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Beyrouth historiographie et représentations artistiques de la ville dossier thématique du cours ISLZ 27 « Histoire contemporaine du Moyen Orient » proposé par Enrica Camporesi Université d'Aix-en-Provence 1

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Dossier presenté à l'Université d'Aix en Provence, decembre 2010, basé sur ma recherche à Beirut (octobre2009-juin2010)

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Beyrouth

historiographie et représentations artistiques de la ville

dossier thématique du cours ISLZ 27« Histoire contemporaine du Moyen Orient »

proposé par Enrica CamporesiUniversité d'Aix-en-Provence

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19/12/2010

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Introduction

1) La formation de la ville contemporaine par ses mythes historiographiques

• Naissance d’un imaginaire beyrouthin pendant la mutasarrifiyya• Idéologies nationalistes sous le mandat français: Beyrouth «Suisse et Phoénicie» • Le Pacte Nationale et l’Indépendance: «Beyrouth-Monte Carlo»• Éclat d'imaginaires, éclat d'éspace urbain: Beyrouth «capitale de la douleur»• Politiques des nostalgies d’après-guerre: «Beyrouth-Phénix qui renait des ses cendres»

2) Le plan du centre-ville d’après-guerre: passé congelé, présent absent, future éclaté

• La reconstruction par SOLIDERE • La reconstruction par les artistes contemporaines

Conclusions

Annexes

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Beyrouth: historiographie et représentations artistiques de la ville

De cette ville nous avons fait une légende, mais une légende coupée de l’histoire.Ou alors une légende bâtie sur une histoire tronquée.

Elias Khoury1

Introduction

Les discours publiques sur la guerre civile et sur la reconstruction de Beyrouth d'après-guerre sont devenus un veritable terrain privilegié d'une nouvelle vague d'expérimentations artistiques qui agissent au niveau conceptuel sur les dimensions propres de la recherche historique: l'individualisation d'un fait historique, l'interrogation de sources primaires et secondaires, l'enquête d'archive, la fiabilité des documents. Les fondamentaux de l'historiographie sont ainsi devenu objet d'un nouveau régard artistique, qui mélange style documentaire et création fictive pour interroger le public.2

En examinant certaines productions culturelles récentes , il s'agit de souligner ici la participation concrète de quelques artistes libanais (théâtre, cinéma-documentaire et arts visuels) dans le débat national sur la recherche historique qui anime le Liban contemporain.En particulier, malgré une “hyperproduction” des imaginaires et des images artistiques sur la guerre, on a souligné3 l'absence de récits historiques capables de connecter ces fragments iconographiques; problematique qui s'explique compte tenu des politiques des governements d'après-guerre, orientées plutôt vers une forme d'amnesie collective des évenements passés.4

En effet, comme l'explique Makdisi:

“Increasingly images, or really heaps of images unconnected to each other and to an overarching narrative of redemption and reconciliation, may eventually come to supplant other forms of memory, and eventually other forms of history itself. As such narratives start to fade away, history will increasingly take the form of unnarrated images.”5

L'historiographie du Liban contemporain repose sur la problematique de l'identité nationale libanaise à travers l'affirmation des mouvements nationalistes sous le mandat français: dépuis la fin du XIXème siècle et le debut du XXème, chaque parti politique et chaque communauté a en effet produit sa propre version du “passé libanais” - de la narration fenicienne proposée par al-Kata'ib, à

1 Khoury in Tabet (2001: 58)2 Voire par exemple l'intretien à Jacques Rancière paru sur: http://findarticles.com/p/articles/mi_m0268/is_7_45/ai_n24354911/?tag=content;col1 (consulté le 15/12/2010).3 Makdisi, 20064 Voire par ex. la Loi d'Amnistie Général du 1991.5 Makdisi (2006: 205)

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l'unité pansyrienne du PNSS, jusq'à la version panarabe des filo-nasseriens - l'écriture d'une histoire nationale commune du Liban est devenu un enjeu politique.Selon les observations de Beydoun en Identités confessionnelles et temps social chez les historiens libanais contemporains,6 profondement engagés dans la lutte idéologique, pendant et après la guerre, les historiens apparaissent comme de veritables portes-parole de leur propre communautés, principalement en raison de la présence de la faiblesse de l'État (selon les programmes des écoles publiques, l'enseignement de l'histoire s'arrêtait jusqu'en 1943, date de la fin du mandat français. Il faut rappeler que le secteur publique répresente moins de 40% du système scolaire libanais, constitué pour le reste par les missions et les écoles éuropéennes et americaines religieuses ou séculières qui proposent leur propre programme d'études).Si les differents imaginaires communautaires et partitiques ont ainsi colonisé le terrain de l'histographie, le cas de la reconstruction de Beyrouth d'après-guerre a mis à nu la nécéssité des narrations politiques officielles de se légitimer par des récits historiques prestigieux comme le montre la reconstruction du centre-ville beyrouthin d'après-guerre.

