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Lycée Arcisse de Caumont 3 rue Baron Gérard 14400 BAYEUX Epreuve de Français Descriptif des lectures et activités NOM : Prénom : 1 STI2D

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Lycée Arcisse de Caumont3 rue Baron Gérard14400 BAYEUX

Epreuve de FrançaisDescriptif des lectures et activités

NOM : Prénom : 1 STI2D

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SEQUENCE 1 Cannibale (1998) de Didier Daeninckx,

une fction au service des idées

Objet d'étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Problématique : quelles visions du colonialisme Didier Daeninckx offre-t-il à travers Cannibale ?

Perspective d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres et des registres

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

1. l'incipit, jusqu'à «... je vais leur parler »

2. le départ : de « Nous avons embarqué le 15  janvier 1931 ... » jusqu'à « Hommes anthropophages deNouvelle-Calédonie »

3. la jungle urbaine : de « Nous sommes entrés dans la ville....» jusqu'à « je fus incapable d'en saisir lamoindre syllabe »

4. l'explicit, de « Le vent qui se lève sur la baie de Hienghene... » jusqu'à la fn

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• Groupement de textes : le colonialisme en question : Candide ou l'optimisme (1759) de Voltaire ; AuxAmis d'Europe (1875) de Louise Michel ; "Ne visitez pas l’exposition coloniale" (tract surréaliste de mai 1931)

• Groupement de textes : le héros d'aventures : Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné, 1829 ;Stendhal,La Chartreuse de Parme, 1839 ; Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1845 ; Albert Camus, L'Etranger, 1942.

• Interview de Didier Daeninckx par Josiane Grinfas• Lecture cursive au choix : Meurtres pour mémoire (1983) de Didier Daeninckx ou La Controverse de Valladolid

(1992) de Jean-Claude Carrière

– lectures d'images :

• Une planche de la bande-dessinée d'Emmanuel Reuzé, Cannibale (2009)• Un flm documentaire : Le Regard colonial (2000), d 'Alexandre Rosada ; une fction

cinématographique : L'Ordre et la morale (2011) de Matthieu Kassowitz

– autres activités :

• Didier Daeninckx : un écrivain engagé• L'oeuvre dans son contexte : l'Exposition coloniale de 1931, les événements de la grotte d'Ouvéa en 1988, ceux

de 1998 en Nouvelle-Calédonie• La structure de l'oeuvre : un récit enchâssé, une double intrigue• Le sens du titre• Les personnages dans le roman : Gocéné et Badimoin ; Fofana ; Caroz ; les jeunes Kanaks (Kali et Wathiock)• Le sens du roman : la question du colonialisme et la rencontre de l'Autre ; l'épigraphe de Victor Hugo ; la note

de l'auteur ; rôle et fonctions des chansons dans le roman ________________________________________________________________________________

Activités conduites en autonomie par l'élève :

• Etude comparée du roman de Didier Daeninckx et de la bande-dessinée d'Emmanuel Reuzé • "Des images pour penser l'Autre" : les élèves ont navigué librement sur le site du musée du quai Branly, consacré à l'exposition (http://modules.quaibranly.fr/e-malette/)

• Sujet de dissertation : Dans Deux défnitions du roman (1866), Emile ZOLA déclarait : « le premier homme qui passe est un héros suffsant ». Discutez cette affrmation en prenant appui sur les textes du corpus et sur les œuvres que vous connaissez.

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SEQUENCE 2 Les Justes (1949) d'Albert Camus,une réfexion sur la révolte ?

Objet d'étude : théâtre, texte et représentation (oeuvre intégrale)

Problématique : En quoi cette pièce est-elle intemporelle ? En quoi cette tragédie a-t-elle une portée universelle ?

Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres et des registres

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

5. la scène d'exposition (acte I, jusqu’à « la bombe seule est révolutionnaire »)

6. l'échec de l'attentat (acte II, de « Tous regardent Kaliayev » à « et la révolution triomphera »)

7. Dora et Kaliayev (acte III, de "L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut." à "Ah ! pitié pour les justes !")

8. le dénouement (acte V, de « Avait-il l’air heureux ? » jusqu’à « Rideau »).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• La préface des Justes, par Albert Camus• Groupement de textes : l'affrontement au théâtre : Marivaux, L'Ile des esclaves (1725), scène 1 et scène 2

(extrait) ; Jean-Paul Sartre, Les Mains sales (1947), 6ème tableau, scène 2 (extrait) ; Bernard-Marie Koltès, RobertoZucco, 1990, tableau II.

• Groupement de textes : la note d'intention de Guy-Pierre Couleau ; entretien avec Frédéric Leidgens• Lecture cursive : Les Mains sales (1949) de Jean-Paul Sartre

– lecture d'images :

• Les visuels et affches du Théâtre des Treize Vents, de la Comédie de Clermont, de l’Athénée et de La Colline

• Document audiovisuel : la mise en scène de Guy-Pierre Couleau, au Théâtre Louis Jouvet de l’Athénée en 2007.

– autres activités :

• Albert Camus : ses engagements• La genèse de l'oeuvre : les sources• La structure de la pièce• Les personnages : Kaliayev vs. Stepan• Réfexion autour du titre• Le sens de la pièce ; l'épigraphe de Roméo et Juliette

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Activité conduite en autonomie par l'élève :

• Trois élèves ont lu à voix haute les répliques des trois personnages de la première scène de la pièce tandis qu'unautre élève s’est occupé de la lecture des didascalies. Les élèves ont émis leurs hypothèses quant aux rôles desdidascalies.

• Invention : Un metteur en scène s'adresse à l'ensemble de son équipe de création (comédiens,scénographe, costumiers, techniciens, éclairagistes...) pour défnir ses choix d'interprétation de L'île auxesclaves (scène 1 et scène 2). Il donne ses consignes pour faire de l'extrait, lors du spectacle, une grandescène d'affrontement.

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SEQUENCE 3 Des Cahiers de Douai (1870) aux Illuminations (1873) ?,

le parcours du poète Arthur Rimbaud

Objet d'étude : écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (groupement de textes)

Problématiques : En quoi Arthur Rimbaud bouleverse-t-il les normes poétiques ? Comment la poésie rimbaldienne évolue-t-elle, depuis les premières poésies des Cahiers de Douai (1870) jusqu'au recueil Illuminations (1873) ?

Qu'est-ce qu'un recueil poétique ?

Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude de l'intertextualité et de la singularité des textes

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

9. « Roman » (Les Cahiers de Douai, 1870)

10. « Le dormeur du val » (Les Cahiers de Douai, 1870)

11. « Les Poètes de sept ans » (Poésies, 1870-1871), les quarante-trois premiers vers.

12. « Aube » (Illuminations, 1873)

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• Groupement de textes 1 : deux conceptions de la poésie : Nicolas Boileau, Art poétique, chant I (1674), Victor Hugo, Les Contemplations, Livre premier, VII (1856) « Réponse à un acte d'accusation »

• Groupement de textes 2 : le poème en prose, d'Aloysius Bertrand à Ponge : « Le fou », Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit (1842) ; « Un hémisphère dans une chevelure », Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris(1869) ; « Les ponts » et « Barbare », Arthur Rimbaud, Illuminations (1873) ; « Le pain », Francis Ponge, Le parti pris des choses (1842).

• Groupement de textes 3 : les lettres dites « du Voyant » : A Georges Izambard » (mai 1871) et A Paul Demeny (mai 1871).

• Lecture cursive : Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai (1871), Illuminations (1873).

– lecture d'images :

• Un tableau symboliste : Paul Gauguin, La Vision du sermon (1888).• Extraits du flm Eclipse totale, Rimbaud-Verlaine, d'Agnieszka Holland

– autres activités :

• Arthur Rimbaud : biographie et bibliographie• L'évolution de la poésie de Rimbaud : entre poésie classique et recherche d'originalité. Sa conception de la

poésie.• Une forme fxe : le sonnet.

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Activité conduite en autonomie par l'élève :

Mise en voix et en musique d'une sélection de poèmes, appris par les élèves.

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SEQUENCE 4 Les Fables (1668) de Jean de La Fontaine : instruire et plaire

Objet d'étude : la question de l'homme dans les genres de l'argumentation du moyen-âge à nos jours

Problématique : Quelle représentation de l'Homme et de la société La Fontaine propose-t-il dans ses Fables (Livres I à VI) ?

Perspective(s) d'étude : étude de l'argumentation et de ses effets sur les destinataires

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

13. « Le Loup et le chien », Livre I, 5.14. « Le Loup et l'agneau », Livre I, 10.15. « Le chêne et le roseau », Livre I, 22.16. « La jeune veuve », Livre VI, 21.

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• Groupement de textes : la fonction des fables : dédicace « A monseigneur le Dauphin » (Livre I) ; préface des Fables (Livre I) ; « Le pouvoir des fables », Livre VIII, 4.

• Groupement de textes : les sources de La Fontaine : « Le Loup et le chien » d'Esope et de Phèdre, « LeLoup et l'agneau d'Esope et de Phèdre, « De l'arbre et du roseau » d'Esope, « La femme qui pleurait son mari mourant et son père qui la consolait» d'Abstémius

• Groupement de textes : l'apologue : Anonyme, "Le Prud'homme qui sauva son compère", XIIIème siècle; Jean de la Fontaine, Fables, I, 21, « Les frelons et les mouches à miel », 1668 ; Voltaire, Zadig (1747), chapitre 6.

– lectures d'images :

• Documents iconographiques : le classicisme : Pierre Patel, Vue du château de Versailles (1668) ; Nicolas Poussin, L'Enlèvement des Sabines (1637-1638) ; Claude Lorrain, Paysage avec Enée à Delos (1672).

• Document audiovisuel : la mise en scène des Fables : « Le Loup et l'agneau » et « Le chêne et leroseau », mise en scène de Robert Wilson, Comédie-Française (2004), réalisation de Don Kent.

– autres activités :

• Jean de La Fontaine : biographie et bibliographie • Quelques repères sur le classicisme• L'apologue : La Fontaine et ses modèles (Esope, Phèdre, Abstémius)• L'esthétique des fables : éléments de versifcation (la diversité des types de vers, l'étude de la rime) ; le rôle du

dialogue• La satire sociale et politique dans les fables

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Activité conduite en autonomie par l'élève : les élèves ont réalisé, en équipes, un clip vidéo ou une séquence audio défendant une cause ou dénonçant une injustice.

Le professeur : Le chef d’établissement :

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Le personnage de roman,

du XVIIe siècle à nos jours

Lectures analytiquesOeuvre intégrale : Cannibale (1998) de Didier Daeninckx

Textes : - texte 1 : l'incipit, jusqu'à «... je vais leur parler » ; - texte 2 : le départ : de « Nous avons embarqué le 15 janvier 1931 ... » jusqu'à « Hommes anthropophages de Nouvelle-Calédonie » ;- texte 3 : la jungle urbaine : de « Nous sommes entrés dans la ville....» jusqu'à « je fus incapable d'en saisir la moindre syllabe » ; - texte 4 : l'explicit, de « Le vent qui se lève sur la baie de Hienghene... » jusqu'à la fn.

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Lecture analytique n° 1 : l'incipit

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En voiture la vitesse émousse les surprises, mais il y a bien longtemps que je n’ai plus la forcede couvrir à pied les cinquante kilomètres qui séparent Poindimié de Tendo. Le siffement du ventsur la carrosserie, le ronronnement de la mécanique effacent les cris des roussettes 1 perchées ausommet des niaoulis2. Je ferme les yeux pour me souvenir que là, juste après l’alignement des pinscolonnaires, il fallait quitter la piste de latérite3, s’enfoncer dans la forêt et suivre les cheminscoutumiers. Les anciens nous avaient appris à nous recueillir près d’un banian4 centenaire dont lesracines aériennes formaient une sorte de passage voûté voué à la mort. On repartait. Le sentier secourbait sur le fanc de la colline, et il arrivait un moment où le sommet de la tête franchissait lacrête. On retenait son pas, sa respiration. En une fraction de seconde, le monde changeait de visage.La terre rouge, le vert sombre du feuillage, l’habillage argenté des branchages disparaissaient,effacés par la saturation de tous les bleus de la création. On clignait des yeux pour discerner, au loin,la ligne qui mariait mer et ciel. En vain. Tout ici était aussi transparent que le regard. On s’habituaitpeu à peu à la vibration de l’air. L’écume traçait la ligne ondulante de la barrière de corail, et aularge le sable trop blanc rayonnait autour des îlots.

L’écart que fait Caroz, pour éviter une fondrière5, m’arrache à ma rêverie.

– Excuse-moi, je l’ai vue au dernier moment. Je t’ai réveillé ?

– Non, je contemplais la baie de Hienghene… On n’arrive pas à y croire tellement c’est beau…

Caroz se met à rire. Il lâche le volant d’une main pour me taper sur l’épaule.

– Tu as raison, Gocéné ! C’est tellement beau comme paysage qu’on l’apprécie encore davantageles yeux fermés…

– Tu ferais mieux de regarder devant toi, au lieu de raconter n’importe quoi…

Cent mètres plus bas, deux cocotiers abattus coupent la piste. Caroz redevient sérieux. Ilralentit en freinant par à-coups.

– Tu savais qu’il y avait des barrages dans le secteur ? J’ai écouté la radio avant de partir, ils n’enont pas parlé.

– Non… Mais il fallait s’attendre que ça gagne du terrain… Tout le nord de la Grande-Terre estisolé du monde depuis des semaines, et il ne se passe rien. Personne ne veut discuter. Dans ce pays,la révolte c’est comme un feu de broussaille… Il faut l’éteindre au début. Après…

On distinguait maintenant la fourgonnette bâchée, une japonaise, dissimulée par un rideaude larges feuilles de bananier. Deux jeunes hommes vêtus de jeans, de tee-shirts bariolés, le visageencadré par la lourde coiffe rasta, se tenaient embusqués derrière la cabine du véhicule, leurs armesbraquées dans notre direction.

L’emblème de la Kanaky6 fotte au-dessus de leurs têtes, accroché à l’une des pointes d’unefougère arborescente. Malgré moi, je me mets à parler à voix basse :

– Surtout, ne va pas droit sur eux… On ne sait jamais, ce sont des mômes… Prends légèrement versla droite, et arrête-toi près du rocher en laissant le moteur tourner, je vais aller leur parler…

1 Roussettes :grands mammifères de la famille des chauves-souris.2 Niaoulis : arbrisseaux qui produisent une substance odorante.3 Latérite : sol de couleur rouge brique que l'on trouve dans certaines régions tropicales.4 Banian : espèce de figuier.5 Fondrière : trou boueux dans une route.6 Kanaky : nom que les Kanaks donnent à leur île.

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Lecture analytique n° 2 : le départ

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Nous avons embarqué le 15  janvier 1931, sur le Ville de Verdun. Nous vivions sur le troisièmepont, comme des passagers de dernière catégorie. Il faisait trop chaud le jour, trop froid la nuit, etplusieurs d’entre nous ont contracté la malaria7 lors d’une escale aux Nouvelles-Hébrides. Il y a eutrois morts, si mes souvenirs sont exacts, dont Bazit, un Kanak2 albinos de Wé. L’équipage a jetéleurs corps à la mer sans nous laisser le temps de leur expliquer que l’on naît pour vivre avec lesvivants, et que l’on meurt pour vivre avec les morts. Les morts ne peuvent vivre dans l’océan, ils nepeuvent pas retrouver leur tribu… Nous sommes arrivés à Marseille au début du mois d’avril, sousla pluie. Des autocars militaires attendaient sur le quai de la Joliette pour nous conduire directementà la gare Saint-Charles. Je ne connaissais que la brousse de la Grande-Terre8, et d’un coup jetraversais l’une des plus vastes villes de France… À l’époque, je n’étais jamais allé au cinéma. J’avaismal aux yeux à force de les tenir ouverts pour ne rien perdre du spectacle  ! Les lumières, lesvoitures, les tramways, les boutiques, les fontaines, les affches, les halls des cinémas, des théâtres…Parvenus à la gare, nous n’osions pas bouger. Nous restions collés les uns aux autres, comme desmoutons, effrayés par le bruit, les fumées, les râles de vapeur et les siffements des locomotives. Lafatigue m’a terrassé. Je n’ai presque rien vu du voyage, sauf un moment magique : un peu de neigequi tombait sur le Morvan9. Je restais le plus près possible de Minoé. Elle m’était promise, et j’avaisfait le serment à son père, le petit chef de Canala, de veiller sur elle.

