Entre Deleuze et Foucault-Le jeu du désir et du pouvoir

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  • 8/8/2019 Entre Deleuze et Foucault-Le jeu du dsir et du pouvoir

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    26 12 2008 | David Rabouin

    Entre Deleuze et Foucault : Le jeu du dsir et du pouvoir

    Critique, juin-juillet 2000, 637-638

    Sil fallait aujourdhui raconter le mythe de la naissance dEros, un esprit peu chagrin pourrait tretent de traduire ironiquement Penia par Demande et Poros par Offre. Eros, fils de la Demande et delOffre, nest-ce pas tout ce quil nous reste dire du dsir ? Ports par le discours ambiant, par ladouceur rconfortante de lesprit fin de sicle , nous pourrions alors nous amuser entendre que lesservants libertaires du dieu Dsir ont fait le lit du capitalisme sauvage, que lconomie libidinale sestcoule sans heurt dans le Grand March plantaire etc. etc. Une histoire serait close, un rve teint, etsans trop de regrets qui plus est. Cela, bien sr, nous viterait de nous chagriner poser dautres

    questions plus embarrassantes, notamment celle de savoir qui tient ce discours et pourquoi. Cela nousviterait surtout de revenir sur un chapitre de lhistoire de la philosophie clos avant davoir t ouvert.Car reste encore comprendre aujourdhui ce qua signifi lintrusion brusque du Dsir dans lediscours philosophique - et sa toute aussi brusque occultation dont nous faisons, cest le cas de le dire,les frais.

    Pour raviver un peu ltranget de cette irruption, il nest pourtant que de se tourner vers une histoire plus ancienne. Sur les traces du dsir, notre course serait brve, car il est videmment faux que la philosophie sen soit toujours proccupe. O que le regard porte, il ne pourra quenregistrer ladiversit des noms de ce que nous dsignons aujourdhui comme Le dsir : Eros, epithumia, horm,

    appetitus, libido, cupiditas, concupiscentia, conatus, endeavour, appetite, lust, Sehnsucht, Wunsch,Wille, Begierde, inclination, souhait, lan etc. Chacun reconnatra les siens. Mais o reconnatre notreinsaisissable dmon ? Sil est toujours possible dexhumer chez Platon une pense du dsir, le prixexcessif en sera de ranger sous un mme concept des ralits que prcisment il distingue : lepithumiadu Philbe, celle bien diffrente du Phdon, le thumos de la Rpublique ou lephiestai du Phdre, lerosdu Banquet etc. Autre exemple de cette difficult : Spinoza, le premier tre crdit davoir vu que ledsir est lessence de lhomme . Car la lecture moderne nous fait inscrire dans ce dsir ce quil neporte pas : le a, le flux, la force inconsciente qui fait persvrer dans ltre - qui sappelle proprementconatus, par diffrence avec une cupiditas invitablement lie la reprsentation consciente et, surtout,avec le triste desiderium [1]. Il y a l plus quune question de mots. Car le conatus spinoziste en rfre celui de Hobbes qui son tour se rclame explicitement de lhorm aristotlicienne - ligne assezdiffrente de celle de lepithumia dont on pourra toujours dire, aprs Kant, quelle trouve son unitngative dans son rapport au plaisir. Si la conception spinoziste ne perd rien de son originalit dans ce jeu de renvois, elle y laisse un peu de son effet de rupture spectaculaire ; elle amne surtout sedemander sil est intressant dimporter dans une rflexion commune sur llan, limpulsion lessurdterminations modernes du mot dsir. Laissons donc ces raccourcis aux manuels de philosophie,bien obligs de recourir ce genre de subterfuge, et posons, quant nous, une hypothse salutaire pourqui cherche aujourdhui savoir quelle place le dsir pourrait tenir dans la pense : il faut regardercomment il y est entr.

