Entre cartes et textes : lieux et non-lieux de l’art chez Robert Smithson

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par Laurence Corbel

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  • N2 Cartes et plans

    - Laurence Corbel

    Entre cartes et textes :

    lieux et non-lieux de lart chez Robert Smithson

    "De ce vieux Mercator, quoi bon Ples Nord, Tropiques, quateurs, Zones et Mridiens ?" Tonnait lHomme la Cloche ; et chacun de rpondre : "ce sont des conventions qui ne riment rien !

    Quels rbus que ces cartes, avec tous ces caps et ces les ! Remercions le Capitaine de nous avoir, nous, achet la meilleure qui est parfaitement et absolument vierge ! " Lewis Caroll1

    Dans un essai consacr lart de son temps, Robert Smithson, figure majeure de lart amricain, note lintrt que les artistes ont manifest pour les cartes, de la Renaissance jusquau XXe sicle :

    Du Theatrum Orbis Terrarum dOrtelius (1570) aux cartes couvertes de peinture de Jaspers Johns, la carte a exerc une fascination sur lesprit des artistes. Une cartographie des endroits inhabitables semble en voie de dveloppement, pleine de pseudo-diagrammes, de systmes de quadrillage abstraits faits de pierre et dadhsifs (Carl Andre et Sol LeWitt), de mosaques lectroniques dimages-satellites en provenance de la NASA. Le sol des galeries est transform en collections de parallles et de mridiens2.

    1 L. Caroll, La Chasse au Snark, Paris, Aubier-Flammarion, trad. de J. Gattgno, 1971, p. 263.

    2 Un Muse du langage au voisinage de lart , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage

    entropique, 1960-1973, trad. Claude Gintz, Marseille, M.A.C., 1994, pp. 190-191.

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    cette cartographie artistique, qui connat dailleurs un nouvel essor partir des annes 60, Robert Smithson a apport une contribution originale. Objet de matrialisations en plan ou en relief, dessines, imprimes ou sculptes, les cartes revtent dans son uvre des formes multiples, des plus matrielles aux plus abstraites. Smithson invente une cartographie la fois relle et imaginaire, potique et politique o se croisent des rfrences artistiques, littraires et scientifiques3. Sil utilise les cartes pour leurs

    proprits plastiques, ce sont surtout leurs codes, leurs procdures et leurs usages que lartiste emprunte et dtourne. La carte est pour lui un modle opratoire de lecture et de reprsentation du rel, un paradigme prsent dans les diffrents mdiums sculpture, dessin, film, photographie ou criture quil a investis : Smithson dessine les cartes autant quil les crit, fidle en cela ltymologie du terme graphein.

    Cartes et textes sont les lments de dispositifs complexes qui en dclinent les formes, les supports et les modalits darticulation. Si les premires incluent dans lespace de leur reprsentation lgendes, toponymes et commentaires qui les renseignent et leur donnent sens, les seconds intgrent les cartes avec lesquelles ils constituent, associs dautres images dessins ou photographies , les maillons dune chaine signifiante. Le statut de la carte est, dans luvre de Smithson, instrumental et paradigmatique : moyen de reprsentation de la ralit, elle en est aussi un cadre de perception. Ajoutons que les crits de lartiste sont une ressource prcieuse pour comprendre le rle des cartes dans lart en gnral et dans son uvre en particulier4. Les cartes quil dtourne par des jeux de pliage, de dcoupage et de collage, quil matrialise dans les sculptures, inscrit sur la surface de la terre ou transpose par lcriture dans la texture du rel, ouvrent ainsi des perspectives indites une esthtique cartographique qui transforme notre regard sur le monde.

    3 Dans ses essais, lvocation des cartes fantastiques inventes par Lewis Caroll et Jorge Luis Borgs

    ctoie des cartes ariennes, des quadrangles, la fameuse carte Dymaxion de Buckminster Fuller et sa reprise par Jasper Johns. 4 Voir par exemple la section intitule Cartoramas ou sites cartographiques de son essai Un muse

    du langage au voisinage de lart , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, Op. cit., pp. 190-191, et A Provisional Theory of Non-sites , un texte non publi o lartiste propose une dfinition du Non-site dans Robert Smithson : The Collected Writings, Jack Flam (dir.), Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1996, p. 364.

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    CARTES, LIEUX ET FRONTIRES DE LART

    Dans le rcit quil fait de son voyage dans le dsert mexicain du Yucatan o il ralise ses Dplacements de miroirs, Smithson dcrit la carte qui lui indique son chemin comme une image hybride qui se donne voir autant qu lire5 :

    En jetant un coup dil sur la carte (tout y tait), un enchevtrement de lignes dhorizon sur papier appeles routes , rouges pour certaines, noires pour dautres. Yucatan, Quintana Roo, Campeche, Tabasco, Chiapas et Guatemala se figeaient en une masse de vides, de points et de petits filets bleus (appeles rivires). La lgende de la carte alignait des signes en colonne bien nette : monuments archologiques (noir), monuments coloniaux (noir), site historique (noir), sjour balnaire (bleu), thermalisme (rouge), chasse (vert), pche (bleu), artisanat (vert), station-service (jaune). Sur la carte du Mexique, ils taient disperss comme de la fiente lche par quelque petit animal6.