À Paris, il ne subsistait rien des engagements qu’avait pris l’adjoint du gouverneur àNouméa10. Nous n’avons pas eu droit au repos ni visité la ville. Un offciel nous a expliqué que ladirection de l’Exposition était responsable de nous et qu’elle voulait nous éviter tout contact avec lesmauvais éléments des grandes métropoles. Nous avons longé la Seine, en camion, et on nous aparqués derrière des grilles, dans un village kanak reconstitué au milieu du zoo de Vincennes, entrela fosse aux lions et le marigot des crocodiles. Leurs cris, leurs bruits nous terrifaient. Ici, sur laGrande-Terre, on ne se méfe que du serpent d’eau, le tricot rayé. Et encore… les gamins s’amusentavec. C’est rare qu’il arrive à ouvrir sa gueule assez grand pour mordre ! Au cours des jours qui ontsuivi, des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions des animaux sauvages. Il fallaitfaire du feu dans des huttes mal conçues dont le toit laissait passer l’eau qui ne cessait de tomber.Nous devions creuser d’énormes troncs d’arbres, plus durs que la pierre, pour construire despirogues tandis que les femmes étaient obligées de danser le pilou-pilou à heures fxes. Au début, ilsvoulaient même qu’elles quittent la robe-mission11 et exhibent leur poitrine. Le reste du temps,malgré le froid, il fallait aller se baigner et nager dans une retenue d’eau en poussant des cris debêtes. J’étais l’un des seuls à savoir déchiffrer quelques mots que le pasteur12 m’avait appris, mais jene comprenais pas la signifcation du deuxième mot écrit sur la pancarte fchée au milieu de lapelouse, devant notre enclos  : « Hommes anthropophages13 de Nouvelle-Calédonie ».

7 Malaria : maladie très contagieuse qui entraîne de très fortes fièvres.8 Grande-Terre : nom de l’île principale qui constitue la Nouvelle-Calédonie.9 Morvan : région de Bourgogne.10 Nouméa : capitale de la Nouvelle-Calédonie.

11 Robe-mission : robe préconisée par les missionnaires, lorsqu’ils ont converti les Kanaks au christianisme.12 Pasteur : prêtre chez les protestants.

13 Anthropophages : qui mangent de la chair humaine (synonyme de « cannibales »).

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Lecture analytique n° 3 : la jungle urbaine

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Nous étions à peine dehors qu'un nouvel éclair a déchiré le ciel. La ruelle n'offrait aucunabri. Nous nous sommes résolus à courir sous le déluge, sans trop savoir où nous menaient nos pas.Une rue, puis une autre, et une autre encore, jusqu'à retrouver l'avenue qui faisait face àl'Exposition coloniale. La pluie commençait à transpercer le tissu trop mince de nos vêtements. J'aientrainé Badimoin vers des escaliers qui s'enfonçaient dans le sol. Il s'est arrêté net, ses chaussures enéquilibre sur le nez de la première marche. Je me suis retourné.- Viens te mettre à l'abri...

Il a remué la tête, pris de tremblements. Les passants, tête rentrée dans les épaules, lebousculaient en maugréant14.

- Je n'ai pas le droit d'aller sous terre...

Je lui ai tendu la main.

- Viens je te dis ! Le froid va te prendre... Tu vas tomber malade.

- Tu te souviens de Nehewoué qui vivait avec les morts qui dorment dans les branches des banianset les morts qui dorment sous la terre ?

Je l'ai tiré par la manche.

- Bien sûr que je m'en souviens. J'ai gratté avec lui le crâne et les ossements de mes oncles... Tu meraconteras un peu plus bas, à l'abri... Allez...

Rien n'y a fait. J'ai fni par grimper près de lui. Il a tourné vers moi son visage ruisselantd'eau.

- Il m'a dit qu'il avait vu le jour où les montagnes noires se sont fendues comme une noix de cocosous la pierre. La tempête mugissait plus fort que mille boeufs sauvages, le sol tremblait plus fortencore que mes mains. Des abîmes s'ouvraient sous les pas, appelant leurs victimes. Toute la tribus'est réfugiée sous une grotte de corail qui surplombait le village et où reposaient les morts, depuistoujours. Nehewoué ne les a pas suivis. Il est resté dans la vallée. Pour lui, seuls les morts pouvaientdemander asile aux vivants. Il s'est attaché au poteau central de la grande case. Le cyclone a toutdétruit, sauf cette poutre, et l'eau est montée jusqu'à ses épaules. Quand le ciel s'est assagi, lesmontagnes noires s'étaient déchirées, comme des feuilles de bananier séchées, et leurs fragmentsénormes avaient comblé la grotte de corail, ensevelissant tous les siens... C'est ce jour-là queNehewoué est devenu le gardien des morts qui dorment dans les branches de banians et des mortsqui dorment sous la terre.

Je l'ai pris par les épaules, pour l'obliger à se retourner vers l'esplanade de Reuilly.

- Où vois-tu les montagnes noires ? Où vois-tu les banians, la grotte de corail ? Et cette petite poussede vent, tu appelles ça un cyclone ? Viens, on va se reposer, le temps que la pluie cesse de tomber...

Il s'est laissé faire. Je l'ai senti se fger à nouveau quand un vacarme assourdissant est montédes profondeurs. À vrai dire, j'ai moi-même eu un mouvement de recul mais il était impossible derepartir en arrière : Nous étions pris dans une foule humide, impatiente d'échapper au déluge. Uncouloir voûté, recouvert de céramique blanche menait à une vaste salle violemment éclairée aumilieu de laquelle trônait une sorte de petite maison. Les gens venaient y faire la queue avant dedescendre d'autres marches. C'est de là que montait le bruit. Nous avons suivi le mouvement. Unhomme habillé de bleu, assis sur un strapontin, a tendu la main gauche.

- Ticket, s'il vous plaît..."

- Ticket ! C’est quoi «ticket» ?

14 En protestant, en grognant.

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Lecture analytique n° 4 : l'explicit

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Le vent qui se lève sur la baie de Hienghene agite le drapeau de Kanaky, les branches desfougères arborescentes et les larges feuilles des palmiers. Au loin, après la masse sombre des falaisesde basalte, les vagues paresseuses rident l’eau blanche du lagon. Kali se penche vers les braises pourallumer sa cigarette. Il tire plusieurs bouffées en silence avant de se décider à parler :– Dis-moi, grand-père… Celui qui t’a sauvé la vie, à Paris, c’est l’homme qui conduisait la Nissan etqui t’a laissé ici tout à l’heure ?

Wathiock ne me regarde pas. Il fait semblant de s’intéresser au vol d’un couple de perruchesautour d’un manguier.

– Oui, c’est bien lui… Le vieux qui m’accompagnait et que vous avez chassé…

Kali mordille nerveusement son mégot. Il recrache le tabac qui s’est collé à ses lèvres.

– On ne pouvait pas savoir, sinon on vous aurait laissés passer…

– Le problème, c’est que, si tu nous avais ouvert le barrage, à l’heure qu’il est, tu ne saurais rien delui !

Je tends mon verre à Wathiock pour qu’il me verse encore un peu de thé. Il entoure l’anse dela bouilloire pour ne pas se brûler.

– C’était un Caldoche qui visitait l’Exposition ?

J’aspire un peu de liquide sucré.

– Non… Il habitait dans la banlieue parisienne, à Saint-Denis, et travaillait sur les gazomètres duquartier de la Plaine… Il s’appelle Francis Caroz. Un ouvrier sans histoires, un homme qui nesupportait pas qu’on tue des innocents, qu’ils soient noirs ou blancs…

Kali jette son mégot dans les braises, d’une chiquenaude.

– Comment vous vous êtes retrouvés tous les deux ici, en Kanaky ?

– Il y a une quinzaine d’années, j’ai reçu une lettre de France. Sur l’enveloppe il y avait écrit :Monsieur Gocéné, tribu de Canala, Nouvelle-Calédonie. Un parent est venu me l’apporter jusqu’à Tendo.Ma petite-flle me l’a lue. C’était Francis Caroz. Il était retraité, et sa femme venait de mourir. Je luiai répondu. Il est venu en vacances, pour découvrir notre pays. Le charme l’a ensorcelé, il n’estjamais reparti.

Je me lève.

Mon histoire est terminée, il faut maintenant que je me remette en route.

Kali et Wathiock m’accompagnent, leurs fusils à la main, alors que je me dirige vers le petitsentier de montagne qui coupe à travers la forêt de niaoulis. Ils se décident à parler presque enmême temps :

– Grand-père, il y a une chose que tu as oublié de nous dire…

Je m’arrête pour les regarder. Leurs yeux brillent de malice. Kali se dévoue :

– Et Minoé, la flle du petit chef de Canala, tu l’as revue ?

– Elle m’attend là-haut, à Tendo, et avec tout ce qui se passe dans le pays, elle doit commencer à sefaire du souci…

Je reprends mon chemin et me retourne une dernière fois avant de passer la crête de lacolline. Les deux garçons me font des signes, grimpés sur les arbres couchés du barrage. Il me fautune heure pour atteindre le creek. Je longe les champs d’ignames et de taros de la tribu de Ganemquand deux hélicoptères déchirent le ciel en suivant le tracé du cours d’eau. Je les observe quiplongent vers la baie. Les premiers coups de feu claquent, éparpillant tous les oiseaux de la forêt.

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Une phrase me revient en tête :

– Les questions, on se les pose avant… Dans un moment pareil, ce serait le plus sûr moyen de nerien faire.

Mon corps fait demi-tour.

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Le personnage de roman

Documents complémentaires

• Groupement de textes : le colonialisme en question : Candide oul'optimisme (1759) de Voltaire ; Aux Amis d'Europe (1875) de Louise Michel ; "Nevisitez pas l’exposition coloniale" (tract surréaliste de mai 1931)

• Groupement de textes : le héros d'aventures : Victor Hugo, Le Dernierjour d'un condamné, 1829 ;Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839 ; AlexandreDumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1845 ; Albert Camus, L'Etranger, 1942.

• Interview de Didier Daeninckx par Josiane Grinfas• Lecture cursive au choix : Meurtres pour mémoire (1983) de Didier Daeninckx

; Candide (1759) de Voltaire

– lectures d'images :

• Une planche de la bande-dessinée d'Emmanuel Reuzé, Cannibale (2009)• Un flm documentaire : Le Regard colonial (2000), d'Alexandre Rosada ; une

fction cinématographique : L'Ordre et la morale (2011) de MatthieuKassowitz

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Groupement de textes : le colonialisme en question

Texte 1 : Candide ou l'optimisme (1759) de Voltaire

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que lamoitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme lajambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, monami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameuxnégociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ? - Oui,monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux foisl'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupela main : quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deuxcas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me venditdix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, ettu fais par là la fortune de ton père et de ta mère." Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, maisils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureuxque nous: les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommestous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai,nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec sesparents d'une manière plus horrible.- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à lafn je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo. - Hélas ! dit Candide,c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait des larmes en regardantson nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Texte 2 : Aux Amis d'Europe (1875) de Louise Michel

Louise Michel appartient à ces Communards qui furent déportés en Nouvelle-Calédonie, de 1873 à 1880.En 1875, elle publie dans le journal Petites Affches de la Nouvelle-Calédonie des légendes et des chansons degeste kanaks. Dans l'introduction, elle explique le caractère précieux de ces chants...

La race canaque est meilleure qu’on ne le croit ; ils sentent une idée généreuse plus vite quenous ne la comprenons ; elle met dans leurs yeux une douceur infnie tandis qu’un récit de combatsy allume des éclairs. (...)

Cette race est-elle appelée à monter ou à disparaître ? Le sol calédonien est-il un berceau oule lit d’agonie d’une race décrépite ? Nous penchons à quelques peuplades près pour la premièresupposition, il serait donc possible de conserver ces peuplades en les mêlant à la vieille raced’Europe ; les unes donneraient leur force, l’autre son intelligence à une jeune génération.

En attendant, tandis que vos philosophes blancs noircissent du papier, nous écoutons desbardes noirs à qui malheureusement on fait mêler nos mots barbares à leurs mots primitifs avant deles saisir tels qu’ils sont. Le vocabulaire d’une peuplade n’est-ce pas ses mœurs, son histoire, saphysionomie ?

La race va s’éteindre et nous ne savons rien à peine, ni l’argot anglo-canaque-franc laissesurvivre une partie des mots véritables.

Ne pourrait-on saisir ces dialectes, étudier cette race, avant que l’ombre recouvre des choseshistoriquement curieuses ?

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Texte 3 : "Ne visitez pas l’exposition coloniale" (tract surréaliste de mai 1931)

Cet appel des artistes surréalistes a été publié sous forme de tract un peu avant l’inauguration de l’Exposition coloniale à Paris en 1931. Ce texte polémique exprime avec véhémence le dégout des surréalistes envers la politique coloniale de la France à l’époque et leur rejet de cette exposition qu’ils considèrent comme une honteuse mascarade.

Ne visitez pas l’exposition coloniale

(...) L’idée du brigandage colonial (le mot était brillant et à peine assez fort), cette idée, quidate du XIXème siècle, est de celles qui n’ont pas fait leur chemin. On s’est servi de l’argent qu’onavait en trop pour envoyer en Afrique, en Asie, des navires, des pelles, des pioches, grâce auxquels ily a enfn, là-bas, de quoi travailler pour un salaire et, cet argent, on le représente volontiers commeun don fait aux indigènes. Il est donc naturel, prétend-on, que le travail de ces millions de nouveauxesclaves nous ait donné les monceaux d’or qui sont en réserve dans les caves de la Banque deFrance. Mais que le travail forcé – ou libre – préside à cet échange monstrueux, que des hommesdont les moeurs, ce que nous essayons d’en apprendre à travers des témoignages rarementdésintéressés, des hommes qu’il est permis de tenir pour moins pervertis que nous et c’est peu dire,peut-être pour éclairés comme nous ne le sommes plus sur les fns véritables de l’espèce humaine, dusavoir, de l’amour et du bonheur humains, que ces hommes dont nous distingue ne serait-ce quenotre qualité de Blancs, nous qui disons « hommes de couleurs », nous hommes sans couleur, aientété tenus, par la seule puissance de la métallurgie européenne, en 1914, de se faire crever la peaupour un très bas monument funéraire collectif – c’était d’ailleurs, si nous ne nous trompons pas, uneidée française, cela répondait à un calcul français – voilà qui nous permet d’inaugurer, nous aussi, ànotre manière, l’Exposition coloniale et de tenir tous les zélateurs de cette entreprise pour desrapaces. (...)

Signataires :

Breton, André (1896-1966)Eluard, Paul (1895-1952)Péret, Benjamin (1899-1959)Sadoul, Georges (1904-1967)Aragon LouisChar RenéTanguy YvesUnik PierreThirion AndréCrevel RenéAlexandre MaximeMalkine George

* Nous avons cru devoir refuser, pour ce manifeste, les signatures de nos camarades étrangers

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Groupement de textes : le héros d'aventures

Texte A : Victor Hugo, Le Dernier jour d'un condamné, 1829.

[Il s'agit de l'incipit du roman.]

Bicêtre1.

Condamné à mort !

Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé desa présence, toujours courbé sous son poids !

Autrefois, car il me semble qu'il y a plutôt des années que des semaines, j'étais un hommecomme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit,jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s'amusait à me les dérouler les unes après les autres, sansordre et sans fn, brodant d'inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C'étaientdes jeunes flles, de splendides chapes2 d'évêque, des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit etde lumière, et puis encore des jeunes flles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras desmarronniers. C'était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais,j'étais libre.

Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prisondans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n'ai plus qu'une pensée, qu'uneconviction, qu'une certitude : condamné à mort !

Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb àmes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable et me secouantde ses deux mains de glace quand je veux détourner la tète ou fermer les yeux.

Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrainhorrible à toutes les paroles qu'on m'adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot ;m'obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d'un couteau.

Je viens de m'éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : - Ah ! ce n'est qu'un rêve ! -Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s'entr'ouvrir assez pour voir cettefatale pensée écrite dans l'horrible réalité qui m'entoure, sur la dalle mouillée et suante de macellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mesvêtements, sur la sombre fgure du soldat de garde dont la giberne3 reluit à travers la grille ducachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : - Condamné à mort !

1 - Prison de Paris.2 - Longs manteaux.3 - Boîte recouverte de cuir portée à la ceinture et où les soldats mettaient leurs cartouches.

Texte B : Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839

[Fabrice del Dongo est un jeune noble originaire de Parme, engagé dans les troupes de Napoléon 1er. Son tempéramentfougueux l'entraîne dans des aventures amoureuses qui se soldent par un duel au cours duquel il tue son adversaire. IIest emprisonné dans la tour Farnèse et tombe amoureux de Clélia Conti, flle du gouverneur de la prison dans laquelle ilse trouve.]

Ce fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef- d'œuvre du généralFabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d'Obéissance passive, que Fabrice fut introduit. Ilcourut aux fenêtres ; la vue qu'on avait de ces fenêtres grillées1 était sublime : un seul petit coin del'horizon était caché, vers le nord-ouest, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui

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n'avait que deux étages ; le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l'état-major ; et d'abordles yeux de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans dejolies cages, une grande quantité d'oiseaux de toute sorte. Fabrice s'amusait à les entendre chanter,et à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les geôliers2 s'agitaientautour de lui. Cette fenêtre de la volière n'était pas à plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, etse trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu'il plongeait sur les oiseaux.

Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levaitmajestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n'était quehuit heures et demie du soir, et à l'autre extrémité de l'horizon, au couchant, un brillant crépusculerouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes quiremontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin ; sans songer autrement à son malheur, Fabrice futému et ravi par ce spectacle sublime. « C'est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti !avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu'un autre ; on est ici comme dansdes montagnes solitaires à cent lieues de Parme. » Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deuxheures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue surle joli palais du gouverneur que Fabrice s'écria tout à coup : « Mais ceci est-il une prison ? est-ce làce que j'ai tant redouté ? » Au lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifsd'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.

1 - Fenêtres avec une grille.2 - Gardiens de prison.

Texte C : Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, 1845

[Edmond Dantès est un marin qui a fait fortune au cours de ses différents voyages à l'étranger [sic]. A l'âge de dix-neuf ans et le jour même de ses noces, il est emprisonné sur une fausse accusation portée par ceux qui jalousent safortune et son épouse. Il restera quatorze ans prisonnier au château d'If près de Marseille.]

Malgré ses prières ferventes, Dantès demeura prisonnier. Alors son esprit devint sombre, unnuage s'épaissit devant ses yeux. Dantès était un homme simple et sans éducation ; le passé étaitresté pour lui couvert de ce voile sombre que soulève la science. Il ne pouvait, dans la solitude deson cachot et dans te désert de sa pensée, reconstruire les âges révolus, ranimer les peuples éteints,rebâtir les villes antiques, que l'imagination grandit et poétise, et qui passent devant les yeux,gigantesques et éclairées par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn1 ; lui n'avaitque son passé si court, son présent si sombre, son avenir si douteux : dix-neuf ans de lumière àméditer peut-être dans une éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide :son esprit énergique, et qui n'eût pas mieux aimé que de prendre son vol a travers les âges, étaitforcé de rester prisonnier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors à une idée, à cellede son bonheur détruit sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il s'acharnait sur cette idée,la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour ainsi dire à belles dents, commedans l'enfer de Dante l'impitoyable Ugolin2 dévore le crâne de l'archevêque Roger. Dantès n'avaiteu qu'une foi passagère, basée sur la puissance ; il la perdit comme d'autres la perdent après lesuccès. Seulement, il n'avait pas profté.

La rage succéda à l'ascétisme3. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculerd'horreur le geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s'en prenait avec fureur àtout ce qui l'entourait, et surtout à lui-même, de la moindre contrariété que lui faisait éprouver ungrain de sable, un fétu de paille, un souffe d'air.

1 - Martinn : peintre romantique anglais.2 - Ugolin : héros tragique de la Divine Comédie écrite par le poète italien Dante. Il est condamné à mourir de faim après avoir mangé ses propres enfants.3 - Ici, le personnage se replie sur une seule pensée.

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Texte D : Albert Camus, L'Etranger, 1942.

[Meursault, le narrateur, se laisse entraîner dans une histoire de vengeance qui le conduit à tuer un homme. Il estaussitôt mis en prison.]

Quand je suis entré en prison, on m'a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravateet tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j'aidemandé qu'on me les rende. Mais on m'a dit que c'était défendu. Les premiers jours ont été trèsdurs. C'est peut-être cela qui m'a le plus abattu. Je suçais des morceaux de bois que j'arrachais de faplanche de mon lit. Je promenais toute la journée une nausée perpétuelle. Je ne comprenais paspourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à personne. Plus tard, j'ai compris que celafaisait partie aussi de la punition. Mais à ce moment-là, je m'étais habitué à ne plus fumer et cettepunition n'en était plus une pour moi.

A part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était detuer le temps. J'ai fni par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir.Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour yrevenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c'était vitefait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. Car je me souvenais de chaquemeuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tousles détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leurcouleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fl de mon inventaire, defaire une énumération complète. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer desheures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réféchissais et plusde choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme quin'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez desouvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens, c'était un avantage.

I. Vous répondrez d'abord aux questions suivantes (6 points) :

1. Comment chaque texte rend-il compte des pensées et des sentiments du prisonnier ? (3 points)2. Comparez la façon dont ces quatre personnages vivent leur emprisonnement. (3 points)

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (14 points) :

• CommentaireVous ferez le commentaire littéraire du texte de Camus (texte D) en vous appuyant sur le parcours de lecturesuivant :

a ) M o n t r e z c o m m e n t l e t e x t e s u g g è r e l a m o n o t o n i e d e l a v i e d u p r i s o n n i e r .b) Comment le texte fait-il sentir que le prisonnier tente de s'adapter à sa situation ?

• DissertationPréférez-vous les romans dont le héros est un personnage positif ? Vous répondrez à cette question dans undéveloppement composé, en prenant appui sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés en classe et vosl e c t u r e s p e r s o n n e l l e s .

• Invention

A l'âge de dix-neuf ans, et le jour même de ses noces, Edmond Dantès est emprisonné. En vous inscrivant dansla logique d'écriture d'Alexandre Dumas, vous rédigerez le passage du roman qui raconte l'arrivée en prison, ladécouverte de la cellule et rapporte les premières pensées du personnage.

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Interview de Didier DaeninckxPour la collection « Classiques & Contemporains », Didier Daeninckx a accepté de répondre aux questions de

Josiane Grinfas, auteur de l’appareil pédagogique de Cannibale.

Josiane Grinfas : Comment vos romans prennent-ils naissance ? Qu’est-ce qui vous conduit versles faits, souvent historiques, dont vos livres utilisent la matière ?Didier Daeninckx : C’est souvent le hasard qui est à la base du choix d’un sujet. Mais je penseque nous ne sommes pas tous susceptibles de rencontrer le même type de « hasard ». L’histoiremouvementée de ma famille, le fait que beaucoup de personnes qui m’ont précédé se soient frottéesà l’Histoire, avec une majuscule, ont formé mon regard, ma sensibilité et peut-être suis-je plusréceptif à certains travers de la société. Je ne me satisfais pas de la manière dont on explique lamarche chaotique du monde ; j’ai toujours besoin d’aller voir de plus près, de démontrer lesrouages. J’écris des romans pour essayer de comprendre comment ça marche : je choisis un lieu,une époque, et j’essaie de voir, au moyen de personnages fctifs, comment des hommes, des femmes,arrivent à se débrouiller, à rester humains dans les pires conditions. J’ai, par exemple, écrit un livre,Le Der des ders, qui se passe autour de la guerre de 1914-1918, en pensant très fortement à mongrand-père paternel qui s’est retrouvé, à dix-huit ans, dans l’horreur des tranchées. Un autre,Meurtres pour mémoire, évoque la guerre d’Algérie, et j’ai essayé d’y retrouver mes émotions d’enfant,quand on tuait des gens jusque dans les rues de Paris. Dernièrement, j’ai été choqué par les imagesde l’incendie de la bibliothèque universitaire de Lyon. Quatre cent mille livres rares, des manuscritsdétruits par les fammes allumées volontairement. Je me suis interrogé sur cette question : pourquoien arrive-t-on à brûler des livres ? Et l’on sait, depuis la dernière guerre, que, quand on commence àbrûler la pensée, on ne tarde pas à jeter des hommes au milieu des fammes.J. G. : Qu’est-ce qui vous a amené vers le peuple kanak et son histoire ?D. D. : C’est là aussi une suite de coïncidences. Un ami bibliothécaire a été nommé à la directionde la bibliothèque de Nouméa. Il a organisé un réseau de cases-lectures dans les villages kanaks etm’a demandé de venir rencontrer le public à travers toute la Nouvelle-Calédonie. J’étais invité,pendant tout mon périple, une fois par un chef de tribu, une autre par un maire caldoche, une autrepar une école publique, une école catholique ou protestante. J’ai pu me rendre compte de ladiversité des destins qui se sont croisés sur cette petite île du bout du monde. Dès le premier jour,sur l’île de Lifou, j’ai pris conscience que la culture kanake était essentiellement orale, que le culte dela chose écrite n’existait pas : c’est à la parole donnée qu’on attachait du prix et du respect. Je mesuis donc transformé en conteur, et je racontais mes romans, mes nouvelles. En échange, on meracontait des contes et des légendes de Kanaky qui sont gorgés de l’histoire du pays.J. G. : La partie centrale du roman est constituée par l’histoire que le vieux Gocéné raconte à Kaliet Wathiock. Votre désir d’écrivain n’était-il pas de fxer par écrit un peu de la mémoire du peuplekanak ?D. D. : Aujourd’hui, il existe des écrivains kanaks dont la plus fameuse est la poétesse DéwéGorédé. Mais le fait que cette culture se transmettait essentiellement par la parole a eu pourconséquence que ce sont d’autres que les Kanaks qui se sont mis à raconter l’histoire de cette île etde ses habitants. Il y a là une sorte de dépossession historique et culturelle. Je ne voulais donc pas «voler » une histoire pour en faire un livre exotique. Il y aurait mille choses à raconter sur ce bout deterre : c’est une véritable mine d’or pour les romanciers... J’ai donc décidé d’écrire une histoire quise passerait presque entièrement à Paris. Ce que raconte Gocéné, aux deux jeunes révoltés, sur lebarrage, c’est donc un épisode d’une histoire française à laquelle une centaine de Kanaks ont étémêlés, malgré eux. J. G. : Par quel travail transformez-vous un fait divers en matière romanesque ?D. D. : Je me laisse envahir par une grande masse de documentation. Pour Cannibale, j’ai relu devieux numéros des journaux de l’époque comme L’Illustration, des romans, revu des photos, desflms, j’ai écouté de la musique des années 1930, des chansons qui passaient à la radio et quiaujourd’hui feraient scandale tellement s’y exprime un racisme victorieux et quotidien. J’ai

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également interrogé des documents sur l’histoire de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie, sur lesmœurs et la culture kanakes. Peu à peu des thèmes se sont dégagés, se sont imposés. Puis lespersonnages sont apparus. J’ai su que le livre allait exister quand j’ai pensé à l’histoire d’amour entreGonécé et Minoé. D’un seul coup, tout devenait évident : Gonécé part à la recherche de sa fancéedans une ville qui est une jungle mille fois plus hostile que ce pays de « cannibales » avec lequel onfait frissonner les Parisiens. Ensuite tout s’est installé, comme par enchantement.J. G. : Les événements qui nourrissent vos romans parlent souvent de discrimination et dessouffrances qu’elle entraîne. Dans un entretien, vous avez dit à propos du Chat de Tigali : « Siseulement cela pouvait [...] faire oublier les mots qui blessent, les mots qui tuent. » Vous considérez-vous un peu comme un médecin des âmes ?D. D. : J’ai toujours vécu en Seine-Saint-Denis, dans une ville ouvrière qui, depuis des dizainesd’années, accueille des gens du monde entier qui ne peuvent plus vivre chez eux à cause de la faim,de la misère, de la dictature. À l’école, mes amis étaient d’origines italiennes, espagnole, algérienne,pied-noir. Ma famille est à l’image de l’équipe de France de football de 1998 ; à table, on y évoquela Kabylie et la Castille, les Caraïbes ou la Flandre. Je ne supporte pas qu’un être soit écarté,délégitimé, par le fait qu’il soit né autre part ou que les sonorités de son nom viennent d’ailleurs. Aubout de ma rue, une femme venue d’Allemagne a demandé à tous ses voisins de lui ramener desgraines, des plantes à leur retour de vacances. Elle a tout planté dans son jardin qui est devenu « lejardin du Monde ». Il y pousse des feurs incroyables venues de partout et les voisins s’arrêtent unmoment pour y retrouver une couleur, une odeur, une beauté de chez eux. J’essaie de faire la mêmechose avec les mots.J. G. : Qu’est-ce qui caractérise votre travail quand vous écrivez pour la jeunesse ?D. D. : C’est curieux, mais je n’ai jamais la sensation d’écrire « pour » un public. Tous les livresque j’ai écrits qui ont été publiés dans une collection pour la jeunesse ont un point commun : je lesai écrits pour « un » enfant bien particulier. Le Chat de Tigali a été composé pour répondre à unequestion d’une de mes nièces qui, toute petite, avait été victime de propos racistes à cause de sonnom de famille venu de l’autre côté de la Méditerranée. La Papillonne de toutes les couleurs est en faitl’histoire que je racontais à ma flle tous les soirs, pendant des années, pour qu’elle trouve lesommeil. Un jour, elle avait alors quinze ans, elle m’a demandé de la lui raconter une nouvelle fois.Je me suis dit : « C’est reparti pour dix ans ! » J’ai donc décidé de la fxer sur papier et c’est devenuun livre. Ce sont les seules fois où le lecteur est présent au moment de l’écriture.J. G. : Comment défniriez-vous la littérature engagée ?D.D. : C’est toujours compliqué de répondre à une telle question. Jacques Prévert avait trouvé uneréponse : « Je fais de la littérature dégagée », disait-il. J’aurais aimé être le premier à trouver larepartie. Dans chacun de mes romans, j’aborde des problèmes graves, je mets en scène desdysfonctionnements de la société, de l’État. Pourtant, je cherche jamais à donner une leçon dechoses au lecteur. J’essaie véritablement de savoir comment un humain réagit quand il est plongédans la plus diffcile des situations, comment il parvient à trouver le chemin de la morale humaine,de la solidarité. La tonalité de mes livres est celle-ci. En fait, quand Prévert répond « dégagé », ilindique une volonté : on ne peut écrire vraiment qu’en étant libre, en étant dégagé de toutepression, de toute obligation, de tout pouvoir, de tout parti. La littérature ne cherche pas à prouver,mais à dire. Son seul engagement est la vérité.J. G. : Pour quelles mémoires avez-vous encore envie de vous battre ?D.D. : Une partie seulement du monde est dans une zone de prospérité. La majorité des habitantsdu globe vivent dans des conditions inhumaines. Ici, tout nous pousse à l’égoïsme, à n’ouvrir lesyeux que sur cette fraction de monde préservée. Je pense souvent à ces deux enfants africains quitentaient de venir en France, cachés dans le train d’atterrissage d’un Airbus, et qu’on a retrouvésmorts de froid. Ils avaient écrit une lettre bouleversante à « Messieurs les présidents d’Europe » pourattirer leur attention sur le drame que vivent les Africains. J’aurais envie que cette lettre soit affchéeprès de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, pour montrer le chemin qu’il nous resteà parcourir vers l’égalité.

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Une planche de la bande-dessinée d'Emmanuel Reuzé

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Un flm documentaire et une fction cinématographique

Un flm documentaire : Le Regard colonial (2000), d'Alexandre Rosada

Une fction cinématographique : L'Ordre et la morale (2011) de Matthieu Kassowitz

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Théâtre et représentation

Lectures analytiques

Oeuvre intégrale : Les Justes (1949) d'Albert CamusTextes : - texte 5 : la scène d'exposition (acte I, jusqu’à « la bombe seule est révolutionnaire ») ; - texte 6 : l'échec de l'attentat (acte II, de Tous regardent Kaliayev » à « et la révolution triomphera »)) ;- texte 7 : Dora et Kaliayev (acte III, de "L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut." à "Ah ! pitié pour les justes !") ; - texte 8 : le dénouement (acte V, de « Avait-il l’air heureux ? » jusqu’à « Rideau »).

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Lecture analytique n° 5 : l'exposition

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L’appartement des terroristes. Le matin. Le rideau se lève dans le silence. Dora et Annenkov sont sur la scène,immobiles. On entend le timbre de l’entrée, une fois. Annenkov fait un geste pour arrêter Dora qui semble vouloir parler.Le timbre retentit deux fois, coup sur coup. Annenkov : C’est lui.

Il sort. Dora attend, toujours immobile. Annenkov revient avec Stepan qu’il tient par les épaules.

Annenkov : C’est lui ! Voilà Stepan.

Dora, elle va vers Stepan et lui prend la main : Quel bonheur, Stepan !

Stepan : Bonjour, Dora.

Dora, elle le regarde : Trois ans, déjà.

Stepan : Oui, trois ans. Le jour où ils m’ont arrêté, j’allais vous rejoindre.

Dora : Nous t’attendions. Le temps passait et mon cœur se serrait de plus en plus. Nous n’osions plus nous regarder.

Annenkov : Il a fallu changer d’appartement, une fois de plus.

Stepan : Je sais.

Dora : Et là-bas, Stepan ?

Stepan : Là-bas ?

Dora : Le bagne ?

Stepan : On s’en évade.

Annenkov : Oui. Nous étions contents quand nous avons appris que tu avais pu gagner la Suisse. Stepan : La Suisse est un autre bagne, Boria.

Annenkov : Que dis-tu ? Ils sont libres, au moins.

Stepan : La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. J’étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves.

Silence.

Annenkov : Je suis heureux, Stepan, que le parti t’ait envoyé ici.

Stepan : Il le fallait. J’étouffais. Agir, agir enfn... Il regarde Annenkov. Nous le tuerons, n’est-ce pas ? Annenkov : J’en suis sûr.

Stepan : Nous tuerons ce bourreau. Tu es le chef, Boria, et je t’obéirai.

Annenkov : Je n’ai pas besoin de ta promesse, Stepan. Nous sommes tous frères.