6 Beydun, 1984

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1. La formation de la ville contemporaine par ses mythes historiographiques

En 2001, l'architecte et écrivain libanais Jade Tabet a redigé l'œuvre Beirut: la brûlure des rêves en rassemblant une ventaine de textes des intellectuels les plus critiques face au processus de reconstruction du centre-ville menée par SOLIDERE, entreprise du bâtiments, et profondement animée par l'entreprenuer et leader politique Rafiq Hariri.Comme le souligne le sociologue Nabil Beyhum, la reconstruction du centre-ville est chargée de significations métaphoriques très puissantes:

“le déclenchement du conflit, puis son évolution, ont vu l'importance de l'urbain croître dans la guerre: de théâtre, il en est devenu un enjeu, puis un objectif. Trop peu questionnée, trop peu rarement traité en tant que telle, la ville est aujourd'hui au coeur des interrogations, elle est devenu l'axe de la formulation de la reconstruction, le levier de sa mise en oeuvre, la clé de l'avenir. L'urbain décentré est ainsi revenu au centre des interrogations sociales.”7

Cette attention pour la reconstrution de Beirut se justifie prémièrement au travers du paradigme réductionniste qui confond l'image du Liban avec celle du centre-ville de sa capitale. Deuxièmement parce qu'elle permet à la ville de renaître en tant que centre symbolique de puissance (ou de faiblesse) étatique. En plus, les imaginaires développés autour de la ville ont été intériorisés, reproduits et diffusés par ses propres habitants à tel point qu'ils sont devenus sujets de la production culturelle récente ici considérée.

• Beyrouth, “Porte de l'Orient” et vitrine de la modernité ottomane

Le développement du rôle et du mythe du Beyrouth en tant que ville-intermediaire entre la Mer Mediterranée et le Mont Liban, entre l'Europe et le monde arabe, s'il trouve ses racines historiques dans le passé phénicien et romain, s'affirme au sens moderne, seulement au cours du XIXème siècle, grace à la volonté réformatrice ottomane exprimée dans le Tanzimat, à l'interêt colonial français et aux intellectuels libanaises de la Nahda. Les Capitulations et l'implantation de la monoculture de la soie8 encourageront non seulement les investissements français et formeront une bourgeoisie locale de médiation très active dans les domaines manifacturier, commercial et financier.Redécouverte par Ibrahim Pascia d'Egypte durant son règne syrien (1831-1840), Beyrouth commença à s'imposer comme ville portuaire à l'époque de la mutasarrifiyyah du Mont Liban (1861-1915), en competition avec Acre, Saida, Tripoli, alors que Damas, supplantant Alep, s'affirmait de plus en plus en tant que ville marchande de l'interieur syrien.À travers les concessions sur les services publiques octroyées par le gouvernement ottomane aux investisseurs européens, ce nouveau rôle de ville moderne et dynamique est encouragé: les Compagnies (en majorité française) de tramway et d'éclairage, de gaz, des chemins de fer, deviennent ainsi instruments de l'urbanization et base économique du Mandat français.

En 1872, Salim Boustani dans l'article Markazouna (“Nôtre position”) décrivait Beyrouth comme “la Porte à travers laquelle l'Occident entre en Orient où l'Orient a accés à l'Occident”: en effet, grace à son développement économique, culturel et démographique (du 40.000 habitants en 1850, la

7 Beyhum, Nabil (1991:14)8 Traboulsi (2007: 55)

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population aurait triplé à la fin du siècle) Beyrouth est devenue la capitale du Bilal al-Cham.9

L'historien Fawwaz Traboulsi a souligné que ce texte était la prémière justification intellectuelle qui legitime le nouveau rôle commercial et politique de la ville, reconnue officiellement capitale de la nouvelle wilayah de Beyrouth (qui englobe le territoire de Nablus à Lattakia) en 1887. Le texte décrit le nouveau sodalice politique entre la Côte, le Mont Liban et le territoire syrien, selon une idéologie pansyrienne en formation qui voyait Beyrouth dans la Syrie Naturelle comme “le bijou de la nation orientale”.10

