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Afin de mieux affirmer ses missions, le Cemagref devient Irstea. www.irstea.fr La ville de Langon se trouve sur le bassin- versant de la Garonne. © JIMJAG - FOTOLIA.COM Environnement, jeux de rôles et démocratie locale Q uel rapport y a-t-il entre la Garonne et le Saint-Laurent ? A prio- ri, bien peu si l’on considère les données géogra- phiques. D’un côté, un fleuve de 647 km de long et dont le bassin versant de 55 000 km² est bai- gné d’un climat doux. De l’autre, un géant de 1 140 km de long que fréquentent les baleines et dont le bassin versant s’étend sur plus de 1,5 million de km². Un phénomène global concerne pourtant ces deux hydrosys- tèmes et affecte directement les populations qui vivent dans leur environnement : le changement climatique. Depuis 2008, à l’invitation des acteurs politiques des régions Aquitaine et Midi-Pyrénées, et du gouvernement du Québec, un programme de recherches collaboratives et interdiscipli- naires a été développé afin d’étudier les préoccupations so- cio-économiques liées à la fu- ture gestion de ces environne- ments. Le centre Irstea à Bor- deaux fait partie de l’équipe coordinatrice française du pro- jet « Quels fleuves et estuaires pour demain ? Gagilau » (pour Garonne-Gironde-Saint-Lau- rent). « Nous analysons la ma- nière dont est pensée collective- ment l’adaptation au change- ment climatique, explique Denis Salles, sociologue au centre Irs- tea à Bordeaux. Ce projet est em- blématique de la démarche affi- chée clairement par la plupart des politiques en cours dans ce domaine : la recherche d’une gou- vernance concertée entre gestion- naires, experts et citoyens. » D’après les études prospectives « Garonne 2050 », le débit du fleuve pourrait dans quelques décennies se trouver réduit jusqu’à 40 % pendant les pé- riodes d’étiage. Par ailleurs, l’estuaire pourrait être plus fré- quemment exposé à des phéno- mènes de submersion marine en raison de l’augmentation du niveau des océans. Comment gérer ces types d’événements extrêmes ? « Jusqu’alors, l’exper- tise était exclusivement apportée par les sciences biophysiques comme l’hydrologie ou la géo- À chaque territoire correspondent des configurations spécifiques en termes d’enjeux et d’usagers. Dans ses programmes de recherche, Irstea observe les processus participatifs qui sont à l’œuvre dans les questions environnementales. Irstea : RECHERCHE, SCIENCES ET TECHNOLOGIES pour l’environnement ENVIRONNEMENT & DéMOCRATIE PARTICIPATIVE La Recherche / Irstea / N°467 / Septembre 2012 39

Environnement et démocratie participative

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n°3 - septembre 2012

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afi n de mieux affi rmer ses missions, le cemagref devient irstea.www.irstea.fr

La ville de Langon se trouve sur le bassin-versant de la Garonne.© JIMJag - FOtOLIa.COM

Environnement, jeux de rôles et démocratie locale

Q uel rapport y a-t-il entre la Garonne et le Saint-Laurent ? A prio-ri, bien peu si l’on

considère les données géogra-phiques. D’un côté, un fl euve de 647 km de long et dont le bassin versant de 55 000 km² est bai-gné d’un climat doux. De l’autre, un géant de 1 140 km de long que fréquentent les baleines et

dont le bassin versant s’étend sur plus de 1,5 million de km². Un phénomène global concerne pourtant ces deux hydrosys-tèmes et aff ecte directement les populations qui vivent dans leur environnement : le changement climatique.Depuis 2008, à l’invitation des acteurs politiques des régions Aquitaine et Midi-Pyrénées, et du gouvernement du Québec, un programme de recherches collaboratives et interdiscipli-naires a été développé afin d’étudier les préoccupations so-cio-économiques liées à la fu-ture gestion de ces environne-ments. Le centre Irstea à Bor-deaux fait partie de l’équipe coordinatrice française du pro-jet « Quels fl euves et estuaires pour demain ? Gagilau » (pour Garonne-Gironde-Saint-Lau-rent). « Nous analysons la ma-nière dont est pensée collective-

ment l’adaptation au change-ment climatique, explique Denis Salles, sociologue au centre Irs-tea à Bordeaux. Ce projet est em-blématique de la démarche affi -chée clairement par la plupart des politiques en cours dans ce domaine : la recherche d’une gou-vernance concertée entre gestion-naires, experts et citoyens. »D’après les études prospectives « Garonne 2050 », le débit du fleuve pourrait dans quelques décennies se trouver réduit jusqu’à 40 % pendant les pé-riodes d’étiage. Par ailleurs, l’estuaire pourrait être plus fré-quemment exposé à des phéno-mènes de submersion marine en raison de l’augmentation du niveau des océans. Comment gérer ces types d’événements extrêmes ? « Jusqu’alors, l’exper-tise était exclusivement apportée par les sciences biophysiques comme l’hydrologie ou la géo-