    Par cette comparaison des symboles de la carte avec les djections animales, Smithson signifie que la reprsentation cartographique constitue une forme dappropriation du territoire. Organiques, physiques ou abstraites, les marques ordonnent et rythment le territoire. Un constat que lon peut tendre aux travaux du Land art qui inscrivent sur la terre des empreintes, des figures et des signes. Lartiste en prenant le paysage comme une matire dexpression, institue le territoire qui devient alors, comme le montrent Deleuze et Guattari, leffet de lart 7. la manire du cartographe qui repousse les frontires des terres inconnues, Smithson et les land artistes tendent les territoires artistiques traditionnellement confins dans les galeries et les muses aux zones suburbaines, aux sites industriels abandonns et aux rgions dsertiques.

    Si les cartes enregistrent symboliquement la constitution de territoires, leurs procdures sapparentent, toujours selon la mtaphore de Smithson, au processus de la

    5 Il serait intressant de montrer en quoi la dmarche de Philippe Vasset qui propose une exploration des

    territoires de la rgion parisienne associant cartes, photographies et textes est proche, de nombreux gards, de celle de Smithson. Pour exemple, cet extrait de son rcit avec carte qui, avec dautres, fait cho aux textes de Smithson : dplies, les cartes rvlent des paysages idaux, aux contours nets, vus, comme dans les rves, de haut. Reprsentations souvent irrconciliables avec ce que ces plans sont censs dsigner : gar en rase campagne, on regarde dans toutes les directions, mais rien ne parat saccorder avec les formes claires et les couleurs franches de limage tale sur nos genoux. (Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007). On peut consulter le site www.unsiteblanc.com qui en est le prolongement. 6 Incidents au cours de dplacement de miroirs dans le Yucatan , dans Robert Smithson : Une

    rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 198. 7 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 388.

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    digestion8 : schmatiser, classer, catgoriser des informations seraient comme transformer et assimiler des aliments. Mais dans la construction de cet espace idal quest la carte, il y a aussi, comme dans la digestion, une certaine dperdition : plus on dispose dinformations, plus on a un degr dentropie, si bien que tel lment dinformation a tendance en annuler un autre remarque Smithson9. Ce que la carte permet de gagner en intelligibilit se paye, selon une logique entropique, dune perte dinformation et dun irrductible cart entre la carte et le territoire :

    Sur la carte, Villahermosa est une forme jaune irrgulire avec une toile dedans. Sur terre, Villahermosa est une forme jaune irrgulire sans toile dedans. Sur la carte, Frontera et Ciudad del Carmen sont des cercles blancs avec des anneaux noirs. Sur terre, Frontera et Ciudad del Carmen sont des cercles blancs sans anneaux noirs autour10.

    Semblable ces nantiomorphes, symtriques mais non superposables, que sont la main droite et la main gauche11, la carte nest donc jamais la simple rplique du rel. Cest dans cet cart constitutif du processus cartographique quopre Smithson : jouant des rapports de disjonction qui existent entre les cartes et les territoires quelles reprsentent, lartiste explore toutes les possibilits de la reprsentation cartographique. Dans la section intitule Cartoramas ou sites cartographiques de son essai Un muse du langage au voisinage de lart 12, Smithson voque ainsi deux cas-limites qui bordent le champ de la reprsentation cartographique. Lun pousse le processus dabstraction si loin que la carte ne reprsente plus rien de la ralit, linstar de la carte blanche de Lewis Carroll13 ; lautre, identique en tous points au territoire cartographi, est son double exact comme la carte de Sylvie et Bruno, dont Borgs sest

    8 Nous suivons ici le commentaire de Gilles A. Tiberghien : ici la mtaphore de Smithson est

    intressante car on dirait que ces conventions cartographiques [] sont le produit abstrait dune activit organique lie au dplacement et lobservation du monde. Les symboles sont ce qui reste de ces informations "digres" , Finis terrae. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, Le rayon des curiosits , 2007, p. 36. 9 Lentropie rendue visible (entretien avec Alison Sky), dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le

    paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 216. 10

    Incidents au cours de dplacement de miroirs dans le Yucatan (1969), dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 198. 11

    Ibid., p. 202. 12

    Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., pp. 182-191. 13

    Il avait, de la mer, achet une carte ne figurant le moindre vestige de terre ; et les marins, ravis, trouvrent que ctait une carte quils pouvaient tous comprendre , L. Caroll, La Chasse au Snark, op. cit., p. 263.

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    inspir dans LHistoire de linfamie14. De ces cartes fantastiques qui jouent avec les codes et les procdures cartographiques, on trouve, comme on le verra, de nombreux chos dans la cartographie smithsonienne.

    Le recours aux cartes dans lart des annes 60 est emblmatique de nouvelles conceptions de lart. Si les cartes ont un rle important dans luvre de Smithson, cest non seulement parce quelles permettent de localiser les sites de ses interventions artistiques mais aussi parce quelles brisent, par leur fonction et leurs caractristiques formelles, les cadres dans lesquels le modernisme enferme lart. Smithson na cess de critiquer la conception dun art dfini par Clement Greenberg comme recherche de ce quil y a de spcifique son mdium15. Signe du mouvement dexpansion des frontires de lart, les cartes, qui connectent les uvres avec le rel, transgressent donc le mouvement de repli rflexif que prne le modernisme ; mixte dimage et de texte, elles chappent au principe de catgorisation des arts qui en dcoule.

