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ÉPOQUES CRITIQUES ET ÉPOQUES ORGANIQUES: Une contribution de Buchez àl'élaboration de la théorie sociale des saint-simoniens Author(s): François-andré Isambert Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 27 (Juillet-Décembre 1959), pp. 131-152 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689073 . Accessed: 16/06/2014 04:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.250 on Mon, 16 Jun 2014 04:38:08 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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ÉPOQUES CRITIQUES ET ÉPOQUES ORGANIQUES: Une contribution de Buchez àl'élaboration dela théorie sociale des saint-simoniensAuthor(s): François-andré IsambertSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 27 (Juillet-Décembre1959), pp. 131-152Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689073 .

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ÉPOQUES CRITIQUES ET ÉPOQUES ORGANIQUES Une contribution de Bûchez

à l'élaboration de la théorie sociale des saint-simoniens

par François-André Isambert

L'histoire des origines de la sociologie française se confond en grande partie avec celle du positivisme et la grande ombre d'Auguste Comte semble recouvrir les ébauches de science sociale de la première moitié du xixe siècle. Mais une authentique histoire de la sociologie se doit, pour rester fidèle à l'esprit sociologique lui-même, de dépasser l'image d'une galerie de grands solitaires dont les systèmes se seraient succédé en ligne directe ou collatérale. C'est ainsi que M. Henri Gouhier, dans son grand ouvrage sur La jeunesse d'Auguste Comte, tend à substituer à la filiation Saint-Simon-Comte l'insertion de ce dernier dans un ensemble « prépositiviste » dont Saint-Simon ne constituerait qu'un des éléments (1).

Il semble qu'il faille continuer dans cette voie. Certes, la person- nalité de Comte s'était affirmée par sa rupture avec Saint-Simon. Mais, après la mort de celui-ci, en 1825, il renoue avec les disciples qui font paraître Le Producteur ; la notion de « philosophie positive » (le mot « positivisme » n'est pas encore employé) est alors considérée comme le bien commun d'une école. Lorsque Comte, écarté par la maladie, cesse sa collaboration au Producteur, l'ambition de constituer une science - « physiologie » ou « physique » - sociale continue à inspirer l'équipe saint-simonienne, à laquelle viennent se joindre les deux anciens carbonari Bazard et Bûchez.

Les saint-simoniens continuèrent un moment sur leur lancée. Bûchez, reprenant le flambeau des mains de Comte, publie plusieurs articles sur les sciences au cours de l'année 1826, dont les deux plus remarquables, sur « les termes de passage de la physiologie individuelle à la physiologie sociale » (2). Mais bientôt survient la crise, au cours de laquelle s'opère la mutation religieuse qui trans- forme l'école en secte. De 1827 à 1829, les saint-simoniens effec- tuent une véritable révision du positivisme. Pour quelques années, saint-simoniens et comtistes vont prendre des directions divers gentes. L'objectif de la théorie sociale à constituer n'est pas pour autant abandonné.

L'Exposition de la doctrine de Saint-Simon (3), suite de confé- rences préparées collectivement, et prononcées par Bazard pour

(1) H. Gouhibh, La jeunesse d'Auguste Comté, Parie, Vrin, 1933, 3 vol. 2) Le Producteur, vol. IV, p. 68-86 et 413-433. (3) Ces séances commencèrent le mercredi 17 décembre 1828 et se succé-

dèrent tous les quinze jours pendant deux ans. Les conférences de la première

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!a plupart, cherche à reconstituer un système où bien des valeurs du positivisme sont inversées. Mais une analogie fondamentale demeure avec le Système de politique positive (1 ) : les deux systèmes reposent sur des conceptions de la société qui se veulent scienti- fîques et que l'on peut appeler des pré-sociologies.

Donc, si le saint-simonisme des disciples ouvrait la voie, ainsi que certains aspects du fouriérisme, aux socialismes religieux qui devaient se multiplier au milieu du siècle, il participait à sa manière à la discussion qui se déroulait autour de la science sociale nais- sante (2). Or, la révision du positivisme, sur ce plan, se situe autour des deux notions antithétiques de critique et d'organique. Ce couple de concepts, forgé pour apprécier les doctrines sociales, sera utilisé pour une typologie et une dynamique opposées à celle de Comte.

Lorsqu'on tente de suivre révolution de ces deux notions dans le courant de pensée saint-simonien jusqu'à la place qu'ils occupent dans Γ Exposition de la doctrine de Saint-Simon, on s'aperçoit qu'il n'y a pas progression continue. La crise dont nous avons parlé aboutit à un retournement dans l'emploi des deux termes. Or, si la correspondance d'Enfantin fournit un fil conducteur précieux pour suivre la transformation religieuse de l'école, le processus de transformation de la théorie sociale est chose peu connue. De ce point de vue, un document capital est un manuscrit de Bûchez, projet d'article pour une nouvelle série du Producteur, prévue pour la fin de l'année 1828, et qui ne vit jamais le jour (3). Cet article, intitulé un peu lourdement : « Intro- duction aux questions sur les sciences et les savants » (4), se pro- posait de faire la transition entre les travaux précédents de l'école et ceux qui devaient suivre. Il fut le point de départ d'âpres discussions, qui devaient se terminer par le départ de Bûchez et de ses amis. S'éloignant de plus en plus de ses anciens condisciples groupés autour d'Enfantin, Bûchez tendra à minimiser sa parti- cipation à l'élaboration du néo-saint-simonisme. Il refusera, en particulier, de se considérer comme co-auteur de YExposition, démentant le témoignage de Fournel (5). En fait, s'il est vraisem-

année parurent pour la première fois en 1830, d'après les notes d'Hippolyte Carnot. Une nouvelle édition en fut donnée dans les Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantin. Enfin, Célestin Bougie et Elie Halévy en donnèrent une édition copieusement annotée (Paris, Rivière, 1924), à laquelle nous nous référons dans le présent article.

(1) Par Auguste Comte (1822), 3e cahier du Catéchisme des industriels, de Saint-Simon.

(2) N'oublions pas que Quête let, qui publiera en 1835 sa Physique sociale, écrit auparavant des essais dans la Revue encyclopédique, de Pierre Leroux, fraîchement émoulu de la religion saint-simonienne.

(3) Sur ce point, et pour iden titica non, cf. Essai dun traite de philosophie, de Bûchez (1838), T. 1, p. 27-28, et une note manuscrite du même, reproduite in A. Cuvillier, Hommes el idéologies de 1840, p. 16.

(4) Bibliothèque historique de la Ville de Pans, Manuscrits Bûchez, car- ton III, dossier 37. Feuillets numérotés 1 à 62 et 1 à 5. Le titre est visiblement inspiré de celui des articles que Comte fit paraître dans Le Producteur. Nous désignons le texte par les initiales I.Q.S.S.

(5) Bûchez, Essai d'un traité de philosophie, p. 29, n. 1 ; H. Fournel, Bibliographie sainl-simonienne, p. 64, n. 1.

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blable que Bûchez se trouva souvent en minorité dans les discus- sions préparatoires des séances de l'Exposition, il paraît indéniable qu'il y joua un rôle important.

Lui-même, dans une note écrite le 1er novembre 1829, déclarait avoir proposé la division de l'histoire en âges organiques et inorga- niques, qui devait constituer une des bases théoriques les plus importantes de Y Exposition (1). De fait, la lecture du manuscrit de 1828, comparée à celle de cet ouvrage montre une parenté indiscutable. Notre objectif est-il de réclamer pour Bûchez des droits - moraux - d'auteur ? Il nous importe bien plus de montrer un aspect nouveau de la discussion autour des concepts-clés d'une sociologie encore en gestation.

* * L'école positive s'était constituée pour répondre à l'état de crise,

que de nombreux auteurs décelaient dans la société française, au len- demain de la Révolution. Réorganiser la société française, et même européenne, tel fut le but de Saint-Simon et de ses disciples. Ainsi se trouvait située l'action des saint-simoniens entre deux états, l'un présent, celui de crise-, l'autre à venir et à réaliser, celui d'organisation.

Pour Saint-Simon, comme pour Joseph de Maistre, et après lui, Lamennais, la Révolution française était au centre de ses préoccupa- tions : crise non encore terminée, et à laquelle il fallait mettre fin. Mais alors que, pour ceux-ci, le problème était de rendre à la religion, et, plus précisément à l'église catholique, son autorité, pour Saint- Simon, la Révolution apparaît comme une de ces crises de croissance dont Condorcet signalait l'existence (2). D'autres crises semblables avaient déjà agité le monde occidental, comme celle qui, du poly- théisme, conduisit au théisme chrétien et se résolut par le triomphe du système théologique et féodal (3).

