se détendre », reconnaît qu’il « aime faire des personnages partageant avec (lui) des pointscommuns, à la facon d’un clin d’œil ». Ce lien peut donc être identitaire, la personne projetantalors des qualités et des comportements qui lui sont propres, comme dans un miroir. Cependant,ce miroir n’a pas la même fonction que celle exercée par le regard d’autrui (section 2.1.), cedernier étant indispensable à la validation du reflet comme reflet de soi. Le lien à l’avatar peutaussi apparaître sous un angle surmoïque, l’individu projetant sur son double numérique ce qu’ilaimerait être ou avoir été, accomplir ou avoir accompli.

Mais ce personnage virtuel peut également incarner l’autre sous différentes formes. En premierlieu, le joueur qui exerce son emprise sur l’avatar étant maître et spectateur de son destin, il peutprojeter sur lui ses fantasmes agressifs ou sexuels en évitant, grâce à l’évidence d’avoir affaireà un personnage virtuel, la culpabilité qui en résulterait dans la vie concrète. « On éprouve de lajoie quand le boss tombe ». En effet, le jeu vidéo offre dans la plupart des cas, lorsque sa difficultén’est pas rebutante, une place au principe de plaisir nettement supérieure à la réalité, proposant ausujet une expérience du tout, tout de suite. Les pulsions, qu’elles soient libidinales ou agressives,trouvent ainsi à satisfaire leur but avec une aisance qui explique en grande partie le potentieladdictif de ces jeux.

8 Voir notamment « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1951–1971, 2000) et « L’utilisation de l’objetet le mode de relation à l’objet au travers des identifications » (1971, 2000).

9 Voir à ce propos « L’enfant dans le groupe familial » (1966, 2000), p. 150.10 « Computer mediated relation » (CMR). S. Turkle and M. Civin (1995–1999).

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Par ailleurs, Tisseron a constaté que la relation du joueur à son avatar peut contribuer à untravail de deuil, amenant à élaborer la disparition sur une autre scène que celle de la réalité,en permettant de donner à l’autre un corps virtuel qui rend l’absence supportable et favorisela progressive pérennisation de l’objet disparu. La relation à l’avatar peut également aider àparachever l’introjection d’un bon objet, apportant un nouvel étayage narcissique qui peut prendrele relais de l’environnement proche lorsqu’il n’a pas été suffisamment contenant (Tisseron, 2009).

2.2.2. Recherche narcissique d’une perfection esthétiqueUn autre facteur qui contribue grandement à la popularité des MMORPG est lié aux progrès

des techniques numériques qui ajoutent une dimension esthétique à l’expérience de jeu. Cettedimension se retrouve notamment dans l’exploration du corps de son avatar, de celui des autreset de l’environnement proposé par le logiciel. Cette expérience esthétique favorise la sensationd’immersion dans le jeu que Tisseron et al., 2006 ont par ailleurs rapproché des premières expé-riences affectivo-sensorimotrices du nouveau-né. Leur analyse traite les aspects d’exploration dumonde, de choc esthétique et d’ajustement des conduites selon le principe de l’essai-erreur.

Il existe en effet un réel plaisir à se voir évoluer physiquement – les capacités de mobilitédes avatars s’améliorant de jour en jour –, à se vêtir et à améliorer l’apparence corporelle deson personnage selon ses goûts. Il y a quelques années, seule une bidimension de la taillede l’écran pouvait être explorée. Aujourd’hui, dans la plupart des jeux, le joueur ne ressentplus les limites du territoire à découvrir. Cependant, pour faire physiquement l’expérience decette exploration, le joueur a besoin de prendre corps dans l’environnement numérique. Cettefacon de se mouvoir en tant qu’être matérialisé dans un environnement lui permet d’être vu,de montrer qu’il est là, et de laisser une trace mnésique de son passage dans le monde qu’ilexplore.