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    LENTRE DU DSIR

    Une supposition sense, et assez communment admise, consiste lier lentre du dsir dans lediscours un vnement relativement rcent : linvention de la psychanalyse. Cela expliquerait pourquoi il nous est pratiquement impossible aujourdhui de ne pas associer dsir et sexualit. Cela

    expliquerait aussi pourquoi nous pensons conatus ou horm, anctres de la pulsion inconsciente ,sous lappellation anachronique de dsir. Avec Freud se produirait cette entre par effraction : unevrit pourrait enfin tre dite sur le dsir. Il deviendrait alors non pas une parmi les passions delhomme, mais lobjet privilgi darticulation dun discours de vrit. Si dautres avaientabondamment parl du dsir, ils ne lui avaient pourtant pas donn cette place centrale qui lui tait dslors reconnue. Ou sils lavaient fait, pensons la volont de Schopenhauer laquelle Freud serfre loccasion, ctait plus la manire dun prsuppos ontologique gnral qu la manire dunobjet dtudes spcifiques. Notre sicle, inaugur par la (fausse) date de publication de Linterprtationdes rves serait donc celui du Dsir, comme on a dit tout aussi rapidement quun autre fut celui de laRaison. Juste retour des choses.

    Pourtant bien y regarder, la psychanalyse naissante parle peu du dsir. Si scandale il y a, daprs soncrateur, cest moins de faire entrer le dsir dans le discours que dy introduire linconscient. Cest luiplus quau dsir que la parole est donne. Si le rve est la ralisation dun dsir , comme le rpte leFranais avec complaisance, lAllemand dit Wunsch, souhait. Si nous partons la recherche de lhomme de dsir , nous trouverons en fait des types libidinaux et les configurations affrentesde lomniprsente libido. Le dsir du pnis est Neid, envie, et ce qui nous pousse agir Trieb, pulsion.Rien dtonnant donc ce que le fameux Vocabulaire de Laplanche et Pontalis sesquive habilementlorsquil sagit de dfinir un hypothtique ple dunit de ces concepts : il y a, dans toute conceptionde lhomme, des notions trop fondamentales pour pouvoir tre cernes ; incontestablement, cest le casdu dsir dans la doctrine freudienne . Incontestablement.

    Mais le sentiment persiste : on ne peut gure sempcher de croire que la psychanalyse traiteexplicitement du dsir, quelle ne parle que de lui, quelle nous donne mme le droit de le faire parler.Cette impression nest pas trompeuse ds lors quon soriente non vers luvre de Freud, ni mme verscelle de ses premiers disciples, mais vers la dernire grande mdiation par laquelle elle nous a ttransmise et laquelle reste attach le nom de Jacques Lacan. Si nous avons lillusion rtrospective,surtout en France, que la doctrine freudienne tourne autour du dsir, cest prcisment parce que Lacana opr son fameux retour Freud par ce dcisif recentrement.

    Un point de dpart est donc mis notre disposition : la doctrine lacanienne est une pense du dsir.Mieux, elle ne sautorise que dinvestir ce centre. Cet appel au dsir un moment prcis de notrehistoire culturelle - pas Vienne, pas en 1900 - est fondamentale pour comprendre la manire dont la philosophie, surtout la philosophie franaise, sen est prise en retour ce rus dmon. Mais avantdenvisager cette raction, il reste encore un mystre claircir : si le retour Freud , par le biais dudsir, apparat aujourdhui en dcalage avec un discours qui justement vite ce centre etpriodiquement tourne autour, do vient cette exigence de recentrement ? Peut-on dire quelle fut uncoup de force opr par le malin gnie de Lacan ? Assurment non, et Lacan ne sest jamais cach ence point de ce quil hritait. Proche de Bataille, auditeur de Kojve, interlocuteurdHyppolitecomment ne pas voir que le dsir occupe une place centrale chez Lacan parce quil

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    reconduit les attendus dune philosophie alors dominante, celle de Hegel (du moins tel quil a t lu parces auteurs) ? Il nest que de faire rsonner les formules de deux penseurs aussi opposs que Sartre etLacan pour sen apercevoir. Au-del de tout ce qui oppose la lecture existentialiste de la lecturestructuraliste, une mme manire denvisager les problmes : le dsir est fondamentalement ( apriori ou structuralement ) manque tre [2]. Michel Foucault marque bien cette vidence pour les

    penseurs de sa gnration lorsquil rappelle que Sartre et Lacan ont t des contemporains alterns.Ils nont pas t ensemble contemporains lun de lautre. Chaque fois que lun faisait un pas, ctait enrupture avec lautre, mais pour reprendre le mme type de problmes [nous soulignons] [3]. Mmetype de problme et mme rencontre dans la distance avec Bataille : lobjet du dsir sensuel est paressence un autre dsir , quoi rpond la clbre formule lacanienne : le dsir est dsir de lAutre .Le primat de lAutre, comme ce par rapport quoi mon dsir se constitue dans linterdit, gouvernelinscription du dsir comme manque dans lhorizon dune lutte pour la reconnaissance. Telle est lamanire, hglienne assurment, dont le dsir entre sur la scne.