Ces crises ne sont pas l'œuvre des seuls penseurs, et c'est un des points essentiels sur lesquels Saint-Simon se distingue des traditionalistes, que sa mise en relief des concomitants - on serait tenté de dire des infrastructures - socio-économiques de la crise révolutionnaire (4). La lente dégradation de l'ordre théolo- gico-féodal concorde avec la formation, au xi« siècle, puis à la longue montée, de la classe des artisans, bientôt suivie de celle des savants laïcs (5).

Il n'en reste pas moins que l'action intellectuelle joue aux yeux de Saint-Simon un rôle prépondérant dans ce processus

(1) Note publiée en annexe de la Lettre d'un disciple de la science nouvelle, par P.-C. R..x.

(2) Cf. Esquisse d'un tableau historique des progrès de Vesprit humain, Paris, an III, 2· époque, p. 40.

(3) Sur le passage du polythéisme au tneisme, ι industrie, vol. li, u.ò.s.ti.9 XIX, p. 22-29.

(4) Aussi sommes-nous α accord avec M. ijurvitch, îorsqu il aeiena saint- Simon contre l'épithète d' « idéaliste » qui lui fut parfois accolée {Les fondateurs français de la sociologie contemporaine : Saint-Simon et Proudhon, I, p. 18).

(5) L'Organisateur, 9· lettre, O.S.S.E., XX, p. 113.

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historique. L'affirmation la plus nette s'en trouve dans Y Industrie, lorsque, à propos du passage du monde romain à l'Europe moderne, il indique : « Que tout régime social est une application d'un sys- tème philosophique (1). » Et analysant longuement la transition qui doit conduire à l'ère industrielle, il attribue la destruction du pouvoir spirituel au principe de la liberté de conscience (2). Quant au pouvoir temporel, la rupture de l'alliance entre la royauté et les communes sous Louis XIV fut sans doute déterminante, mais c'est surtout la discussion à laquelle les philosophes soumirent ses fondements théoriques qui le firent écrouler (3).

C'est ici qu'intervient l'adjectif α critique » qui, sans être étranger à la notion de « crise », reçoit plus immédiatement son sens du substantif « la critique ». C'est en ce sens que Saint-Simon l'employait déjà dans Y Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (4). Il sera toujours utilisé par Saint-Simon, comme par Comte, pour désigner l'action dissolvante exercée par l'esprit à l'égard d'un système périmé, ainsi :

Le principe de la liberté de conscience a, sans doute, exercé une action spéciale et directe ; mais c'est uniquement sous le rapport critique, et comme détruisant d'une manière irrévocable l'autorité du pouvoir spirituel (5).

C'est donc, chez Saint-Simon, à une œuvre, à une doctrine ou à un mouvement d'idées que s'applique le terme de « critique » et non pas à un âge ou une époque. Et »lorsque Auguste Comte, longtemps après avoir lu YExposition, emploiera ce terme pour désigner l'âge métaphysique (6), il prendra bien soin de montrer qu'il s'agit là d'un raccourci : l'âge métaphysique n'est que l'appa- rition à la surface des choses d'un processus qui se développait depuis longtemps, au sein de l'âge précédent. Aussi rencontre-t-on de préférence, dans le Cours, l'expression de « mouvement critique »,

(1) O.S.S.E., XIX, p. 23. (2) L'Organisateur, 8e lettre, O.S.S.E., XX, p. 102 et 106, et 10e lettre,

ibid., p. 171. n. 1. (3) Ibid., 8e lettre, p. 104. (4) Bouglé et Halévy (n. 1 1 à YExposition de la doctrine de Saint-Simon,

p. 127-128) relèvent seulement, chez Saint-Simon comme chez nombre de ees contemporains, l'idée de crise et fait dater « critique » de la collaboration avec Comte dans V Organisateur. On trouve, dans Y Introduction aux travaux scien- tifiques du XIX* siècle, de 1807 {Œuvres choisies, 1859, t. I, p. 148-149), la qualification d' « ouvrage critique · attribuée à Y Encyclopédie, par opposition aux « ouvrages d'invention ».

(5) L'Organisateur, O.S.S.E., XX, n. 1, p. 171. Cf. aussi : « Le xixe siècle n'a point encore pris le caractère qui lui convient, c'est encore celui du xvme qui domine notre littérature philosophique, car elle n'a cessé d'être essentiellement critique. De cet état de chose, il résulte : que nous sommes encore en révolu- tion ; que nous sommes menacés de nouvelles crises sociales, car un système quelconque (et par conséquent le système politique) ne peut pas être remplacé par la critique qui l'a renversé ; il faut un système pour remplacer un système » (L'Organisateur, Prospectus de l'auteur, paru dans La Minerve, en août 1819, O.S.S.E., XX, p. 6). L'Exposition retiendra explicitement ce sens en définissant les époques critiques comme celles « dans lesquelles l'ordre ancien est critiqué, attaqué, détruit » (p. 194).

(6) Cours de philosophie positive, 5e éd., t. V, p. 554.

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désignant l'action souterraine qui détruit le système théologique par le dedans (1).

L'action critique a une fonction, celle de faire place nette, ce que développe avec clarté la huitième lettre de L'Organisateur (2) : à mesure que se développent la société industrielle et la science positive, l'ancien système est sapé dans ses structures et ses principes. Mais - et c'est là que Saint-Simon, Comte, et Ie8 autres disciples, retrouvent les traditionalistes - le mouvement critique tend à se développer pour lui-même, et à tenir lieu de doc- trine sociale. Si donc la crise, en un sens, est la phase naturelle de transition entre deux systèmes sociaux, elle tend à être prolongée par la doctrine critique, qui devient un ennemi à combattre au même titre, et plus encore peut-être, que la doctrine théologique (3).

C'est ce point de vue qui sera développé dans Le Producteur, et notamment dans un article de Bazard, sur la « liberté de cons- cience » (4) et dans l'article qui lui fait suite, sous le nom de « L'esprit critique » (5). En revanche, sur le rôle nécessaire d'une opposition tant politique qu'intellectuelle, Laurent de l'Ardèche retrace la désorganisation progressive de l'Ancien Régime, et cherche à définir le sens de la Révolution française (6) ; ailleurs, il désigne sous le nom de « criticisme » (7) l'œuvre intellectuelle qui a ruiné le paganisme, comme celle qui détruisit le système théologique.

Ainsi apparaissent, dans la pensée saint-simonienne, les linéa- ments d'une théorie, où la nécessité des crises dans la croissance des sociétés se fait, en quelque sorte, un instrument de la critique, mais où, en revanche, la critique, outrepassant sa fonction, pro- longe et aggrave la crise. Le Catéchisme des industriels, dans la partie rédigée par Saint-Simon lui-même, comme dans celle qu'écrivit Comte, est animé par cette pensée, dont on retrouve des expressions partielles dans Le Producteur,

Le concept d'organique, tel que nous allons le voir utiliser, reçoit quant à lui son sens par une filiation directe de celui d' « orga- nisation ». Mais celui-ci, à son tour, garde alors, lorsqu'il est appli-

(1) Cours, 5e éd., t. V, p. 400, 406 et passim. (2) O.S.S.E., XX, p. 77-111. (3) A. Comte trace ainsi la marche à suivre : « Faire quitter aux rois la

direction rétrograde, et aux peuples la direction critique > (Système, de poli- tique positive, O.S.S.E., XXXVIII, p. 30). Mais alors que la cause de la théo- logie semble entendue, celle de la critique donne lieu à une argumentation . beaucoup plus serrée.

(4) öazard, Des partisane du passé et de ceux de la liberté de conscience, Producteur, I, p. 399-412. « La liberté de conscience, telle au moine qu'on l'enten- dait jusqu'ici, n'est point un but : née pour détruire, elle ne se maintient encore aujourd'hui que par opposition à de faux systèmes... La prolongation de ce principe ne serait donc que celle de l'anarchie dont nous nous plaignons » (p. 412). Au reste, le mot « critique » n'est pas lui-même utilisé ici par Bazard.

(5) Producteur, III, p. 110-121. Une nuance intervient ici : V es prit critique s'oppose à la « manière dogmatique » (p. 119), qui doit caractériser l'avènement de la nouvelle doctrine. Ce qui est en cause, c'est donc autant le couple croyance- doute que le couple construction-destruction.

(o) Considérations sur le système théologique et féodal et sur sa désorga- nisation, Producteur. IV, p. 454.

(7) Producteur, V, p. 71 et 76.

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que à la société, une résonance biologique (1 ). Au reste, Saint-Simon, faisait de la physiologie un tout et mettait en correspondance la vie individuelle et la vie sociale. Le mot « organique » va conserver tout au long de sa carrière saint-simonienne une trace de cette affinité.