Dans la réalité virtuelle, le rapport au corps est particulier. Le corps numérique de l’avatarne possède pas les mêmes propriétés que le corps biologique. La réalité virtuelle est stylisée,ses lignes sont épurées, ne laissant pas de place aux anomalies et irrégularités physiquesaccidentelles. Bien sûr, le joueur d’un MMORPG est invité à définir l’apparence visuelle de sonavatar, et les logiciels de personnalisation sont aujourd’hui suffisamment complets pour permettreà chaque joueur d’obtenir une apparence unique au sein du jeu. Cela n’enlève cependant enrien l’aspect de stylisation mentionné plus haut. La « matière numérique » est discrète (au sensde discontinue) et répond à des lois logiques beaucoup plus strictes que la matière physique.Comme le pointe Tisseron, cette stylisation du corps correspond bien à la représentation du corpsidéal que recherchent les adolescents. Un corps sans défauts, convertible à souhait, indolore, uncorps « parfait », un corps « dématérialisé11 ».

3. Sous l’angle psychosocial

3.1. Groupes et identité sociale

Les MMORPG peuvent être considérés comme un phénomène de société en raison de leurexpansion croissante et de leur démocratisation en ce qui concerne les populations de joueurs,

11 « La “réalité virtuelle” propose de satisfaire les désirs de désincarnation et d’éternité des adolescents bien mieux queles religions ou le jeûne! » (Tisseron et al., 2006, p. 91).

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grâce à l’abaissement du coût du support informatique. Un MMORPG comme Eve Online12, parexemple, a pu accueillir, en 2009, 45 186 personnes simultanément sur un même serveur, c’est-à-dire dans un même espace virtuel de jeu. Mais ces individus ne se contentent pas de jouer pour leurcompte, ils unissent leurs efforts pour atteindre des objectifs et forment ainsi des groupes de joueursqui comportent une hiérarchisation et des modalités de fonctionnement parfois très complexes.

Pour comprendre le fonctionnement d’un groupe, ses modalités relationnelles internes etexternes et l’enjeu des conflits « intergroupes », plutôt que continuer dans l’approche psycho-dynamique, explorant l’inconscient groupal à l’œuvre dans les réseaux tissés par un MMOPRG,nous avons choisi de nous appuyer sur les contributions de Tajfel et Tuner, à la psychologiesociale. Selon ces auteurs, un « groupe » est « une collection d’individus qui se percoivent commemembres d’une même catégorie, qui attachent une certaine valeur émotionnelle à cette définitiond’eux-mêmes et qui ont atteint un certain degré de consensus concernant l’évaluation de leurgroupe et de leur appartenance à celui-ci (Tajfel et Turner, 1979,1986, cités par Autin, 2010, p.2)». Ce consensus est déterminé par des comparaisons sociales, en termes d’attributs ou de carac-téristiques chargées de valeur, à d’autres groupes spécifiques et pertinents, le résultat pouvant êtrela revalorisation ou, au contraire, la dévalorisation du groupe d’appartenance.

Nous devons également à ces auteurs l’idée que l’identité d’un individu possède deuxcomposantes : une identité personnelle et une identité sociale, cette dernière se démultipliant et seredéfinissant au fil des groupes auxquels l’individu appartient. Les groupes sociaux ou catégoriesétant associés à des connotations positives ou négatives, l’identité sociale qui en découle peut ainsiêtre positive ou négative selon les évaluations intra-ou intergroupes. « Lorsque l’identité socialeest insatisfaisante, les individus tentent soit de quitter leur groupe pour rejoindre un groupe pluspositif, et/ou de rendre leur groupe distinct dans un sens positif. » (Tajfel et Turner, 1986, p. 16).

Ainsi, un individu « essayera de maintenir son appartenance à un groupe et cherchera à adhérerà d’autre groupes si ces derniers peuvent renforcer les aspects positifs de son identité sociale »(Tajfel et Turner, 1979, p. 293). La facon de renforcer ces aspects positifs est alors non seulementde procéder à une discrimination positive au sein du groupe (endogroupe), mais surtout, commesouligné précédemment, à la comparaison avec d’autres groupes (exogroupe), biaisant celle-cipour lisser les défaillances de l’endogroupe. Toujours selon Tajfel et Turner (1979), lorsque lesmembres d’un groupe s’engagent dans la comparaison sociale, ils sont de fait personnellement muspar le besoin de maintenir ou de renforcer leur estime de soi. Or, le meilleur point de comparaisonpour prouver la supériorité de l’endogroupe à l’exogroupe est l’allocation ou le cumul d’argent oude points, qui sont des marqueurs de prestige. Nous voyons donc apparaître ici un important outild’approche du fonctionnement des groupes de joueurs dans un MMORPG, qui cherchent avanttout à cumuler des points d’expérience ainsi que de la monnaie virtuelle qui permettra d’équiperau mieux leurs avatars.