    Ces diffrentes positions ne sont videmment pas convoques ici pour leur dtail, mais pour esquisser

    un certain champ de problmatisation . Au milieu des annes 60, la psychanalyse lacanienne, elle-mme associe, tort ou raison, la vague structuraliste , pousse le dsir sur le devant de la scne.Or, sur le fond, la description qui est alors propose ne semble nullement rompre avec les attendus du prcdent discours dominant. Dans toutes ces configurations, le dsir est pens sur le mode du manque tre , de la constitution du sujet comme distance de soi soi - immanquablement inscritdans un rapport premier lAutre comme ce quil mest interdit dtre (une chose, une autre libert, lePre etc.).

    Les choses saggravent, si lon peut dire, avec Mai 68. Le dsir descend dans la rue et y perd quelquesplumes. Reprenant les slogans situationnistes, les manifestants rclament : vivre sans temps morts, jouirsans entraves. Cela, sur fond de mouvements de libration travers le monde, notamment outre-

    Atlantique. Ici encore la rfrence dominante, quand il y en a, reste fortement hglienne. Avec lespenseurs du soi-disant freudo-marxisme notamment, cest toujours le primat de la rpression qui est pos pour tre dpass . Cest lappel la jouissance comme consommation libratoire dunealination premire. Lanalyse marxiste de lexploitation semble alors parfaitement accorde lanalyse psychanalytique de linterdit dont elle se fait parfois lallie. Il ny a dailleurs riendtonnant, pour reprendre une de nos questions inaugurales, ce que cette culture se soit coulesans heurt dans le moule de la Socit de Consommation, et rien de trs original le proclamerdsormais [4].

    Nous parvenons ainsi une situation courante dans lhistoire des ides : des lignes opposes en

    apparence se rejoignent en fait au mme foyer. la faveur dun mouvement culturel plus friand deslogans que danalyses, elles finissent par constituer un champ dinterprtations qui ressembletrangement une doxa comme on disait en Grec, une idologie comme on disait alors. Pens dansles termes de la responsabilit chez Sartre, de la transgression chez Bataille, de la structure chez Lacan,de la libration chez Marcuse ou de la jouissance chez Reich, le dsir ne semble pouvoir accder lintelligibilit que dans lassurance dun sol ferme : le rapport premier ce quoi il na pas droitdtre (linterdit, la loi, le rprim, lAutre, le bourgeois gros plein dtre, bref, pour parodier Sarte : papa). Bien sr, cette doxa ne fut pas le fait de ces auteurs, dont la pense est videmment pluscomplexe et nuance, pas plus quelle ne fut le fait dune avant-garde thorique du mouvement de Mai

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    qui navait cure du freudo-marxisme , mais elle sy installa nanmoins sans rencontrer dobstaclesinsurmontables. Rien dtonnant donc ce que cette situation ait pu paratre touffante, et dangereuse :dans leffervescence de surface, rien navait t cre, aucun effort navait t fait pour comprendrecette intrusion de lhomme de dsir .

    LE DSIR SEVENTIES ?Face ce discours dominant et dominateur, au moins deux ractions nouvelles se manifestrent. Lunea consist souponner plus largement tout discours lgitimant, celui des penses systmatiques oustructuralistes en particulier. Elle a rappel, sil le fallait, que dpasser une domination poursimplement prendre sa place, ne faisait que reconduire immanquablement le mcanisme de domination.Dpasser ne pourrait donc se faire que dans la relve du rapport dominant-domin en tant quil sesoutient dune opposition quil faut questionner - et quon pourra donc non pas dtruire, mais sefforcerde saper : faire foisonner les langues, jouer les structures les unes contre les autres. Lautre voie aconsist critiquer de front une conception fausse du dsir et tenter de faire valoir une autre ligne defuite contre le champ de problmatisation alors rgnant. Avec le recul, nous pouvons tenir quellefut peut-tre une des dernires tentatives pour produire en France, face aux positions lgues par latradition, une pense ontologique originale.