Certes, comme le fait remarquer M. Gurvitch (2), Saint-Simon entend l'unité de la « physiologie » dans un sens très large, et il va chercher les sources de sa physiologie sociale dans l'histoire, beau- coup plus que dans les travaux des biologistes. On ne trouve, chez lui, aucun passage à proprement parler organiciste. Il n'en reste pas moins que Fimage de l'organisme humain (tant physio- logique que psychologique) semble rester latente chez lui, à titre au moins analogique. Elle se déploiera au grand jour chez son disciple le Dr Bailly, lorsque celui-ci écrira dans les Opinions littéraires (1825) :

La physiologie générale se livre à des considérations d'un ordre plus élevé ; elle plane au-dessus des individus qui ne sont plus, pour elle, que des organes du corps social dont elle doit étudier les fonctions organiques, comme la physio- logie spéciale étudie celle des individus (3).

Cette comparaison devait fournir un guide pour l'appréciation des divers états de la société. De même que l'organisme individuel ne se développe pas toujours de façon harmonieuse, et que, même, certains âges comportent la prédominance nécessaire de certains organes (4), de même la société ne jouit pas toujours de la même adaptation des parties entre elles. Aussi deux types de société tendent-ils à se constituer, fondés l'un sur la prépondérance de Tun de ses organes, l'état, le pouvoir royal, l'autre sur la solidarité mutuelle des éléments, le premier faisant reposer la cohésion sur la domination, le second l'appuyant sur l'association (5).

De telles vues, approuvées par Saint-Simon, puis repoussées plus tard par les saint-simoniens, ne se trouvent néanmoins pas dévelop- pées par le maître lui-même. Chez celui-ci, un autre thème prépare réclusion du concept d'organique, celui de l'unité systématique.

C'est à propos de la science que l'idée d'unité s'affirme d'abord chez Saint-Simon, dans la Lettre d'un habitant de Genève, puis

(1) Les premières utilisations du terme « organique » le rendent synonyme d" c organisé » : t La première chose qui paraît dans notre corps, c'est qu'il est organique, c'est-à-dire composé de parties de différentes natures, ayant diffé- rentes fonctions » (Bossu et, De la connaissance de Dieu, II, 1). Quant au terme d* « organisation », il fait image pendant la première moitié du xix· siècle : «... l'organisation sociale était attaquée, les membres ne tenaient plus les uns aux autres, les muscles ne jouaient plus, le sang ne circulait plus librement ni sûrement dans les veines » (Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. I, 1829, p. 29»).

2) Op. cit., p. 21. (3) O.S.S.E., XXXIX, p. 117. Toute la suite du passage suit la même

image. Pour l'attribution de ce texte au Dr Bailly, cf. Fournel, Bibliographie saint-simonienne, p. 33, et note de Saint-Simon complétée par les éditeurs, O.S.S.E., XXXIX, p. 193.

(4) Le Dr Bailly parle à ce propos de périodes de « prédominance organique exclusive », où le mot organique a, évidemment, son sens vulgaire {ibid., p. 188).

(5) Ibid., p. 189-191. On pense, évidemment, dans le prolongement de cette distinction, à celle que fera Durkheim entre la solidarité mécanique et la soli- darité organique.

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dans Γ Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle ; enfin, dans le Travail sur la gravitation universelle. Ce qui le frappe, c'est l'incohérence de la science, l'absence d'un principe capable de l'unifier (1). Cette préoccupation systématique se retrouve, appliquée à la société, lorsque Saint-Simon définit « le but unique où doivent tendre toutes les pensées et tous les efforts... l'organi- sation la plus favorable à l'industrie » (2). Puis c'est le « système industriel », expressément défini par la primauté de la classe industrielle parce qu'elle est la plus importante de toutes ; parce qu'elle peut se passer de toutes les autres, et qu'aucune autre ne peut se passer d'elle ; parce qu'elle subsiste par ses propres forces, par ses travaux personnels. Les autres classes doivent travailler pour elle, parce qu'elles sont ses créatures et qu'elle entre- tient leur existence. En un mot, tout se faisant par l'industrie doit se faire pour elle (3).

L'unité systématique est donc conçue en un sens par Saint- Simon, comme la subordination des éléments secondaires à un élément principal, loi générale lorsqu'il s'agit de la science, classe dominante dans le cas de la société.

Mais ce n'est là qu'un des aspects de la pensée saint-simonienne où règne une tension presque perpétuelle entre les tendances monistes et pluralistes tour à tour dominantes. Sa collaboration avec Comte l'amenait, en effet, à concevoir, dans L'Organisateur, trois éléments sociaux coordonnés : les industriels, les savants, auxquels se joignent les artistes (4). En même temps, le peuple est proclamé « sociétaire », à la différence de l'ancien régime, où il était « sujet » (5). Le caractère systématique du nouvel ordre social s'affirme alors de façon beaucoup plus subtile. Certes, il est évident que les oppositions et les contradictions intérieures à chacun des deux ordres temporel et spirituel devront être éli ninées. Mais, de plus, entre le temporel et le spirituel s'établit une adéquation qui n'est pas explicitement déterminée, d'où une marge d'incer- titude qui laissera le champ libre aux interprétations ultérieures.

Dans L'Organisateur f l'unité du système semble se nouer autour de l'affinité entre « la capacité industrielle et la capacité scienti- fique » (6), le fondement du nouvel ordre social n'étant plus ni la force matérielle, ni l'autorité divine, mais les facultés théoriques

(1) Cf. principalement Introduction aux travaux, Œuvres choisies, t. I, p. 55-64.

2) ^Industrie, second volume, O.S.S.E., XVIH, p. 16b. (3) Catéchisme des industriels, premier cahier, O.S.S.E., XXXV il, p. 4.

L'expression « système industriel » est employée plus loin, p. 50. On la trouvait déjà, à plusieurs reprises, dans LJ Organisateur.

(4) u.s. s. Ε., xx, p. 177 et passim, uans la preiace au a* earner au caté- chisme des industriels, de Comte, Saint-Simon reviendra à l'idée de la prépon- dérance de l'industrie {O.S.S.E., XXXVIII, p. 4).

(5) Ibid., p. 150 ; cf. aussi p. 151 : « Dans une coopération, ou tous apportent une capacité et une mise, il y a véritablement association, et il n'existe d'autre inégalité que celle des capacités et des mises, qui sont l'une et l'autre nécessaires, c'est-à-dire inévitables, et qu'il serait absurde, ridicule et funeste de prétendre faire disparaître. »

(6) Ibid., p. 159.

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et pratiques, par lesquelles l'homme connaît et domine la nature. Quoi qu'il en soit, le système industriel et scientifique, comme le système féodal et théologique, puise dans cette combinaison de deux principes congruents sa stabilité.

Dès lors, il va falloir « organiser » le système (1), c'est-à-dire mettre à leur place respective les divers éléments. La doctrine, la direction imprimée à l'action qui en assurent l'édification, seront dites « organiques » par une création sémantique que Ton doit sans doute attribuer à Comte (2). « Organique », sans perdre tout à fait ses résonances premières, devient alors presque syno- nyme de « constructif », avec cette nuance particulière qu'il s'agit d'un système dont la cohésion doit être assurée.

Or, cette cohésion n'est pas simple cohérence logique : elle doit se réaliser socialement. C'est là que le terme va servir, chez les disciples, d'instrument d'un nouveau dogmatisme. Ce qui va caractériser, en effet, la doctrine organique, c'est que, contraire- ment à son homologue critique, elle doit permettre l'accord des esprits entre eux (3).

Analysant l'état de la société, A. Comte écrira dans Le Producteur : La société est évidemment, aujourd'hui, sous le rapport moral, dans une

véritable et profonde anarchie, reconnue par tous les observateurs, quelles que soient leurs opinions spéculatives. Cette anarchie tient, en dernière analyse, à l'absence de tout système prépondérant, capable de réunir tous les esprits en une seule communion d'idées (4).

Et dans un article ultérieur, il déclarera que le dogmatisme est l'état naturel de l'humanité (5), opposant « dogmatique » à « critique », comme il l'avait fait pour « organique » (6). Ainsi se constitue l'une des composantes qui auront, par la suite, le plus d'importance lorsqu'il s'agira de définir l'époque organique.

C'est-à-dire où la société, fatiguée de vivre sans lien moral, sait en découvrir un nouveau, plus fort que celui qui a été détruit, et auquel la critique elle-même consent peu à peu à se soumettre (7).

L'opposition du critique et de l'organique paraît donc assez bien établie lorsque cesse la parution du Producteur. Concepts servant à l'appréciation des mouvements d'idée contemporains,

(1) L'Organisateur, O.S.S.E., t. XX, p. 140. ['£} L.e terme « organique », tel quu est ici employe, se trouve pour la pre-

mière fois dans L'Organisateur (p. 171, n. cit.). Mais c'est le 3e cahier du Caté- chisme des industriels qui verra, en quelques pages, se multiplier l'emploi du mot organique (O.S.S.E., XXXVIIL p. 11-13).