Nous comprenons alors que, dans les comportements intergroupes, la situation du conflit inter-groupe est primordiale, car elle met en jeu non seulement les valeurs et le statut de l’endogroupe,mais également l’image et l’estime de soi de chacun de ses membres. Ainsi, aura lieu un rassem-blement de ces derniers autour de l’identité groupale, celle-ci devenant l’enjeu et l’étendard deleur identité personnelle. De fait, plus le conflit sera intense, plus les membres du groupe laisserontde côté leurs caractéristiques individuelles et leurs relations interpersonnelles pour favoriser lacohésion groupale, car seule la victoire pourra, par le biais de la valorisation du groupe, renforcerces dernières.

12 Eve Online (CCP Games, 2003) possède les caractéristiques d’un monde persistant se déroulant dans l’espace.

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3.2. Les facteurs socialisants du massively multiplayer online role-playing game

3.2.1. Influence du game-design sur les relations entre joueursDans WoW, sans conteste le MMORPG le plus populaire et le plus joué à l’heure actuelle,

un joueur peut, s’il le désire, ne parler à aucun autre joueur jusqu’aux niveaux élevés, le côtéindividuel primant alors sur l’aspect groupal. En revanche, le jeu est concu de telle manière quedans les niveaux élevés, l’alliance entre joueurs devient indispensable pour avancer. « Au début,tu joues pour toi, deux mois après tu joues pour ta guilde ».

La progression individuelle d’un avatar est donc plus rapide s’il parvient à intégrer une guilde(section 3.2.2). De plus, une fois le niveau maximal atteint, le but du jeu n’est plus de progresseren niveaux. La progression porte sur l’équipement de l’avatar, son stuff dans le jargon des joueurs.Or, collecter des objets rares ne peut se faire qu’en affrontant des boss résidant dans des donjons,et l’accès à ces donjons n’est possible qu’aux groupes constitués de 20 joueurs. On voit donccombien le game-design, c’est-à-dire la structure du jeu pensée par les concepteurs, invite lesjoueurs à une pratique collective, à un « échange de bons procédés ».

Tajfel et Turner, nous aident ici à comprendre les motivations des joueurs pour entrer encontact entre eux. Il s’agit donc de former, sur la base d’une discrimination positive, un endo-groupe qui sera performant dans les conflits qui l’opposeront à l’exogroupe. Avec la particularitétrès intéressante que l’exogroupe pourra être représenté par le jeu lui-même, avec ses personnagesprogrammés, et non incarné par des individus réels. Une autre dimension à ce conflit intergroupeviendra s’ajouter lorsque la comparaison sociale s’établira entre les différents groupes engagésdans ce même conflit, la valorisation de l’endogroupe dépendant alors de deux axes : le pres-tige résultant de la victoire sur le logiciel, et le prestige établi par comparaison avec d’autresgroupes engagés dans la même lutte. L’identité personnelle du joueur se trouvant alors double-ment renforcée, aussi bien par son statut intragroupe que par le statut de l’endogroupe vis-à-vis del’exogroupe.

Cet attachement à la stratégie et à la valorisation des talents individuels dans le groupe esttrès présent sur WoW, comme nous l’explique un joueur adulte régulier et très investi, pour quil’un des principaux attraits du jeu réside dans la complexité des donjons à attaquer. Il exprimeprécisément la notion de « défis relevés en groupe » et de victoires gagnées par « la somme desefforts de chacun ».

Dans WoW comme dans d’autres MMORPG, il semble cependant que divers comportements dejeu aient cours, depuis les joueurs solitaires très peu respectueux des intérêts collectifs, jusqu’auxjoueurs s’investissant préférentiellement dans les objectifs de leur guilde. D’une facon générale,chaque joueur poursuit des buts qui lui sont propres et ne collabore avec d’autres joueurs quedans la mesure où ses motivations peuvent être comblées. Mais au cœur de ces motivationspeut justement se trouver celle d’interagir avec d’autres. C’est d’ailleurs cette dimension decollectivité numérique à grande échelle qui attire un nombre si important de joueurs vers lesMMORPG. Ainsi, un joueur interviewé par nous en juillet 2010 témoignait que l’activité qui luiplaisait le plus dans le jeu était la gestion des ressources humaines de sa guilde, qui renforcaitson statut intragroupe : s’assurer de la présence des joueurs aux heures de rendez-vous, gérer lesdissensions apparaissant inévitablement entre les membres de la guilde, rappeler les dissidentsà l’ordre et les exclure en cas d’opposition frontale, etc. En somme, dans WoW, la sociabilitéest complexe et l’autre n’est jamais unidimensionnel. Même dans les rapports les plus utilitaires,chacun possède à la fois une identité numérique qui lui donne sens au sein de l’univers du jeu etune intentionnalité d’action propre, qui assure son individualité et son imprévisibilité au regardd’autrui.