    La premire position ne nous occupera pas ici pour deux raisons. Dune part, ce discours qui dialoguedans les marges de la philosophie, notamment avec la psychanalyse au sujet du dsir, est aujourdhuisinon florissant, du moins vivant ; il participe dune histoire qui scrit encore sous nos yeux sous lechef de la post-modernit . Il ny a donc nul besoin de le perptuer, puisquil se perptue trs bientout seul. Dautre part, ce discours ne sautorise de la philosophie que dans la mesure o il en clbre lafin, la clture . Or il nous semble quun problme aujourdhui pourrait tre de ne pas accepter tropvite de dclarer la philosophie close, douvrir au contraire le champ des possibles. Ce sera notre

    deuxime hypothse : non seulement, on tiendra que la philosophie du dsir est un vnement rcent,qui ne se comprend que par rapport notre prsent en mme temps quelle nous enjoint le penser ;dautre part, on tiendra quelle a t lune des dernires tentatives pour produire un discoursphilosophique, sinon ontologique, qui ne se contente ni de ressasser une doctrine ancienne, ni de secomplaire clbrer sa clture. quoi nous pouvons ajouter : et il nappartient qu nous de savoir sice discours restera lettre morte, si nous nous joindrons au cortge des penseurs ncrophiles, ou sil estencore besoin den colporter une parole vive et sous quelle forme.

    Si cette tche ne tient qu nous, cest quelle ne semble gure pouvoir tenir dautres. Dautres sechargeraient plutt qui de lenterrer avec le reste de la philosophie, qui de lignorer parce quedfinitivement continentale , qui de la dclarer obsolte et ridicule. Dans un pamphlet bien senti,mais videmment non exempt des dfauts du genre, Dominique Lecourt a rappel nagure combiencette dernire conception semblait aujourdhui prvaloir en France . Ironie des ironies, une philosophiecomme la philosophie franaise, recroqueville sur lhistoire comme sur son dernier et inexpugnablebastion, est incapable de comprendre sa propre histoire et se contente de mythes habilement forgs.Elle fourmille drudits, sauf lorsquil sagit de savoir ce que son pass rcent lui a lgu penser.Dans ce domaine, cest plutt la lgende familiale qui rgne. Do lessor du mythe qui consiste associer la pense du dsir aux roaring seventies : du ct thorique au structuralisme et la mort dusujet , du ct idologique au freudo-marxisme de la fin des annes 60. La brve esquisse qui

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    prcde na dautre but que de rappeler, puisquil le faut, quel point elle sest prcisment construiteen partie contre ces tendances. Cette rsistance fut marque par deux gestes philosophiques qui se sontorients, de manires trs diffrentes quoiquapparemment complices, vers le dsir. Le premier peuttre li symboliquement la publication aux ditions de Minuit en 1972 de Lanti-Oedipe de GillesDeleuze et Flix Guattari. Le second, la publication aux ditions Gallimard en 1976 du premier tome

    de Lhistoire de la sexualit de Michel Foucault : La volont de savoir.

    Une prcision nanmoins : pourquoi associer Foucault la pense du dsir, alors quil semble assezrticent utiliser ce terme ? Si lon en croit Deleuze, rticent est mme un euphmisme : ladernire fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, peu prs : je ne peux pas supporter le mot dsir ; mme si vous lemployez autrement, je ne peux pasmempcher de penser ou de vivre que dsir=manque, ou que le dsir se dit rprim . Mais il nefaudrait pas croire ici un rejet pur et simple, car ce dsir-manque qui lui rpugne tant et dont il voitbien que Deleuze cherche justement le destituer, Foucault na dautre but avou que de le penser :

    Ltude des modes selon lesquels les individus sont amens se reconnatre comme sujets sexuels mefaisait beaucoup plus de difficults. La notion de dsir ou celle de sujet dsirant constituait alors sinonune thorie, du moins un thme thorique gnralement accept. Cette acceptation mme tait trange(). En tout cas, il semblait difficile danalyser la formation et le dveloppement de lexprience de lasexualit partir du XVIIIme sicle, sans faire propos du dsir et du sujet dsirant, un travailhistorique et critique. Sans entreprendre, donc, une gnalogie .

    On ne saurait mieux marquer la ncessit de penser le dsir face ce qui constituait alors sinon unethorie, du moins un thme thorique gnralement accept , si bien que Foucault peut prsenter sondernier travail comme une histoire de lhomme de dsir . Mais, alors que Deleuze cherche crer unconcept qui soit capable de rsister la doxa ambiante, Foucault accepte le rabattement du dsir sur la

    sexualit, son identification au manque, son lien intrinsque linterdit, pour mieux sen dprendre par un travail historique et critique . Deux stratgies opposes, deux conceptions diffrentes de laphilosophie (crer des concepts/diagnostiquer le prsent), assurment ; mais qui ne sen rejoignent pasmoins sur la tche accomplir : destituer la reprsentation hglienne, elle-mme dernier avatar dunecertaine pense chrtienne du dsir, et dont la psychanalyse, son discours dfendant, semble perptuerjusqu nos jours le champ de problmatisation .