À chaque territoire correspondent des confi gurations spécifi ques en termes d’enjeux et d’usagers. dans ses programmes de recherche, irstea observe les processus participatifs qui sont à l’œuvre dans les questions environnementales.

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morphologie, commente Denis Salles. Désormais, il s’agit d’im-pliquer davantage les acteurs de la ressource en eau dans les concertations pour imaginer col-lectivement des options d’adapta-tion au changement climatique. »

Une solidarité aval-amont. Les crues de la Garonne, poten-tiellement aggravées par une submersion marine, pourraient affecter des parties de la commu-nauté urbaine de Bordeaux. Pour les protéger, une option serait d’éten dre la zone de crues en li-bérant des espaces dans l’es-tuaire. Cependant, ces dépoldé-risations impliqueraient des transformations dans l’usage des sols. Elles remettraient en cause des digues protégeant depuis des siècles des terres agricoles et des

marais. Pour Denis Salles : « Il s’agit d’inventer une solidarité aval-amont, puisque l’on propose de renoncer à des usages et à des terres agricoles difficilement ga-gnées sur le fleuve par l’aménage-ment de digues, pour assurer la protection d’activités urbaines lo-calisées à plusieurs dizaines de ki-lomètres. Associer l’ensemble des acteurs, dont les agriculteurs, à ces négociations est un véritable enjeu de démocratie. »Du côté du Saint-Laurent, les risques d’une récurrence plus fréquente de crues de débâcle pose les mêmes interrogations sur les modalités d’adaptation au changement climatique. L’analyse conduite par Vincent Marquet, doctorant en sociolo-

gie à l’université de Bordeaux 2, à propos de la gestion de la crue exceptionnelle de la rivière Ri-chelieu, qui alimente le Saint-Laurent, en 2011, montre « l’oc-casion manquée » de substituer des options innovantes à des logiques techniques classiques. À la suite des inondations, les protections ont été rehaussées et les habitations reconstruites, alors qu’un repli stratégique des activités aurait pu être envisagé pour anticiper des événements à venir en lien avec le change-ment climatique. Or ces solu-tions relèvent d’une démarche collective qui reste à inventer dans chaque configuration ter-ritoriale.

JeUx de rôles et modèles participatifs. Dans cette op-tique de processus participatif, un autre travail a été mené par les équipes Irstea à Montpellier pour aborder les questions so-ciales et économiques de gestion de l’eau. Olivier Barreteau, hy-drologue, a mis en place des ou-tils pour une meilleure conduite de la concertation et l’animation. À travers des groupes de discus-sion, des jeux de rôles ou des

10 %du territoire français : c’est ce que représente le bassin de la Garonne.

Chez nous, au Canada, juillet a été si sec que le niveau

du Saint-Laurent est descendu 30 cm plus bas que l’étiage jamais atteint. Les bateaux ont dû alléger leur charge de 30 % pour ne pas toucher le fond et arriver au port de Montréal. Dans ce contexte, les travaux d’Irstea s’avèrent appropriés, même essentiels, pour envisager l’adaptation au changement climatique, et nous nous en servons ici. L’approche d’Irstea est très avant-gardiste car il n’existe que peu d’endroits où l’on ose aborder des problématiques environnementales complexes dans leur globalité. Elle utilise des sciences physiques et des sciences sociales, biologiques et économiques. En plus de cette interdisciplinarité, l’institut défend l’intersectorialité : les projets sont conçus avec les utilisateurs de la science, notamment en appui aux politiques publiques. Il y a là un esprit maison vraiment intéressant. ”

TémoiGnaGe

marc lUcotte, géochimiste, professeur à l’université du Québec à Montréal © dr

associer chercheurs, gestionnaires et citoyens aux débats sur les questions de partage des ressources, de l’espace et des usages à l’échelle du territoire : un enjeu démocratique. © M.-L. degaudez/Irstea