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3.2.2. GuildesComme il vient d’être explicité, la plupart des possibilités de jeu de haut niveau ne peuvent

être réalisées qu’en groupes. Les guildes sont la réponse des joueurs à cette contrainte logicielle.Chen et al., 2008 considèrent que la guilde constitue l’unité sociale par défaut dans WoW. Sonétude est donc primordiale pour comprendre les modalités relationnelles des joueurs. Une guildeest une communauté d’individus se réunissant et jouant régulièrement ensemble en tant qu’alliés.La taille d’une guilde peut s’étendre d’une dizaine de joueurs à plusieurs centaines. En tant queforme éminemment sociale, une guilde doit impérativement se doter de règles de fonctionnementqui sont laissées à la discrétion de ses membres. Les fonctionnements de chaque guilde peuventainsi être très variables, de la hiérarchie pyramidale et rigide à la souplesse quasi-anarchique. Lesauteurs mentionnés ont montré que la vie d’une guilde est fortement dépendante de la pertinencedes règles que les joueurs parviennent à instaurer en son sein.

Lorsqu’un joueur appartient à une guilde, il doit respecter ses règles. Selon les cas, il peut luiêtre demandé d’agir contre ses intérêts personnels, et de faire passer ceux de la guilde en premier.On retiendra ainsi que l’expérience de jeu des MMORPG est majoritairement sociale et qu’ellediffère en cela des autres types de jeu vidéo.

3.2.3. Hiérarchies sociales et valeurs du jeuSi dans un jeu online l’autre n’est souvent qu’un partenaire de jeu anonyme, il possède néan-

moins une identité numérique. Cette identité numérique regroupe le pseudonyme du joueur, maisaussi son avatar (si le jeu en dispose), et toutes les réalisations de ce dernier au sein de l’universdu jeu. Selon les jeux, l’avatar d’un joueur a donc une véritable histoire qui nous renseigne surles expériences passées du joueur qui le contrôle, de même qu’il possède un statut social quicontribue à le classer dans la hiérarchie des valeurs du jeu. L’identité sociale de l’utilisateur estdonc liée à l’identité sociale de son avatar.

Cela est particulièrement vrai dans les MMORPG où l’esprit communautaire est fort. Laplupart du temps, la valeur première qui prime est le (meilleur) score du joueur, ce qui confirme lapertinence des théories de Tajfel et Turner dans l’approche du phénomène MMORPG. Un joueuracquiert de la reconnaissance de la part de ses pairs lorsque son avatar possède un haut niveau,ou que son « pseudo » est rattaché à un haut score de points. « La dépendance aux jeux vidéo esthumaine, on aime être bon et reconnu dans des domaines professionnels ou privés, et on en estfier », nous explique un jeune adulte dont l’adolescence fut marquée par une pratique intensive desMMORPG. Dans WoW, l’expérience d’un avatar est résumée par un nombre pouvant aller de unà 80. Les personnages de haut niveau sont ceux qui sont le plus puissant. Mais, une fois le niveaumaximal atteint, c’est l’équipement de l’avatar (son armure, ses armes, ses objets magiques) quirenseigne les autres joueurs sur son niveau d’expérience.