    Cette rencontre entre les deux penseurs, dj ancienne, mais rvle alors dans sa profondeurcomplexe, a pu sembler curieuse. En un sens, elle est toujours un peu gnante. Pourtant elle eut lieu etelle soutiendra notre troisime hypothse : ce quil nous faut penser du dsir ne se donne pas dans uncorps de doctrines, mais en ce lieu problmatique o se rencontrent deux penses assez radicalementdivergentes. Cette rencontre est due une exigence commune, ressentie depuis longtemps, mais qui se prcise dans une urgence - celle dune pense du dsir comme lieu moderne darticulation delontologie, de la politique et de lthique, quil nous faut notre tour rappeler.

    UNE RENCONTRE

    Sur quoi Deleuze et Foucault se sont-ils rencontrs ? Dabord, sur la valeur de leurs approchesrespectives - ce qui, rappelons-le, nallait pas de soi. Les formules sont clbres et trop souvent

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    rptes. On se salue ; mais de loin, car il ne faut pas cacher ce que cet loge peut porter demalentendus : Deleuze se prcipite sur Larchologie du savoir pour lire sous les noncs lespremiers pas dune thorie des multiplicits, des singularits et des milieux de dispersion ; Foucaultouvre sa lecture de Logique du sens sur la stratgie mise en uvre pour renverser le platonismeconsidr comme procdure dexclusion, et voit en Diffrence et rptition le patient travail dun

    gnalogiste nietzschen traquant toute une foule de petites impurets . On sentend sur la ncessitde dmonter les verrouillages hgliens et de sloigner du structuralisme, mais chacun retrouvedabord chez lautre sa propre voie de sortie : la pense du milieu interprte dans son lexique la pensedu dehors, et rciproquement. Il ny dailleurs rien dire l-contre, sinon quil ne faut pas accepter avectrop de candeur ces beaux loges et leur rptition. Y voir dabord ce que dira Deleuze : lareconnaissance dune cause commune . Si bien que le respect perdurera alors mme que les penses delun comme de lautre se dtourneront des concepts clbrs alors avec faste (les simulacres, lespacediscursif etc.).

    Avec laccent mis sur lhomme de dsir , la rencontre change de nature, car les deux penseurs se

    retrouvent cette fois sur le mme terrain. Ils lont dabord expriment dans le voisinage du textenietzschen, puis dans la lutte politique. Ils en discutent loccasion :

    Ce jeu du dsir, du pouvoir et de lintrt est encore peu connu. Il a fallu longtemps pour savoir ce quectait que lexploitation. Et le dsir, a t et cest encore une longue affaire. Il est possible quemaintenant les luttes qui se mnent, et puis ces thories locales, rgionales, discontinues, qui sont entrain de slaborer dans ces luttes et font absolument corps avec elles, ce soit le dbut dune dcouvertede la manire dont sexerce le pouvoir.

    Tel est finalement le dpart qui les unit : contre toute apparence, le dsir na pas t pens, ou peine.Il na pas t pens par Freud, nous lavons vu, mais pas plus par Lacan ou Bataille. Rabattu sur

    lintrt (par le marxisme) ou sur linterdit (par la psychanalyse), le dsir na pas su affronterdirectement son rel interlocuteur : lexercice du pouvoir. Cette ide, qui nous semble aujourdhuitypique de lapproche foucaldienne, est alors attribue par Foucault Deleuze : Si la lecture de voslivres () a t pour moi si essentielle, cest quils me paraissent aller trs loin dans la position de ceproblme : sous ce vieux thme du sens, signifi, signifiant, etc., enfin la question du pouvoir . Chezlun comme chez lautre, cette dcouverte marque une rupture renouvele avec la psychanalyse etlurgence dun nouveau type de question. Pourquoi cette volution ? Mai 68 y a certainement t pourquelque chose. Deleuze le rappelle dans Pourparlers, et justement propos de Foucault : Oui, il y aradicalisation : 68 fut la mise nu de tous les rapports de pouvoir, partout o ils sexeraient, cest--dire partout . Cela dit, il ne faut pas exagrer une volution qui traduit en fait des positions dfinies

    depuis longtemps. Nos deux servantes thraces, rustres comme il se doit, se moquent depuis longtempsde ceux qui tombent dans les puits, le cur empli dadmiration pour le ciel toil au-dessus deux (et laloi morale en eux).