Stepan : Il faut une discipline. J’ai compris cela au bagne. Le parti socialiste révolutionnaire a besoin d’une discipline. Disciplinés, nous tuerons le grand-duc et nous abattrons la tyrannie.

Dora, allant vers lui : Assieds-toi, Stepan. Tu dois être fatigué, après ce long voyage.

Stepan : Je ne suis jamais fatigué.

Silence. Dora va s’asseoir

Stepan : Tout est-il prêt, Boria ?

Annenkov, changeant de ton : Depuis un mois, deux des nôtres étudient les déplacements du grand- duc. Dora a réuni le matériel nécessaire.

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Stepan : La proclamation est-elle rédigée ?

Annenkov : Oui. Toute la Russie saura que le grand-duc Serge a été exécuté à la bombe par le groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire pour hâter la libération du peuple russe. La cour impériale apprendra aussi que nous sommes décidés à exercer la terreur jusqu’à ce que la terresoit rendue au peuple. Oui, Stepan, tout est prêt ! Le moment approche.

Stepan : Que dois-je faire ?

Annenkov : Pour commencer, tu aideras Dora. Schweitzer que tu remplaces, travaillait avec elle. Stepan : Il a été tué ?

Annenkov : Oui.

Stepan : Comment ?

Dora : Un accident.

Stepan regarde Dora. Dora détourne les yeux.

Stepan : Ensuite ?

Annenkov : Ensuite, nous verrons. Tu dois être prêt à nous remplacer, le cas échéant, et maintenir la liaison avec le Comité central.

Stepan : Qui sont nos camarades ?

Annenkov : Tu as rencontré Voinov en Suisse. J’ai confance en lui, malgré sa jeunesse. Tu ne connais pas Yanek.

Stepan : Yanek ?

Annenkov : Kaliayev. Nous l’appelons aussi le Poète.

Stepan : Ce n’est pas un nom pour un terroriste.

Annekov, riant : Yanek pense le contraire. Il dit que la poésie est révolutionnaire.

Stepan : La bombe seule est révolutionnaire.

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Lecture analytique n° 6 : l'échec de l'attentat

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Tous regardent Kaliayev qui lève les yeux vers Stepan. Kaliayev, égaré : Je ne pouvais pas prévoir... Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé desenfants ? Ce regard grave qu'ils ont parfois... Je n'ai jamais pu soutenir ce regard... Une secondeauparavant, pourtant dans l'ombre, au coin de la petite place, j'étais heureux. Quand les lanternesde la calèche ont commencé à briller au loin, mon coeur s'est mis à battre de joie, je te le jure. Ilbattait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruiten moi. J'avais envie de bondir. Je crois que je riais. Et je disais « oui, oui »... Tu comprends ? Ilquitte Stepan du regard et reprend son attitude affaissée.

J'ai couru vers elle. C'est à ce moment que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaienttout droits et, regardaient dans le vide. Comme ils avaient l'air triste ! Perdus dans leurs habits deparade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque coté de la portière ! Je n'ai pas vu LaGrande Duchesse. Je n'ai vu qu'eux. S'ils m'avaient regardé, je crois que j'aurais lancé la bombe.Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux.

Il lève les yeux vers les autres. Silence. Plus bas encore.

Alors je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient.Une seconde après, il était trop tard. (Silence. Il regarde à terre.) Dora, ai-je rêvé, il m'a semblé que lescloches sonnaient à ce moment là ?

Dora : Non, Yanek, tu n'as pas rêvé.

Elle pose la main sur son bras. Kaliayev relève la tête et les voit tous tournés vers lui. Il se lève.

Kaliayev : Regardez-moi, frères, regarde-moi Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je neles attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poidsterrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh non ! Je n'ai pas pu. Il tourne sonregard de l'un à l'autre.

Autrefois, quand je conduisais la voiture, chez nous en Ukraine, j'allais comme le vent, jen'avais peur de rien. De rien au monde, sinon de renverser un enfant. J'imaginais le choc, cette têtefrêle frappant la route, à la volée...

Il se tait.

Aidez-moi...

Silence.

Je voulais me tuer. Je suis revenu parce que je pensais que je vous devais des comptes, quevous étiez mes seuls juges, que vous me diriez si j’avais tort ou raison, que vous ne pouviez pas voustromper. Mais vous ne dites rien. Dora se rapproche de lui, à le toucher. Il les regarde, et, d’une voix morne :

Voilà ce que je vous propose. Si vous décidez qu’il faut tuer ces enfants, j’attendrai la sortiedu théâtre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon but.Décidez seulement, j’obéirai à l’Organisation.

Stepan : L’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc.

Kaliayev : C’est vrai. Mais elle ne m’avait pas demandé d’assassiner des enfants.

Annekov : Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu.

Stepan : Il devait obéir.

Annekov : Je suis le responsable. Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce

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qu’il y avait à faire. Il faut seulement décider si nous laissons échapper défnitivement cette occasionou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre. Alexis ?

Voinov : Je ne sais pas. Je crois que j’aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi . (Plusbas) Mes mains tremblent.

Annenkov : Dora ?

Dora, avec violence : J’aurais reculé, comme Yanek. Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même jene pourrais faire ?

Stepan : Est-ce que vous vous rendez compte de ce que signife cette décision ? Deux mois deflatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais. Egor arrêté pour rien.Rikov pendu pour rien. Et il faudrait recommencer ? Encore de longues semaines de veilles et deruses, de tension incessante, avant de retrouver l’occasion propice ? Etes-vous fous ?

Annenkov : Dans deux jours, le grand-duc retournera au théâtre, tu le sais bien.

Stepan : Deux jours où nous risquons d’être pris, tu l’as dit toi-même.

Kaliayev : Je pars.

Dora : Attends. (A Stepan) Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur unenfant ?

Stepan : Je le pourrais si l’Organisation le commandait.

Dora : Pourquoi fermes-tu les yeux ?

Stepan : Moi ? J’ai fermé les yeux ?

Dora : Oui.

Stepan : Alors, c’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause.

Dora : Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son infuence si elletolérait, un seul moment, que des enfants soient broyés sous nos bombes.

Stepan : Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier lesenfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

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Lecture analytique n° 7 : Dora et Kaliayev

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Dora : L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut.

Kaliayev : Oh, Dora, comment dis-tu cela, toi dont je connais le cœur...

Dora : Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice n'ont pas

droit à l'amour. Ils sont dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fxes. Que viendrait faire

l'amour dans ces cœurs fers ? L'amour courbe doucement les têtes, Yanek. Nous, nous avons la

nuque raide.

Kaliayev : Mais nous aimons notre peuple.

Dora : Nous l'aimons, c'est vrai. Nous l'aimons d'un vaste amour sans appui, d'un amour

malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le

peuple, lui, nous aime-t-il ? Sait-il que nous l'aimons ? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence...

Kaliayev : Mais c'est cela l'amour, tout donner, tout sacrifer sans espoir de retour.

Dora : Peut-être. C'est l'amour absolu, la joie pure et solitaire, c'est celui qui me brûle en effet. À

certaines heures, pourtant, je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut cesser d'être un

monologue, et s'il n'y a pas une réponse, quelquefois. J'imagine cela, vois-tu : le soleil brille, les têtes

se courbent doucement, le coeur quitte sa ferté, les bras s'ouvrent. Ah ! Yanek, si l'on pouvait

oublier, ne fût-ce qu'une heure, l'atroce misère de ce monde et se laisser aller enfn. Une seule petite

heure d'égoïsme, peux-tu penser à cela ?

Kaliayev : Oui, Dora, cela s'appelle la tendresse.

Dora : Tu devines tout, mon chéri, cela s'appelle la tendresse. Mais la connais-tu vraiment ? Est-ce

que tu aimes la justice avec la tendresse ?

Kaliayev se tait.

Est-ce que tu aimes notre peuple avec cet abandon et cette douceur, ou, au contraire, avec la

famme de la vengeance et de la révolte ? (Kaliayev se tait toujours.) Tu vois. (Elle va vers lui, et d'un ton

très faible.) Et moi, m'aimes-tu avec tendresse ?

Kaliayev la regarde.

Kaliayev, après un silence : Personne ne t'aimera jamais comme je t'aime.

Dora : Je sais. Mais ne vaut-il pas mieux aimer comme tout le monde ?

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Kaliayev : Je ne suis pas n'importe qui. Je t'aime comme je suis.

Dora : Tu m'aimes plus que la justice, plus que l'Organisation ?

Kaliayev : Je ne vous sépare pas, toi, l'Organisation et la justice.

Dora : Oui, mais réponds-moi, je t'en supplie, réponds-moi. M'aimes-tu dans la solitude, avec

tendresse, avec égoïsme ? M'aimerais-tu si j'étais injuste ?

Kaliayev : Si tu étais injuste, et que je puisse t'aimer, ce n'est pas toi que j'aimerais.

Dora : Tu ne réponds pas. Dis-moi seulement, m'aimerais-tu si je n'étais pas dans l'Organisation ?

Kaliayev : Où serais-tu donc ?

Dora : Je me souviens du temps où j'étudiais. Je riais. J'étais belle alors. Je passais des heures à me

promener et à rêver. M'aimerais-tu légère et insouciante ?

Kaliayev, il hésite et très bas : Je meurs d'envie de te dire oui.

Dora, dans un cri : Alors, dis oui, mon chéri, si tu le penses et si cela est vrai. Oui, en face de la

justice, devant la misère et le peuple enchaîné. Oui, oui, je t'en supplie, malgré l'agonie des enfants,

malgré ceux qu'on pend et ceux qu'on fouette à mort...

Kaliayev : Tais-toi, Dora.

Dora : Non, il faut bien une fois au moins laisser parler son cœur. J'attends que tu m'appelles, moi,

Dora, que tu m'appelles par-dessus ce monde empoisonné d'injustice...

Kaliayev, brutalement : Tais-toi. Mon cœur ne me parle que de toi. Mais tout à l'heure, je ne devrai

pas trembler.

Dora, égarée : Tout à l'heure ? Oui, j'oubliais... (Elle rit comme si elle pleurait.) Non, c'est très bien, mon

chéri. Ne sois pas fâché, je n'étais pas raisonnable. C'est la fatigue. Moi non plus, je n'aurais pas pu

le dire. Je t'aime du même amour un peu fxe, dans la justice et les prisons. L'été, Yanek, tu te

souviens ? Mais non, c'est l'éternel hiver. Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des

justes. Il y a une chaleur qui n'est pas pour nous. (Se détournant.) Ah ! pitié pour les justes !

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Lecture analytique n° 8 : le dénouement

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On frappe. Entrent Voinov et Stepan. Tous restent immobiles. Dora chancelle mais se reprend dans un effort visible.

Stepan, à voix basse : Yanek n’a pas trahi.

Annenkov : Orlov a pu le voir ?

Stepan : Oui.

Dora, s’avancant fermement : Assieds-toi. Raconte.

Stepan : À quoi bon ?

Dora : Raconte tout. J’ai le droit de savoir. J’exige que tu racontes. Dans le détail.

Stepan : Je ne saurai pas. Et puis, maintenant, il faut partir.

Dora : Non, tu parleras. Quand l’a-t-on prévenu ?

Stepan : À dix heures du soir.

Dora : Quand l’a-t-on pendu ?

Stepan : À deux heures du matin.

Dora : Et pendant quatre heures il a attendu ?

Stepan : Oui, sans un mot. Et puis tout s’est précipité. Maintenant, c’est fni.

Dora : Quatre heures sans parler ? Attends un peu. Comment était-il habillé ? Avait-il sa pelisse ? Stepan : Non. Il était tout en noir, sans pardessus. Et il avait un feutre noir.

Dora : Quel temps faisait-il ?

Stepan : La nuit noire. La neige était sale. Et puis la pluie l’a changée en une boue gluante.

Dora : Il tremblait ?

Stepan : Non.

Dora : Orlov a-t-il rencontré son regard ?

Stepan : Non.

Dora : Que regardait-il ?

Stepan : Tout le monde, dit Orlov, sans rien voir.

Dora : Après, après ?

Stepan : Laisse, Dora.

Dora : Non, je veux savoir. Sa mort au moins est à moi.

Stepan : On lui a lu le jugement.

Dora : Que faisait-il pendant ce temps-là ?

Stepan : Rien. Une fois seulement, il a secoué sa jambe pour enlever un peu de boue qui tachait sa chaussure.

Dora, la tête dans les mains : un peu de boue !

Annenkov, brusquement : Comment sais-tu cela ? Stepan se tait.

Annenkov : Tu as tout demandé à Orlov ? Pourquoi ?

Stepan, détournant les yeux : Il y avait quelque chose entre Yanek et moi.

Annenkov : Quoi donc ?

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Stepan : Je l’enviais.

Dora : Après, Stepan, après ?

Stepan : Le père Florenski est venu lui présenter le crucifx. Il a refusé de l’embrasser. Et il a déclaré : « Je vous ai déjà dit que j’en avais fni avec la vie et que je suis en règle avec la mort. »

Dora : Comment était sa voix ?

Stepan : La même exactement. Moins la fèvre et l’impatience que vous lui connaissez.

Dora : Avait-il l’air heureux ?

Annenkov : Tu es folle ?

Dora : Oui, oui, j’en suis sûre, il avait l’air heureux. Car ce serait trop injuste qu’ayant refusé d’êtreheureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifce, il n’ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort. Il était heureux et il a marché calmement à la potence, n’est-ce pas ?

Stepan : Il a marché. On chantait sur le feuve en contrebas, avec un accordéon. Des chiens ont aboyé à ce moment.

Dora : C’est alors qu’il est monté...

Stepan : Il est monté. Il s’est enfoncé dans la nuit. On a vu vaguement le linceul dont le bourreau l’a recouvert tout entier.

Dora : Et puis, et puis...

Stepan : Des bruits sourds.

Dora : Des bruits sourds. Yanek ! Et ensuite... Stepan se tait.

Dora, avec violence : Ensuite, te dis-je. (Stepan se tait.) Parle, Alexis. Ensuite ?

Voinov : Un bruit terrible.

Dora : Aah. (Elle se jette contre le mur.) Stepan détourne la tête. Annenkov, sans une expression, pleure. Dora se retourne, elle les regarde, adossée au mur.

Dora, d’une voix changée, égarée : Ne pleurez pas. Non, non, ne pleurez pas ! Vous voyez bien que c’estle jour de la justifcation. Quelque chose s’élève à cette heure qui est notre témoignage à nous autresrévoltés : Yanek n’est plus un meurtrier. Un bruit terrible ! Il a suff d’un bruit terrible et le voilà retourné à la joie de l’enfance. Vous souvenez-vous de son rire ? Il riait sans raison parfois. Comme il était jeune ! Il doit rire maintenant. Il doit rire, la face contre la terre ! Elle va vers Annenkov.

Dora : Boria, tu es mon frère ? Tu as dit que tu m’aiderais ?

Annenkov : Oui.

Dora : Alors, fais cela pour moi. Donne-moi la bombe. Annenkov la regarde.

Dora : Oui, la prochaine fois. Je veux la lancer. Je veux être la première à la lancer.

Annenkov : Tu sais bien que nous ne voulons pas de femme au premier rang.

Dora, dans un cri : Suis-je une femme, maintenant ? Ils la regardent. Silence.

Voinov, doucement : Accepte, Boria.

Stepan : Oui, accepte.

Annenkov : C’était ton tour, Stepan.

Stepan, regardant Dora : Accepte. Elle me ressemble, maintenant.

Dora : Tu me la donneras, n’est-ce pas ? Je la lancerai. Et plus tard, dans une nuit froide...

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Annenkov : Oui, Dora.

Dora, elle pleure : Yanek ! Une nuit froide, et la même corde ! Tout sera plus facile maintenant.RIDEAU.

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Théâtre et représentationDocuments complémentaires

• La préface des Justes, par Albert Camus• Groupement de textes : l'affrontement au théâtre : Marivaux, L'Ile des

esclaves (1725), scène 1 et scène 2 (extrait) ; Jean-Paul Sartre, Les Mains sales(1947), 6ème tableau, scène 2 (extrait) ; Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco,1990, tableau II.

• Groupement de textes : la note d'intention de Guy-Pierre Couleau ;entretien avec Frédéric Leidgens

• Lecture cursive au choix : Les Mains sales (1949) de Jean-Paul Sartre ;Antigone (1944) de Jean Anouilh ; Lorenzaccio (1834) d'Alfred de Musset

– lecture d'images :

• les visuels et affches du Théâtre des Treize Vents, de la Comédie de Clermont,de l’Athénée et de La Colline

• Document audiovisuel : la mise en scène de Guy-Pierre Couleau, au Théâtre Louis Jouvet de l’Athénée en 2007.

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Les Justes (1949) d'Albert Camus : préface de l'auteur

«En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au partisocialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-ducSerge, oncle du tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l'ont précédé etsuivi font le sujet des Justes. Si extraordinaires que puissent paraître, en effet, certainesdes situations de cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut pas dire, onle verra d'ailleurs, que Les Justes soient une pièce historique. Mais tous les personnagesont réellement existé et se sont conduits comme je le dis. J'ai seulement tâché à rendrevraisemblable ce qui était déjà vrai.