D'un point de vue architectural, depuis 1860, la notabilité beyrouthine édifie des villas et des palais de style “orientalisant”, selon les architectes italiens solicités pour la reconstruction. Ces villas sont montées sur deux étages, elles sont entourées par un jardin, dont la façade en pierre ramlah de couleur rose ou jaune est décorée par trois arcs. Le toit est bas et composé de tuiles rouges marseillaises (le toit à “fez”!). Face à l'éclatement démographique des années 1950-70 et au phénomène de “betonisation” de la ville, cette architecture va représenter le symbole par excellence de la “Beyrouth-jardin”, ville armonieuse et opulente.De plus, à la fin du XIXème siècle, la nouvelle institution du Conseil Municipal va réaliser les planifications urbanistiques envisagées par les autorités ottomanes selon une nouvelle vague rationaliste-militaire d'inspiration haussmanienne.11 Enfin, l'édification de bâtiments publiques dans l'ancienne ville intra muros (comme le Grand Serail) et la rénovation de la Place de Cannons (Sahat el-Borj, future Place de Martyrs) avec ses jardins publiques à la française et le Petit Serail, destiné à des fonctions institutionnelles, datent également de cette époque.

• Idéologies nationalistes sous le mandat français: Beyrouth «Suisse et Phénicie»

Si les mandats français établis au Moyen Orient dépuis 1921 posèrent des frontières inédites à la continuité territoriale syro-libanaise de l'époque ottomane, ils ont néonmoins conservè leur symbiose économique: comme l'explique Traboulsi, le détachement politique de la Syrie aurait signifié la mort économique du Liban, alors que l'union économique impliquerait sa mort politique.12

D'un point de vue administratif, le modèle suisse va servir alors de référence, afin de répondre à la problematique de communautés minoritaires libanaises. L'idée de faire du Liban la “Suisse du Moyen Orient” trouve en effet ses racines dans la prèmière moitié du XIXème siècle, lorsque les memoires du voyage de Lamartine et Gérard de Nerval proposèrent cette metaphore géographique, inspiré par les lacs “alpin” du Mont Liban, adaptation orientaliste compréhensible pour le lecteur français. Par la suite, cette image fut rapidement politicisée et associée au mythe phénicien, que vont reprendre les intellectuels bourgeois, beyrouthins et francophones13 de la Revue Phénicienne, publiée à partir de 1919.Contrairement aux mouvements nationalistes arabe-panarabe-pansyrien,

les Nouveaux Phéniciens proposaient de ressusciter la Phénicie en tant qu'identité culturelle différenciée de celle des Arabes, fondée sur un modèle économique organisé autour du commerce et de l'échange. Du couple Suisse-Phénicie, ils

9 Traboulsi in Tabet, (2001: 32).10 Ivi.11 Kassir (2009: 131)12 Ivi, 91.13 Charles Corm, Albert et Alfred Naccache, Fouad el-Khoury, Jacques Tabet, Michel Chiha, Bechara el-Khoury, Emile Éddé et alia.

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faisaient l'équivalent symbolique du couple montagne-mer, dualité géographique sur laquelle était fondée la répresentation du Grand Liban.14

En outre, ils proposaient l'ouverture de la Montagne à la villégiature et au tourisme, en réponse aux crises de la sériciculture des années '20 et '30 qui avaient contraint des millers de personnes à l'emigration forcée du Mont Liban. Du reste, pour les Nouveaux Phéniciens ce phénomène migratoire était indissociable des plus anciennes vocations du peuple phénicien (commerçant et entrepreneur) comprenant également les activités tertiaires et bancaires de Beyrouth.Le centre-ville reflétait la volonté des ces classes dirigeantes à faire de la capitale le point de passage des investissements européens au Moyen Orient: les autorités mandataires s'éngageaient ainsi sur le plan de la modernisation infrastructurale (port et réseau routier) et sur la rationalisation de l'ancienne medina (espace des suk et de mélange confessionnel et social), transformée en Place de l'Étoile et entourée par des bâtiments institutionels, banques et hotels. Beyrouth prend le nom de “Petit Paris” et s'imprégne en même temps de la langue française qui devient la deuxième langue officielle du pays.