    Mais si les deux philosophes se rencontrent, plus que jamais, sur une cause commune, ils nen sont pasmoins irrductiblement distants : Foucault ne peut pas supporter le mot dsir, et Deleuze rtorque : moi, mon tour, je ne supporte gure le mot "plaisir" . Puis de prciser : cest autre chose quunequestion de mots . Voil ce que personne ne veut entendre. Une parole vive que nous pouvonscolporter : cest autre chose quune question de mots. Pour les tenants de la pense 68 un tel

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    dsaccord est en effet plus que gnant. Sur quoi les deux philosophes sentendent-ils donc ? Pour nepas perdre trop de temps critiquer toutes les neries inventes pour faire tenir le mythe dune doxa dudsir (libertaire ?) qui en aurait simplement remplac une autre (structuraliste ?), nous rappelleronssimplement ce fait lmentaire : il ny a pas, sur le dsir, de thses communes Deleuze et Foucault.Sil y a une pense du dsir , elle se joue ailleurs, et sil faut encore en persuader, nous ajouterons

    simplement ces quelques mots :

    G. Raulet : () Il me semble que vous admettez tout fait une certaine parent avec Deleuze, jusquun certain point. Est-ce que cette parent irait jusqu la conception du dsir deleuzien ?

    M. Foucault : non, justement pas.

    Une autre parole vive, sche, discrte : non, justement pas. Si les deux penseurs sentendent, cest doncmoins sur une conception commune que sur la destitution dun ancien champ de problmes et sur lancessit den instaurer de nouveaux. Ils se rencontrent non sur un dogme assur, mais sur un mmerefus et sur un ensemble de nouvelles questions poser. En voici, pour mmoire, une esquisse :

    1. Un mme refus : la condition dintelligibilit du dsir nest pas linterdit. Si le dsir est effectivement pris dans des dispositifs, des agencements, ces formes du pouvoir ne sont pas rductibles dessystmes rpressifs. Quelle nouvelle conception du pouvoir peut nous permettre de penser ce rapport ?

    2. La question politique nest donc pas : comment viter que les tyrans prennent le pouvoir (et quilsinterdisent trop ou mal, cest--dire quils nous rpriment), mais comment viter de dsirer la tyrannie ?Car nous dsirons la tyrannie et ce dsir nest li lattrait de linterdit et de la transgression que dansla mesure o nous ne laissons plus notre dsir advenir que sous cette forme.

    3. Cest certainement un des lieux o a rgn depuis le plus profond malentendu . On pourrait le

    dsigner par la question : quest-ce que le fascisme ? Est-il une rpression qui pse sur les libertsindividuelles , avec le secours de la fameuse alination , que des Lumires se chargeront delever par leur bienveillante Raison ? Ou est-il une tendance inhrente notre problmatisationmoderne du rapport entre dsir (identifi au sujet comme assujetti ) et pouvoir (identifi la loi) - sibien que nous nous trouvons condamns dsirer le pouvoir ?

    4. Si linterdit nest que le nom par lequel nous laissons le pouvoir investir notre dsir - cest la nouvelle hypothse qui vient contrer lhypothse rpressive - la possibilit dune vie nonfasciste sera donc suspendue la question : comment penser le dsir sans la Loi et le pouvoir sans leRoi (ou le Pre, ou ltat etc.) ? Comment, en dautres mots, reconstituer le sujet dans leffondrement

    de son dsir ? Ici encore, le plus profond malentendu semble avoir rgn.5. Or, sous cette hypothse, la philosophie ne pourra plus sexposer sur le mode pastoral de la direction de conscience sans reconduire prcisment lexercice quelle cherche questionner. Queltype de Lumire (ou d intellectuel ) peut-on ds lors reprsenter, lorsque lon a commenc parconstater lindignit de parler pour les autres ? Comment chapper lexercice du pouvoir ? Cestici quil faut rappeler le renversement ironique que propose Foucault et qui pourrait tout aussi biensappliquer lui-mme : en rendant un modeste hommage St Franois de Sales, on pourrait dire queLanti-Oedipe est une Introduction la vie non fasciste .