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mettant à divers usagers, aux scientifiques et aux gestion-naires de fédérer leurs eff orts. Si un intérêt partagé existe sur la démarche, plusieurs obstacles persistent. D’une part, certains scientifiques sont réservés sur l’intrusion d’amateurs dans le pré carré de la science, tandis que d’autres conçoivent les usa-gers comme de simples pour-voyeurs de données, là où les amateurs attendent en retour une considération par des résul-tats scientifi ques adaptés mis à leur disposition. Plusieurs initia-tives sont cependant porteuses d’espoir, tant le Bassin d’Arca-chon suscite l’intérêt de ses habi-tants et des associations locales. À titre d’exemple, l’Observatoire régional de la migration des oi-seaux en Aquitaine fonctionne

avec succès depuis plusieurs années sur le principe d’une par-ticipation d’observateurs béné-voles qui alimentent une base de données. Leurs informations sont validées puis mises à dispo-sition de tous sur le site Web. Les ornithologues viennent y cher-cher des informations, et la par-ticipation des riverains y est va-lorisée. Ainsi peuvent se conju-guer démocratie et effi cacité.

modèles participatifs, des usa-gers ayant des intérêts diff érents sont impliqués dans la construc-tion de choix collectifs. L’expé-rience a, entre autres, été menée dans le cadre du Schéma d’amé-nagement et de gestion des eaux (SAGE) de la Drôme, où se pose un problème aigu de partage de la ressource en période d’étiage, et où le principal usage, l’irriga-tion, est mis en cause. Des bilans hydriques ont été réalisés, une charte de partage de l’eau a été rédigée collectivement, et le mo-dèle de gestion a été testé par le biais d’un jeu de rôles. Un accord a été signé sur le principe de règles de partage entre la Communauté de com-munes du Val de Drôme et les représentants des professions agricoles. En revanche, il n’y a pas eu, pour l’heure, de suites quant à sa mise en pratique.Le Bassin d’Arcachon a égale-ment été une zone d’étude des processus participatifs dans le cadre du programme régional OSQUAR (Ostréiculture et qua-lité, approche dynamique du Bassin d’Arcachon). « Dans cette région, les pressions sur l’envi-ronnement sont très fortes, pré-cise Denis Salles. Il y a, d’une part, un volet foncier lié à l’at-tractivité touristique et, d’autre part, la coexistence d’autres acti-vités comme l’ostréiculture, la pêche, le tourisme, le nautisme, la foresterie et l’agriculture, qui ont des impacts plus ou moins forts sur la qualité du milieu. »

Une collaBoration entre experts et citoYens. Régu-lièrement, des usagers riverains observent des phénomènes comme la présence ou la dispa-rition d’espèces, ou des contami-nations. Ils interpellent les scien-tifiques qui étudient le terrain. Irstea examine les conditions de mise en place d’un observatoire de sciences participatives per-

des Hommes et Une rivièreEntre 2008 et 2011, des équipes Irstea, du CNRS et des universités étudient l’articulation « science et société » à propos de la Drôme, dont l’évolution complexe résulte de la combinaison de facteurs naturels et humains. Actuellement, le lit de la rivière s’enfonce, ce qui menace certains usages et certaines espèces et en favorise d’autres. Des recherches dans différentes disciplines associées à des enquêtes de riverains font l’objet d’une réfl exion sur les divers usages de la rivière et sa gestion durable. Pour Gabrielle Bouleau, sociologue responsable du projet « Créateurs de Drôme », « ce dialogue positionne l’analyse scientifi que comme un complément des procédures de la démocratie locale, via une approche globale qui intègre les différentes perceptions des “acteurs de la rivière”. Mais des diffi cultés demeurent du fait des différences de temporalité entre les phénomènes étudiés, les phénomènes perçus et les actions engagées. »

L’extraction de galets dans la drôme et le reboisement des pentes alentour sont à l’origine de l’enfoncement du lit de la rivière. © dr

« L’Observatoire régional de la migration des oiseaux en Aquitaine fonctionne sur le principe d’une participation d’observateurs bénévoles. Ainsi se conjuguent démocratie et e� cacité. »

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Le tourisme est l’une des activités prises en compte dans la concertation pour la création du parc national. © arLette HÉrat

Comment le GIP a-t-il accueilli le projet de recherche CDE ?