• Le Pacte National et l’Indépendance: «Beyrouth-Montecarlo»

Le mythe d'un Liban-Suisse continua à être utilisé après l'Indépendance, en 1943, pour décrire l'aspect économique grandissant de la nouvelle “République marchande”,15 fondée d'un point de vue politique sur le “libanisme” de Michel Chiha, inspirateur du Pacte National, banquier et journaliste. En lisant ses articles, selon Traboulsi, on obtient une portrait renouvellé de Beyrouth:

les définitions d'un rȏle nouveau pour la ville abondent: “place publique”, “lien”, “comptoir”, “marché”, “carrefour”, “zone franche”, “tȇte de pont”, “entrepȏt”, ecc. La fonction extravertie d'une économie libanaise axée sur le tertiaire est alors renforcée par le développement impressionant, quoique anarchique, du secteur bancaire (…) La métaphore du “ventre” s'enrichit d'un vocabulaire nouveau: “bourse”, “cache” , “coffre”, “cage”.16

La rupture de l'union douanière avec la Syrie en 1950, la loi sur le secret bancaire du 1956 et le gouvernement de Cham'oun constituèrent le cadre légal et politique de cette métamorphose, éfficacement décrite par une nouvelle comparaison: “Beyrouth-Montecarlo”.Une ville des paradis fiscaux, du divertissement et des nuits folles: l'enrichissement réel d'une partie importante de la population répandit l'image rampante d'un État politiquement stable et économiquement dynamique (contrairement aux états arabes contemporaines), à tel point que les années '50-'70 apparaitront dans les discours nostalgiques d'après-guerre comme les années du miracle économique, de l'âge d'or du Liban, dénuées d'enquêtes sur les causes profondes qui amenèront l'éclat de combats civiles.Dans cette période, Beyrouth se définit comme une ville contradictoire, “capitale d'un pays du Tiers Monde”, selon Samir Kassir, qui ne réussit pas à intégrer, tant d'un point de vue urbanistique qu'un point de vue politique, les populations issues des exodes ruraux (inurbation massive de sciites en fuite du Liban Sud) et des réfugiés étrangers (diaspora armenienne, irakienne, syrienne, kurde et finalement des refugiés palestiniens). Des flux migratoires qui donnent à Beyrouth le nom de “ville-

14 Traboulsi in Tabet (2001: 35)15 Kassir (2009: 404)16 Traboulsi in Tabet (2001: 37).

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refuge”17 alors que sa “géographie idéntitaire” radicalise ses lignes de démarcation selon des principes intra- et inter-communautaires.Pendant les années '40 et '50, la municipalité de Beyrouth charge l'architecte “tièrsmondiste” Michel Écochard de préparer le plan d'urbanisme de la ville à fin de réorganiser les transports et de delocaliser, selon un modèle “policentrique”, les principales fonctions commerciales, financières et istitutionnelles, qui étaient centralisées entre la Place de l'Étoile et la Place des Martyrs, les vieux suk et la corniche de 'Ayn el-Mreisseh. Toutefois, les propositions de l'urbaniste français ne seront pas suivies sauf pour ce qui concerne le rénovation du réseau routier, car les gouvernements opteront plutôt pour la non-ingérence dans le marché du bâtiment, en encourageant ainsi les speculations immobilières et environnementales ainsi que la croissance informelle des banlieues pauvres qui représentent une véritable “ceinture de misère” et qui deviendront en 1980, le berceau des mouvements radicaux sciites de 'Amal et Hizbollah.D'un point de vue architectural, de nombreux bâtiments symboliques de ces politiques économiques vont s'implenter à Beyrouth: banques, hotels, centres commerciaux, cinémas, théâtres ou encore la cité sportive et le Palais de l'Unesco. Par exemple, le Beirut City Center18 et l'Hotel Phoenicia, envisagé à fin des années 1950, début des années 1960, par l'architecte moderniste Joseph Philippe Karam, ou la Burj Murr.Ces édifices vont constituer la scénographie des plusieurs affrontements de la guerre civile, pour enfin devenir de véritables symboles de la mémoire “nationale”.19

• Éclat d'imaginaires, éclat d'éspace urbain: Beyrouth “capitale de la douleur”20

Depuis les années '50, va se développer un imaginaire plus romantique et détaché des rhétoriques officielles (celui d'un Liban ancien, mythique et mythifié, dont la vie harmonieuse sur les Montagnes constituerait le modèle national par excellence), destinné à échouer quelques années plus tard.Les principaux représentants de ce courant, les Frères Rahbani et Fayrouz, “chantèrent” le passé idéalisé de la nation unifiée et, adaptant leur formules narratives et esthétiques aux bouleversements imposés par la guerre civile, obtinrent un grand succès auprès d'un public (cultivé ou non) qui suivait à la radio les opérettes musicales mises en scène dans le cadre évocateur du Festival de Ba'albeck: Behebbek, ya Lubnan! (“je t'aime, Liban”).21