La haine qui pesait sur ces âmes exceptionnelles comme une intolérablesouffrance est devenue un système confortable. Raison de plus pour évoquer cesgrandes ombres, leur juste révolte, leur fraternité diffcile, les efforts démesurésqu'elles frent pour se mettre en accord avec le meurtre – et pour dire ainsi où estnotre fdélité.»

Albert Camus.

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Groupement de textes : l'affrontement au théâtre

Texte A - Marivaux, L'Ile des esclaves (1725), scène 1 et scène 2 (extrait).Texte B - Jean-Paul Sartre, Les Mains sales (1947), 6ème tableau, scène 2 (extrait).Texte C - Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, 1990, tableau II

I. Après avoir lu les trois textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) : Après avoir défni l'enjeu de l'affrontement dans chacune de ces scènes, vous direz laquelle vous paraît la plus intense. Vous justiferez votre choix. II. Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des trois sujets suivants (16 points) :*Commentaire : vous commenterez l'extrait de la pièce de Koltès, Roberto Zucco (texte C – pages 5et 6) *Dissertation En vous appuyant sur le corpus, vos lectures et éventuellement votre expérience de spectateur, vous vous demanderez en quoi le genre théâtral se prête particulièrement bien à la représentation des confits, des débats, des affrontements qui peuvent exister dans les rapports humains. *Invention Un metteur en scène s'adresse à l'ensemble de son équipe de création (comédiens, scénographe, costumiers, techniciens, éclairagistes...) pour défnir ses choix d'interprétation de « L'îleaux esclaves » (Texte A de Marivaux). Il donne ses consignes pour faire de l'extrait, lors du spectacle, une grande scène d'affrontement. Vous rédigerez ses interventions dans lesquelles il s'adresse successivement aux différents membres de son équipe dans l'ordre que vous jugerez le plus judicieux. Un discours du metteur en scène est attendu, et non un dialogue. TEXTES DU CORPUS : Texte A - Marivaux (1688-1763), L'Île des esclaves (1725).[La scène se passe sur une île; Iphicrate, citoyen d'Athènes, vient d'y être jeté par la tempête en compagnie de son esclaveArlequin. Ils sont apparemment les seuls survivants du naufrage. Dans cette pièce utopiste, l'action se déroule à l'époque de la Grèce antique.Scène 1IPHICRATE. Eh ! ne perdons point de temps, suis-moi, ne négligeons rien pour nous tirer d'ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'Ile des Esclaves.ARLEQUIN. Oh, oh ! Qu'est-ce que c'est que cette race-là ?IPHICRATE. Ce sont des esclaves dela Grècerévoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.ARLEQUIN. Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure, je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.IPHICRATE. Cela est vrai.ARLEQUIN. Eh ! encore vit-on.IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie ; Arlequin, cela ne te

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sufft-il pas pour me plaindre ?ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.IPHICRATE. Suis-moi donc. ARLEQUIN siffe. Hu, hu, hu.IPHICRATE. Comment donc, que veux-tu dire ?ARLEQUIN, distrait, chante. Tala ta lara.IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l'esprit, à quoi penses-tu ?ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate la drôle d'aventure ; je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.IPHICRATE, à part les premiers mots. Le coquin abuse de ma situation, j'ai mal fait de lui dire où noussommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos, marchons de ce côté.ARLEQUIN. J'ai les jambes si engourdies.IPHICRATE. Avançons, je t'en prie.ARLEQUIN. Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil1 et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.ARLEQUIN, en badinant. Badin2 ! comme vous tournez cela !Il chante. L'embarquement est divin. Quand on vogue, vogue, vogue, L'embarquement est divin. Quand on vogue avec Catin3.IPHICRATE, retenant sa colère. Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.ARLEQUIN. Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire àcoups de gourdin qui ne valent pas ceux-là, et le gourdin est dans la chaloupe.IPHICRATE. Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?ARLEQUIN. Oui, mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ; s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge4.IPHICRATE, un peu ému. Mais j'ai besoin d'eux, moi.ARLEQUIN, indifféremment. Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires ; que je ne vous dérange pas!IPHICRATE. Esclave insolent !ARLEQUIN, riant. Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes, mauvais jargon que je n'entends5 plus.IPHICRATE. Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne : les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort : eh bien, Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là, tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable, tu sauras mieux ce qu'il est permis defaire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami, je vais trouver mes camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable, tu ne mérites pas de vivre.ARLEQUIN. Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.Scène 2TRIVELIN avec cinq ou six insulaires arrive conduisant une Dame et la Suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main.TRIVELIN. Arrêtez, que voulez-vous faire ?IPHICRATE. Punir l'insolence de mon esclave.TRIVELIN. Votre esclave ? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.1. civil : courtois, poli.

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2. badiner, badin : plaisanter, plaisantin.3 Catin : diminutif de Catherine.4. je m'en goberge : je m'en moque.5. entends : comprends. Texte B - Jean-Paul Sartre, Les Mains sales (1947), scène 2 (extrait).[Hugo, jeune communiste idéaliste, est devenu secrétaire de Hoederer dirigeant du parti considéré par certains comme trop modéré. Hugo a pour mission de le tuer - ce qu'il fera - et Hoederer l'a parfaitement compris.]HOEDERER – De toute façon, tu ne pourrais pas faire un tueur. C'est une affaire de vocation.HUGO – N'importe qui peut tuer si le Parti le commande.HOEDERER – Si le Parti te commandait de danser sur une corde raide, tu crois que tu pourrais y arriver ? On est tueur de naissance. Toi, tu réféchis trop : tu ne pourrais pas.HUGO – Je pourrais si je l'avais décidé.HOEDERER – Tu pourrais me descendre froidement d'une balle entre les deux yeux parce que je ne suis pas de ton avis sur la politique ?HUGO – Oui, si je l'avais décidé ou si le Parti me l'avait commandé.HOEDERER – Tu m'étonnes. (Hugo va pour plonger la main dans sa poche mais Hoederer la lui saisit et l'élève légèrement au-dessus de la table.) Suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la gâchette...HUGO – Lâchez ma main.HOEDERER sans le lâcher. – Suppose que je sois devant toi, exactement comme je suis et que tu me vises...HUGO – Lâchez-moi et travaillons.HOEDERER – Tu me regardes et au moment de tirer, voilà que tu penses : « Si c'était lui qui avait raison ? » Tu te rends compte ?HUGO – Je n'y penserais pas. Je ne penserais à rien d'autre qu'à tuer.HOEDERER – Tu y penserais : un intellectuel, il faut que ça pense. Avant même de presser sur la gâchette tu aurais déjà vu toutes les conséquences possibles de ton acte : tout le travail d'une vie en ruine, une politique fanquée par terre, personne pour me remplacer, le Parti condamné peut-être à ne jamais prendre le pouvoir...HUGO – Je vous dis que je n'y penserais pas !HOEDERER – Tu ne pourrais pas t'en empêcher. Et ça vaudrait mieux parce que, tel que tu es fait, si tu n'y pensais pas avant, tu n'aurais pas trop de toute ta vie pour y penser après. (Un temps). Quelle rage avez-vous tous de jouer aux tueurs ? Ce sont des types sans imagination : ça leur est égalde donner la mort parce qu'ils n'ont aucune idée de ce que c'est que la vie. Je préfère les gens qui ont peur de la mort des autres : c'est la preuve qu'ils savent vivre.HUGO – Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c'est que la vie et je n'ai pas besoin de lesavoir. Je suis de trop, je n'ai pas ma place et je gêne tout le monde ; personne ne m'aime, personne ne me fait confance.HOEDERER – Moi, je te fais confance. HUGO – Vous ?HOEDERER – Bien sûr. Tu es un môme qui a de la peine à passer à l'âge d'homme mais tu feras un homme très acceptable si quelqu'un te facilite le passage. Si j'échappe à leurs pétards et à leurs bombes, je te garderai près de moi et je t'aiderai. Texte C : Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, 1990.Roberto Zucco est un jeune homme de 24 ans qui vient de s'évader de prison où il purgeait sa peine pour le meurtre de son père. Dès le début de la pièce, il est présenté par ses gardiens comme « une bête furieuse, une bête sauvage ». Un bras de fer s'engage avec sa mère qu'il retrouve chez elle. II. MEURTRE DE LA MÈRE.La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée.LA MÈRE. - Roberto, j'ai la main sur le téléphone, je décroche et j'appelle la police...

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ZUCCO. - Ouvre-moi.LA MÈRE - Jamais.ZUCCO. - Si je donne un coup dans la porte, elle tombe, tu le sais bien, ne fais pas l'idiote.LA MÈRE. - Eh bien, fais-le donc, malade, cinglé, fais-le et tu réveilleras les voisins. Tu étais plus à l'abri en prison, car s'ils te voient ils te lyncheront : on n'admet pas ici que quelqu'un tue son père. Même les chiens, dans ce quartier, te regarderont de travers: Zucco cogne contre la porte.LA MÈRE. - Comment t'es-tu échappé? Quelle espèce de prison est-ce là ?ZUCCO. - On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison. Jamais. Ouvre donc; tu ferais perdre patience à une limace. Ouvre, ou je démolis la baraque.LA MÈRE. - Qu'es-tu venu faire ici? D'où te vient ce besoin de revenir? Moi, je ne veux plus te voir, je ne veux plus te voir. Tu n'es plus mon fls, c'est fni. Tu ne comptes pas davantage, pour moi, qu'une mouche à merde. Zucco défonce la porte.LA MÈRE. Roberto, n'approche pas de moi.ZUCCO. - Je suis venu chercher mon treillis.LA MÈRE. - Ton quoi ?ZUCCO – Mon treillis : ma chemise kaki et mon pantalon de combat.LA MÈRE. - Cette saloperie d'habit militaire. Qu'est-ce que tu as besoin de cette saloperie d'habit militaire ? Tu es fou, Roberto. On aurait dû comprendre cela quand tu étais au berceau et te foutreà la poubelle.ZUCCO. - Bouge-toi, dépêche-toi, ramène-le moi de suite.LA MÈRE. - Je te donne de l'argent. C'est de l'argent que tu veux. Tu t'achèteras tous les habits que tu veux.ZUCCO - Je ne veux pas d'argent. C'est mon treillis que je veux.LA MÈRE - Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins.ZUCCO - Je veux mon treillis.LA MÈRE. - Ne crie pas, Roberto, ne crie pas, tu me fais peur; ne crie pas, tu vas réveiller les voisins. Je ne peux pas te le donner, c'est impossible : il est sale, il est dégueulasse, tu ne peux pas le porter comme cela. Laisse-moi le temps de le laver, de le faire sécher, de le repasser.ZUCCO. - Je le laverai moi-même. J'irai à la laverie automatique.LA MÈRE. - Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue.ZUCCO . - C'est l'endroit du monde que je préfère. C'est calme, c'est tranquille, et il y a des femmes.LA MÈRE. - Je m'en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m'approche pas, Roberto. Je porte encore le deuil de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ?ZUCCO - N'aies pas peur de moi, maman. J'ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi ? Pourquoi est-ce que tu ne me donnerais pas mon treillis ? J'en ai besoin, maman, j'en ai besoin.LA MÈRE. - Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j'oublie que tu as tué tonpère, que tu l'as jeté par la fenêtre, comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es gentil avec moi. Je ne veux pas oublier que tu as tué ton père, et ta douceur me ferait tout oublier, Roberto.ZUCCO. - Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat; même sales, même froissés, donne-les moi. Et puis je partirai, je te le jure.LA MÈRE. - Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t'ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si jen'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu'à ce qu'on te pose dans ton berceau ; si je n'avais pas posé, depuis le berceau, mon regard sur toi sans te lâcher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se faire et queje te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fls que j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains, ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser le cou de ta mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué.

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Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare pas, Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié.ZUCCO. - Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.LA MÈRE. – Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Et maintenant va-t'en, tu me l'as juré.ZUCCO. – Oui, je l'ai juré.Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre; elle gémit.Il la lâche et elle tombe, étranglée. Zucco se déshabille, enfle son treillis et sort.

*« Roberto Zucco » de Bernard-Marie Koltès [1948-1989] – Les Editions de Minuit – 1990 - Cette pièce, achevée à l'automne 1988, a été créée à Berlin en avril 1990 -

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Groupement de textes : mises en scène

Texte 1 : Les Justes : note d'intention de Guy-Pierre Couleau.

Les Justes Note d’intention

« Les noces sanglantes de la répression et du terrorisme » Albert Camus Cf Chroniques Algériennes

« La générosité en lutte avec le désespoir »

« Kaliayev et les autres, croient à l’équivalence des vies. C’est la preuve qu’ils ne mettent aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu’ils tuent pour l’idée. Exactement, ils vivent à la hauteur del’idée. Ils la justifent, pour fnir, en l’incarnant jusqu’à la mort. D’autres hommes viendront, après ceux-là, qui, animés de la même foi dévorante, jugeront cependant ces méthodes sentimentales et refuseront l’opinion que n’importe quelle vie est équivalente à n’importe quelle autre ».

Albert Camus

Les meurtriers délicats

L’écriture d’Albert Camus dans Les Justes est stylée, limpide, profonde. Elle est immédiatement théâtrale et impose, au détour de chaque ligne, sa nécessité au lecteur. Nous y entendons la voix de Camus pour ce que nous lui connaissons de sincérité, d’engagement et de clairvoyance. Et si cette voix semble d’une étrange présence à nos oreilles, c’est parce qu’elle est nourrie de prophéties sur son époque et sur la nôtre : que l’on se remémore ses prises de position sur le confit algérien et ses conséquences, la bombe atomique ou le stalinisme et ses crimes, et nous repensons au présent la pertinence d’un homme qui se voulait artiste avant tout.

L’art est le moyen de la révolte selon Camus.

Mettre en scène «Les Justes» revient à se positionner sur notre époque.

Le projet de Camus pour le théâtre de son époque, pourrait aussi être celui de notre temps. Les absences, les manques et les rêves des hommes de théâtre se ressemblent génération après génération : «(je veux) montrer que le théâtre d’aujourd’hui n’est pas celui de l’alcôve ni du placard. Qu’il n’est pas non plus un tréteau de patronage, moralisant ou politique. Qu’il n’est pas une école de haine mais de réunion. Notre époque a sa grandeur qui peut être celle de notre théâtre. Mais à la condition que nous mettions sur scène de grandes actions où tous puissent se retrouver, que la générosité y soit en lutte avec le désespoir, que s’y affrontent, comme dans toute vraie tragédie, des forces égales en raison et en malheur, que batte enfn sur nos scènes le vrai cœur de l’époque, espérant et déchiré. »

Ces paroles ont presque cinquante ans. Albert Camus voulait faire du théâtre pour y être heureux. 5

« Les Justes » est une pièce d’amour, une histoire d’amour entre un auteur et ses personnages, entre un homme de théâtre et son auditoire. Elle est une pièce d’acteurs où «le corps est roi». Mais elle est une pièce où règne le combat entre l’amour de la vie et le désir de mort.

Kaliayev, Dora, Stepan, Voinov, Annenkov, sont des terroristes. Pourtant Camus écrit aussi des « résistants » à une oppression, une tyrannie, des hommes et des femmes dont il se sent proche, comme un de leurs frères dans la lutte et la révolte. Ils sont asservis et se battent pour une cause. Ils veulent le bonheur du genre humain, en ont le désir et sont sincèrement habités de leur conception du monde, d’une vision plus juste du monde. Pour atteindre leur but, - et c’est le paradoxe - ils ne reculent pas devant le meurtre. Camus ne les sauve ni de leur noirceur ni de leur violence. Ces

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hommes et ces femmes sont déjà morts. Ils sont seuls et morts à l’amour. Animés, dans le même temps, par la haine de l’oppression et par l’amour de la liberté, nourris du besoin de construire une société idéale pour le futur de leurs semblables, ils tuent aveuglément en regardant l’avenir et s’enferment à jamais dans ces «noces sanglantes de la répression et du terrorisme» Devant ce qu’ils nomment la tyrannie, leur seule arme est la terreur, par tous les moyens. Ils tuent pour que d’autres vivent et ils se tuent pour que naissent des temps meilleurs qu’ils ne verront jamais, en justifant leursmeurtres par leur propre mort inéluctable. Là est leur désespérance : dans cette image du combat éternellement humain, qui oppose idéal et réel. Là est leur impossible : dans l’irréparable déchirure entre le geste de tuer au nom de lajustice et l’idée de sauver la vie pour la Liberté.

« Les Justes » font écho à notre temps, aux défagrations de nos villes et de nos quotidiens. Ils ne disent pas le terrorisme d’aujourd’hui, mais ils l’évoquent et je ne peux m’empêcher, en lisant la pièce de Camus, de penser à ces mains qui, quelque part, aujourd’hui, donnent la mort, à ces ceintures d’explosifs soigneusement fabriquées dans l’espoir idéalisé d’une vie meilleure. Je pense à ces détonateurs qui fauchent l’innocence aveuglément, à ces regards d’enfants méprisés, ignorés, tués. Je pense à cette vie fragile, belle, indispensable, anéantie. Construire est plus diffcile que détruire. Respecter la vie est plus grand que semer la mort. Le théâtre est le lieu de la vie.