    Si elle indexe un territoire, la carte nest pas une image mimtique mais une reprsentation abstraite, un artefact qui reflte une vue de lesprit. ce titre, elle est aussi une ressource essentielle pour renouveler la conception de labstraction dans lart et lui substituer une reprsentation de la nature dpourvue de "ralisme" et fonde sur une rduction dordre mental et conceptuel 16. Contre lart de son temps qui na dabstrait que le nom17, Smithson revendique une abstraction qui prenne sa source non dans la nature mais dans lesprit, une abstraction comprise comme une modlisation. La carte, qui organise le rel selon une structure gomtrique et sapparente un tableau logique , constitue ainsi un mode de reprsentation particulirement adapt au projet de Smithson :

    14 Voir J.L. Borgs, De la rigueur de la science , dans Histoire de linfamie. Histoire de lternit,

    Union Gnrale dEditions, Paris, trad. de R. Caillois et L. Guille, 1951, pp. 129-130. Smithson cite ce texte dans Un muse du langage au voisinage de lart , Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 183. 15

    Voir La peinture moderniste , dans propos de la critique, traduit par D. Chateau, Paris, LHarmattan, 1995, pp. 315-329. 16

    Frederic Law Olmsted et le paysage dialectique , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 212. 17

    Labstraction pour labstraction na rien voir avec labstraction ; ce nest que du naturalisme raliste sans figuration ( Ce que dvoie rellement la sculpture de Michel-Ange , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit , p. 168).

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    Lorsque lon dessine un schma, le plan au sol dune maison, un plan de rue pour localiser un site, ou une carte topographique, on dessine un "tableau logique en deux dimensions". Un "tableau logique" diffre dun tableau figuratif ou raliste en ceci quil ressemble rarement la ralit dont il tient lieu. Cest une analogie ou une mtaphore en deux dimensions18.

    La carte participe donc la promotion dun art qui se donne comme artifice et qui va rebours de lactivit cratrice : plutt que de crer, il sagit, en effet, pour Smithson de d-crer , d-naturaliser , d-diffrencier ou dcomposer . Les cartes sont trs importantes, dit lartiste, parce que les travaux artistiques les plus abstraits proviennent dune sorte de cartographie abstraite. Une carte est un systme mental fait de grilles, de latitudes et de longitudes 19. Les systmes de coordonnes des cartes ont dailleurs un rle comparable aux structures cristallines qui constituent dailleurs pour Smithson un autre modle de reprsentation :

    Cartographier la terre, la lune ou dautres plantes, cest comme faire la carte des cristaux. Parce que le monde est rond, les coordonnes de la grille apparaissent sphriques au lieu dtre rectangulaires. Pourtant la grille rectangulaire sajuste la grille sphrique. Les lignes de latitude et de longitude forment un systme terrestre trs comparable nos avenues, nos rues. En bref, lair comme le sol sont pris dans un vaste treillis. Ce treillis peut prendre la forme de lun des six systmes de cristal20.

    La grille, que Rosalind Krauss tient pour l emblme de lambition moderniste , est reprise par Smithson pour ses caractristiques antinaturelles et antimimtiques mais

    pour tre intgre une dmarche qui soppose au modernisme. Elle nest pas plus un moyen de refouler les dimensions du rel que de proclamer lespace de lart comme autonome et autotlique 21 mais une structure qui peut organiser, mettre en

    forme le devenir chaotique de la nature :

    18 A Provisional Theory of Non-sites , dans Robert Smithson : The Collected Writings, p. 364 (notre

    traduction). 19

    Interview with Robert Smithson. Edited by Paul Toner and Robert Smithson , dans Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., p. 234 (notre traduction). 20

    Towards the development of an air terminal site, dans Robert Smithson : The Collected Writings, p. 54. 21

    Grille , dans LOriginalit de lavant-garde et autres mythes modernistes, trad. Jean-Pierre Criqui, Paris, Macula, p. 94.

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    Coordonner tout ce dsordre et cette corrosion en motifs, grilles et subdivisions constitue un processus esthtique qui a t jusqu prsent peine esquiss22.

    Un tel ordre nest pourtant quun antidote prcaire lentropie qui affecte le monde : selon Smithson, le sentiment que la Terre est une carte soumise dislocations, conduit lartiste penser que rien nest formel ni certain 23. Ce nest mme quun ordre possible parmi dautres, comme il lexplique dans un texte aux accents bergsoniens :

    Il ny a rien de plus incertain quun ordre tabli. Ce que nous prenons pour ce quil y a de plus concret, de plus solide, savre ntre quune suite dimprvus. Tout ordre peut tre rordonn. Ce qui semble ntre que dsordre savre suprieurement ordonn. En isolant ce qui est de la plus grande instabilit, on peut arriver une sphre de cohrence, du moins pour un certain temps24.

    De lordre au dsordre, il y a continuit : un nouvel ordre nest jamais que le succdan dun dsordre ancien, le dsordre ntant finalement quune autre espce dordre. On comprend ainsi que la potique de Smithson ne cherche pas tant nier le dsordre qu en faire un principe de son art. Les cartes ont cet gard une fonction paradoxale : tout en inscrivant le chaos dans un systme homogne, elles ne lpuisent jamais et contribuent mme, comme on va le voir, en donner la mesure.

    UNE POTIQUE CARTOGRAPHIQUE

    la diffrence de nombreux land artistes qui font des paysages dsertiques les lieux de leurs interventions, ce sont surtout les sites dnaturs par la production industrielle de masse et le dveloppement urbain qui intressent Smithson :

    Daprs ma propre exprience, les meilleurs sites pour l"art tellurien" (earth art) sont ceux qui ont t bouleverss par lindustrie, par une urbanisation sauvage ou par des catastrophes naturelles25.