À côté de cet éclat d'imaginaires, l'espace de la ville va se fragmenter à son tour.Depuis la “guerre des hotels” de 1975/76, la Rue de Damas et le centre-ville de Beyrouth étaient devenu le théâtre privilegié des affrontements de milices, comme le montrent plusieurs films et romans parus pendant la guerre: les long-métrages de Maroun Baghdadi (Al-hurub al-saghira, 1982) ou les œuvres de Eliyas Khoury (Al-wujuh al-baida, 1981), de Ghada Samman (Kawabis Beirut, 1976), etc.Ces productions ont en effet figé la réalité de la ville écrasée par la violence, devenant ainsi des documents précieux pour l'enquête historique. Elles ont par ailleurs souligné plusieurs 17 Kassir (2009: 487): La Svizzera d'Oriente sopravviveva solo nelle banche o nei collegi, la Nizza del Levante esisteva ormai solo per la passeggiata lungo il mare e per gli svaghi dei ricchi. Con l'urbanistica -o con la sua assenza- Beirut abbandonava le sue maschere. Era innanzitutto una città del Terzo Mondo, ormai sulla china di un'urbanizzazione destrutturata.18 Brones in Mermier-Varin (2009: 462). Cet édifice, dont le nom décrit sans équivoque la vocation centrale et commerciale, apparaît aussi comme la cristallisation d'un désir de synthèse de la ville.19 Cfr. How Nancy wished that everything was an April fool’s joke? (2007)20 Kassir (2009: 626)21 Oh Libano, ti amo! È il titolo di una canzone di Fayrouz, vedi tra l'altro Chakar (2002: 61).

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problematiques très proches des instances sociales, comme le montre la question des disparus (estimé aujourd'hui entre 17.000 et 20.000 personnes) pendant le conflit.À ce propos, le film “L'ombre de la ville” de Jean Chamoun illustre la réaction d'un homme et d'une femme face à la perte tragique d'une personne proche: l'homme se tourne vers la milice du quartier, cherchant, par le combat, à découvrir le sort de son père, alors que la femme, qui a perdu son mari, fonde une collectif popoulaire regroupant les familles des desparûs afin de forcer les milices à parler sur les enlèvements des innocents. Inspiré de faits réels, le film représente ainsi le “Comitat de famille de disparus”, qui se bat depuis les années '80 pour que les responsables politiques et les miliciens revèlent des donnés et des documents utiles à ouvrir les recherches judiciaires et historiques nécéssaires. À côté de ces représentations “semi-documentaires”, des éxperiences artistiques de resistence civiles à la guerre vont s'affirmer, c'est le cas de “Comité populaire de Mrayjeh”, animé par Roger 'Assaf. Actif depuis le début de la guerre dans le quartier chretien de Mreyjeh, le réalisateur avait solicité la création de puits et de fours que la population du quartiers partageaient avec les quartiers voisins à majorité sciite, afin de recréer une solidarité urbaine, dépassant les lignes de démarcation confessionnelles. L'activité théâtrale militante était devenu un moyenne pour resoudre les nécéssités quotidiennes et une approche métaphorique pour resoudre le conflit, suivant ainsi l'exemple fourni par Augusto Boal, veritable innovateur du théâtre sociale et politique, au Bresil. Les lignes de démarcation qui ont morcelé Beyrouth pendant la guerre et la macro-division confessionnelle et géographique entre Byrouth Est chretienne et Ouest musulmaine furent abolies par les Accords de Ta'ef du 1989 qui, outre le rétablissement de la liberté de circulation, ont amené aussi le désarmement des milices.Le centre-ville, terra incognita, domaine absolu des miliciens pendant la guerre, s'ouvre lentement à la vie publique, comme le decrit Samir Kassir:

“Dans la tête aussi, les barrages sont tombés. Après des années de repli frileux sur le territoire du groupe, la mode est à la redécouverte du pays, en quête d'un imaginaire perdu. (…) Plaie béante depuis quinze ans, le centre-ville de Beyrouth fut le théâtre le plus symbolique de la guerre. C'est aussi le lieu de la nostalgie. Aussi un mouvement de curiosité porte-t-il naturellement les gens à aller voir de près cet immense champ de ruines que des dizaines de photo on rendu familier. Cela avait été le cas lors de l'accalmie de 1977, puis en 1983. (…) Bien sûr, on commence à faire les plans, d'ailleurs controversé, pour la reconstruction. Mais tout le monde sait qu'il y faudra plusieurs années. En attendant ce moment, ces quelque cent trente hectares au cœur de Beyrouth ont de quoi décourager les illusions de normalité le plus optimistes.”22