« Les Justes » font, au présent, un détour par hier pour nous faire entrevoir demain. Guy Pierre Couleau

(novembre 06)

Texte 2 : entretien avec Frédéric Leidgens.

Marielle Vannier – Quand avez-vous rencontré Stanislas Nordey ?

Frédéric Leidgens – Le début de ma collabora- tion et de mon amitié avec Stanislas date de2001. C’est incroyable parce que nous répétions une pièce de Didier-Georges Gabily intituléeViolences. Nous étions ici, dans ce théâtre, à La Colline. Et le 11septembre, il s’est produit cet attentatinouï dont je me rappellerai toute ma vie. Peut-être aussi parce qu’on travaillait particulièrement surce texte de Gabily... Et puis, maintenant, neuf ans après, nous sommes plongés dans Les Justes. Il y acomme une boucle.

M.V.–Quel est le rôle qui vous a été confé ?

F.L. – Je joue le rôle du chef des terroristes Boris Annenkov. Ce qui fait la diffculté et la beauté du rôle, et c’est un paradoxe, c’est que le personnage du chef n’intéresse pas du tout Camus. Ce qui l’intéresse, c’est l’ensemble de la cellule terroriste, et les liens qui unissent quatre hommes et une femme. Camus s’est pour cela inspiré de modèles historiques réels. Le person- nage d’Annenkov a été créé à partir de la vie de Boris Savinkov, qui a beaucoup fasciné Camus parce qu’il a été à la foisun terroriste et un grand écrivain25. Il a écrit trois récits largement auto- biographiques qui mêlent deux ferments de notre vie : l’engagement politique et l’amour, avec des phrases très simples et absolument magnifques.

M.V. – Comment se déroule le travail prépa- ratoire à la mise en scène ? Stanislas a un travail très patient avec le texte, les phrases et les mots. Il s’attache à la façon dont ces phrases sont agencées et construites par l’auteur. Nous avançons donc pas à pas et avant de trouver la forme théâtrale, Stanislas veut savoir de quoi sont faits ces mots. Il ne calque jamais une forme ou un univers qui seraient les siens par rapport à une écriture. Il préfère faire l’inverse, ausculter l’écriture pour trouver la forme qui serait la plus adaptée à ces mots. Mais à la fn, il va bien sûr trouver une forme puisqu’il s’agit de théâtre, c’est-à-dire de corps, de bouches, d’yeux et de larynx qui donneront vie à ces mots.

M.V. – Et cela se manifeste par un travail à la table ?

F. L. – Oui, ce sont des séances où nous sommes tous autour de la table. Nous progressons d’acte

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en acte, car il n’y a pas vraiment de scènes. C’est très intéressant de regarder ces grandes tables, avec au milieu des gratte-ciel de livres. Nous les regardons, nous en proposons d’autres. Nous aussi les acteurs, nous sommes invités à tenter de donner une réponse personnelle aux questions que Camus s’est posées, des années durant, sur la révolte.

M.V. – Est-ce qu’en parallèle vous êtes amenés à jouer des extraits ?

F. L. – C’est d’abord un cycle de lecture où toute la pièce est lue de bout en bout, pas forcément de façon chronologique. Il nous propose parfois de quitter la table et puis, par exemple, de travailler dans l’espace avec la partition sur un pupitre. Certains acteurs connaissent déjà toute leur partition, d’autres non. Mais très vite quand même, par le fait d’exercer la mémoire, vous entrez dans tous les mécanismes de la pensée. On ne peut pas apprendre un texte sans en connaître tous les rouages : authéâtre, il faut connaître toutes les phrases, savoir comment elles sont composées. S’agit-il de phrasescourtes ? ou longues ? Il est très intéressant de constater, par exemple, qu’il y a beaucoup de silences. Pourquoi est-ce que, tout à coup, cet échange, ce forum, s’interrompt-il ? On en vient à la parole vive du plateau.

M.V. – Est-ce que le metteur en scène vous guide ou est-ce que vous avez le champ libre sur l’interprétation ?

F.L. – Le champ est complètement libre par rapport à ce que l’on appellerait une interpré- tation. J’ai rarement rencontré un metteur en scène qui ait, autant que Stanislas Nordey, cette oreille, cette acuité à détecter la justesse dans la façon dont l’acteur déploie les mots par sa bouche. L’acteur est libre de les énoncer comme il le veut. Stanislas perçoit très vite le rapport intime, personnel de l’acteur avec les mots.

M.V. – Est-ce qu’il y a parfois des exercices en parallèle que vous effectuez pour trouver un chemin, ou est-ce que c’est un travail qui se fait essentiellement sur le texte ?

F.L. – Je vais parler de moi parce que j’ai un peu essuyé les plâtres. Stanislas m’a demandé d’expérimenter quelque chose pour moi, bien évidemment, mais aussi pour lui et pour les autres. Il fallait proposer un parcours de toutes les phrases que je devais prononcer du début à la fn du texte sans l’intervention des autres. Et c’était passionnant à faire. Il fallait garder le fl de la narration et la maîtrise des épisodes. Je ne voulais pas faire quelque chose de trop réaliste. Il m’avait dit à propos de ce rôle : « Ton personnage porte non seulement le groupe mais il porte aussi tous les morts pour lesquels il s’engage. C’est une sorte de Titan, de Dieu Atlas. » Et ce parcours, j’ai voulu le travailler en portant à bout de bras un plateau et cinq verres de cristal. C’était primordial pour moi de me mettre dans une sorte d’épreuve physique. Le travail d’acteur, c’est largement un travail à faire avecson propre corps. Je commençais debout face aux autres comédiens, ensuite je montais sur la table autour de laquelle ils étaient tous réunis, puis je me couchais en tenant cet équilibre avec ce plateau,et puis au cinquième acte, quand la mort de Kaliayev est imminente, je changeais complètement de registre. Jusque-là tout était dans cet espèce d’équilibre, de chuchotis. Mais à ce moment-là, tout ce qui avait été dit sotto voce devait enfn sortir. Il y avait un cri. C’était très diffcile de maintenir le plateau, les verres se sont cassés...

M.V. – Sur cette mise en scène, vous travaillez avec des comédiens que vous avez déjà rencontrés. Est- ce que cela crée un esprit particulier entre vous ?

F. L. – Bien sûr. Deux des plus beaux mots de la pièce sont les mots « frère » et « fraternité ». Il y a effectivement des comédiens, des frères, que je connais depuis longtemps dans le cadre d’autres spectacles. Les liens avec eux sont presque sui generis, ils n’ont plus besoin d’être exprimés. Cela facilite beaucoup le travail. Mais à l’inverse, le fait qu’il y ait des nouveaux venus comme WajdiMouawad ou EmmanuelleBéart fait aussi que cette « consanguinité » est renouvelée. Je suis émerveillé par ces deux acteurs qui sont très à l’écoute et très curieux. Cette fascination est présente chez Camus, lorsqu’il parle des « frères humains ». Au fond, je pense que ce qu’il y a de plus beau au théâtre, c’est d’essayer de travailler avec la même équipe, le même metteur en scène. C’est ainsi que les artistes de la scène progressent.

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M.V. – Quel est le personnage qui vous touche le plus dans cette pièce ?

F.L. – Je crois que c’est Dora. Parce qu’il y a quelque chose de fascinant dans la pièce : certes, il y a toutes ces questions de violence, de terrorisme, d’innocence, de mort, mais il y a aussi la question de l’un de nos moteurs de vie, qui est l’amour. Qu’est-ce que c’est que l’amour ? Est-ce qu’il est possible d’être terroriste et d’aimer ? Est-ce qu’il est possible d’être utopiste, et, au nom de l’utopie, de se retrancher de la vie ? Est-ce qu’il est possible de renoncer à toute une part de sa propre vie et en même temps de vivre l’amour ?

M. V. – Est-ce que le moment où vous commencez à jouer dans le décor vous semble essentiel ?

F.L. – Non. Stanislas est, bien entendu, quelqu’un qui peut penser à un décor, mais c’est plutôt un espace qui l’intéresse. Je peux le dire par expérience, parce que parfois, la veille ou l’avant-veille, nous ne connaissons pas l’espace dans lequel nous allons articuler nos parti- tions. Je sais que pour ce spectacle, il a pensé à quelque chose de précis, mais il n’en a pas parlé. Je pense que c’est sa volonté, car je dirais que ce n’est pas une question essentielle chez lui. C’est ce qui est remarquable. Au fond, dans l’idéal, pour lui, il faudrait, que rien ne vienne jamais voiler l’authenticité, l’acuité de la pensée et la nature de l’écriture : ni décor, ni costumes ni même évolution des acteurs sur scène. Tout ce qui viendrait – même si c’est beau – mettre un voile entre l’oreille et les yeux, voiler cette perception immédiate et très simple, eh bien ça ne l’intéresse pas, il n’en a pas besoin. Il y a une mise à nu de la parole, c’est une parole sans fltre, sans intermédiaire. C’est quelque chose qui sort de la bouche et du corps de l’acteur et qui va directement percuter l’oreille du spectateur, sa conscience, sa personne, sa sensibilité.

M.V. – Et c’est ce qui vous touche dans ce travail ?

F.L. – Oui, c’est quelque chose qui est diffcile. Dans les écoles de théâtre, on vous fera déve- lopperun éventail – mais pourquoi pas aussi – de sentiments, d’états, de sensations, de ressentis, mais on vous fait rarement ausculter une écriture. Et c’est quand même ça le ferment, la base de notre art. Ce n’est pas la littérature, c’est la littérature et les mots qui repassent par le corps et nos pensées, notre esprit. Mais à la base, c’est la nature d’une écriture qui importe et encore une fois, je pense que c’est l’une des grandes qualités de Stanislas d’en tenir compte.

Propos recueillis par Marielle Vannier, le 26 janvier 2010, à La Colline, théâtre national.

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Histoire des arts : les visuels et affches du Théâtre des Treize Vents, dela Comédie de Clermont, de l’Athénée et de La Colline

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Ecriture poétique et quête de sens

Lectures analytiques

Groupement de textes : Des Cahiers de Douai (1870) aux Illuminations(1873)

Textes : - texte 9 : « Roman » (Les Cahiers de Douai, 1870) ; - texte 10 : « Le dormeur du val » (Les Cahiers de Douai, 1870) ;- texte 11 : « Les Poètes de sept ans » (Poésies, 1870-1871), les quarante-troispremiers vers ; - texte 12 : « Aube » (Illuminations, 1873)

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Lecture analytique n° 9 : "Roman"ROMAN

I

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.- Un beau soir, foin15 des bocks et de la limonade,Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !- On va sous les tilleuls verts de la promenade16.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;Le vent chargé de bruits - la ville n'est pas loin -A des parfums de vigne et des parfums de bière....

II

- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffonD'azur sombre, encadré d'une petite branche,Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fondAvec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.La sève est du champagne et vous monte à la tête...On divague ; on se sent aux lèvres un baiserQui palpite là, comme une petite bête....

III

Le coeur fou Robinsonne à travers les romans,Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,Passe une demoiselle aux petits airs charmants,Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,Tout en faisant trotter ses petites bottines,Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif....- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines17...

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.- Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire...!

- Ce soir-là,... - vous rentrez aux cafés éclatants,Vous demandez des bocks ou de la limonade..- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ansEt qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

Arthur RIMBAUD (1854-1891), Les Cahiers de Douai, 29 septembre 70

15 Foin de : exprime le mépris, l'aversion. 16 La promenade : endroit piétonnier qui entoure généralement les villes et bordé d'arbres.17 Cavatines : pièce vocale pour soliste dans un opéra.

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Lecture analytique n° 10 : "Le Dormeur du val"

LE DORMEUR DU VAL

C’est un trou de verdure où chante une rivièreAccrochant follement aux herbes des haillons18

D’argent ; où le soleil, de la montagne fère, Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nueEt la nuque baignant dans le frais cresson bleu,Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue19,Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade,il fait un somme :Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Arthur RIMBAUD (1854-1891), Poésies, octobre 1870

18 Haillons : vieux vêtements, morceaux de tissu servant de vêtement.19 La nue : en poésie, un nuage.

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Lecture analytique n° 11 : "Les Poètes de sept ans"

LES POETES DE SEPT ANS

À M. P. Demeny

Et la Mère, fermant le livre du devoir, S'en allait satisfaite et très fère, sans voir, Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences L'âme de son enfant livrée aux répugnances.

Tout le jour il suait d'obéissance ; très Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits, Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies. Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies, En passant il tirait la langue, les deux poings À l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points. Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampeOn le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe, Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été Surtout, vaincu, stupide, il était entêté À se renfermer dans la fraîcheur des latrines : Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.

Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet Derrière la maison, en hiver, s'illunait, Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marneEt pour des visions écrasant son œil darne,Il écoutait grouiller les galeux espaliers.Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiersQui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boueSous des habits puant la foire et tout vieillots,Conversaient avec la douceur des idiots !Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment!

À sept ans, il faisait des romans, sur la vieDu grand désert, où luit la Liberté ravie,Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidaitDe journaux illustrés où, rouge, il regardaitDes Espagnoles rire et des Italiennes.Quand venait, l'œil brun, folle, en robes d'indiennes,À Huit ans, - la flle des ouvriers d'à côté,La petite brutale, et qu'elle avait sauté,Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,Car elle ne portait jamais de pantalons ;- Et, par elle meurtri des poings et des talons,Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.

Il craignait les blafards dimanches de décembre,Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourgOù les crieurs, en trois roulements de tambour,Font autour des édits rire et gronder les foules.- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houlesLumineuses, parfums sains, pubescences d'or,Font leur remuement calme et prennent leur essor!

Et comme il savourait surtout les sombres choses,Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,Il lisait son roman sans cesse médité,Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,De feurs de chair aux bois sidérals déployées,Vertige, écroulements, déroutes et pitié !- Tandis que se faisait la rumeur du quartier,En bas, - seul, et couché sur des pièces de toileÉcrue, et pressentant violemment la voile !

Arthur RIMBAUD (1854-1891), « Les Poètes de sept ans » , Poésies, 26 mai 1871

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Lecture analytique n° 12 : "Aube"

AUBE20

J'ai embrassé l'aube d'été.Rien ne bougeait encore au front des palais21. L'eau était morte. Les camps d'ombre ne

quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreriesregardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une feur quime dit son nom.

Je ris au wasserfall22 blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnusla déesse.

Alors je levai un à un les voiles23. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'aidénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme unmendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d'un bois de lauriers24, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'aisenti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Arthur RIMBAUD (1854-1891), « Aube », Illuminations, 1873

20 Aube : du latin alba, blanche. Première lueur du jour qui apparaît à l'horizon. Très tôt.21 Au front des palais : le fronton des palais. Rimbaud n'a-t-il pas fait un jeu de mots avec le "palais", la bouche, pour

indiquer avec cette immobilité au lever du jour que personne ne prenait son repas ?22 Wasserfall : mot allemand qui signifie chute d'eau, cascade.

23 Voile : étoffe qui sert à couvrir, à protéger, à cacher.24 Laurier : arbuste de la région Méditerranée dont les feuilles sont utilisées en condiment. Le laurier était l'emblème

de la victoire.

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Ecriture poétique et quête de sens

Documents complémentaires• Groupement de textes 1 : deux conceptions de la poésie : Nicolas Boileau, Art

poétique, chant I (1674), Victor Hugo, Les Contemplations, Livre premier, VII (1856) «Réponse àun acte d'accusation »

• Groupement de textes 2 : le poème en prose, d'Aloysius Bertrand à Ponge : « Lefou », Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit (1842) ; « Un hémisphère dans une chevelure »,Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris (1869) ; « Les ponts » et « Barbare », Arthur Rimbaud,Illuminations (1873) ; « Le pain », Francis Ponge, Le parti pris des choses (1842).

• Groupement de textes 3 : les lettres dites « du Voyant » : A Georges Izambard »(mai 1871) et A Paul Demeny (mai 1871).

• Lecture cursive : Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai (1871), Illuminations (1873).

– lecture d'images :

• Un tableau symboliste : Paul Gauguin, La Vision du sermon (1888).• Extraits du flm Eclipse totale, Rimbaud-Verlaine, d'Agnieszka Holland

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Deux conceptions de la poésie

Texte A - Nicolas Boileau, Art poétique, chant I (1674)

Surtout qu'en vos écrits la langue révérée Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. En vain vous me frappez d'un son mélodieux, Si le terme est impropre, ou le tour vicieux ; Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme, Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme25. Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse, Et ne vous piquez point d'une folle vitesse ; Un style si rapide, et qui court en rimant, Marque moins trop d'esprit, que peu de jugement. J'aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène Dans un pré plein de feurs lentement se promène, Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux, Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent, Des traits d'esprit semés de temps en temps pétillent. Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le début, la fn répondent au milieu ; Que d'un art délicat les pièces assorties N'y forment qu'un seul tout de diverses parties : Que jamais du sujet le discours s'écartant N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant. Craignez-vous pour vos vers la censure publique ? Soyez-vous à vous-même un sévère critique.