Se promener dans la « capitale » est un bon moyen de rencontrer des joueurs. On peut les« inspecter » sans leur parler, c’est-à-dire regarder leur équipement pour se rendre compte de leurniveau d’expérience. L’apparence extérieure des objets se nomme « le skin », elle est révélatrice,à elle seule, du niveau d’expérience du joueur. L’identité sexuelle de l’avatar est la seule prise encompte, peu importe le sexe de la personne qui se cache derrière son personnage. Ainsi, lorsquel’un des joueurs interrogés par nous retrouvait, de facon ponctuelle, ses partenaires de jeu dansla vie réelle, ils se prénommaient par le pseudonyme de leur avatar, indépendamment de leurvéritable identité et de leur sexe. Un joueur masculin dont l’avatar porte un nom féminin – etvice-versa – se fera donc appeler par son pseudonyme, dans la réalité comme dans le jeu.

Une identité sociale au sein du jeu ne peut se développer qu’au prix d’une régularité de pratiqueet d’un investissement psychique important de la part du joueur. Les meilleurs joueurs, qui sont

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aussi souvent les plus respectés, sont toujours ceux qui jouent depuis le plus longtemps, et cede manière intense. Les nombreuses discussions par chat contribuent à la diffusion d’opinions etde jugements des uns sur les autres. Au sein d’un MMORPG, un joueur peut donc se faire uneréputation qui sera bonne ou mauvaise.

3.2.4. La transposition du lien à la vie « réelle »Au fur et à mesure qu’un lien social se crée entre deux joueurs au sein d’un MMORPG, une

mémoire de cette relation se développe dans l’esprit de chacun des joueurs. Ce sont les expériencesen commun qui forment le socle de leur investissement affectif réciproque. Les sentiments devictoire partagée, de confiance en l’autre grâce à son secours en un moment difficile, ou au contrairede trahison ou d’abandon, sont autant d’expériences que vivent les individus en situation de jeu,qui sculptent sur un plan affectif leur relation. C’est de cette facon que deux joueurs totalementinconnus l’un de l’autre peuvent nouer une relation de jeu éphémère s’étendant de quelques heuresà plusieurs années. Les joueurs deviennent ainsi « des potes au bout d’un moment ». Mais la duréede cette relation ne correspond pas forcément à leur investissement affectif. On rencontre ainsides sujets jouant ensemble depuis des années rompant le contact définitivement sans plus decérémonie, et, à l’inverse, des partenaires de quelques mois qui deviennent de vrais amis en seretrouvant dans la vie réelle. Tout est question ici, à chaque fois, de rencontre singulière de deuxsubjectivités.

L’expérience inverse est également possible, à savoir que le jeu vidéo peut permettre la restau-ration d’un lien perdu dans la réalité. Ainsi, un père de famille nous a confié qu’il s’était mis à jouerà WoW dans le but de renouer le contact avec son fils adolescent. En effet, ce dernier, lorsqu’il étaitimpliqué dans le jeu, était très renfermé, ne parlait plus avec sa famille et ne voyait plus ses amis. Lepère s’est donc mis à jouer dans le but de trouver un moyen de communiquer avec lui. Les « rôlesrelationnels ont alors basculé », le fils ayant beaucoup plus d’expérience que le père. La commu-nication s’est donc rétablie autour du jeu, le père demandant beaucoup de conseils et de « tuyaux »à son fils, qui « le guidait » et montrait une attention particulière lorsqu’il s’agissait d’aider sonpère. Ce dernier a donc pu, dans un premier temps, rétablir un lien étayé par le jeu, puis le dialogues’est progressivement restauré, les choses se sont faites toutes seules, en trois mois. Cette périodea donc constitué une transition bénéfique pour la famille, et le père et le fils ne reviennent plusdessus, le jeu constituant aujourd’hui pour le premier un agréable passe-temps, et pour le second,investi dans ses études, une facon d’occuper le temps lorsqu’il n’a rien d’autre à faire.

4. Discussion

4.1. L’avatar comme support thérapeutique

Dans une approche psychanalytique, nous soutenons que le Web, les univers virtuels, et afortiori les MMORPG ont un impact sur les représentations inconscientes des joueurs et participentà un travail psychique qui permet l’émergence d’un moi inconscient, plus pulsionnel, sans mettrepour cela l’ensemble des organisations défensives du sujet en danger. Nous considérons qu’unjoueur immergé dans une partie de MMORPG y engage sa psyché d’une facon singulière, dansune sorte de commerce psychique avec la machine et avec toutes les composantes de l’universvirtuel, qui incluent la présence d’autrui.