    22 Une sdimentation de lesprit : Earth Projects , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le

    paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 192. 23

    Ibid., p. 196. 24

    Une atopie cinmatographique , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 204. 25

    Frederic Law Olmsted et le paysage dialectique , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 213. Dans cet article, Smithson prcise plus loin que par

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    Face au constat que lancien paysage du naturalisme et du ralisme est remplac par le nouveau paysage de labstraction et de lartifice 26, lartiste se propose, par ses uvres , non pas de transformer un lieu en paysage ou en objet dart mais de dcouper des fragments du rel pour les offrir au regard du spectateur dans une perception qui nest pas unifie cest la diffrence avec le cadre du tableau mais disloque dans lespace et le temps.

    Alors quil participe au projet damnagement de laroport rgional de Dallas-Fort Worth, comme artiste consultant auprs dun cabinet darchitecture et dingnierie27, Smithson dveloppe les principes dun art arien 28. Conu pour des surfaces gigantesques peu prs de la taille de Central Park , ralis mme le sol et destin tre vu du ciel, cet art contribue modifier le paysage qui commence apparatre plus comme une carte en trois dimensions que comme un jardin rustique 29. Ce travail, rest au stade de projet, pose nanmoins les prmisses des futurs earthworks et inaugure une cartographie artistique qui transforme les conditions de visibilit de lart : la manire dont nous devons simplement considrer lart est rarement prise en compte. Regarder lart simplement au niveau des yeux nest pas la solution 30 dclare Smithson. Il sagit ainsi de substituer la vision frontale une vision surplombante. Lart arien doit offrir lexprience physique du changement dchelle dont les cartes ne donnent quune reprsentation arrte : selon que le spectateur se trouve terre ou dans les airs, que la trajectoire de lavion est ascendante ou descendante, la perception des uvres dissmines sur la surface du sol ne cesse de varier. Vus du ciel, les routes, les fleuves sont des lignes et les lments du paysage, des symboles cartographiques : le paysage devient une composition abstraite que lon peut aussi comparer un texte.

    Les Non-sites que Smithson ralise partir de 1968 proposent aussi une reprsentation abstraite du paysage travers un dispositif de correspondances. Exposs dans lespace de la galerie ou du muse, ils sont constitus de containers emplis de

    bien des aspects, des sites plus modestes (que les parcs nationaux) ou mme des sites massacrs comme ceux que laissent derrire elles les exploitations minires sont plus stimulants du point de vue artistique . 26

    Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., p. 116 (notre traduction). 27

    Voir Towards the Development of an Air Terminal Site , dans Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., pp. 52-60. 28

    Aerial Art , dans Robert Smithson : The Collected Writings, pp. 116-118. 29

    Ibid., p.116. 30

    Ibid., p. 117.

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    matriaux (pierres, asphaltes, sables et scories) collects par lartiste au cours de promenades gologiques et dun systme de documentation : la carte, la photographie et la notice descriptive mettent en relation le Non-site de la galerie avec le site o ont t prlevs les matriaux. Le choix des sites est toujours fonction de leurs caractristiques gologiques et topologiques comme lillustre ce rcit o Smithson explique sa dmarche :

    C'est Pine Barrens, au sud du New Jersey, que j'ai ralis mon premier non-site. L'endroit tait en quilibre ; il dgageait une sorte de tranquillit et, par ses pins rachitiques, tranchait sur son environnement. Il y avait l un terrain d'aviation hexagonal qui se prtait bien l'apposition de certaines structures cristallines qui m'avaient obsd dans des uvres prcdentes. On peut dresser la carte des roches cristallines, et, de fait, je crois que c'est la minralogie qui m'a conduit la cartographie. A l'origine, je suis all Pine Barrens pour installer un systme de dallage extrieur, mais, en cours de travail, j'ai commenc m'intresser l'aspect abstrait de la cartographie (...). J'ai donc dcid d'utiliser le site de Pine Barrens comme une feuille de papier et de tracer une structure cristalline sur une grande tendue de terrain plutt que sur une feuille de 50 sur 76. J'appliquais ainsi ma dmarche conceptuelle directement au bouleversement du site, sur une tendue de plusieurs kilomtres. On pourrait donc dire que mon non-site tait un plan tridimensionnel du site31.

    Conu ici aussi comme une surface dcriture, le site est reprsent par le Non-site sous une forme la fois fragmentaire (les chantillons collects sur les sites) et dmatrialise (lappareil documentaire). Le Non-site se partage donc entre un versant matriel, rsultat dune opration de soustraction des chantillons leur site et de dplacement vers la galerie et un versant conceptuel le texte32 et la carte produit doprations intellectuelles. Le texte explique la fonction de chacun des lments du dispositif :

    Un nonsite (un earthwork dintrieur) Trente-et-une subdivisions centres sur un "arodrome" hexagonal dans le pli Woodmansie de la carte topographique du New Jersey. Chaque subdivision du nonsite contient du sable provenant du site montr sur la carte. Des vires entre le nonsite et le site sont possibles. Le point rouge sur la carte est lendroit o le sable a t recueilli33.

    31 Discussion entre Michael Heizer, Dennis Oppenheim et Robert Smithson , dans Land art, ditions

    Carr, Paris, 1993, p. 278. 32

    Le principe dquivalence entre les documents reprsentant le site et le container tant suppos connu des spectateurs, le texte disparat dans les Non-sites suivants. 33

    Voir R. Hobbs, Robert Smithson : Sculpture, Cornell University Press, Ithaca, NewYork, 1981, p. 102. Nous suivons ici la traduction de Jean-Marc Poinsot, Quand luvre a lieu. Lart expos et ses rcits autoriss, Genve, Muse dart moderne et contemporain et Villeurbanne, Institut dart & Art dition, 1999, p. 259. Pour une tude compare des diffrents textes que Smithson a crits sur ce Non-site, voir Jean-Marc Poinsot, Ibid., pp. 259-264.