Texte B - Victor Hugo, Les Contemplations, Livre premier, VII (1856) « Réponse à un acte d'accusation »

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ; Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes, Les Méropes26, ayant le décorum pour loi, Et montant à Versaille27 aux carrosses du roi ; Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires28, Habitant les patois ; quelques-uns aux galères Dans l'argot ; dévoués à tous les genres bas, Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas, Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ; Populace du style au fond de l'ombre éparse ;

25 Barbarisme, solécisme : incorrections.26 Personnages de tragédies.27 L'absence de la lettre "s" est volontaire.28 Inquiétants.

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Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas29 leur chef Dans le bagne Lexique avait marqués d'une F ; N'exprimant que la vie abjecte et familière, Vils, dégradés, fétris, bourgeois, bons pour Molière. Racine regardait ces marauds de travers ; Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers, Il le gardait, trop grand pour dire : Qu'il s'en aille ; Et Voltaire criait : Corneille s'encanaille ! Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi. Alors, brigand, je vins ; je m'écriai : Pourquoi Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? Et sur l'Académie, aïeule et douairière30, Cachant sous ses jupons les tropes19 effarés, Et sur les bataillons d'alexandrins carrés, Je fs souffer un vent révolutionnaire. Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! Je fs une tempête au fond de l'encrier, Et je mêlai, parmi les ombres débordées, Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ; Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur Ne puisse se poser, tout humide d'azur ! Discours affreux ! – Syllepse, hypallage, litote31, Frémirent ; je montai sur la borne Aristote32, Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs. Tous les envahisseurs et tous les ravageurs, Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces33, N'étaient que des toutous auprès de mes audaces; Je bondis hors du cercle et brisai le compas. Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?

29 Vaugelas : auteur des Remarques sur la langue française (1647). Il y codifie la langue selon l'usage de l'élite.30 L'Académie Française, garante des règles ; "Douairière" : vieille femme.31 Figures de style.32 Aristote, philosophe grec, avait codifié les genres et les styles.33 Peuples considérés ici comme barbares.

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Le poème de prose, d'Aloysius Bertrand à Francis Ponge

Texte A : « Le fou », Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit (1842). Le fou

La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d’ébène qui argentait d’une pluie de versluisants les collines, les prés et les bois.

Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur mon toit, au cri de la girouette, ducatset forins qui sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue.

Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité déserte, un oeil à la lune et l’autre –crevé !

« Foin de la lune ! grommela-t-il, ramassant les jetons du diable, j’achèterai le pilori pour m’ychauffer au soleil ! »

Mais c’était toujours la lune, la lune qui se couchait. - Et Scarbo monnoyait sourdement dansma cave ducats et forins à coups de balancier.

Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu’avait égaré la nuit, cherchait sa route surmes vitraux lumineux.

Texte B : « Un hémisphère dans une chevelure », Charles Baudelaire, Le Spleen deParis (1869).

Un hémisphère dans une chevelure

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage,comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoirodorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tescheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent degrandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu etplus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques,d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architecturesfnes et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur undivan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les potsde feurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ;dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infni de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de tachevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

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Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveuxélastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Texte C : « Les ponts », Arthur Rimbaud, Illuminations (1873).

Les ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autresdescendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces fgures se renouvelant dans les autrescircuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes,s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autressoutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent et flent, descordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et desinstruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restantsd'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. - Un rayon blanc, tombantdu haut du ciel, anéantit cette comédie.

Texte D : « Barbare », Arthur Rimbaud, Illuminations (1873). Barbare

Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des feurs arctiques ; (elles n’existent

pas.)Remis des vieilles fanfares d’héroïsme - qui nous attaquent encore le cœur et la tête - loin des

anciens assassins -Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des feurs arctiques ; (elles

n ’ e x i s t e n t p a s . )Douceurs !Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! - les feux à la pluie du vent de

diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous.- O monde ! -(Loin des vieilles retraites et des vieilles fammes, qu’on entend, qu’on sent,)Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux,

fottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! - et la voix féminine arrivée au fond desvolcans et des grottes arctiques.

Le pavillon…

Texte E : « Le Pain », Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942.

Le pain

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramiquequ'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillèredes Andes.

Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire,où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lorssi nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, — sans unregard pour la mollesse ignoble sous-jacente.

Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges :feuilles ou feurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois.

Lorsque le pain rassit ces feurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des

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autres, et la masse en devient friable…

Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que deconsommation.

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Les lettres dites « du Voyant »

Lettre de Rimbaud à Georges Izambard – 13 mai 1871Charleville, 13 mai 1871.

Cher Monsieur !Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps

enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. − Moi aussi, je suis le principe : je me faiscyniquement entretenir ; je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête,de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en flles. − Statmater dolorosa, dum pendet flius. − Je me dois à la Société, c'est juste, − et j'ai raison. − Vous aussi, vousavez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votreobstination à regagner le râtelier universitaire, − pardon ! − le prouve ! Mais vous fnirez toujourscomme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant voulu rien faire. Sans compter que votre poésiesubjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j'espère, − bien d'autres espèrent la mêmechose, − je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne leferiez ! − Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent versla bataille de Paris − où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris !Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève.

Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille àme rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agitd'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il fautêtre fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux dedire : Je pense : on devrait dire : On me pense. − Pardon du jeu de mots.

JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, quiergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !

Vous n'êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vousdiriez ? Est-ce de la poésie ? C'est de la fantaisie, toujours. − Mais, je vous en supplie, ne soulignezni du crayon, ni − trop − de la pensée :

LE COEUR SUPPLICIÉMon triste coeur bave à la poupe...

Mon coeur est plein de caporal !Ils y lancent des jets de soupe,

Mon triste coeur bave à la poupe...Sous les quolibets de la troupe

Qui lance un rire général,Mon triste coeur bave à la poupe,Mon coeur est plein de caporal !Ithyphalliques et pioupiesques,Leurs insultes l'ont dépravé ;

À la vesprée, ils font des fresques

Ithyphalliques et pioupiesques,Ô fots abracadabrantesques,

Prenez mon coeur, qu'il soit sauvé !Ithyphalliques et pioupiesquesLeurs insultes l'ont dépravé !

Quand ils auront tari leurs chiques,Comment agir, ô coeur volé ?

Ce seront des refrains bachiquesQuand ils auront tari leurs chiquesJ'aurai des sursauts stomachiques :

Si mon coeur triste est ravalé !Quand ils auront tari leurs chiques

Comment agir, ô coeur volé ?

Ça ne veut pas rien dire. − RÉPONDEZ-MOI : chez M. Deverrière, pour A. R. Bonjour decoeur,

Art. Rimbaud.

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Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871

Charleville, 15 mai 1871.[...] - Voici de la prose sur l'avenir de la poésie -

Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. - De la Grèce aumouvement romantique, - moyen-âge, - il y a des lettrés, des versifcateurs. D'Ennius à Théroldus,de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloired'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. -On eût souffé sur ses rimes,brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu auteurd'Origines. - Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans.

[...] Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immenseet raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; ilcherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffabletorture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grandmalade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant - Car il arrive à [...] Doncle poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter sesinventions ; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est informe, il donne del'informe. Trouver une langue ; - Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universelviendra ! Il faut être académicien, - plus mort qu'un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, dequelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet,qui pourraient vite ruer dans la folie !-

Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la penséeaccrochant la pensée et tirant. Le poète défnirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dansl'âme universelle : il donnerait plus - (que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche auProgrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur deprogrès !

[...] Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.Au revoir,

A. Rimbaud.

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Paul Gauguin (1848-1903), La Vision du sermon (1888)

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La question de l'hommedans les genres de l'argumentation

Lectures analytiques

Oeuvre intégrale : Les Fables (1668) de Jean de La FontaineTextes : - texte 13 : « Le Loup et le chien », Livre I, 5 ;- texte 14 : « Le Loup et l'agneau », Livre I, 10 ;- texte 15 : « Le chêne et le roseau », Livre I, 22 ; - texte 16 : « La jeune veuve », Livre VI, 21.

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Lecture analytique n° 13 : "Le Loup et le Chien"

Un Loup n'avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde.

Ce Loup rencontre un Dogue34 aussi puissant que beau, Gras, poli35, qui s'était fourvoyé36 par mégarde.

L'attaquer, le mettre en quartiers, Sire Loup l'eût fait volontiers ;

Mais il fallait livrer bataille, Et le Mâtin était de taille A se défendre hardiment.

Le Loup donc l'aborde humblement, Entre en propos37, et lui fait compliment

Sur son embonpoint38, qu'il admire. "Il ne tiendra qu'à vous beau sire,

D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien. Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables, Cancres39, haires40, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée41 :

Tout à la pointe de l'épée42. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. "

Le Loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens

Portants43 bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :

Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons44 :

Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse. "

Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé. "Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.

- Mais encor ? - Le collier dont45 je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause.

- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?

- Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. " Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.

34 « Gros chien, mâtin qui sert à garder les maisons ou à combattre les taureaux » (Dictionnaire de Furetière, 1690) ; puissant : corpulent.

35 Au poil luisant : signe de bonne santé.36 Egaré. Littéralement : sorti de sa voie.37 Entre en conversation.38 Bon état de santé (en bon point) ; mine florissante.39 Littéralement crabe ou écrevisse (lat. cancer), d’où : être ridicule ; le mot ne désigne pas encore un mauvais élève.40 Hère ou haire : à peu près synonyme de pauvre diable.41 De lippe, mot familier pour lèvre, d’où : bon repas qui ne coûte rien.42 Comme un soldat d’aventure, qui doit conquérir la fortune avec sa seule épée.43 Au XVIIème siècle, les participes présents s’accordent avec le nom, comme les adjectifs.44 Des restes.45 Avec lequel.

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Lecture analytique n° 14 : "Le Loup et l'agneau"

Le Loup et l'Agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure :Nous l'allons montrer tout à l'heure46.

Un Agneau se désaltéraitDans le courant d'une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,Et que la faim en ces lieux attirait.

- Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?Dit cet animal plein de rage :Tu seras châtié de ta témérité.

- Sire, répond l'Agneau, que votre MajestéNe se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu'elle considèreQue je me vas47 désaltérant

Dans le courant,Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,Je ne puis troubler sa boisson.

- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,Et je sais que de moi tu médis l'an passé.

- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.

- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :

Car vous ne m'épargnez guère,Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge.Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l'emporte, et puis le mange,Sans autre forme de procès.

46 Tout à l'heure : à l'instant.47 Je me vas : je vais, je suis en train de (me désaltérer).

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Lecture analytique n° 15 : "Le Chêne et le Roseau"

Le Chêne et le Roseau

Le Chêne un jour dit au Roseau :"Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ;

Un Roitelet48 pour vous est un pesant fardeau.Le moindre vent, qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau,Vous oblige à baisser la tête :

Cependant que mon front, au Caucase pareil,Non content d'arrêter les rayons du soleil,

Brave l'effort de la tempête.Tout vous est Aquilon49, tout me semble Zéphyr50.

Encor si vous naissiez à l'abri du feuillageDont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir :Je vous défendrais de l'orage ;

Mais vous naissez le plus souventSur les humides bords des Royaumes du vent51.La nature envers vous me semble bien injuste.- Votre compassion, lui répondit l'Arbuste52,Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici

Contre leurs coups épouvantablesRésisté sans courber le dos ;

Mais attendons la fn. "Comme il disait ces mots,Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfantsQue le Nord eût portés jusque-là dans ses fancs.

L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.Le vent redouble ses efforts,Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au Ciel était voisineEt dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.

48 Roitelet : oiseau insectivore d'Asie et d'Europe. C'est l'un des oiseaux les plus petits de France.49 Aquilon : terme uniquement poétique pour désigner le vent du Nord réputé froid et violent.50 Zéphir : à l’inverse, vent léger, doux et agréable. 51 Sur les humides bords des Royaumes du vent : les marécages. 52 Arbuste : bien sûr, le roseau n’est pas un arbuste mais une graminée. Peu importe, le sens poétique est clair.

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Lecture analytique n° 16 : "La Jeune veuve"

La perte d'un époux ne va point sans soupirs.On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.

Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole ;Le Temps ramène les plaisirs.Entre la Veuve d'une annéeEt la veuve d'une journée

La différence est grande : on ne croirait jamaisQue ce fût la même personne.

L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits.Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;C'est toujours même note et pareil entretien :

On dit qu'on est inconsolable ;On le dit, mais il n'en est rien,

Comme on verra par cette Fable,Ou plutôt par la vérité.

L'Epoux d'une jeune beautéPartait pour l'autre monde. A ses côtés sa femmeLui criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler.

Le Mari fait seul le voyage.La Belle avait un père, homme prudent et sage :

Il laissa le torrent couler.A la fn, pour la consoler,

Ma flle, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.

Je ne dis pas que tout à l'heureUne condition meilleure

Change en des noces ces transports53 ;Mais, après certain temps, souffrez qu'on vous propose

Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre choseQue le défunt.- Ah ! dit-elle aussitôt,Un Cloître est l'époux qu'il me faut.Le père lui laissa digérer sa disgrâce.

Un mois de la sorte se passe.L'autre mois on l'emploie à changer tous les jours

Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure.Le deuil enfn sert de parure,En attendant d'autres atours.Toute la bande des Amours

Revient au colombier54 : les jeux, les ris55, la danse,Ont aussi leur tour à la fn.On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence56.Le Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;

Mais comme il ne parlait de rien à notre Belle :Où donc est le jeune mari

Que vous m'avez promis ? dit-elle.

53 Transports : manifestations de douleur, particulièrement bruyantes.54 Le colombier : édifice servant à loger et à élever des pigeons.55 Ris : rires.56 La fontaine de Jouvence : elle avait la propriété de rajeunir ceux qui s'y baignaient.

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La question de l'hommedans les genres de l'argumentation

Documents complémentaires• Groupement de textes : la fonction des fables : dédicace « A monseigneur le

Dauphin » (Livre I) ; préface des Fables (Livre I) ; « Le pouvoir des fables », Livre VIII, 4.

• Groupement de textes : les sources de La Fontaine : « Le Loup et le chien » d'Esopeet de Phèdre, « Le Loup et l'agneau d'Esope et de Phèdre, « De l'arbre et du roseau » d'Esope, « La femme qui pleurait son mari mourant et son père qui la consolait» d'Abstémius

• Groupement de textes : l'apologue : Anonyme, "Le Prud'homme qui sauva son compère", XIIIème siècle ; Jean de la Fontaine, Fables, I, 21, « Les frelons et les mouches à miel », 1668 ; Voltaire, Zadig (1747), chapitre 6.

– lectures d'images :

• Documents iconographiques : le classicisme : Pierre Patel, Vue du château de Versailles (1668) ; Nicolas Poussin, L'Enlèvement des Sabines (1637-1638) ; Claude Lorrain, Paysage avec Enée à Delos (1672).

• Document audiovisuel : la mise en scène des Fables : « Le Loup et l'agneau » et« Le chêne et le roseau », mise en scène de Robert Wilson, Comédie-Française (2004),réalisation de Don Kent.

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Groupement de textes : la fonction des fables

Texte A : dédicace « A monseigneur le Dauphin » (Livre I)Texte B : préface des Fables (Livre I)Texte C : : « Le pouvoir des fables », Livre VIII, 4.

Texte A : dédicace « A monseigneur le Dauphin » (Livre I)

Cette dédicace est adressée à Louis de France, dit plus tard le Grand Dauphin (Fontainebleau, 1661 -Meudon, 1711). Il est le fls du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse. Le jeune prince est âgé de sept ansl o r s q u e L a F o n t a i n e l u i d é d i e s o n r e c u e i l d e f a b l e s .

A Monseigneur le Dauphin

Je chante les Héros57 dont Esope58 est le Père,Troupe de qui l'Histoire, encor que mensongère,Contient des vérités qui servent de leçons.Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons :Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes.Je me sers d'Animaux pour instruire les Hommes.

Illustre rejeton d'un Prince aimé des cieux,Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,Et qui, faisant féchir les plus superbes Têtes,Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,Quelque autre te dira d'une plus forte voixLes faits de tes Aïeux 59 et les vertus des Rois.Je vais t'entretenir de moindres Aventures,Te tracer en ces vers de légères peintures.Et, si de t'agréer60 je n'emporte le prix,J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

Jean de La Fontaine, Fables, XXIII, Livre I.

Texte B : préface des Fables (Livre I), extrait.

[Les fables] ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances : lespropriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi,puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables.Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête : de cespièces si différentes il composa notre espèce ; il ft cet ouvrage qu'on appelle le Petit Monde. Ainsices fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représententconfrme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprendaux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ilsn'en connaissent pas encore les habitants ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes : on ne les doit laisserdans cette ignorance que le moins qu'on peut ; il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un

57 Pastiche du début de l’Enéide du poète latin Virgile (vers 70 avant J.-C. - vers 19 avant J.-C.) « Jechante les combats et le héros...». 58 Esope (VIIe - VIe siècle avant J.-C.) a beaucoup inspiré La Fontaine. Ce personnage demi légendaireaurait écrit un ensemble de fables dans lesquelles il met en scène des animaux. Chaque récit se terminepar une moralité. Au sens strict, on réserve le nom d’apologue à ce type de poème. 59 Les grandes actions, les hauts faits de tes aïeux.60 Et si de te plaire.