(3) Ibid. y p. 68. Quelques pages plus haut, Comte avait réclamé « un but général d'activité » pour la société. Nous verrons à quel point Bûchez dévelop- pera cette exigence.

(4) Considérations sur les sciences, 2e article, Producteur, I, p. 369-370. (o) Considérations sur le pouvoir spirituel, 3e article, Producteur, II, p. 359. (o) ibid., p. obi). On peut, à nouveau, se reporter aux deux articles de

Bazard, cités plus haut. Voir aussi P. -M. Laurent, Coup d'oeil historique sur le pouvoir spirituel, Producteur, V, p. 63-80. On trouve, en particulier, dans ce dernier article réunies sous le nom d' « organique » l'unité systématique et l'unanimité de foi.

(7) Exposition, 14e séance, p. 433. Par « lien moral », il faut entendre le dogme unanimement accepté.

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ÉPOQUES CRITIQUES

ils désignent, l'un ce que le libéralisme a de négatif, de destructeur et d'impuissant, l'autre ce qu'un nouveau système scientifique et industriel aurait de constructeur, de cohérent, de positif. Ce dernier prend l'aspect d'un nouveau dogmatisme, analogue à celui des traditionalistes, sous l'angle du respect de l'autorité spirituelle, mais opposé à lui en ce qu'il reposerait sur la science et ses applications. Il n'est pas encore question de désigner, comme le fera l' Exposition, la variable fondamentale affectant les états successifs de la société.

Il ne s'agit pas non plus, sous la plume de Saint-Simon et de Comte, comme des autres collaborateurs du Producteur, de donner au rapport entre les deux concepts le caractère d'une théorie cyclique. Deux éléments essentiels manquent pour cela. D'une part, en effet, le concept de critique pris adjectivement - comme celui d'organique - n'a pas encore atteint la généralité sur le plan de la théorie sociale : il reste lié à l'appréciation de telle tendance particulière de telle époque, et particulièrement de la fin du χνΐΐΐθ siècle et du début du xixe siècle. D'autre part, s'il est trop évident qu'une succession de crises implique, dans l'inter- valle, des périodes d'équilibre, c'est conclure un peu rapidement comme l'ont fait certains auteurs (1), que de voir là déjà impliquée la théorie des « époques ». Lorsque Saint-Simon évoque la suite des révolutions politiques apparaissant dans le sillage des révolu- tions scientifiques (2), celles-ci surviennent les unes après les autres, sans liaison dynamique particulière ; elles se superposent, plus qu'elles ne s'enchaînent ; leur apparition n'est pas expliquée.

Enfin, si on fait remarquer que Saint-Simon avait envisagé deux mouvements alternatifs de l'esprit humain, la synthèse et l'analyse, analogues à ceux du piston d'une pompe (3), on reconnaîtra qu'il considérait ces deux procédés comme également constructifs, sans que l'on puisse discerner une phase critique d'une phase organique. Saint-Simon ne semble, du reste, pas songer alors à déborder du cadre scientifique pour caractériser des états de la société.

La contribution de Bûchez à la nouvelle théorie sociale des saint-simoniens s'était déjà fait annoncer dans Le Producteur. Certes, c'était une pensée banale qui s'exprimait dans l'article « physiologie » : celle de la domination et de la décadence successives des grandes idées scientifiques au cours des siècles (4). Le caractère cyclique des transformations sociales se précise lorsque, dissertant sur les beaux-arts, Bûchez envisage les phases successives des civilisations. Celles-ci comportent d'abord un « but collectif » qui

(1) Renouvier, cit. supra, et plus récemment Frank E. Manuel, The. New World of Henri Saint-Simon, p. 219-226.

(2) Cf. Mémoires sur la science de l'homme, O.S.S.E., XL, p. 190-1% (« Lettre aux physiologistes ·).

(3) Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, Œuvres choisies, t. I, p. 76-77. (4) Producteur, III, 280.

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FRANÇOIS-A. ISAM BERT

fixe sentiments et activités. Puis une phase de dispersion voit se réaliser un épanouissement des beaux-arts et de leur perfectionne- ment technique avant d'aboutir à la décadence.

Sans doute serait-il présomptueux de vouloir donner à Bûchez l'exclusivité d'une conceptualisation, résultat sans doute de mul- tiples discussions de la petite équipe du Producteur défunt (1). Mais on ne peut manquer de remarquer que Bûchez apportait des préoccupations qui le préparaient particulièrement bien à un travail de généralisation théorique.

Dans son manuscrit de 1828, Bûchez rappelle d'abord un certain nombre de notions couramment admises dans l'école.

L'humanité, écrit-il (2), est sous l'influence constante et toujours active de trois classes de besoins, ceux de prévoyance, ceux de sympathie, et ceux d'action sur la nature extérieure pour la modifier à son profit. A ces besoins correspon- dent trois ordres d'activité ou de travaux, ceux des sciences, ceux de senti- mentalité, et ceux enfin que nous nommons aujourd'hui industriels.

Mis à part le terme de « sentimentalité » qui reflète l'indécision relative au départ entre beaux-arts et religion, c'est la division trinaire traditionnelle chez les saint-simoniens.

Or, ces « classes de besoins » et les activités qui en découlent sont, sur le plan social, soumis à une dispersion nécessaire, parce que réparties chez des individus différents. Et pourtant, ils ont, entre eux, des rapports « tels que l'un de ces modes d'activité ne peut se concevoir isolément des deux autres ».

De là, il résulte que le défaut de coordination entre eux est réellement, après la mort (3), le plus grand malheur que l'on puisse imaginer pour l'humanité, tandis que leur harmonisation, en quelque sorte, augmente le plus possible les forces de chacun d'eux (4).

Bûchez fait un pas en avant plus net, lorsqu'il énonce sa loi d'al- ternance, que nous nous permettons de citer un peu longuement :

Ainsi, jusqu'à ce jour, le développement de l'humanité s'est opéré par une succession de mouvements alternatifs, qui offrent tantôt le caractère organique et tantôt le caractère critique. Les premiers ont eu pour fin la réalisation d'une amélioration conçue philosophiquement de la condition des masses humaines. Ils ont été constitués par le fait d'une coordination encyclopédique, aussi bien théorique que pratique. Les seconds, au contraire, ont eu éminemment le caractère de destruction à l'égard du système organique précédent ; ils opé- raient en renversant l'unité qui existait entre les théories générales et les

(1) En particulier, on trouve dans une lettre d'ENFANTiN au Dr Bailly, du 6 juillet 1927 {O.S.S.E., XXIV, p. 143), le passage suivant : « Les époques organiques ne sont telles que parce que dans ces périodes, l'humanité est réelle- ment une, c'est-à-dire que les savants et les artistes, ou l'activité intellectuelle et l'activité sentimentale, ont un but commun. » Mais cette évocation d'un terme qui semble admis est faite ici de façon seulement incidente. Dans une lettre d'Eugène Rodrigues, postérieure de quelques semaines seulement à la rédaction de Γ Introduction aux questions, la distinction entre « époques orga- niques » et « époques critiques » est effectuée dans des termes voisine de ceux de Bûchez (Lettres sur la religion et la politique, 1829, Paris, 1831, p. 6).

(2) I.Q.S.S., fo 3. ._. . . (3) II faut, bien entendu, comprendre cet « après » comme se rererant û

l'ordre d'importance et non à l'ordre chronologique. (4) Loc. cit.

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théories spéciales, entre les pratiques générales et les pratiques particulières ; ils présentèrent autant de buts d'activité qu'il y avait de divisions dans les travaux et dans les travailleurs : mais pendant leur durée se produisait la pensée philosophique de l'avenir, et ce furent eux qui préparèrent le terrain où celle-ci a germé et s'est accrue (1).

Enfin, passant des « mouvements alternatifs » aux époques où ils prédominent tour à tour, Bûchez fait du critique et de l'orna- nique les traits dominants des phases successives de la civilisation. Pour cela, il les caractérise au moyen de deux notions ou « concep- tions » cruciales dans la perspective saint-simonienne.

Ces deux conceptions sont celle a'harmonie qui signale les époques orga- niques et règne encore, mais d'une façon moins évidente aux époques critiques, et celle d'antagonisme qui est particulière aux crises critiques (2).

Ainsi sont définis deux états, non de la seule pensée scien- tifique, mais de la société dans son ensemble, où l'accord interne remporte sur les désaccords, ou inversement. C'est en un sens rappeler l'idéal d'unité systématique, définie dans L'Organisateur, par Taccord entre les diverses « capacités ». C'est, exprimée en termes plus nouveaux, la préoccupation constante du saint-simo- nisme à la recherche d'une paix sociale et internationale et qui s'affirmera dans des termes analogues tout au long de YExpo- sition (3).