• Politiques des nostalgies d’après-guerre: «Beyrouth-Phénix qui renait des ses cendres»

La reconstruction du centre-ville de Beyrouth a été une préoccupation des gouvernements libanais successifs depuis le debut de la guerre, toutefois, comme le décrit l'économiste Georges Corm:

l'approche du problème, qui était en 1977 des plus classiques en termes d'architecture et de moyens juridiques à mettre en œuvre, est devenu de plus en plus ambitieuse et extravagante au fur et à mesure que les distructions ont pris de

22 Kassir in Tabet (2001: 145)

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l'ampleur entre 1978 et 1990 et que certains intérêts privés se sont mis à s'intéresser à la question.23

Les plans d'urbanisme proposés pendant les trèves de 1977 et de 1983 ont été mis de côté par le Parlement qui a voté en 1991 une loi (Loi n. 117) en faveur du nouveau plan de reconstruction proposé par la société Dar al-Handasa et demandé par Rafiq Hariri, veritable homo novus de l'après-guerre, entrepreneur et philantrope soutenu par la famille royale saudite.

Comme le résume Corm, la loi pose plusieures questions d'illegitimité tant sur le plan constitutionnel que sur les plans financiers et politiques, parmi lesquels on trouve:

• la confusion de l'intérêt privé et de l'intérêt public, puisque la Société Foncière prevue agit en même temps en tant que concessionnaire foncier, aménageur du centre-ville et promoteur immobilier;

• le non-respect de la propriété privée: la vente forcée des terrains par les proprietaires légitimes à la Société Foncière, en échange d'une indemnisation en actions, correspond à une expropriation inéquitable imposée par la Loi;

• l'affaiblissement de l'État et des ayants-droit face à l'avantage exclusif de la Société Foncière, qui n'est soumise par la Loi à aucune contrainte financière.

Le plan de Dar al-Handasa, adopté en 1992 lorsque Rafiq Hariri est elu Prémier Ministre après la crise politique des années 1990-1991, peut être résumé par trois phases nécéssaires à la reconstruction prevue: expropriation financière, tabula rasa, gigantisme.Premièrement, de 1992 à 1993 les authorités municipales ordonnèrent la destruction des vieux suk, du Petit Serail de l'époque ottomane, du cinéma Rivoli de la période mandataire et d'autres bâtiments anciens du centre-ville qui avaient survécus à la guerre civile. Ces travaux furent cependant arrêtés en 1993 à la suite de nombreuses protestations organisées par les associations civiles beyrouthines et par l'UNESCO, afin de mener des fouilles archeologiques.En 1994, la société financière SOLIDERE continua à exproprier de façon forcée les immeubles du centre-ville (biens de awqaf, organismes publics, petits proprietaires privés) qui résistaient en vain à la réalisation du plan. La société opta pour la demolition sommaire d'immeubles de la Place des Martyrs, de Saifi, de Bachoura et de Wadi Abou Jamil.Le modèle promu par Hariri s'inspirait du gigantisme saudite, transformant la Place des Martyrs en un boulevard “plus large que les Champs-Elysées”, entourés de grattes-ciel inspirés par le World Trade Center de New York. Les ponts dans le style du Ponte Vecchio à Florence auraient connecté la ville à une nouvelle île artificielle peuplée d' hotels de luxe et de restaurants internationaux.24

Le plan proposait ainsi le mythe de l'âge d'or de Beyrouth, capitale des services et des transactions financières, sans même prendre en compte la demande de participation active avancée par plusieures associations civiles beyrouthines.

2. Le plan du centre-ville d’après-guerre:passé congelé, présent absent, future éclaté

Comme l'écrit Jade Tabet:

23 Corm, 199524 Kabbani (1992).

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“L'objectif ultime de cette logique urbaine qui veut exclure de la ville nouvelle les “déviances” et les “anormalités”, c'est d'y ériger une cittadelle purifiée, un éspace idéal dèbarassé à jamais du désordre et de la confusion. Si l'on détruit les restes du centre ancien, c'est qu'ils peuvent constituer une réalité dangereuse, impossible à maîtriser puiqu'elles abrite une pluralité d'usages, une multiplicité de relations, d'échanges, de modèles hétérogènes et parfois même contradictoires, difficiles à intégrer dans la gestion efficace d'une ville “moderne”. Traduction spatiale d'un fantasme issu des débordements de la guerre libanaise, celui d'une société normalisée, ordonnée, disciplinée, qui servirait d'assise à un néoliberisme débridé, l'enjeu réel du projet apparaît alors dans toute sa clarté: non pas l'aménagement de l'espace, mais, tant au niveau économique que symbolique, la prise de possession des lieux.”25