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    La carte est, quant elle, le vecteur entre le lieu dexposition o est expos le Non-site et le site do proviennent les chantillons minraux. Dcoupe et re-compose selon des formes gomtriques, elle donne voir les rgles de construction du Non-site. Ainsi, dans le premier Non-site, Pine Barrens, New Jersey, la forme hexagonale de la carte se base sur la division du site autour dun point central laroport partir duquel rayonnent six points de fuite ; le conteneur qui reprend la dcoupe de la carte apparat ainsi comme un prolongement de la reprsentation mentale dans la prsence matrielle, une projection du plan dans le volume. Cest pourquoi les Non-sites sont dfinis comme des cartes trois dimensions dun site dtermin :

    Jai imagin le Non-site contenant de faon effective le chaos du Site. En un sens le conteneur nest lui-mme quun fragment qui pourrait sappeler une carte en trois dimensions34.

    Les earthworks, ouvrages de terre qui prolongent les recherches de Smithson autour de l art arien , constituent une tape ultime dans les relations quil dveloppe entre sa pratique artistique et la cartographie : avec ces uvres gigantesques et

    telluriennes35 ralises mme la terre, partir de matriaux naturels avec des moyens technologiques modernes (tracteurs, pelleteuses, bulldozers), la sculpture sort des limites qui lui taient traditionnellement assignes et sinstalle dans des lieux difficilement accessibles. Spiral Jetty, le plus clbre des earthworks de Smithson, est situ dans une zone semi-dsertique de lUtah, sur la rive nord du Grand Lac Sal : constitue de blocs de basalte et de boue senroulant dans une spirale de prs de cinq cents mtres, la jete mergeant des eaux rouges du lac est comme une trace dpose sur le paysage et la terre, une surface sur laquelle lartiste inscrit des symboles ou des signes : le sol devient une carte 36 constate Smithson qui compare aussi ces traces aux lments dune syntaxe paysagre37.

    34 Une sdimentation de lesprit : Earth Projects , dans Robert Smithson : Une rtrospective, le

    paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 196. 35

    Spiral Jetty en 1970 dans lUtah, Broken Circle et Spiral Hill Emmen aux Pays-Bas, en 1971, Amarillo Ramp au Texas en 1973. 36

    Ibid., p. 192. 37

    La comparaison du paysage une phrase revient plusieurs reprises, notamment lorsque Smithson commente le passage clbre dun entretien avec Samuel Wagstaff o Tony Smith raconte sa promenade nocturne en voiture sur une autoroute du New Jersey : Tony Smith parle dune "chausse sombre" qui est "ponctue de chemines dusine, de tours, des fumes et des lumires multicolores" (Artforum, dcembre 1966). Le mot cl est : "ponctu". En un sens, on peut considrer la "chausse sombre" comme

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    LECTURES ET CRITURES CARTOGRAPHIQUES

    La carte est en effet, pour Smithson, une matrice de lecture et dinterprtation du monde comme le montrent ses crits qui en donnent une vision cartographique. Au gr des expriences que lui offrent ses voyages et ses lectures, lartiste transforme par des rcits allgoriques les paysages ou les pages de magazines en cartes.

    Dans le droit fil de sa conception du langage quil refuse de rduire la seule idalit du sens et dont il explore la matrialit et la plasticit38, Smithson considre le texte autant comme une image voir que comme un rseau de significations comprendre. Voir un texte suppose que lon aille rebours des habitudes tendant occulter la matrialit du langage au profit de sa signification, que lon dplace le sens mme de la lecture. Dans un texte indit intitul Hidden Trails in Art ( Sentiers cachs dans lart ), Smithson propose une lecture allgorique dune page du magazine Artforum :

    Une lecture suffisamment longue permet de voir que ce magazine de format carr repose sur le principe dune circularit qui se dissmine sur une carte qui ne mne nulle part, mais o alternent des blocs typographiques qui sont les pays (appels critiques) et de petits ocans aux angles droits (appels photographies). Allez nimporte quelle page entre ces hmisphres et, comme Gulliver et Ulysse, vous serez transports dans un monde de piges et de merveilles. () Regardez nimporte laquelle de ces photographies en noir et blanc sur ces pages en faisant abstraction du titre et de la lgende et elle deviendra une carte avec des longitudes emmles et des latitudes disloques. Les profondeurs ocaniques de ces cartes submergent des continents de prose39.

    Attentif la mise en page du magazine, Smithson y projette, en lieu et place des paragraphes, des masses de terre , des continents de prose et mtamorphose les

    une "vaste phrase", et les choses que lon y peroit en la parcourant, les "signes de ponctuation". " tour " = le point dexclamation (!). " les chemines " = le tiret (). " les fumes " = le point dinterrogation (?). " les lumires multicolores " = les deux points (:) , dans Robert Smithson : The Collected Writings, p. 59. Voir aussi, Ibid., p. 55 et Robert Smithson : Une rtrospective, le paysage entropique, 1960-1973, p. 183. Si le geste artistique sapparente une cartographie de la terre, il est aussi associ par lartiste un geste graphique. 38

    Voir Language to be looked at and/or Things to be read , dans Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., p. 61. Ce texte est le communiqu de presse que Smithson a crit pour une exposition dont il est le commissaire ; il se termine par ce statement : ma conception du langage, cest quil est de la matire et non des ides cest--dire de limprim (printed matter) (notre traduction). 39

    Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., p. 366 (notre traduction).