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    6. Autant Deleuze et Foucault sont distants dans leurs manires de penser le dsir, autant ils serejoignent ici dans une manire de dclarer non pas lexercice philosophique , mais ce qui a tdsign disciplinairement par philosophie , comme clos. Ce que dit Foucault de Lanti-Oedipe faitcho au mouvement douverture de La volont de savoir : il ne faut pas chercher une "philosophie"dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts surprises : Lanti-Oedipe nest

    pas un Hegel clinquant. La meilleure manire, je crois, de lire Lanti-Oedipe, est de laborder commeun "art", au sens o lon parle d"art rotique". () Comment introduit-on le dsir dans la pense, dansle discours, dans laction ? Comment le dsir peut-il et doit-il dployer ses forces dans la sphre du politique et sintensifier dans le processus de renversement de lordre tabli ? Ars erotica, arstheoretica, ars politica .

    7. Do la nouvelle maxime o sinstalle la pense du dsir : ne tombez pas amoureux du pouvoir ,strict envers du point de dpart politique kantien, et de sa reprise moderne par la psychanalyse (ou la philosophie du droit ) : le dsir du matre - dsir dont le vrai problme nest pas quil existe, maisquil est prsent comme naturel. Ainsi apparat la dernire question, celle par laquelle il faut

    (re)commencer : y a-t-il, finalement, une naturalit ou une spontanit du dsir ? Car il sagit moins, onlaura compris, de rcuser le lien du dsir au manque et linterdit que de rapporter ce lien un certaindispositif. En ce sens, dailleurs, Deleuzeet Foucault sont rien moins que libertaires : il ny a pas despontanit dun dsir qui est toujours dj pris dans des agencements - on pourrait mme aller jusqudire quils inventent ici une nouvelle position danarchisme non-libertaire.

    SORTIE DE SCNE ?

    Il ne serait gure difficile de montrer que les philosophes franais daujourdhui (les nouveauxnouveaux philosophes ?) ont fait, pour leur grande part, lconomie de ces questions. Certes, le dsirnest pas absent de leur rflexion. On sentend toujours pour opposer lAmour au tragique du Dsir. On

    rejoue, dans dautres lexiques, Agap et Philia contre Eros. On se proccupe dautant plus de cemystrieux Eros gomtrie variable , caractristique du repli individualiste contemporain. Onrappelle le Plaisir comme provocation jubilatoire toute conception morose du dsir. Non quilsagisse damalgamer des rponses qui, lvidence, sopposent. Non quil sagisse de dire quelles sevalent et quil ny a pas de diffrence entre moralisme et amoralisme, matrialisme et idalisme. Maissi ces diffrentes manires de clbrer Eros se ressemblent trangement et nous laissent souvent dussur la rive, cest plutt par les questions auxquelles elles tentent de rpondre. Lancien champ deproblmatisation semble stre reform sans grandes difficults, parfois trs explicitement. Peut-trene faut-il pas sen inquiter. Peut-tre la philosophie est-elle ce point dtache du prsent quelle doitse contenter de rpter toujours les mmes questionset les mmes rponses. Le point de dpart de la

    pense du dsir fut nanmoins strictement oppos cette figure de la philosophia perennis et delintellectuel total : le jeu du dsir, du pouvoir et de lintrt est encore peu connu etc. .

    Aussi peut-on avoir envie, aujourdhui encore, de rsister la philosophie et se refuser faire duHegel clinquant.

    Il ne serait pas plus difficile de montrer que la psychanalyse na souvent gard des critiques qui lui ontt faites que laspect le plus simpliste , quelle se proccupe plus, dsormais, de disputer avec lascience ou avec le cognitivisme quavec la philosophie . Ici encore, on semble tre revenu en

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    de. Bien sr, une recherche attentive trouverait, l aussi, nombre de rflexions sur la nature du dsir.Lambivalence porte par la doctrine freudienne, et perptue par Lacan, entre le primat de la pulsion etle primat de lAutre est toujours lordre des questions. Mais il semble que la seule alternative soit desavoir si on est pour ou contre . On entend rarement, pour ne pas dire jamais, lcho dunquestionnement qui porterait sur la possibilit de penser les rapports dsir-pouvoir en dehors de cette

    ambivalence historique.

    Aussi peut-on avoir envie, aujourdhui encore, de rsister la psychanalyse et de penserlmergence de lhomme du dsir .