Cette prise de “possession de lieux” se met en place à la fois par la démolition de l'espace central et multiconfessionel constitué par la Place des Martyrs, veritable cœur de la ville et par l'éffacement de la memoire de lieux publics.À ce propos, “Beyrouth, an ancient city for the future”, le slogan publicitaire du plan de SOLIDERE, a suscité de nombreuses réactions de la société civile et de plusieurs artistes parce qu'il a était interprété comme la volonté de la classe dirigeante -composé par la plupart d'ex-miliciens- d'éffacer la guerre civile de l'espace urbain selon un processus de“state sponsored amnesia to practice oblivion”.26

Toutefois, à partir de 1994, SOLIDERE va promouvoir une politique de restauration de 265 “bâtiments significatifs” du centre-ville et envisage la protection des ruines anciennes découvertes grace aux fouilles archéologiques des 1992-1994.

(…) by sponsoring and financing most of the archeological fieldwork, SOLIDERE hopes to ensure that the reconstruction of the Beirut Central District integrates the results of archeological fieldwork and research, preserving the city's identity and creating meaningful new space where past and future meet.27

Le débat sur l'archéologie du centre-ville se charge de véritables nuances politiques car il porte sur la représentation idéologique de la capitale du Liban et donc sur son projet national. Plusieurs architectes, ingenieurs, historiens et artistes ont ainsi accusé la société foncière SOLIDERE de promouvoir une “archéologie de façade”, sans proposer aucun projet architectural destiné à rappeler la période de la guerre civile.Le passé idéalisé par SOLIDERE apparaît ainsi comme un passé éloigné dans le temps et l'espace, instrumentalisé pour légitimer la renaissance de Beyrouth. Un passé rendu inoffensif qui, en oubliant les causes profondes de la guerre civile, contribue à diffuser dans l'après-guerre la sensation d'une “guerre civile latente”, selon les mots celèbres de Samir Kassir.28

Comme l'explique Makdisi:

25 En Tabet (2001: 68).26 Selon une définiton de Michel Young, journalist pour le quotidien libanais The Daily Star.27 Cité dans la campaigne publicitaire promu par SOLIDERE.28 Kassir, (2000) dont le titre significatif est:Dix ans après, comment ne pas reconcilier une société divisée?

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SOLIDERE is leterally erasing the traces of the war on the city in two ways: first, by substituting image for narrative, and, second, by erasing the last traces even of that messy, uneven, discordant lived life that the war itself has destroyed. Its aim is to short-circuit the history of the war by seamlessly uniting the prewar past with the postwar future, and by effecting this unity in false visual terms.29

Face aux ruines du centre-ville et à la problematique historique citée précédemment, la couple d'artistes Joana Joreige et Khalil Hadjithomas a travaillé sur la représentation de Beyrouth des cartes postales des années 1950-70, dans le projet en cours, “Wonder Beyrouth”.Ce projet, qui comporte trois étapes dont les titres sont bien significatifs (“Story of a pyromaniac photographer”, “Postcards of war” et “Latent images”), se dévéloppe autour du concept de negation du passé récent de la ville, symbolisé par les cartes postales de l'époque, encore en vente aujourd'hui. Ces cartes postales deviennent ainsi l'objet de l'éxperimentation du protagoniste Abdallah Farah, du récit de Hadjithomas-Joreige, photographe fictif qui brûle les negatifs et les originaux de photographies et de cartes postales, dans le but de figer et de donner forme à la guerre qui avait dévasté la ville. De plus, il photographie les vieilles cartes postales en train de se consumer, afin de témoigner du processus de disparition et endomagement de ses documents. La connection de ce travail à la problématique de l'historiographie libanaise contemporaine est ainsi décrite par les auteurs, qui prétendaient avoire trouvé et pubblié le travail méticuleux du photographe fictif.