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    illustrations photographiques en ocans ou en cartes40. Comme les critiques dart qui saffrontent dans les feuilles de magazine, textes et reproductions photographiques se disputent lespace des pages. Smithson invite ainsi le lecteur un voyage imaginaire qui lui fait dcouvrir des contres o les dpts dcriture se confondent avec des continents et les reproductions photographiques avec des ocans. Par cette vision cartographie, le magazine se transforme en un atlas qui noffre du monde de lart quune topographie chaotique.

    linverse, dans le rcit de son voyage Passaic, la ville de son enfance, cest la ralit suburbaine que Smithson mtamorphose en carte. Publi dans Artforum en dcembre 1967, Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey raconte l odysse urbaine de lartiste, un jour de septembre 67, dans la banlieue new yorkaise : illustr par des photographies noir et blanc et une carte41, ce rcit fait le tableau dun paysage urbain sans qualit, dont les monuments pont, tuyau de pompage, parking, bac sable bien que rcemment construits, sont dj en voie de dsintgration. Alors que la narration fait de Passaic un lieu irrel, les photographies et la carte paraissent offrir, par contraste, des gages de la ralit du lieu. Un examen attentif rvle pourtant que la carte nassure pas vraiment la fonction documentaire qui lui est dhabitude dvolue dans les rcits de voyage42 : ce dplacement est manifeste quand, linstar des cartes lchelle 1/1 de Caroll et de Borgs, le site de Passaic est transform en carte et lcart entre la ralit et sa reprsentation cartographique, aboli :

    Je mtais trouv sur une plante o tait trace la carte de Passaic, une carte imparfaite dire vrai. Une carte sidrale marque de lignes de la largeur des rues, et de carrs et de blocs de btiments. tous les moments, le sol en carton-pte (cardboard ground) aurait pu souvrir sous mes pieds43.

    40 On trouve une autre occurrence de lecture cartographique du texte imprim dans Le pays de cristal

    o lartiste raconte une excursion dans la banlieue de New York en compagnie damis artistes : Tout en coutant la radio, certains dentre nous lisaient les journaux du dimanche. Les pages faisaient un lger bruit en les tournant ; chaque feuille plie sur les genoux formant des gographies phmres en papier. Une valle de texte ou une crte de photographies allaient et venaient en un instant , dans Robert Smithson : Une rtrospective, le paysage entropique, 1960-1973, p. 170. 41

    Elle est ralise partir dune photocopie en noir et blanc dun quadrangle de Weehawken dont lartiste a surlign la structure en damier et qui porte le titre carte ngative montrant la rgion des monuments le long de la rivire Passaic . 42

    Cette carte nindique pas la plupart des lieux mentionns dans le rcit. En outre, son chelle et son cadrage ne concident pas avec territoire que dlimite le rcit. 43

    Une visite aux monuments de Passaic, New jersey , dans Robert Smithson : Une rtrospective, le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 182.

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    De mme, les photographies sont celles dun paysage qui nest lui-mme quune photographie surexpose44 : des photographies dune photographie dont le rfrent aurait disparu. La ville et ses monuments voient ainsi leur ralit se dissoudre au fil de la progression du rcit :

    Sous la lumire morte dun aprs-midi Passaic, le dsert devint une carte de dsintgration et doublis infinis. Ce monument dinfimes particules flamboyait sous la lueur dun soleil morne. Il voquait la dissolution maussade de continents entiers, lasschement docans ; disparues les forts vertes et les hautes montagnes : tout ce qui avait exist ntait plus que des millions de grains de sable, un immense amas dos et de pierre pulvriss45.

    La description du dernier monument un bac sable que le rcit transforme en une maquette de dsert achve ainsi de pulvriser la ralit urbaine en particules : la ville de Passaic, rduite une image, se mtamorphose en un lieu quasiment imaginaire, une utopie sans fond qui est hors du temps et hors de lespace.

    UNE CARTOGRAPHIE HTROTOPIQUE

    Cartes et textes nous transportent ainsi dans un univers o ralit et imaginaire se mlent pour parfois se confondre. Des dplacements de miroir que Smithson a raliss dans le Yucatan, il ne subsiste quun rcit illustr, des photographies, une carte qui sont la mmoire de ces interventions phmres dans le paysage. Les neuf arrts dcrits dans ce rcit despaces renvoient aux chiffres inscrits sur la carte qui indiquent les lieux o ont t placs les miroirs46. Contrairement aux cartes des Non-sites qui permettent au spectateur de localiser le site o il peut se rendre, les sites sont prsents ici comme des lieux o il ny a rien voir que labsence :

    44 Le soleil tait devenu comme une monstrueuse ampoule projetant dans mon il une srie de plans

    fixes travers lInstamatic. En marchant sur le pont, ctait comme si je marchais sur une norme photographie faite de bois et dacier , Ibid., p. 180. 45

    Ibid., p. 182. 46

    Il y a complmentarit entre la carte qui localise un lieu, marque les arrts et la narration qui les relie dans une forme de continuit. Voir M. de Certeau : l o la carte dcoupe, le rcit traverse. Il est "digse" dit le grec pour dsigner la narration : il instaure une marche ( il guide ) et il passe travers (il transgresse ). Lespace quil foule est fait de mouvements : il est topologique, relatif aux dformations de figures, et non topique, dfinisseur de lieux (LInvention du quotidien, tome 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. Folio , 1990, p. 189).