La transformation théorique opérée chez les saint-simoniens et dont le manuscrit de Bûchez est le signe revêt donc un double aspect. D'une part, elle comporte, pour l'interprétation du devenir social, une théorie cyclique, ou plutôt de variations alternatives (l'idée de « cycle » entraîne, en effet, aux yeux de Bûchez celle de répétition, alors que pour lui chaque période est en progrès sur la précédente). D'autre part, elle classe les sociétés et les tendances dont elles sont le siège en deux catégories. Or, sur un point comme sur l'autre, c'est le positivisme qui se trouve remis en question. La dynamique d'alternance se heurte à la loi des trois états, et le nouveau contenu qui est donné à la notion d'organique va donner lieu à une conception des rapports de la société, de la science et de la religion, opposée à celle de Comte.

L'objectif de la science sociale, tel qu'il ressortait de la colla- boration de Saint-Simon et de Comte, était d'abord la prévision de l'avenir. Auguste Comte l'avait affirmé dans le Système de

(1) I.Q.S.S., f° 6. On trouve, dans l'Exposition, exprimée cette même loi. Nous ne citerons que sa première énonciation, qui est au reste la plus complète : « Cette loi, révélée au génie de Saint-Simon et vérifiée par lui sur une longue série historique, nous montre deux états distincts et alternatifs de la société, l'un que nous nommons état organique, où tous les faits de l'activité humaine sont classés, prévus, ordonnés par une théorie générale ; où le bui de l'action sociale est nettement défini. L'autre que nous appelons état critique, où toute communion de pensée, toute action d'ensemble, toute coordination a cessé, et où la société ne présente plus qu'une agglomération d'individus isolés et luttant les uns contre les autres » (Exposition, lre séance, p. 127. Nous avons vu, supra, ce qu'il faut retenir de cette référence à Saint-Simon lui-même).

(2) Ibid., fo 14. [o) LA. en particulier, Γ * introduction » par t. ν fan τι ν et toute la 4e seance.

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politique positive (1), Bûchez le répétera à maintes reprises (2). Ainsi se trouvait mise en première ligne ce que Comte appellera, plus tard, la « dynamique sociale ». La prévision - ou, comme on dit alors plus souvent, la « prévoyance » - est conçue, en effet, d'une part au niveau de la société globale (quel est l'avenir de la société, voire de Γ humanité ?) ; d'autre part, dans un sens stricte- ment temporel : elle est l'attente d'un état futur et non, dans un senâ plus général, la simple attente de la découverte d'une inconnue.

Dans cette perspective, la succession nécessaire des trois états (le terme de « loi » n'est pas encore employé) apportait une réponse. Elle comportait une prédiction : disparition des modes de pensée théologique et métaphysique sur tous les plans, par analogie avec le développement des sciences positives ; avènement d'une science sociale, donc d'une politique positive.

Or, cette prévision, de type purement tendanciel, constituait un résultat assez élémentaire en matière de généralisation scien- tifique. Simple raccordement schématique de l'histoire des sciences et de l'histoire sociale, son débouché prévisionnel se résumait dans l'affirmation du caractère définitif de l'étape suivante, sur la route du progrès. La loi d'alternance, certes, s'assignait, elle aussi, la prévision d'une étape à venir, opposée sur bien des points à Γ « âge positif ». Mais cet objectif, sur lequel devait se fixer la pensée buchézienne comme la ferveur de l'église saint-simonienne, est atteint par une schématisation du devenir plus complexe. Au principe tendanciel du progrès, qu'aucun des novateurs ne songeait alors à mettre en doute, vient en effet se combiner le système qui lui est apparemment opposé, celui des cycles. Sans remonter à Platon, c'est à Vico que Bûchez en fut sans doute redevable, et à Ballanche (3). Celui-ci tentait, en effet, dans sa Palingénésie sociale, une synthèse de l'idée du progrès et de celle du retour cyclique (4).

Comme nous l'avons vu, pour Bûchez de même, progrès et alternance cyclique vont de pair, chaque époque organique appor- tant une contribution nouvelle à la société, et chaque époque critique jouant son rôle de déblaiement préparatoire. Mais, si l'histoire peut fixer quelles furent les époques organiques et critiques dans le passé, rien - telle est au moins la position provi- soire de Bûchez comme des autres saint-simoniens - ne clôt l'avenir. La prochaine époque organique n'est nulle part, ni dans Γ Introduction de Bûchez, ni dans Y Exposition, déclarée définitive. Ainsi se trouvait implantée, dans la jeune science sociale, l'idée d'un processus général parce qu'indéfini. Celui-ci, dans la pensée ultérieure de Bûchez, comme dans les conférences de la rue Taranne (5), en viendra à englober la loi des trois états elle-même, considérée comme valable dans le cadre de chacun des « âges

(1) « Toute Science a pour but la prévoyance ». O.S.S.E., XXXVIII, p. 167. (z) Cf. p. ex. introduction a la science de ι Histoire, p. iój. 3) Introduction à la Science de l Histoire, p. 73-74. 4) Palingènésie sociale, prolégomènes, t. i, h-ans, iw/. 5) Les conférences de Y Exposition s enectuaient rue xaranne, aans îe

local de la Société de la Morale chrétienne.

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logiques » (1), mais comme beaucoup trop étroite pour rendre compte du développement général de l'humanité.

Plus ample, la loi d'alternance est aussi plus souple et permet d'englober une beaucoup plus grande variété de faits historiques. Régressions scientifiques, retours offensifs des systèmes religieux pouvaient trouver leur justification, les unes dans les périodes critiques, les autres dans les périodes organiques. Aussi, contraire- ment à ce qui semble caractériser l'esprit du néo-saint-simonisme, l'esprit de cette nouvelle loi est-il, au départ, plus relativiste que celui de la théorie de Comte. Abstraite provisoirement du dogma- tisme anti-positiviste, dans lequel elle débouchera, elle peut servir de cadre à une variété passée, présente et à venir d'états sociaux, où la vérité scientifique ne fait pas figure de norme exclusive et étouffante. C'est la vérité scientifique, au contraire, qui est, comme nous le verrons, relativisée. Le dogme lui-même, bien que devant être imposé, est considéré comme fonction d'une époque donnée, toujours en situation d'être dépassé par le dogme de l'époque suivante.

Aussi peut-on dire que, malgré son imperfection, la loi d'alter- nance approchait de plus près que la loi des trois états d'un déter- minisme proprement sociologique. Ce qui est en question, dans la loi des trois états, c'est la façon dont la science obéit progressive- ment à de nouvelles exigences logiques. Si certains états de la société sont censés correspondre aux étapes de la science, celle-ci se développe sans trop subir les vicissitudes de la société. Aussi Bûchez écartera-t-il d'abord la distinction entre « théologique », « ontologique », et « positif », pour n'y voir qu'une question de méthodes improprement baptisées (2). Les époques, critiques ou organiques, en revanche, pour être sous la dépendance d'idées philosophiques, n'en obéissent pas moins à un dynamisme global qui fait alterner les phases de juxtaposition non coordonnée des individus et de leurs activités, et celles où l'harmonie est assurée par une fusion partielle dans un but commun d'activité.

Mais cette harmonie, aux yeux de Bûchez, ne peut se réaliser par simple ajustement des éléments entre eux. Ce n'est pas cet ordre immanent aux parties dont nous avions montré l'expression la plus nette chez le Dr Bailly. Bûchez est formel :

L'unité qui les (3) rallie se constitue toujours en dehors de leur sein et, en quelque sorte, elle descend de plus haut ; elle se déduit toujours du but môme d'activité sociale ou, en d'autres termes, par sentiment des besoins généraux d'amélioration de l'être collectif (4).

(1) Introduction à la science de Vhistoire, lre éd. (1833), p. 334 ; Exposition, 15· séance, p. 455. Cf. aussi le compte rendu du 1er volume du Cours de philo- sophie positive, par Bûchez, in Journal des progrès des Sciences et Institutions médicales. 2· série, n° 1 (1830).

(2) I.Q.S.S., f° 20. [0} Les acuvues. (4) I.Q.S.S., f° 4.

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L'idée unitaire qui « commande » ainsi les activités spéciales n'est rien d'autre qu'une « philosophie ». Est digne de ce nom une doctrine qui « renferme... en son sein... un avenir nouveau pour tous les modes d'activité » (1). C'est dire qu'une philosophie doit être à la fois théorique et pratique, tracer sa voie à la société et servir de clef de voûte à la science. Bûchez reprend ainsi, et l'idée émise par Saint-Simon du caractère socialement déterminant des grandes pensées philosophiques, et l'idée comtienne d'une doctrine, voire d'un dogme capable de réorganiser la société, et l'as- piration de Bazard vers une « théorie générale » (2). Pourtant, cette utilisation du terme « philosophie » sans qualificatif - comme « posi- tive » - laisse déjà prévoir une conception d'ensemble de l'univers, ne faisant plus ü de la métaphysique, ni même de la théologie (3).