Nous avons trouvé très intéressant l’idée qu’une équipe de sciences humaines et sociales vienne nous écouter et prendre des notes sur le processus de concerta-tion. Le GIP est une structure très politi-sée, composée d’élus locaux ayant par-fois des liens au niveau national. Nous avions aussi un comité scientifi que pré-sidé par une océanologue, Denise Bel-lan-Santini. Ils ont accepté que les cher-cheurs assistent aux réunions, et tout s’est bien passé.

Que vous ont apporté les chercheurs ?

Nous avons mieux perçu le positionne-ment des acteurs dans un milieu qui est très complexe – la création du parc a été prorogée trois fois. Les chercheurs ont pu mettre des mots non seulement sur ce que nous voyions, mais aussi sur ce que nous ressentions. Grâce à leurs explications, nous avons compris qu’on ne crée par un parc national pour la notion de partage et d’écologie, mais d’abord pour le paysage. C’est un patri-moine que les gens veulent se trans-mettre.

Comment percevez-vous les usagers impliqués dans la concertation ?

Les discussions se sont d’abord faites avec des personnes qui ont un intérêt sur le territoire. Il n’y a pas eu de véri-tables opposants au parc. Au fi nal, tout le monde souhaitait sa création, mais chacun selon sa vision et souvent avec moins d’interdictions. Il faut habilement jouer sur ces différences pour obtenir des décisions positives.

francis talin,chargé de mission au GIP des Calanques© dr

3 QUeSTionS À

cela faisait trente-trois ans qu’au-cun parc national n’avait été créé

en France métropolitaine. Inauguré le 18 avril 2012, le Parc national des Calanques est le dixième parc natio-nal français dont la richesse naturelle fait l’objet de mesures publiques de protection. Il a vu le jour après douze années de travaux préparatoires et trois ans de concertation entre collec-tivités locales et usagers, mise en com-mun par le Groupement d’intérêt public (GIP) des Calanques. Lors de cette seconde phase, Valérie Deldrève, sociologue au centre Irstea à Bor-deaux, et Philippe Deboudt, géo-graphe à l’université de Lille 1, ont proposé au ministère en charge du Développement durable de suivre les médiations dans le cadre du pro-gramme CDE (Concertation, Décision, Environnement)*. « Nous avons fait une cinquantaine d’observations, de réunions, organisées par le GIP, d’as-semblées générales d’associations, de mobilisations spontanées d’opposants et de soutien au parc, ainsi que plus d’une centaine d’entretiens individuali-sés, y compris avec des personnes qui ne font pas partie des acteurs visibles et organisés de ce projet, explique Valérie Deldrève. Nous avons également regar-

dé dans les archives pour voir comment la conception du parc avait évolué dans le temps. Les contacts que nous avons noués nous ont aidés à suivre l’avancée du projet, qui changeait de façon conti-nue. » Les chercheurs ont ainsi pu mettre en évidence les inégalités en termes d’accès et d’usages dans une zone à la fois terrestre et maritime. Ici, ce sont les pêcheurs et les plaisan-ciers qui ont des revendications ; là, les chasseurs ou les cabanonniers et autres usagers « traditionnels » qui considèrent le territoire comme un patrimoine. Le parc étant situé sur les communes de Marseille, Cassis et La Ciotat, il est également investi par de nombreux autres citadins (prome-neurs, adeptes des plages, des sports fun…), moins organisés collective-ment. « Au fi nal, c’est une minorité d’usagers, ceux qui sont très structurés collectivement, qui ont occupé l’espace public et ont obtenu des modifi cations en leur faveur dans la charte , note Valérie Deldrève. La philosophie d’un parc nouvelle génération a été aban-donnée au cours des négociations : les exigences écologiques ont été revues pour “ faire passer le parc”. Pour autant, un grand nombre d’usagers ont le senti-ment de ne pas avoir été entendus. »

Irstea, institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture Comité éditorial : Direction scientifi que, Direction de la communication-relations publiques IrsteaRédaction : Myriam DétruyConception graphique et réalisation : A noir,

en avril 2012, a été créé le parc national des calanques, fruit d’un long processus et d’une concertation qu’a suivis une équipe d’irstea.

Dans les Calanques, la démocratie passe par la visibilité

* Personnes impliquées dans l’étude : L. Ginelli et V. Marquet (Irstea), A. Hérat, (École d’architecture de Marseille), H. Melin, (université de Lille1), V. Herbert, A.-P. Hellequin, H. Flanquart (ULCO).

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