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    Si vous visitez les sites (une probabilit douteuse), vous ne trouverez rien que des traces de mmoire, car les dplacements furent dmonts juste aprs avoir t photographis. () Les souvenirs ne sont plus que des chiffres sur une carte, des mmoires vides constellant des terrains intangibles en proximits effaces. Cest la dimension de labsence qui reste dcouvrir47.

    Des actions phmres, il ne reste que des chiffres, symboles abstraits dissmins sur la carte, traces dun parcours dans une contre qui semble hypothtique comme le suggre lavertissement nigmatique achevant le rcit : le Yucatan est

    ailleurs . Quel est cet ailleurs , ce lieu de labsence ? Renvoie-t-il la carte, aux photographies ou au rcit de lartiste ? On a souvent considr le travail de Smithson comme relevant du processus de dmatrialisation qui caractrise lart des annes 6048 mais cest la condition de prciser que sa dmarche ne vise pas tant dlaisser un art perceptuel au profit dun art conceptuel49 qu faire de limmatriel le nerf de son travail : les lourdes illusions de la solidit, la non-existence des choses, voil ce que lartiste prend pour "matriaux" affirme-t-il50. Le recours abondant aux documents dans son travail pose nanmoins la question du statut de luvre et de son lieu : ces montages de cartes, de textes et de photographies sont-ils des uvres ou des traces duvres dsormais disparues51 ? O sont les uvres : dans les sites rels ou dans les Non-Sites, dans la galerie dart ou le magazine ? Sans lieu assign, ces uvres se partagent entre lin situ des interventions et le hors site des lieux qui en conservent les traces et la mmoire : elles sont la fois matire et concept.

    Avec les cartes de matire (earthmaps), on retrouve cette double polarit : chacune correspond, en effet, un montage qui runit une carte imprime, un croquis et des notes rdigs de la main de lartiste. The Hypothetical Continent of Lemuria comporte des observations recopies par lartiste sur lhypothse forge au XIXe sicle

    47 Incidents au cours de dplacement de miroirs dans le Yucatan , dans Robert Smithson : Une

    rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 203. 48

    Lucy R. Lippard, Six Years : the Dematerialisation of the Art Object from 1966 to 1972, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1973. 49

    Comme le revendique Douglas Huebler : Le monde est plein dobjets, plus ou moins intressants ; je ne souhaite pas en ajouter davantage. Je prfre me contenter dnoncer lexistence des choses en termes de temps et/ou de lieu. () Parce que luvre se situe au-del de lexprience perceptuelle directe, la prise de conscience de luvre dpend dun systme de documentation. La documentation prend la forme de photographies, de cartes, de dessins et de descriptions verbales , January 5-31 (dir. Seth Siegelaub). 50

    Incidents au cours dun dplacement de miroirs dans le Yucatan , Ibid., p. 203. 51

    Ainsi, les deux textes Une visite aux monuments de Passaic et Incidents au cours dun dplacement de miroirs dans le Yucatan font partie des uvres du catalogue Robert Smithson : Sculptures, op.cit., 1981.

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    propos de ce continent, un croquis de son emplacement suppos dans lOcan Indien la priode ocne et un fragment de carte imprime qui indique lemplacement sur les rivages de lle de Sanibel en Floride de la carte de matire ponyme ralise avec des coquillages collects sur place. Ce montage propose ainsi une traverse de lhistoire des reprsentations cartographiques : Smithson y donne voir, dans une sorte de retour du pass dans le prsent, de limaginaire dans le rel, les transformations relles ou fictives qui affectent la reprsentation des territoires et dplacent les relations de linconnu et du connu. Condensant une cartographie volutive, il trace le contour mobile et changeant de la carte du territoire hypothtique de la Lmurie.

    Loriginalit de ces cartes matrialises tient ce quelles renvoient des continents mythiques : situes dans des lieux bien rels, ces cartes ralises avec des coquillages (The Hypothetical Continent in Shells : Lemuria), des galets de calcaire blanc disposs sur le sol rouge du Yucatan (Hypothetical Continent : Limestone Map, Gondwanaland-Ice Cap), des galets (The Hypothetical Continent in Stone : Catheysia) ou des fragments de verre (The Map of Glass(Atlantis)52 sont exposes aux forces destructrices de la nature et voues disparatre. Dans ce chass-crois o les cartes imaginaires sont matrialises tandis que les territoires rels semblent perdre leur ralit, les frontires entre fiction et ralit, nature et artifice semblent se dissoudre.

    A Surd View for an Afternoon, un dessin de 197053, tmoigne aussi de ce brouillage. Satur de croquis de ses travaux sculptures, earthworks, Non-sites et de lgendes griffonns de la main de lartiste, ce dessin semble obir la mme logique autodestructrice que le schma illustrant le carton dinvitation de lexposition de Sol LeWitt dont Smithson propose un commentaire : LeWitt submerge le plan orthogonal de son installation sous une avalanche dindications dapparence manuscrite. Le plan disparat sous le poids oppressant dune criture "spia". Cest comme si on attrapait des mots dans les yeux 54. Cest un effet semblable que produit ce dessin de Smithson :

    52 The Hypothetical Continent in Stone : Catheysia a t faite New York au printemps 69, The Map of

    Glass (Atlantis) a t ralise sur lle de Loveladies dans le New Jersey pour une exposition qui sest tenue entre le 11 et le 31 juillet 1969. 53

    Robert Smithson a ralis ce dessin au cours de lune des quatre conversations quil a eues avec Dennis Wheeler entre dcembre 69 et fvrier 70. Voir Four conversation between Dennis Wheeler and Robert Smithson , dans Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., pp. 196-233. 54

    Un Muse du langage au voisinage de lart , dans Robert Smithson : Une rtrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 184.