Or, selon Bûchez, « une philosophie est toujours le produit d'un seul homme » (4). C'est par prédication que se répand toute nouvelle doctrine. Il n'y a pas, et il n'y aura jamais pour Bûchez d'inven- tion collective. Ainsi semble-t-il tout simplement sacrifier à ce culte des grands hommes qui devait connaître un regain de popu- larité. Quelques années plus tard, le « Révélateur » prendra, dans la pensée buchézienne, une fonction religieuse capitale (5). Pour l'instant, il s'agit d'assurer à la création dogmatique nouvelle l'unité la plus grande possible (6).

Ici, Bûchez se souvient de la distinction faite par Saint-Simon dans ses premiers écrits, et qui pouvait sembler assez peu opérante, celle des démarches de l'esprit, a priori et a posteriori (7). L'emploi de ce couple notionnel, fort différent de celui qu'en fait Kant, est effectué dans le sens de « déduction » et « d'induction ». Par ailleurs, Saint-Simon jetait les bases d'une sorte de dichotomisa- tion intellectuelle, rangeant sous le signe de Va priori, la synthèse, la physiologie, le « mode actif », et sous le signe de Va posteriori, l'analyse, la physique des corps bruts, le « mode passif » (8). La

(1) Ibid. (2) Des obstacles qui s'opposent à rétablissement d'une théorie générale,

Producteur, t. III. (3) Notons, à ce sujet, la quasi-identite des termes employés par [Exposi-

tion : « Mais des recueils de maximes, de sentences, d'observations morales détachées... ne sont pas des conceptions philosophiques. On ne peut attribuer ce nom qu'à la pensée qui embrasse tous les modes de l'activité humaine et donne la solution de tous les problèmes sociaux et individuels » (lre séance, p. 126). L'origine de cette idée se trouve chez Saint-Simon, Opinions, O.S.S.E., XXXIX, p. 51-52.

(4) I.Q.S.S., f° 4. (o) Cf. les révélations successives dans Y Introduction à la science de Vhis-

to ire, p. 478-536. (6) L'Exposition est moins affirmative sur cette nécessité de l'invention

unique, et pour cause, l'école commençant à s'orienter vers la création collec- tive d'une pensée nouvelle. Néanmoins, le besoin de se référer constamment au génie de Saint-Simon, dont ses successeurs ne feraient que « vérifier » les grandes conceptions, montre que, sur ce point, les positions sont encore proches (cf. p. ex. 3e séance, p. 193).

(7) I.Q.S.S., f03 9-14. Cf. Introduction aux travaux scientifiques du XIX* siè- cle, p. 66.

(8) Mémoire sur la science de l'homme, O.S.S.E., XL, p. 148-149. Les saint-simoniens pousseront très loin cette dichotomie allant jusqu'à opposer des

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création dogmatique, contrairement aux expériences partielles et diverses, sera entièrement a priori. Par là, se trouvent garanties à la fois sa nouveauté et son unité. Ainsi se trouve-t-elle préparée à se rattacher à la source transcendante d'une révélation. L'époque organique se présente alors comme une vaste application deductive : seules les conséquences sont tirées collectivement.

C'est dans cette déduction que s'amorce la phase critique, car déjà la pra- tique devient verification, expérimentation : il arrive un moment où le mouve- ment de besoins et de travaux qui ne s'arrêtent pas, porte les hommes sur des terres jusque-là inconnues. Alors, les spécialistes se détachant de leur ancien lien encyclopédique, s'insurgent contre lui et maudissent même sa puissance coordinatrice. Alors, l'unité de tendances disparaît ; il y a autant de buts divers d'activités qu'il y a de multiplications de spécialités (1).

C'est alors le règne de Va posteriori. Comme on le voit, c'est dans sa tendance à la dispersion que se manifeste principalement la multiplicité sociale, se niant ainsi comme être collectif. Com- ment intervient donc celui-ci dont Bûchez proclame pourtant la réalité (2) ?

Déjà, dans les époques critiques, on peut remarquer que, selon Bûchez, il y a une sorte de création collective dans le dépassement, si incoordonné soit-il, du dogme ancien par des activités et des besoins nouveaux. La dispersion n'est que relative, et sous le désordre apparent, une exigence commune se fait jour : « L'huma- nité réclame un nouveau but commun d'activité, et toutes les grandes intelligences s'en occupent (3). » Précisant sa pensée, Bûchez montrera, dans ce que Ton pourrait appeler la phase préorganique des époques critiques, les savants préparant « une révolution intellectuelle » par une multiplicité de recherches por- tant sur les généralités et les notions de base de la science (4). Aussi est-ce une réponse à ce besoin collectif que vient apporter la nouvelle idée philosophique. L'invention qui lui donne naissance n'a rien d'un acte arbitraire.

La justification psycho-socio-physiologique que Bûchez tente alors de fournir ne mérite pas que l'on s'y arrête longuement. Elle ne nous intéresse que par son intention. Au sommet des diverses fonctions psychiques existerait un centre d'activité pure. Siège de la pensée a priori, il permettrait à l'homme de coordonner ses actes par la domination de ses sens et de ses « capacités diverses » (5). C'est seulement à de rares intervalles qu'une pensée purement a priori est émise. Alors, l'activité est à son summun, ce qui ne veut

tempéraments a priori et a posteriori. Bûchez fait de même ici, l'équivalence entre a priori et t unité », activité, théorie générale, philosophie, hypothèse, dogme » ; a posteriori et « vérification, méthode, pratique, observation, expé- rience, spécialité... » (f° 12).

(1) I.Q.S.S., f° 5. Cf. Exposition, 13e séance, p. 410. (2) « Etre-humanité », écrit Bûchez dès la première page. Cf. Exposition,

2e séance, p. 160 : « être collectif ». 3) I.Q.S.S.. f0· 5-6. (4) Ibid.. f° 31 : application à l'époque contemporaine, f° 54. (5) Ibid., f· 11.

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CÁWX.HM JSTEVS. DE SOCIOLOGIE 10

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FRANÇOIS-A. I SAM BERT

pas dire que la pensée s'abstraie de ses tenants et aboutissants sensori-moteurs, mais qu'elle en effectue une synthèse à peu près parfaite. Pour employer l'expression même de Bûchez, l'homme qui effectue une création intellectuelle purement a priori «exprime... le complet de son existence » (1).

La pensée a priori... comprend, en effet, la somme de nos activités partielles et la somme des influences que les sens représentent ; elle comprend toutes les possibilités de modifications, de coordinations et d'actions que l'organisme renferme ; elle reproduit d'un seul coup le microcosme tout entier (2).

Ici, Bûchez fait intervenir un autre thème saint-simonien, écho indirect, sans doute, d'une tradition leibnizienne : la corres- pondance entre le microcosme et le macrocosme (3). En s'expri- mant lui-même, c'est le monde social et, plus largement, l'univers tout entier que le penseur exprime.

C'est pourquoi : Si l'hypothèse a priori est juste à l'époque où elle est produite, c'est-à-dire

si elle exprime réellement le complet de l'existence humaine, elle renferme, outre la totalité des besoins sociaux, les éléments d'une encyclopédie scienti- fique de l'activité humaine (4).

Par là, et en dépit du caractère hasardeux de l'explication, l'invention créatrice devient création collective médiatisée par un individu. Le dogme devient émanation de la société. Les condi- tions sont réalisées pour une conception sociologique, ou si l'on veut culturelle de l'activité intellectuelle.

♦ ♦

Le caractère social du processus se confirme lorsqu'on aborde les particularités qu'entraîne la qualité organique ou critique de la société pour les divers secteurs de l'activité humaine. Parmi celles-ci, il n'est question, dans le manuscrit de 1828, que de la science et, accessoirement, de la religion, dans la mesure où elle est solidaire de la science. La manière d'aborder cette dernière paraîtra suffisamment révélatrice.

Que la science soit un fait social, c'est ce qu'un certain consensus entre les savants suffirait à montrer.

Jetons en effet un coup d'œil sur les travaux scientifiques, nous voyons que constamment, aux diverses époques de la vie sociale, toutes ces spécialités si variées dans leurs objets et leurs buts immédiats, ont contribué, chacune en ce qui la regardait, à une résultante finale et commune en donnant exactement

(1) Ibid., fo 12. (2) Ibid. (3) Cf. Saint-Simon, Introduction aux travaux, Œuvres choisies, t. I,

p. 111 : « L'homme et l'univers me paraissent une même mécanique sur deux échelles. Je me représente l'homme comme une montre enfermée dans une grande horloge dont elle reçoit le mouvement. »

(4) I.Q.S.S., f° 39.