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renard, ainsi du reste, et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion.C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles.

[...]L'apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l'une le corps, l'autre l'âme. Le

corps est la fable ; l'âme, la moralité. Aristote n'admet dans la fable que les animaux ; il en exclut leshommes et les plantes. Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, niPhèdre, ni aucun des fabulistes ne l'a gardée, tout au contraire de la moralité, dont aucun ne sedispense. Que s'il m'est arrivé de le faire, ce n'a été que dans les endroits où elle n'a pu entrer avecgrâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît : c'est lagrande règle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n'ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort. Dutemps d'Ésope, la fable était contée simplement ; la moralité séparée et toujours ensuite. Phèdre estvenu, qui ne s'est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois lamoralité de la fn au commencement.

Texte C : « Le pouvoir des fables », Livre VIII, 4.

Le Pouvoir des Fables

La qualité d'Ambassadeur Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?

Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ? S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,

Seront-ils point traités par vous de téméraires ? Vous avez bien d'autres affaires

A démêler que les débats Du Lapin et de la Belette. Lisez-les, ne les lisez pas ;

Mais empêchez qu'on ne nous mette Toute l'Europe sur les bras.

Que de mille endroits de la terre Il nous vienne des ennemis,

J'y consens ; mais que l'Angleterre Veuille que nos deux Rois se lassent d'être amis,

J'ai peine à digérer la chose. N'est-il point encor temps que Louis se repose ?

Quel autre Hercule enfn ne se trouverait las De combattre cette Hydre ? et faut-il qu'elle oppose

Une nouvelle tête aux efforts de son bras ? Si votre esprit plein de souplesse,

Par éloquence, et par adresse, Peut adoucir les coeurs, et détourner ce coup,

Je vous sacriferai cent moutons ; c'est beaucoup Pour un habitant du Parnasse. Cependant faites-moi la grâce

De prendre en don ce peu d'encens. Prenez en gré mes voeux ardents,

Et le récit en vers qu'ici je vous dédie. Son sujet vous convient ; je n'en dirai pas plus :

Sur les Eloges que l'Envie Doit avouer qui vous sont dus,

Vous ne voulez pas qu'on appuie.

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Dans Athène autrefois peuple vain et léger, Un Orateur voyant sa patrie en danger,

Courut à la Tribune ; et d'un art tyrannique, Voulant forcer les coeurs dans une république,

Il parla fortement sur le commun salut. On ne l'écoutait pas : l'Orateur recourut

A ces fgures violentes Qui savent exciter les âmes les plus lentes.

Il ft parler les morts, tonna, dit ce qu'il put. Le vent emporta tout ; personne ne s'émut.

L'animal aux têtes frivoles Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter. Tous regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter

A des combats d'enfants, et point à ses paroles. Que ft le harangueur ? Il prit un autre tour. Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour

Avec l'Anguille et l'Hirondelle : Un feuve les arrête ; et l'Anguille en nageant,

Comme l'Hirondelle en volant, Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant

Cria tout d'une voix : Et Cérès, que ft-elle ? - Ce qu'elle ft ? un prompt courroux

L'anima d'abord contre vous. Quoi, de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !

Et du péril qui le menace Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !

Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? A ce reproche l'assemblée, Par l'Apologue réveillée,

Se donne entière à l'Orateur : Un trait de Fable en eut l'honneur.

Nous sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même, Au moment que je fais cette moralité,

Si Peau d'âne m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême,

Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant Il le faut amuser encor comme un enfant.

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L'apologue

Texte A : Anonyme, Le Prud'homme qui sauva son compère, XIIIe siècle.Texte B : Jean de la Fontaine, Fables, I, 21, « Les frelons et les mouches à miel », 1668. Texte C : Voltaire, Zadig, chapitre 6, 1747.

Texte A : Anonyme, Le Prud'homme1 qui sauva son compère, XIIIe siècle. Traduction en prose de G. Rouger.

Un jour un pêcheur s'en allait en mer pour tendre ses flets. Regardant devant lui il vit un homme près de se noyer. Il était vaillant et agile ; il bondit, saisit un grappin et le lance, mais par malchance il frappe l'autre en plein visage et lui plante un crochet dans l'œil. Il le tire dans son bateau, cesse de tendre ses flets, regagne la terre aussitôt, le fait porter dans sa maison, de son mieuxle sert et le soigne jusqu'à ce qu'il soit rétabli.

Plus tard, l'autre de s'aviser que perdre un œil est un grand dommage. « Ce vilain m'a éborgnéet ne m'a pas dédommagé. Je vais contre lui porter plainte : il en aura mal et ennui. » Il s'en va donc se plaindre au maire qui lui fxe un jour pour l'affaire.

Les deux parties, ce jour venu, comparaissent devant les juges. Celui qu'on avait éborgné parlale premier, c'était juste.« Seigneurs, dit-il, je porte plainte contre cet homme qui naguère me harponnant de son grappin m'a crevé l'œil : je suis lésé2. Je veux qu'on m'en fasse justice ; c'est là tout ce que je demande et n'ai rien à dire de plus. »

L'autre répond sans plus attendre :« Seigneurs, je lui ai crevé l'œil et je ne puis le contester ; mais je voudrais que vous sachiez commentla chose s'est passée : voyez si vous m'en donnez tort. Il était en danger de mort, allait se noyer dans la mer ; mais ne voulant pas qu'il périsse, vite, je lui portais secours. Je l'ai frappé de mon grappin, mais cela, c'était pour son bien : ainsi je lui sauvai la vie. Je ne sais que vous dire encore ; mais, pour Dieu, faites-moi justice. »

Les juges demeuraient perplexes, hésitant à trancher l'affaire, quand un bouffon3 qui était là leur dit : « Pourquoi hésitez-vous ? Celui qui parla le premier, qu'on le remette dans la mer, là où le grappin l'a frappé et s'il arrive à s'en tirer, l'autre devra l'indemniser. C'est une sentence équitable. »

Alors, tous à la fois s'écrient : « Bien dit ! La cause est entendue. » Et le jugement fut rendu. Quant au plaignant, ayant appris qu'il serait remis dans la mer pour grelotter dans l'eau glacée, il estima qu'il ne saurait l'accepter pour tout l'or du monde. Aussi retira-t-il sa plainte ; et même beaucoup le blâmèrent4.

Aussi, je vous le dis tout franc : rendre service à un perfde5, c'est là vraiment perdre son temps. Sauvez du gibet6 un larron7 qui vient de commettre un méfait, jamais il ne vous aimera et bien plus, il vous haïra. Jamais méchant ne saura gré à celui qui l'a obligé8 : il s'en moque, oublie aussitôt et serait même disposé à lui nuire et à le léser s'il avait un jour le dessus.

1. prud'homme : homme sage, avisé.2. lésé : qui a subi un tort.3. bouffon : homme moqueur, insolent.4. blâmer : désapprouver.

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5. perfde : trompeur et dangereux.6. gibet : instrument servant au supplice de la pendaison.7. larron : voleur, brigand8. obligé : qui lui a rendu service.

Texte B : Jean de la Fontaine, Fables, I, 21, « Les frelons et les mouches à miel », 1668.

A l'oeuvre on connaît l'artisan.

Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent : Des frelons les réclamèrent.

Des abeilles s'opposant1, Devant certaine guêpe on traduisit la cause2.

Il était malaisé de décider la chose : Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs, De couleur fort tannée3, et tels que les abeilles,

Avaient longtemps paru4. Mais quoi ! dans les frelons Ces enseignes5 étaient pareilles.

La guêpe, ne sachant que dire à ces raisons, Fit enquête nouvelle, et pour plus de lumière,

Entendit une fourmilière.Le point n'en put être éclairci

"De grâce, à quoi bon tout ceci ? Dit une abeille fort prudente,

Depuis tantôt six mois que la cause est pendante, Nous voici comme aux premiers jours.

Pendant cela le miel se gâte. Il est temps désormais que le juge se hâte :

N'a-t-il point assez léché l'ours6 ? Sans tant de contredits et d'interlocutoires,

Et de fatras et de grimoires, Travaillons, les frelons et nous :

On verra qui sait faire, avec un suc si doux, Des cellules si bien bâties. " Le refus des frelons ft voir

Que cet art passait leur savoir ; Et la guêpe adjugea le miel à leurs parties.

Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès : Que des turcs7 en cela l'on suivît la méthode !

Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code : Il ne faudrait point tant de frais ;

Au lieu qu'on nous mange8, on nous gruge9, On nous mine par des longueurs ;

On fait tant, à la fn, que l'huître est pour le juge, Les écailles pour les plaideurs.

1. S'opposant : (terme juridique) formant opposition. Toute la fable utilise des termes repris au vocabulaire de la justice. 2. On traduisit la cause : Un autre terme juridique signifant renvoyer devant la justice. 3. Tannée : Brun clair. Tanner signife ici de couleur brun clair. Le tan est la poudre obtenue en broyant l’écorce du chêne. 4. Paru : Eté

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aperçus. 5. Enseignes : Insignes. 6. Léché l'ours : Voir le « Tiers-Livre » de Rabelais », chapitre XLII, « Comment naissent les procès, et comment ils viennent à perfection ». On y voit le juge Bridoye développer longuement la métaphore de l’ourse léchant son petit qui vient de naître. 7. La méthode turque passait pour extrêmement expéditive. 8. Qu'on nous mange : Que l’on prenne notre argent. 9. On nous gruge : On nous vole, on nous escroque.

Texte C : Voltaire, Zadig, chapitre 6, 1747.

[A la cour du roi de Babylone, le jeune Zadig se fait apprécier pour ses qualités. Il se heurte aux méchants mais, après de nombreuses péripéties, il est nommé ministre du roi.]

Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent à ce choix, car depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre si jeune. Tous les courtisans furent fâchés ; l'envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfa prodigieusement [...]. Il [Zadig] se mit à exercer son ministère de son mieux.

Il ft sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne ft sentir à personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix du divan1, et chaque vizir2 pouvait avoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait une affaire, ce n'était pas lui qui jugeait, c'était la loi ; mais quand elle était trop sévère, il la tempérait3 ; et quand on manquait de lois, son équité4 en faisait qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre5.

C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe : qu'il vaut mieux hasarder6 de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois étaient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à obscurcir.

Dès les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en usage. Un fameux négociant de Babylone était mort aux Indes ; il avait fait ses héritiers ses deux fls par portions égales,après avoir marié leur sœur, et il laissait un présent de trente mille pièces d'or à celui de ses deux fls qui serait jugé l'aimer davantage. L'aîné lui bâtit un tombeau, le second augmenta d'une partie de son héritage la dot7 de sa sœur ; chacun disait : « C'est l'aîné qui aime le mieux son père, le cadet aime mieux sa sœur ; c'est à l'aîné qu'appartiennent les trente mille pièces. »

Zadig les ft venir tous deux l'un après l'autre. Il dit à l'aîné : « Votre père n'est point mort, il est guéri de sa dernière maladie, il revient à Babylone. - Dieu soit loué, répondit le jeune homme ; mais voilà un tombeau qui m'a coûté bien cher ! » Zadig dit ensuite la même chose au cadet. - « Dieu soit loué, répondit-il, je vais rendre à mon père tout ce que j'ai ; mais je voudrais qu'il laissât à ma sœur ce que je lui ai donné. - Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces : c'est vous qui aimez le mieux votre père. »

1. divan : conseil des ministres.2. vizir : ministre du sultan.3. tempérait : atténuait.4. équité : justice, impartialité.5. Zoroastre : personnage religieux dont l'infuence fut considérable. 6. hasarder de : prendre le risque de.7. dot : biens qu'une femme apporte en mariage.

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Groupement de textes : les sources de La Fontaine

● « Le Loup et le chien » d'Esope

Combien la liberté est douce, c'est ce que je vais dire en peu de mots. Un chien bien nourri se trouva par hasard sur le chemin d'un loup d'une maigreur extrême. Ils se saluent et s'arrêtent. - D'où te vient, dis-moi, ce poil brillant ? - Que manges-tu pour avoir un tel embonpoint ? Moi qui suis bien plus fort que toi, je meurs de faim.

Le chien, franchement, répond : - Cette condition t'appartient si tu peux rendre au maître les mêmes services que moi.- Lesquels ? dit l'autre. - Garder la porte, défendre, même la nuit, la maison contre les voleurs.- Eh bien, je suis prêt. Maintenant j'ai à supporter la neige, les pluies violentes ; dans les forêts je traîne une vie rude. Combien il me serait plus facile de vivre sous un toit et sans rien faire, de me rassasier largement.- Alors, viens avec moi.

Chemin faisant, le loup voit le cou du chien que la chaîne avait pelé. - D'où vient cela, ami ?- Ce n'est rien.- Mais encore, dis ! - Comme on me trouve un peu vif, on m'attache de jour, pour que je dorme le matin et que je veille,la nuit venue. Vers le soir on me délie et je puis errer où bon il me semble. Sans que je demande, onm'apporte du pain ; le maître me donne des os de sa table ; ses gens me jettent des morceaux et du ragoût quand personne n'en veut plus. Ainsi sans rien faire, je remplis mon ventre. - Bien, mais si tu veux t'en aller quelque part, le peux-tu ? - Pas tout à fait. - Alors, jouis de ce sort si vanté, Ô chien. Je ne voudrais pas d'un royaume, s'il doit m'en coûter la liberté.

● « Le Loup et l'agneau » de Phèdre

Au même ruisseau étaient venus le loup et l'agneau, pressés par la soif. Le loup se tenait en-dessus et l'agneau beaucoup plus bas. Alors, poussé par son insatiable voracité, le brigand prit un prétexte pour lui chercher querelle. - Pourquoi, dit-il, as-tu troublé l'eau pendant que je buvais ?

L'agneau, tremblant, lui répondit : - Comment pourrais-je, dis-moi, faire ce dont tu te plains, ô loup ? C'est de toi que descend vers meslèvres l'eau que je bois.

L'autre, vaincu par la force de la vérité :- Il y a six mois, dit-il, tu as médit de moi.

L'agneau reprit : - Moi ? Je n'étais pas né ! - Eh bien, c'est ton père, dit le loup, qui a médit de moi.

Et là-dessus, il le saisit, le déchire, lui infige une mort injuste.

Cette fable est écrite contre ceux qui, sous des prétextes inventés, accablent des innocents.

● « De l'Arbre et du Roseau.» d'Esope

Le roseau et l'olivier se querellaient au sujet de leur résistance, de leur force et de la tranquillitéde leur vie. Comme l'olivier invectivait le roseau, lui reprochant d'être faible et de céder

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facilement à tous les vents, celui-ci resta sans mot dire. Il n'attendit pas longtemps. Un ventviolent ayant souffé, le roseau qui était secoué et ployait sous la tempête, se tira d'affairefacilement. L'olivier, au contraire, qui s'était raidi contre le vent, fut brisé brutalement. Cettefable signife que ceux qui ne résistent pas aux circonstances et aux puissants sont dans unecondition meilleure que ceux qui entrent en lutte contre les forts.

● « La femme qui pleurait son mari mourant et son père qui la consolait» d'Abstémius61

Une femme encore jeune, dont le mari rendait l'âme était consolée par son père. Il lui disait :« Ne t'affige pas outre mesure, ma flle. En effet, je t'ai trouvé un autre mari beaucoup plus beauque celui-ci et qui adoucira facilement le regret du premier. »

La jeune femme, de son côté, incapable de supporter sa douleur, et comme si, dans son ardentamour, elle allait accompagner son mari, non seulement n'accepttait pas les propos de son père,mais blâmait cette allusion à un autre mari. Cependant, dès qu'elle vit son mari mort, elle demandasi le jeune homme était là, qu'il avait dit vouloir lui donner comme mari.

La fable montre combien l'amour d'un mari défunt s'éloigne d'ordinaire de l'esprit des femmes.

61 In Fables, Paris, Bordas, « Les petits classiques Bordas », 1964, vol. I, p. 253. Le texte latin se trouve dans Nevelet, Mythologica Aesopica Neveleti (1610).

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LE CLASSICISME DANS LES ARTS

Nicolas Poussin, L'Enlèvement des Sabines (1637-1638), huile sur toile, 159 x 206 cm, musée du Louvre.

Claude Lorrain, Paysage avec Enée à Delos (1672), huile sur toile, 100 X 134 cm, National Gallery,Londres.

Pierre Patel, Vue du château de Versailles (1668), huile sur toile, 115 x 161 cm, Château deVersailles.

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La mise en scène des Fables : mise en scène de Robert Wilson, Comédie-Française (2004), réalisation de Don Kent.

« Le Loup et l'agneau »

« Le chêne et le roseau »

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