    ***

    On a voulu faire de la pense du dsir une sorte de doxa triomphante sous le prtexte quelle avait pntr des cercles ordinairement tanches la rflexion philosophique. Deleuze et Foucault furentstigmatiss comme autant de gourous et cette diabolisation permit de justifier un mpris affich pourcette maladie infantile de la philosophie. Contre cette mode passagre, revenons aux valeurs sres :

    au mieux Kant, au pire Nietzsche. Mais cest entretenir beaucoup dillusions sur la manire dont lun etlautre de nos prtendus matres penseurs se sont accommods de leur succs. Aprs 1976, Foucaultentre dans une crise profonde qui lamne une rorientation profonde de son travail. Quant au succsde Lanti-Oedipe, on ne peut pas dire que Deleuze en ait tir grand orgueil :

    Lanti-Oedipe est aprs 68 : ctait une priode de bouillonnement, de recherche. Aujourdhui il y a unetrs forte raction. Cest tout une conomie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformismeactuel. Il y a une crise du travail, une crise organise, dlibre. Au niveau des livres comme dautresniveaux. Le journalisme a pris de plus en plus de pouvoir sur la littrature (). Cest vraiment lannedu patrimoine, cet gard Lanti-Oedipe a t un chec complet ( Entretien 1980 )

    Comment, nous demandions-nous, colporter aujourdhui la parole vive dune pense du dsir ?Certainement pas en la prsentant comme une bonne parole . Les disciples sont ici aussi dangereuxque les dtracteurs et le style prophtique na assurment servi personne. Deleuze disait souvent que la philosophie nest jamais critique (positive ou ngative) des rponses, activit bte sil en est, maiscritique des problmes . Foucault ne concevait pas autrement son travail : cest bien la tche dunehistoire de la pense, par opposition lhistoire des comportements ou des reprsentations : dfinir lesconditions dans lesquels ltre humain problmatise ce quil est, ce quil fait et le monde danslequel il vit . Penser consiste moins, dans lun et lautre cas, disputer linfini sur des thsesconvenues (Dsir vs Amour, Eros vs Agap, Plaisir vs Manque) qu valuer des problmes - ft-ce pour constater que certains sont encore intressants. Abandonnant toute prudence, nous irons donc

    jusqu dire, pour clore ce sombre bilan, quen ce qui concerne le dsir, les problmes sont aujourdhuiplus intressants que jamais.

    Alors sommes-nous aujourdhui capables dentendre quEros est n un soir divresse de lunion contre-nature de Poros et de Penia et non de leur opposition ? Pouvons-nous entendre quil est toujours contre-nature ? Voulons-nous comprendre quil est ce qui fait le lien, lentre-deux, le mi-lieu osinstaure le sens - cest--dire, rappelle Platon, quil emploie philosopher tout le temps de sa vie - etnon le valet assujetti dun matre reconnaissant ? Sommes-nous capables de mettre en question ce lieudu sens qui nous laisse dboussols au point aveugle o nos anciennes questions svanouissent ? Ou

  • 8/8/2019 Entre Deleuze et Foucault-Le jeu du dsir et du pouvoir

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    allons-nous continuer, nous aussi, laisser Eros dehors ?

    David Rabouin - mars 2000.

    Notes

    [1] Ethica III, prop.IX, scolie : entre lapptit (appetitus) et le dsir (cupiditas) il ny a pas dediffrence, sinon que le dsir se rapporte gnralement aux hommes en tant quils sont conscients de

    leurs apptits, et cest pourquoi on peut le dfinir ainsi : le Dsir est lapptit avec la conscience de

    lapptit . Et dfinition des affects XXXII : le Regret (desiderium) est le Dsir ou Apptit dtre

    matre dune chose .

    [2] Par exemple : Ltre et le nant, Tel-Gallimard, 1990, p. 624-628 et Ecrits, "la direction de la cure",

    Seuil, 1966, pp. 627-630.

    [3] Toute la dmarche de Lacan : reprendre le paysage philosophique qui lui avait t commun avecSartre (Lacan a t hglien, et Hyppolite a particip a son sminaire) (cit par D. ribon, Michel

    Foucault et ses contemporains, Fayard, 1994, p.262).

    [4] Voir lironique constat dune consommation devenue rvolutionnaire , dress ds 1972 par Guy

    Debord lors de la dissolution de lInternationale situationniste (Fayard, 1998).