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la part qu'elles devaient fournir. Il y a plus, c'est souvent dans des contrées diverses de langage et séparées politiquement que les fractions d'un même travail ont été produites. Ainsi, pour ne citer que ces faits généraux, dans le xve siècle et au commencement du xvie, il y eut un changement universel dans Tordre de classification et de caractérisa tion des phénomènes (1).

Et Bûchez de citer la révolution copernicienne, les théories chimiques de Paracelse, et de Van Helmont remplaçant celle des quatre éléments, le « solidisme » succédant, en physiologie, à Γ « humorisme », etc. Il se demande alors comment de tels mouve- ments d'ensemble sont possibles.

Or, nous l'avons vu, l'activité scientifique est solidaire des autres activités humaines. La science, aux diverses époques, a donc des physionomies qui leur sont propres, et cela, non par suite du seul déterminisme interne d'un progrès logique, mais en raison de la phase sociale dans laquelle elle se situe. Dès lors, l'état d'une science déterminée se définit non seulement en fonction de son avancement par rapport à une échelle qui lui est propre, avancement différent suivant les diverses sciences, mais encore en fonction du caractère plus ou moins critique ou organique de la société contemporaine. Ainsi, parlant de la science aux époques critiques, Bûchez écrit :

« C'est, sous une forme idéale, la représentation d'une époque où rien n'est éclairci, où tout est mêlé (2). » Ce second type de variations concerne, d'une part, les rapports des diverses parties de la science eatre elles ; d'autre part, le contenu même des théories scientifiques.

Dans le domaine scientifique, plus que partout ailleurs, jouent l'opposition et l'alternance de l'activité a priori et a posteriori. Aux périodes organiques, le dogme oriente la pensée théorique et même l'expérimentation, faisant de l'élaboration scientifique un tout uni/îé par un système de principes.

Toute série phénoménale, écrit Bûchez; présente toujours trois inconnues, celle d'initium, de substratum et de fin. Nulle part, il n'est possible de les négliger comme des faits minimes, ou de les laisser sous-entendre en quelque sorte, car c'est à elles que chaque spécialité doit ses caractères les plus tranchés ; ce sont elles qui donnent à nos travaux une apparence de certitude (3).

Cette affirmation est suivie, quelques pages plus loin, d'une remarque de fait, à savoir que tout savant, « malgré la rigueur de la méthode positive qu'on invoque », travaille sous l'influence, consciente ou non, d'un dogme qui joue au niveau de ces inconnues (4). Dans un langage plus moderne, nous dirions que des

il) Ibid.. f 29. (2) I.Q.S.S., f° 48. De façon symétrique, on lit dans VExpOêition (p. 197) : < L'unité qui existe dans la sphère des relations sociales se réfléchit dans un

ordre de faits que noue devons mentionner particulièrement ici... noue voulons parler des sciences. »

(3) Ibid., f° 30. Pour A. Comte, de telles inconnues sont des inconnaissables, cf. Cours de philosophie positive. 1Γ· leçon, 6· éd., t. I, p. 12-13.

(4) Ibid., f 43.

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postulats implicites, dépendant eux-mêmes d'une conception générale de l'Univers, commandent les théories des savants qui croient se fonder le plus purement sur l'expérience. Si l'on prend l'exemple de la physiologie, on voit s'opposer aux « entités » de l'école de Montpellier, le « mouvement » de l'école de Boerhaave, la « méchanique » de Magendie et les « propriétés » de Broussais. De la persistance de cette sorte de discussions, Bûchez croit pouvoir conclure qu'il est illusoire de vouloir en proscrire les thèmes. Mieux encore, c'est l'ordre ou le désordre régnant dans le domaine des « inconnues », qui permet de faire le départ entre le caractère organique ou critique de la science à une époque donnée.

Aussi les époques critiques, comme celle qu'a vu naître le xvie siècle et dont les saint-simoniens croyaient apercevoir la fin prochaine, voient-elles se multiplier les discussions d'écoles. C'est l'aspect le plus immédiat de l'état d'antagonisme se manifestant dans le monde des savants.

Mais il y a plus grave, car dans ses parties apparemment les mieux établies, la science contemporaine n'arrive pas à former un tout cohérent. Saint-Simon avait donné l'exemple de deux théories également admises et contradictoires, celle du vide interstellaire que réclame la mécanique céleste et celle du fluide spatial que sup- pose l'optique. Bûchez reprendra ce cas dans un écrit ultérieur (1). Ici, c'est l'opposition entre deux types d'Encyclopédies, qu'il va chercher chez Saint-Simon (2), en les mettant en relation avec l'une et l'autre catégorie d'époques. Or, il est, aux yeux de Bûchez, des Encyclopédies critiques comme des Encyclopédies organiques. Le système du Moyen Age fournit un exemple des secondes, avec . sa conception de la science servante de la théologie et ses « coor- dinations échelonnées et nettement arrêtées de causes finales et secondes » (3). Pour les premières, deux possibilités se présentent au savant, selon qu'il considère soit sa manière d'être organique, soit la manière d'être du milieu où il est plongé (4).

Ainsi, au savant qui suit la direction critique deux modèles sont proposés : l'un permettant une classification des phénomènes en fonction de ses propres facultés, l'autre tentant une reconsti- tution générale de l'édifice scientifique à partir de la matière et du mouvement. Au premier, correspond la classification de Bacon,

(1) Saint-Simon, Introduction aux travaux scientifiques, Œuvres choisies, t. I, p. 64 ; Bûchez, Introduction à la science de Vhistoire, p. 399.

'x) « une Donne encyclopédie, écrit oaint-îmmon dans son esquisse aune Encyclopédie (1810), serait une collection complète des connaissances humaines, rangées dans un ordre tel que le lecteur descendrait par des échelons également espacés, depuis la conception scientifique la plus générale jusqu'aux idées les plus particulières et vice versa » (cité par Olinde Rodrigues, Le Producteur, t. III, p. 430). Nous avons vu (supra, p. 134, n. 4) que Saint-Simon parlait d* € ouvrage critique » à propos de Y Encyclopédie.

(3) 7.O.S.S., fo 35 bis. (4) I.Q.SJS., Conclusion, f° 2.

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révisée par d'Alembert et Diderot (1). Simple mise en ordre des sciences, elle n'apporte aucune vérité nouvelle. Au second, une théorie physique matérialiste comprenant une prise de position qui est l'antithèse du dogme catholique. Le baron d'Holbach est considéré comme le type même de l'encyclopédiste matérialiste.

Ainsi, ce qui caractérise les rapports entre les diverses parties de la science aux époques critiques, c'est, d'une part, une disconti- nuité objective que ne contribue aucunement à combler une systé- matisation subjective - et nous voyons tout de suite que Bûchez range par avance parmi les encyclopédies critiques ce qui sera la synthèse subjective de Comte ; d'autre part, des tentatives d'uni- fication a posteriori et en quelque sorte par le bas, qu'il appelle « théories physiques générales a posteriori » (2). Cette dualité peut sembler contradictoire, l'unité des philosophies de la matière semblant contredire la discontinuité affirmée par ailleurs. Une première réponse consiste à considérer cette incohérence même comme caractéristique des époques critiques, où le besoin d'unité de la connaissance se fait sentir malgré l'absence de doctrine organique valable (3). Mais le contenu même des théories à carac- tère critique maintient, à un autre niveau, les discontinuités.

De même, en effet, que l'harmonie et l'antagonisme caracté- risent les époques sociales, de même certaines théories proclament l'harmonie, d'autres l'antagonisme, dans Tunivers. Ces dernières l'emportent à l'époque présente : c'est, en astronomie, la lutte de l'attraction et de la force centrifuge ; « en chimie, c'est le calorique écartant les molécules et combattant leur tendance à s'unir ». En physiologie, c'est la définition selon laquelle « la vie est l'ensemble des propriétés qui résistent à la mort » (4). Ainsi, les divergences entre théories se transforment-elles en antagonismes internes, lorsqu'on cherche à les faire entrer à toute force dans des systèmes. Au niveau le plus général, il en résulte la conception d'un univers fait d'oppositions et de luttes. L'idée d'harmonie, en revanche, se trouvait à la base de l'alchimie, fondée sur la parenté des corps entre eux, mais surtout dans l'idée d'unité de compo- sition des êtres vivants chez Aristote, puis chez Charles Bonnet (5).

Au reste, ajoute Bûchez, tous les naturalistes de ces derniers temps ont cherché à reproduire dans leurs systèmes généraux cette harmonie de rapports qui frappe nos sens et sans laquelle nous ne pouvons concevoir l'univers (6).