Lorsque l’avatar d’un jeu vidéo est investi de manière intense par le joueur, cette relationau personnage mène à une réelle transformation interne du sujet, de même qu’elle permet uneanticipation de la réalisation de soi par l’action virtuelle. Le lien à l’avatar constitue par là même

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un outil thérapeutique non négligeable, et l’on comprend que Tisseron puisse en parler commed’une « voie royale de la thérapie » (Tisseron, 2009). En effet, l’observation du rapport d’un sujetà son avatar renseigne le psychologue sur sa réalité psychique et amène la possibilité d’une priseen charge précoce, lorsque les pulsions mises en œuvre à l’écran laissent entrevoir un conflitinconscient qui n’a pas encore frayé son chemin jusqu’au monde de la réalité « partagée partous », mais qui se donne déjà à voir dans cet espace virtuel.

Tisseron et al., 2006 ont employé le terme de « dyade numérique » pour caractériser la tentativede réparation de certaines interactions précoces défaillantes par l’investissement du joueur à sonavatar, en pointant la quasi stérilité de cette configuration car le sujet sera mené à privilégier« la relation à la machine plutôt que les représentations symboliques13 ». Si, comme l’indiquel’auteur, il semble évident que ces sujets « cherchent par là à se guérir », nous constatons, commelui, qu’ils « y parviennent rarement » tout seuls. Nonobstant, imaginons un instant qu’un « autre »se trouve précisément à côté de ce sujet qui se cherche désespérément dans son avatar, et que,avec bienveillance et neutralité, il aide le sujet à reconnaître dans ce reflet numérique ce qui lui estpropre et ce qui ne lui est pas. N’y aurait-il pas là une possible réparation de cette faille narcissiqueprécoce ? Voici une hypothèse dont la validation étaierait, à elle seule, l’introduction du jeu vidéodans le cadre d’une séance psychothérapeutique, tout en sachant que plusieurs psychologues ontdéjà exploré cette voie14.

Nous pensons cependant qu’il appartient en premier lieu à l’entourage du joueur, puis aupsychologue, de faire en sorte que cette transformation soit bénéfique et non délétère. Dans lepremier cas, le jeu constitue un outil majeur pour l’élaboration de conflits psychiques. Dansle second, il peut encourager des pensées et des conduites pathogènes (nous pensons ici à lasurenchère de violence dont sont victimes les jeux vidéo, et aux raisonnements déviants surlesquels certains d’entre eux sont construits).

4.2. Autres approches

Les MMORPG, qui permettent donc de vérifier avec exactitude les théories de Tajfel et Turnersont également percus en sociologie et en sciences de la communication comme une expériencesociale inédite. Ainsi, W. Coussieu15, sociologue du CEAQ (Sorbonne) parlera d’une « forme devivre-ensemble original », et N. Yee, chercheur du département de communication de Stanford,de « lieu de recherche utile et plateforme où des millions d’usagers interagissent et collaborent(Yee, 2006, p. 2) ».

Dans cette perspective, une relation devient signifiante dans l’interaction (Yee, 2006). Celaimplique qu’il peut y avoir des relations sans interactions. Les MMORPG situent donc le joueur/user dans une dimension ludique où la « relation » ne définit pas seulement une interaction,mais aussi un lien sans mise en rapport (dû au seul medium : le jeu). Coussieu, encore, parle« d’existence sociale délocalisée » concernant les MMORPG. Ainsi les MMORPG conserventune configuration intersubjective. Cela revient à dire que ces espaces virtuels permettent à desindividus de prendre en compte la pensée d’autres personnes. Cette configuration semble donc

13 S. Tisseron. « La dyade numérique ou les interactions précoces à l’épreuve des mondes virtuels ».http://www.omnsh.org/spip.php? article 142.14 Voir par exemple Ceranoglu (2010), Stora (2005), Tisseron S. « Thérapies par le jeu vidéo », Virole et Radillo (2010).15 Monde ludique et simulation, L’expérience sociale dans le jeu de rôle en ligne, W. Coussieu, Sociétés no 107, Paris,

2010, CEAQ.

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être propice à la création d’un lien social. A-t-on affaire alors à une pure mise en rapport (sansmédium fixe) ?