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    lentrelacs des croquis et des inscriptions qui envahissent la surface de la feuille gne la lisibilit de cette carte atypique. Sur fond de papier quadrill, le relev des uvres se prsente comme une topographie chaotique qui dfie les codes de la reprsentation cartographique. On cherche en vain un sens aux contiguts spatiales et une chelle

    commune aux diffrents croquis des uvres dont les titres remplacent les toponymes. Ce ne sont pas des repres gographiques qui organisent cette carte mais des concepts55 et des rfrences thoriques : Smithson construit un paysage mental qui offre des repres pour rendre compte de sa dmarche56.

    Si les travaux figurant sur ce dessin ont tous un rapport avec le processus cartographique, son titre suggre pourtant que luvre de Smithson chappe la rationalit cartographique et se refuse une vision structure ou unifie57. Une tension

    entre le mouvement centrifuge que forment les cercles concentriques des mridiens autour du point central vide, figurant le terminal arien la seule uvre demeure ltat de projet et le mouvement centripte des lignes de fuite que dessinent les flches situes chacune des extrmits de laxe oblique qui coupe la carte structure le dessin. Symtriquement opposs, les bas niveaux de perception , degrs infrieurs dune perception synthtique et indiffrencie qui caractrise la vision profonde 58 et les concepts abstraits , auxquels les travaux de Smithson ne peuvent dailleurs jamais tre rduits, constituent les deux ples autour desquels sarticule son uvre toujours partage entre la matire et le concept.

    55 Ainsi, les concepts d entropie , de dislocation , de Non-site qui ont un rle cl dans la

    rflexion de Smithson. 56

    Par exemple, Entropy Slope fait cho au titre dune nouvelle de science fiction Up the Entropy Slope de Brian W. Aldiss dont Smithson est un lecteur assidu et la mention low level of perception (bas niveaux de perception) est une rfrence LOrdre cach de lart de A. Ehrenzweig quil cite souvent. 57

    Le terme surd dsigne le nombre irrationnel, ce qui ne se ramne aucune mesure. 58

    Voir A. Ehrenzweig : la perception indiffrencie peut saisir en un seul acte indivis de comprhension des donnes qui seraient incompatibles pour la perception consciente , dans Lordre cach de lart, trad. de F. Lacoue-Labarthe et C. Nancy, Paris, Gallimard, 1974, p. 66.

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    crire na rien voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, mme des contres venir : selon Deleuze et Guattari, il y a dans le livre des lignes darticulation ou de segmentation, des strates, des territorialits ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de territorialisation et de dstratification 59. Les textes de Smithson sont constitus de strates de significations littrales et mtaphoriques : les mots et les roches, dit lartiste, contiennent un langage qui suit une syntaxe de fentes et de ruptures 60.

    Cartes et textes participent ainsi, dans une relation dialectique qui joue de leurs similitudes et de leurs carts, une nouvelle cartographie de lart. Ils schangent leurs fonctions et leurs champs : si les textes fonctionnent parfois comme des images, les cartes sont les signes dune syntaxe qui reste dchiffrer.

    Car les cartes, dit Smithson, sont choses bien insaisissables 61. Entre visible et lisible, entre duplication et dformation, entre ralit et imaginaire, elles sont des images complexes et quivoques. Configurations phmres et mouvantes, les cartes sont une reprsentation approprie de ces nouvelles terrae incognatae de lart qui sont des mondes soumis dislocation. Il y a ainsi une tension entre le systme homogne des longitudes, des latitudes, des mridiens et des parallles proposant un espace clos et quadrill et luvre de Smithson qui dessine des modes de spatialisation de lart instables et mobiles et investit davantage des non-lieux que des lieux.

    Si les cartes et les textes indiquent que lart sest dplac vers de nouveaux territoires, quil sest dterritorialis, on observe quaucune reterritorialisation ne succde ce dplacement : lart demeure suspendu dans lentre-deux de la prsence et de labsence, du centre et de la priphrie, de la matire et du signe. Les territoires de lart reprsents par les cartes qui en donnent une restitution abstraite sont des espaces mentaux. travers ce rseau de cartes et de textes se constituent de vritables htrotopies , des lieux que Foucault dfinit comme des sortes de contre-

    59 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 11.

    60 Un Muse du langage au voisinage de lart , op. cit., p. 195.

    61 Discussion entre Michael Heizer, Dennis Oppenheim et Robert Smithson , dans Land Art, Gilles A.

    Tiberghien, Paris, Editions Carr, 1993, p. 281.

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    emplacements rels, des sortes dutopies effectivement ralises (), des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient localisables 62.

    En dfinitive, Smithson ne dresse quune impossible cartographie de lart : comme la carte vierge de La Chasse au Snark, elle laisse carte blanche ses lecteurs, les invite un voyage dont le but se drobe. Lartiste a bien compris le conseil de la divinit aztque Tezcatlipoca qui fait entendre sa voix dans les fabuleuses contres du Yucatan : il faut aller laventure et risquer de se perdre, cest le seul moyen de faire uvre dart 63.

    62 Dis et crits, t. IV, Gallimard, Paris, 1994, p. 755.

    63 Incidents au cours dun dplacement de miroirs dans le Yucatan , dans Robert Smithson : Une

    rtrospective, le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 199.