On voit que Bûchez, emporté par ses préférences pour les sciences naturelles, leur conserve une sorte de privilège qui les

(1) Ibid., Conclusion, f° 3. (2) Ibid., Γ° 47. (3) Cf. p. ex. dans ce sens, r° 45 : « La tendance de ι humanité est d exprimer

dans le plus petit nombre de formules possible toute son expérience, de manière à rendre l'enseignement et la mémoire faciles. »

(4) Ibid., f° 32. Cette dernière définition que Bûchez attribue à Blainville (cf. f° 50) avait, en réalité, déjà été donnée par Bichat.

(5) L'idée de l'unité de composition avait été remise à 1 honneur par Geoffroy Saint-Hilaire.

(6) Ibid., f° 33.

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fait, au moins partiellement, échapper à la règle générale ou, plutôt, il voit dans les sciences de la vie une première esquisse de ce que seront les sciences futures.

Ainsi la science va-t-elle se trouver animée par l'idée religieuse. En effet, non seulement elle va être sous la dépendance d'un nou- veau dogme - qui aurait pu être un dogme profane comme le « physicisme » professé un moment par Saint-Simon - mais encore, pénétrée par l'idée d'harmonie, elle retrouvera cette affinité avec la religion dont parlait Joseph de Maistre.

C'est ici que se trouve le point d'aboutissement de la démons- tration buchézienne. Les saint-simoniens s'étaient, nous l'avons vu, ralliés collectivement à l'idée d'une religion nouvelle. Alors que la systématisation positiviste de l'évolution de l'esprit humain s'opposait - au moins dans sa première forme - à un avenir religieux de l'humanité, la nouvelle systématisation réintroduisait la religion à chaque époque organique, et plus particulièrement dans l'avenir immédiat (1). Pour Bûchez, comme pour les auteurs de YExposition, les époques organiques sont religieuses et les épo- ques critiques, athées (2). C'est là, pour eux, une conséquence immédiate de la définition de l'organique et du critique, l'idée de Dieu étant celle du fondement de l'unité harmonique (3), et la critique étant, par essence, négatrice de cette harmonie.

Dans ces conditions, le positivisme, comme négateur du « théologique », allait se trouver rangé dans la catégorie du « cri- tique », et par là réduit socialement.

En un sens, Bûchez voit dans le positivisme avant tout une méthode. Celle-ci, lorsqu'elle reste sur son propre plan est utile : « Parce qu'elle ne s'occupe purement que de phénomènes, elle est un instrument précieux de vérification à l'égard des idées a priori (4). » Mais, en un autre sens, par la « proscription qu'elle prononce contre toute recherche des causes » (5), elle se présente essentiellement comme négative (6). Par là elle rejoint, malgré son refus de toute contamination extra-scienti/ique, les doctrines qui nient la réalité de ces causes et créent sur le mode de la néga- tion, une confusion entre le plan religieux et le plan scientifique (7). C'est cette même idée que l'on trouve développée dans Y Exposition :

Mais qu'on ne s'y trompe pas, la faveur dont jouit aujourd'hui la méthode positive, faveur que l'on peut nommer populaire, ne provient point, ou du moins

(1) C'est cette opposition que développe toute la 15e séance de Y Exposition, cf. aussi p. 434-442.

(2) I.Q.S.S., Conclusion, f° 3 : « L'époque organique que nous attendons sera religieuse » : cf. YExposition, p. 196, 224, 430.

(3) I.Q.S.S., f° 32 bis : « Le fait unitaire, base de tous les phénomènes observés... la grande inconnue qui fit l'objet et la théologie dans le passé et fut désignée par < Dieu ■ dans les temps modernes », cf. Γ Exposition , p. 196.

4 I.Q.S.S., f° 22. ο iota., Io 43. β Cf. Exposition, p. 436, parlant de la science : « Le nom de négative lui

conviendrait mieux que celui de positive. » (7) Cette idée, implicite dans le manuscrit de 1828, est nettement exprimée

dans Y Introduction à la science de l'histoire.

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dépend à peine des services qu'elle a rendus à la science. Son crédit vient de plus haut ; on a vu en elle autre chose qu'une arme d'académie ; c'est surtout comme machine de guerre, comme levier de destruction contre une loi reli- gieuse, contre un ordre social dont le poids fatiguait l'Europe depuis deux siècles, qu'elle est aimée et préconisée (1).

Aussi Bûchez comme ses condisciples saint-simoniens s'adres- sent-ils de façon générale à l'ensemble des philosophes et savants qui pensent pouvoir se fonder sur les sciences pour nier tout dogme religieux. C'est là détourner la science de sa fonction. Bûchez tente de porter l'argument sur le terrain social en lui donnant pour base une loi générale. A ses yeux, c'est en effet dans la catégorie du « critique » qu'il faut ranger la α confusion entre deux ordres de spéculations différentes » (2), à savoir l'ordre théologique et l'ordre physique. Cette affirmation, chez Bûchez, n'est certes pas sans ambiguïté. C'est de façon bien laborieuse qu'il maintiendra lui-même la distinction des deux ordres sans établir pourtant entre eux de cloison étanche. De plus, on peut se demander si ce sont bien les périodes critiques, en général, qui confondent les deux ordres, ou si ce n'est pas le fait particulier de la « deuxième période critique » - période actuelle - qui se trouve aux prises avec un système où « il y a un dogme et une physique, mais leurs attributions ne sont plus nettement séparées » (3). La doctrine, qui s'oppose au système théologique du Moyen Age, n'est ainsi qu'un antithéologisme à valeur critique, et non point un système organique.

Cette critique du scientisme une fois effectuée, il restait évidem- ment la tâche infiniment délicate de proposer de nouveaux rap- ports entre la science et la religion. Ce serait sortir de notre propos que d'en traiter ici. Au reste, sur ce point, Bûchez n'arriva pas à se mettre d'accord avec ses compagnons. L'application à la science des concepts de critique et d'organique, dans l'acception que lui donnèrent les saint-simoniens, conduit seulement au seuil de cette question, en justifiant l'espérance d'une ère scientifique, qui soit en même temps une ère religieuse.

Nous avons pu voir à quel point le manuscrit de Bûchez préfi- gurait YExposilion de la doctrine de Saint-Simon. Certes, il ne faut majorer l'originalité de Bûchez ni par rapport aux saint-simoniens, ni par rapport à Saint-Simon lui-même. Sans doute, Bûchez est-il, dans l'écrit que nous avons examiné, pour une bonne part, le porte-parole d'un groupe. On le voit, d'autre part, à tout moment emprunter à Saint-Simon ses notions. A ce sujet, on remarquera que si l'équipe du Producteur s'inspire d'abord des textes de Saint-Simon, parus autour de 1820 (Industrie, Organisateur,

1) Exposition, 3· séance, p. 191. 2) I.O.S.S.. f° 39. 3) Ibid., f° 38.

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Catéchisme des industriels), c'est ensuite non seulement par l'assi- milation du Nouveau Christianisme (1825) qu'elle opère sa conver- sion religieuse, mais au moins autant par celle des premiers écrits de Saint-Simon. Or celui-ci était alors bien loin des positions religieuses que devaient adopter ses disciples. Il n'y eut donc pas simplement emprunt, mais véritablement transmutation des notions saint-simoniennes, aussi bien dans Γ Introduction aux ques- tions sur les sciences et les savants que dans Γ Exposition de la doctrine de Saint-Simon.

Le lecteur aura, sans doute, été parfois plus sensible au carac- tère excessif des positions prises qu'au sérieux de l'effort de concep- tualisation. C'est, en effet, un phénomène assez curieux que la floraison sentimentale et imaginative à laquelle devait donner lieu la tentative de création d'une science de la société. Gomme si elle se croyait tenue d'obéir à la loi des trois états, la sociologie semble passer par un « âge théologique ».

Mais, chez les saint-simoniens, et particulièrement chez Bûchez, nous pouvons voir que les débordements épistémologiques vont de pair avec une recherche qui fait surgir quelques questions capitales, que reprendront par la suite les sociologues.

Les notions de critique et d'organique, appliquées aux états de la société, constituent une tentative de typologie des sociétés globales. L'alternance des deux états ébauche l'idée de cycle culturel. Mais surtout l'application de ces notions au développe- ment de la science pose déjà certains problèmes fondamentaux de la sociologie de la connaissance.

Ici aussi les excès sont visibles et préfigurent même d'autres excès futurs. La prétention d'expliquer l'état de la science par celui de la société, comme celle de subordonner le développement de la science aux exigences sociales se rencontre alors chez les saint-simoniens. Excès en partie corrigés, du reste, par la théorie des séries, dont nous n'avons pu parler ici. Peut-on leur faire grief, néanmoins, d'avoir cru qu'il y avait un problème des rapports entre les transformations sociales, idéologiques et scien- tifiques ?

Centre d'Études sociologiques, Paris.

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