Le concept même de relation amènera plutôt à penser la relation comme une liaison directeentre deux entités (elle est donc simple, au sens de directe et non de pauvre). Yee, encore, notaiten 2006 au sujet des « motivations et expériences dérivées » des joueurs de MMORPG que lefacteur relationship était une motivation possible du joueur en ligne (sur un modèle factoriel àcinq volets : achievment, relationship, immersion, escapism and manipulation). La terminologieanglaise intègre ainsi la différence au cœur des MMORPG : il y a la « relation » et la relationship.Soit d’un côté la simple liaison, et de l’autre côté la création d’un lien substantiel entre deuxentités. L’expérience des guildes dans WoW est une expérience sociale de groupe où l’autre estutilisé, car la progression dans le jeu se fonde sur ce rapport imposé. Néanmoins, il peut se créerdes liens d’amitié ou d’inimitié.

Là encore, la nature et la portée variables des liens instaurés engagent à voir le concept derelation comme un champ de possibilités, investi ou non par le joueur. La liberté qui entoure leprincipe de relation (surtout dans les jeux vidéo) trouve un écho également dans le cadre de larelation thérapeutique : il s’y joue l’élaboration et la construction d’un lien où naîtront des attenteset des investissements très variés (entiers ou partiels).

5. Conclusion

La révolution numérique atteint aujourd’hui un stade d’installation durable. Sa nouveauté etson originalité n’ont de cesse de donner aux chercheurs un matériau d’études intriguant, car sesrépercussions sont encore mal délimitées. Dans ce cadre, notre recherche aura consisté à cerner lesmodalités relationnelles convoquées par les MMORPG, en les inscrivant dans leurs dimensionshistoriques et symboliques, voire thérapeutiques.

Même si cet article met en lumière de nombreux aspects positifs du jeu online, il ne faut biensûr pas ignorer ses facteurs aliénants et désocialisants lorsque l’on y a recours de facon assidue.De nombreuses recherches psychosociologiques ont été menées sur les facteurs potentiellementaddictifs16 d’un MMORPG. En effet, sa capacité à mobiliser fortement le joueur au niveau émo-tionnel et relationnel jusqu’à se rendre indispensable ne cesse de surprendre. Mais est-ce la droguequi crée l’addiction ou la prédisposition psychique à cette addiction ? Si nous pouvons repérer unlien entre le jeu vidéo compulsif et addictif et l’angoisse massive du sujet, nous pouvons considérerl’attitude du gamer addict comme une mise en place d’un système de défense contre cette mêmeangoisse, l’empêchant ainsi d’envahir tout l’espace psychique du sujet. La dangerosité ici, commeil en existe dans tous les mécanismes de défenses, serait une corrélation négative entre le recoursà cette défense et la confrontation à la réalité, et que les liens tissés dans l’univers numériquemènent le sujet à désinvestir ceux qui le relient à son environnement concret et immédiat. Le

16 Young, K. (1997). What makes the Internet addictive: potential explanations for pathological Internet use. Universityof Pittsburgh at Bradford. : Paper presented at the 105th annual conference of the American Psychological Association,August 15, Chicago, IL. Par ailleurs, trois chercheurs taïwanais ont déterminé que les MMORPG pouvaient avoir un risquepsychosocial élevé auprès d’une population étudiante et ont développé une étude sur l’addiction basée sur l’expérience duuser (Exploring user experiences as predictors of MMORPG addiction, Hsu, Wen & Wu, Computers & Education, Vol 53issue 3, (November 2009). Leur méthodologie aboutit à retenir cinq critères pour analyser le comportement du joueur: lacuriosité, le rôle-playing, le sentiment d’appartenance (et d’obligation) ainsi que la gratification. Ces facteurs d’analysedonnent par extension un apercu des modalités psychiques et sociales développées par un sujet lors de l’immersion dansune réalité virtuelle.

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caractère présumé addictif des jeux vidéo cède donc le pas à la découverte de nouveaux horizons :leur caractère hautement socialisant et la nouvelle donne relationnelle induite notamment par lesMMORPG. On pourra avancer le terme de paradoxe ; c’est là en effet un champ inédit et complexequi se doit d’être exploré.

Il est donc du ressort du chercheur clinicien de s’interroger sur l’incidence de ce nouveau modede vie sur la structuration psychique des sujets et sur leur équilibre psychologique. Il lui appartientégalement de se demander si la psychologie clinique est à même d’accompagner la société dansses transformations en évoluant vers une utilisation du médiateur informatique dans le cadre desa thérapeutique.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

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