By publishing and distributing these images, we are trying to fight the trend wich puts the Lebanese civil war between brackets and includes the Lebanese conflict only marginally in our contemporary history, and wich prefere to idealise the past and project itself into a uncertain future.30

29 Makdisi (2006: 202)30 www.hadjithomasjoreige.com

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Conclusions

Sept fois détruite et sept fois reconstruite ainsi affirme la légende, Beyrouth se réveille tous le matins comme si elle venait de naître. Étrange ville qui semble avoir toujours vécu en ignorant superbement son passé, tout en refusant de se représenter son avenir.31

Le récit historique du passé libanais apparaît comme un véritable enjeu politique vis-à-vis de l'unification nationale. À ce propos, le centre-ville de Beyrouth est devenu l'objet d'un programme de reconstruction controversé qui a suscité de nombreuses protestations civiles et de réactions intellectuelles, articulées en particulier autour de thématiques propre au domaine historique.Quant à la production artistique de plusieurs artistes libanais contemporains, comme Walid Raad, Khalil Joreige, Joana Hadjithomas, Tony Chakar, Lamia Joreige, Jalal Toufic, Rabi' Mroue, etc., le philosophe Jacques Rancière souligne le mélange entre la production fictive et documentaire, entre l'énquête social et politique, mélange qui s'exprime tant au niveau conceptuel que technique:

through their films, installations, and performances, [les artistes] blur the interplay between fact and fiction to establish a new relationship to the civil war and to the occupation, by way of the subjective gaze or the fictive inquiry, making "fictional archives" of the war, fictionalizing the detournement of a surveillance camera to film a sunset, or playing with the sounds of mortar shells and fireworks, and so on. This very constructed, at times playful, relationship to their history addresses a spectator whose interpretive and emotional capacity is not only acknowledged but called upon. In other words, the work is constructed in such a way that it is up to the spectator to interpret it and to react to it affectively.32

31 Tabet (2001 : 11).32 http://findarticles.com/p/articles/mi_m0268/is_7_45/ai_n24354911/pg_6/?tag=content;col1

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BibliographieBeyhum, Nabil1995 Manifeste pour une ville plus harmonieuse, art. paru en «Beyrouth: construire l'avenir, reconstruire le passé» :أبحاث أولية في السبل الصحيحة والبدائل المقترحة ss la dir. de Beyhum Nabil, Salam Assem, Tabet Jad. ParisBrones, Sophie2010 Ruines en attente, art. paru en «Mémoires de guerres au Liban (1975-1990)», ss la dir. de Mermier Franck, Varin Cristophe, Sindbad, Actes Sud. ArlesCorm, Georges- 1995 Reconstruction du centre-ville de Beyrouth. La solution alternative : une approche/ منهجية إعمار بيروت évolutive et normalisée des opérations de reconstruction - 1995 Les operations de reconstruction et la privatisation au Libanarticles paru en «Beyrouth: construire l'avenir, reconstruire le passé» cit.Hadjithomas Joana, Joreige Khalilfilm: Autour de la maison rose (1999,1h32)installation: Wonder Beirut (a multi-stage ongoing project including: Story of pyromaniac

photographer, Postcard of war, Latent images)Haugbolle, Sune2010 War and memory in Lebanon, Cambridge University Press. CambridgeKabbani, Oussama1992 Prospects for Lebanon: the reconstruction of Beirut, Centre for Lebanese studies. OxfordKassir, Samir-2009 Beirut. Storia di una città. (titre original Histoire de Beyrouth, 2003), Einaudi. Torino- 2000, Dix ans après, comment ne pas reconcilier une société divisée?, art. su Monde Arabe Maghreb-Machrek, 169: 6-22.Makdisi, Seree2006 Beirut, a city without history? art. paru en «Memory and violence in the Middle East and Nord Africa», ss. la dir. de Makdisi, Silverstein, Indiana University Press. BroomingtonTabet, Jade (a cura di)2001 Beyrouth. La brulure des rêves. Collection Monde HS n°127, ed. Autrement. Parishttp://www.beirut-gate.nethttp://www.solidere.com

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Illustrazione 2: Place de Martyrs, années '60

Illustrazione 1: Place des Canons, époque ottomane

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Illustrazione 4:"Beirut, an ancient city for the future" - dépliant publicitaire du plan de reconstruction de SOLIDERE - 1994

Illustrazione 3: Place des Martyrs en 1991 photographé par Gabriele Basilico.

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Illustrazione 5: Traces archéologiques au centre-ville beyrouthin de l'antiquité à nos jours: plan illustratif réalisé par SOLIDERE, 1994

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Illustrazione 6: Carte postale du projet "Wonder Beirut" de Khalil Joreige - Joana Hadjithomas.